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Bonzon J-P 9 La Roulotte du Bonheur

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A la mme librairie PAUL-JACQUES BONZON

1. LE CHATEAU DE POMPONPremier livre de lecture courante. Cours prparatoire.

2. POMPON A LA VILLELectures suivies. Cours prparatoire.

3. LE JARDIN DE PARADISLectures suivies. C.P., C.E. 1" anne.

4. POMPON LE PETIT ANE DES TROPIQUESLectures suivies. Cycle lmentaire.

5. LA MAISON AUX MILLE BONHEURSLectures suivies. Cycle lmentaire.

6. LE CIRQUE ZIGOTOLectures suivies. Cycle lmentaire.

7. LE CHALET DU BONHEURLectures suivies. C.E., C.M. 1" anne.

8. LE RELAIS DES CIGALESLectures suivies. Cycle moyen.

9. LA ROULOTTE DU BONHEURLectures suivies. C.M. 2e anne. 10. YANI Cours moyen.

11.AHMED ET MAGALICycle moyen.

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PAUL-JACQUES BONZONINSTITUTEUR LAURAT DU PRIX ENFANCE DU MONDE

La Roulotte du

BONHEURLIVRE DE LECTURES SUIVIES COURS MOYENILLUSTRATIONS DE DANIEL DUPUY205' MILLE

D E L A G R A V E

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PRFACEPaul-Jacques BONZON est surtout connu comme grand romancier de la jeunesse, d'ailleurs abondamment laur (Second Prix " Jeunesse " en 1953. Prix " Enfance du Monde " en 1955. Grand Prix du Salon de l'Enfance en 1958). Ses ouvrages suscitent chez nos enfants et chez bien des adultes un intrt croissant. Il sait, de longue exprience, que composer un livre de lectures suivies est une entreprise dlicate, que le got des jeunes est l'action rondement mene, aux pripties multiples voire violentes ou cruelles. Les livres d'vasion, de dlassement, de bibliothque, pour tout dire, laissent paratre ces caractres. Le livre de classe est tout autre chose. Il est destin l'lve et doit atteindre ce but tout simple mais combien essentiel : l'apprentissage de la lecture. C'est donc l'ducateur qui intervient ici. Or, Paul-Jacques Bonzon, crivain, est aussi un pdagogue authentique et averti, la tte d'une classe de cours moyen depuis bien des annes. Un manuel, il le sait bien, doit tre lu mot par mot, phrase par phrase. Or, un ouvrage nourri d'action, o l'intrt de l'intrigue est tel que l'enfant ne pense qu' dvorer les pages pour savoir ce qui va se passer , ne saurait tre un bon livre de lecture, lequel est fait pour apprendre lire et bien lire. LA ROULOTTE DU BONHEUR est donc un livre de lecture, non un livre de bibliothque. L'intrt d'une action rapide et soutenue fait place, ici, un intrt psychologique peut-tre moins sduisant, du moins de prime abord, mais qui engagera l'enfant rflchir et l'attachera en profondeur. Paul-Jacques Bonzon a cr des personnages : Bertrand, Nadou, Bernard dont on sait bien qu'ils sont authentiques, d'une ralit faite de grands vnements sans doute, mais aussi d'une infinit de petits dtails. Chaque chapitre forme un tout en soi et n'appelle pas ncessairement la lecture du suivant. C'est intentionnellement aussi qu'on a restreint la place faite aux questions, aux explications, en fin de chapitre. L'exprience n'a-t-elle pas prouv en effet que rien ne saurait remplacer les explications donnes par le matre lui-mme, lesquelles savent s'adapter non seulement au milieu local et rgional mais au niveau de la classe. Ce livre conviendra aux matres, nous pouvons l'affirmer car l'auteur vit leur exprience propre ; il plaira aux lves : l'auteur est connu et aim d'eux et il parle si bien leur langue ! Je pense enfin que Paul-Jacques Bonzon trouvera sa meilleure rcompense dans cette contribution raviver un got combien prcieux mais qui se perd : celui de la lecture bien entendue.

Paul VIGROUX, Inspecteur Gnral Honoraire.

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TABLE DES CHAPITRES1 - La consultation 2 - Une ville grise 3 - Jol 4 - Pnibles souvenirs 5 - La lettre 6 - Au revoir la mer. 7 - Le rendez-vous manqu 8 - Un portillon diabolique 9 - Le soleil du Midi 10 - Premires impressions 11 - Mauvais dbuts 12 - La composition. 13 - Rglement de comptes 14 - Nadou sait convaincre. 15 - Une prouesse de Bertrand 16 - La lettre 17 - Un beau mtier 18 - La dcision de Bertrand 19 - La lettre ne partira pas 20 - Projet de voyage 21 - Un dpart mouvement 22 - La grande bleue. 23 - Inquitude 24 - La lettre de Jol 25 - Retour 26 - Tristesse 27 - Changement de vie. 28 - La rentre . 29 - La salire de faence 30 - Jol s'inquite 31 - La lettre de Nadou 32 - Maladie 6 9 12 15 18 22 26 30 34 38 41 45 48 52 56 60 64 68 71 74 77 80 84 87 90 94 98 102 105 109 112 115

33 - La Hautire 34 - Finette 35 - A cause de Finette 36 - L'espoir renat 37 - Les violettes 38 - Augustine 39 - Un certain camion 40 - II est difficile de mentir 41 - La chane rompue 42 - Dpart clandestin 43 - Grce Finette 44 - De braves gens 45 - Les faences de Rouen 46 - Le carrefour Pompadour 47 - Deux ombres 48 - Une trange arrive 49 - Le rcit de Bertrand 50 - Mme Chanac avait devin 51 - Que deviendra Finette 52 - A la dcouverte de Paris 53 - La Tour Eiffel 54 - Autres dcouvertes 55 - Nouvelle brouille 56 - Du nouveau 57 - La caravane 58 - Tremblement de terre . 59 - Au bord du Doubs 60 - A quelque chose malheur est bon 61 - La route du soleil. 62 - La guerre a pass par l 63 - Avalanche de lettres Epilogue

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1 - LA CONSULTATIONUne servante, coiffe d'un savant bonnet de dentelle juch (i) sur des cheveux d'un roux, flamboyant (2), introduisit Bertrand et sa mre. Y a-t-il beaucoup de monde? demanda Mme Levasseur. Une personne seulement ; vous n'attendrez pas longtemps ! La servante les fit entrer dans un petit salon rustique, gay par un tableau haut en couleurs reprsentant une flottille de pche, l'ancre, dans un petit port normand. Bertrand s'assit sur une chaise, laissant sa mre le fauteuil dont les ressorts gmirent en s'affaissant. Des illustrs tranaient, ple-mle, sur un petit guridon. Trop impressionn, Bertrand n'osa y jeter un coup d'il. Presque aussitt, d'ailleurs, on entendit, travers la cloison, des bruits de pas, de voix et de portes. Un homme en blouse blanche apparut, invitant du geste les deux clients passer dans le cabinet voisin. Intimide, Mme Levasseur ne retrouvait plus les phrases prpares en entrant. Le docteur la regarda, interrogateur. Elle bredouilla :

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C'est pour mon garon... mon fils. Bien... et de quoi se plaint-il? A vrai dire, monsieur le docteur (3), c'est difficile expliquer. Il n'a jamais t trs fort. Depuis plusieurs mois, il manque d'apptit. Il dort mal et se montre nerveux. Il ne se dveloppe pas comme les enfants de son ge. Je vois, fit le docteur... Quel ge as-tu, mon garon? Je vais avoir onze ans. Hum ! long comme une asperge... une poitrine de moineau... Veux-tu te dvtir jusqu' la ceinture? Tandis que Bertrand s'excutait, le docteur se tourna vers la mre. Vous tes de Cherbourg? Non, monsieur le docteur, de Guerville, une trentaine de kilomtres d'ici. Guerville?... Il y a pourtant un mdecin l-bas, mon vieil ami Bachelet. C'est lui-mme qui nous a conseill de venir vous voir... parce que vous avez la radio. Le docteur balana la tte, approbateur. Excellente ide, en effet. Il n'en fallut pas davantage pour affoler la pauvre femme. Alors, monsieur le docteur, c'est grave, vous croyez? Nous allons voir. Bertrand achevait d'enlever son maillot de flanelle. Le mdecin fit la moue devant ce torse trop grle, cette poitrine trop creuse. De ses grosses mains, il prit les paules de l'enfant et les redressa. Eh ! bien, fit-il en souriant, on ne sait donc pas se tenir droit Guerville? Bertrand rougit. Le docteur prit son stthoscope (4) sur le bureau, l'appliqua sur la poitrine nue. Respire fort... encore. Bien! Veux-tu tousser maintenant? A l'cart, MIU' Levasseur retenait son souffle comme si ses propres oreilles pouvaient percevoir quelque bruit insolite (5). Alors, monsieur le docteur? redemanda-t-elle, anxieuse. Le praticien (6) ne rpondit pas. D'un petit signe, il l'invita au silence. Puis, Bertrand : Dans le dos, prsent ; c'est a, les bras bien en avant. L'examen durait trop. Srement, il y avait quelque chose. Mon Dieu !

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si c'tait... Pourtant, elle l'avait toujours si bien soign son Bertrand. Tous les hivers il prenait rgulirement son fortifiant. - C'est bien, fit le docteur en reposant son petit appareil de bois. Si vous voulez me suivre ct... Il poussa une porte donnant sur une sorte de petite salle obscure, mystrieuse o, dans la pnombre, brillaient vaguement les nickels d'un trange appareil. Mme Levasseur tressaillit. Oh ! si, tout coup, elle allait apprendre que son Bertrand tait trs malade!...

LES MOTS (1) juch : le verbe jucher s'emploie d'ordinaire pour les volatiles qui ont l'habitude de se percher pour dormir. Employ ici au sens figur. (2) Roux flamboyant : des cheveux roux qui ont la couleur vive, clatante, d'une flamme. (3) Monsieur le docteur : habituellement on dit simplement : docteur. C'est par souci de grande politesse que Mme Levasseur ajoute monsieur . (4) Stthoscope : petit instrument de bois ou de mtal, utilis par les mdecins pour l'auscultation.

(5) Insolite : Contraire aux rgles ou l'usage, inhabituel. (6) Praticien : se dit de celui qui exerce un art, un mtier, dont il connat les procds pratiques. Il s'emploie surtout pour dsigner les mdecins. LES IDES Quelle maladie Mme Levasseur peutelle donc redouter pour son fils ? De quel verbe l'adjectif approbateur est-il parent ?

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2 - UNE VILLE GRISEBertrand et sa mre venaient de quitter le cabinet du docteur et descendaient une rue troite, aux pavs moites, suant l'humidit. Du ciel gris, o le vent marin poussait de lourds troupeaux de nuages, tombait un impalpable crachin (1) qui adhrait aux vtements comme une rose. Ils arrivrent sur le port o taient amarrs deux remorqueurs luisants de pluie et tout une flottille de chalutiers. L'autobus de Guerville tait l, arrt au pied d'une immense grue au bras inerte (2), mais il ne repartirait pas avant deux bonnes heures. Nous sommes partis de chez nous depuis longtemps, fit Mme Levasseur, tu dois avoir faim. Bertrand hocha la tte, mais, presque aussitt, rattrapa son geste. Oui... peut-tre. - Ah! tant mieux, tu me fais plaisir. La Normande chercha une boulangerie et en rapporta des croissants, - Si nous nous reposions un moment dans un caf, proposa-t-elle, je quitte si peu souvent Guerville que tout ce bruit m'tourdit.

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En vrit, elle avait surtout grand besoin de se remettre de ses motions, de parler Taise avec Bertrand de cette visite chez le docteur. Ils entrrent dans le premier petit caf qu'ils rencontrrent, un de ces cafs dfrachis et sans luxe comme on en trouve dans tous les ports. En plein aprs-midi, la salle tait dserte. Ils s'installrent au fond, sur une banquette de faux cuir rouge. Entre la mre et l'enfant, il y eut d'abord un long silence pendant lequel Bertrand grignota distraitement son croissant. Dis, maman, tu es contente?... Oh ! oui, trs contente. Je craignais tant qu'on te trouve un mchant mal la poitrine. De ce ct-l, je suis rassure... seulement!... - Puisque le docteur a dit que ce n'tait pas grave... - Pas grave, peut-tre, mais tu te souviens de ce qu'il a expliqu. C'est l'air de la mer qui ne te convient pas ; le climat est trop rude dans le Cotentin. Tant que tu resteras Guerville... - Nous partirons ailleurs, comme le docteur a dit. Mon pauvre petit, comme tu vas vite! Tu ne te rends pas compte et le mdecin non plus, bien sr. Avec de l'argent on peut aller n'importe o. Mais nous?... O trouver un logement, du travail?... sans parler de ton frre, que je ne peux pas abandonner avant qu'il soit mari et install.

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Elle se tut. Le garon apportait deux tasses de caf accompagnes de deux petits verres d'eau-de-vie de cidre, selon l'usage en Normandie. Mme Levasseur repoussa les verres et poursuivit: - Quant t'envoyer chez des parents, ce n'est pas possible. Toute notre famille habite sur la cte. Il y a bien le cousin Chardin, Saint-L, mais c'est encore si prs de la mer... et avec ses quatre enfants. Bertrand regretta ses paroles, dites la lgre ; le visage soucieux de sa mre laffligea (3). Ah! soupira Mme Levasseur, si ton pre tait encore l, comme tout serait plus facile. Il savait si bien prendre une dcision. Mon Dieu! une femme reste seule pour lever ses enfants est bien plaindre... Et pourtant, le docteur l'a rpt, plus tt tu partiras, mieux cela vaudra pour toi. Gentiment, Bertrand se pencha vers sa mre et l'embrassa. - Ne te tracasse pas trop ; je ne suis pas vraiment malade ; nous avons le temps de rflchir. Ils parlaient ; les aiguilles de lil-de-buf (4) au fond de la salle, tournaient. Mme Levasseur songea aux menues courses qu'elle s'tait propos de faire en ville, l'ordonnance du mdecin... Ils quittrent le caf. Dehors, la mme petite pluie fine et froide engluait (5) toutes choses, confondait le ciel et la mer. Bertrand ternua. Oh! murmura Mme Levasseur, si tu allais encore t'enrhumer. Ils s'loignrent, tandis que, dans la rade, au loin, mugissait la sirne touffe d'un paquebot.

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3 - JOLMme Levasseur ne cessait de chercher une solution et n'en trouvait aucune qui lui convnt. Certes, elle aurait pu placer Bertrand dans un prventorium (i), comme le lui conseillait le mdecin de Guerville ou dans une pension de montagne, comme il en existe dans les Alpes ou le Jura ; mais ce mot de prventorium l'effrayait. Elle se reprsentait un hpital plein d'enfants moribonds (2) rongs par la fivre. Quant la pension, oh ! non, jamais Bertrand ne s'habituerait dans une maison o il ne connatrait personne, o il se sentirait loin de chez lui! Tu as tort, dclara Jol, son fils an, Bertrand n'est plus tout fait un gamin, je suis sr que si papa tait encore l, il te blmerait de le garder dans tes jupes. Peut-tre, soupira Mme Levasseur, mais tu connais Bertrand, il est si sensible, si motif, si nerveux, un rien l'exalte ou l'accable (3). Que deviendrait-il, livr lui-mme? Jol sourit doucement. Il faut pourtant bien que les enfants s'envolent, un jour. A vingt-trois ans, avec sa carrure athltique, son visage burin par les embruns, mang par le sel, Jol n'tait plus un enfant, mais un homme viril, mr, rflchi. Il aimait sa mre d'un amour profond et savait la conseiller. Je comprends, maman, je comprends tes hsitations, mais laissemoi rflchir tout a ; fais-moi confiance. Je finirai bien par trouver une solution qui arrangera tout. Un soir, en effet, au retour de deux jours et deux nuits de pche sur le banc des Minquiers, alors que Bertrand tait dj couch, il dclara :

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- Pour les terriens, la nuit porte conseil. Pour nous, c'est le grand large qui nous aide dbrouiller les affaires compliques. Voil quoi j'ai pens en halant mes filets : si nous crivions aux Chanac? A Pierre Chanac? Pourquoi pas? Il habite dans le Midi, ou presque. Je ne suis pas trs cal en gographie, mais je crois me souvenir que le dpartement de la Lozre est montagneux. Il trouverait peut-tre une maison o Bertrand serait bien soign et o M. Chanac pourrait venir le voir de temps en temps. C'tait un bon camarade de papa ; ils se sont battus cte cte au maquis, pendant la guerre ; ce sont des choses qui comptent et ne s'oublient pas. Mme Levasseur hocha la tte : Bien sr, quand les Chanac sont passs nous voir, il y a quelques annes, je les ai trouvs charmants, mais de l leur demander pareil service... Et qui sait ce qu'ils sont devenus? Depuis longtemps, nous n'avons plus reu de nouvelles, Ecrivons toujours, nous verrons bien. La Normande soupira et ne rpondit pas. Elle se leva, traversa la cuisine pour dcrocher le calendrier du facteur, pendu derrire le fourneau et regarda la carte de France colle au dos. Longtemps, elle contempla la mosaque (4) colore des dpartements. - La Lozre, voyons, o est-ce, au juste? De son gros doigt, Jol dsigna une tache ros presque au bas de la carte. Mon Dieu! s'cria la pauvre femme, si loin!... toute la France traverser. C'est l que tu voudrais envoyer notre Bertrand?...

LES MOTS (1) Prventorium : tablissement o l'on reoit tes personnes fatigues, convalescentes mais non malades. (2) Moribonds ; prs de mourir. (3) Un rien l'exalte ou l'accable : un rien suffit pour le transporter de joie ou pour le chagriner profondment.

(4) Mosaque : dessin form par de nombreuses petites figures de couleurs diffrentes poses les unes contre les autres. LES IDES Que pensez-vous des hsitations de Mme' Levasseur. A votre avis a-t-elle raison ? Cherchez, sur une carte, o se trouve la Lozre ?

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4 - PNIBLES SOUVENIRSQuand il apprit que Jol avait crit Pierre Chanac, Bertrand se montra ravi. Pour lui, aucun doute, l'ancien camarade de son pre allait accepter et lui, Bertrand, partirait pour le Midi. Et pourtant, il connaissait peine ces lointains amis de sa famille, venus juste une fois Guerville, pendant leurs vacances, sept ans plus tt. Sept ans ! Bertrand n'en avait alors que quatre. Comment pouvait-il' se souvenir, alors que sa mmoire ne lui laissait, de son pre, mort quelques mois plus tard, qu'un portrait infidle (i)? Maman, demanda-t-il un soir, parle-moi encore de ces amis de papa. Comment papa les avait-il connus puisqu'ils habitent si loin? Mme Levasseur eut un sourire un peu triste et posa la main sur l'paule de son fils. Vois-tu, Bertrand, je n'ai gure envie de parler de tout cela. Trop de tristes souvenirs me reviennent. Oh! je ne veux pas parler du camarade de ton pre... mais de la guerre. Elle nous a fait tant de mal, la guerre! tu n'tais pas n ; tu ne pourrais gure comprendre... Il s'assit prs d'elle et lui prit les mains.

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Je sais, c'est cause de la guerre que papa n'est plus parmi nous, mais raconte-moi quand mme. Elle regarda encore son fils avec tendresse ; une larme borda sa paupire, comme une goutte de rose. Oui, c'est la guerre que ton pre et Pierre Chanac se sont connus. Au moment de la grande dbcle (2), en 1940, ton pre avait eu la chance de n'tre pas fait prisonnier. Aprs l'armistice, il tait revenu Guerville et, aussitt, s'tait enrl dans la Rsistance, comme beaucoup de marins du pays. A bord du chalutier, il conduisait clandestinement (3) des patriotes en Angleterre. Hlas! un jour, il s'tait fait prendre, juste au moment de quitter le petit port d'Auderville, tu sais, tout prs d'ici. Les Allemands l'avaient emmen vers un camp de concentration. Dieu merci! il avait pu s'vader du train qui le conduisait en Allemagne, mais, pour lui, il n'tait plus possible de revenir Guerville. Il s'tait rfugi trs loin, dans les montagnes du Vercors. C'est l qu'il avait rencontr Pierre Chanac. Tout de suite, ils taient devenus camarades... plus que des camarades. Au cours de la grande attaque allemande sur le Vercors, en 44, ils se trouvaient encore ensemble. Avec son air tranquille, ton pre tait le plus intrpide, le plus courageux des hommes. Un jour, aprs un engagement (4), il tait all la recherche de son camarade, bless, qui gisait dans un fourr. C'est en le ramenant qu'il avait reu cette balle dans la poitrine, cette balle si mal place, tout prs du cur, que plus tard, aucun chirurgien ne voulut se risquer l'enlever. Oui, je sais, maman. Les mdecins semblaient d'ailleurs avoir raison, puisque ton pre s'tait remis, qu'il avait mme pu reprendre la pche, sa sortie de l'hpital de Grenoble... Hlas, c'tait trop beau ; ce maudit petit morceau de mtal, qu'on croyait devenu inoffensif, n'avait pas dit son dernier mot. Un matin, ton pre rentrait d'une nuit de pche et traversait la place quand tout d'un coup, il s'est abattu, comme une niasse, contre une marche de l'glise, lbas, vois-tu, la petite marche d'ardoise bleue. Et il est rest l, inerte, la main colle contre sa poitrine. C'tait fini. Sept ans aprs, la guerre venait de le tuer. Mme Levasseur avait sorti son mouchoir et s'essuyait les yeux tout en regardant une petite photo encadre, au milieu du buffet, pose contre la grosse cruche de cuivre, une petite photo reprsentant un marin souriant, la pipe aux dents, le surot (5) sur la nuque, la main la barre d'un bateau de pche.

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II y eut un long, trs long silence, puis la pauvre femme murmura, voix basse : La guerre!... l'horrible chose. Puisses-tu ne la connatre jamais, mon petit Bertrand...

LES MOTS (1) Portrait infidle : portrait qui manque de ressemblance. (2) Dbcle : droute, retraite prcipite. (3) Clandestinement : en cachette. (4) Engagement : petit combat ne mettant aux prises que peu d'hommes. (5) Surot : coiffure de toile huile qui protge la tte et surtout la nuque des marins. Dsigne aussi le vent du sud-ouest.

LES IDES Quand Mme Levasseur dit : Oh ! je ne veux pas parler du camarade de ton pre que veut-elle signifier ? Que veut dire : camp de concentration. Dcomposez le dernier mot pour l'expliquer. Que signifie cette expression : ne pas dire son dernier mot. Employez-la dans une phrase.

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5 - LA LETTREOn tait au dbut de mars. Le soleil se couchait maintenant plus tard sur la mer et les barques dormaient moins longtemps dans le port. Dj onze jours que Jol avait crit ; et aucune rponse n'arrivait. Le temps passe, conclut un soir Mme Levasseur avec une pointe de mlancolie, et avec le temps, tout s'efface. L'ancien camarade de mon mari est sans doute trop pris par la vie ; il nous a oublis. Oublis? s'cria Jol.,. Oh! certainement pas. Je n'ai vu Pierre Chanac qu'une fois, il m'a tout de suite paru de la mme trempe que papa... et papa, lui, n'aurait pas oubli ! Alors, attendons avant de chercher ailleurs. Trois jours passrent encore. Chaque midi, en rentrant de l'cole, o il retournait depuis une semaine, Bertrand jetait un bref regard sur le coin du buffet o le facteur dposait les rares lettres qui arrivaient la maison. Toujours rien, maman? Rien encore.... il ne faut plus y penser. Jol se faisait des illusions (i). Si gentils qu'ils soient, les Chanac ne pouvaient pas grand chose pour nous. Et puis, un matin, alors qu'on n'attendait plus, le facteur tendit une enveloppe. C'tait un jour de cong. Bertrand n'tait pas en classe. Il se jeta sur la lettre, la tourna dans tous les sens pour dchiffrer le tampon de la poste. C'est lui, maman! c'est M. Chanac!.,. Les doigts tremblants, Mme Levasseur prit la lettre, puis, presque effraye par le visage rayonnant de son fils :

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- Oh ! Bertrand, tu serais donc si heureux de partir, de nous quitter ? Bertrand resta interdit. La petite phrase de sa mre lui fit mal. Pouvait-elle comprendre qu'on puisse tre la fois triste de quitter ceux qu'on aime et heureux de partir? Puisque c'est pour ma sant, maman, pour que je devienne fort comme Jol. Sans hte apparente, Mme Levasseur ouvrit l'enveloppe avec la pointe d'une aiguille tricoter ; mais, trop mue, elle tendit la missive (2) Bertrand. Lis pour moi, veux-tu? La lettre tait longue, d'une criture rapide et aise. Chre madame, Tout d'abord, excusez mon trs long retard vous rpondre. Ce n'est pas tout fait notre faute. Je porte un nom courant dans notre rgion. Trois familles s'appellent Chanac Sainte-Enimie. Votre lettre a t dpose dans la bote d'un homonyme (3) qui, par malchance, tait absent pour quelques jours... Enfin, l'essentiel est qu'elle soit bien arrive. Notre chagrin de savoir votre petit Bertrand souffrant est attnu par la confiance que vous nous faites en vous adressant l'ancien compagnon d'Yves Levasseur. Voici donc la solution toute simple que je vous propose : Bertrand viendra chez nous. Ma femme sera heureuse de l'accueillir, de s'occuper de lui. Sainte-Enimie n'est qu'un modeste village au pied du Causse, mais son climat sec est excellent. La maison est grande et agrable ; si agrable que nous sommes toujours rests l, bien que mon travail me retienne cinq jours sur sept Nmes. Bernard et Nadou, mes deux enfants, se font dj une grande joie d'avoir un nouveau compagnon ; tous trois sont presque du mme ge ; ils s'entendront merveille. Acceptez donc cette proposition et surtout, chre madame, ne me remerciez pas. Je n'oublierai jamais que je dois la vie votre mari. Nous attendons donc Bertrand le plus tt possible ; je pense qu'il est assez grand pour faire seul le voyage jusqu' Nmes. Qu'il y arrive de prfrence un vendredi ; je serai la gare et nous remonterons ensemble Sainte-Enimie. Nous attendons donc une prochaine lettre qui nous donnera votre accord. En vous remerciant encore une fois d'avoir pens nous, je vous prie d'accepter, chre madame Levasseur, toute ma sincre et affectueuse amiti. Pierre Chanac.

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La lecture termine, Bertrand leva les yeux vers sa mre. La pauvre femme tait bouleverse. Il et t impossible de discerner si elle tait au bord des larmes ou de la joie. - Oh! murmura-t-elle simplement, c'est bon de penser que l-bas, si loin, l'autre bout de la France, on puisse trouver de vrais amis prts vous aider... Puis, souriant son fils : - Alors, mon petit Bertrand, me voil maintenant au pied du mur (4). Il faudra donc que je te laisse partir? Bertrand ne rpondit pas et embrassa sa mre, sentant bien qu'une caresse valait mieux que n'importe quels mots.

LES MOTS (1) Se foire des illusions : croire des choses qui ne peuvent pas arriver. (2) Missive : synonyme de message. (3) Un homonyme : une personne qui porte le mme nom que soi. (4) tre au pied du mur ; tre oblig de faire ce qu'on hsitait entreprendre.

LES IDES Que signifie cette expression : tre de la mme trempe. En recevant la lettre, Mme Levasseur est trs mue. Elle pense deux choses opposes : lesquelles ? Que pensez-vous de M. Chanac. Quelles qualits possde-t-il ?

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6 - AU REVOIR, LA MER!Grande animation sur le quai de la gare de Cherbourg. Un long train noir attend, impatient, crachant une paisse fume que le vent d'ouest rabat. Bertrand cache mal sa joie. Jusqu'au dernier moment, il a craint que sa mre ne le retienne, effraye la pense d'un voyage solitaire pour son fils et d'une aussi longue sparation. Non ; Jol a bien su plaider la cause de son frre, calmer les apprhensions de sa mre. Elle a fini par accepter. A quoi ne consentirait-elle pas pour la sant de son Bertrand ? Elle Ta accompagn jusqu' Cherbourg, avec Jol qui a sacrifi une journe de travail pour ne pas la laisser revenir seule, Guerville, le cur lourd. Comme tu parais heureux, soupire la Normande en regardant son fils ; ma parole, depuis que tu sais que tu vas partir l-bas, tu as dj repris meilleure mine. Et, ma foi, c'est presque vrai. Il se sent tout autre. Sa nervosit (i) maladive est devenue un nervement (2) agrable. Il va dcouvrir des pays nouveaux, voir enfin Paris dont il a si souvent rv. Quel voyage! Il n'arrivera que le lendemain et devra, jusque-l, se dbrouiller comme un homme.

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Comme un homme!... Quelle griserie! D'un seul coup, il se trouve grandi de trois ou quatre ans. Il n'est plus le petit garon dont on s'occupe trop mais le voyageur qui traverse tranquillement la France tout entire... comme un homme ! L'heure du dpart approche. Les voyageurs prennent leur place. Jol est mont dans le wagon pour installer son frre. L, dans ce coin, gauche, contre la vitre, tu pourras apercevoir, au passage, la cathdrale de Bayeux et les quartiers neufs de Caen. Le sac de marin et la valise dposs dans le filet, ils redescendent sur le quai d'o Mme Levasseur a suivi l'installation. Vois-tu, fait-elle, pour se persuader qu'elle est heureuse et ne laisser aucun regret Bertrand, prsent, je suis contente de te voir partir... simplement, ce qui me soucie, c'est cette traverse de Paris ! Ne t'inquite pas, maman, puisque Mme Ledolley m'attendra la descente du train. Mme Ledolley est une ancienne Guervillaise ; partie Paris, ou plutt Levallois, o son mari travaille, elle a quitt le pays depuis deux ans ; Bertrand se souvient bien d'elle. Quand on lui a crit pour lui demander de piloter Bertrand de la gare Saint-Lazare la gare de Lyon, elle a accept avec empressement. Surtout, insiste Mme Levasseur, si tu ne l'aperois pas tout de suite, attends-la, prs de la grille de la sortie, comme elle l'a bien recommand, l o l'employ ramasse les billets. Puis, brusquement, reprise par son ternelle inquitude maternelle : Mon Dieu ! et si elle ne venait pas ! Eh bien, il se dbrouillera, tonnerre de sabord, lance Jol en riant, il a une langue, que diable, et Paris, on parle franais... Mme Levasseur sourit, n'ose insister ; mais c'est plus fort qu'elle, elle reprend ses recommandations cent fois rptes. Tu sais que j'ai mis les sandwiches au jambon au fond de ton sac, envelopps dans la serviette... fais bien attention en rebouchant ta bouteille d'eau minrale... surtout, n'oublie pas de mettre ton second pull-over, la nuit prochaine dans le train... Mais Bertrand n'coute pas... ou plutt, \\feint (3) de ne pas entendre, car il vient de voir sourire, travers la vitre du wagon, la grosse dame qui sera sa voisine. Enfin, l'heure du dpart est l, inexorable (4). En voiture, Paris, en voiture !...

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Une ultime embrassade et Bertrand rejoint son compartiment. Par la vitre baisse, il tend les mains. Ne t'inquite pas, maman ; je t'crirai tout de suite en arrivant... Un coup de sifflet, une lgre secousse, un glissement imperceptible ; sans bruit, le long train dmarre. Bertrand se penche, cheveux au vent. Il suit, comme si elles s'loignaient reculons, la silhouette trapue de Jol et celle, toute menue, de sa mre qui agite un mouchoir. Puis, brusquement, la courbe de la voie emporte la gare, ne laissant plus entrevoir, un instant, par-dessus les toits, que les superstructures (5) du paquebot anglais Queen Elisabeth, ancr au quai de France. C'est fini. Lentement, Bertrand remonte la vitre et s'assied. C'est trange! Lui si impatient, si heureux de partir, sent tout coup monter en lui une indicible impression de tristesse, d'abandon. Il pense au chagrin de sa mre dont il s'est si peu souci et se reproche de ne pas l'avoir mieux embrasse. Ses yeux papillotent. Va-t-il se mettre pleurer ? Il serre ses paupires, trs fort, pour contenir les larmes. En face, la grosse dame, qui s'est dj mise tricoter, ouvre une petite bote24

- Tiens, mon petit, prends un bonbon ; a te fera oublier ton chagrin ! Elle a dit mon petit . Bertrand rougit, honteux, vex. Par politesse, il accepte le bonbon mais, aussitt, fouillant sa poche, il en tire un indicateur tout neuf et, comme un homme, se plonge dans la lecture aride des chiffres...LES MOTS (I) Nervosit ; tat d'agitation et d'inquitude durable qui constitue une sorte de maladie. (2) Enervement : mme tat, mais caus par un vnement, un fait prcis. (3) Feint : du verbe feindre : faire semblant. (4) Inexorable : qui ne peut manquer d'arriver, par exemple, la mort est inexorable. (5) Superstructures : parties suprieures du navire.

LES IDES Recherchez, dans la lecture, la petite phrase qui montre le mieux l'amour de Mme Levasseur pour Bertrand. Pourquoi l'auteur rpte-t-il plusieurs fois l'expression ; comme un homme ? Quand la dame lui a dit mon petit qu'aurait pu rpondre Bertrand s'il avait os. Essayez de composer cette rponse.

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7 - LE RENDEZ-VOUS MANQU

De grosses lettres rouges sur un panneau plant en plein champ : PARIS : 28 KM. Le compartiment commence s'agiter. Dans le soir qui descend, dfilent les lumires de petites villes de banlieue. Comme un pursang (i) qui sent l'curie, le train semble forcer sa vitesse. Paris! ce mot merveilleux effraie presque Bertrand, prsent. La banlieue est dj si grande , que doit tre Paris ! Et tout l'heure, en dbarquant, s'il ne trouvait pas Mme Ledolley?... Mais non, pourquoi s'inquiter? S'il ne la reconnat pas, elle lui fera signe ; de toute faon, le rendez-vous est prcis, prs du prpos aux billets. Comme tout le monde, il commence descendre ses bagages : la grosse valise et le sac de marin, achet tout exprs aux galeries Jean-Bart, Cherbourg. Maternelle et souriante, la grosse dame qui a eu le temps, pendant les six longues heures du trajet, de finir une chaussette, lui demande : On t'attend, l'arrive? Oh! oui, madame, on m'attend.

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Mais aussitt, il ajoute, d'un air dtach : Et si je ne trouve personne, je saurai me dbrouiller. Dehors, les lumires dfilent, plus nombreuses, plus serres, grappes normes sous le ciel sombre, des lumires qui, tout coup, se refltent dans l'eau. La Seine, murmure quelqu'un, nous arrivons. Deux ponts, un court tunnel, des aiguillages sur lesquels le wagon tressaute et le train ralentit. Les couloirs s'emplissent. Son sac sur le dos, sa valise la main, Bertrand suit la foule presse de mettre pied terre. Quel monde! Enfin, le voil sur le quai. Cur battant, tte leve, il cherche, des yeux, les grilles de la sortie. Dans la cohue, il ne voit rien. Les aurait-il dpasses?... Il avance toujours, suivant le troupeau de voyageurs. Billets, s'il vous plat!... Il s'arrte, pose sa valise et, le nez en l'air, cherche un visage. Une voix gouailleuse (2), derrire lui, l'interpelle: Si tu veux compter les toiles, tu ferais mieux de sortir de la gare! Il s'carte. Un peu plus loin, comme il vient nouveau de poser sa valise pour inspecter l'horizon, il se trouve aussitt entour : Porteur?... Commissionnaire?... Taxi?... Non, merci! Il repousse les importuns (3) mais, sans doute, pas assez vivement, car ils insistent. Pour s'en dbarrasser, il s'loigne et, aprs un dtour, revient prs des fameuses grilles. Le flot des voyageurs s'coule toujours, moins dense, devant la grosse locomotive qui halte comme un chien aprs une course perdue. Voici encore un matelot qui se jette dans les bras de sa femme ou de sa fiance, une vieille dame infirme qu'on roule sur un chariot, un monsieur chauve qui boite. C'est fini, les grilles se referment. Mme Ledolley n'est pas venue. Bertrand veut esprer encore et surtout se cacher son inquitude. Elle a manqu son autobus... ou le mtro ; elle va arriver ; certainement, elle ne peut pas manquer de venir. Dix minutes ! Son sac et sa valise ses pieds, il attend, plant devant la grille noire. Peu peu, l'angoisse monte en lui. Dix minutes encore! Mme Ledolley se serait-elle trompe d'heure... ou de train? Avisant un convoi qui arrive, sur un autre quai, il reprend ses bagages, court travers la foule, se faisant invectiver (4) par des voyageurs qu'il bouscule. Ce train est l'express de Dieppe. Mme Ledolley sait bienqu'on ne prend

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pas le train Dieppe pour arriver de Guerville. Il revient en courant vers son point de dpart. Trente-cinq minutes! L'espoir s'amenuise (5). Elle ne viendra pas. Il se trouve seul, perdu, dans la grande ville inconnue. Dcourag, il s'assied sur sa valise, la tte dans les mains. Que faire?...

LES MOTS (1) Pur-sang : cheval de race pure, cheval de course. (2) Voix gouailleuse : voix qui plaisante d'une faon un peu vulgaire. (3) Un importun : est une personne qui nous agace par sa prsence, par ses demandes rptes. Voir la fable de La Fontaine : Le coche et la mouche. (4) Invectiver : lancer des invectives, des paroles arrires, violentes ou injurieuses.

(5) S'amenuise diminue ; exactement devient menu. LES IDES Regardez la carte et recherchez les villes traverses par Bertrand de Cherbourg Paris. Pourquoi rpondit-il la grosse dame d'un air dtach ? Essayez de trouver quatre raisons pour lesquelles Mme Ledolley aurait manqu le rendez-vous.

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8 - UN PORTILLON DIABOLIQUEIl est toujours l, assis sur sa valise, la tte lourde, pleine des bruits de cette gare immense, pleine de ses penses dsorientes, quand de brefs coups de sifflet d'un employ le tirent de son isolement. Un train arrive lentement, reculons, un train vide, qui vient attendre sa cargaison humaine. Au flanc de chaque wagon, une pancarte : Cherbourg. Bertrand tressaille. Ainsi, ce train va repartir l-bas! Demain matin, quand le jour se lvera, sa locomotive s'arrtera prs du port, devant les bassins pleins de bateaux!... Alors, miracle! la dtresse qui l'treignait, la folle envie de repartir Guerville qui, depuis une heure, montait en lui, insidieuse (I) d'abord, puis imprieuse (2) comme une mare, retombe brusquement. Puisqu'il pourrait, demain, revoir Guerville, il n'est plus perdu. Oh! pourquoi s'est-il abandonn la dtresse? Devant ses yeux, repasse l'image de la grosse dame au tricot. Il revoit son sourire apitoy, entend sa voix : Tiens, mon petit, a te fera oublier ton chagrin. Vraiment, la phrase dsobligeante lui est reste sur le cur. Eh! bien non, il n'est plus un enfant... et il va le prouver. Aprs tout, traverser Paris n'est pas la mer boire. Mme Ledolley n'est pas venue, tant pis ! Le train de Nmes ne part de la gare de Lyon qu' onze heures ; il a tout son temps. Il a presque envie de rire de sa stupidit. Crnement, il jette son sac sur l'paule, empoigne sa valise, traverse l'immense salle des Pas-Perdus, longue comme un boulevard, grouillante comme une foire, et descend un large escalier de pierre. L'air du dehors, plus vif qu' Cherbourg, le saisit. Ebloui par les enseignes lumineuses qui rampent, dansent, courent, gesticulent le long des murs, tourdi par le trafic hallucinant de la place, il reste hbt. Dire qu'il prenait Cherbourg pour une grande ville!... Taxi, jeune homme?... Il hsite. Jol, qui est venu deux fois dans la capitale, lui a dit : les taxis sont pour les gens riches. Mais Jol a aussi parl du mtro, ce train sou-

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terrain qui vous emmne n'importe o pour une somme drisoire (3). Le mtro!... Pourquoi pas. C'est Jol qui restera bahi quand il lui crira qu'il a travers Paris, tout seul, en mtro. - Alors, jeune homme, taxi?... Non, merci! Une entre du mtro s'ouvre justement deux pas. Il descend quelques marches. Une bouffe d'air chaud et fade lui monte au visage. Un long couloir ; des flches, des noms partout ; un autre couloir qui dbouche dans une sorte de rotonde pleine de vitrines, un guichet : billets. Toute assurance retrouve, il suit la file d'attente. Pas du tout impressionnant le mtro!... Son billet au bout des doigts, il demande un ouvrier qui lave des vitres : S'il vous plat, m'sieur, pour aller la gare de Lyon? Direction ; Porte des Lilas ; tu changeras d'abord Raumur ensuite au Chatelet. Direction Porte des Lilas, bon ; il n'y a qu' suivre les flches. Un couloir, encore un autre ; le voici sur le quai, au milieu d'une foule norme. Une rame arrive, dj bonde (4), jamais il ne pourra monter. Mais il se sent bouscul, entran, pouss, irrsistiblement vers le wagon o il se trouve coinc entre une ngresse et un vieux barbu qui le regarde d'un mauvais il, cause de sa valise encombrante. Quelle chaleur! Le train dmarre, s'arrte. Dj une gare? A chaque arrt, au milieu des remous du wagon, il se dvisse le cou pour lire le nom de la station : RaumurSbastopol. C'est l. Vraiment, circuler dans le mtro est simple; il suffit de savoir lire. Un couloir, encore un autre, une flche qui l'invite tourner gauche, une autre tourner droite et le voici sur un nouveau quai. Cinq minutes plus tard il dbarque la station Chatelet. Recommenons suivre les flches. Hlas! on ne devient pas Parisien aussi vite. Il ne tardera pas l'apprendre. Le sac sur le dos, la valise au poing, il va dboucher sur un quai quand tout coup, il voit un portillon vert se fermer lentement, comme m par une main invisible. Rsolument il veut le pousser ; le portillon rsiste. Il insiste. Inexorablement, la diabolique petite porte continue de se refermer. Tant pis, essayons de passer quand mme. Il se glisse de biais. Hlas! son sac de marin paissit considrablement sa silhouette. L'tau se resserre. Il se dhanche pour y chapper. Impossible, il reste coinc l, comme dans une souricire... tandis que le train qui entre en gare offre

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ses passagers le spectacle d'un pantin gesticulant. Sur le quai, ce ne sont que rires et quolibets (5)... Et le supplice dure jusqu' ce que, le train reparti, le portillon se rouvre tout seul, comme par enchantement, librant son prisonnier. Ah! le petit Normand s'en souviendra longtemps, des portillons automatiques du mtro. Si, de Paris, il ne conserve qu'un souvenir, ce sera bien celui-l...

LES MOTS (1) Insidieuse : sourde, sournoise, qui entre en soi sans qu'on s'en aperoive. (2) Imprieuse : qui commande, qui ordonne. (3) Un prix drisoire : un prix si minime, si faible, qu'il est insignifiant, qu'on peut en rire. (4) Bonde : comparaison avec un tonneau, empli jusqu' la bonde.

(5) Quolibets : plaisanteries, moqueries.

railleries,

LES IDES Ce texte pourrait tre coup en trois grands paragraphes. Lesquels ? Remarquez un passage o les phrases sont construites sans verbe. Pourquoi l'auteur les a-t-il supprims ? Pris dons le portillon : Bertrand prouve deux sentiments : lesquels ?

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9 - LE SOLEIL DU MIDINmes!... Tout le monde descend! Les voyageurs se rpandent sur le quai. Envelopp dans son manteau trop court (il le porte depuis deux ans), Bertrand cherche quelqu'un, travers la foule, comme la veille la gare Saint-Lazare. Mais ses expriences l'ont aguerri (i) et Nmes, ni mtro ni portillons automatiques. Il avance en titubant, comme un marin qui met pied terre aprs une traverse houleuse. Quel voyage! Il a roul toute la nuit et n'a pas dormi plus de trois heures. La fatigue pse sur ses paules. Il cherche l'entre du passage souterrain o M. Chanac doit l'attendre, mais n'a pas le temps d'arriver jusque l. Bonjour, Bertrand!... Une main s'est pose sur son paule. Un homme lui sourit qui, sans hsiter, le serre dans ses bras. Je t'ai tout de suite reconnu. Tout le portrait de ton pre!... Pas trop fatigu par ce long voyage?... Bertrand qui, pendant les dernires heures du trajet, se demandait comment tait l'ancien camarade de son pre et surtout comment il l'accueillerait, est tout de suite rassur. M. Chanac est un homme cordial, pas trs grand, mais robuste, brun de peau et de cheveux, avec cette voix chaude, teinte de soleil, cette voix bien timbre et sonore des mridionaux. X Bien sr, toi, Bertrand, tu ne pouvais pas me reconnatre. Tu tais haut comme trois pommes quand nous sommes alls Guerville... Mais tu dois avoir faim et surtout envie de boire quelque chose de chaud? M. Chanac empoigne la valise ; ils quittent la gare, une gare curieuse puisqu'ils doivent descendre un escalier pour arriver en ville. L'heure est matinale, mais le soleil dj chaud. Bertrand ne peut s'empcher de lever les yeux vers le ciel intensment bleu. Eh! oui, Bertrand, ici c'est le Midi... et dj le printemps. Tiens, regarde ces feuilles!... a te change, n'est-ce pas? - Oh! oui, beaucoup! Ils s'installent une terrasse. Un caf brlant et deux croissants frais rconfortent le petit voyageur dont la tte reste emplie des bruits du train. Il

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se croit encore dans son wagon et par moments, les maisons, de l'autre ct de la rue, semblent dfiler. Il doit tre assez ple car M. Chanac s'inquite : - Tu n'es pas malade, au moins?... Tu verras, Sainte-Enimie, tu prendras vite de belles couleurs. Ils bavardent, ou plutt c'est M. Chanac qui parle pour le mettre Taise. Il explique qu'il a, en son honneur, demand une journe de cong l'usine o il travaille comme chef-monteur; d'ordinaire, il ne retourne lhaut que le vendredi soir. Puis il interroge Bertrand sur son voyage : - Et tu as travers Paris tout seul? Tout seul, la dame qui devait m'attendre n'est pas venue... J'ai mme pris le mtro. Il passe sous silence le portillon automatique, M. Chanac se moquerait de lui. Il fait bon la terrasse de ce caf, sous la caresse du soleil. Bertrand commence se dtendre ; il tire ses jambes engourdies. L'ami de son pre propose : - Un bureau de poste est l, tout prs. Veux-tu que j'expdie un tlgramme ta mre pour lui dire que tu es bien arriv? Elle sera tout de suite rassure. - Oh! oui, je veux bien. M. Chanac s'absente quelques instants puis invite Bertrand monter dans sa voiture qui attend, sur le parking voisin. - Sainte-Enimie, est-ce loin?

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- Prs de 150 kilomtres. Quand j'ai trouv ce travail, ici, nous n'avons pu nous loger Nmes. Provisoirement, nous nous sommes installs Sainte-Enimie, dans la vieille maison qui me vient de mes parents. Ma femme se plat tant la campagne que nous y sommes rests ; pour mon travail, bien sr, c'est loin. Je ne remonte que pour le week-end (2). Bertrand s'installe ct du chauffeur et la voiture dmarre. En passant, M. Chanac dsigne les arnes, la Maison Carre, mais Bertrand a vu trop de choses pendant ces deux jours. Les faubourgs traverss, la voiture s'engage sur une large route, puis atteint Aies et un paysage minier assez laid. Enfin on aborde la montagne aride. Quelle diffrence avec la verte Normandie ! Tiens, regarde la neige, l-bas, sur l'Aigoual ; elle fondra bientt... moins qu'il n'en retombe d'autre.

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Peu peu, Bertrand sent son cur se serrer. Malgr l'aimable et forte prsence de M. Chanac, une trange impression de solitude monte en lui. Guerville lui parat trop loin. Le train donne moins l'impression d'loignement que l'auto, peut-tre cause de ce fil permanent (3) que constituent les rails. Pendant des semaines, des mois peut-tre, il ne reverra plus son pays. Saura-t-il s'habituer cette nouvelle vie, lui qui n'a jamais quitt sa mre et son frre?... Il soupire. M. Chanac comprend ce que cela signifie, et pose une main sur l'paule du petit Normand. a te passera, mon gars ; c'est le dpaysement ; un jour ou l'autre, tout le monde a connu a. Bertrand sourit et ne rpond pas, mais comme la voiture atteint le sommet d'une cte, instinctivement, dans l'horizon bleut des montagnes, ses yeux cherchent la mer.

LES MOTS (1) Etre aguerri ; tre habitu aux dures preuves de la guerre, et, par extension, aux difficults de la vie. (2) Week-end : mot d'origine anglaise qui signifie : fin de semaine. Ce sont les jours de repos du samedi et du dimanche. (3) Permanent : qui dure et se prolonge sans interruption. Le mot est ici

employ au figur puisqu'il s'agit pas de temps mais d'espace.

ne

LES IDES Regardez sur une carte o se trouve Nmes. Quel itinraire Bertrand a-t-il pu emprunter pour y arriver ? Pourquoi Bertrand ne s'intresse-t-il pas aux monuments de Nmes ? Vous est-il arriv d'tre dpays ? Quand ? Qu'avez-vous prouv ?

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10 - PREMIRES IMPRESSIONS

Chre maman, Je pense que tu as bien reu le tlgramme expdi de Nmes par M. Chanac. Je voulais t'crire ds hier ; j'tais trop las ; Mme Chanac m'a oblig rester au lit. Aujourd'hui, je suis tout fait remis de ma fatigue. J'ai fait un trs bon voyage jusqu' Paris ; j'ai vu, en passant, la cathdrale de Bayeux que Jol m'avait dit de regarder. A la gare SaintLazare, j'ai t trs ennuy ; Mme Ledolley n'tait pas l. Je l'ai attendue longtemps prs de la grille. (J'ai su, le lendemain qu'il y avait une grve des employs d'autobus ce soir-l). Alors j'ai pris le mtro, tout seul ; Jol m'avait dit que les taxis sont chers Paris. Rien de plus amusant que le mtro... Mais je n'ai rien vu de Paris, mme pas la Tour Eiffel. Dans le mtro il m'est arriv... Mais non, je ne dis rien, je raconterai a Jol, plus tard ; il rira bien de moi. Dans le train de Nmes, il n'y avait pas trop de monde ; j'avais deux places pour moi seul, j'ai pu m'allonger et mme dormir, oh! pas longtemps, j'avais trop peur de manquer l'arrive. M. Chanac m'attendait Nmes. A midi, nous tions Sainte-Enimie. Sainte-Enimie est un petit village, pas plus grand que Guerville, mais il ne lui ressemble pas, oh! non, pas du tout. Il est bti en gradins, au pied d'une montagne qu'on appelle le Causse de Sauveterre, et qui est, dit M. Chanac, une sorte de dsert de pierre. Au bas du village coule le Tarn, lui aussi bien diffrent des rivires de chez nous, de la Douve ou de la Vire que je connais. Il coule plus vite, mais ses eaux sont si claires qu'on en boirait. Presque partout, on voit le fond de cailloux blancs. La maison de M. Chanac, tout en haut du village, sur une sorte de terrasse, domine la valle. Elle est ancienne mais bien amnage. Son toit, presque plat, est couvert de tuiles, comme tous les toits de ce pays ; c'est curieux. Par contre, je trouve triste la montagne, en face, qui bouche l'horizon. Je me demande si je m'habituerai ne plus voir la mer.

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Mme Chanac est trs gentille ; elle s'occupe beaucoup de moi. J'aime l'entendre parler ; elle a un joli accent qui chante. Elle dit toujours adieu pour au revoir ; c'est amusant. Elle m'a donn une petite chambre mansarde, trs propre et m'a demand si j'avais l'habitude de faire mon lit ; je n'ai pas os dire non , mais j'ai t bien embarrass ; ce matin, en m'veillant, toutes mes couvertures taient par terre... Mais rassure-toi, maman, je n'ai pas pris froid. Nadou aussi est trs gentille, elle a juste dix ans. J'aurais aim avoir une sur comme elle. Ses cheveux sont trs bruns ; quand elle rit, elle montre de jolies dents blanches. Ce qui m'inquite un peu, c'est Bernard ; il est de mon ge mais beaucoup plus fort que moi. Il ne s'intresse qu'au sport. Si tu voyais sa chambre, elle est pleine de photos dcoupes dans les journaux sportifs. Sa sur m'a dit qu'il traversait le Tarn la nage et que, l'hiver, il faisait du ski sur le Causse. Quand j'ai avou que je ne savais pas nager, Bernard a hauss les paules et a dit que ce n'tait pas fort pour un marin. J'ai peur de ne pas m'entendre avec lui ; pourtant il n'a pas l'air mchant ; il est toujours prt rendre service sa mre. Demain, lundi, j'irai l'cole. M. Chanac m'y a fait inscrire hier. Je serai dans la grande classe avec Bernard et Nadou qui est aussi avance

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que son frre. J'ai vu le matre, il s'appelle M. Meyrieu ; il est jeune. Bernard l'admire parce qu'il est trs fort pcheur de truites. Chre maman, je ne t'ai pas encore dit mon chagrin de vous avoir quitts, toi et Jol ; pourtant il est trs grand. Pendant tout le voyage, j'ai t triste de ne pas t'avoir assez embrasse au moment de te quitter. Je ne pensais qu' partir. Je me rends compte que c'tait trs mal. Je me ferai pardonner en t'crivant souvent. Je suis sr que le climat de ce pays me fera du bien. L'air semble plus lger qu' Guerville, plus pur aussi. Hier soir, M. Chanac avait tourn le bouton du poste de radio. On annonait de la pluie sur la Bretagne et le Cotentin. A la mme heure, ici, le ciel tait plein d'toiles. Je vais essayer de ne pas m'ennuyer et de bien travailler en classe. Pour me croire un peu chez nous, j'ai pingle, dans ma chambre, les deux vues de Guerville que j'ai emportes ; je les regarde souvent. Si tu vois mon camarade d'cole Jean Lemesle, dis-lui que je lui crirai bientt. Chre maman, je te remercie encore du sacrifice que tu as fait en me laissant partir et je t'embrasse trs fort ainsi que Jol. J'attends avec impatience ta premire lettre. Bertrand . P.-S. Dans le train j'avais bien mis mes deux pull-overs, comme tu me l'avais recommand, mais je n'ai pas achev toutes mes provisions. M. Chanac s'est rgal avec les deux harengs fums qui restaient. Tu devrais lui en envoyer quelques-uns.

LES IDES Pourquoi ce chapitre ne contient-il pas de mots difficiles ? Pourquoi Bertrand qui n'a pas os raconter M. Chanac son aventure dans le mtro, ose-t-il presque la dire sa mre ? Quel dtail montre que Bertrand a t un enfant gt ?

Le village de Sainte-Enimie n'est sans doute pas marqu sur la carte. Il se trouve au sud du dpartement de la Lozre, sur le Tarn, une cinquantaine de kilomtres de sa source. P.-S. : initiales de la locution latine : post-scnptum qui signifie : crit aprs, c'est-dire un moment aprs la lettre et non simplement la suite de la lettre.

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11 - MAUVAIS DBUTSA l'cole, l'arrive de Bertrand fit sensation, d'abord parce que, dans un petit village, la venue d'un nouveau est toujours un vnement, ensuite parce qu'avec ses cheveux blonds, son teint clair, il intriguait (i) fortement les jeunes indignes (2), surtout les filles. Dans la cour, ce furent des chuchotements sans fin. - Je te dis que c'est un tranger. - Penses-tu, il parle comme nous ! - Tu as vu ses yeux bleus, c'est un Anglais. - Les Allemands aussi ont les yeux bleus. Mon pre a t prisonnier en Allemagne, il me l'a dit. Moi je sais, Bernard Chanac m'a tout expliqu. Ce garon est venu chez lui parce qu'il a t malade ; c'est un Breton. Pas un Breton, un Normand, mme qu'il est de Cherbourg. - C'est bien ce que je disais, il est presque Anglais. La cloche tire, le matre mit tout le monde d'accord en accrochant, au tableau, la carte de France. Du bout de sa rgle, il dsigna l'endroit d'o arrivait ce nouveau. On trouva que c'tait trs loin.

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Bertrand se sentait gn, non pas d'tre considr presque comme un tranger, ce qui lui paraissait plutt flatteur, mais de constater que Bernard avait eu la langue trop longue, en racontant, comme a, qu'il tait venu Sainte-Enimie pour sa sant. Le sentiment d'infriorit qui l'avait tant de fois afflig, au milieu de ses camarades, Guerville, le suivrait donc partout? Pour le mettre l'aise, M. Meyrieu, le matre, demanda au voisin de Bernard, le grand Frdric (dit Rico) de cder sa place au nouveau. Il ne se doutait pas, le malheureux, du petit drame qu'il allait provoquer en croyant bien faire. Certes, Bernard avait accueilli de son mieux le petit Normand, mais Bertrand n'tait pas sportif ; il ne s'intressait qu'aux livres, tandis que Rico, ah! parlez-moi de Rico, en voil un qui avait du cran. Depuis deux ans, Bernard et Rico s'tait toujours arrangs pour tre cte cte, au mme pupitre. Leurs devoirs termins, ils se mettaient discuter voix basse, selon la saison, du Tour de France, de la traverse de la Manche la nage ou des championnats de ski. Pour une tout autre raison d'ailleurs, il et t prfrable de ne pas mettre cte cte les deux camarades. Garon l'esprit pratique, sachant dmonter en un clin d'il une roue de vlo, rparer un moulin caf lectrique ou trouver le plomb qui avait saut dans la maison, Bernard n'tait pas un colier modle. Il tait compltement brouill avec le franais et en particulier l'orthographe. Ah! l'orthographe. Il disait volontiers : Quand on se noie dans le Tarn, l'important n'est pas de savoir s'il y a deux r Tarn mais de sortir de l'eau. C'tait son point de vue... mais pas celui de son pre, qui rvait pour son fils des brillantes tudes que luimme, nagure (3), n'avait pu entreprendre, faute d'argent. Bertrand, au contraire, malgr ses longues et frquentes absences, avait toujours t un excellent lve, s'intressant tout ce qu'on apprend en classe. Ainsi, les mettre cte cte pouvait paratre raisonnable. C'tait une erreur. Le premier jour, les deux camarades restrent l'un prs de l'autre, sans presque se parler. Ds qu'un devoir tait termin, Bernard prenait ostensiblement (4) une feuille de papier et se mettait dessiner des autos de course ou des hors-bord (5), tandis que Bertrand, dconcert, comprenant mal le mutisme de son camarade, regardait autour de lui, cherchant, pour se raccrocher quelqu'un, le regard de Nadou, l'autre bout de la classe, dans la range des filles. Deux jours passrent ainsi, deux jours mortellement longs, affreusement

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pnibles pour Bertrand qui n'osait demander Bernard la raison de son silence. Mme aprs la classe, Bernard trouvait un prtexte pour ne pas rentrer avec lui. II entranait le grand Rico et on ne le revoyait plus jusqu'au soir. Ce dsir d'viter Bertrand apparut tout de suite Nadou. Elle en fit la remarque son frre. Tu n'es pas assez gentil avec Bertrand ; pourquoi ne joues-tu pas avec lui, aux rcrations ou le soir ? - Il ne sait jouer rien. Ce n'est pas sa faute ; il est moins fort que toi. Vous pourriez jouer aux checs, moi, je n'y comprends rien, mais j'ai bien vu, hier soir, que papa a eu beaucoup de mal gagner la partie contre lui. Bernard haussa les paules. Les checs! d'abord ce n'est pas un jeu mais un casse-tte chinois. Si a l'amuse d'attraper une mningite! Joue avec lui, toi, puisqu'il faut le distraire. Oh! Bernard, on dirait que tu es mchant. Bien sr, j'essaierai d'apprendre. Alors, laisse-moi tranquille! Et il s'loigna d'un air dtach.

LES MOTS (1) il intriguait : il tonnait, il veillait une grande curiosit, (2) Indignes : ce sont les habitants du pays dont on parle. (3) Nagure : autrefois, il y a longtemps. (4) Ostensiblement en se faisant voir, en rendant son geste trs visible.

(5) Hors-bord : canots de course dont le moteur est fix l'arrire, en dehors du bateau. LES IDES Pourquoi le fait d'tre presque considr comme un tranger pouvait-il paratre flatteur Bertrand ? Pourquoi le matre croyait-il bien faire en mettant Bertrand et Bernard cte cte ? Que pensez-vous de l'attitude de Nadou ? de celle de Bernard?

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12 - LA COMPOSITIONLes trois enfants avaient quitt la maison ensemble, comme d'habitude, Nadou entre les deux garons, selon l'habitude aussi, comme si, inconsciemment (i), elle voulait servir de lien entre eux. Bernard n'tait pas de bonne humeur. La veille, sa mre n'avait pas consenti le laisser faire une expdition vlo, sur le Causse, parce que c'tait encore trop loin pour que Bertrand puisse le suivre A la rentre, en classe, les deux garons se retrouvrent cte cte sans plus se parler que les autres jours. Le matre annona la composition d'orthographe. Bernard haussa les paules et bougonna : - Une dicte complique, bien entendu, et avec des questions pardessus le march. Il ouvrit son cahier en le malmenant. M. Meyrieu donna le titre : Les bohmiens, lut le texte lentement et commena : Ils ne sont pas d'ici, ni d'ailleurs, ni de nulle part... Pas d'ici, comme toi, fit Bernard, entre ses dents, en jetant un coup d'il vers le petit Normand.

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Bertrand ne releva pas la mchancet (2). Il fit celui qui n'avait pas entendu. A Guerville, les jours de composition, le matre invitait toujours les lves de la mme table disposer entre eux un livre entr'ouvert, debout sur la tranche, pour viter toute tentation de copier. Machinalement, Bertrand avait pris sa gographie pour la dresser, en cran, sa gauche. Bernard ne fit aucune remarque et se contenta de froncer les sourcils. Le matre continua : ils arrivent un soir avec leur maison, l'arrtent au bord de la route et deviennent pour un jour des voisins... Drles de voisins, ronchonna encore Bernard. La dicte finie, vinrent les questions : des explications de mots, un exercice de conjugaison et une analyse logique, la bte la plus noire parmi les btes noires de Bernard. La dicte relue une dernire fois, aprs un temps convenable pour rpondre aux questions, le matre ramassa les cahiers pour la correction. Puis, aprs la rcration, ce fut au tour du calcul. Dans le domaine des chiffres, Bernard se sentait plus l'aise. Il voulut se venger de la dicte, mais avec une sorte de rage qui l'obligea recommencer plusieurs fois ses oprations. C'est seulement en fin d'aprs-midi que le drame se noua (3), quand M. Meyrieu, avec une solennit inaccoutume, donna les rsultats de la composition. Lentement, gravement, il commena par promener son regard autour de la classe. Comme d'ordinaire, commena-t-il, les filles se sont rvles plus fortes en dicte et les garons meilleurs en calcul ; dans l'ensemble, je ne suis pas mcontent des rsultats... Cependant, j'ai t du, pour ne pas dire exaspr par certains devoirs. II se tourna vers Bernard. - Le tien, par exemple, Bernard Chanac. Ma parole, on dirait que tu n'as qu'un but : devenir la lanterne rouge (4) de la classe. Huit fautes et demie dans ta dicte, une dicte choisie dessein (5) parmi les plus faciles... et par-dessus le march des erreurs d'oprations dans les deux problmes, alors que ta sur, d'une anne plus jeune, obtient la moyenne dans les deux matires... Si M. Meyrieu s'en tait tenu l, rien ne serait peut-tre arriv, mais, emport par son lan, ne s'avisa-t-il pas d'tablir aussi la comparaison avec Bertrand ! - Quand je pense, lana-t-il, que tu te laisses distancer pareillement par ton camarade Levasseur qui, lui, n'a qu'une faute sa dicte, toutes ses rponses justes et seulement une erreur de virgule un problme!...

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Tu devrais avoir honte, Bernard, et te mettre une fois pour toutes dans la tte que nous ne sommes plus l'poque des primitifs qui vivaient dans les grottes, au bord du Tarn. Dieu merci, le muscle n'est plus la seule force de l'homme ; il y a aussi le cerveau... Un de ces soirs, j'irai voir ton pre ; aprs de tels rsultats, il ne devra plus se faire d'illusions. Bernard accepta ce coup de masse sans broncher, sans sourciller, mais qui aurait gliss un regard sous son pupitre, aurait vu ses poings se fermer. Cinq minutes avant la sortie, il fit Bertrand, sans mme le regarder: Tout l'heure, tu laisseras Nadou rentrer toute seule, j'ai quelque chose te dire...

LES MOTS (1) inconsciemment : sans s'en rendre compte, sans s'en apercevoir. (2) Ne releva pos la mchancet : ne fit pas attention la mchancet. (3) Le drame se noua : le verbe nouer est employ au sens figur. Les esprits se tendirent, le drame devenait invitable. (4) La lanterne rouge : cette expression courante est emprunte au langage des cheminots, le dernier

wagon d'un train portant toujours une lanterne rouge. (5) A dessein : exprs, volontairement. LES IDES Relevez toutes les raisons qui poussent Bernard s'irriter contre Bertrand. M. Meyrieu s'est montr maladroit. Qu'aurait-il d ou pu faire ? De son ct Bertrand pouvait-il quelque chose ?

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13 - REGLEMENT DE COMPTESLa cloche vient de sonner. Les enfants s'parpillent comme une vole de moineaux. Un instant, Nadou s'arrte, au seuil de la cour, comme pour attendre Bertrand. A-t-elle pressenti quelque chose? Mais sa grande amie, la fille du facteur, arrive en courant, la prend par le bras et elles s'en vont en riant. Viens, dit Bernard au petit Normand ! Au lieu de remonter vers la maison, travers les pittoresques (i) ruelles paves ou mme dalles qui attestent (2) l'ancienne importance du village, Bernard entrane son camarade le long du Tarn, sur la route de Florac. Que veux-tu me dire? Tu le sauras, viens!... Bernard s'arrte aprs la dernire maison et, brutalement, demande : Pourquoi as-tu fait a ? Bertrand ne comprend pas, il ouvre des yeux tonns.

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- Fait quoi? Ton livre, ce matin, pendant la dicte... - A Guerville, c'tait ainsi, les jours de composition. - Tu sais bien que je ne suis pas fort en orthographe, tu aurais pu me laisser jeter un coup d'il sur ta dicte. Oh! Bernard, c'tait la composition!... - Tu l'as fait exprs ! Non, je t'assure, avec un autre que toi, j'aurais aussi mis mon livre ; c'tait l'habitude Guerville, je te le rpte. Tu aurais pu penser mon pre ; tu le connais, mon pre, il ne badine pas. En rentrant de Nmes, il va me passer un drle de savon... cause de toi. Bernard proteste vivement. - Tout de mme, est-ce ma faute si tu es mauvais en orthographe? Depuis que tu es arriv, ce n'est pas trs rjouissant pour moi. Quand ce n'est pas mon pre, c'est maman. Toujours les mmes comparaisons : Bertrand par-ci, Bertrand par-l... j'en ai assez. Encore une fois, est-ce ma faute?... je n'ai jamais voulu te faire tort. Hier encore, je t'ai souffl pendant la leon de gographie, je t'ai dit quelle rivire arrosait Amiens. Ne trouvant aucune raison vraiment valable pour accuser son camarade, Bernard hausse les paules. Oh, je sais, reprend Bertrand, ma prsence ici te dplat. Tu crois peut-tre que je n'ai pas entendu tes rflexions, ce matin, pendant la dicte? Qu'est-ce que j'ai dit? Tu t'en souviens aussi bien que moi. Bernard hausse encore les paules. A-t-il vraiment oubli? est-il de mauvaise foi (3) ? Le fait que son camarade ait pu retenir quelque chose contre lui l'exaspre. Il s'est contenu trop longtemps ; c'est l'explosion. Tiens, fait-il brusquement, je n'ai peut-tre pas de cervelle, mais j'ai des bras qui ne sont pas des chiffes. D'un coup de poing aussi vif qu'inattendu, il envoie Bertrand rouler sur le sol et, soulag, aprs un dernier haussement d'paules, il s'loigne en sifflotant. Le coup de poing n'a pas t terrible, mais pour Bertrand, la blessure d'amour-propre est grave. Il se relve, ramasse son cartable et, trs ple, reste l, sentant les larmes lui brler les yeux. Puis il va s'asseoir, un peu plus loin, sur une murette de pierres sches et rumine sa peine.

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Je m'en tais aperu ds le premier jour, se dit-il, il ne m'aime pas... A prsent, c'est fini, je ne pourrai plus rentrer chez lui. Lentement, il lve les yeux sur la route blanche, la route qui mne vers Florac, vers Nmes... vers Guerville. Il faut que je parte!... Par la pense, il refait, en sens inverse, le long voyage qui l'a amen Sainte-Enimie. Il faut que je parte!... Il se lve, fait quelques pas sur la route, son cartable bout de bras, comme si, rellement, il s'en allait. Mais il sait bien qu'il ne peut partir, comme a, tout seul, sans argent. Alors, il revient sur ses pas, s'engage dans les vieilles ruelles, vritable labyrinthe (4) moyengeux o des enseignes de ferronnerie pendent encore aux murs moussus. Il voudrait se dcider remonter lhaut ; non, il ne peut pas. A droite, s'ouvre le trou noir d'une ancienne cave vote. Il entre. L'endroit est sombre et humide. Il se laisse tomber sur une dalle et s'abandonne son chagrin.

LES MOTS (1) Pittoresque : de la famille du verbe peindre. Rapprocher aussi de l'adjectif : pictural. Si beau ou si original que cela mrite d'tre peint. (2) Qui attestent ; qui montrent, qui sont un tmoignage. (3) Etre de mauvaise foi : ne pas vouloir reconnatre ses torts. (A) Labyrinthe : difice de la Grce antique compos d'un si grand nombre de

couloirs enchevtrs infailliblement.

qu'on

s'y

perdait

LES IDES Expliquez : aussi vif qu'inattendu. Bertrand a-t-il vraiment l'intention de partir ? Pourquoi n'a-t-il pas rpondu au coup de poing de Bernard ? Que pensez-vous du caractre de Bernard ?

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14 - NADOU SAIT CONVAINCRE Mais enfin, Bernard, il est six heures et Bertrand n'est pas encore rentr. O est-il? En sortant de l'cole, nous nous sommes disputs. Je l'ai laiss au bas du village. Disputs!... vous vous tes battus? Juste un coup de poing. Je t'assure, maman, je ne voulais pas. Ma main est partie toute seule. Je ne lui ai pas fait grand mal. Et aprs, quest-il arriv? Je suis parti, je croyais que Bertrand allait remonter, lui aussi. Ainsi, tu ne l'as pas attendu? Bernard baissa la tte. Tu comprends, maman, on venait de se disputer, alors... c'tait difficile. C'est--dire que tu ne voulais pas avoir l'air de cder... O l'as-tu laiss ? Au bas du village, sur la route de Florac. C'est bien, appelle ta sur et venez avec moi! Ils descendirent vers le Tarn, remontrent la route qui le longe. Bernard montra l'endroit o ils s'taient querells. Nadou ramassa une gomme chappe du cartable de Bertrand. Inquite, Mme Chanac alla frapper la porte de l'instituteur. Celui-ci avait bien vu les deux camarades quitter l'cole, mais ne savait rien de plus. Voyons, demanda encore Mme Chanac son fils, que s'est-il pass au juste ? Bertrand est moins fort que toi ; tu ne vas pas me dire que c'est lui qui a commenc?... Le gros Bernard soupira, baissa encore la tte. Je ne voulais pas, maman, je t'assure que je ne lui ai pas fait mal. Il s'est vex pour rien... pour presque rien... Une vieille femme ayant dclar avoir vu l'enfant s'loigner sur la route, Mme1 Chanac dcida de s'avancer de ce ct. Ils partirent tous trois. Mais au bout d'un kilomtre, Mme Chanac, affole, fit demi-tour.

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Je ne comprends pas, rptait Bernard, inquiet, lui aussi. Ils rentrrent dans le village, remontrent en hte vers la maison. Pas de Bertrand. La nuit tombait. Prise de panique (i), Mme Chanac parla d'avertir les gendarmes, le garde-champtre, de lancer tout le village sa recherche. Ils redvalrent les ruelles, dbouchrent nouveau au bord du Tarn. Toi, Bernard, descends sur la route de Millau, moi je vais monter sur celle du Causse ; toi, Nadou... Moi, maman, si tu veux, je vais chercher encore dans le village. Nadou laissa sa mre et son frre s'loigner et remonta travers le vieux Sainte-Enimie. La nuit tait tout fait venue. A part les quelques rares trous de lumire des -lampes lectriques, les ruelles taient emplies d'une obscurit presque totale. Nadou luttait de toutes ses forces contre la peur qui lui coupait la respiration. Pourtant, une petite voix secrte lui disait que Bertrand n'tait pas parti trs loin, qu'il tait l, dans le village. Comme elle descendait une ruelle aux murs tapisss de lierre, elle sursauta. Effray par ses pas, un chat sauta d'un mur, traversa la ruelle pour se rfugier dans une ruine puis en ressortit aussitt, plus effray encore. Cela parut trange Nadou. Le cur battant, elle s'approcha d'une vote pleine de nuit. Elle couta, puis alluma le botier lectrique qu'elle avait emport et poussa un cri. - Bertrand!... Il tait l, assis sur son cartable pour se protger de l'humidit du sol. Ebloui-par la lumire, il tressaillit. - Oh! Bertrand, je sais ce qui s'est pass... mais pourquoi ne rentraistu pas? Il faut que je m'en aille. Que tu partes?... Des larmes dans la voix, il raconta la scne de la querelle, expliqua que, ds les premiers jours, il s'tait rendu compte de la rpulsion (2) que Bernard prouvait pour lui. Il ne dsire qu'une chose, Nadou, me voir quitter Sainte-Enimie. Oh! Bertrand! Tu as cru cela?... Si tu savais, au contraire, combien mon frre t'admire. Le petit Normand eut un rire amer et sceptique (3). Vraiment? Je ne me moque pas, Bertrand, mon frre est trs fier de toi... seulement, vois-tu, prsent, il se rend mieux compte de sa mdiocrit en classe

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et il en a du chagrin... tout comme toi de n'tre pas aussi fort que lui... Pourtant, s'il voulait s'en donner la peine, mon frre travaillerait beaucoup mieux... Ce que tu me dis, de la composition de dicte, m'tonne. Mon frre n'est pas tricheur ; il n'aurait pas copi, j'en suis sre. Seulement, il a cru que tu voulais le vexer ; il est un peu vif de caractre... comme papa. Tu lui en veux encore?... C'est lui, Nadou. Oh! si tu avais vu son chagrin, tout l'heure, quand maman lui a demand pourquoi tu n'tais pas rentr. En ce moment, il court ta recherche sur la route de Millau ; je suis sre qu'il a bien du mal se retenir de pleurer. Elle n'avait que onze ans, mais elle s'exprimait comme une petite femme psychologue (4) qui sait lire, travers les tres, les secrtes penses. Et moi, ajouta-t-elle avec douceur, est-ce que je t'ai fait du mal?... tu voudrais me quitter aussi?... Oh! non, Nadou, pas toi. Alors, viens, viens vite. Quand d'en bas maman et Bernard verront les fentres de la maison claires, ils comprendront que je suis revenue... que je t'ai retrouv. Il hsita. Mais la voix de Nadou savait se faire insistante et douce. Quand elle lui prit la main pour l'aider se lever, il ne protesta plus.

LES MOTS (I) Panique : grande peur, frayeur qui ne peut s'expliquer, dont la cause est inconnue ou invisible. Les anciens Grecs disaient que le dieu Pan se promenait souvent la nuit et causait ainsi de grandes peurs appeles pour cette raison paniques. (1) Rpulsion : du verbe repousser. Rpugnance, antipathie, sentiments qui nous loignent d'un tre.

(3) Un rire orner et sceptique : un rire qui ne marque pas la gaiet mais au contraire, la tristesse et surtout le doute. Ne pas confondre avec septique qui signifie : provoqu par les microbes. (4) Psychologue : un psychologue est celui qui tudie les sentiments, le caractre des tres. LES IDES Bernard est-il vraiment triste de ce qu'il a fait, le regrette-t-il ? Justifiez votre rponse ? Comment pourrait-on d'aprs ce texte, qualifier le caractre de Bertrand.

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15 - UNE PROUESSE DE BERTRANDUn abcs qui crve fait cruellement souffrir, mais c'est aussitt le soulagement. L'incident de l'cole avait t l'abcs qui clate. Les secrtes penses des deux adversaires brutalement mises nu, chacun savait prsent quoi s'en tenir sur l'autre. Bien sr, cet ge, 1''amour-propre (i) est chatouilleux (2), intransigeant (3), on ne veut pas, ouvertement, reconnatre ses torts. Heureusement Mme Chanac et Nadou taient l pour servir de tampon. Pour commencer, Mme Chanac alla trouver M. Meyrieu, lui demanda de ne plus laisser Bernard et Bertrand cte cte, du moins provisoirement. Bien entendu, il fallait trouver une raison. Sous prtexte que le petit Normand souffrait d'une lgre myopie, il fut plac au premier rang et Bernard retrouva son intrpide Rico. Nadou se chargea du reste. Avec une patience inoue, elle chercha renouer les liens si brutalement rompus entre les deux camarades. Elle dit son frre que Bertrand s'intressait aux sports beaucoup plus qu'on ne le croyait et qu'elle l'avait surpris plusieurs fois en train de lire des compte rendus de course sur le journal. A Bertrand, elle expliqua que Bernard, malgr son air dtach, tait malheureux d'tre mal class l'cole et que, pas plus tard qu'hier, en cachette, il avait demand sa mre de lui faire faire une dicte supplmentaire... ce qui tait d'ailleurs exact. Ainsi, il arriva que les deux garons, spars pendant les six heures de classe, prouvrent presque du plaisir se retrouver le soir, la sortie, et remonter ensemble la maison. Nadou tait ravie. C'tait un peu son uvre. Un nouvel incident, d'ailleurs, devait bientt concrtiser (4) ces changements d'attitudes. C'tait un soir d'avril. Les deux garons rentraient de l'cole travers le ddale des vieilles ruelles. Tout coup, ils aperurent une vieille femme qui, le nez en l'air, lanait des appels suppliants. Ils levrent les yeux et aperurent au sommet d'une vieille muraille, un petit chat blanc qui miaulait dsesprment.

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- Un chien lui a fait peur, expliqua la vieille, il s'est rfugi l-haut et ne sait plus redescendre. Il y a plus d'une heure que je l'appelle. Bernard et Bertrand s'taient arrts pour regarder le malheureux chat qui, de son perchoir, tendait le cou vers sa matresse plore. Le mur est trop haut, remarqua Bernard, il faudrait une chelle des pompiers, mais une voiture ne passerait pas dans la ruelle... quant l'escalader... merci pour moi! Bertrand ne rpondit pas. Depuis longtemps, il cherchait l'occasion de prouver Bernard qu' dfaut de force il ne manquait pas de cran. Deux ou trois fois, il promena son regard du haut en bas de la muraille puis, sans mot dire, enleva sa veste qu'il jeta sur le sol. Tu es fou, Bertrand, ce mur est pourri. On verra bien! Et il commena l'escalade. Lentement, cherchant les pierres en saillie pour s'accrocher, il s'leva. Redescends, cria encore Bernard, tu vas te casser les reins. Bertrand n'coutait pas. Au contraire, les craintes de Bernard semblaient le stimuler (5), lui donner des forces. Il continua son ascension, s'arrtant pour souffler, tantt sur le rebord d'une lucarne, tantt en enfonant la pointe de sa chaussure dans la fente laisse par le ciment depuis longtemps tomb. Les mains jointes, partage entre son dsir de rentrer en possession de son chat et sa crainte de voir Bertrand tomber, la vieille femme gmissait : Redescends, mon petit, redescends! sans qu'on st au juste qui cette supplique s'adressait. A un moment, Bertrand faillit lcher prise, une pierre descelle ayant cd sous son pied. Bernard et la vieille poussrent le mme cri d'effroi. Par un miracle d'adresse, Bertrand russit rtablir son quilibre. Enfin, aprs de terribles efforts, le petit Normand atteignit le fate du mur. Comprenant sans doute le danger qu'il avait couru, le chat ne fit aucune difficult pour se laisser prendre et dposer sur les paules de son sauveteur. Alors, commena la descente, plus prilleuse encore. A chaque instant, Bertrand pouvait manquer sa prise , tomber dans le vide. Bernard sentait son cur s'arrter chaque fois que le pied de son camarade ttonnait la recherche d'un appui. Enfin, Bertrand toucha le sol. Il tait blme sous la sueur qui ruisselait de son visage. Sa main droite, corche, saignait. - Tu es fou, rpta Bernard, tu ne sais pas ce que tu risquais... moi, je n'aurais jamais os.

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Bertrand se contenta de sourire modestement, mais au fond, trs fier de lui. C'tait sa revanche, sa rhabilitation (6). Bernard tendit la main, Bertrand avana la sienne. Ils mettaient le point final leur rivalit.

LES MOTS (1) Amour-propre : sentiment qu'on a de sa propre valeur, de sa dignit. (2) Chatouilleux : trs susceptible, trs sensible (sens figur). (3) Intransigeant : qui ne transige pas, c'est--dire qui ne fait aucune concession, qui n'accepte aucun accord. (4) Concrtiser : rendre concret, c'est--dire, visible. (5) Stimuler : exciter, donner du courage, de la force. Un fortifiant s'appelle galement un stimulant.

(6) Rhabilitation : action de rhabiliter, de rtablir dans tous ses droits celui qui a t condamn injustement. LES IDES Comment expliquez-vous le travail de Nadou pour rconcilier les deux camarades ? Quels sentiments s'est-elle efforce de dtruire chez l'un comme chez l'autre ? Expliquez : sans qu'on st au juste qui cette supplique s'adressait. Croyez-vous que Bertrand aurait os grimper sur le mur si Bernard n'avait pas t l?

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16 - LA LETTRE

Mon cher Jean, Je t'avais promis de t'crire souvent ; je n'ai gure tenu ma promesse. Aujourd'hui, je veux me faire pardonner par une longue lettre. Crois-moi, je n'oublie pas Guerville et la mer continue me manquer. Cependant, je me suis bien habitu Sainte-Enimie. Tu me reconnatras peine quand je rentrerai. J'ai pris deux bons kilos et je suis bronz par le soleil. Tu souriras peut-tre en apprenant que je deviens sportif. Pierre Chanac m'a appris nager la brasse. Je ne traverse pas encore le Tarn, mais je suis capable de me maintenir flot sur plusieurs mtres. Nous faisons aussi des expditions vlo. Le pays est trs pauvre, mais trs pittoresque. Depuis Pques, les touristes affluent pour visiter les fameuses gorges du Tarn qui commencent deux pas d'ici. Tu te rappelles peut-tre, notre matre nous en avait parl l'cole ; je ne savais pas qu'un jour, je les dcouvrirais moi aussi.

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Elles sont vraiment extraordinaires. Imagine la rivire coulant entre deux immenses murailles blanches. Les vrais amateurs parcourent ces gorges en bateau, ou plutt en cano. Il parat que c'est merveilleux. Ds que je saurai mieux nager, M. Chanac me laissera descendre le Tarn ainsi, avec Nadou et Bernard. Mais c'est autre chose que je veux te raconter aujourd'hui. Un dimanche, M. Chanac nous a tous emmens visiter l'aven Armand. Tu ignores ( comme moi auparavant) ce qu'est un aven. Figure-toi une grotte colos-salle, creuse par les eaux dans le Causse. Il en existe plusieurs dizaines dans la rgion mais tous ne sont pas explors et amnags. L'aven Armand ( Armand, c'est le nom du splologue (i) qui l'a dcouvert) est situ sur le Causse Mjan, au sud de Sainte-Enimie... mais tu ignores aussi ce qu'est un Causse. Te souviens-tu de la lande de Lessay que nous avions traverse, l'an dernier, pendant notre voyage scolaire au Mont SaintMichel? Nous l'avions trouve sauvage. Eh bien, la lande de Lessay est un paradis de verdure, ct du Causse. Rien n'y pousse ; pas une herbe, pas un arbre : un vrai dsert de pierre. En le traversant, on sent sa gorge se serrer ; et cela dure des kilomtres et des kilomtres. C'est au milieu de ce dsert que s'ouvre l'aven Armand. De l'extrieur, on aperoit juste un trou, celui par o l'explorateur est descendu, suspendu une longue corde. Mais depuis, l'aven a t amnag. Une longue galerie en pente, taille dans la roche, conduit au fond de la grotte. Alors, on se trouve tout coup devant un spectacle prodigieux ; une immense nef, haute comme une cathdrale, pleine de colonnades, de sculptures, d'arborescences (2) extraordinaires ; tout cela en pierre. Comme Ta expliqu le guide, ce sont des stalactites (3) et des stalagmites (4) formes lentement par les gouttes d'eau tombant de la vote et qui, en s'vaporant, dposent leur calcaire. Et toute cette ferie est claire par des projecteurs multicolores, habilement dissimuls derrire les festons de pierre. En pensant que ce travail des eaux a demand des milliers d'annes... et que moi je n'ai que douze ans, je me sentais vraiment trs jeune au fond de l'aven. J'avais presque peur... et Nadou aussi ; elle ne lchait pas ma main. D'ailleurs, au moment o la caravane des visiteurs tait au fond de la grotte, un incident s'est produit (dont je ris prsent) mais qui a sem la panique. Une brusque panne d'lectricit a jet l'aven dans la nuit la plus noire. Des femmes et des enfants se sont mis crier. Le guide s'est efforc de les rassurer en allumant sa lampe de poche et en disant qu'une batterie de secours allait se mettre en marche. Cela a tout de mme demand quelques minutes.

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Quand la lumire est revenue, on a entendu un grand ouf de soulagement... puis, presque aussitt, un nouveau cri. Une femme avait perdu son enfant, une fillette de six ans. Tu imagines l'affolement! Voil la caravane, guide en tte, la recherche de la disparue, fouillant les moindres recoins de la grotte. L'enfant tait-elle tombe dans un gouffre ? Cinq minutes passent, cinq autres encore, rien. Affol, le guide dcide de remonter la surface pour demander du secours... et qu'aperoit-il? La fillette, assise sur le Causse, en train de jouer tranquillement aux osselets avec des cailloux. Toute seule, dans l'obscurit, elle avait retrouv la sortie et attendait ses parents... ses parents qui, tu t'en doutes, ont srement gard un drle de souvenir de cette visite... Voil, mon cher Jean, une lettre o je parle beaucoup de moi. Je ne t'ai pas encore remerci de toutes les petites nouvelles de Guerville que tu m'envoies. Je suis pein d'apprendre que le pre Boutteville s'est cass le bras en tombant, sur le quai, et que la tempte d'avril a fait tant de dgts, mais je suis heureux de savoir que la mre du petit Jean Canut est revenue de l'hpital. Tu ne m'as pas dit ta place aux dernires compositions. Avez-vous dj choisi le but de votre voyage de fin d'anne? Je vais bien regretter de ne pas y participer. Tu me demandes si je62

pense bientt rentrer. M. et Mme Chanac veulent me garder le plus longtemps possible. Pour bien faire, disent-ils, je devrais rester une anne entire... Mais ce n'est pas possible ; les Chanac ne veulent rien accepter de maman, alors cela me gne beaucoup d'tre une charge pour eux. Je pense rentrer Guerville la fin de l't et tre, comme l'an dernier, sur le mme banc que toi, ds la rentre. Mon cher Jean, cris-moi bientt, donne-moi encore beaucoup de petites nouvelles, si tu savais combien elles me font plaisir. Serre la main, pour moi, tous mes anciens camarades, dis-leur que j'aurai beaucoup de choses leur raconter quand je reviendrai. Ton camarade, Bertrand.

LES MOTS

(1) Splologue : explorateur spcialis dans la visite des grottes et excavations naturelles. (2) Arborescences : dessins, sculptures ayant la forme d'arbres. (3) Stalactites ; concrtions en forme de longues aiguilles de pierre qui descendent de la vote. (4) Stalagmites : mmes concrtions mais qui montent du sol au lieu de descendre. Les avens ne se rencontrent gure que dans les terrains calcaires. Essayez de trouver pourquoi. Cette lettre a-t-elle t crite longtemps aprs les incidents qui ont oppos Bernard et Bertrand ?

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17 - UN BEAU MTIER

Juin tait l, avec ses journes chaudes, ses longs soirs paisibles, tisss de lumires dores. Quelquefois, aprs souper, Mme Chanac et les trois enfants descendaient au bord du Tarn. Bernard et Bertrand faisaient des concours de ricochets sur les nappes d'eau tranquille tandis que Nadou cueillait des fleurs et que Mm une bte en jaillit qui, affole, se met bondir en tous sens dans la soute. C'tait un puma de quelques semaines, captur en Amrique du Sud par un des passagers qui le ramenait clandestinement (3) en Europe. Et qu'est-il devenu? Eh! bien, quand on a constat qu'il tait trop jeune pour nourrir des instincts belliqueux (4), nous l'avons autoris terminer le voyage sur les genoux de son matre, comme un gros chat... et il a bu les trois biberons que je lui ai prpars... Voil, c'est le seul incident dont je me souvienne. Il est vrai que je suis reste Air-France peine deux ans. Bertrand regarda Mme Chanac avec curiosit. Et vous avez renonc cette vie si intressante pour venir SainteEnimie ? Eh! oui, cela te parat extraordinaire, n'est-ce pas, que je sois venue me perdre dans ce village que je ne connaissais mme pas de nom. La vie est souvent faite de contradictions. J'avais un beau mtier, mais je suis plus heureuse ici, avec mon mari et mes enfants. Quand j'ai connu celui que je devais pouser, je n'ai pas hsit. D'ailleurs, c'tait choisir ; le rglement interdisait aux htesses de l'air de fonder un foyer.

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- A cause des accidents? - Non, simplement parce que les deux choses sont incompatibles (5). Une htesse de l'air doit se consacrer entirement, sans dfaillance, son service, tre disponible tout instant, en toute circonstance. Comment pourrait-elle tre aussi une bonne pouse et une bonne mre de famille?

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Je devais choisir, j'ai choisi et ne regrette rien... Parfois j'imagine que notre maison, perche au sommet du village, est un avion et que vous tes tous mes passagers. Cela suffirait calmer mes regrets... si j'en avais. - Et vous n'avez plus envie de voyager, de dcouvrir des pays nouveaux? - Oh! si, Bertrand, mais je ne crois pas ncessaire d'aller si loin. La France est si belle. Tiens, regarde, l-bas, au-dessus des gorges, ces rochers baigns de lumire mauve, n'est-ce pas sublime ? Voyez-vous, mes enfants, c'est notre pays, la France que j'aimerais dcouvrir, elle est si mal connue de ceux qui ont la chance de vivre sur son sol... Mais qui sait?... peut-tre n'aurons-nous plus longtemps rester ici... Il se pourrait... Elle n'acheva pas et une lgre rougeur envahit son visage, comme si elle se reprochait d'avoir eu la langue trop longue. - Que veux-tu dire, maman ? demanda vivement Nadou qui n'avait jamais vu sa mre aussi nigmatique (6). Oh! rien, ma petite, rien, je voulais simplement dire, que la vie est longue ; nous ne savons pas ce que l'avenir nous rserve. Et pour prvenir toute autre question, Mme Chanac dit en se levant : La fracheur commence tomber, il est temps de remonter lhaut, bord de notre avion qui nous attend pour le plus merveilleux des voyages, le voyage des rves...

LES MOTS (1) S'brouer : s'battre, s'agiter dans l'eau. Le mot est donc employ ici au sens figur. (2) Ghetto : quartier d'une ville o les juifs devaient rsider, autrefois. Dsigne aujourd'hui n'importe quel quartier de grande vi||e o les commerants juifs ont leurs boutiques. (3) Clandestinement : en cachette. (Le transport des animaux en avion est soumis des conditions d'hygine trs prcises.) (4) Instincts belliqueux : instincts guerriers, agressifs.

(5) Incompatibles ; qui ne peuvent exister ensemble, en mme temps. (6) Enigmatique : qui cache une nigme, c'est--dire un secret. LES IDES Que pensez-vous du mtier d'htesse de l'air ? Bertrand parat hant par les accidents d'avion, essayez d'en trouver une ou plusieurs causes. Relevez les phrases qui montrent que Mme Chanac est une bonne mre de famille.

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18 - LA DCISION DE BERTRANDLes paroles sibyllines (1) de Mme Chanac avaient fort intrigu les enfants. Que renfermait ce qui sait ? Avait-il t dit la lgre ? tait-il, au contraire, lourd de sens?... N'avez-vous pas vu, fit Nadou, que depuis quelque temps, quand papa rentre, le vendredi soir, il parat proccup. Je suis sre qu'il se passe quelque chose qu'on nous cache... et n'avez-vous pas remarqu aussi que papa ne s'intresse plus son jardin, comme autrefois? C'est vrai, constata Bernard, et il ne parle plus de repeindre la balustrade de la terrasse, comme il voulait le faire... ni de retapisser ta chambre, Nadou. Ils durent attendre une semaine encore avant de savoir. Un vendredi soir, en remontant de Nmes, alors qu'on venait de passer table, M. Chanac annona gravement que la socit : Les Ateliers Cvenols, mal dirige,

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priclitait (2) et se trouvait au bord de la faillite. Dj, on prvoyait que les importants locaux et ateliers seraient rachets par la socit des Mines de Bessges et, naturellement, ce transfert (3) entranerait de grands changements dans le personnel. Voil donc ce qui se passe, conclut M. Chanac ; comme vous voyez ce n'est gure rjouissant pour nous. Mais toi, papa, demanda vivement Bernard, tu resteras? M. Chanac secoua la tte. Je ne pense pas. D'abord, il n'est pas certain que la nouvelle direction me prendra, ensuite mon domaine est la mcanique. Ds que je trouverai autre chose, je partirai. O? interrogea Nadou. Je ne sais pas, ma petite ; dans la vie on ne fait pas ce qu'on veut. Il faudra donc quitter Sainte-Enimie?... Je le crains. Nadou poussa un soupir. Pour elle, ce petit village accroch au flanc du Causse dsert tait le plus beau, le plus riant des villages. Elle y tait ne ; il constituait tout son univers. Alors, il faudra abandonner notre maison? Une larme roula sur sa joue. Sa mre l'attira elle et lui caressa les cheveux. Ne te chagrine pas l'avance, Nadou. Moi aussi j'aime cette maison, ce village, qui pourtant n'taient pas les miens. Je m'y suis attache, surtout parce que nous y avons t heureux, en famille. D'ailleurs, si nous devions partir, ce qui n'est pas encore certain, nous garderions la maison, nous pourrions y revenir, l't, aux vacances. Bien sr, approuva Bernard. Bertrand, lui, ne dit rien. Trois mois plus tt, en arrivant SainteEnimie, il avait cru la famille Chanac sinon trs aise, du moins l'abri des soucis matriels (4). La maison, bien entretenue, lui avait paru presque luxueuse ct de la sienne, Guerville, et l'auto tait un signe vident de richesse. Peu peu, il s'tait aperu que les Chanac, eux aussi, devaient compter pour vivre. L'auto tait surtout un instrument de travail et si Mme Chanac avait prfr rester l, plutt que de s'installer Nmes, c'tait sans doute par got, mais certainement aussi pour conomiser un loyer et parce qu' la campagne la vie est tout d