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-Un bonheur inattendu - ekladata.comekladata.com/.../Un-bonheur-inattendu-Tracy-Wolff.pdf · — Ça, c’est évident ! Enfin, puisque je suis là, du moins jusqu’à ce qu’une

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Avril—Jet’offreunverre?LeDr LucasMontgomery se retourna, les sourcils froncés, irrité que l’on perturbe ses quelques

minutesdesolitudedurementgagnées.Sonirritationsemuaenuntoutautresentiment,dèsqu’ilreconnutla rousse aux longues jambes, aux courbes voluptueuses et au sourire espiègle qui l’interpellait.KaraStewardluitendaituneflûtedechampagne,etsesyeuxvertspétillaientdanslapénombredelaterrasse.

—Lechampagneestgratuit,mabelle.—Pourtant,tuneboispas.AllezLucas,laisse-toiunpeuvivre.Amuséparsontontaquin,ilpritlaflûteetlavidad’untraitsansquitterlajeunefemmedesyeux.—Veux-tuque j’aille t’enchercherunautre?s’enquit-elle,dèsqu’ileut reposésonverresur la

rambardeenpierre.—Ceseraitàmontourd’yaller.—Sûrement,maisjen’aipasfinilemien,répliqua-t-elleenlevantsaflûteàpeineentamée.— Je te pardonne, répondit-il en souriant, ne se lassant pas de la regarder. Danse avec moi,

ordonna-t-ilenluiprenantlamain.Karasemblaitréfléchir.Illuiôtasaflûtedesmains,laposaprèsdelasienneetmurmuraenluienlaçantlataille:—Viens.—Tuveuxdanserici?rétorqua-t-elleenl’arrêtantd’ungeste.—Quelestleproblème?Laisse-toiunpeuvivre,ironisa-t-il.—Iln’yenaucun,seulementj’ignoraisquedansersurlesterrassesfaisaitpartiedetesnombreux

talents,répondit-elleavecunriredegorge.Certesnon!Enrevanche,ilavaitl’intuitionquec’étaitsontrucàelle.D’ailleurs,dèsqu’ellecessa

de lui résister pour se laisser entraîner dans lamince tache de lumière que dispensait une lanterne àl’ancienne,ilsutqu’ilnes’étaitpastrompé.

Laproximitédelasalledeballeurpermettaitdeprofiterdelamusiqueet,pendantunmoment,ilsdansèrent,sanséchangerunmot,souslesfrondaisonsd’unénormemagnoliaséculaire.

Juchéesursestalonsaiguilles,Karaavaitpresquelamêmetaillequeluiquimesuraitunbonmètrequatre-vingt-cinq.Son corps semblait fait pour le sien.C’était si agréable que, quand elle tenta de sedégageràlafindumorceau,illaretintcontrelui.Aprèsuninstantd’abandon,lesyeuxclos,latêteposéesursonépaule,ellesereculaensoupirant—cettefois,sansqu’ilréagisse.Cependant,quandellevoulutretirersamaindelasienne,ilrefusadelalâcherets’enquitàvoixbasse:

—Commentc’était,enAfrique?

—Commed’habitude:magnifiqueetcauchemardesque.—Tuaspuremplirtamission?—Lecholéran’estpasuneplaisanterie,maisnousavonsfaitdenotremieux.Nousavonsréussià

vaccinerneufcampsderéfugiésetàenseigneràleurpopulationlesmesuresdeprévention.Désormais,ilssaventpratiquerdesprisesdesangetdesprélèvementsdetissus.Sic’estloind’êtresuffisant,çan’enapasmoinspermisdejugulerl’épidémie.Mêmesitoutporteàcroirequ’elleresurgiraetque,d’icideuxmois,nousnousretrouveronsaupointdedépart.

L’idéequeKaracombattaitunfléauaussiterribleluidonnaitdessueursfroides.Maisqu’yfaire?Aprèstout,cen’étaitpaslapremièrefoisquesonamieétaitconfrontéeàunemaladiemortelleet,vusonmétier d’épidémiologiste au CNMI, le centre des maladies infectieuses, ce ne serait pas la dernière.Voyagerdanstouslescoinschaudsduglobepourdécouvrirl’origineetlescausesdesépidémiesfaisaitpartiedesontravail.Unevraievocation.

Lesouciqu’ilsefaisaitpourelleletenaitparfoiséveillélanuit,maisilétaitbienleseul,carKara,aventurièredansl’âme,s’inquiétaitrarementpourelle-même.Enfait,elleprenaitunplaisirfouàtraquerlesvirusetàapporteraideetassistanceàceuxquelerestedumondepréféraitoublier.

Il comprenait ses motivations, son besoin de changer le monde en secourant les plus faibles.D’ailleurs, quelques années plus tôt, lui-même s’était engagé auprès de For the Children, une desprincipalesorganisationsmédicales au servicedespays envoiededéveloppement.Aucoursde cetteexpérience,ilavaitpuconstateràquelpointcespopulationsétaientdépourvuesdetout.

Cependant,àl’inversedeKara,iln’avaitpassupportécettevie,etilavaitrapidementabandonnésesmissionspourouvrirunecliniquedestinéeauxpauvresdansunebanlieuedéshéritéed’Atlanta.Nonparcequ’ilmettaitendoutelapossibilitéd’aiderlesplusdémunis,maisparcequ’ilsavaitqu’êtretémoindecessouffrancesépouvantablessansréellementlesfairecesserfiniraitparletuer—commecelaavaitbienfailliarriveràsesassociésàlaclinique,AmandaHartetJackAlexander.

Avec Jack et Amanda, ils se chargeaient de tout, aussi bien des blessures par balle que desdiagnosticsdecancer.Aumoinsàprésent,ilavaitl’impressionquesonactionfaisaitladifférence,etcemalgrélemanquedetemps,d’argentetdematériel.Al’inversedel’Ethiopie,oùilavaiteulasensationquetousseseffortssediluaientdanslesable.

Biensûr,Karanepartageaitpascetteopinion,etilsavaientsouventeudelonguesdiscussionsàcesujet.

—Tuessûrequeçava?neput-ils’empêcherdedemander.—Trèsbien,jesuissimplementunpeufatiguée,avoua-t-elleavecunegrimace.Jesuisarrivéetard

lanuitdernière,etmonhorlogeinterneestencoredéréglée.—Alorsqu’est-cequetufaisici?Tudevraisêtreaufonddetonlit.—C’étaitprévu,maisquandj’aiappelélacliniquetoutàl’heurepourdéjeuneravectoi, tuétais

pris,commed’habitude.Aucoursdelaconversation,taréceptionnisteaévoquécettefête.Sachantàquelpointtuadoreslesbalsdecharité,j’aipenséquec’étaitmondevoirdemeilleureetplusvieillecopinedesecouerlapoussièredemesescarpinspourvenirpartagertessouffrances.

—T’ai-jedéjàditquetuétaislameilleuredesamies?— Une ou deux fois, mais ça fait du bien de l’entendre encore, répliqua-t-elle, moqueuse, en

affectantdesepolirlesonglessurletissudesarobe.—C’estvrai,etj’appréciesincèrementtonsacrifice,murmura-t-ilenlaserrantbrièvementcontre

lui.—Encore heureux ! Je viens de passer sept semaines enSomalie à crapahuter en rangers, alors

glissermespiedsdanscesfichueschaussuresaétéunevraietorture,dit-elleenagitantsonpiedmenu,enchâssédansunsoulieràtalonaiguillerougevif.

—Jeneteméritepas.

—Ça, c’est évident ! Enfin, puisque je suis là, dumoins jusqu’à ce qu’une prochaine crise nem’appelleailleurs,quedirais-tudefuircettesirupeusefêtedecharitéhélasindispensablepourunendroitplusintéressant?Maisavantilfautquejem’asseyecinqminutes.

—Jenepeuxpas filer à l’anglaise, c’estmoiqui reçois, rétorqua-t-il enposant lamain sur sonépaulepourl’escorterjusqu’aubancleplusproche.

Karas’assitavecsoulagementet,envoyantvalserundesesescarpins,commençaàsemasser lesorteils.

—Ah.C’estpourçaquetutecachesdanslepatio?Pourmieuxremplirtesdevoirsdemaîtredemaison?lança-t-elle,ironique.

—Jefaisaisunecourtepausepourrespirerunpeuavantd’entamerlatournéedepoignéesdemain.—Alorstupeuxallongertarécréation.Jesuispasséeparlasalle.Ilestplusdeminuit,etlafête

commenceàbattredel’aile.Amanda,Jackettamèreontlasituationbienenmain.— Jem’en doute.Cependant,Amandam’amenacé des pires représailles si je neme tenais pas

tranquillecesoir.Quantàmamère,ellem’aavertiquejen’avaispasintérêtàlamettredansl’embarras.J’ai l’impression que m’esquiver au moment où je suis censé faire le pied de grue à la porte pourremercieraimablementchaqueinvitédesagénéreusedonationtombepiledanscesdeuxcatégories.

—Trèsbien.Jecomprendsquetucraigneslesfoudresdetamère.Quandelleselâche,Candypeutrendreunparraindelamafiavertdepeur.Maistunevaspasmedirequetutremblesdevantunefemmeenceinte.

— Bien sûr que si ! Amanda est une vraie teigne, se récria-t-il avec un sourire affectueux quidémentaitsespropos.

—Jeveuxbientecroire,puisqu’ellearéussiàtetraînerici!répliqua-t-elleenriant.Normalement,tufuislessoiréesdecharitécommelapeste,mêmecellesenfaveurdetaclinique.

—Franchement, je ne sais pas trop comment nous nous sommes retrouvés avec un grand bal decharitésurlesbras.Unjour,jemesuisplaintdeladifficultéàobtenirdessubventionsdel’Etatetdenosdonateursréguliersaumomentoùnousenavionsleplusbesoin.Laseconded’après,Amandatéléphonaitàsonmaripoursavoirsisachaînecâbléenepouvaitpassponsoriserunesoiréedestinéeàcollecterdesfonds.EllearecrutéSophie,lapetiteamiedeJack,embrigadémamèreetmessœurs,etvoilàletravail!

—Personnenedégaineplusvitequelesfemmesdetafamillequandils’agitdelancerunesoirée!—Jenetelefaispasdire,marmonna-t-ilensoupirant.Maisleursfêtessonttoujourséblouissantes,

ajouta-t-ilaussitôt,s’envoulantdelapointedesarcasmequiavaitpercédanssavoix.Le regard entendu que lui retournaKara lui prouva qu’elle n’était pas dupe.C’était le principal

problème avec les amies de longue date : qu’on le veuille ou non, elles vous fréquentaient depuissuffisammentlongtempspournerienignorerdevospetitssecretsdefamille.

—Eneffet,ellessesontsurpassées,renchérit-elle.Lasalleestmagnifiqueetlesinvitéstriéssurlevolet.Tuvasrécolterunbonpaquetd’argentpourtaclinique.

—Espérons-le.Amandas’esttellementdémenéequeçameferaitmalaucœurqu’ellen’ensoitpasrécompensée.

Sa collègue avait consacré l’essentiel de son temps libre à organiser ce bal de charité, tempsprécieux qu’elle aurait pu aussi bien consacrer à son récent mariage avec Simon et à sa maternitéprochaine.

— Ça va marcher, le rassura Kara. Vous faites un boulot du tonnerre, et tout le monde en estconscient.Enparticulierlesdonateurspleinsauxasquisontvenuscesoir.

Elleallareprendresaflûte,lavidad’untrait,puisluidécochacesourireespièglequiavaitattirésonattention,lapremièrefoisqu’ill’avaitrencontréedesannéesauparavant.

—C’est ta dernière chance, reprit-elle. Soit tu prends la poudre d’escampette avecmoi, soit turetournes dans la salle te faire happer par la horde de tes fans. Motivation supplémentaire : si tu

m’accompagnes,jeprometsdet’acheterlaplusgrossepartdetarteauxpommesd’Atlanta.Ilyaunsuperrestauenbasdelarue.Maisilfermedansmoinsd’uneheure,alors,sionveutserégaler,cen’estpaslemomentdetraîner.

Pensantqu’elleplaisantait,Lucas s’apprêtait àdécliner sonoffre,quand il la regarda, la regardavraiment, et remarqua que quelque chose clochait. Visiblement, son amie avait besoin d’une épaulesecourable.Or,depuis leur rencontresur lecampusde l’université,dix-septansauparavant,c’était luisonépauledeprédilection.Etiln’étaitpasquestionqu’illuitourneledos,d’autantplusqu’iln’enavaitnulleenvie.C’étaitsirarequeKaraaitbesoinderéconfortouréclamequoiquecesoitdelui.

Il l’observa en silence quelques secondes. Elle avait cherché à le voir quelques heures à peineaprèssonretourdeSomalie.Elleétaitvenueàcebal.Toutcelal’inquiétasuffisammentpourlepousseràchangerbrusquementl’ordredesespriorités.

— Supposons que nous voulions nous échapper, à ton avis quelle serait la meilleure issue desecours?demanda-t-ilens’agenouillantàsespiedspourluiremettresonescarpin.

—Alors,c’estvrai,tuasenviedepartir?lança-t-elle,levisageilluminédejoie.—Chérie,deuxsecondesaprèsmonarrivée, jebrûlaisdéjàd’enviede filerd’ici encourant. Je

n’attendaisquetesencouragements.Redoutantmanifestementque,s’ilavaitletempsderéfléchir,ilnechanged’avis,elledécréta:—Trèsbien!Alorsonfile!J’aimisaupointunitinéraired’évasion.SimonainstalléAmandaà

unetableprochedel’entréepourpouvoirsaluerlesinvitéssurledépart.Ilssontdonctouslesdeuxauxprisesavecun flot incessantdemédecins,depersonnalitésetde journalistesqui leurposentun tasdequestions.Celadevraitlesoccuperunbonmoment.QuantàJacketSophie,ilsdansentcollé-serré.Jackesttellementmordudesacopinequ’iln’arrivepasàendétachersesyeuxetsesmains.Tamèreettessœurs,elles,tiennentsalonaumilieudelasalledebal,entouréesd’unecourd’admirateurs,expliqua-t-elleenluiprenantlamainpourl’entraînerversleborddelaterrasse.Alors, toutcequej’aienviededire,c’est:onfonce!Attendsunpeuquejevoieoùesttamère…,ajouta-t-elleenjetantuncoupd’œilàl’intérieur.Parfait!EllediscuteavecNicholasVega,unjournalisteréputé,quiboitsesparolescommedupetitlait,toutenladévorantdesyeux.

—Tum’étonnes !Mamanuse sansvergogneducharme légendairedesMontgomery.Sondernieramantendatearecouvrésonbonsensetl’alarguéeilyaquinzejours.Elledoitchercheràharponnerunnouveaucompteenbanque.Cebaldecharitéestpourellel’occasionrêvéed’arriveràsesfins.Jemedemanded’ailleurssic’estvraimentpourmacliniquequ’elleamistoutesonénergiedanscebal.

CommeKaraposaitlamainsursonépaule,ilsecrispa,convaincuqu’elleallaitluifairelesmêmesreprochesquesessœurs:ilsemontraittropdurenverssamère.Ilauraitdûsemontrerplusindulgentetlui laisser vivre sa vie de temps en temps.Mais il avait affaire àKara qui le connaissaitmieux quepersonne.

—Avectamère,çan’apasdûêtrefacile,cesdeuxderniersmois,dit-ellesimplement.—Deuxmois?Displutôtvingtansd’enfer!Biensûr,laréflexionétaitcynique,maiscommentréagirautrementquandils’agissaitdesamère.

Après avoir dilapidé en quelques années le copieux portefeuille d’actions légué par son mari, ellecomptait désormais sur son fils ou, à défaut, sur l’un de ses innombrables chevaliers servants pourl’entretenir.Surungrandpied,celaallaitdesoi.

Après dix ans et une vingtaine d’amants richissimes, Lucas avait perdu tout espoir de la voirchanger.Cen’étaitpaspourautantqu’ilétaitprêtàlalaisservivresaviecommeellel’entendait,et,sicelafaisaitdeluiunsalaud,ils’enmoquaitéperdument,quoiqu’enpensentsessœurs.

IlsetournaversKaraetluisourit.—Alors,quelleestlapremièreétapedetonpland’évasion?

***

KaraavaitvuleregarddeLucassedurcirà l’évocationdesamère.Ellenepouvait l’enblâmer.ElleavaitbeaunepasêtreparenteavecCandyMontgomery,elledevaitsouventseretenirdelasecouercommeunprunierpourluiremettrelesidéesenplace.Ellepouvaitdoncimagineràquelpointc’étaitdurpourLucas—cefanatiqueducontrôleetl’hommeleplusfiablequ’elleaitjamaisconnu—d’êtrecoincéavecunemèrenonseulementunpeufolle,maistotalementimprévisible.

Commeilsfaisaientletourdelaterrasse,ellejetaunregardàtraverslesvitresdelasalledebal.Candy était en train d’effectuer ce qu’elle faisait le mieux : fasciner une cour d’admirateurs en leurracontantdesanecdotespleinesdeverve.Belleetétincelante,elleétaitmanifestementdanssonélément,polarisant sans complexe toute l’attention sur elle. Alors que cette manifestation était censée êtreentièrementconsacréeàsonfils—maiscelaaucundeceuxquilaconnaissaientnepouvaits’enétonner.

Plussurprenantencore,c’étaitquedeuxpersonnesseressemblantautantphysiquementpuissentêtreaussidifférentessurleplandelapersonnalité.Avecleurstraitsharmonieux,leursyeuxbleusperçantsetleur chevelure d’ébène, Lucas etCandy étaient aussi éblouissants l’un que l’autre. Si le fils avait lescheveuxtroplongs,lamèrelesportaittrèscourts,unecoupeàlagarçonnemettantenvaleurlesuperbedessindesamâchoireetsoncoufinetracé.EtbienqueLucas,duhautdesonmètrequatre-vingt-cinq,dominesamèredevingtbonscentimètres,ilsétaienttouslesdeuxaussilongilignes,etdotésd’unegrâceinnéequi,oùqu’ilsaillent,attiraitsureuxtouslesregards.

Mais la ressemblance s’arrêtait là. CandyMontgomery était superficielle, frivole, dépensière ettotalementirresponsable.Oh!elleétaitcharmante—toutcommesonfilsetsesdeuxfilles—,maisellevivaitdansunmonded’illusions.Cequiauraitpuêtretolérable,silepèredeLucasn’avaitapprisàsonfils, dès son jeuneâge,que s’il lui arrivaitquelquechosece serait à luideprendre le relais.Luiquidevraitsechargerdesamèreetdesessœursaprèssamort.Résultat,depuisdixans,Lucas,quiprenaitsesresponsabilitéstrèsàcœur,passaitunegrandepartiedesontempsprécieuxàsortirsamèreetsessœurs de tous les pétrins où elles se fourraient régulièrement. Ecopant dumême coup d’une foule deproblèmesdontilseseraitbienpassé.

Ilnes’enplaignaitjamais,etKaran’amenaitjamaislesujetsurletapis.Iln’empêcheque,àforcede levoir se faire exploiter aussi bien financièrementqu’affectivementpar samère et ses sœurs, elleauraitbienvouluvoircesdernièresgrandirunpeuetdevenirresponsables.Cesfemmesétaientadultes.Cen’étaitplusàLucasdes’occuperd’elles.Maisellesegardaitbiendedonnersonopinionàcedernier,tantqu’ilnelaluidemandaitpas,nevoulantsurtoutpasaugmentersonstress.

Candy examinait la foule, comme si elle cherchait quelqu’un, certainement son fils, pour s’englorifier. Kara poussa brusquement Lucas qui, surpris, recula en titubant derrière une colonne qui ledérobaàlavuedesamère—cequiétaitprécisémentlebutdel’opération.

—Maisqu’est-cequiteprend?grommela-t-il.—J’aidû réagirvite,nousallionsnous faire repérer, expliqua-t-elle en le rejoignantderrière la

colonne.—Jen’avaispascomprisquenousnouscachions.—Biensûrqu’onsecache!Sinon,commentveux-tuquel’ons’échapped’ici?Elletenditlatêtepourexaminerlasalledebaletévaluerlasituation.Candys’étaitretournée,et,

dosàlafenêtre,sedirigeaitversl’entréedelasalle.ElleenprofitapourempoignerlamaindeLucasetl’entraînerdansl’ombredupatio.

—Allez,viens!C’estlemomentdejouerlesfillesdel’air.—Tuesconscientequecen’estpasuneévasiondeprison?demanda-t-ilenlasuivantmalgrétout.

Nousnefaisonsquequitterlasoiréeunpeuavantlafin.

—Je t’informeque,àcôté,uneévasionc’estde lapure rigolade, répliqua-t-elleen lui jetantunregarddepitié.Unévadé,toutcequ’onpeutluifaire,c’estleremettreencellule.Alorsquenous,sionsefaitpincer,onseramisaubandelabonnesociété.

—Siseulement!—N’empêchequ’ilvautmieuxl’éviter,décréta-t-elleenl’entraînantlelongdelaterrassepourse

dissimulerdansl’ombre,àl’abridesregards.—Tuesunefollefurieuse,protesta-t-iltoutenjouantlejeu,commeellel’avaitespéré.Que Lucas s’amuse à ses dépens tant qu’il voulait. Au moins, pendant ce temps, il oubliait de

ruminersesproblèmesavecsamère.Cequiétaitunebonnechose.Ilétaitbientropgentilpoursegâcherlaviepourdeschosesauxquellesilnepouvaitrien.Sielle-

mêmevenaitdepasserlesdixdernièresd’annéesàsetortureravecdesquestionssansréponse,cen’étaitpaspourlaissersonamileplusprochetomberdanslemêmetravers.

Finalement,ilsatteignirentunezoneàdécouvert,auboutdelaterrasse,hélasdépourvuedehaieoudebâtimentpermettantdesedissimuler.Enémergeantdel’ombre,Karahasardaunregardverslasalleilluminée.IlsavaientdûêtrerepéréscarJennetLisa,lesdeuxsœursdeLucas,sedirigeaientverseux.

—Zut!murmura-t-elleens’accroupissantvivementderrièrelabalustrade.CommeLucas ne bougeait pas, visiblement frappé de stupeur, elle l’obligea à se baisser à côté

d’elle.—Qu’est-cequetufabriques?protesta-t-il.—Jemecachedetessœurs.Jecroisqu’ellesnousontvues.—Pasétonnant,étantdonnéquel’onseconduitcommedescinglés,fit-ilremarquertoutefoispas

fâchédel’aventure.Ya-t-iluneraisonquim’empêched’allerleurdirebonsoir,commec’estlacoutumechezlesgensbienélevés?

—Biensûrquenon,maisl’aventureperdraittoutsonsel.—Parcequenotreescapadeestsupposéeêtreamusante?— Ha, ha ! répliqua-t-elle en lui décochant un coup de coude dans les côtes. D’accord, nous

pouvons nous montrer et leur dire bonsoir, mais je t’avertis, tes sœurs semblent être en missioncommandée.Situvasleurparler,nousnesommespasprèsdequitterlaplace.

—Tudoisavoirraison,conclut-il,aprèsréflexion.—Alors,qu’est-cequetudécides?Tuvasleurfairelacausetteoutufilesavecmoi?demanda-t-

elle,pariantpourlapremièreoption,Lucasn’ayantjamaissusedéroberàsesresponsabilités.Bien sûr, elle regretterait la fin de leur petit jeu,mais elle se réjouissait de cemoment hors des

sentiersbattuspasséensemble.Laviedesonamin’avaitriendedrôle—commelasienne,d’ailleurs,depuisunbonboutdetemps.

Elle était tellement convaincue que c’était la fin de leur partie de cache-cache que, quandLucasdécrétabrusquement«Allez,onfile!»,illuifallutquelquessecondespourréagir.

—Sérieusement?murmura-t-elle,ébahie.—Ledernierdanslehallauraungage!lança-t-ilavecunsouriretaquin.

2

Bienque soulagée,Karane relevapas tout de suite ledéfi,maisgagna àpasde loup l’abri desbuissons.Cependant,à lasecondeoùelleatteignit lesentierquifaisait le tourdel’hôtel,ellesemitàcourirendirectiondel’entréeprincipale.

Lucass’élançasursestalons.Ilauraitpulabattrefacilement—aprèstout,elleportaitdestalonsdequinze centimètres —, mais il prenait trop de plaisir à regarder ses longues jambes et ses fessesmusclées,mouléesdanssaminiroberouge,pouraccélérerl’allureetrisquerdeladépasser.Karaavaitbeauêtresameilleureamie—et,entantquetelle,êtreintouchable—aprèstout,iln’étaitqu’unhomme.Orlespectacleétaitvraimenttrèstrèsagréable…Deplus,lafatigueetlamélancoliedeKarasemblaients’êtreévanouies,etelleriaitauxéclats.Ilétaitvolontiersprêtàarriversecondpourquecettegaietédurelepluslongtempspossible.

—J’aigagné!s’exclama-t-elleentournantaucoinduvestiaire.—C’estnoté.—Alors,qu’est-cequejegagne?—Jeteraccompagnecheztoi?suggéra-t-ilensortantsonticketdevestiaire.—Quoi?C’esttoutcequetuasenrayon?riposta-t-elleavecunemouedemépris.—J’enaibienpeur.—Faisattention,Lucas,plustuvieillisplustudevienscoincé.—Jeterappellequenousavonsexactementlemêmeâge,luifit-ilremarquerentirantsurunedeses

bouclesrousses.—Oui,maismoi jenesuispasunvieuxcroûtonrassis, rétorqua-t-elleenenlevantsesescarpins

pourlesprendreàlamain.—Hé!Jenesuispassiennuyeuxqueça!protesta-t-il,légèrementvexé.Bienqu’ilsachequ’elleplaisantait,l’accusationavaittouchéunpointsensible.Certainementparce

qu’elleluirappelaitlesreproches—nombreux—desafamille.— Je n’ai pas dit ça, rectifia-t-elle en lui arrachant ses clés de voiture pour les glisser dans le

décolletédesarobe.Pourtant,jesuissûrequel’onamieuxàfairequerentrerdirectementsecoucher.Lerestaurantdestartesauxpommesestunpeuplushaut.Alors,enavanttoute!

Lucasfinitparluiemboîterlepas,alléchéparlaperspectived’unebonnepartdetarte.Etpuispeut-êtreque,rassérénéeparunbondessert,Karasemontreraitplusenclineàluiconfiercequin’allaitpas.Leurévasiond’opéretteavaitbeaul’amuser,ilsavaitquesonamienefaisaitjamaisautantlafollequequandelleallaitmal.Enfait,pluselleétaitangoissée,plusellesemontraiteuphoriqueetexaltée.Ilavaitbeau être ravi de la suivre dans cette échappée belle, il savait que, bientôt, Kara allait manquer decarburant.Etilavaitbienl’intentiond’êtreprésentpourrechargersesbatteries.

Toutenmarchant,ellelebombardadequestions.Commentçasepassaitàlaclinique?Etdanssavie?Aufait,commentallaitsafamille?Ilnel’interrompitpas,conscientqu’elleseconcentraitsurluipouroubliersesproblèmespersonnelsqu’elleluiavaitlaisséentrevoirtoutàl’heuresanss’yattarder.Parfois, laisser couler était plus efficace que de s’attaquer directement au fonddu problème— leçonappriseaucôtéd’unemèrehystériqueetdedeuxsœursquisemblaientfigéesdansl’adolescence.

D’unautrecôté,ils’agissaitdeKaraquin’avaitjamaisétécapabledeluicacherquoiquecesoit.Alorspasquestiondelalaissercommenceraujourd’hui!Peut-êtreques’ils’abstenaitdelaharceler,ellelâcheraitpriseetseconfieraitd’elle-même.Danslecascontraire…ehbien,illaforceraitàparler.

Bien qu’ils se soient baladés ensemble des millions de fois dans les rues désertes du centred’Atlanta la nuit, ce soir, l’ambiance était différente. Si la conversation était toujours aussi aisée, unesortedemur invisiblesemblait s’êtredresséentreeux.Manifestement, ilsn’étaientpasaussienphasequed’ordinaire.Etcelalemettaitmalàl’aise.

Danssavie,iln’avaitjamaispus’appuyersurgrand-chose.Lesmaigressubventionsdesacliniquesubissaient régulièrement des coupes sombres, et depuis la mort de son père, c’était vers lui que setournaient,beaucouptropsouventàsongoût,samèreetsessœurs.AvecKara,c’étaitl’inverse.Elleétaitlaseulepersonnesurlaquelleilpouvaitcompter,laseulequineledécevraitjamais.Qu’ellepuisseluicachersessoucisetrefusersonaideluiétaitd’autantplusinsupportable.

Il s’apprêtait à l’interroger,quandelle s’immobilisaaumilieudu trottoirpourobserver lamincetranchedecielentrelesimmeubles.

—Quellebellenuit!Nitropchaudenitrophumide,fit-elleremarquerensoupirant.—Sérieusement?Tuveuxquel’onparledelamétéo?—Pasvraiment,c’étaitpourentretenirlaconversation.Commeellegardaitlesyeuxrivésauciel,illevalatêteàsontour,sedemandantcequ’ellepouvait

yvoirdesiintéressant.Enfait,c’étaitlemêmecielqued’habitude.—Onnepeutmêmepasvoirlesétoiles,ilyatropdelumière,dit-il.—Jesais,n’empêchequec’estagréabledenerienvoir.—Depuisquand?Tuastoujoursadoréobserverlesétoiles.Onn’arrêtaitpasdelefaireàlafac!— C’est vrai. J’adorais quand on se plantait au milieu de nulle part pour contempler le ciel

immenseetinfini.—Qu’est-cequiachangé?—Rien.Ouplutôt, tout.Tusais, enSomalie, lecieln’apasde limite. Il s’étendàpertedevue.

Quand j’étais là-bas à le regarder, jeme sentais si insignifiante devant cette immensité que je trouveréconfortantden’enapercevoirqu’unepetiteportion.Tucomprendscequejeveuxdire?

Non, ilnecomprenaitpasvraiment.Enfait, il trouvaitcette idéeplutôtdéprimante.D’autantplusqu’ellenecoïncidaitpasdutoutavecl’aventurièrequ’ilconnaissait,toujoursprêteàembrasserlavieàbras-le-corps.

Il chercha à occulter la sonnette d’alarme qui retentissait dans sa tête, avant de décréter que ladélicatessen’étaitplusde saison.Pour sonbien-êtrepersonnel—etaussiceluideKara—, ildevaitmettrelespiedsdansleplat.

—Kara,tuasquelquechoseàmedire?—Non,rien,pourquoi?—Tusembles…troublée.—Jetel’aidit,c’estledécalagehoraire,répliqua-t-elleavecunsourirefurtif.Jesuisunpeuhors

circuit.Unpeu!Ehbien,qu’est-cequeceladevaitêtrequandellel’étaitcomplètement?—Tuveuxrentrercheztoi?proposa-t-il.—Non!s’exclama-t-elle,commepaniquée,avantdeseressaisir.Lerestaurantesttoutprès.

—Jen’aipastropenvied’unetarte.—Quoi?Jamaisjen’auraiscruentendreunetellechosesortirdetabouche!Bien que ce ne soit pas comme cela qu’il fallait s’y prendre avec elle, il brûlait d’envie de la

secouer,d’exigerqu’elle lui confessecequi laperturbait.Kara souffrait.C’était son rôled’amide laréconfortercommeilréconfortaittousceuxquifaisaientpartiedesavie.Pourquoirefusait-elletoujoursdeseconfieràlui,d’acceptersonaide?

Frustré,ilfourrageadanssescheveux,etsetournaverselle.—Kara,dis-moicequisepasse.Tudoismedirecequitetourmente.—Tedirequoi?répliqua-t-ellesèchement,levisageassombri.C’enétaittroppourLucas,dontlesnerfscommençaientàflancher.—Tuesmalade?demanda-t-ilbrusquement.—Quoi?Non.—TuasétéblesséeenSomalie?—Biensûrquenon!Maispourquoitumeharcèlesdequestions?—Parcequetunemedisrien.Jeveuxsavoircequitemetdanscetétat.Etnefaispassemblantde

nepascomprendredequoijeparle,parcequeçavamemettreenrogne,décréta-t-il,commeelleouvraitlabouchepourprotester.

***

KaraobservaLucas,incapabledeluiracontertoutcequisebousculaitdanssatête,deprononcerlesmots qui se pressaient sur ses lèvres. C’était Lucas. Comment aurait-il pu la comprendre, lui quisavait toujourscequ’il faisait ?Quiavait toujoursunplan, et,une fois ceplan fixé, s’y tenait, contreventsetmarées.Commentaurait-ilpucomprendrel’angoissequilatenaillaitàl’idéed’êtreincapabledesuivre lechoixdeviequ’elles’était fixé?Oupire,dedécouvrirqu’elles’était trompéeen faisantcechoix?

Non, pas question de le lui avouer ! Pasmaintenant.Avant de lui demander conseil, elle devaitd’abordéclaircir ses idéeset réfléchir auxoptionsqui seprésentaientàelle.Quandondiscutait avecLucas,mieuxvalaitêtredotédesolidesarguments.Sinon,ilprenaitledessusetonseretrouvaitàlacasedépartenmoinsdetempsqu’iln’enfallaitpourledire.

Elle ferma les yeux un moment pour réfléchir. Quand elle les rouvrit, Lucas l’observaitattentivement.Ayantl’intentiondeluimentir,elleneputleregarderdanslesyeuxetregardaderrièrelui.Ils s’étaientarrêtésen facedesonparc favori.L’envie irrépressiblede fairequelquechosed’insensé,d’agirparpurplaisir,s’emparasoudaind’elle.

Etait-ceabsurde?Ohoui!Maisàcetinstant,elleenavaitterriblementbesoin.Allait-ellesuivresonimpulsion?Sansaucundoute.Celaluiaccorderaitpeut-être lerépitnécessairepourréfléchiràcequ’ellevoulaitdire.Lalueur

têtuequibrillaitdanslesyeuxdeLucasprouvaitqu’iln’étaitpasprêtàlâcherlemorceau.Visiblement,ellenepourraitpass’ensortiravecunepirouette.Entoutcas,pascesoir.Maisellepouvaitpeut-êtreespérerunpetitsursis.

—Unpetittourdebalançoire?proposa-t-elleendésignantleparc.—Delabalançoire?répéta-t-il,commesilemotluiétaitinconnu.—Allezviens!Onvabiens’amuser,insista-t-elleencourantverslagrillequiinterdisaitl’accès

duparcaupublicaprès23heures.—Tu te fiches dumonde ? Je veux que l’on parle de toi, de ce qui te tourmente et, toi, tume

proposesdefairedespâtésdesable!

—De la balançoire, pas des pâtés, rectifia-t-elle en jetant ses chaussures par-dessus la grille.Allez,monvieux,ilfauttebougerunpeu!ajouta-t-elleenagrippantlesbarreauxpourl’escalader.

—Volontiers,situn’étaispascomplètementcinglée.Maisqu’est-cequetufabriques?demanda-t-il,auboutd’unmoment.

— A ton avis ? répliqua-t-elle en se hissant au sommet. Pas question que j’abandonne meschaussures.C’estmonuniquepairedeJimmyChoo.

—Leparcestfermé!lança-t-il,excédé.—Oùestleproblème?—Leproblèmec’estqu’ilestinterditd’entrer.Passeroutreestundélit.Tuvastefairecoffrer.—C’estunparcpublic.Elleretroussasarobe,enjambalesbarreauxenfaisantattentionauxpointesdefer,puisse laissa

tomberdel’autrecôté,surlegazon.—Alors,tuviens?cria-t-elle.Elleramassasessouliersetsemitàmarcher,feignantdenepassesoucierqu’illasuiveounon.—Biensûrquejeviens,marmonnaLucas.C’estlanuit,enpleincentred’Atlanta.Dieusaitcequi

peutt’arriverdanscecoupe-gorge.Ellesemordit la langueaumomentde lui rappelerqu’elleavaitsurvécusansproblèmedansdes

coinsmillefoisplusdangereuxqu’unparcpublicd’Atlanta.Aprèss’êtreévertuéeàéviterd’enparler,cen’étaitpaslemomentderemettresontravailsurletapis.

Elleseretournaverslui,ungrandsourireauxlèvres.Lucas se hissa à son tour en haut de la grille en deux mouvements souples et parfaitement

coordonnés—bienplussouplesetcoordonnésquelessiens,ilfallaitlereconnaître.—Alors,quelestleprogramme?s’enquit-ilenlarejoignant,incapabledecachersonsourire.Ouplutôtlesfossettesquicreusaientsesjoueschaquefoisqu’ils’amusaitcommeunpetitfou.—Lucas,onestdansunparc,qu’est-cequetuvoudraisquel’onfasse?Elleluipritlamainetdétalacommeunlapinsurlapenteherbeusequimenaitàl’airedejeu.Ami-

chemin,ellesepritlespiedsdansuneramped’arrosageettrébucha.Lucastentaderetenirsachute,maissanssuccès. Ils titubèrent,avantdes’écroulerdurementsur lesol,et semirentàdévaler lacolline. Ill’enveloppadesesbraspourlaprotéger.

Ils finirent par heurter lemurd’unpavillond’été, à quelquesmètresdubasde la pente.Sous lechoc,Lucaspoussauncrisourd,sansqu’ellesachesicelarésultaitdelabrutalitédel’impactoudufaitqu’elleaitatterrisurlui.

Elleluttapoursedégager,maiselleétaitsiétourdieparleurrouladequ’ellefinitparseretrouveràcalifourchonsurlui,latêtesursontorse.Toutententantd’arrêterlemondequitournoyaitdevantsesyeuxcommeune toupie,elle jetaunregardàLucasquiaffichaituneminecontrariée.Manifestement, ilétaitvexédeseretrouverdansunepositionaussihumiliante.Sonexpressionpenaude,ajoutéeàlaviolencedelacollision,eutraisond’elle,etellesemitàrirecommeunefolle.

Aussitôt,Lucaspassaunemaindanssescheveuxetluitâtalecrâne.—Tut’escognée?demanda-t-ilententantdes’asseoir—tâchedélicatevuqu’elleétaitaffaléesur

luietsetordaitderire.—Situvoyaistatête,tu…turigoleraisautantquemoi,répliqua-t-elle,entredeuxhoquets.Illevaunsourciletlafixa,aveccetteadorableexpressionsardoniquequiluiallaitsibien,cequi

nefitqueredoublersonfourire.Auboutd’unmoment,ilsemblarendrelesarmes,etilssetordirentderiresurl’herbecommedeuximbécilesheureux.

Elleroulasurledosetcontemplalerectangledecielau-dessusdeleurtête.Enfait,c’étaientleursgamineriesquiluiavaientleplusmanquéquandelleétaitàl’étranger,paslesplatschinoisàemporter,ni

songrandmatelasenplumes,niunedoucheenétatdemarche—mêmesi ladouchefaillit l’emporterd’unecourtetête.Plusquetout,cequiluiavaitmanqué,c’étaitLucas.

Jamaisellenes’étaitamuséeaveclesautrescommeaveclui.Biensûr,Lucasappartenaitàlahautesociété, c’était un vrai gentleman duSud.Cependant, sous son extérieur policé et sa réserve innée secachaitunsensdel’humourravageuretunedrôlerieàtouteépreuve.Unefacettedesapersonnalitéqu’ilréservait àquelquesprivilégiés—etelle se sentaitd’autantplus flattéede fairepartiedes raresélusdevantlesquelsilbaissaitsagarde.

— Et maintenant ? demanda-t-il quand ils eurent recouvré leur calme. Tu veux grimper sur unebalançoire et te rompre le cou, ou préfères-tu une activité plus calme, comme tourner sur le manègejusqu’àlanausée?

—Allez,sourisunpeu,gronda-t-elleenposantundoigtsurlacommissuredeseslèvres.Quelqu’unquineteconnaîtraitpaspourraitpenserquetuesunvraibonnetdenuit!

—Jesuissérieux.Acetrain-là,onvafinirparseretrouverpendusauportique.—Moque-toidemoiàtaguise,maistunevaspassoutenirquecen’estpasplusamusantqueton

superbegala.—Monchou,neprendspascetairsupérieur.C’estbonnetblancetblancbonnet.Ellefitminedeluidonnerunegifle,maisilluisaisitlepoignet.—EcouteKara,cesoir,tun’aspascessédet’agiter,etjeteconnaisassezbienpoursavoirqueça

cachequelquechose.Ilseraittempsdeteposerunpeuetdemedirecequisepasse.Ellefermalesyeuxpouressayerdeluicacherl’inquiétudequidevaitassombrirsonvisage,maisce

futpeineperdue.D’autantplusqueLucastenaittoujourssamainetluicaressaittendrementlapaume.—J’aidumalà respirer, avoua-t-elle, lagorgeserréeparunsanglotqu’elle tentaitde réprimer.

C’estcommeça…jen’yarrivepas.Cesanglotétaitrestébloquédepuisdesjours,dessemaines,peut-êtremêmedesmois,attendantla

premièreoccasionpourselibérer.Elleessayadelecontenir,ainsiqueleslarmesquiluimontaientauxyeux.Lucasn’avaitcertespasbesoinqu’elles’effondredevantlui.Malheureusement,ellen’arrivapasàfairedisparaîtrelaboulequiluiserraitlagorge.

—Ohchérie!Jesuisdésolé,jenevoulaispastefairepleurer,murmura-t-ilens’asseyantpourlaserrercontrelui.

Elle ne lutta pas et se laissa bercer en pleurant à chaudes larmes, déversant d’un coup toute sadouleur,safrustrationetsapeur.SesderniersvoyagesenColombie,auSoudanetenSomalieavaientétéatroces.Siépouvantablesque,malgrécequ’elleavaitprétendu,ellenepouvaitserésoudreàyretourner.

Evidemment,elleétaitcapabledeprévoirlesdéclenchementsducholéra,d’endépisterlesorigineset les causes— ce qui, sur le long terme, était fort utile. C’était d’ailleurs ce qui l’avait poussée àdevenirépidémiologiste.Maisàcourtterme,celan’amélioraitenrienlesortdespopulations.Regarderlesgensmourirdansd’horriblessouffrancesavecl’espoirqu’unjour—dansdeux,cinqoudixans—,ellearriveraitpeut-êtreàlessauver,commençaitàdevenirinsupportable.

Enfin,ellearrivaauboutdesonchagrin,etsessanglotssemuèrentenfrissons.—Jesuisnavrée,marmonna-t-ellecontrelachemisedeLucas.Aprésentqu’ellecommençaitàrecouvrersonsang-froid,ellesesentaitmortifiéed’avoirperdule

contrôle. Lucas avait assez de problèmes sur le dos. La dernière chose à faire, c’était d’alourdir sonfardeau.

Durantdelonguessecondes,ilrestamuet,secontentantdeluicaresserdoucementlescheveux.Ellen’auraitjamaisdûselaisseraller.Ilavaittropdesoucis,luiaussi,etilnesavaitquoiluidire,

c’étaitévident.—Tun’aspasàt’excuser,murmura-t-ilenfin.Dis-moiseulementcequinevapas.

Cette fois, ce futellequieutbesoind’un répit avantde répondre, etquandelle retrouvaenfin laparole,lesseulsmotsquisortirentdesabouchefurent:

—Jenesaispasparquoicommencer.—Alorscommenceaudébut.Ellenedemandaitpasmieux.Siseulementelleavaitpusavoiroùilsesituait!

3

—J’envisagedequitterleCNMI,laissa-t-elletomber.Elle s’attendait certainement à une protestation ou à une exclamation de surprise,mais, bien que

sous le choc, Lucas fit tout pour rester impassible. Il se contenta de la regarder et d’attendre qu’elles’explique.

—Tu sais que je suis devenue épidémiologiste pour aider les gens, poursuivit-elle.Après avoirpassé mon diplôme, j’aurais pu rejoindre le Plan de Paix pour les Enfants, mais je refusais de mecontenter de traiter les victimes a posteriori. Je voulais traquer les virus et comprendre leurfonctionnement,afind’éviterdefuturesépidémies.

—Etcelanetesatisfaitplus?—Cen’estpasça.C’est justeque…,hésita-t-elle,cherchant lesmotssusceptiblesd’exprimersa

pensée. Tu sais, là-bas, les habitants ont une expression, un raccourci que tous les expatriés, lesmercenairesoulesseigneursdelaguerreontfiniparadopter:CLA.Tusaiscequecelasignifie?

—Non.—C’estl’Afrique.—Jedevinequecen’estpasuneproclamationdefierté?—Pasvraiment,non!lança-t-elleavecunpetitrireironique.L’Afriquec’est…l’Afrique.Quoique

l’onfasse,quelsquesoientleseffortsdesunspouraideroulabrutalitédesautres,riennebougejamaissous la surface.Dès qu’un groupe révolutionnaire prend le pouvoir, un autre groupe se forme pour lecombattre.Dèsqu’unesécheressese termine,unnouveaudésastrenaturel seproduit.Unvirusvirulents’endort,unautrepointesonnez.C’estunvéritablecauchemar.Uncauchemardanslequeljesuisplongéedepuisdixans.

—Jesuisdésolé,murmura-t-il.Je…jenesaispasquoitedire.Kara secontentadehausser lesépaulesen frissonnant.Un frissonqui tenaitplusà ses souvenirs

qu’àlafraîcheurnocturne.Qu’importe!Lucasôtasavesteetluienenveloppalesépaules.—D’aprèsEinstein,êtrefouc’estrefaireperpétuellementlamêmechoseens’attendantàobtenirun

résultatdifférent,reprit-elle.Jemedemandecequ’ildiraitdenotreactionenAfrique.Etdemoi,parlamême occasion. J’effectue les mêmes analyses, poursuis les mêmes recherches, enseigne les mêmescours…etcelanechangerien,absolumentrien.Ilyauratoujoursdesguerres,delapauvreté.Etjeneteparlepasdesmaladies!

Elle se leva pour gagner le petit étang artificiel, au centre du parc, puis fixa longuement l’eausombrequiondulait.

Lucaslasuivitsansunmot.

—Lecôtépositif,c’estque jen’aipasd’inquiétudeàme faire,poursuivit-elle. Jenemanqueraijamaisdeboulot.Amoins,biensûr,quejepètelesplombs.

—Tucrainsquecelan’arrive?—Désolée.Aurais-je angoissé lemédecin ?Rassure-toiLucas.Ça va, je t’assure.Ce n’est pas

demainquejevaisfaireunedépressionnerveuseoudécrocherdelaréalité.Mêmesi,parfois,celameferaitdubien,conclut-elle,sibasqu’ilduttendrel’oreillepourl’entendre.

C’étaitl’indiceleplusalarmantdesadésillusion.EtuneréflexionterriblementpénibleàentendrepourLucas.Surtoutquandilseremémorait lafilledéterminéeet idéalistequ’ilavaitconnue.Unefillerésolueàagir,àreculerleslimites,àsecouerlemondeetsouleverlesmontagnespourarriveràsesfins.Alorsque,d’ordinaire,l’idéalismedeKaraperçaittoujourssouslanoirceuretlecynismeprovoquéspardix longues années de pratique de sonmétier, ce soir, il semblait avoir bel et bien disparu.Quand ilregardait Kara, tout ce qu’il voyait c’était du découragement, et l’horreur d’avoir combattu unesuccessiondedésastresenperdantlesbatailleslesuneaprèslesautres.

Ilnepouvaitlablâmerd’êtrefatiguée,encolèreoudéprimée.Celafaisaitdesannéesqu’iln’avaitpasmis lepiedenAfrique, ayant fait à laplace lechoixdemobiliser ses forceset ses ressourcesaubénéfice de sa clinique. Ce n’est pas pour autant qu’il avait oublié le désespoir abyssal et la beautédéchirante desAfricains et de leur continent. Les deux années qu’il y avait passées, dès sa sortie del’université,avaientété lesmeilleureset lespiresdesavie. Ils’étaitsouventdemandécommentKaratenaitlecoup.Maintenant,ilsavait:ellen’yarrivaitpas,ellefaisaitsimplementsemblant.

Etcelaluibrisaitlecœur.—Jesuisdésolé,Kara,répéta-t-il,conscientquecesmotsnepouvaientluiêtred’aucunsecours.—C’estcommeça,soupira-t-elle,résignée.—Peut-être,maisc’estnavrant.—Oui.C’estlemot.Ellesemblavouloirpasseràautrechose,maismalgrélefaibleéclairageduparc,ilvitqu’ellene

s’ydécidaitpas.Toutàcoup,sonexpressionchangea.—Ça fait simal, tous ces enfants…,gémit-elle, avantque savoixne sebrise.Ladernière fois,

c’étaithorrible,Lucas.Vraimentépouvantable.—Jesais,mabiche.—Non,tunesaisrien.Tunepeuxpassavoircequec’est,répliqua-t-elleensepassantlamainsur

lafigure.Parcequelepire,cen’estpaslecholéra.Jepeuxm’accoutumeràlamort,àladouleurd’êtreimpuissantesi,aumoins,onmedonnelapossibilitédemebattre.Or,dernièrement,jen’aimêmepaseucedroit.

—Tuasraison,jenepeuxpascomprendre.Elleéclatad’unrirerauquequiluiécorchalesoreilles.— Oui, eh bien moi non plus ! Ça me dépasse. Je veux dire, j’appartiens à un organisme

scientifique,non?C’estnotremissiond’éradiquerlesépidémies.Bonsang!Cettemissionest inscritedansnosstatuts.Pourquoitouscesbéotiensont-ilstantdemalàlecomprendre?

—Dequituparles?—Despoliticiens,descomptables!Deceuxquitirentlesficellesdansl’ombre.Jen’auraispasdû

rentrersitôt.IlyaencoreénormémentàfaireenSomalie.Lesprogrammesd’éducationdébutentàpeine.Lesconditionsdeviedanslescampsderéfugiéssontunedescausesprincipalesducholéra.Etmoi,j’ailes mains liées. Liées ! Quand j’ai débuté dans l’organisation, les chefs d’équipe avaient davantaged’influence.C’étaienteuxquidécrétaientqu’uneépidémieétaitjugulée.Euxquidécidaientquandilétaittempsdeplierbagage.Maintenant,cesontlespoliticiens,lesfinanciersquinousdisentquoifaire,quoidire,oùaller,et le tempsquedoitdurernotremission.Jesuisunedesmeilleuresépidémiologistesaumondeetjesaisquejen’aipastrouvél’originedelapandémie.Certes,noseffortsn’ontpasétéinutiles,

maisjesaisquej’aiabsolumentbesoindesixàhuitsemainessupplémentairessurplacepourm’assurerquel’éducationàl’hygiènedonnelesrésultatsescomptés,etquelasituationcommenceàchanger.Ilyaunesemaine, jemetrouvaisdanslarégionlaplusduredeSomalie,àcombattrecettesatanéemaladie,convaincue que j’étais en passe de la vaincre. Mais mon patron a téléphoné, et me voilà ! Legouvernementneveutpasquenousrestionslà-bas,àcausedeproblèmesgéopolitiquesdontj’ignoretoutetmefichecommed’uneguigne.J’aiessayéd’expliqueràmonpatronquelapolitiquen’avaitrienàfairelà-dedans.Que nous commencions à contrôler la situation et avions besoin d’un délai. Peine perdue !Troisjoursplustard,j’étaisdansl’avion.Commelecholéraestendémiquedanslarégion,dansmoinsdetroismois,ilvaréapparaître.Cettefois,ilgagneralesfrontièresetseradixfoisplusdifficileàconfinerque si on nous avait laissé terminer notre boulot. J’en aima claque de poser des sparadraps sur desplaiespurulentes,alorsquenouspourrionsréglerleproblèmeunebonnefoispourtoutes.Jeconçoisquelapolitiquesoitunmalnécessaire.Iln’empêchequeledroithumanitairedevraitprévaloir,non?Parcequesionnousempêchedefairenotretravail,lesvirusvontserépandreetcontinueràtuerdesgensquineseraientjamaismortssij’avaisputerminercequej’aicommencé.

Elledétournalesyeuxdel’étangetfitquelquespaslelongdelarive.—C’estçaquejenepeuxplussupporter,reprit-elle.Paslesmortsinévitablescontrelesquelleson

nepeutrien,maislesmilliersdedécèsquenouspourrionsévitersionarrêtaitdenousmettredesbâtonsdanslesroues.Sionm’empêchedetravailler,commentpuis-jeaiderlesautres?Etsijenepeuxpaslesaider, à quoi bon continuer ? Pourquoim’infliger ces souffrances, ces risques, ces conditions de vieinfernalessimonactionnesertàrien?

Elle s’arrêta, un peu essoufflée, et lui lança un regard interrogateur, comme si elle attendait saréponse.

Malheureusement,iln’avaitaucunesolutionàluiproposer.Cequ’ellevenaitdeluiraconterfaisaitpartiedesraisonsqui l’avaientpousséàseretirerdujeupourfondersapropreclinique.Là,personnen’étaitsursondospourluiinterdiredesoignerceuxquinepouvaientpaspayer.Personnenepouvaitluiimposerdelaissertomberunpatientnécessiteux.

—Iln’yapasqueleCNMI,dit-ilenfin.Beaucoupd’autrespossibilitéss’ouvrentàtoi.—C’estaussicequejepense.Leproblème,c’estquej’aimemonboulotetquejesuisunepointure.—Alorsilsdevraiententenircompteettelaisseragir.—Tul’asdit,répliqua-t-elleavecunsouriretriste.—Quandes-tucenséeretournersurleterrain?—Quisait?Deuxjours?Deuxmois?Audéclenchementdelaprochaineépidémie.Il retint un juron. Tout en lui se rebellait à l’idée que Kara puisse repartir si vite. C’était trop

dangereux,surtoutdanssonétatd’épuisementmoral.—Tunepeuxpasyretournersitôt,décréta-t-il.Tuasbesoind’untempsderepos,besoindemettre

leschosesenperspective.Ilfautquetutereposespourdécider,ensuite,detonavenir.—Ahbon?Parcequed’aprèstoi,cequ’ilmefaut,c’estpartirenvacancesetprendredurecul?

Moi,j’auraispenséquec’étaittrouverlemoyend’empêcherlesgensdemourircommedesmouches.—Kara,tun’espasDieu,tusais.Tunepeuxpasfaireplusquetonmaximum.— C’est bien pour ça que nous avons cette conversation ! Je dois déterminer s’il faut que je

continue ou s’il est préférable que je démissionne pour chercher une nouvellemanière d’exercermonmétier.JepourraistoujoursdépisterlagrippepourledépartementdeSantépublique,conclut-ellesuruntonsarcastiquequiprouvaitleméprisqueluiinspiraitcetteoption.

Enrevanche,luinetrouvaitpascetteidéesistupide.PourquoiKaranetravaillerait-ellepassurlagrippe ? Du moins, le temps de prendre suffisamment de distance avec l’Afrique et le CNMI, pourpouvoirréfléchiretdécidersereinementdesonavenir.Ilsegardatoutefoisdeleluidire,peudésireuxdeselaisserentraînerdansunedisputestérile.

Comme Kara se taisait aussi, un silence pénible s’installa, et l’atmosphère devint plus tendueencore.Lefourirequilesavaitréunistoutàl’heureluisemblaitbienloin…Sonamien’étaitquechagrinetcolère.Etlui,tristedesonimpuissanceàluiapporterlemoindreréconfort.

Illaissalesilences’installer.Peut-êtredevait-ils’excuserdenepassavoirquoiluidire?Ils’apprêtaitàouvrirlabouchequandelleledevança:—Excuse-moi,Lucas.Jen’aipasledroitdet’imposermamauvaisehumeur.J’auraismieuxfaitde

resterchezmoietd’avalerunsomnifère,aulieudeveniràcettesoirée.—Jemeréjouisquetunel’aiespasfait,affirma-t-il,mêmesisonimpuissanceàl’aiderlerendait

malade.Bonsang!Ilétaitmédecin.Ilauraitdûêtrecapabledetrouverunargumentquiluimettedubaume

aucœur.Etsurtoutilétaitsonmeilleurami;etlesamisavaienttoujoursdessolutions.—Tusais,cequiestleplustriste,c’estquetuessincère,reprit-elle,auboutd’uneminute.—Biensûrquejesuissincère!— Je sais, mais ce n’est pas parce que tu esmonmeilleur ami que tu dois te farcir ce flot de

guimauvesirupeuse.—Cen’estpasdelaguimauve,c’estcequetuéprouves.—Oui,maisl’unn’empêchepasl’autre.Elles’assitsurl’herbeetramenasesgenouxcontresapoitrinedansuneattitudeméfianteetsurla

défensivequilechoquaetl’attristaàlafois.Jamaisiln’avaitvuKaradansuntelétat.Aussi,quandils’assitprèsd’elle,fit-ilattentionànepasempiétersursonterritoire.

Pour lapremière foisdepuis longtemps, ilne savaitniquoidireniquoi faire.Pourtant, ildevaitessayer.Pourleursalutàtouslesdeux.

— Le département de Santé publique n’est pas non plus ta seule option, tu le sais, répéta-t-il.Commetul’astoi-mêmefaitremarquer,tuesunedespluséminentesépidémiologistesaumonde.Tupeuxfacilement postuler pour un poste à l’université. Etmême pour un autre poste au CNMI. Tu n’es pasobligée de les laisser t’envoyer dans tous les coins du globe. Tu peux rester et travailler tout aussiefficacementenAmérique.Sansparlerdelagrippe,ils’enpassedebellescheznous:latuberculose,larecrudescencedel’hépatiteC,lestaphylocoquedoré,lesida.Unemaladieestunemaladie,maisicicen’estpascommelà-bas.Ellesfontmoinsderavages.

Kara secoua la tête pour réfuter sa proposition.Mais il le savait ; c’était un vieuxdébat qui lesopposait,etchacuncampaitsursespositions.

—Sicen’estpasmoi,alorsqui,Lucas?Jesuisunedesmeilleures.Uncador.Sanscompterque,cetteannée,leCNMIadéjàperdudeuxdemescollègueslesplusexpérimentés.Sijemedéfile,combiendegensvontmourirparcemonremplaçantseramoinsqualifié?

—Etcombiendetempsavantque,toi,tunemeures?riposta-t-il.—Jesuisprudente,éluda-t-elled’ungestedel’épaule.—Cen’estpascequejeveuxdire,ettulesais.Jen’airiendit,jusqu’iciparcequetuastoujours

coupécourt,maissitucroisquejen’aipasremarquélesdégâtsque,depuisunmoment,ceboulotproduitsurtoi.

Eneffet,àchaqueretourdel’étranger,Karaétaitunpeuplusfatiguée,unpeuplusdistante,etelleavaitbesoindeplusdetempspourrebondir.Chaquepaysqu’ellevisitaitluiarrachaitunmorceaud’elle-même,unepartde soncœur,de sonâmemême.Le lienqui reliait les rareschosesauxquelleselle seraccrochaitétaitsiténuqu’ilsedemandaitsouventcombiendetempsilluifaudraitavantdesebriser.

Iljetauncoupd’œilàKara.Visiblement,sesmotsavaientfaitmouche.Bouleversé,ilpassasonbrasautourdesonépauleetl’attiradoucementcontrelui.Ils’attendaitàce

que, fidèle à sa nature sauvagement indépendante et avare en confidences, elle l’envoie promener—

surtoutqu’ellevenaitdeselivrerplusqu’ellenel’avaitjamaisfait—,oràsagrandesurprise,elleselaissafaire.Elleluienlaçamêmelatailleetposalatêtecontresontorse.

Malgrélescirconstances,Lucassentitquesoncorpsréagissaitàcecontact.Ilrespiralonguement,s’efforçant de refouler cette érection intempestive dans l’espoir que, s’il l’ignorait, elle disparaîtrait.Kara n’avait certainement pas besoin de penser que son meilleur ami cherchait à profiter d’elle aumomentoùelleétaitleplusvulnérable.

Bien sûr, la manœuvre échoua— avec une femme comme Kara, c’était peine perdue ! Ce quiredoublasacolèrecontrelui.Maisqu’est-cequ’ilypouvaitsisonamieincarnaittoutcequ’iladmiraitchezunefemme:laforce,l’autonomie,l’engagement,l’intelligence,lagentillesse?Intellectuellement,ilavaitbeauêtrepersuadéque se cantonner au rôled’ami lui convenaitparfaitement, enconvaincre soncorpsétaitunetoutautrehistoire!

Mortifiéparsonmanquedecontrôle,iltentaderepousserKara,maiselleémitunlonggémissementdeprotestationetresserrasonétreinte.

—Pasmaintenant, jeveuxresterencoreunpeu, implora-t-elleen levantsur luidesyeuxque leslarmesfaisaientbrillerdanslapénombre.

***

Lucasétaittendu,etellesentaitbienqu’ilétaitmalàl’aiseetqu’elleauraitdûlelibérer.Elleavaitpleurédanssongiron,luiavaitcriédessus,avaitdéversésurluilesreprochesqu’ellefaisaitàd’autres,etvoilàqu’elleseraccrochaitàluicommeàsonseulrempartcontrelafolie.Lepauvre!Pasétonnantqu’ilnesoitpasàlafête.

Est-cequ’elleluiendemandaittrop?Qu’importe ! Elle n’était pas prête à le lâcher. Se blottir contre lui, s’imprégner de sa chaleur,

écouter lesbattements réguliersde soncœur lui apportait un réconfort ànul autrepareil.Elle se lovacontrelui,puisfermalesyeuxpourtenterd’occulterlesangoissesetlessouvenirsquibouillonnaientenelle.

Refusantdelesécouter,ellesefocalisasurlapoitrinedeLucasquimontaitetdescendaitlentement,chaquefoisqu’ilrespirait.

Sursonodeurchaudeetenivrante,celled’uneforêtdepinssouslesoleild’été.Surlasensationdesoncorpsmusclécontrelesien,sigrand,solideetréconfortant.Saproximité luiprocuraitunesensationdesécuritéextraordinaire.Cela faisait longtempsqu’elle

étaitseuleaumonde,etelleavaitapprisàprendresoind’elle-même.Seulement,c’étaitréconfortantdesavoirqueLucaslaprotégerait.

Oh ! Elle ne lui avait jamais rien demandé d’important, ne souhaitant surtout pas rajouter à sonfardeau.Toutdemême,c’étaitrassurantdesavoirqu’encasdebesoinilrépondraittoujoursprésent.Desavoirqu’ilétaitlà.

Elle tourna la tête pour l’observer à travers ses paupières mi-closes, sans trop savoir à quois’attendre. Peut-être qu’il observait le parc ou était plongédans ses pensées, àmoins qu’il ne profitecommeelledecetintermède.Maisquandellelevalesyeux,ellevitqu’ilavaitlesmâchoirescrispéesetrivaitsurellesesyeuxétincelantscommedessaphirs.

Elleeneutlesoufflecoupé.Dissimuléainsidans lapénombre,Lucasparaissait ténébreux,sexyetunpeuéchevelé—enfait,

toutaussisublimequ’àl’ordinaire—et,alorsquejusqu’icisonphysiquederêvel’avaitlaisséefroide,voilàquesubitement soncœursemitàbattre lachamade, sonestomacàpalpiter, et sabouchedevintsèche comme du papier de verre.Mal à l’aise, elle s’humecta les lèvres en les frottant l’une contrel’autre,puisleslécha.Aussitôt,Lucastressaillit,tandisqu’unlonggrondementrésonnaitdanssapoitrine.

—Kara…C’étaitunavertissementdesplusclairs,etellesentitunfrisson lui traverser lecorps.Griséepar

l’odeurdeLucas,soncorps,savoix,elleseredressa,posa lamainsursa joue,passa lepoucesursabarbenaissante,etseperditdanslaprofondeurinfiniedesesyeux.

—Kara,qu’est-cequetufais?chuchota-t-ilenluiprenantlevisageàdeuxmains.—Chut.Ellenesavaitpascequ’ellefaisaitetnevoulaitpaslesavoir.Acetinstantprécis,sonseulbutétait

d’éprouverd’autressentimentsqueledésespoirquinelaquittaitplusdepuisdesmois.Elleposasamainsursanuqueetl’attiralentementàelle.

Al’inversedeceàquoielles’attendait—etdecequ’elleredoutait—,Lucasnesedébattitpas.Ilnelarepoussapas,nelançapasdeplaisanteriequelconque.Aucontraire,illafixa,lespupillesdilatées,tandisqueleursbouchesserapprochaientinexorablement,centimètreaprèscentimètre…

4

On aurait demandé à Kara si elle avait prévu d’embrasser Lucas, elle se serait récriée avecsincérité:«Pasdutout!».Etsilamêmepersonnes’étaitinquiétéedesavoirsiellen’avaitjamaispenséàl’embrasser,elleauraitréitérésaréponse—etmenticommeunarracheurdedents.Cependant,riendecequ’elleavaitpupenser,riendecequ’elleavaitimaginénel’avaitpréparéeauchocdusimplecontactdelabouchedesonamisurlasienne.

Cefutunbaiserfurtif,unesimplepressionsurses lèvres,puisLucasserecula,visiblementaussistupéfaitqu’elle,maiselleleretint,crispantsesdoigtsdanssescheveux.Puisqu’ilsenétaientlà,autantallerjusqu’auboutets’embrasservraiment.Plusencore,ellerêvaitdevoirlevraiLucas,celuiqu’ilnemontraitd’ordinairequ’àsesconquêtes.

Ilnefallutqu’unesecondepourqueleslèvresdeLucass’écartent,avecunpetitbruitmouilléquilafit trembler. Comme elle s’agrippait à ses épaules, chancelante, il laissa échapper un petit rire et luienlaçalataille,afindelaplaquercontrelui.Mais,quandsalanguevinttaquinerlacommissuredeseslèvres,ellesutqu’illuifaudraitplusqu’unbrassecourablepourconserversonéquilibre.

Ellesepressapassionnémentcontre luietcompritqu’ellen’étaitpas la seuleà frissonner.Lucasaussitremblaitcommeunefeuille.Cequi,d’unecertainemanière,renforçaitlaréalitédelasituationetenaccentuaitlesdélices.

Commeilmordillait sa lèvre inférieure,elleouvrit laboucheavecunhoquetdesurprise.C’étaitl’invitationqu’ilattendait.Salanguevints’enrouleràlasienne.

Elleentenditunesonneriebizarrequirésonnaitdanssonoreille,maiselles’efforçadel’occulterens’abandonnantaubaiserdeLucas.Probablementsonsubconscientquilamettaitengarde,cherchantàluifaire comprendre que ce baiser était une grossière erreur. Tant pis ! Ce qu’elle vivait était tropdéstabilisantetmerveilleuxpourréfléchirauxconséquencesdesesactes.Ellechoisitdoncdel’ignorer;ou dumoins elle essaya, désireuse de profiter aumaximumde ces quelquesminutes dans les bras deLucaspouroubliertoutlereste:lasouffrance,lalaideur,lesdévastationsdontelleavaitététémoin—sansoublierladébâcleàvenirparcequ’ellen’avaitpasétéassezcourageusepourdésobéirauxordresidiotsdelabureaucratie.

EllevoulaitseperdreentrelesbrasdeLucas,senoyerdansledésirfulgurantquilatransportait.Ildevaitéprouverlamêmechose,carilresserrasonétreinteetlahissasursesgenouxpourqueleurscorpss’imbriquent,poitrinecontrepoitrine,cuissescontrecuisses.Puisilenfouitsamaindanssescheveuxetemprisonnasatête,commepourl’obligerànepass’arrêter.

Commesiellevoulaits’arrêter!Elle ne savait pas s’ils s’embrassaient depuis quelques secondes ou plusieurs heures. Leur long

baiserpassionnéluibrûlaitleslèvres,luifaisaittournerlatête.C’étaitsibond’êtreagenouilléelàetde

s’abandonneràlavaguededésirquilasubmergeait…Celafaisaitsilongtempsqu’ellesesentaitmorteàl’intérieur, qu’elle réprimait délibérément ses émotions pour éviter d’être écrasée sous le poids duchagrin.Commec’étaitmerveilleuxdesedirequ’ellesefichaitéperdumentdetout!D’envoyertoussessoucis, ses angoisses et ses inhibitions au diable pour se perdre dans ses sensations.Uniquement sessensations…

Soudain,Lucas interrompit leur baiser et s’écarta légèrement, la contemplant sans rien dire.Ellegémit,seraccrochaàlui,maisils’arrachaàelleenjurantetsemitàfouillerdanssonsacàmain.

— Ton portable sonne, marmonna-t-il d’une voix plus rauque qu’à l’ordinaire en lui tendantl’appareil.Jenesaispasquiappelle,maisçadoitêtreimportant,c’estlatroisièmefois.

Biensûr.Lasonneriedanssatête…Sesentantunpeuridiculed’avoirimaginéquecettesonnerieprovenaitdesoncerveau,ellevérifia

lenuméro.Soncœurs’arrêta.C’étaitsonpirecauchemar:lenuméroprivédePaulLennox,sonpatron.Déjà?Nepouvait-elleprofiterd’unjour,d’unenuitderépit,avantqu’onlasollicitedenouveau,qu’onl’envoiecombattreuneépidémieenluirefusantlesmoyensd’actionetletempsindispensables?

Elle tenta de rappeler son patron,mais sesmains tremblaient tellement qu’elle fut incapable depresserlestouchesdutéléphone.

Lucasposalamainsurlasienneenmurmurant:—Toutvabien,Kara.Il frotta le dos de sa main avec son pouce, caresse qui eut sur elle un merveilleux effet

d’apaisement.Decourtedurée,hélas.Paul Lennox décrocha à la première sonnerie et, sans s’embarrasser de préambule, sauta

immédiatementàl’essentiel.—Uneépidémied’EbolavientdesedéclencherenErythrée,annonça-t-il.—Ebola?répétaKara,abasourdie,tandisqueLucaspestait.L’ignorantdélibérément,ellesedétournapourfixerl’arbreenfaced’elle.Pasquestiondeselaisser

distraire!Jusqu’àcequ’elleaitprissadécision,sontravailpassaitavanttout,qu’elleleveuilleounon!—L’épidémieacommencéquand?s’enquit-elle.—Ilyatroissemaines.— Trois semaines ? Et lamaladie n’a pas régressé d’elle-même ? Elle a éclaté dans une ville

importante?Si Ebola était une maladie terrifiante qui causait des ravages épouvantables, en revanche, les

épidémies ne duraient pas. C’était unemanière atroce et extrêmement rapide demourir. Toutefois, lamaladieétaitassezpeucontagieuse,carmalgrésavirulence,ellenesetransmettaitpasparvoieaérienne,maisparcontactaveclesfluidescorporels,cequipermettaitdelaconfinerrelativementfacilement.Deplus, avec son taux de mortalité énorme, le virus Ebola s’épuisait rapidement— une fois toutes sesvictimesexterminées.

— Ils ne savent pas où l’épidémie s’est déclarée et, après tout, c’est votre rayon, réponditsèchementPaul.Ebolatouchedéjàlesvilleslesplusimportantesdusud:OmHajer,T’io,AssabetOsMara.Ilpourraitdéjàavoirgagnélesvillesdunord,maisçanousn’enavonspaseuconfirmation.

—Deuxdecesvillessontsacrémentprochesdesfrontièressoudanaiseetéthiopienne.—C’estbiencequinouspréoccupe.—L’épidémieadéjàtraversélesfrontières?—D’après nos informations, nous ne le pensons pas. J’ai contacté lesONG travaillant dans les

pays limitrophes et j’attends leur rapport. Cependant, d’après mon équipe sur place, si elle n’a pasencorefranchilesfrontièresdupays,çanesauraittarder.

—Commentest-cepossible?Onn’attrapepasEbolaencôtoyantquelqu’undansunbus.Etceuxquisontatteintss’épuisentsirapidementqu’ilsnepeuventplusvoyager.

—Jesuisaucourant.—Jesais,Paul,excusez-moi.J’essayaissimplementdefaireletourdelaquestion.Ilssontcertains

qu’il s’agit bien d’Ebola ? Pourquoi ont-ils tant attendu avant de nous alerter ? Trois semaines, çareprésentebeaucoupdemorts.Est-cequ’ilsavaient informél’OrganisationMondialedelaSantéavantnous?

—L’OMSareçuleurappelausecoursaumêmemoment.—Pourquoiuntelretard?—Legouvernementérythréenn’estpasconnupoursatransparence.Iln’appréciepaslaprésence

d’étrangerssusceptiblesd’êtretémoinsdesesexactionsàl’intérieurdesesfrontières.Karasoupira;ellenelesavaitquetrop,etcetteabsenceflagrantedecoopérationétaitbiensouvent

unréelproblème.Iln’empêchequesilamaladies’étaitimplantéedanslesgrandesvilles,ellerisquaitdedécimerlapopulationenunriendetemps.Commentlegouvernementpouvait-ils’enlaverlesmains?C’étaitexactementlegenredenégligenceetdecalculspolitiquesauxquelleselleétaitconfrontéedepuisdesmois.

Frustrée,ellelaissaéchapperunlongsoupirrageur.Ellen’étaitpasnovicedansceboulot,loindelà,pourtant,ellen’arrivait toujourspasàcomprendrecommentungouvernementpouvaitsecroiser lesbras et regarder son peuple mourir, simplement pour protéger ses intérêts. Cela dépassait sonentendement.

—Ilssontcertainsqu’ils’agitd’Ebola?répéta-t-elle.— Franchement, j’ai peur qu’ils n’en sachent rien. Ils parlent d’Ebola à cause de symptômes

similaires,maislavitessedepropagationnecollepas.Sanscompterqueleurslabosnevalentpaslesnôtres.Jeneserairassuréquequandj’auraiuneéquipesurleterrain.

—Est-cequelamaladiesetransmetparl’air?—Ilsdisentquenon.Denouveau,je…—Jesais.Jesais.Vousvoulezuneéquipesurplace.Quand?—Ilyatroissemaines.—Super!lança-t-elleavecunriresansgaieté.—J’organiseuneréunionà14heures,demain,ouplutôtaujourd’hui,vuqu’ilestminuitpassé.Le

départestprogrammépour20heures.Vousvousjoindrezàl’équipe.—D’accord,répondit-elle,bienquecenesoitpasunequestion.Ilnefaisaitaucundoutequ’elleprendraitcetavion.D’ailleurs,àlasecondeoùelleavaitdécouvert

lenumérodePaulsurl’écrandesontéléphone,elleavaitanticipélasuite.Unemutationd’Ebola?Lesvirus hémorragiques étaient sa spécialité et, aussimorbide que cela puisse paraître, elle attendait uneoccasionpareilledepuisledébutdesacarrière.

—Aquelleheurepouvez-vousarriver?demandaPaul.—Jenesuispaschezmoi, il fautquejerentreà lamaisonpourfairemavaliseetquejedorme

quelquesheurespourarriver fraîcheetdisposeà la réunion, répondit-elle, songeant avecaccablementqu’ellen’avaitmêmepasfinisalessive.Jedoisaussimeréapprovisionnerenmatériel.

—Jesais.Jevaism’enoccuper.Votrekitvousattendraaucentre.—Merci,jesouffreencoredudécalagehoraire.Enfait,jesuisenvracetincapabledem’organiser.

Sic’estvousquivousenchargez,j’auraimoinsdechanced’oublierquelquechose.—Alors,àquelleheurevouspouvezêtrelà?KarasetournaetsaisitlepoignetdeLucaspourjeterunœilsursamontre.Ilétait1h30.—Sitoutsepassebien,jepeuxyêtrevers10heures.—Parfait.Jeveuxquevoussoyezopérationnellequandl’équipearrivera.Le cœur battant la chamade, elle prit une longue inspiration ; de nouveau elle avait du mal à

respirer.Ellerefusatoutefoisdes’abandonneràlapanique.Ellen’avaitpaslechoixetdevaitgarderson

sang-froid.Lucasdutsentirsonmalaise,carilluipritlamainetnouasesdoigtsauxsiens.Cen’étaitpasgrand-chose,maiscepetitgestederéconfortluipermitdedominersapeurpourse

concentrersursatâche.—Vousnepouvezpasrenvoyermonéquipesurleterrain,alorsquenousvenonsderentrerpourune

permissiondedeuxmois,fit-elleremarquer.LafemmedeDavidaccouchedanstroissemaines,etlamèred’Annasuitunechimiothérapie.

—Nousavonsconvoquélaquatrièmeéquipe.C’estellequivousaccompagnera.—Maisc’estl’équipedeMike…,laissa-t-elleéchapperdansunsouffle.—Pourquoi,ilyaunproblème?—PourMikeetsescoéquipierscertainement.Jedoutequ’ilsapprécientdedevoirtravailleravec

moi.EnparticulierparcequeMikeetelleavaientrompupubliquementavecpertesetfracas,troismois

auparavant.—Steward,Mikesaitquevousêteslemeilleurchoixpourcettemission.—Oui,mais…Saprotestations’étrangladanssagorge.Indéniablement,elleétaitlemeilleurchoix—dumoins,si

elle réussissait à recouvrer ses esprits.Et, eneffet,Mikeet sonéquipedevaient enêtre conscients. Iln’empêchequ’elle risquaitd’essuyer leurhostilité.D’autantplusque le fonctionnementdesonexétaitaux antipodes du sien. Or, dans un cas comme celui-ci, l’esprit d’équipe et la cohésion étaient desfacteurscruciaux.

Qu’importe ! Elle allait remonter sesmanches et se conduire en adulte.Mike et ses coéquipiersn’auraientqu’àenfaireautant.

—JeveuxJulian,ordonna-t-elle.C’était un de ses collègues, le plus grand spécialiste des fièvres hémorragiques au sein de

l’organisation.—IlestdéjàpartideHaïti.IldevraitvousattendreenErythrée.—Bien.JeveuxaussiFriedaetVan.Cesdeux-làaussifaisaientpartiedelacrèmeduserviced’épidémiologieduCNMI.—Jevouslesdonne.D’autresrequêtes?—SametViolet,répondit-elle,citantsesmicrobiologistespréférés.—VioletestbloquéeenAlaska,enrevancheSamestdisponible.—Alors,ons’encontentera.—Lepointpositif,c’estquevouscollaborerezavecl’équipedePierreLaFontdel’OMS.Ellepoussaunpetitsifflement.PierreLaFont?Rienqueça!Qu’est-cequePaulluicachait?Ce

n’étaitcertainementpasunhasardsilesplusgrossespointuresdanssaspécialitéétaientconvoquéessurplace—elleycompris.

—VousdevrezcoordonnervoseffortsavecLaFont,toutenvousabstenantdeluimarchersurlespieds,compris?ajoutaPaul.

—Jenesuispasdugenreàm’approprierlebacàsable,vouslesaveztrèsbien.Maisonnepeutpasendireautantdemonhomologuedel’OMS.

—Allonsdonc!Ilsavaientbeaudiscutersurletondelaplaisanterie,lapaniquetordaitl’estomacdeKaraquiétait

auborddelanausée.Direquecinqansauparavant,elleauraitexultédesevoirattribuercettemission!Qu’ilyadeuxansencore,celal’auraitexcitée.Etvoilàqu’aujourd’huic’étaitdevenuplusunepunitionqu’unerécompense.Elleavaitl’impressiond’êtreenvoyéeenenferetpasdutoutd’êtresurlepointdesaisirlaplusgrandeopportunitédesacarrière.

Car, s’il s’agissait vraiment d’une mutation d’Ebola, si le virus avait modifié son mode decontamination,elleavaittirélegroslot.Ceseraitsavariole,sonhépatite,sonsidaàelle.Uncasquetoutépidémiologisteattendaitsaviedurantetquepeud’élusavaientlachancedecroiser.

Alors,pourquoiavait-elleenviedevomir?Ellen’avaitpaspeur.Elleétaitprudenteetsavaitseprotéger. Pourtant, rien que l’idée d’aller enErythrée, d’affronter les problèmes locaux— aussi bienceuxdécoulantdelamaladiequeceuxprovoquéspardessièclesdeguerres,defamineetdemisère—larendait malade. Elle ne voulait plus souffrir, ne voulait plus se plonger jusqu’aux coudes dans lecambouispourdevoirensuites’enextraireavantd’avoirpuêtreefficace.

Cen’étaitpasdanssanaturededéserterlechampdebataillecommeellevenaitd’êtreobligéedelefaire.Celanedevaitplussereproduire.Cettefois,savoirqu’ellepouvaitagirmaisqu’on l’empêchaitd’aboutirrisquaitdel’anéantir.

EllesentitqueLucas,conscientdesesangoisses,seraidissait,cequiempirasonmalaise.Admettresaproprecouardiseétaitsuffisammentdur,maisquesonmeilleuramiensoitconscientn’arrangeaitpasleschoses,loindelà.

—Kara,vousêtestoujourslà?Lefaitquesonpatronl’appelleparsonprénomprouvaitque,àl’instardeLucas,ilsentaitqu’elle

n’étaitpasdanssonassiette.Pauln’étaitpasuntendre,ets’ilseposaitdesquestionssursonéquilibremental…

—Oui,Paul,jevousécoute.—Kara,çava?Vouspouvezpartir?demanda-t-il,aprèsuncourtsilence.Ledoutequiperçaitsouslaquestionlapiquaauvif.Elleseredressaetseressaisit.Non,elleétait

loin d’aller bien,mais est-ce qu’elle avait le choix ? Certainement pas si elle voulait continuer à seregarderdanslaglace.Cespopulationsavaientbesoind’elle.

—Jevaistrèsbienetjesuisprêteàpartir,affirma-t-elle.Lucaslâchasamainavecungrognementdépité.Elleluijetauncoupd’œiletsurpritunegrimace

désapprobatricequiaugmentasapanique.Maiscen’estpaspourcelaqu’elleallaitselaisserinfluencer.Cependant, la mine soucieuse de Lucas lui coupait tous ses moyens, l’empêchant de clore la

discussionavecsonpatron.Ellepréféradoncluitournerledos.—Jesuispartante,reprit-elleavecuneconvictionqu’elleétaitloind’éprouver.Enrevanche,vous

devezmepromettrequ’àmoinsd’unerévolutionsanglante,vousnemeretirerezpasduterrainenpleinmilieudel’opération.

—Ecoutez,Steward…—Paul, je ne plaisante pas, le coupa-t-elle, avant d’invoquer des arguments susceptibles de le

convaincre.J’attendsuncaspareildepuisledébutdemacarrière.Alorsvousnepouvezpasm’envoyerlà-basetm’enretirerquandçavousarrangera.Jenetravailleraipasdanscesconditions.C’estexclu.

—Vous travaillerezoùetcomme jevous ledirai ! riposta-t-ilbrutalement,avantdese radoucir.Ecoutez,Steward,jesaisquenousavonsmerdéenSomalie,maisilfauttournerlapage.L’Erythréen’arienàvoir.

Mêmesilaremarquen’avaitriendecomique,Karafaillitéclaterderire.L’Erythrée,laSomalie,leSoudan,l’Ethiopie,toutcela,c’étaitdupareilaumême—lesdifférentesfacettesdumêmedé.UndéquelesOccidentauxs’étaientamusésàlancerpendantprèsdedeuxsiècles,rienquepourvoirlechiffrequien sortirait. Quelle idiote elle était d’imaginer que le jeu pouvait changer ! Elle devait pourtant s’enpersuadersiellevoulaitpouvoirmonterdanscetavionetêtreopérationnelle.

SonsilenceprolongédutinquiéterPaul,carildemandasuruntonhésitant:—Steward?Vousêteslà?Nousn’avonspasétécoupés?Karafaillitnepasrépondreetlaisserl’appelseperdredansleslimbes.—Oui,jevousentends,laissa-t-elleéchapperdansunsoupir.

—Bon,trèsbien.Onsevoità10heures,donc.Dansl’intervalle,jevaismettrelapressionsurlegouvernementdel’Erythréepourqu’ilmefournissetouteslesstatistiquesetlesinformationsqu’ilsontpucollecter.

—Çaourien…—Jesais,maisjevaistoutdemêmetâcherdevousfournirunrapportcirconstanciéàvotrearrivée.—Merci.—C’estmoiquidevraisvousremercier.Eh,Steward…—Oui,marmonna-t-elleensecuirassantcontreunetentativederéconfortqu’ellen’étaitpassûrede

pouvoirentendre.—Vousavezintérêtànepasmerder.Elle éclata de rire.Quelle godiche d’avoir cru que Paul pouvait semontrer compatissant ! Il ne

connaissaitmêmepaslesensdecemot!—Jeferaidemonmieux,répondit-elle,avantderaccrocheretdejetersontéléphonedanssonsac.Ellerestaimmobileunlongmomentàfixerlecielnocturne,incapabled’affronterLucas.Peut-êtreà

causedecebaiseraussisurprenantquemagique,oubienparcequ’ellelisaitenluiàlivreouvert.Avantdevenirleretrouveràlafête,toutàl’heure,ellepensaitquesesdéfensesétaientsolides.Pourtant,illuiavaitsuffid’unbaiserpourlesmettreàmal,lalaissantaussidémunieetbalbutiantequ’unnouveau-né.Sielle le regardait, elle craignait de s’effondrer de nouveau— et cette simple idée lui faisait horreur.Commeunemauviette,ellevenaitdepleurertoutesleslarmesdesoncorpssursonépaule.Recommencerauraitétéunefautedegoût.

Etpuis,siellesetournaitverslui,ilfaudraittrouverquelquechoseàdire,orsoncerveauétaitenpanne.

—Ebola?lançaLucasqui,manifestement,nesouffraitpasdumêmeproblème.Uneformemutanted’Ebola?

—Peut-être.Onn’ensaitrien.Jen’auraispasdûdiscuterdeçadevanttoi.—Eneffet,jevaism’empresserderépandrelanouvelledanslecorpsmédical,plaisanta-t-ilenlui

prenantlebraspourlaforceràleregarder.Comme elle refusait de bouger, il la fit pivoter d’autorité jusqu’à ce qu’elle soit obligée de le

regarderdanslesyeux.—Tupensesvraimentque tu es en état departir ? demanda-t-il.Kara, cen’est pasunemission

commelesautres.Situt’engages,c’estpourlelongterme,ettulesais.—Jen’aipaslechoix,Lucas.Paulm’aassignéecettemission.Jedoisyaller.—Tusaisquec’estfaux,quetupouvaistrèsbienrefuser,objecta-t-il,aprèsavoirlâchéunjuron.

Enfin, Kara, tu viens juste de rentrer. Tu as besoin de repos. Il n’y a pas dix minutes, tu parlais dedémissionner.

—Oui,j’enparlais,maisjen’étaispasdécidée.Jenelesuistoujourspas,alorstantquelaquestionneserapastranchée,jeresteraiauxordresdemonpatron.Jesuismobiliséeet,quoiquetuenpenses,toutàfaitcapablederemplirmamission.Et,puisquejedoispartir,merépéterquejenesuispasenétatdelefaireneferaquesapermaconfiance.

—Tuesunefemmebrillante,exceptionnelle,cen’estpasleproblème…—Si,c’estexactementleproblème!répliqua-t-ellevivement,avantdesoupirer.Jet’enprie,neme

retienspas.Remonterdans l’avionàpeinequarante-huitheuresaprèsenêtredescendueest loind’êtreidéal,j’ensuisconsciente,toutcommePaul.D’ailleurs,c’esttotalementcontraireauxprocédures.Maislesurgencesnepréviennentpas,etc’estmonmétier.Enl’occurrence,jesuislaplusqualifiéepourpartir.Personnenesouhaiteseretrouver,danssixmois,avecuneépidémiemondialed’Ebolasurlesbras.ToutçaparcequeleCNMIn’aurapasenvoyélesbonnespersonnessurleterrain.Maintenant,situveuxbien

mereconduirechezmoi, jet’enseraiséternellementreconnaissante,conclut-elleenallantramassersesescarpins.

Lucasrestamuetpendantsilongtempsqu’ellecommençaàsedirequ’elleferaitmieuxd’arrêteruntaxi.

—Trèsbien,allons-y!lança-t-ilàcontrecœur.Sur ce, il se dirigea sans l’attendre vers la sortie— attitude fort surprenante de sa part et qui

prouvaitsondegrédecolèreetdefrustration.Manifestement,il luienvoulait.Elleenfuttrèsaffectée,maisqu’yfaire?Unediscussionnerègleraitpasleproblème.Etpuis,franchement,elleavaitd’autreschatsàfouetter!

Ilsgrimpèrentlacolline,etl’exerciceserévélabienmoinsamusantqueladescente,surtoutàcauseduvisageferméetrageurdeLucas.Elleauraitvoululequestionner,luidemanderpourquoiilsemettaitdansunétatpareil,mais leurétrangebaiser l’avait troubléeetrenduetimide, transformantleurfranchecamaraderieengêne.

Elleattendaitqu’ildisequelquechosepourbriser lesilence.Peineperdue. Il restamuet.Et il lerestaquand ils traversèrent leparc, etquand ilsescaladèrent lagrille—saufque,cette fois, il lui fitcourtoisement la courte échelle.Et ne fut pas plus bavard lorsqu’ils parcoururent les rues désertes ducentre-ville.

Bienqu’ilfassedix-septdegrésetqu’elleportetoujourssaveste,Karanesesouvenaitpasd’avoirjamaiseusifroid.

LetempsqueLucaspaielegroometluiouvrelaportièredesavoiture—letoutdanslesilenceleplustotal—,ellefaillitvingtfoislaisserexplosersacolère,bienplusmortifiéeparl’attitudedesonamiqu’ellenevoulaitl’admettre.Maisellenefitaucuncommentaire,nepoussapaslemoindrepetitsoupird’exaspération.

Voilàpourquoielleneseconfiaitjamaisauxautres.Ellepréféraitlesteniràdistance.Dèsquel’onbaissaitlagarde,quel’onétaitsûrquequelqu’unseraittoujoursavecvous,cettepersonneserefermaitàdoubletouretvousplantaitlà,sousleprétextequevotreattitudeouvoschoixneluiplaisaientpas.

C’étaitl’éternellehistoiredesavie!Enfant, dès que samère lui reprochait quelque chose, elle semettait en colère et boudait, mais

finissaitparsesoumettreetrentraitdanslerang.Etaprèslamortdesamère,quandelleavaitétéobligéedepasserlesvacancesuniversitaireschezsonpère,elleavaitrapidementdécouvertquel’amourqu’illuiportaitsuivait lacourbedeses résultatsscolaires.Pourquois’était-elleattendueàmieuxde lapartdeLucas?Mystère.

«Parcequec’esttonami,parcequ’ilatoujoursétélàpourtoi»,murmuraunevoixdanssatête.Pourtant, à la seconde où elle avait eu l’outrecuidance de prendre une décision qui lui déplaisait,transgressantunedesrèglesnonécritesdeleurrelation,ilnel’avaitpassoutenuecommeelleauraitaiméqu’illefasse.Pire,ils’étaitmisencolère.

Et cela lui faisait horriblementmal…D’autant plusqu’elle ne s’y attendait pas.Voilà cequ’elleavaitgagnéàfranchirlalignequ’elles’étaitfixée,desannéesauparavant,enfaisantconfianceàLucas!Ilsseretrouvaientexactementaupointoùelleavaittoujourscraintqu’ilsfiniraient.

Une fois arrivés devant chez elle, elle attendit à peine qu’il ait coupé le moteur pour ouvrir laportièreetbondirverssaporteenlançantpar-dessussonépaule:

—Merci.Je…jet’appelleàmonretour.Ilfallaitqu’elleseréfugiechezelle.LoindeLucas.Siellearrivaitàentrersansluirévéleràquel

pointill’avaitblessée,ceseraitgagné.Elleavaittantdechosesàfaireetsipeudetempsdevantelle,qu’unefoisLucasparti,ellen’auraitplusleloisirdepenseràlui.

Maisàpeineavait-elletournélaclédanslaserrurequeLucasétaitàcôtéd’elle.—Maisqu’est-cequiteprend?demanda-t-il,lesdentsserrées.

—Ah!Parcequetuasretrouvélaparole,répliqua-t-elle,follederage,enlefoudroyantduregard.Jepensequ’ilesttempsquetupartes.

—Situcroisquetupeuxmechassercommeça.—Lucas…—Kara,inutiled’insister.Jen’irainullepart.Nousdevonsdiscuterdecetteaffaire.Sanscompter

que,situestoujoursdécidéeàpartir,ilfaudraquelqu’unpourt’amenerauCNMI.—Toujoursdécidéeàpartir?Jepars.EtjesuiscapabledemerendretouteseuleauCNMI,merci!

Celafaitdixansquejefaisrégulièrementletrajet.—BonsangKara!Pourquoifaut-ilque tusoisaussi indépendante!Tunecomprendspasque je

m’inquiètepourtoi.Elle le savait bien qu’il s’inquiétait ! SaintLucas s’inquiétait pour tout lemonde.Toutefois, son

aveu l’attristait.Non pas parce que son ami se faisait du souci pour elle,mais parce que sa réactionprouvaitqu’enl’espaced’unesoiréeleurrelationavaitbasculé.Etellen’étaitpassûred’aimerça.

Ellen’aurait jamaisdûpleurer sur sonépaule, tout à l’heure.Depuisdix-sept ans, leur amitié sebasaitsurlefaitqu’elleétaitautonomeetn’avaitpasbesoindelui.Lucasétaithabituéàcequetouteslesfemmesdesaviedépendentdelui:samère,sessœurs,sespetitesamies,sespatientes…etcelanelegênaitpas.Enfait,iladoraitcela.Sonindépendanceàellel’aidaitàprendredurecul,àoubliertoutesces femmes qui le harcelaient de leurs exigences. Et c’était pour cette raison que leur amitié était silégère,siforte.

Jamais,ilsn’avaienteubesoindegarderleursdistances—dumoinsjusqu’àtoutàl’heure…Etelleétaitsuffisammentintelligentepoursavoirqueleurbaisern’étaitpasvraimentencause.Lepire,c’étaitcequis’étaitpasséavant.Résultat:Lucassesentaitendroitdeluidictersaconduite,outoutaumoinsdeluidirecequ’ilenpensait.Commesi,pareilleauxautres,elleétaitdevenueune faiblecréatureayantbesoind’unsauveur!

— Ecoute Lucas, c’est gentil de t’inquiéter pour moi, mais c’est en pure perte, dit-elle enfranchissantleseuildesamaison.Bonsoir.

Illasuivitàl’intérieur.—Tun’aspaslesidéesclaires,Kara.Piquée,ellefitvolte-face.—Jet’interdisdemedirecequejedoispenser!s’écria-t-elle.Cen’estpasparcequej’étaisun

peudéstabilisée tout à l’heure,que je suismoinscompétentepourça.Et jen’aipasbesoinque tumesauves!

—C’estcequetucrois?Quejeveuxtesauver?—Çam’enatoutl’air!—Alorsc’estquetunecomprendsrienàrien.

5

Karaet luiavaientsouventeudesdiscussionsanimées,mais jamais ilsnes’étaientdisputésavecautantdeviolence, constataLucasavec tristesse.QuellemoucheavaitpiquéKara? Ilyauneminute,dépriméeparlecauchemarqu’étaitdevenusontravail,elleluisautaitaucoupourqu’illaconsoleet,laminutesuivante,elleacceptaitsansdiscutersontransfertimmédiatdansunezonepourrieduglobe.Oh!Pas n’importe quelle zone pourrie, non ! Kara fonçait droit dans l’enfer d’Ebola et, pire, refusaitd’admettrequecelapuisseêtreunefolie.Lui,toutcequ’ildésiraitc’étaitqu’ellereconnaisseque…

Quoi?Quevoulait-ilexactement?QueKaracraquedenouveau?Qu’elleluiavouequ’elleavaitunepeurbleuedepartirenErythrée?Parceque,lui,cetteidéeluifichaitunesacréetrouille.Karaluiavaittoujourssembléindestructible,maisaprèsavoirécoutésaconfession,l’avoirtenueenlarmesdanssesbras,saconfianceétaitébranlée.Soudain,sonamieluiparaissaitsivulnérablequ’ilavaitpeurpourelle.

Sansparlerdubaiserahurissantqu’ilsavaientéchangé…Commentpouvait-ilyvoirclair,avectoutça?Siquelqu’unluiavaitsoutenu,troisheuresplustôt,qu’ilsseretrouveraienttouslesdeux,nezànez,

en train de s’engueuler comme des chiffonniers, il l’aurait traité de fou. Bien sûr, Kara et lui sedisputaientsouvent—elleétaitdotéed’unsacrécaractère,etluiétaittêtucommeunemule.Iln’empêchequ’aucunedeleursquerellesn’avaitatteintcessommetsetlaissépercerautantderessentiment.

Peut-êtrequ’il ignorait les tenantset lesaboutissantsde l’affairemais, en revanche, il savaitunechose:Karanepouvaitpaspartirsansqu’ilsaientfaitlapaix.Quisaitcombiendetempss’écouleraitavantqu’ilsseretrouvent?

Aprèsavoirpousséunprofondsoupir,ilravalasafrustrationetdécidadementiràsonamiepourlapremièrefoisdesavie.

—Jesuisdésolé,dit-il.LafureurdansleregarddeKarasemuaenconfusion.Aprèsêtrerestéesilencieuseunlongmoment,

elledemandasimplement:—C’esttout?—Pourquoi,celanetesuffitpas?Qu’est-cequetuveux?Dusang?Comme elle le regardait sans rien dire, il fourragea nerveusement dans ses cheveux, s’attendant

presqueàcequ’elleluisauteàlagorge.Maisellefinitparluisourire.—Dusang,peut-êtrepas,mais,puisquetuleproposessigentiment,unpeudesueurferal’affaire.—Delasueur?répéta-t-il,perplexe.—J’aideuxcantinesdematérielenhautdemonplacard.Tupourraismelesdescendre?—Volontiers.

Il lasuivit,sonnécommes’ilvenaitd’avoirunaccidentdevoiture.ChezKara, lesexplosionsdecolère étaient aussi brèves que violentes,mais cette fois, l’accalmie était un peu rapide. Il craignait,d’unesecondeàl’autre,d’avoiràsubirlafindel’orage.

—Ellessontlà-haut,dit-elleenluiindiquantunplacarddansledressingdesachambre.Il hocha la tête, un peu gêné de pénétrer dans le coin le plus intime de samaison. Ce qui était

ridicule,vuquecen’étaitpas lapremière foisqu’ilymettait lespieds.C’était luiqui l’avaitaidéeàemménageretpeintcesmursdansunejolienuancedebleu.Cependant,lescirconstancesavaientchangé.C’étaitavantquesachambren’aitététransforméeenharemdesMilleetUneNuits,àgrandrenfortdetapisturquoiseetdecoussinsargentés…

Avantquedesdessousendentellesnegisentnégligemmentaupieddulit…Et,surtout,avantqu’ill’aitembrassée.Evitantprudemmentdeposer lesyeuxsur le lit—cequiétaitplusfacileàdirequ’àfaire, le lit

occupant lamajeurepartiedelapièce—,ilfonçaverslapenderieetsaisit lapremièrecaisse,quiserévélaêtrebeaucouppluslourdequ’ellen’enavaitl’air.

—Commentas-tufaitpourlarangerlà-haut?demanda-t-il.—C’estMikequis’enestchargé.Jen’enaipaseubesoindepuisunmoment.Alamentiondesondernierpetitamisérieux—untypequ’elleavaitbienfailliépouser—,ilse

crispa. Il n’avait jamais appréciéMike, qu’il trouvait pompeux et plus concerné par sa réputation debaroudeurqueparsonefficacitéréellesurleterrain.Ils’étaitd’ailleursréjouideleurrupture.L’idéequeKaraprenne la têtede l’équipedeMikenedevaitpasêtreétrangèreà l’hostilitéqu’ilmontraitenverscetteexpédition.

Ilposasonfardeausurleplancheretretournadansledressingdescendrel’autrecaisse,encorepluslourdequelapremière.

—Qu’est-cequ’ilyalà-dedans?demanda-t-ilensoufflantcommeunbœuf.—Monéquipementdeprotectionbiologique.Génial !Evidemment,elleauraitbesoinde l’énormecombinaisonsouspressionsi levirusEbola

avaitvraimentmutéetprisuneformeaérienne.QuandelletravaillaitdansleslocauxduCNMI,oudansn’importequellaboratoirebienéquipé,l’équipementluiétaitfourni,maisenAfrique,quipouvaitsavoirlesconditionsdetravailquil’attendaient?

Oppressé, il s’approchade la fenêtreet contempla lanuit sans lavoir. Il savaitque lemétierdeKaraétaitàhautsrisques,qu’elleétaitrégulièrementconfrontéeàdesdangersmortels.Cependant,toutessesvaccinationsétantàjour,ellenerisquaitpasd’attraperlecholéra,lavarioleoulatuberculeuse—surtoutsielles’entouraitdesprécautionsd’usage,cequ’ellefaisait,bienévidemment.

Maiscettefois-ci,c’étaitdifférent.Iln’existaitaucunvaccincontrelafièvreEbolaet,mêmes’ilenavaitexistéun,iln’auraitpulaprotégercontreunenouvellesoucheduvirus.

IlserenditsoudaincomptequeKaraluiparlait,maissavoixsemblaitluiparvenirdetrèsloin.Pourla première fois de sa vie, il regrettait d’être médecin, de connaître avec précision les périls qui laguettaient.Rienquedepenseràcequipouvaitluiarriverluidonnaitdessueursfroides.

—Neparspas,lança-t-ilsansréfléchir,l’interrompantaubeaumilieud’unephrase.—Lucas!Sesentantdevenirfou,ilfitvolte-faceettraversalachambreendeuxenjambées.—Jet’enprie,supplia-t-ilenl’empoignantparlesépaules.Neparspas.Désireuxdesentirsoncœurbattrecontrelesien,il l’attiradanssesbras,enfouitsonvisagedans

sescheveuxetrespiraàpleinspoumonssonparfumdefraiseetdemagnolia.Ilavaitbeausavoirqu’ilseconduisaitcommeungamin, ilétait incapabledese raisonner.A lasecondeoù ilavaitentendu lemotEbola, la terre s’était dérobée sous ses pieds et depuis, le monde tournait autour de lui de manièreincontrôlable.

—Lucas,jenecrainsrien,jefaisattention,tusais,murmura-t-elledanssoncou.—Kara,certaineschosessontraisonnablesetd’autresinsensées.Là,c’estdelafolie.—Non, c’estmon boulot, riposta-elle en se tortillant pour se libérer de son étreinte, sans qu’il

bouged’unpoucepourluifaciliterlatâche.Siellel’avaitlaisséfaire,ilauraitpulagardercontreluiéternellement.—Parcequetucroisjenem’inquiètepaspourtoi?rétorqua-t-elle.Chaquejour,tuvastravailler

dansunevéritablezonedeguerre.Lapreuve:ilyamoinsd’unan,tut’esinterposéaubeaumilieud’unefusilladedanslehalldetaclinique!

—Celan’arienàvoir.Mespatients…—Jesais,tespatientsétaientendanger,ettunepouvaispaslesabandonnerauxmainsd’ungamin

bourrédecoke.CesgensenErythréesontaussimespatients.Sijepeuxfairequelquechosepoureux,jedoisyaller.

Ellesedébattitetréussitàs’écartersuffisammentpourluiprendrelatêteàdeuxmains.—Ilfautquej’yaille,affirma-t-elleenplongeantsonregarddanslesien.Bienqu’illesachedepuisledébut,iln’arrivaittoujourspasàs’yrésoudre.—Tuesmameilleureamie,jeneveuxpasteperdre.—Çan’arriverapas.—Tulepromets?implora-t-il,sefichantéperdumentd’avoirl’airdésespéré.Ilétaitdésespéré.Karacomptaitpluspourluiqu’ilnel’auraitjamaisimaginé.—Lucas…—Promets-le-moi!—Jeteprometsquetoutsepasserabien,affirma-t-elleenleregardantdroitdanslesyeux.Une lueurdesincéritéetdecompassionbrillaitdanssonregard,mêléeàunautresentimentqu’il

n’arrivaitpasàdéchiffrer.Vaincu, il hocha la tête, puis posa son front sur l’épaule de Kara, ferma les yeux et inspira

profondément.Combiendetempsrestèrent-ilsainsiimmobiles,enfermésdansleurbulle?Iln’auraitsuledire.En

toutcaspassuffisamment.Car,quandKaraserecula,iln’étaitpasencoreprêtàlalaisserpartir.Ilattirasonvisageversluiet,pourlasecondefoisdelasoirée,s’emparadeseslèvres.

S’ildevaitvivredessemaines,desmois,dansl’angoisse,terroriséparl’éventualitéqu’ellemeureenAfrique, il ne la laisserait pas s’échapper sans garder un souvenir à quoi se raccrocher.Quand leportabledeKaraavaitsonné,toutàl’heure,ilavaitcommisl’erreurd’interrompreleurbaiser,etils’enmordaitlesdoigts.Alors,quoiqu’ilarrive,mêmesiceladevaittoutgâcherentreeux,ilvoulaitunbaiser.Unbaiserquerienneviendraittroubler,nilapeur,nilechagrin,nileregret.C’étaitleminimumqu’ilssedevaientl’unàl’autre.

Enrevanche,cequ’iln’avaitpasprévu,c’étaitladéflagrationquiseproduisitàlasecondeoùleurslèvres se touchèrent.Un feu d’artifice aussi époustouflant que le 4 juillet et la Saint-Sylvestre réunis.CommesilabouchedeKaraétaitfaitepourlasienne.

Cefutlapremièrepenséequilefrappaquandilaccentuasonbaiser.Laseconde,quesongoûtétaitaussidélicieuxquesonodeuravecdesfragrancesdeframboise,de

caramel,etl’onctuositéd’unecrème.La troisième,qu’ilauraitvolontierspasséunedizained’annéesà lasavourer.Après tout, ilavait

pasmaldetempsàrattraper.Maiscen’étaitpasparcequ’ilseconduisaitcommeunimbécilequ’ilenétaitun.Aussifinit-ilpar

sereculer,sanstenircomptedesoncorpsquiluiordonnaitdenepasbougeretdetenteruneavancée.Cependant, avant, il préférait vérifier que Kara n’y voyait pas d’inconvénient. Il n’avait aucune

enviedeprendreunegiflepouravoirdépasséleslimites.

—Qu’est-ceque…?balbutia-t-elleenposantundoigttremblotantsursabouche.Commeilnerépondaitpas—ilenétaitbienincapable!—,elleprécisa:—Qu’est-cequec’étaitqueça?Sonintonationoutréefits’envolertoussesespoirs,etilserecula,penaud.—Excuse-moi,marmonna-t-il.Pourrait-onattribuercetécartdeconduiteàl’excèsdechampagne?—Tun’enaspasbuunegouttedepuisdesheures.—Auxétoiles,alors?suggéra-t-ilendésignantlalucarneau-dessusdesonlit.—Jecroyaisqu’ellesnebrillaientpasenville.—Tupourraistemontrerpluscoopérative.J’essaiedemeraccrocherauxbranches.—Jevoisbien,n’empêchequejemedemandecequiamotivétongeste,dit-elleens’approchantsi

prèsquesapoitrineeffleurasontorse,cequinefitrienpourarrangersonétat.— Jeme suis déjà excusé, cela ne te suffit pas ? protesta-t-il en l’observant attentivement pour

jaugersonhumeur.Kara avait les yeux plongés dans les siens, et sa bouche sensuelle n’était plus qu’à quelques

centimètres de la sienne, si bien que, chaque fois qu’elle respirait, son souffle chaud caressait seslèvres…

Il sentit son sexe durcir au point que le simple fait de respirer en devint douloureux… Il brûlaitd’enviedeplongersalanguedanslabouchedeKarapourexplorersessaveurs,sessenteurs,samoiteur,etsatisfaireunappétitquicouvaiten luidepuis…desannées,serendit-ilcompte,soudain troubléparcettepensée.

Ilserraconvulsivementlespoingspourréprimersondésir.DepuisleurviolentediscussionàcausedecedépartenErythrée,Karaetluiavançaiententerrain

miné.Etleurbaiserdansleparc,luisemblait-il,n’avaitpasarrangéleschoses.RecommencerrisquaitdepaniquerKara.Orlafairefuirétaitladernièrechosequ’ilsouhaitait.Entreêtreamiavecelleourien,sonchoixétaitvitefait.

—Quit’ademandédet’excuser?riposta-t-elle.Pourquoifairetoutunplatd’unsimplebaiser?—Oui,unsimplebaiser,marmonna-t-il,vexé.—Jeveuxdire,cen’estpascommesitum’avaissautédessus,précisa-t-elleenserapprochantde

lui.A quel genre d’effusionKara était-elle accoutumée pour parler de ce qui s’était passé entre eux

commed’unsimplebaiser?Manifestement,ilavaitsous-estimélestalentsdeMike.Cette idée aiguillonna sa colère, et il recula d’un pas, peu désireux d’entendre Kara louer les

performancesd’unindividuqui,visiblement,l’avaitexcitéedavantagequelui.MaisKara fitunpasvers lui.Etchaquefoisqu’il reculaitdequelquescentimètres,elleavançait

d’autant.Résultat:ilseretrouvabientôtdosaumur.Sasirèned’alarmeinterneseréveilla,maislapartiedesoncorpsquiétaitàcet instantenétatdefonctionnementmaximaln’étantmalheureusementpassoncerveau,illalaissasonner.

SurtoutqueKaranemanquaitpasdesuitedanslesidées…— Ce n’est pas comme si tu avais fait ça, murmura-t-elle, avant de l’embrasser en pressant

doucementseslèvresmi-closessurlessiennes.Durantcinqbonnessecondes,ilrestaplantécommeunbenêt,sansréagir.Maissoudainlaréalitéle

foudroya.IlglissalamaindanslesbouclesroussesdeKarapourrapprochersonvisagedusien,etaspirasalèvreinférieurepourlamordiller.

Avecunpetitgloussement,Karasejetaàsoncou,nouasesmainsderrièresanuqueetluirenditsonbaiseravecunefouguequileravit.

Illéchadélicatementsabouche,parcourantdesalanguesalèvresupérieure,dontlesublimearcdeCupidonhantaitsesrêvesdepuisdesannées,avantdesuivreavecdélicelacourbecharnuedesalèvre

inférieure jusqu’aux tendrescommissures.Karaavait sibongoût, elle sentait sibonqu’il aurait voulul’embrasseréternellement…

Il continua à la taquiner pour qu’elle s’ouvre à lui,mais elle n’y consentit pas tout de suite, secontentantde sourirede ce tendre souriredeguingoisqui l’avait toujours envoûté.Aussitôt, son cœurvibradanssapoitrine.

C’était ridicule. Après tout, ce n’était qu’un baiser. Mais c’était Kara qu’il embrassait, et celafaisaitsilongtempsqu’ilrêvaitdelatoucher,del’étreindre,desefondreenelle…Peuimportaientlesconséquences.Ildésiraitprofiteràfonddecetinstant,lesavourerjusqu’àladernièregoutte.

C’estalorsque,d’unclaquementdedoigts,Karafitbasculerlasituation.

***

Elle était en feu, et son corps aimantépar celui deLucas se consumait dedésir. Il avait beau ladévorerdebaisers,celaneluisuffisaitpas,aussis’activa-t-ellefrénétiquementsurlesboutonnièresdesachemise.Ellevoulaitplus.Ellevoulaittout.Ellelevoulait…lui.

Elle tâtonna fébrilement sur les boutons, mais l’excitation la rendait malhabile, et si les deuxpremierscédèrent facilement, le troisièmesemontrabienplus récalcitrant.Frustrée,excédéeparcetterésistance,ellesemitàgémir.ElleavaitbesoindevoirLucas,deletoucher,delesentir!

Cedernierdevaitéprouverlamêmechosecarilrepoussasesmainset,avecungrognementétouffé,arracha brutalement sa chemise, envoyant les boutons voler à travers la pièce. Dans d’autrescirconstances, elle aurait trouvé cela drôle,mais à cet instant, son geste lui parut simplement parfait,nécessaire,indispensable.

Une part d’elle était choquée qu’ils soient sur le point de faire l’amour comme deux amantspassionnés,aprèsdix-septansdepureamitié,maiselleavaitdépassélestaded’yrésister.Toutesavied’adulte,elleavaitnié,réprimésesdésirs.Sil’onnetenaitàrien,nepossédaitriennipersonne,onnerisquaitpasdeperdreceàquoil’ontenait,n’est-cepas?Maisaujourd’huitoutsonêtreréclamaitLucas.Dansquelquesheures,elleallaitplongeraucœurdel’enfer.Bonsang!Pourunefoisdanssavie,elleavaitledroitdes’accorderunpetitplaisir,non?

Elle fit courir sesmains sur le torsedeLucas, agrippa sa chemiseauxépaules et la repoussaenarrière,suivantavecsatisfactionsachutesurleplancher.Puisellesemitàlecaresser,àfairecourirsesdoigtsavidessursachairtièdeetferme,oubliantd’uncoupsesréserves.

EllevoulaitgoûterLucas,lerespirer,fairel’amouraveclui.Ellebaissalesyeuxsursesmainsquitremblaient.Etait-cededésiroudenervosité?Commeelles

semblaient frêles,plaquéessur lesmusclesbronzésdu torsedesonami!Gênéepar leur tremblement,ellelescachavivementdanssondosetlaissaseslèvresetsalangueprendrelerelaissurlapeaunuedeLucas.

Maiscedernieravaitdûs’apercevoirdesonémoi,carillarepoussadequelquescentimètrespourpasser l’index sous son menton et lui redresser la tête, l’obligeant à soutenir son profond regardmagnétique.

—Tuessûred’enavoirenvie?demanda-t-ild’unevoixétranglée.Vul’ardeurdudésirquibrillaitdanssesyeux,cettedemandedevaitluicoûter.Lesimplefaitqu’il

luipose laquestion fit s’envoler sesdernières inhibitions.Elle seblottit contre luietattira sabouchechaudeetsexysurlasienne.

—Ohoui…,murmura-t-elle,détruisantdumêmecouplesdiguesfragilesquilesséparaientencore.Elleplongealesdoigtsdanssescheveuxsoyeuxetpritsatêteàdeuxmains.Ladélicatessen’était

plusdemise.PasquestionqueLucasresteenretraitalorsqu’elleétaitsubmergéeparundésirqu’elle

comptaitbienassouvir jusqu’aubout.Ellevoulait toutde lui, sesangoisses, sonénergieet sonardeurautantquesatendresse.

Elle effleura sa langue, la taquina, l’excita, explorant cette bouche qui la faisait vibrer depuistoujours,puiselleaspira sa lèvre inférieureet lamordilladoucement.Raviede l’entendregrognerdeplaisir,elle insinuasesmainsentre lessiennespourpalper sonventremusclé,et suivitavecdélice ledouxsentierquimenaitauboutondesonjean.

—Si on ralentissait un peu,marmonnaLucas en prenant sesmains pour les porter à ses lèvres,picorantsespaumesdepetitsbaisers.

A son grand dépit, elle se sentit fondre de tendresse. Or elle ne voulait pas de cette douceur.L’émotionpoignantequedéclenchaitlegestedeLucasétaitjustementceàquoiellevoulaitéchapperenselivrantàluiavecautantdefougue.SielleselaissaitatteindreparladélicatessedeLucas,quisaitcequipouvaitluiarriver?Leurarriveràtouslesdeux.

— Je n’ai pas envie de ralentir, répliqua-t-elle en plantant ses doigts dans la ceinture de sonpantalon.

Elleletiraverselleetl’entraînaaumilieudelapièce.Stupéfait,illuidécochaunsourireàlafoisfamilierettotalementnouveau.Ledésirquibrillaitdans

sesyeux,aussiintensequelesien,lafitsesentirplus…libertine.Merveilleusementbien…Elleleforçaàlasuivrejusqu’àcequ’ilsatteignentleborddesonlit,etlepoussaenarrière.Lucas

atterrit sur le dos. Elle le suivit, semit à califourchon sur lui, et commença à déguster sa bouche, àembrassersesjoues,avantdeluimurmureràl’oreille:

—J’aienviedetoi.Toutdesuite.Elle titilla sonmamelondroit avec sa langue,puispassaaugauche, avantdedescendrevers son

nombril, tout en tâtonnant fébrilement sur la boucle de sa ceinture. Mais elle était trop excitée pourarriveràsesfins.

—Aide-moi,supplia-t-elle,prêteàsangloterdefrustration.—Kara,moncœur,toutvabien,inutiledet’emballer,répondit-ilens’emparantdoucementdeses

mainspourlesposersurlematelas.Ilnecomprenaitpas!Ellerefusaitderéfléchir,deseposerdesquestions.Toutcequ’ellevoulait,

c’étaitlesentir,leserrerdanssesbras,fairecommesi,durantunbrefetmerveilleuxmoment,toutallaitpourlemieux.Prendreletempsdesecalmer,deréfléchirauxconséquencesdesesactesneferaitqueluirappelerqu’ellecommettaituneerreurmonumentale,etruineraittout.

— Et si moi j’ai envie demettre le turbo ? riposta-t-elle en plaquant la main sur la bosse quigonflaitsonentrejambe.

***

CecontactinattendufitsursauterLucasquilevalesyeuxaucielenpoussantungrognement.Saisid’unefaimirrépressiblequidévoraittoutsursonpassageetbalayaittouteprudence,ilpritlevisagedeKaraentresesmainsetl’embrassaavidement,savourantsaboucheaussipulpeusequ’unfruitmûr.

Ilempoignasapoitrine,frustrédetombersurlasoieetlespaillettesdesarobe.Ilvoulaitcaressersapeaunue,parcourirsescourbesaffolantesplaquéessursonventre.Ildevaitlatoucher.Ilsaisitl’ourletdesa robeet,d’unmouvement fluide, la fitpasserau-dessusdesa tête,puis la jetaenarrièresanssesoucierdevoiroùelleatterrissait,tropfascinéparlesmamelonsquipointaientàtraversladentellerosepâledusoutien-gorgedeKara.

S’il ne la possédait pas là, tout de suite, il risquait d’en mourir. En même temps, il rêvait deparcourirsoncorpsdanssesmoindresdétails,avecuneinfinielenteur.Celafaisaitsilongtempsqu’ilse

retenait… Avec un grognement animal, il prit Kara dans ses bras, la retourna sur le dos et plongeaavidemententresesseins.

Il suça ses tétons à travers la dentelle, faisant rouler la pointe durcie entre ses lèvres. Kara secambrasauvagementsouslui,puissetortillapoursaisirsonpantalonqu’ellebaissaàmi-cuisse.Enfin,elleréussitàlelibéreret,satisfaite,empoignasavirilité.

Il gémit en poussant dans samain, une fois, deux fois, avant de faire tout son possible pour secontenir.Karaallaitpartir,ilnepourraitpasrefairel’amouravecelleavantdesmois.Ilcomptaitdoncsedélecterdechaquesecondedeleurétreinte.Maislapassiondesonamie—unaphrodisiaquepuissant,aussi contagieux qu’incontrôlable — le poussait à brûler les étapes. Il voulait la boire, la mordre,dénudersoncorps.Ils’activasurlafermeturedusoutien-gorgetoutencontinuantàdévorersesseinsàtraverslafinedentelle.

Enfin,l’agrafecéda,etilsentitKarafrémir.Ellecrispalesdoigtsdanssescheveuxets’emparadesaboucheencollantseshanchesauxsiennes.

Durantdelonguessecondes,ilfitconnaissanceavecsoncorps,usantdeseslèvresetdesesdoigtspourtaquinersapoitrine,lesmenanttousdeuxauborddelafolie.Puisilseredressapourlacontempler.MaisKaraprotesta avec un gémissement plaintif qui fit encore grimper d’un cran son excitation.Elles’emparadesonsexeetlefitcoulisserdanssonfourreaudechairavecunelenteurconfinantausupplice.

Ilcrutperdrelatête.Cequifaillitbienarriver,quandellecaressal’extrémitédesonpénisavecsonpouceetleportaà

sa bouche pour lécher la goutte qui perlait sur son doigt. Si elle continuait à ce rythme-là, il n’avaitaucunechanced’arriveraubout.

Dansunsursautdeself-control,ilcapturasesmainsetlestintau-dessusdesatêtepourmangersoncorpsdebaisersenpriantpournepas faiblir.C’était lapremière foisdepuis l’universitéqu’ildoutaitautantdesacapacitéàse retenir.Or, ilvoulaitque leursébatsdurent leplus longtempspossiblepoursatisfaireKara.

Lesyeuxdecettedernière lançaientdeséclairsetsemblaient lepercer jusqu’à l’âme.Pendantunmoment,ilseperditdansleurvertombrageux,maisfinitparsedétourner.Toutcequiexistaitentreeux—aussibiencequ’ilsavaientpartagé,quecequilesattendaitparlasuite—semblaits’étalerdevantlui,avecunevéracitéqu’ilnevoulaitpasabordermaintenant.Ilsedemanda,toutenleredoutant,siKaraéprouvaitlamêmechose.

Ilfitcourirsalanguejusqu’àsonnombril,puisglissaversletatouagequiornaitsahanchedroite:unepetitefleurdemagnoliaroseetblanche.Ilsourit.Ilétaitprésentdanslaboutiquequandellel’avaitfaitfaire.Lafillequilaprécédaitavaitcriéetgémipendanttoutel’opération,maispaselle.Elleavaitplaisantéjusqu’àcequeletatoueurl’implored’arrêter,carilriaittellementqu’ilavaitpeurderatersontatouage.

Ils’attardapourensuivrelemotifavecsalangue.Quiauraitdit,quinzeansauparavant,qu’unjourilseraitentraindefairecela?Quandilléchalepistildelafleur,Karasemitàglousserensedébattant.Amusé,ildescenditplusbaspourenfouirsonvisagedanssatoison.Ainsi,elleétaitchatouilleuse.S’ilnelesavaitpas,ils’endoutaitunpeu.

Cela avait quelque chosed’étrangede faire, pour la première fois, l’amour à sameilleure amie.D’uncôté,c’étaitcommeinvestirunterritoireconnuetdel’autre,unedécouverteradicalequil’excitaitau-delàdetout.

CommeKaras’agitaitpourqu’ilpressesabouchecontresonsexe,ilneputrésisteret,aprèsl’avoirdélicatementeffleurée,ilglissasalanguedanssonintimité.C’étaitsidouxqu’ilpassaplusieursminutesàsedélecterdecessaveursetdessensationsqu’elleséveillaientenlui.

—Maintenant!luicria-t-elleenl’agrippantparlescheveux,lecorpstremblantdedésir.Lucas,jet’enprie,prends-moi.Toutdesuite!

Maisc’étaitbientroptôtàsongoût.Ilauraitvouluignorersaprièrepourcontinueràexplorersoncorps glorieux et abandonné, mais il était, comme elle, au bord de l’explosion… S’il attendait pluslongtemps,ilauraitterminéavantd’avoircommencé.

Aprèsundernierbaiser, ils’arrêtaàregretetremontalelongdesoncorpsfrémissant,sabouches’attardant aupassage sur tous lespoints sensiblesqu’il avait repérés tout à l’heure : la courbede sahanche,leplidesoncoude,lecreuxdesoncou…

—Lucas!Frénétique, elle lui ébouriffait les cheveuxengrognant sonprénomet seplaquait contre lui avec

avidité.Savoixhautperchéeprouvaitqu’ill’avaitpousséeau-delàdeseslimites,etqu’ilallaitbientôtdevoirlacombler.Ilauraittantvoulupousserleurpetitjeuérotiqueplusloin…Maisdansdeuxheures,ildevraitfairesesadieuxàKarapouruneduréeindéterminée.

Cettepenséeledéprima,maisKaraneluilaissapasletempsdebroyerdunoir.Elleempoignasesépaules,leserracontreelle,pritsonvisageàdeuxmainsetmurmura:

—Embrasse-moi…Ce baiser fut différent des précédents, plus affamé et plus tendre à la fois, et il s’y abandonna

totalement,enivréparlegoûtdeKara.Quandenfinillapénétra,elledétournalatêteavecunprofondsoupirdesatisfactionetrépétason

prénompendantqu’ilallaitetvenaitenelleenpriantpourquecemomentduretoutel’éternité.Etplusencore.

Soudainils’aperçut,consterné,qu’ilavaitoubliédemettreunpréservatif.Commeilcherchaitàsedégager,elleluiempoignaleshanchesenlesuppliantdenepasarrêter.

—Jedoisteprotéger,chuchota-t-il,furieuxdeconstaterquesonpantalongisaitàl’autreboutdelapièce.

—Jeprendslapilule.Soulagé,iladressaunebrèveprièred’actiondegrâceauciel,audestinouàquiconqueresponsable

desabonnefortune,etplongeadenouveauenelle.Ellecria, tremblasous lecoupdesonorgasme,puis soncorpssemitàonduler surun rythmesi

ampleetpuissantqu’ellefaillitlefairejouiràsontour.IlserralesdentsetluttapourcontinueràprofiterlepluslongtempspossibleducorpsdeKara,alors

qu’elleleceinturaitdesesjambes,sestalonsfermementplantésdanssesreins.—Encore!ordonna-t-elleens’agrippantauxdraps.Submergéparunevaguedesensationsimpérieuses,iltrouvanéanmoinslaforcedeluisourire.Elle était stupéfiante, grandiose. Quellemerveille que son désir soit aussi fort que le sien ! De

savoirquec’étaitluiquilatransfigurait,luiquilacomblait.Pourtant,iln’étaitpassatisfait.Ilvoulaitluidonnerplus.Toutencontinuantàalleretvenirenelle,ils’emparadesontétonetlefitroulerdanssabouche.Il

étaitàdeuxdoigtsd’exploser,maisavantilfallaitqueKarajouissedenouveau…Ilvoulaitcontemplersonvisageaumomentdel’orgasme,sentirsoncorpsvibrerquandleplaisirdéferleraitsurelle.Sureux.

Avecungémissementimplorant,elleseconvulsasouslui.—Jet’enprie,Lucas…Viens…—J’arrive,madouce,maisjouisavecmoi,jeveuxtesentir,murmura-t-il,siessouffléqu’ilpouvait

àpeineparler.Soulevéeparunnouvelorgasme,ellelaissaéchapperuncridéchirantetsedébattit.Iln’encontinua

pasmoinsàs’enfoncerenelle,laprojetantplushautàchaquepoussée,jusqu’àcequeplusrienn’existe,àpartleplaisirfulgurant,inouïquilesemportait.Alors,ilsaisitseshanches,lafitbasculerpourqu’ellesoittotalementouverte,et,avecunderniergrognementd’extase,s’abandonnaenfinàlajouissance.

Leplaisirdéferlaenvaguesviolentes,intensesetinterminableset,pendantuninstant,toutdisparutautourdelui.Ils’étaitnoyédansleplaisirinsensédefairel’amouràKara.

6

Quand leur folie reflua,quand la tempêtequis’étaitabattuesureuxse fut retirée, ils restèrentunlongmomentimmobilesaumilieudulit, jambesemmêlées, lesoufflecourt,essayantderassemblerlesmillesensationsquilesavaientfaitéclater.

Le corps de Kara était assouvi, laminé de plaisir, et reposait mollement sur les draps. Et sespensées ? Elles dérivaient. A l’université, lorsqu’elle entendait des filles parler de leurs ébats avecLucasMontgomerycommede lachose laplusextraordinairequ’ellesaient jamaisconnue,ellecroyaitqu’ellesexagéraient.Commentunpresquegamindedix-huitansaurait-ilétécapabledelesenvoyerauseptièmeciel?Aposteriori,elleconsidérait…qu’ellesétaientlargementendessousdelavérité!Fairel’amouravecLucasavaitétéuneexpérience…intense,ébouriffante,renversante,éblouissante.

Etpresquepluseffrayantequ’excitante.Pour la première fois depuis des années, elle ignorait ce qui allait suivre. Impression à la fois

surprenanteetexaltante—avectoutefoisunetouched’inquiétudequ’ellemitsurlecomptedesonprochedépart.

—Nousvenonsvraimentdefaireça?marmonnaLucas,sidéré,commes’ilémergeaitd’unrêveoud’unecrised’amnésie.

Commeellecomprenaitsaréaction!—J’enaibienpeur,répondit-elle,avantdepassersalanguesurseslèvresgonflées.Legoût deLucas y flottait toujours, et elle regrettait d’avoir si soif, car elle aurait bien aimé le

conserverencoreunpeu.Pendantunmoment,ellehésitaàseleverpourallerboireunverred’eau,maisyrenonça.C’étaittropfatiguant.Mêmerespirersemblaitau-dessusdesesforces.

C’est le moment que choisit Lucas pour lâcher un long grognement de béatitude qui, bienqu’inarticulé,résumaitparfaitementsespropressensations.

Elle aurait voulu rester dans ce lit jusqu’à la fin des temps dans la tendresse de Lucas.Malheureusement,soncôtérationneléchafaudaitdéjàd’autresprojets.

Fairesesbagages.RéviseràfondsesconnaissancessurlevirusEbola.Réfléchiràtoutcequipouvaitéventuellementluiêtreutilesurplace.Ettoutcequ’elleallaitoubliersiellenesereprenaitpastrèsvite.Bonsang!Maisqu’est-cequilapoussaitàs’agiterainsi?L’urgencedesepréparerouledésirde

mettreLucasàdistance?Non,ellen’avaitpasvraimentenviedes’éloignerdelui.Elleavaitseulementpeurqu’il…—C’était…,balbutiaLucas,avantdepousserunsoupird’aise.

L’espritenébullition,Karas’immobilisa,attendantlasuite.«Commentc’était?brûlait-elled’enviede lui demander. La terre a tremblé pour toi aussi ou était-ce simplement l’occasion d’assouvir talibido?»

Lavulgaritédecettepenséelachoqua.Deplus,elleétaitinjuste.Aprèstout,n’était-cepaselle,quiavaitpratiquementvioléLucas,quis’étaitserviede luipouréviterdepenseràcequi la tourmentait?Comment leblâmerdes’être laisséemporter?Deplus,cen’étaitpas legenredesonamidecoucheravecunefemmeetdes’enallersurunsimple«Salutetmerci!».Ilétaittropbienélevé.

Mais qu’est-ce qui avait bien pu se passer ? Comment en étaient-ils arrivés à s’arracher leursvêtementsetàfairel’amouraveccettefougue,cetterage?

Lucas était sonmeilleur ami.Sonmeilleur ami.Et voilà que, soudain, il était devenu son amant.Maisen l’occurrence,que recouvraitvraimentce terme,etquedevait-elleenpenser?Elle l’ignorait.Commeelleignoraitsileursrapportsdevaientchanger—mêmesielledésiraitvraimentqu’ilschangent.

Lucas,étenduprèsd’elle, jouaitavecunemèchedesescheveux.Malgréelle,ellel’observad’unregardnouveau.Ellesesentaitchangéeet,enmêmetemps,bienplusàl’aiseavecluiqu’avecaucundesesamants.Commesielleavaittoujoursattenduleursébatssansenavoireuconscience.

Cettepenséelatroubla.Avait-elletoujourséprouvépourLucasautrechosequedel’amitiéouétait-ceundéveloppementinattendudeleurrelation?Aprèstout,ellesefaisaitpeut-êtredesidées.

Pourtant…Fairel’amouravecLucasluiavaitsembléplusréelquequoiquecesoitd’autre.Et,franchement,

pluseffrayantquecequipouvaitl’attendreenErythrée!Alors,aulieudesetournerverssonamipourl’embrassercommeelleenmouraitd’envie,elleresta

étendue,silencieuse,attendantqu’ildisequelquechosequil’éclairesursonétatd’esprit.Combiende tempsrestèrent-ilsainsi, immobilesetmuetset,malgré leurscorpsenchevêtrés,plus

éloignésqu’ilsnel’avaientjamaisété?Ellen’auraitsuledire.Entoutcaslongtemps.ElleattenditunmomentqueLucasparle,luifasseuneremarquequelconque.Envain.Malheureusement, elle ne pouvait plus attendre.L’aube approchait et, dumême coup, le nouveau

tournant de sa carrière. Qu’elle le veuille ou non, elle devait se lever et se préparer. Elle avait deslessivesà lancer,desbagagesàfaire.OrLucascontinuaitàse taire.Etsonsilencecommençaitàêtreblessant.

Résolueàdonnerlechange,elleroulasurelle-mêmeetpiquaunbrefbaisersursajoueenlançant:—Bon!Ilfautquej’yaille!Mais, alors qu’elle s’écartait de lui, Lucas sourit paresseusement et la retint. Il l’attira à lui et

l’embrassaavectantdetendressequeleslarmesluimontèrentauxyeux.C’étaitridicule.Ellenepleuraitjamais, et, la veille, elle avait déjà versé plus que son content de larmes. Quelle horreur ! Cela luidonnaitl’impressiond’êtredevenuefaibleetpathétique,cequ’elles’étaitpromisdenejamaisêtre.

—Tuvasmemanquer,chuchota-t-il.—Ahbon?répliqua-t-elleavecunsourirefaraud,alorsqu’ellen’enmenaitpaslarge.—Oui.Ilseredressaetluieffleuraleseindroit,puislegauche.Unecaresseunpeuabsente,nonchalante

qui, néanmoins, la fit frissonner.Quelle que soit la fin de cette histoire, qui pouvait prétendre que lamagien’opéraitpasentreeux?

Lucasavait-il toujours ressenticettealchimieous’était-il laisséentraînerpar lescirconstances?Après y avoir réfléchi, elle conclut qu’elle préférait ne pas le savoir et qu’il valait mieux tournerrapidementlapage.

Mais,malgrétout,elleneputs’empêcherdedemander:—Lucas,qu’est-cequ’onfait,maintenant?

—Jen’enaiaucuneidée,répondit-ilavecleplusgrandsérieux.Elleavaiteubeaupenserlamêmechoseuneminuteplustôt,saréponseluifitmal.—Trèsbien,jecomprends,lança-t-elleensautantdulitpours’élancerverslasalledebains.MaisLucaslarattrapa,luisaisitlebrasetlaforçaàseretourner.—Jemesuismalexprimé!s’écria-t-il.—Aucontraire,tunepouvaispasêtreplusclair.Elle attenditqu’il s’explique,mais il se contentade la fixer avecun regarddéconcerté, à la fois

frustréetunpeuincrédule,quiprouvaitqu’ilnesavaitpasplusqu’elleoùilenétait.Commentluientenirrigueur?Aprèstout,elleéprouvaitlamêmechose.Maisellenepouvaits’empêcherd’êtredéçue.Lucasavaittoujoursétéceluiquiavaitunesolutionà

tout, qui savait quoi faire quand les autres étaient perdus.Alors s’il n’avait rien à lui dire, rien à luiproposer,c’estparcequ’ilrefusaitdefairedesprojets—dumoins,avecelle.

C’étaittrèsbien.Mieuxquebien,même.Elleavaitsuffisammentdeproblèmessurledospournepasyrajouteruneliaisonàdistance.

Ellesedébrouilleraitmieuxtouteseule,commeellel’avaittoujoursfait.Mieuxvalaitnedépendredepersonne,ainsionnepouvaitpasvousblesserdèsquevousbaissiezlagarde.Commentavait-ellepuoublier,neserait-cequ’uneseconde,quelasolitudeétaitsaplanchedesalut?

Mêmesiellen’étaitplustoutàfaitsûredelepenservraiment.

***

LucasobservaitKara,plusmalàl’aisequ’ilnel’avaitjamaisété.Kara,sameilleureamie.Kara,lafemmeaveclaquelleilvenaitdefairel’amour.Kara,lemédecinquis’apprêtaitàpartirenmissionauboutdumondedansunpaysredoutable.Queluidire?Siseulementilavaitpulesavoir!Parsonattitude,ellesemblaitluicrier«Casse-toi,

minable ! », alors qu’il lisait assez de vulnérabilité dans ses yeux pour qu’il se sente le dernier dessalauds—mêmes’ilsedemandaitbienpourquoi.Aprèstout,jamaisiln’avaiteul’intentiondecoucheravecKara.C’étaitellequil’avaitpoussédanssonlit.

—Quepuis-jefairepourt’aideràtepréparer?demanda-t-il,enfin.Ellehaussalesépaules.—Jedoisprendreunedouche,fairemesvaliseset,sij’ailetemps,grignoterunmorceau,bienque

j’ignores’ilyadequoimanger.Jen’aipaseuletempsdefairelescourses.—Pendantquetuprendstadouche,jevaisallerexplorertongarde-manger.Ensuite,nousferonstes

bagages.—D’accord.Ellepassadans lasalledebainset,avantd’entrer, luiadressaunsourire timideetcontraintpar-

dessussonépaule.Unsourirequ’ilneluiconnaissaitpasetquiaccentuasonmalaise.Dèsqu’ilentenditlebruitdel’eau,Ilenfilasonboxeretserenditdanslacuisine.Un rapide coup d’œil dans le réfrigérateur lui confirma que Kara n’avait pas menti— il était

pratiquementvide.Leplacardàprovisionsneserévélaguèreplusintéressant.Finalement,ilréussitàpréparerdeuxbolsdeporridgesaupoudrédesucrebrun,avecdesfruitssecs

etdulaitécrémé.Riend’unfestin,maissuffisantpourremplirl’estomacdeKaraetluiprocurerl’énergienécessaire.Elleavaitàpeinedormi,subissaitencoreleseffetsdudécalagehoraireetavaitdevantelleunelonguejournéedetravail.

Vucequ’ilsvenaientdefairecesdeuxdernièresheures,ilculpabilisaitunpeu.Enmêmetemps,ilétaitdifficilede se repentird’avoir fait l’amouravecune femmemagnifique.D’autantplusqu’il avait

partagé cemomentmerveilleux, sublime, extraordinaire, avec quelqu’un dont il se sentait très proche.S’iln’étaitpasamoureuxdeKara, il tenaitbeaucoupàelle. Il allait jusqu’à reconnaîtrequ’il lui étaitprofondémentattaché.

Cequirendaitcetteaventureinattendueencoreplusembarrassante.Ilauraitbienaiméglanerquelques indicessur le ressentideKara,car, toutà l’heure,elles’était

refermée comme une huître. Ce dont il ne pouvait la blâmer, ne s’étant pas lui-même montré trèscommunicatif.

Bonsang!Qu’est-cequ’ilétaitsupposéfaire?Endix-septans,pasunefoisiln’avaitimaginéfairel’amouràKara.Biensûr,àleurpremièrerencontre,ilavaitdûypenser—aprèstout,iln’avaitquedix-huitans—,maisseulementautoutdébut.Ilsétaientsivitedevenusamisqu’aprèsavoirchassécetteidéedesonespritiln’yavaitplusjamaissongé.Dumoins,jusqu’àcettenuit.

Aprèscequiétaitarrivé,commentétait-ilcenséréagir?Iln’ensavaitrien.Toutcommeilignoraitcommentilavaitpusemettredansunesituationpareille.Manifestement,iln’avaitpasréfléchiets’étaitcontentédesuivrel’impulsiondeKara.Avait-ilvraimentenvied’orienterleuramitiédansunenouvelledirection?Etelle,quevoulait-elle?Est-cequecettenuitsignifiaitqu’ilsétaientdevenusuncouple?

Cettepenséeluidonnadesfrissons.Iln’avaitaucuneenvied’êtreencoupleetn’étaitabsolumentpas intéressé par ce genre de relation.Au cours de l’année passée,Amanda et Simon s’étaient remisensemble,tandisqueJacketSophieétaienttombésamoureuxet,s’ils’enréjouissaitpoureux,ilnelesenviait certes pas. Les liaisons amoureuses entraînaient une foule de contraintes, d’obligations, dedevoirs.Chosesqu’iln’avaitpasletempsd’assumer.

Loindeluil’enviedeparaîtreinsensible,maisentrelacliniqueetsafamille,ilavaitdéjàplusquesoncomptede responsabilités.Quand iln’étaitpasen trainde trouverdessolutionsaux innombrablesproblèmesde samère, ilpayait lescautionsde ses jeunes sœurspour les tirerd’affaire.Ajouteràcefardeauunerelationsérieuse,c’étaitcouriràladépression.

Maisalors,qu’enétait-ildeKaraetdelui?Siellen’étaitpasplusintéresséequeluiparlaviedecouple,venaient-ilssimplementdefranchirlaligneblanchequ’ilsavaientinconsciemmenttracée?Non,tout son être se révoltait devant cette définition. Son amitié pourKara était trop importante pour êtrequalifiéedemanièreaussicavalière.

Si seulement il avaitpu savoir cequepensait sonamie, cequ’elle ressentait !Peut-être aurait-ilmieuxcomprislesémotionsbizarresquisedéchaînaientenlui.MaisKaraétaitpresqueaussidouéequeluipourcachersessentiments.Donc,àmoinsd’avoiravecelleunediscussionsérieuse,ilresteraitdansl’incertitude.Or,vutoutcequeKaraavaitàfairecematin, toutediscussionsérieuseétaitexclue,et ilrisquaitdes’écoulerdesmoisavantqu’ilspuissentdiscuterentrequat’z-yeux.

—C’estinacceptable,conclut-ilenposantlesbolsdefloconsd’avoinesurlatabledelacuisine,avantdesedirigerverslasalledebains.

Aprèstout,Karaallaitprendrequelquesminutespourmanger.Dèsqu’elleauraitlabouchepleine,ilenprofiteraitpourluiparler.Elleseraitbienobligéedel’écouter.

Cequiserévélaplusfacileàdirequ’àfaire.CarunefoisKaradans lacuisine, ileutunmaldechienàluifairepartdesespréoccupations.C’étaitétrangedeperdretoussesmoyensdevantsesgrandsyeuxcouleurabsinthe.Soudain,toutcequ’ilavaitprévudeluidireparaissaitstupideetimmature.

Ilserésoluttoutefoisàposerlaquestion,quitteàbafouillercommeuncollégien.—Alors, à quoi tu penses ?Aproposde nous ?Euh…àproposde ce qui s’est passé, je veux

dire…,bredouilla-t-il,lamentablement,humiliéd’êtreaussimaladroitqu’àdix-huitans.—Aproposdequoi?répliqua-t-elleenlefixantd’unairétonné.—Denous?Sommes-noussimplement…—Simplementquoi?

Illâchaunprofondsoupiretcherchauneréponsesusceptibledenepaslafroisser.Quandsoudainils’aperçutqu’ellesemoquaitdeluidepuisledébut.

— Super ! lança-t-il. Je tente d’avoir une discussion d’adulte et, toi, tu te paies ma tête. C’estgénial!

Commeelle éclatait de rire, il se levade table, vexé commeunpou.Kara se calma rapidement,maisquandilseretourna,ilvitqu’elleserraitleslèvrespours’empêcherdesourire.Attitudequil’irritaauplushautpoint.

—Jesuisdésolée,dit-elleenlevantlamainensigned’apaisement.Tuavaisl’airsisérieux,raidecommelajustice,àessayerdedécouvrirsilesexeavaitchangéquelquechoseentrenousetàbafouillercommeunmalheureuxsansarriveràposerclairementlaquestion.

—Trèsbien.Maintenantquetul’asexpriméclairement,est-cequeçachangequelquechoseentrenous?

—Jenevoispaspourquoiçadevrait,répliqua-t-elleenrecouvrantsonsérieux.Exactementlesmotsqu’ilsouhaitaitentendre!Toutefois,maintenantqu’ellelesavaitprononcés,il

sesentaitétrangementtroublé.Commesiquelquechosed’évidentluiéchappait.—Jen’ensuispassisûr,dit-ilenfin.Jecroisquequelquechoseachangé.—Pourlemeilleuroupourlepire?—Jedoutequel’onpuissedécrirecommelepirecequinousestarrivécettenuit.Ellerit,maisserepritaussitôt.Etn’ajoutarien.Ilavaitperdul’espoirqu’elleendisedavantage,quandellemurmura:—Pourquoinepasattendreetvoir?—Attendreetvoir?Il n’aimait pas le dédain qui perçait dans sa voix, d’autant plus qu’elle l’avait senti, il en était

certain.— En effet, monsieur-j’ai-toujours-une-solution-mais-il-faut-tout-me-répéter. Nous pouvons juste

attendreetvoir.Queveux-tuquenousfassionsd’autre?Jedoispartirpouruneduréeindéterminée,ettuasunecliniqueàdiriger.Personnenesait combiende tempsdureramonabsencenicequi sepasseradansl’intervalle.Pourquoinepassedirequec’étaitl’histoired’unenuit,etattendremonretourpourvoircommentçaévolue.Siçadoitévoluer.

—Etsiriennesepasse?Aucunechance!Ilavaitdenouveauenvied’elleetétaitentraindesedemandercommentfairepour

l’entraîner jusqu’au lit… Ce qui lui donnait l’impression d’être un véritable obsédé du sexe. C’étaitKara.Iln’avaitpasledroitdepenseràelledecettefaçon!

—Alors, nous saurons que c’était un simplemoment d’égarement, dû à un étrange concours decirconstances, laissa-t-elle tomber comme s’ils parlaient d’une broutille sans importance. Quoi ?protesta-t-elle,commeillafixait,lessourcilsfroncés.J’essayaisdeparlertonlangage.

—Cen’était pasmon langagemais celuideKara, l’épidémiologiste.Si tuveuxbien, j’aimeraisentendres’exprimerKara,lafemmeaveclaquellejesuisentraindeparler.

—Ataguise!Si,àmonretour,nousnesortonsavecpersonned’autre,quel’étincellenes’estpaséteinte,quelmalyaura-t-ilàreprendreoùnousnoussommesarrêtésetvoiroùcelanousmènera.Çateva,commeprogramme?

Non,pasdutout.Iln’appréciaitpasdutoutcequ’ilvenaitd’entendre.Bienque,pasunesecondeiln’ait envisagé de fréquenter sérieusementKara, tout à coup, l’idée qu’elle puisse sortir avec un autrehommelerendaitfou.Cequiétaitcomplètementridicule,vuqu’iln’avaitjamaisétépossessif.Cen’étaitcertainementpasavecKaraqu’ilallaitcommenceràéprouvercegenredesentiment.Pourtant,lajalousiecouvaitbien,là,souslasurface,etl’idéequ’ellepuissefréquenterunbienfaiteurbénévoleenAfriqueluimettaitlesnerfsàfleurdepeau.

Ils’agissaitcertainementd’uneréactionbiologique,exacerbéeparsaprésence.Ilsentaitsachaleur,sonparfumqui flottaitdans l’air…Etvoilàqu’elleparlaitdesortiravecquelqu’und’autre,commesic’étaitlachoselaplusnaturelledumonde.Pasétonnantqu’ilsesentevexé!

Aussi frustrépar sa soudaine impuissanceà s’exprimerquepar son incapacité à comprendre sesémotions,ilfitquelquespaspoursecalmer.Mais,aulieuderevenirs’installerenfacedeKara,ilpritlachaiseàcôtéd’elleet s’approcha toutprès. Ilne savaitpascequi lepoussait àagirainsinicequ’ilattendaitd’elleaujuste,maisquandelleleregarda,déconcertée,ilsurpritunelueurdevulnérabilitédanssesyeux.Elleseressaisitaussitôt,maisc’étaittroptard.Ill’avaitvue,cettelueurd’incertitude,etcelaluiprouvaqu’elleétaitaussiébranléequeluiparcequileurétaitarrivé!Quelquepart,cetteconstatationl’aidaunpeuàrassemblersesidées.

—C’estvraimentcequetudésiresKara,attendreetvoircequisepassera?Elle se détourna, mais il lui prit le menton pour l’obliger à soutenir son regard. Elle était trop

importantepourlui,ellereprésentaittropdechoses,pourqu’ilacceptesasuggestionsansbroncher—àmoinsquecenesoitvraimentsondésir.Adéfautdesavoircequ’ellevoulait,ilsavaitunechose:jamaisilneluiferaitdemalvolontairement.

Durantdelonguessecondes,ellerestamuette,cequiaccentuasonirritationetsanervosité.C’étaitridicule;iln’avaitjamaiséténerveuxdesavie.Maiselleluiadressaungrandsourireetrépondit:

—Absolument.Aprèstout,troismois,c’estlong.Toutpeutarriver.—C’estvrai,tout,répliqua-t-ilsèchement.Dépité, il retournas’asseoiràsaplaceetentamasonpetitdéjeunerenessayantd’occulter le fait

qu’ilétaittotalementdésarçonné…parcequeKaraavaitexpriméhautetclaircequ’ildésiraitentendre.

7

Mai

SalutLucas,Désolée pour la brièveté de cemot. Je pars pour le Soudan dans dixminutes,mais tu avais l’air siinquietque j’aivoulurépondretoutdesuiteàtone-mail,car jenesaispasquandj’auraidenouveaul’occasionde t’écrire.Eneffet, ici, çava trèsmal.D’aprèsceque lesmicrobiologistesontdécouvert,nousavonsbienaffaireàunenouvellesouched’Ebola.Pire,levirusasautélafrontière,c’estpourquoi,jevaisauSoudan.Bienqueproches,lessymptômessontsuffisammentdifférentspouravoiréveillémacuriosité.Aquelle vitesse le virusmute-t-il ? Est-il devenuplusoumoinsmortel ?Aquel endroit lanouvellesouchea-t-ellefaitirruption?Tuconnaislaprocédure.Entoutcas,s’ilteplaît,net’angoissepaspourmoi(mêmesic’estplusfacileàdirequ’àfaire).Commetoujours,jesuistrèsprudenteet,jusqu’ici,lesrebellessesonttenusàcarreau,d’aprèsmoi,parcequ’ilsont,àjustetitre,unepeurbleuedetombermalade.Commentvas-tu?Toutsepassebienàlaclinique?Etavectafamille?Etavectoi-même?Ilyatantdechosesquej’aimerais…Zut!Jedoismesauver.J’entendslescamionsquidémarrentenbasetjen’aipasencoredescendumonsac.Jet’écriraidenouveaudèsquej’enaurail’occasion.Prendssoindetoi,Kara

—Hé,Lucas,tuauraisuneminute?Lucas détourna les yeux de l’e-mail de Kara en s’efforçant de cacher son inquiétude. C’était la

troisièmefoisqu’illerelisait,essayantdedéchiffrerlesnon-ditsentreleslignespourtenterd’évaluerlesdangersréelsquesonamiecourait.DepuisledépartdeKara,cinqsemainesauparavant,ilregardaitlesnouvellesdemanièreobsessionnelleetsavaitquel’Erythréeétaitplongéedanslechaos.D’aprèsCNN,larébellionétaittrèsactive,maispeut-êtrelescombatssedéroulaient-ilsloindel’endroitoùKaraétaitcantonnée. Il ne pouvait que l’espérer. Cela lui ressemblait assez de lui mentir pour l’épargner,l’empêcherdesefairedusouci…

Bonsang!Voilàqu’ilmettaitendoutesespropresréflexions.N’était-cepaslesignequ’ildevenaitfou?Voilàpourquoiilnecouchaitjamaisavecdesfemmesauxquellesilétaitattaché.Parcequetoutcequipouvaitleurarriverlerendaitdingue.

Il était unmaniaque du contrôle, il en était conscient— comme tous ceux qui le connaissaient.L’idée queKara soit coincée dans une situation intenable le tuait à petit feu, tout comme la certituded’êtredansl’incapacitédefairequoiquecesoitpourelle.

Dansun sens, cette expéditionnedifférait pasdesprécédentes.DepuisqueKara avait intégré leCNMI, à la sortiede la facdemédecine, il s’était toujours fait un sangd’encrepour elle.Aussi bienquandelleétudiaitlamalariaenIndepoursathèse,leseffetsdusidasurlespopulationsindigènesdanslesAndesoulesépidémiesdecholéra,dedengue,detuberculose,depolioouderougeoleenAfrique.

Chaquefois,ilavaitpassédesnuitsblanchesàsestresseràcausedesmillionsdechosesquipouvaientluiarriver.Etelles’enététoujourssortiesansuneégratignure.

Pourtant cette fois c’était différent. Il avait beau essayer de se convaincre que son angoisse étaitrenforcéeparcequ’elleluiavaitrévélésurlemanquedesoutiendesahiérarchie—cequi,jusqu’àuncertainpoint,étaitsûrementlecas—,ilsavaitqu’ilyavaitautrechose.

Peut-êtrelefaitqu’ellesoitalléeseplongerdansl’enfersurterre?Oulaterreurquil’obsédaitque,priseaupiègeaubeaumilieuduconflit,commeJack,desannées

auparavant,Karasoitblessée.Oupire.Ouencorelefaitqueleurrelationaitbasculésirapidementetàunmomentaussiinopportun.D’ordinaire,ilpouvaitcomptersurellepourluirapporterfidèlementcequisepassait,aussibien

dansson travail,danssaviequ’avec lesgensqu’elle fréquentaitau jour le jour.Maisdernièrement,àpartquelquesparagraphesvidesde sens, iln’avait rienàespérer.Pasétonnantqu’il étudiecete-mailcommesic’étaitunelettredupercepteur!

Bon sang !Que signifiait cette conclusion stupide : «Prends soin de toi » ?Depuis quandKaraconcluait-ellesese-mailspar«Prendssoindetoi»?Normalement,ilrecevaitunelignedexenguisedebaisersou«Amitié,Kara»,maisdepuisqu’ilsavaientcouchéensemble,sese-mailsdevenaientdeplusenplusimpersonnels.Celui-ciauraitpuêtreenvoyéàn’importequi!

Non, ilexagérait.Manifestement,Karaavait tapécemotdans l’urgence.Cen’étaitpascommesielle avait eu le tempsde rédigerun roman-fleuve.Toutdemême, «Prends soinde toi » ?Etaient-ilsretournésdix-septansenarrière,autoutdébutdeleuramitié,quandilssetournaientprudemmentautour.C’étaitaussiridiculequ’exaspérant.D’autantplusque,lucide,ilserendaitcomptequelese-mailsqu’illuiadressaitnevalaientguèremieux.

En fait,malgré ce qu’ils avaient voulu croire, coucher ensemble avait perturbé leur amitié.Karaavaitsuggéréd’attendreetdevoir,mais,àcetrain-là,ilneresteraitplusgrand-choseàvoiràsonretour,carlasituationsedégradaitrapidement,etcelasansqu’ilpuisserienyfaire.Dequoirendrecinglélemaniaqueducontrôlequ’ilétait.

S’il avait pu seulement lui parler quelques minutes, entendre le son de sa voix, deviner à sonintonationcequ’ellepensaitvraiment,celaaurait toutchangé.Ilauraitpularassurer, laconvaincredel’écouter, lui dire… quoi, au fait ? Qu’est-ce qu’il aurait voulu lui dire ? Au fond, peut-être que leproblèmenevenaitpasd’elle.Peut-êtrequ’ilsetrompaitsurtoutelaligne.

Enréalité,toutescesquestionsétaientdérisoires,carKaran’étaitpasprêteàrépondreautéléphoneouàlerappelers’illaissaitunmessage.Elleavaitd’autreschosesàfaire.

Aumoinselle répondait à sese-mails, seconsola-t-il.Elle s’arrangeaitpour lui faire savoirquetoutallaitbien.C’estdéjàquelquechose.Mêmesielles’interrompaitaumilieud’unephrasedugenre:« Il y a tant de choses que j’aimerais…».Qu’est-ce qu’elle aurait aimé lui dire ?Qu’est-ce qu’ellevoulait?Atouslescoups,ilrisquaitencoredepasserbonnombredenuitsblanches—commesitoutescellesqu’ilavaitenduréesn’avaientpaspoussésapatienceàbout.

—Lucas?insistasonvisiteurqui,aprèsavoirfrappéunenouvellefois, tournait lapoignéedelaporte.

—Entre,Jack,répondit-il,pestantintérieurementcontrel’intrusiondesoncollègue.Désolé,j’avaislatêteailleurs.

—Pasdeproblème,réponditJackenentrantdanslapièced’unemanièrequineressemblaitpasdutoutauJackqueLucasconnaissait.

Le Bostonien, qui marchait au pas de course et parlait comme une mitraillette, semblaitperpétuellementpressé.Sonairhésitantquandil traversaleplacardamélioréqui luiservaitdebureauinquiétasuffisammentLucaspourqu’ilselève.

—Qu’est-cequisepasse?demanda-t-il.

—Aucasoù,j’aimeraisteparlerdequelquechose,réponditJack.Lucasserassit,soudaininquiet.QuelquechosedansletondeJackneluidisaitrienquivaille.Il

attenditimpatiemmentquesoncollègueprenneplacesurl’uniqueautrechaisedelapièce.—Tutesouviensd’avoirexaminéTarynWashington?demandaJack.Pendantunmoment,Lucasfutincapablederépondre,maissoudainunvisageluiapparut.—Unegaminedesixouseptans,non?Avecdegrandsyeuxbrunsetunjolisourirebrèche-dent.Il

luienmanquedeux.—L’uned’ellesarepoussé,maisoui,c’estbiença.—Jel’aiexaminéepourunbrascasséetunœilaubeurrenoir,ilyadeuxmois.Sijemesouviens

bien,unechutesursonvéloflambantneuf.—C’estcequiestécrit,oui.—Tunecroispasquecesoitlavérité?répliqua-t-il,alertéparletonbizarredeJack.—Oh!Jen’airiendeconcret,seulementuneintuition,réponditsoncollègueenfaisantglisserun

dossiersursonbureau.Elleestderetouraujourd’hui.—Pourquelleraison?—Unecôtecassée.J’attendsdevoirlaradio.Maislagamineprésenteaussideshématomesetun

superbecoquardenformation.—Comments’est-ellefaitça?—Enjouantaubasketavecsonfrèreaînéetsescopains.—Ellejoueenligueprofessionnelleouquoi?—C’estexactementcequej’aidemandéàsamère.—Ahoui?Etqu’est-cequ’ellearépondu?répliquaLucasquisentaitmontersacolère.—Elles’estdonnéunmalfoupourtrouveruneexplication,maisl’histoirequ’ellem’aracontéene

tenaitpasdebout.Lucas,pensif,semitàfeuilleterledossier.—Amandal’avuetroismoisavantmoi,pourunefoulureàlachevilleetdiversesplaiesetbosses,

constata-t-il.Tarynluiaracontéqu’elles’étaitblesséetouteseuleensautantdelavérandapouressayerdevoler.

Jacknefitaucuncommentaire,secontentantdehocherlatête.—Jemesuisplanté,maugréaLucas,retournantsacolèrecontrelui-même.Commentai-jepurater

untrucpareil?—Deuxaccidentssuccessifschezlesenfants,celaarrive.—Peut-être,mais ça aurait dûm’alerter, répliquaLucas enparcourant sesnotespour trouverun

indice susceptible d’éveiller ses soupçons, sans rien détecter de suspect.Quand je lui ai parlé,Tarynsemblaitnormale,heureuse.Elleamêmeriquandj’aifaituneplaisanterie.J’aigobélesexplicationsdupèresansmeposerdequestions.

—Inutiledeteculpabiliser.Silamèreavaitétémeilleurementeuse,jemeseraisfaitavoircommetoi.

—Jenecroispas,non.Entoutcas,bontravail,Jack.Lucasétaitsincère,maiscelalerendaitfoud’avoirétéaveugle,d’avoirrenvoyélafillettechezelle

pourysubird’autresmauvaistraitements.Alaclinique,ilsavaientrépertoriétroisaccidents,maiscelanesignifiaitpasqueTarynn’avaitpas subid’autrescoups, simplementqu’ellen’avaitpasétéamenéechezeuxpouryêtresoignée.Sionvoulaitbénéficierdesoinsgratuitsouàprixréduits,ilrestaitleGradyMemorial.Amoinsquelesparentsaientdécidédepayerpourlafaireexaminerailleurs.

—Est-cequelefrèredeTarynl’accompagnait?demanda-t-ilensaisissantletéléphone.—Non.—Tucroisqu’ilexistevraiment?Ont-ellesmentionnésonnom?

—Tarynl’aappelé«Bobby».—Parfait!Lucasjetaunœilàl’horlogetandisqu’unesonnerieretentissaitàl’autreboutdufil.Iln’étaitque

15heures.Avecunpeudechance,ilréussiraitàlajoindre.—Salut,étranger!lançaunevoixféminine,àlafoissensuelleettaquine.Çafaitunbailquejen’ai

paseudetesnouvelles.—Bonjour,Roni.Commentvas-tu?—Bien,merci.Alors,quemevautcethonneur?Lanoted’intérêtqu’ildétectadanslavoixdesoninterlocutrice lefit frémir.Ilyadeuxmois,sa

réactionauraitpul’émoustiller,l’inciteràreprendrelàoùilsenétaientrestés,deuxansauparavant.Roniétant brillante, sexy et aussi peu désireuse que lui de s’attacher.Mais la situation avait basculé, et iln’étaitplusdutoutattiréparelle.Cequirisquaitd’êtrelecasdetouteslesfemmesqu’ilfréquenterait,dumoins,jusqu’àcequeKaraetluiclarifientleursituation.

—Enfait,jevoulaistedemanderunefaveur,expliqua-t-il.Officieusement.— Ah, je vois, répliqua Roni sur un ton nettement moins chaleureux. Qu’entends-tu par

officieusement?—TutravaillestoujoursauGradyMemorial?—Oui.—Nousavonsuncasàlacliniquequimefaitsoupçonnerdelamaltraitance.Nousavonsexaminé

unefillettetroisfoisensixmois,pourplusieursfracturesetdenombreuxhématomes.Elleestdansnosmursencemoment.J’hésiteàappelerlaProtectiondel’enfance…

—Ettuvoudraissavoirsinousl’avonsreçueenconsultation?—Exactement.—Ecoute,jenesuispascenséefaireça.—Jesaisbienetjecomprendstesscrupules.Seulementjenevoudraispasrenvoyercettegamine

chez elle ce soir, si elle est en danger. Au cas où les accidents se seraientmultipliés, je réagirai enconséquenceetj’appellerailapoliceaulieudemecontenterdesservicessociaux.

—Mêmesijetrouvequelquechose,tunepourraspast’enservir.—Evidemment !Mais je pourrai inciter la police à rechercher un dossier à son nom auGrady

Memorial.—Donne-moiuneminute.J’arriveàmonbureau.—Roni,tueslameilleure!—C’esttoujourscequedisentleshommes.Ilentendituneportesefermer,suivied’unbruitdedoigtspianotantsurunclavier.—Trèsbien,quelestsonnom?lançaRoni.—TarynWashington.IlattenditimpatiemmentqueRoniaitfinideparcourirlabasededonnéesdel’hôpital.—Elleasixans,c’estça?demanda-t-elle.—Oui,répondit-il,aprèsavoirconsultéledossier.—Eneffet,nousl’avonsreçue.Elleaétésoignéequatrefoisauxurgencesenunan.Lucastapadupoingsursonbureauethochalatêteàl’intentiondeJackquinel’avaitpaslâchédes

yeux.—Chaquefoispourdesblessuresoudeschutes?demanda-t-il.—Non,seulementtroisfois,l’autre,c’étaitpourunempoisonnementaccidentel.C’étaittoutcequ’ilavaitbesoind’entendre.—Merci,Roni!C’estplusquesuffisantpourl’enleveràsesparents,dèscesoir.—Ravied’avoirput’aider.

Ils’apprêtaitàluidireaurevoirquanduneidéeluitraversal’esprit.—Aufait,tupeuxfaireautrechosepourmoi?Voudrais-tuvérifiersiuncertainRobertWashington

n’apasétésoignéchezvous?—Lepère?—Non,unpossiblefrèreaîné.IlcroisaleregarddeJackquisortitencoupdeventdelapiècepourrevenir,quelquesminutesplus

tard,avecunnouveaudossier.—Legosseaonzeans,annonça-t-ilenvoyantqueLucasavaitraccroché.Nousl’avonsreçudeux

foispourdesblessuresdeskate-boardetdeuxautrespourdemauvaiseschutesaubasket.—AuGrady, ils l’ont examiné sept fois en trois ans.Tupeuxme rendreun service ?Garde-les

touteslesdeuxauchaudpendantquej’appellelapolice.—Jem’enoccupe,réponditJackenquittantrapidementlebureau,lesdeuxdossierssouslebras.Lucas se laissa aller contre le dossier de son siège. Il s’en voulait d’avoir raté les signaux qui

auraient pu éviter àTaryn ses dernières blessures, comme il en voulait aumonde entier que ce genred’abuspuisse être aussi fréquent. Il appela la policequi lui assuraqu’elle envoyait quelqu’un tout desuite.

Lamaltraitancedesenfantsétaitsabêtenoire,laseulechosedanssonexercicedemédecincapabledelerendrefouendixsecondeschrono.Enfant,ilavaiteuuncopaindontlepèrebuvait.D’ordinaire,cedernierétaittropivrepourfairedesdégâts,mais,certainesnuits,sescoupsatteignaientleurcible.Cesnuits-là,Marks’échappaitdechez luipourse réfugierdans lachambredeLucas.Oh!Chaquefois, ilfaisait semblantde rien,prétendant, commeBobbyWashington,qu’il était tombéde skate-boardoudevélo.Mais dès l’âge de dix ans, Lucas avait compris la cause de ces escapades nocturnes et ce quesignifiaitlesbleussurlecorpsdesonami.

Ilenavaitparléàsonpèrequiavaitappelélesservicessociaux.MaislafamilledeMarkétaitaussiricheetrespectéequelasienne,etelleavaitdixansd’expériencedansl’artdecamouflerl’alcoolismedeM.Robertsonaussibienquesesabus.Finalement,rienn’avaitétéfait.MarkavaitsimplementpassédeplusenplusdetempschezLucas.Plusd’unefois,Lucasavaiteuenvied’allerdiredeuxmotsaupèredesoncopain,maisMarkjuraitqu’enparlantilneferaitqu’empirerleschoses.Alors,ils’étaittu.Aseizeans,Mark,droguéjusqu’auxyeux—ilsedéfonçait tout le tempspouréchapperàsoninfernaleviedefamille—s’étaitécraséenvoiturecontreunpoteautéléphonique.

Depuis,Lucasn’avaitjamaisplusreculédevantuncombat.Etcen’étaitpasaujourd’huiqu’ilallaitcommencer.

Mêmesi,techniquement,sajournéedetravailétaitfinieetmêmedépasséedetroisbonnesheures,ilrestasurplaceàremplirdelapaperasseouàrecevoirlespatientsensurnombre,enattendantl’arrivéedelapolice.

Il sortait justement d’une salle d’examens où il venait d’examiner un petit garçon affligé d’uneépouvantablefièvreaphteuse,quandilentenditdeséclatsdevoixenprovenancedelasalled’attente.Iljetaun regard interrogateurà l’unedes infirmièresquipassaitpar là, aucasoùelle aurait suquelquechose,maisMariaouvritdesyeuxrondsenhaussantlesépaules.

Ildéposahâtivement ledossierdesonpetitpatientsur lecomptoir leplusprocheetsedirigeaàgrands pas vers le hall de la clinique. En chemin, il entendit un fracas retentissant, suivi d’un flotd’obscénitésdébitéparunevoixd’homme.

Curieuse,Amanda,enceintedehuitmoisetdemi,passalatêtehorsd’unedessallesd’examenspourvoircequisepassait.

—Rentretoutdesuiteetenferme-toi!luiordonnaLucas.Jet’interdisdemettrelenezdehors.Confiantdanslefaitquesacollègueobéirait—pourlesalutdesonenfantsicen’étaitpourlesien

—,ilsemitàcouriretfitirruptiondanslasalled’attente,justeaumomentoùuntypegigantesqueprenait

unechaiseetlaprojetaitcontrelemur.—Vous n’avez pas le droit de la retenir ! hurla le forcené à Tawanda, la réceptionniste de la

cliniqueetlafemmelapluscoriacequeLucasaitjamaisconnue.JetantunregardàTawanda,Lucasconstataquelevacarmequ’ilavaitentenduprovenaitdubrisde

lavitreséparantlaréceptionnistedespatientsvenants’enregistrer.Unechaisegisaitdeguingois,àmoitiésur le comptoir àmoitié sur l’ordinateur de la réception. Tawanda, dressée sur ses ergots, répliquaitvertementàl’hommequil’avaitagressée,sanstenircomptedusangquis’écoulaitdemultiplescoupuressursonvisage.

—MonDieu,qu’est-cequecetypeapris?soufflaJack,effaré,danssondos.— Du PCP ? suggéra Lucas, avant de crier à Maria, par-dessus son épaule d’appeler le 911.

Explique-leurcequisepasseetdis-leurquenousavonsbesoind’aide.Toutdesuite!Lapolicen’étaitpeut-êtrepaspresséed’intervenirpourunenfantbattu,maisladestructiondebiens

privés, là, c’était une autre histoire. Furieux, il jura entre ses dents. Le monde tournait vraiment àl’envers!

Commeleforcenés’emparaitd’unenouvellechaise,ilpénétradanslasalled’attentetransforméeenasiledefous,Jacksursestalons.Quandletypeavaitcommencésonsaccage,lasalledevaitêtrepleine,carunefouleaffoléesebousculaitpourrejoindrelasortie.Quelques-unsdespatientsayantétéprojetésausol,ilaidaunegamined’environtreizeansàseremettresurpieds.Derrièrelui,Jacksoulevaunpetitgarçonquihurlaitdeterreur,lepritdanssesbras,puisaidalamèredubambinàsereleveràsontour.

—Lasortiedesecoursestparlà!s’écriaLucasendésignantlecouloirderrièrelui.Sorteztousenvitesse.Etqu’onm’apporteuneseringuedeNefazodone.Nousallonscalmercesalaud.

Jack lui adressa un sourire désolé, puis s’employa à guider le plus grand nombre de gens versl’issuedesecours.

Quelques secondes plus tard, une sirène se déclencha, indiquant que les patients se trouvaientdehorsetensécurité.

Lebruitstridentredoublalarageduforcenéquitenditlatêteenarrièreetsemitàhurlerdecolère.—Ilnemanquaitplusqueça,marmonnaLucasquiétaitlui-mêmedansuneragefolle.Traversantlasalled’attente,ilallas’interposerentrel’hommeetTawandaqui,nullementdémontée,

braillaitsursonagresseurenusantdetouteslesinsultesdesonrépertoire—unrépertoirebiengarni,neput-ils’empêcherdenoter.

—Çasuffit!Vatenettoyer,jem’occupedelui,ordonna-t-ilàlaréceptionniste.Quic’est?—SamWashington.C’étaitdonclui,lepèredeTaryn…Lucas sentit sa colère redoubler. Mais avant qu’il ait pu dire ou faire quoi que ce soit, Sam

Washington lui décocha un coup violent dans la poitrine. Il ne broncha pas, bien qu’il sache qu’ilsouffriraitlemartyrlelendemain;iln’étaitpasquestiond’accorderlamoindresatisfactionàcesinistreindividuquis’étaitsuffisammentdéfoulécommeçaàbattresesenfants.

Furieuxdeconstaterqu’ilnechancelaitmêmepas,Sampoussaunhurlementderageetbranditunechaisequ’ilprojetadroitverslatêted’unepatienteâgée.SiJacknes’étaitpasinterposépourencaisserl’impactàsaplace,lavieilledameauraitprobablementététuéesurlecoup.

—Hé !Vous pouvezm’expliquer ce qui vous pousse à ravagerma clinique ? lançaLucas avecsuffisammentdefermetépourattirerl’attentiondeSam.

—Cettesalopeneveutpasmelaisservoirmafemmeetmafille!Jeveuxlesvoir!—Cen’estpasenvousconduisantcommeçaquevousalleznousconvaincredevouslaisser les

approcher.Sam hurla une nouvelle fois comme un dément, lesmuscles de sa gorge et ses biceps gonflés à

éclater.

Envoyantça,Lucas, tétanisé, sentit sonestomacse tordre.Troismoisplus tôt,parnégligence, ilavait renvoyéTarynàcetenfer, toutcelaparcequ’iln’avaitpassudétecter lessignesdemaltraitancequand il l’avait examinée.Après tout ceque lagamineet son frère avaientdû endurer, c’était unvraimiraclequ’ilssoientencoreenvie.

Cettepenséeredoublasafureur.—Vousavez intérêtà ficher lecamp, lança-t-il.Lapoliceet lesservicessociauxontétéalertés.

Vousnepourrezplusapprochervotrefille.Jamaisilnelepermettrait,mêmes’ildevait,lui-même,réglerlesortdecetteordure.—Vousn’avezpasledroit!C’estmafille!hurlaSam.—J’aitouslesdroits.Ilyadéjàtroismoisquej’auraisdûvousfairecoffrer.—J’exigequ’onmelaisselesvoir!Jeveuxparleràlasalopequej’aiépousée!Qu’est-cequ’elle

vousaraconté?braillaSamenempoignantuneautrechaise.Il lalançadetoutessesforcessurLucasquiréussitàlarattraperauvol,maissentituneondede

douleursepropagerjusqu’àsonépaule.La salle d’attente était presquevide, heureusement.Avec l’aidede Jack, lamajorité des patients

avaitréussiàs’enfuirparl’uneoul’autredesissues.S’ilpouvaitretenirl’attentiondecedingueencoreunpetitmoment,lesderniersretardatairesauraientunechancedesemettreàl’abriàl’extérieur.

IlglissalégèrementversladroitedeSampourtestersaréaction.Cedernierlesuivitdesyeux,sespupillesdilatéescommedessoucoupes.L’hommeétaitmanifestementdrogué.Maisqu’est-cequ’ilavaitpris?SûrementpasduPCP,commeill’avaitpenséaudébut.Samavaitbeauêtreenragé,ilétaitcapabledesuivreuneconversationetmêmed’yparticiper.

Ducoindel’œil,LucasvitJackseglisserfurtivementdanslasalled’attente,uneseringueàlamain.Ildutleregarderunesecondedetrop,carSam,intrigué,seretournapourvoircequ’ilregardait.Sicefoufurieuxdécouvraitlaseringue,lasituationrisquaitdedevenirencoreplusincontrôlable,seditLucas.

— Pour voir votre femme et votre fille, il faudra me passer sur le corps, lança-t-il, cherchantdélibérémentàprovoquerSampourdétournersonattentiondeJack.Et franchement, jedoutequevousayezsuffisammentdecranpourvousattaqueràuntypecapabledesedéfendre.Vous,cequivousplaîtc’estdetabasserlespetitesfilles.Quandvousbrisezlesosdevotregamine,çavousdonnel’impressiond’êtreunhomme,pasvrai?

—Salefilsdepute,jevaist’écrabouiller!rugitSam,donttoutel’attentions’étaitreportéesurlui.Parfait!Tantquecetypechercheraitàletuer,ilficheraitlapaixauxautres—safemmeetsafilley

compris.Soudain, Sam lui fonça dessus, mais Lucas resta fermement campé sur ses jambes, attendant

l’occasiondeluiréglersoncompte.EllearrivaquandSamlançasonpoingenavantenymettanttoutesaforce.Lucassedétournaàladernièreseconde,absorbantpartiellementlechoc,avantderépliquerenymettanttoutesacolère.

Samtituba,aussisurprisquedéstabiliséparlecoupet,entraînéparsonélan,ilallas’écraserfacecontre terre.Furieux,écumantde rage, il roulasur lui-mêmeen tentantdese redresser,maisLucas futplus rapide que lui et lui décocha un coup de pied dans la poitrine, l’envoyant de nouveau au sol.Aussitôt,JackseruasurSam,enfonçalaseringuedanssonbrasetappuyasurlepiston.Quinzesecondesplustard,Samperdaitconnaissance.

—Bonsang,Lucas,qu’est-cequit’apris?demandaJackenseredressant.Onnet’apasapprisàlafacqu’ilnefallaitjamaistaquinerlestypesdéfoncésauxamphétamines?

— Il allait vous attaquer, toi et ta précieuse seringue. Je n’allais tout de même pas le laissert’assommeretallertapersursafemmeetsafille.

—Peut-être,maistuyesalléunpeufort.—J’étaissûrquetudiraisça!répliqua-t-ilavecunsourireenfrottantsapoitrinedouloureuse.

Pourvuquecesalaudneluiaitpasfracturélesternum!Quelquesminutesplustard,iloubliacedésagrémentenvoyantdébarquertroispoliciers,revolver

aupoing.Et,quinzesecondesaprès,ilentenditMariacrier:—Lucas!Tamère,autéléphone.Elleveutsavoirsituvienstoujoursdînercesoir.Aufait,Amanda

vientdeperdreleseaux.Pendantunmoment,ilfutincapabled’enregistrerlemessage,puis,soudain,ilsemitàrireàgorge

déployée,imitéaussitôtparJack.Quel besoin d’aller chercher la guerre au fin fond de l’Afrique ? On trouvait suffisamment de

conflits,ici,aubeaumilieud’Atlanta.Il devait être un type bizarre, car, après tout ce qu’il venait de traverser, c’était encore la

perspectivededînerchezsamèrequileterrifiaitleplus.

8

Juin

Kara,Ravique tu sois revenueduSoudan.Auxnouvelles, ilsdisentque lesconditions là-basempirent.Enmême temps, je suppose que la situation n’est pas meilleure en Erythrée. Comment ça se passe ?L’autrejour,enparlantavecSteve,duJohnsHopkins,quisuitlasituationlocaledeprès,j’aiapprisquel’équipedel’OMSettoiaviezréussiàjugulerl’épidémie.Celam’amisdubaumeaucœur.J’imaginequeleCNMInevousapas informésde ladatedevotrerapatriement.Peut-êtreque,cette fois, ilsvouslaisserontfinirvotretravail.Ici,ilnesepassepasgrand-chose.J’aicommencéàinvestirl’argentdubaldecharitépouraméliorerlaclinique—achatdemeilleursappareilsderadiologie,denouveauxnébuliseurs,et…Jem’arrêtelàdepeurde t’ennuyer !Amandaet lebébévontbien,mais sanselle, la cliniquese retrouvesensdessusdessous.Riendecomparableaveccequetuvis,maiscelam’occupetoutdemêmepasmal.Faisattentionàtoi.J’espèretevoirbientôt,LucasPS.J’aimisunephotodeJohnMatthewenpiècejointe.BonjourLucas,Je suis heureuse d’apprendre que Amanda va bien ! Félicite-la pour moi. Tu es superbe avec JohnMatthewdanslesbras,ettrèsàl’aise…mêmes’ilbavesurtachemise!Oui, icinousavonsenfin finiparobtenirdesrésultats.Le tauxdecontaminationaplongédequatrepour cent la semainedernière, et nousespéronsunebaisseencoreplus significativedans lemois àvenir.Eneffet, jevaisencorerester iciunmoment.LeCNMIet l’OMSont troppeurd’uneépidémiemondialepournous retirerdu terrain.Et,entre toietmoi, ilsont raisondese fairede labile.Cettebestioleestvraimentredoutable.Ilfautquej’yaille,montourdegardecommencedansquelquesminutes.Jet’écriraibientôt.Kara

Ledoigten l’airau-dessusde lasouris,Karahésitaàenvoyercederniere-mailàLucas.Àquoibon?Iln’yavaitriendanscetextequ’ilnepuisseapprendreenregardantlesinfos.Elleeutenviedetouteffacerpourrecommenceret,cettefois,luiraconterlavérité.Qu’ellepensaitàluiplussouventqu’ellen’auraitdû, enparticulier tarddans lanuit,quand, étenduedans lenoir, elle se remémorait cequ’elleavaitressentiquandill’avaitaimée…

Leproblème,c’estqueLucasnel’avaitpasaimée,ilsavaientsimplementcouchéensemble.Etlanuanceétaitd’importance.Toutescesémotionsbizarresqui la remuaient, le faitqu’il luimanquebienplusqu’àl’ordinaireneconcernaitqu’elle.Enfait,Lucasneluiavaitrienpromis.Ils’enétaitbiengardé.Etc’étaitparfaitcommecela.

Car elle savait très bien ce qui l’attendait. Elle avait passé dix-sept ans à regarder Lucasadditionner les conquêtes et prendre la fuite aussitôt que sa petite amie du moment commençait à

s’attacher.Résultat:ilpassaitsontempsàenchangerpuisqu’ellestombaienttoutesraidesdinguesdelui.Lespauvres,commentauraient-ellespurésister?Nonseulementilétaitbeau,amusant,brillantetriche,maisilconsacraitsavieàsoignerlesdéshérités.MettrelamainsurLucas,c’étaitcommegagnerlegroslot.SaufqueLucasn’avaitaucuneenviequ’onluimettelamaindessus.

D’après lui,c’étaitparceque,entresonboulotet sa famille, ilavait suffisammentdesoucisàsefaire, mais elle savait qu’il n’en était rien. Il avait peur. Peur de s’engager avec une femme et dedécouvrirensuitequ’ellen’aspiraitqu’àcequ’ils’occuped’elle.Loind’ellel’idéedel’enblâmer.Elleleconnaissaitdepuissuffisammentlongtempspourl’avoirvusortirrégulièrementsamèreetsessœursd’unekyrielledeproblèmes.Ellesavaitquecela l’épuisait.Toutcommeellesavaitquecen’étaitpasdemain laveillequ’ilarrêteraitde lesprendreencharge.Tantqu’elles le solliciteraient, il répondraitprésent.

Commentavait-elleréussiàrestersilongtempsdanssavie?Elleseledemandait.Sansdouteparcequ’elles’était toujoursmontréeprudente,s’efforçantànevoirenluiqu’unami,etveillantànejamaisfranchirlalimitequ’ilsavaientétablie.

Ellepouvaitpleurersursonépaule,ellenecomptaitpassurluipouraméliorerleschoses.Et,siellepouvaitprêteruneoreilleattentiveàsesproblèmes,ellen’étaitpasnonplusenmesurede

lesrésoudre.Plus important, elle pourrait continuer à le voir tant qu’il ne soupçonnerait pas que leur relation

puisseprendreuntoursexuel.Danssonmondeàlui,ilyavaitd’uncôtél’amitié,del’autre,lesfemmesqu’ilfréquentait.Deuxdomainesinconciliablesetparfaitementétanches.

Elle s’était toujours débrouillée pour suivre cette ligne de conduite, jusqu’à cette dernière nuit àAtlanta,oùelleavaitd’uncoup,faittoutexploserentransgressantlesrègles.Etmaintenant…

Ellepoussaunprofondsoupir.Maintenant,ilsseretrouvaientàcommuniquerpare-mailsdébilesetguindésquinecontenaientplusuneonced’amitié,detendresse.Etcelalarendaitdingue.

Ilyavaittantdechosesqu’elleauraitaiméluidire,àproposdecequ’elleavaitvuouappris!Surcequisepassaiticietpourquoiellejugeaitquecesquelquesmoispasséssurleterrainserévéleraientlesplusimportantsdesacarrière.Aulieudequoi,voilàqu’elleluiparlaitdetauxdecontaminationenbaisse!Avecdesnouvellesaussipalpitantes,ceseraitunmiracles’ilarrivaitàlalirejusqu’auboutsanss’endormir!

Siseulementelleavaitpuinverserlamarchedutemps,reveniràl’instantprécisoùellel’avaitjetésursonlitetluiavaitarrachésesvêtements!Parcequesiriendetoutcelan’étaitarrivé,leurrelationauraitcontinuécommeavant.Or,pourelle, ilétaitcrucialque leschosesaillentbienentreeux,Lucasétantlaseulepersonnequicomptaitdanssavie.Biensûr,elleavaitdesamisparmisescollègues,desmembresduCNMIoudel’OMS,maiscelan’avaitrienàvoir.Cen’étaitpasverseuxqu’ellesetournaitquandellevoulaitdiscuterd’unproblème,cen’étaitpasàeuxqu’ellepensaitàtoutboutdechamp,pasaveceuxqu’elleavaitenviedepartagercequ’ellevoyaitouentendait.

Non.Duplusloinqu’ellesesouvienne,c’étaitleprivilègedeLucas,etellen’avaitpasl’intentionquecelachange.

Elle retourna son attention vers l’écran, hésitant toujours à réécrire l’intégralité de son e-mail.Pourquoi ne pas effacer ce ramassis de banalités et lui raconter une blague qu’elle avait entendue laveille?Ou luiparlerdeSamira,une jeunevillageoise,qui, stoïque,avait assistéà l’exterminationdetoutesafamilleparlevirusEbola?Parlamêmeoccasion,ellepourraitluiraconter…

Saréflexionfutinterrompueparuneviolenteexplosionsuiviedehurlementsaigus.Tétanisée,ellerestafigéedurantdelonguessecondes,puisellelâchabrusquementsasourisetseruaversl’ouverturedelatentequiluiservaitdelaboratoiredefortunepourseprécipiterdanslarue.Ellepritladirectiondel’hôpitaldecampagneentrébuchantsurlescaillouxetlesdébrisd’asphalte.

—Julian!hurla-t-elleenentrant.

Julian,lemédecinchef,couraitdéjàdanslecouloirenserrantsatroussedanslesbras.—Unemineantipersonnel?demanda-t-il,commetousdeuxseruaientdehors.—Oui,jepense.—Bonsang!Jen’arrivepasàcroirequeçarecommence,jura-t-il.Karaneréponditpas.C’était inutile.Depuis leurarrivéeàTeseney, ilsavaient ressassé lamême

chose un nombre incalculable de fois. La guerre était finie,mais certaines villes du pays,Teseney enparticulier, à causede saposition stratégique, étaient toujours encercléesdenoman’s landsqui, fauted’avoir été déminés, étaient toujours impraticables. Or, les gens continuaient à traverser ces zonesminées, à laisser leurs enfants s’ébattre dans les champs truffés d’engins de mort, comme si de rienn’était.Etnilegouvernementnilesorganisationsd’aideauxréfugiésquis’étaientsuccédédanslavillen’avaientprislapeinedefaireveniruntankpourfaireexplosercesfoutusengins.

Tantdeblessuresterriblesauraientpuêtreévitéessiquelqu’uns’enétaitsoucié.Cela faisait seulement trois semaines qu’ils étaient à Teseney, et c’était la deuxième mine qui

éclatait. La première avait tué l’enfant qui avait marché dessus. Il avait été tellement déchiqueté quel’équipen’avaitrienpufairepourlui.

Toutencourant,Karapriapourquecettepénibleexpériencenesereproduisepas.Siseulementlavictimepouvaitsurviveauprixdelaperted’unmembreou…

Elles’immobilisaenvoyantunefemmecourirverselle,salonguerobeerythréenneflottantautourd’elle.Elletenaitunepetitefilledanslesbras.Bienquecouvertedesang,lafemmesemblaitindemneetcourait normalement. Kara accéléra,mais épuisée d’avoir travaillé des jours d’affilée sans beaucoupdormir,ellefutmoinsrapidequeJulian.Letempsqu’ellearrive,ilavaitprisl’enfantinconscientedanssesbrasets’employaitdéjààendiguerleflotdesangquis’écoulaitdel’endroitoùauraitdûsetrouversajambe.

—Jevousenprie,hoquetalafemmedansunanglaisrudimentaireenagrippantlebrasdeJulian.Jevousenprie,sauvezmafille.

—Nousallonsessayer,maisvousdeveznouslaisserfairenotretravail,répondit-ilenlarepoussantpourappliquerungarrotsurlemoignondelapetitefille.

Affolée,lafemmenesemblapascomprendrecequ’ildisaitetcontinuaàs’agripperfrénétiquementàlui.Karal’écartadoucementpourlapousserversFreidaqui,commelerestedel’équipe,étaitaccourueaubruitdel’explosion.Puiselles’accroupitprèsdeJulianpourdemander:

—Qu’est-cequejepeuxfaire?Soncollègueavaitbeauêtrespécialistedesmaladiesinfectieusesetpasdestraumatismes,c’étaitle

meilleurmédecinqu’elleaitjamaisrencontré.Silafilletteavaitunechancedesurvie,Julianlasaisiraitetréussiraitàlasauver—sitantestqu’unegamineautoriséeàcourirdansleschampsdeminespuisseêtresauvée.

—Jesuissurlepointdestopperl’hémorragie,dit-il.Toi,examinelesentaillessursonbraspourt’assurerqu’ellesnesontpastropprofondes.Puisvérifiesesconstantes.Elledoitêtreenétatdechoc.Ilfautl’amenerauplusviteenchirurgie,sinononrisquedelaperdre.

Karaexaminarapidementleslésionsdontplusieursnécessitaientdespointsdesuture.Dèsqu’ellela toucha, la petite fille semit à hurler, puis se tut brusquement.Kara tenta de lui parler et découvritqu’elleétaitinconsciente,cequiétaitàlafoisunebénédictionetunecatastrophe.

Aprèsavoirenveloppésesblessuresdegazepourstopperlessaignements,ellevérifiasessignesvitaux.

—Ilfautl’emmeneràl’hôpital,toutdesuite!lança-t-elleàJulian.Cedernierhochala têtesansréagir.Il relevalachemisettedel’enfantpourexamineruneénorme

déchiruresursonflanc.Lesangquis’enéchappaitétaitd’unrougesombre,presquenoir.

Saisieparunenausée,Karafermalesyeuxenavalantsasalivepourrefoulersonmalaise.Epuiséeounon,iln’étaitpasquestionqu’elles’effondremaintenant!

—Tuveuxluiposerunpansementici?demanda-t-elleàvoixbassepourquelamèrequigémissaitàquelquespasd’euxnel’entendepas.

—Pasletemps.Ilfautl’opérertoutdesuite.Kara fit signe àVan, un autremembre de l’équipe, de les rejoindre avec un brancard.Quelques

secondesplustard,lafillette,toujoursévanouie,étaitétenduesurlacivière.JulianetKaras’emparèrentchacund’unmontantet coururentà toutes jambesvers l’hôpital, suivispar lamèreen sanglotsqui lesimploraitdesauversonenfant.

Karafrissonnadeterreurenpensantàcequil’attendait.Acequilesattendaittouslesdeuxdanslasalled’opérations.Bienqu’ilsaientsuividesstagesdechirurgiependantleursétudes—àdesannées-lumièred’ici—niJulianniellen’étaientchirurgiens.SiseulementPierreLaFont,del’OMS,avaitpuêtrelà!Malheureusement,ilsetrouvaitàdescentainesdekilomètres,àNakfa.Adéfaut,Lucasauraitfaitl’affaire, ou même son collègue, Jack Alexander. Bref, n’importe qui capable d’opérer la fillette.Malheureusement,aucundeceschirurgiensn’étaientsurplace.

Atterrée,ellecroisaleregardangoissédeJulian,manifestementenproieauxmêmesdoutesqu’elle.Cetteconstatationluiinsuffladelaforce.Entreleursmains,lafillettenebénéficieraitpeut-êtrepas

desmeilleureschancesdesurvie,maisilsreprésentaientsonseulespoir.Celadevraitsuffire,parcequ’iln’étaitpasquestionqu’ilslalaissentmourir.Karaavaitvumourirtropd’enfantsdurantsonséjourpouraccepterdeperdrecelle-ci.

—Faissortirlamère,etappelleuneinfirmière,fissa!cria-t-elleàVan,quilessuivaitdeprèsetentraînaaussitôtlajeunefemmeàl’extérieur.

Kara courut à l’évier portable et se frotta lesmains à la vitesse de l’éclair, tandis que Julian sepréparait pour l’intervention. Dès qu’elle eut terminé, ils échangèrent leur place. L’infirmière arrivarapidementetsemitàpréparerlesligatures,lesaiguillesettouslesinstrumentsdontilsauraientbesoinpourrecoudrel’artèredéchiquetéedel’enfant.

—D’abord,ilfautexaminersoncôté,pourévaluerl’étenduedesdommages,ditJulian.—Biensûr,répliquaKara,regrettantamèrementl’absencedematérielderadiologiequileuraurait

faitgagneruntempsprécieux.Ensuite, tout s’évanouit, aussi bien les bruits ambiants, la peur qui se déchaînait en elle que les

regretsdenepasêtremieuxéquipés,d’avoirdemeilleuresconditionsdetravailoudeschirurgienspluschevronnés sous la main. Tout disparut devant l’urgence de la situation, même la petite voix qui luisusurraitquetroismoisdestagedechirurgieétaientbieninsuffisantspourassumerunetelleopération.Rienn’existaitplusquecette filletteentre lavieet lamort, et le rythmede travail lentet régulierquis’établitrapidemententreJulianetelle.

Ilscommencèrentparrecoudrel’artèrefémoralesectionnée.PuisJulianincisaleflancdel’enfant.Aupremierregardqu’elleposasursescôtes,Karaoscillaentrel’enviedepleureretdeseréjouir.Deuxdesosétaientbriséesen tantdemorceauxque,àpremièrevue, ilsétaient irréparables.Cependant, lescôtesavaientsuffisammentralenti l’éclatdemétalpourpréserverlesorganesinternes, toujoursintacts.Seulesaratesaignaitlégèrement,maisJulianpourraitfacilementlasuturer.Ilsfinirentparôterunedescôtes,aprèsqueKaraeutconsolidél’autredumieuxqu’ellepouvait.

En tout, l’opération dura six heures. Il en aurait certainement fallu la moitié à des chirurgienschevronnéspourarriveraumêmerésultat,maisJulianetKaraétaientdesamateurs,mêmes’ilsétaientrésolusàobtenirlemeilleurrésultatpossibledanslamesuredeleursmoyens.Cenefutqu’àlafin,quandJulian eut prescrit de fortes doses d’antibiotiques et d’antidouleurs, que Kara baissa les bras ets’abandonnaàlapeuretàl’horreurquil’avaitsubmergéeaumomentoùelleavaitentendul’explosiondelamine.

—Bontravail!lançaJulianenluitapantdansledos.—J’allaistedirelamêmechose.Quellechancequetuaiesétélà!— Je te retourne le compliment. Tu as les mains les plus fermes que j’ai vues chez un non-

chirurgien.—Pourtant,jen’enmenaispaslarge.—C’estpossible,mais tudonnais lechange.Quelquefois,c’est toutceque l’onpeutespérer.Tu

veuxquej’ailleparleràlamère?Sachantqu’ilauraitpréféréavalerdeslimacesquediscuteraveclamèredelafillette,mêmepour

luifournirundiagnosticrelativementoptimiste,Karaluiassuraqu’elleallaits’enchanger.—Vaplutôtprendreunedouche,dit-elle.Tul’asbienmérité.Ilneselefitpasdiredeuxfoisets’enfuitpresque,cequiendisaitlongsursonétatd’esprit.Enfait,

ellen’étaitpaslaseuleàavoirfeintuncalmequ’elleétaitloind’éprouver.Elle prit quelques minutes pour se changer et retrouver son calme, puis sortit de la salle

d’opérations pour rejoindre la mère. A quoi aurait rimé de prolonger la torture de cette femme unesecondedeplusquenécessaire?

Enchemin,ellearrêtaLinda,uneinfirmièrepouvantluiservirdetraductrice,etluidemandadelasuivre.Ellestrouvèrentlamèredelafilletteaccroupiesurlesoldelasalled’attenterudimentaire,lesbras serrés autourde sesgenoux, sebalançant d’avant en arrière, le visage ravagépar le chagrin, lesjouesinondéesdelarmes.

Karaallalarejoindreets’assitàcôtéàd’elle.—Votre fille a bien supporté l’opération, annonça-t-elle sur un ton réconfortant. Nous allons la

surveillerdeprèspendantquelquesjours.Ceseralong,maisjepensequ’ellevas’enremettre.ElleattenditqueLindatraduisesesparoles,avantdereprendre:—L’épreuvevaêtredifficilepourelle.Votrefilleaperduunejambe,etellesouffredemultiples

blessures. Dans deux jours, nous pourrons vous en dire plus. Nous saurons si elle survivra au chocopératoireetsinousavonsréussiàlimiterlesrisquesd’infection.

Unemanièrededirequedesmomentsterriblesattendaientlafillette.C’étaitdéjàaffreuxdeperdreune jambe en Amérique, où les amputés bénéficiaient de soins médicaux adaptés, de prothèsesperfectionnées pour remplacer leurs membres manquants, ainsi que d’une rééducation et d’une aidepsychologique.Ici,enErythrée,riendetoutcelan’existait.Laviedelagamineallaitêtretrèsdifficile,etpendantdelonguesannées.CequeKarasegardabiendedireàlamère.D’abordparcequ’ellepensaitquecelle-cilesavaitdéjà,ensuite,parcequelafilleétaittoujoursvivante.C’étaitdéjàénorme.

Netrouvantplusrienàluidire,elleserelevalentement.DèsqueLindaeutraduitcesderniersmots,lajeunefemmeserelevaetserraKaradanssesbrasen

babillantentigrinya.Kara,quicomprenaitàpeineunmotsurquatre,hochapolimentlatêtepuissouritàLindaquitraduisaitsondiscours.

—Cen’estrien,jevousassure,affirma-t-elle.—LenomdesafilleestMaia,elleasixans,l’informaLinda.—Unjolinompourunejoliepetitefille.Lamèrehochalatêteavecdessanglotsétouffés.Karas’apprêtaitàs’enaller,quandlajeunefemmes’écroulasurlesol.Elles’accroupitprèsd’elle

et chercha son pouls. La jeune femme était livide et moite, symptômes qu’à première vue elle avaitattribuésauchoc.Maintenant,elleavaitdesdoutes.

—Demandez-luioùelleamal,demanda-t-elleàLinda.—Auventre,elleestenceinte,réponditcelle-ci,aprèsavoirposélaquestion.—Bon,amenons-ladanslasalled’examens.Ilfautquejel’ausculte.

KaraglissalebrasdelafemmesursonépauleetattenditimpatiemmentqueLindal’imite.Toutesdeuxseredressèrentenmêmetemps.

Il ne leur fallut pas longtemps pour longer le couloir jusqu’à la salle d’examens et, une fois surplace,encoremoinspourconstaterqueleurpatientefaisaitunefaussecouche—certainementprovoquéeparl’angoisse,laterreuretlestressd’avoircouruavecsafilleblesséedanslesbras.

Lagrossessen’enétaitqu’àsondébut,et ils’avéraquecen’étaitpassapremièrefaussecouche.Néanmoins,cefuttoutdemêmeatrocedeluiavouerlavéritéetdelaregarderpleurerquandellecompritqu’elleavaitsauvésafilleauprixde laviedesonfuturbébé.Aprèsavoirfait toutsonpossiblepoursoignerlamèredeMaiaetlaréconforter,Karadécrétaquecedontsapatienteavaitbesoin,c’étaitd’unmomentde répit.Ellevenaitde traverser l’enfer,deux foisdans lamême journée, et il lui faudraitdutempspours’enremettre.Puisqu’elleétaitstabiliséeetquel’hémorragieavaitétéstoppée,mieuxvalaitlalaisserseuleafinqu’elleserepose.

Après avoir changé ses vêtements souillés de sang pour la deuxième fois enmoins d’une heure,Karaallavérifierl’étatdeMaia.Julianétaitdéjààsonchevetquandelleentradanslapièce.

— Comment va-t-elle ? s’enquit-elle, alors qu’il vérifiait les constantes de l’enfant encoreinconsciente.

—Mieux,répondit-ilsansleverlesyeuxsurelle.—C’estbonsigne,non?—Bonsigne?répliqua-t-ilenlaissantéchapperunpetitriredemépris.Oui,puisquetuledis.Interloquéeparsaréaction—etsonobstinationànepaslaregarder—elledemanda:—Toutvabien?—Lindam’aditquelamèredelagamineestenceinte.—Ellel’était.Ellevientdefaireunefaussecouche.—Ehbien,ellesesouviendradecettejournée!Choquéepar l’insensibilitédesoncollègue,Karas’apprêtaità luienfaire lereproche,quand,en

l’examinantdeprès,elleconstataqu’ilétaitaussibouleverséqu’elle.—Demain,çairamieux,affirma-t-elled’unevoixdoucepourluiremonterlemoral.Elle était consciente de parler comme un Bisounours, mais c’était plus fort qu’elle. Si elle n’y

croyait pas, si elle n’était pas persuadéeque les choses allaient s’arranger, elle serait anéantie par latristesseetlechagrin,etincapabled’accomplirsamission.

—Oui,biensûr ! ironisaJulian.Commentdouterquedemainserameilleurqu’aujourd’hui, alorsquenouscroupissonsdansunpaysoùlesgossesjouentdansleschampsdemines,oùlapopulationestdécimée par le virus Ebola et où le gouvernement se soucie plus de son image que de secourir sescitoyens!Etpourquoilesfemmesérythréenness’obstinent-elleàtomberenceintes,tupeuxmeledire?reprit-ilen lafoudroyantd’unregardrageur.Ellessaventdansquelmondeellesvontfairenaître leursenfants,non?Puisqu’ellessontincapablesdeprotégerceuxqu’ellesontdéjà,pourquoitiennent-ellestantàenjeterd’autresdanscetenfer?Jenecomprendspas.

—Celanenousconcernepas.—Etpourquoi,jeteprie?répliqua-t-ilaigrement.Jeviensdepassersixheuresàopérerunepetite

fille,àessayerderéparerlesconséquencesd’unaccidentquin’auraitjamaisdûseproduire!Alorsjeconsidèrequeçameconcerneunpeu.

—Lesaccidentsarrivent,répliquaKaraquisedemandaitpourquoiellecontinuaitàessayerdel’enconvaincrealorsqu’elle-mêmeavaitdumalàcroireàcequ’elledisait.

—Tucroisvraimentàcesconneries?Laisserjouersafilledansunchampdemines,tuappellesçaunaccident?Kara,lamèredelagamineétaittoutàcôtéquandc’estarrivé.Siprèsqu’ellen’aeuqu’àramassersafillepourcouririci.Cen’estpascommesilagamineavaitéchappéàsavigilance.

—Maia.

—Quoi?—Sonprénomc’estMaia,paslagamine.—Vraiment?Maintenant,tuvasmefairelamoraleparcequejedépersonnalisemespatients?—Jenevoulaispas…—Si,c’estexactementcequetufais,alors,inutiledelenier!Karasoupiraetfourrageadanssescheveuxpourtenterdereprendrelecontrôledelasituation.Julian était furieux, à deuxdoigts de péter les plombs.Etant la chef d’équipe, elle ne pouvait le

permettre.Julianétaitunpeusoussaresponsabilité.—Julian,jenevoulaispastecritiquer.Tuasfait…—L’impossible,jesais.—Laisse-moifinir!s’exclama-t-elleenlefoudroyantduregardàsontour.Depuisquetuesici,tu

asfaitunboulotfabuleux.C’estmoiquit’airéclamé,personnellement.Cetteépidémien’auraitjamaispuêtreéradiquéeaussirapidementsitun’avaispasfaitpartiedel’équipe.

—Kara,inutiledemepasserdelapommade,répliqua-t-ilenbalayantsescomplimentsd’ungestedelamain.Celanechangerapascettesituationdemerdedanslaquellenoussommes.

—Jenetepassepasdelapommade.C’estlavérité.—Situledis.— Je l’affirme. Aujourd’hui, nous avons accompli un boulot magnifique qui tient du miracle.

Pourquoinepasseconcentrerlà-dessus?—Parcequ’ilyaencoretantdechosesàfaire,rétorqua-t-ilavecunrirepleind’amertume.—Oui,maistusaiscequ’ondit.—CLA?—CLA,répondit-elleenluifrottantledosenguisederéconfort.Etsoudainellevomit,justeavantdes’effondrer.—Kara!Qu’est-cequetuas?s’écriaJulianenlarattrapantdejustesse.Bonsang!Tuesbrûlante.Cefutladernièrechosequ’elleentenditavantdes’évanouir.

9

Juillet

ChèreKara,Celafaitunequinzainedejoursquejen’aipasdenouvelles,etjevoulaism’assurerquetoutvabien.LucasKara,Tonderniermaildatedetroissemaines.Tuvasbien?Jecommenceàm’inquiéter.LucasBonsang,Kara!Sijen’aipasdenouvellesdetoidanslesvingt-quatreheures,jevaisplantermatentedevantleCNMI!Oùes-tupassée?Lucas

Deboutprèsdesavoiture,Lucasvérifiasamessagerieettapaunnouvele-mail—certainementlecinquantièmedelajournée.ToujoursaucunsignedeKara.Pourtant,ils’étaitmontrétrèsclairdansceluiqu’illuiavaitenvoyéhiersoir.Ilfallaitabsolumentqu’ellelecontacte.

Aussifrustréquefurieux,ilmontadanssavoitureetclaquarageusementlaportière.Ilétaitd’unehumeur de dogue. Il rouvrit son portable pour consulter le site du CNMI et trouver le numéro detéléphone. La plaisanterie avait assez duré ! Même si cela devait le terrasser, il allait obtenir desréponses.

Après avoir tapé le numéro, il attendit, brûlant d’impatience, tandis que la sonnerie retentissaitinterminablement.Enfinondécrocha,etilentenditunevoixsirupeuseetnonchalantedébiter:

—Ici,leCentrenationaldesmaladiesinfectieuses,puis-jevousaider?— Je voudrais parler à Paul Lennox, répondit-il, les yeux clos, en priant pour obtenir ce qu’il

voulait.Parcequedanslecascontraire,ilallaitdevenirfou.— Je crois que M. Lennox n’est pas venu au bureau aujourd’hui. Voulez-vous que je transfère

l’appelsursaboîtevocale?—Non.Pourrais-jeparleràunautremembreduservice?Ilétaitconscientdesonpeud’amabilité,maissapatienceétaitàbout.Celafaisaitquatresemaines

qu’ilattendaitunmessagedeKara.Quatresemainesàsedemandersielleallaitbien,sielleétaitencorevivante.C’étaitintolérable!Laprochainefoisqu’illuiparlerait,illuidiraitsafaçondepenser,etsansmâchersesmots!

Parcequ’ilyauraituneprochainefois.Lecontraireétaitinenvisageable.—Monsieur,sivousmedisiezcequevousvoulez,jepourraisvoustransférerverslapersonnela

plusappropriée.AmoinsquevousnepréfériezattendreleretourdeM.Lennox,demainmatin.

Attendrejusqu’àdemain?S’ilpatientaitcinqminutesdeplus,satêteallaitexploser.—Ecoutezmadame, une demes amies travaille pour lui. Elle est enErythrée, et je n’ai pas de

nouvellesd’elledepuisunmois.J’aibesoindesavoirsiellevabien.— Désolée, mais même si M. Lennox était là, il n’aurait pas le droit de vous livrer cette

information.Nousavonsunepolitiquedeconfidentialitétrèsstricteet…—Jesuismédecin.Jeconnaisvotre fichuepolitique,mais jesuis lapersonneàcontacterencas

d’urgence,alors…—Danscecas,vousn’avezaucuneraisondevousinquiéter.Siquelquechoseétaitarrivéàvotre

amie,vousenauriezétéinformé.Jesuissûrequ’ellevabien.Commesicelapouvaitlerassurer!—Sijepouvaisseulementparleràquelqu’unduservice,insista-t-il.N’importequi…Aprèsunprofondsoupir,soninterlocutrice,donttouteladouceurs’étaitenvolée,déclara:—Bon,jesupposequejepeuxvoustransférerversl’assistanteadministrativedeM.Lennox.Elle

pourrapeut-êtrevouséclairer.C’estlemieuxquejepuissefaire.Danslecascontraire,vousn’aurezqu’àlaisserunmessageàM.Lennoxpourqu’ilvousrappelle.

—Ceseraitformidable,merci.Lucas attendit sur des charbons ardents, pendant que le téléphone de sa correspondante sonnait.

Quandlavoixenregistréed’unejeunefemmedésinvoltedunomdeMarisaHardleyfinitparrépondre,ilétaitprêtàjetersonportableparlafenêtre.

Ilserésolutà laisserunmessagelaconiqueoùilexpliquaitsonproblèmeetdemandaitqu’elle lerappelled’urgence.

Après avoir raccroché, il démarra et sortit du parking pour rejoindre la maison de sa mère ens’efforçantdecontenirlapaniquequil’assaillait.

CesilenceneressemblaitpasàKara.Pasdutout.Biensûr,depuisleurfollenuit,leschosesétaientunpeutenduesentreeux,maispasaupointqu’elledisparaissedanslanaturesansunmotd’explication.Ce n’était pas dans son caractère. Et puis ils avaient un arrangement tous les deux, et se mettre auxabonnésabsentsn’enfaisaitpaspartie.

Ilyadesannées,àlasuitedelapremièreexpéditiondeKaraàl’étrangerquil’avaittantangoissé,ilss’étaientmisd’accordpourqu’ellelecontacterégulièrement.Lemoyenimportaitpeu:e-mail,coupsde téléphone, texto,messages instantanés ; tantqu’ellesemanifestaitaumoinsunefoisparsemaine, iln’était pas regardant. Quand elle était sur le terrain et privée de moyen de communication, elle l’enavertissait à l’avance. Il arrivait qu’il reste dix ou même douze jours sans un signe, mais jamais silongtemps.Jamaisellenel’avaitlaissévingt-huitjourssansnouvelles.

Qu’elle se le permette aujourd’hui le rendait fou. Sa rage culminait à un point qu’il s’autorisaitrarement, sachantque c’était inutile et que celane rendait service àpersonne— leçonapprise, il y alongtemps,ens’occupantdesamèreetdesessœurs.Lavieluiavaitenseignéquemieuxvalaitgardersoncalmeentoutescirconstancesetnejamaisselaisserdéborderparlacolère.

Toutefois,ceméprisaffichédeKara,siinhabitueldesapart,lefaisaitsortirdesesgonds.Iltournadansl’alléedelapropriétédesamère,segara,bonditdevoitureetremontaàgrandspas

l’étroit sentier venteux qui conduisait à lamaison. La dernière chose qu’il désirait, c’était un énièmedéjeuner de plus en famille,mais qu’y faire ? Il n’avait pas le choix. C’était simplement une corvéesupplémentaire dans un été qui en était fertile. Qu’est-ce qui pouvait bien tourmenter samère ? Car,manifestement,quelquechoselapréoccupait.Alorsque,d’ordinaire,ellesecontentaitdelevoirunefoisparmois—depréférenceaumomentoùelleavaitépuisé lapensionmensuelleallouéeparsondéfuntmari—,voilàqu’elleexigeaitqu’ilvienneunefoisparsemaine.

ToujoursobsédéparKara,ilmontaaupasdecourselesmarchesduperron.Al’époqueoùsonpèrevivaitencore,ilseraitentrédirectement.Aprèstout,c’étaitlamaisonoùilavaitgrandietqui,unjour,lui

appartiendraitpuisqu’elleétaittransmiseaufilsaînédepuiscinqgénérations.Maisdepuisquesamèreavaitprisl’habituded’yinstallersesamantsdumoment—elleenchangeaitenvirontouslesmois—,iljugeaitplusprudentd’attendresousleporchequ’onl’inviteàentrer.

Pendantqu’ilpatientait,ils’efforçadesecalmerenrécapitulanttouslesendroitsoùKarapouvaitsetrouver.

Ellepouvaitêtresurleterrainet,privéed’électricité,incapabled’accéderàinternet.Soncampementpouvaitêtreassiégéparlesrebelles,sonéquipementsaisioudétruit.Elle pouvait avoir contracté la fièvre Ebola en Erythrée et, à l’heure qu’il est, être en train

d’agoniserdansunhôpitaldefortune.Ellepouvaitavoirétépriseenotageparunefactiondelarébellion.Oubienavoirétéblessée.Amoinsqu’ellenesoitenpleineforme.Qu’elleaitsimplementdécidéderomprelecontact.Acette

idée,sonsangnefitqu’untour.Maispourquoi,bonsang?Ne pas savoir le tuait. Et Kara le savait. Elle savait qu’il ne supportait pas d’être laissé dans

l’ignorance.Quecelalerendaitfou—commeleprouvaitassezsonétatactuel.S’ilavaitpuseulementluitéléphoner…

Ilsaisitsonportable,vérifiadenouveausesmessagesetsese-mails.Toujoursrien.Sielleallaitbien,sirienneluiétaitarrivé,siellerentraitaupaysenunseulmorceau,elleallait

l’entendre!Ilallaitl’étranglerpourluiavoirfaitvivrececalvaire!Ils’apprêtaitàrappelerleCNMIquandlaportes’ouvritsursamère.Cettedernièreétaitvêtued’un

tailleur-pantalonvieuxrose,perchéesurdehautstalonsetparéed’undoublerangdeperles.Etcen’étaitqu’unsimpledéjeunersanscérémonie!Depuissesseizeans,ilavaitcomprisque,tantqu’elleportaitsesperles,toutallaitbien.Maisquandlespierresdecouleursfaisaientleurapparition,làilfallaitseméfier.Et,sielleportaitsesdiamantssansleprétexted’unegranderéceptionmondaine,mieuxvalaitcourirauxabris.

Maispasaveclesperles.Sielleportaitsesperles,toutdevaitbiensepasser.Ledéjeunerrisquaitd’êtrepaisible,etilneluiencoûteraitquequelquesdollarspouravoirledroitderepartir.SiseulementKaraavaitpuluiécrire,ilauraitétéauparadis!

—Bonjour,maman,lança-t-il,commeellereculaitpourluilaisserlepassage.—Bonjourmonchéri.Commentvas-tu?Ellepenchalatêtedecôté,etildéposaunbrefbaisersursajoueencoretendreetfleurantbonle

gardénia.—Trèsbien,merci,répondit-ilenrangeantsonportabledanssapoche.Sa mère réprouvait l’usage du téléphone à table. Elle tolérait qu’il s’en serve parce qu’il était

médecin,maiscommeellesavaitquec’étaitsonjourdecongé,ildécidadenepaslaprovoquer.AmoinsqueleCNMInerappelle,évidemment.

— Tout va bien, tu es sûr ? demanda-t-elle en l’entraînant vers la salle à manger. Tu semblesdistrait.

—Jesuissimplementdébordédetravail.—Tuestoujoursdébordé,quellequesoitl’heureoùjet’appelle.—Maman,jesuismédecinetj’aiunefouledepatients.—Qu’est-cequit’obligeàtravaillerautant?riposta-t-elle.Siturejoignaislecabinetprivéd’oncle

John,tu…—Jetel’aidéjàdit.Iln’enestpasquestion.J’aimemonboulot.—Maistuaimeraisprobablementtoucherunbonchèquedesalairedetempsentemps,non?Lucas, qui sentait croître son énervement, refusa d’y laisser libre cours.C’était lamillième fois

qu’ilsavaientcettediscussiontouslesdeux,etrecommencernechangeraitrien.Surtoutpasl’opinionde

samèresurlamanièreappropriéederendreàlacommunautélesbienfaitsreçus.Sielleapprouvaitlescollectesetlesgalasdecharité,côtoyerquotidiennementlamisèreendirigeantunecliniquedestinéeauxlaissés-pour-comptedépassaitsonentendement.

Il ne pouvait pas vraiment lui en vouloir. Après tout, au cours des années, elle avait collectébeaucoupd’argentaubénéficedesaclinique.Encomparaison,lefaitqu’ellerefused’ymettrelespiedsétaitdérisoire.L’important,c’étaitsespatients.

C’étaitKara.Ils’assitàlalonguetableenmerisieretjetaunregarddiscretàsonportable.Toujoursrien.Unedesdomestiquesdesamèreentrepritdeluiverserunthéglacé,commes’iln’étaitpascapable

deseservirlui-même.—Jetoucheunchèquedesalairebimensuel,commelaplupartdesgensdecepays,dit-il.—Peut-être,maiscequetutouchespermettraitàpeineàunbernard-l’ermitedesurvivre,etcesont

descréaturesd’unesobriétéexemplaire.—Tuignorescequejetouchevraiment.—C’estvrai,maisjesaisquec’estloind’approchercequetonpèregagnait,alorsqueçafaitdix

ansqu’ilestmort.Aujourd’huitupourraisfacilement…Excédé,illafittaire.Ilfallaittoujoursqu’elleramènelesujetsursonpèrepourdémontrerqu’ilne

lui arrivait pas à la cheville. C’était peut-être vrai. Certainement, même ! Son père, qui s’étaitaccommodédesmaniesetdesmauvaiseshabitudesdesafemmeetdesesfilles,avaittoujoursportésurellesunregardd’indulgenceamusée.Ilavaitapprisàsonfilsàsuivresonexemple,et,durantdesannées,Lucas s’était efforcé de l’imiter. Il continuait encore aujourd’hui, pour respecter la parole qu’il avaitdonnéeàsonpère.Maisilauraitbienaiméquesamèreetsessœurscessentdeconsacrerleurvieàdesfêtesstupidesetdescocktailssansintérêt!Ilauraittellementaiméqueleursambitionsneselimitentpasàêtredeparfaitesmaîtressesdecérémonie,ouàservirdetrophéeaubrasdeleuramantdumoment—samèrecompris.

Malheureusement,sessouhaitsavaientpeudepouvoirsurlegrandschémadel’univers.—Veux-tubienm’écouterunpeu!lançasamère,carilétaittellementperdudanssespenséesqu’il

avaitoubliédeponctuersesproposdesgrognementsd’approbationappropriés.—Maisjenefaisqueça,maman.Commejeviensdeteledire,jesuisunpeufatigué.—Jesaismoncœur,tutravaillessidur,murmura-t-elle,radoucie,enluipressantlamain.Instinctivement,ilfaillitrétorquerquetouttravailparaissaitdurquandonneremuaitjamaislepetit

doigt,maisilravalasaremarque.Visiblement,samèrefaisaitdesefforts,alorsautantessayerderestersurlesentierdelapaix.

—Aquoit’es-tuconsacrée,depuisladernièrefois,àunnouveaugaladecharité?demanda-t-il.—En fait, oui.Nous voulons collecter des fonds pour l’hôpital des enfants. Tu étais au courant

qu’ilsrecevaientsipeudesubventions?C’estscandaleux.—C’estunhôpitalprivé,maman,alors,pasdesubventionsd’Etat.—Oui, eh bien je trouve cela choquant. C’est pourquoi j’ai réuni quelques amies. Nous allons

rassembler tellement d’argent qu’ils ne vont pas comprendre ce qui leur arrive. Tu viendras, n’est-cepas?demanda-t-elleensouriant.

Illuirenditsonsourire.Ilretrouvaitlafemmequ’ilavaitconnuedanssonenfance,frivole,maislecœursurlamain,quinepouvaitvoiruneinjusticesansessayerdelaréparer.Biensûr,elleneconnaissaitqu’unseulmoyend’yarriver:verserlemaximumd’argent.Maisquipouvaitnierquedanslaplupartdescas,c’étaitefficace?Sanscompterqu’elleauraitpugaspillerson tempset sonargentàbienpirequecollecterdesfondspourlesenfantsmalades.

—Oui,ettun’auraspasbesoindemeharceleroudememenacer,répondit-il.Jeviendrai,promis.

— J’y croirai quand je te verrai, répliqua-t-elle, dubitative. En tout cas, ce sera très amusant.Puisqueçasepasseraenfévrier,nousavonschoisipourthèmelecarnavaldeRio.Celachangeraunpeudumardigrastraditionnel,toutenrestantappropriéàlasaison.Enfait…

Il l’écouta parler en passant continuellement du coq à l’âne, sans se soucier d’intervenir.C’étaitfacile.Bienplusfacilequed’essayerdeluicouperlaparole.

Quandladomestiquerevintavecl’entrée,unesoupedemelon,ildemanda:—OùsontJennetLisa?Ellesneviennentpasdéjeuner?—J’aiestiméqueceseraitplusagréabled’êtreentrenous,répliquasamèrenonchalamment.Jeles

voissouvent,alorsquetesvisitessontrares.—Jesuisvenudînerilyaquatrejours.—Oui,ettuaslaissétessœursfairetoutelaconversation.Jevoulaisteparlerentêteàtête,mon

chéri,pourdiscuterde…certaineschoses.—Tiensdonc!Jecroyaisqu’onlisaitenmoiàlivreouvert?—C’estvrai,pourcelaturessemblesàtonpère,gloussa-t-elle.—Etqueveux-tumediredesispécial?—Jevoudraisteprésenterquelqu’un.Ils’immobilisa,lacuillèreenl’air.—Nemedispasquec’estunefemme,répliqua-t-ilsèchement.En ce qui concernait les femmes, samère avait le pire goût qui soit. Pourvuqu’elle ne l’ait pas

piégé,unefoisdeplus,enorganisantàsonintentionunrendez-vousgalant.D’autantplusqueKaraavaitdisparu,qu’ilpensaitsanscesseàelleetquel’angoisselerongeait.Danscesconditions,ilrefusaitdediscuterdelapluieetdubeautempsavecuneparfaite inconnue.C’étaitdéjàsuffisammentdifficilederestertranquillementàtablesanssortirsonportable.

Tiens,ceseraitpeut-êtrelemomentidéalpourvérifier…Non,toujoursrien.—Lucas!lançasamère,réprobatrice.Laissetontéléphonedanstapoche,veux-tu?Tusais,jene

suispasbêteaupointd’essayerdetetendreunpiège.Lesdernièresfoism’ontservideleçon.Dieumerci !Si cela lui épargnait d’autres rendez-vous, il ne regrettait pasd’avoir enduréun tel

suppliceaveclafilledusénateurd’Atlanta.—Cen’estpasdutoutcela,poursuivitsamère.JevoulaisqueturencontresJean-Claude.—Jean-Claude?répéta-t-il,sentantlagorgéedesoupedanssabouchevireràl’aigre.—Oui,unhommemerveilleuxque j’ai rencontréàunesoirée, ilyaquelquessemaines.Depuis,

nousavonspartagéunebonnepartiedenotre temps libre,maispasassezàmongoût,carJean-Claudepoursuitunecarrièred’acteur.

Dessirènesd’alarmesemirentàhurlerdanssa tête,si fortquependantquelquessecondes, il futincapablederéfléchir.Jean-Claude?Unacteur?Rencontréàunesoirée?

—Maman,cetypeaquelâge?C’était lapremièrequestionqui lui était venueà l’esprit,maisvu le sursautde samère, il avait

touchéunpointsensible.Commeellenerépondaitpas,ilsentitunfrissonluiparcourirl’échine.—Bonsang,maman!Iln’estpasmineur,aumoins?—Biensûrquenon!protesta-t-elle.Ilestplusvieuxquetoi.—Decombien?Decombien?répéta-t-il,commeelleesquivaitsonregard.—Troisans.—Ilatrente-huitans?Non,maistun’espassérieuse!s’écria-t-ilenjetantsaserviettesurlatable,

latêteprochedel’implosion.—Ilesttrèsmûrpoursonâge.—Moi,jesuismûrpourmonâge.—Tuesplusjeunequelui,monchéri.

—C’estjustementcequej’essaiedetefairecomprendre.Moi,jesuisunhommesérieux,alorsquecetypes’amuseàfairel’acteurenvivantauxcrochetsd’unefemmedevingtansdeplusquelui.D’aprèstoi,c’estunepreuvedematurité?

— Je ne t’ai pas fait venir pour critiquer ma liaison avec Jean-Claude. Je voulais seulementt’avertirdesonexistencepourquetunesoispassurprisquandilviendradîneravecnous,dimanche.

—Parcequ’ilvadîneravecnous?—Biensûr!Ilfaitpartiedemavie.—Commentest-cepossible?Tuviensd’avouertoi-mêmequecelanefaitquequelquessemaines

quetuleconnais?—Ehbien,quandc’estlebon,c’estlebon.—Etc’estlebon?—Eneffet.Toutlemonden’apasbesoindedix-septanspoursedécideràexprimersessentiments.—Dix-septans?Dequoituparles?—Puisquetuesunhommemûr,tupeuxledevinertoutseul,répliqua-t-elleavecunsourireentendu.—Maman,jen’aipasdetempsàperdreaveccespetitsjeuxstupides,répliqua-t-ilensepassant

unemainsurlevisagepouressayerdesedominer.—C’estdoncunebonnechosequejenesoispasentraindejouer,rétorquasamèreenluicaressant

lajoue.Allez,mangetonpotage.Leplatsuivantvaarriverd’unesecondeàl’autre.—Jemefichedetonsatanépotage,laissa-t-iléchapperentresesmâchoirescrispées.—C’est bien dommage. J’ai demandé àBetty de le préparer exprès pour toi. Tu aimes tant les

potagesfroidsenété.Lucas avait l’impression d’être tombé aumilieu d’un épisode deLaquatrièmedimension, plein

d’extraterrestresàvisagehumainobsédésparlasoupedemelon.—Maman,quiestcetype?Quesais-tuaujusteàsonsujet?—Toutcequej’aibesoindesavoir.Ilendoutaitfort,maisiln’avaitplusenviedediscuter.Detoutefaçon,samèren’écouteraitpasun

motdecequ’ildiraitetn’enferaitqu’àsatête.Alorsàquoibongâchersasalive?—Lerestedurepasestprêt?s’enquit-ilenrepoussantsonassiette,soudainpressédes’enaller.—Biensûr,réponditsamèreenfaisantungesteàlabonnequirevintavecleplatsuivant.Lasaladeniçoiseneluidisaitriendutout,néanmoins,ils’obligeaàenmangerquelquesbouchées,

jusqu’àcequesamèreannonce:—J’aiunepetitefaveuràtedemander.Sonchéquiers’enflamma,creusantuntroudanssapoche,alorsquesoncœurfaisaitunbonddanssa

poitrine.—Combien?demanda-t-il.— Il se trouve qu’hier c’était l’anniversaire de Jean-Claude. Je tenais à lui offrir un cadeau

vraimentoriginal,maisj’aieuunpetitproblèmebancaire.—Combien?répéta-t-il,ensedemandantsileJean-Claudeenquestionavaitplantéprofondément

sesgriffesdansleportefeuillematernel.—Nousavonsvuunemontresomptueuse,uneDevonWorksTread1.Elleestsublime,ultra-mince,

un design raffiné, pas du tout massive comme certaines montres. Bref, je l’adore ! Et, bien qu’il aitprotestéaudébut, Jean-Claudeaaussieuuncoupdecœur. Ila finipascéderetdireque,puisque j’ytenaistant,jepouvaislaluiacheter.Cequejemesuisempresséedefaire.

Horsd’haleine,samères’interrompitpourrespirer,tandisqueLucassecuirassaitpoursupportercequiallaitsuivre.

—Maisquandj’aivoululapayer,macartedecréditaétérefusée,reprit-elle.Jenecomprendspas.Pourtant, tu m’avais bien dit que tu avais comblé mon découvert du mois dernier, non ? J’aurais dû

disposerdeplusd’argentsurmonAmericanExpress.Commeçanemarchaitpas, j’aiessayé lesdeuxautres, sansplusde résultat. Jedois êtrevictimed’uneescroquerie à la cartebleue, tunecroispas ?suggéra-t-elle,aprèsunepausethéâtrale.Mesdonnéesontdûêtrevolées.Lavendeusedelabijouteriem’aconseilléd’avertirimmédiatementmabanque.C’estpourcelaquejedésiraisteparler,pourquetut’enoccupesàmaplace.

Pendant qu’elle se perdait dans ses explications oiseuses, Lucas cherchait unmoyen de lui fairecomprendrelasituation.Devait-il,unefoisdeplus,luiexpliquerlesnotionsdecréditetdedécouvert,ouluirépéterquel’argentnepoussaitpassurlesarbres?Finalement,ildécidaqu’ilenavaitpar-dessuslatête.C’étaituneadulte.Ellen’avaitqu’àsedébrouiller.

—Maman,cen’estcertainementpasuneusurpationd’identité.—Tutetrompes,monchéri.Jean-Claudeaffirmeque,denosjours,leshackerspeuventmettrela

mainsurtouteslesinformationsqu’ilsdésirent.Quelqu’unadûpiratermoncompteets’acheteruntasdechoses.MonDieu,c’estaffreux!Cettehistoireagâchél’anniversairedeJean-Claude.Moiquivoulaisl’emmenerdînerdansunrestaurantcharmant,jen’aipaspu.J’étaistropbouleversée.Jenesaisvraimentpasquoifaire…

Etvoilà,c’étaitreparti!Ilpréféralalaisserrécriminertoutsonsoûlcontrelemondeentier,sachantqu’ellefiniraitbienpar

secalmer.Ilenprofitapourvérifierendoucesamessagerie.ToujoursaucunenouvelledeKara.Zut!—Combienvautcettemontre?demanda-t-il,dèsqu’ilputplacerunmot.Samèresetutuninstant,cherchantmanifestementlaréponselaplusadéquate,avantderépliquersur

untonhautain:—Jenevoispaspourquoileprixseraitimportant,puisquec’étaituncadeau.—Ehbien,pourcommencer,celam’aideraitàjugersituesréellementvictimed’uneescroquerie.

Qu’endis-tu?—Oh !D’accord, je comprendsmieux, répondit-elle, embarrassée, avant de s’éclaircir la gorge

pourmarmonnerquelquesmotsinintelligibles.Lucaslascrutaattentivement.Lamontredevaitêtrehorsdeprixpourqu’ellen’oseluiavouerson

montantàhautevoix.MauditsoitceJean-Claude!Mauditsoit l’irresponsabilitédesamère,ainsiquel’indulgencecoupabledesonpèrequiavaitencouragélespirespenchantsdesonépouse!Etmauditsoitl’universpourluiavoirenlevésonpèreàcinquante-septansetl’avoirlaisséauxprisesaveclesfemmesdelamaisonnéepourlerestedesonexistence!

—Combien,maman?lança-t-il,excédé.Iln’auraitpasdûluiparlersurceton,maisqu’yfaire?Iln’enpouvaitplusdejouerauchatetàla

sourisavecelle.Toutcequi lui importait,c’étaitdesavoirs’ilpourraitrésoudreleproblèmeousisamèreavaitdéfinitivementperdulesensdesréalités.

Pourunagréabledéjeunermère-fils,c’étaitréussi!—Lucas, neme rabroue pas, lui reprocha-t-elle d’une voix chevrotante. Tu sais bien que je ne

supportepasquetumeparlessurceton.Celamerendnerveuseet…—Désolé.J’essayaissimplementd’allerdroitaubut.J’aiuntasdechosesàfaire.Et,pourdirela

vérité,jen’aipasunehauteopiniondeceJean-Claude.—Pourtant,c’estunhommeformidable.Siintelligentetgentil.Jesuissûrequetuvasl’aimer.Unefoisencore,ilendoutaitfort.Ilavaitquelquespetitesidéessurlesgigolosquiséduisaientles

femmesentredeuxâgespoursefaireentretenir.—Bon,maman,cettemontre,ellecoûtecombien?répéta-t-ilenfermantlesyeuxpourencaisserle

choc.—Trèsbien,puisquetuinsistes!Quinzemilledollars.Mais,avantquetutemettesencolère…—Quinzemilledollars?

— Elle est magnifique et elle va si bien à Jean-Claude. Il se souviendra toujours de sonanniversaire.

Saisiparunemigrainecarabinée,Lucascaressaunmomentl’idéed’allercasserlafigureàceJean-Claude.Moyenefficacederendrel’anniversairedecetteorduredegigolovraimentinoubliable.

Toutenpriantpourrecouvrersapatiencequil’avaitdésertédepuisdesmois,sinondesannées,illança:

—Maman,tunepeuxpasdépenserquinzemilledollarspourunhommequetuconnaisàpeine!Unsilenceglacialaccueillitsesparoles.—Lucas,j’estimequelamanièredontjedépensemonargentneteconcernepas.—Commenttudépensesmonargent,tuveuxdire?Larépliqueacerbeluiavaitéchappé,maisunefoissortie,ilnelaregrettapas.Ilétaitgrandtemps

quesamèreregardelavéritéenface.Etluiaussi.—Tuasclaquépresquetoutesleséconomiesquepapat’avaitlaissées,reprit-il.Biensûr,iltereste

suffisammentd’argentpourvivreauquotidien,maiscela faitdesannéesque jegaspillemon fondsdepensionpourréglertesdécouverts.

Un fonds de pension qu’il aurait préféré de beaucoup investir dans sa clinique quand il l’avaitfondée,mais,déjààl’époque,ilsavaitqu’ilenauraitbesoinpourréparerlesfrasquesdesamère.Cequiétaitfou,sil’onconsidéraitlafortunequesonpèreluiavaitlaissée.

—Cen’estpasvrai!protesta-t-elle.—Ahbon?Pourtant,quandjevoisl’argentquitransitechaquemoisdemoncomptesurletien,cela

paraît très réel, au contraire.Maman, j’ai la procuration sur toutes tes cartes de crédit, ajouta-t-il enfourrageantnerveusementdanssescheveux.Alasuitedeladébâcledumoisdernier,jeleuraidemandédebaissertonplafondàunniveauquim’éviteralabanquerouteendeuxans.

—Tun’avaispasledroit!s’exclama-t-elle,outrée.CommentjevaisexpliqueràJean-Claudequejen’aipaslesmoyensdeluiachetersamontre?Lepauvrechéri,elleluiplaîttellement…

—Jecroyaisqu’ilavaitfalluquetuinsistespourleconvaincre.—Biensûr,biensûr…Toutcequejedis,c’estque,maintenantquejel’aiconvaincud’accepter,

c’estaffreusementhumiliantderevenirsurmaparole.Mêmetoi,tupeuxlecomprendre.Ce qu’il comprenait, c’était que samère avait peur de perdre son gigolo si elle ne pouvait plus

continuerà l’entretenirsurungrandpied.Enrevanche,cela faisait toutà fait sonaffaireà lui.QueceJean-Claude aille s’installer dansun autrenid !S’il se fichait bienque samère ait fréquentéd’autreshommesaprèslamortdesonpère,s’ils’étaithabituéàlarondedesséducteursvieillissantsquis’étaientsuccédédanssonlit,enrevanche,ilnesupportaitpasquel’onchercheàl’exploiter.

—Désolé,maman,maisjerefused’endiscuter.J’aifaitcequej’avaisàfaire.—Situavaisunvéritabletravailquiterapporteautantd’argentquetonpère,celaneposeraitaucun

problème,laissa-t-elletomber.—J’aiunvraiboulotet,crois-moi,quelquesoitl’argentquejepourraisgagner,celanechangerait

rienauproblème.Parcequ’ilesthorsdequestionquemamèregaspillemonfondsdepensionpourunprostituéaffligéde rêvesdegrandeur ! lança-t-ilense levant.Maintenantexcuse-moi, jedoisprendrecongé.Onm’attend.

10

Lelendemain,uneaubed’orrougeoyantselevaitdanslecieldel’Erythrée,quandKara,pliéeendeux,seredressapéniblement.Elles’essuyaleslèvresetsaisitlabouteilled’eauqu’elleavaitapprisàgardertoujoursàportéedemain.Aprèss’êtrerincéelabouche,elleselaissatombersurlesol,latêtedanslesgenoux,etrespiraprofondémentpourluttercontrelanauséequiluisoulevaitlecœur.

Quelquessemainesplustôt,elleavaitattrapéladenguehémorragiqueet,bienqu’ayantsurvécu—dejustesse—,elleétaittoujoursvictimedenauséesincoerciblesquilaprenaientquatreàcinqfoisparjouretluitordaientlesboyaux,jusqu’àcequ’ellevomisse.Ensuite,ellerestaitexsanguependantquinzebonnesminutes en attendant que çapasse.Elle savait que cesvomissements n’étaient qu’undes effetssecondaires de ce charmant virus, et que tout devrait rentrer dans l’ordre rapidement. D’ailleurs, cematin,Julianl’avaitinscritedenouveausurlalistedupersonnelopérationnel.

Néanmoins, aujourd’hui sonmalaise semblait s’éterniser.Mais il suffisait de prendre sonmal enpatience,etilpasseraittoutseul.Etvite,parcequ’elleavaitunmonceaudechosesàfaire!

Lesautresmembresdesonéquipeavaientdûremarquer lesséquellesde lamaladie,etcen’étaitqu’unequestiondejoursavantquel’und’euxnel’interroge,oupire,n’avertissesahiérarchie.Aprèssaguérison,onneluiavaitpermisderestersurplacequeparcequesesexamensprouvaientquesonfoie,sesreinsetsoncœurseportaientbien.Sionapprenaitquesesnauséesperduraient,elleseretrouveraitdans l’avion pour lesEtats-Unis avant d’avoir eu le temps de dire ouf.LeCNMI avait des règles desécuritétrèsstrictes.Biensûr,cesrèglesexistaientpourunebonneraison.Toutefoisellenesesentaitpasencoreprêteàpartir.

Non parce que ce séjour en Erythrée était une partie de plaisir — c’était probablement sonexpériencelaplustraumatisantesurleterrain,cequin’étaitpaspeudire!—,maisparcequ’elleavaitbeaucoup avancé. Ils avaient beaucoup avancé. Aussi, la perspective d’être rapatriée avant d’avoirtotalementjugulél’épidémielarendaitmalade.D’autantplusque,pourunefois,leCNMIétaitd’accordpourlalaisserpoursuivresamissionjusqu’aubout.Dengueoupas,cetteépidémieétaitlecouronnementdesacarrière.Ellevoulaitabsolumentsuivresonévolution.

Ellepritunelongueinspirationetessayadeserelever.Aussitôt,unenouvellevaguedenauséeluiretourna l’estomac. Saisie d’un violent haut-le-cœur, elle se mit à trembler comme une feuille. Ellen’avaitplusrienàvomir,maiscelanechangeaitrien.Elleétaitsimalade,depuissilongtemps,qu’elleavaitperduplusdecinqkilosendeuxmois.Amaigrissementquiinquiétaitlemédecinqu’elleétait,bienquelascientifiqueenelleveuilleteniràtoutprix.

Elleselevaavecmilleprécautions,puisrassemblalesdossiersqu’elleavaitlaisséstomber,quandlesvomissementsl’avaientsaisie,etsepréparaàentamersajournée.

Ilsavaientfiniparcontrôlerl’épidémied’Ebolaquicontinuait,néanmoins,àresurgirbrièvementicioulà.Aprèsavoirrécoltédesmilliersdetémoignagesetanalyséassezdedonnéespourenavoirlatêtefarcie,ellepensaitavoirenfindécouvertlepatientzéro,ainsiquelesconditionspermettantauvirusdemuter. Proche de la dengue, cette nouvelle souche était transmise par les piqûres demoustiques.Unedécouverteàlafoishorribleetfascinante,résultantdelacollaborationentresonéquipeetcelledePierreLaFont,de l’OMS,quiavaitentraîné l’aspersiond’un insecticide répulsif sur leurzone,ainsiquesurtoutes les zones où des équipesœuvraient à éduquer la population.Celle deKara restait cantonnée àTeseney, une bourgade particulièrement difficile à gérer, car, bien quemoins importante que certainesvillesdupays,avecsescentmillehabitants,elleétaitdansunétatpitoyable.

Terrain de conflits majeurs durant la guerre d’indépendance de l’Erythrée, Teseney avait étérégulièrementécraséesousuntapisdebombes,afind’empêcherlesrebellesdefranchirlafrontièrepourallerseravitaillerenarmesetenmatérielauSoudan.Deplusl’Erythréeétaitrestéelongtempsinterditeaux organisations étrangères, et sa population était fractionnée en nombreux groupes ethniques, decoutumes et de langues différentes.Onne pouvait donc s’étonner qu’il ait été si difficile de lancer lacampagned’éradicationcontrecettenouvellesouched’Ebola,transmissibleparlesmoustiques.

Cependant,leurtravailcommençaitàportersesfruits,àdétruirepeuàpeulabarrièredepeuretdehainequidivisaitleshabitants.Loind’ellel’idéedejeterlapierreàcesgens.Aprèsavoirvécul’enferpendantdesannées,c’étaitnormalqu’ilsseméfientdesétrangers.Maisunepetiteflambéedeconfiancegénéralen’auraitpaséténégligeable.

Elleouvritsamessagerieensoupirant.Celafaisaitplusieursjoursqu’ellenel’avaitpasconsultée,tropoccupéeàsuivrelasituationsurplacepourperdresontempsàliredesnouvellesdupays.Amesurequ’elle parcourait ses messages, elle comprit qu’elle avait commis une grosse erreur. Elle avait étémaladesilongtempsqu’elleavaitrompulecontactavecLucas.Ilétaitfoufurieux.

Ellefarfouillasousson litdecamppour trouver le téléphonesatellitequ’ellen’utilisaitquepourdes appels importants aux Etats-Unis. La réception était bien meilleure qu’avec les portables quipermettaientàpeined’entendreunmotsurquatre.VuquecetéléphoneappartenaitauCNMI,ellenes’enservaitqu’encasd’urgence,maiselleestimaquec’étaitjustifiéettapad’unemaintremblante,lenumérodeLucas.

Ilréponditàlapremièresonnerie.—J’aireçutese-mails,dit-elle.Jevaisbien.—C’esttout?répliqua-t-il,aprèsunsilenceinterminable.Tumefaistraverserl’enferettoutceque

tuasàdirec’est«jevaisbien»?—Désolée,mais la situation ici était dantesque,marmonna-t-elle, consciente de l’inanité de son

excuse.Sesmainstranspiraienttellementqu’ellepouvaitàpeinetenirl’appareil.—Tuesdésolée?—Oui.—Maistun’espasmalade?Tun’aspascontactélafièvreEbola?Ellehésitaà luiparlerde ladengue,maisLucasparaissait si inquiet,que luiapprendre lavérité

semblaitladernièrechoseàfaire.Elleauraittoutletempsdeluiraconterl’histoireàsonretour.—Non,jenel’aipasattrapée,répondit-elle.—Tuesalléesurleterrain?—Dernièrement,passouvent.Lucassereplongeadanslesilence.SacolèreetsonchagrinétaientsipalpablesqueKarasentitsa

culpabilitéredoubler.Biensûr,riennel’obligeaitàrépondreàsesmessages,maiselleluiavaitfaitunepromesseetsesentaithonteusedenepasl’avoirtenue.Elleauraitpuaumoinsluitéléphonerquandelles’étaitsentiemieux.

—Pardonne-moi,Lucas,lasituationétaittrèschaotique.J’aimerdé.—Ça,tupeuxledire!Maistuvasbien?Tumelejures?—Oui,jesuissimplementsurlesrotules.— Les journalistes parlent d’un regain d’activité de la rébellion, favorisée par l’extension de

l’épidémied’Ebola.Vousn’avezpasététouchés,j’espère?KarapensaàMaia, lagamineà la jambearrachéeparunemine, auxmilliersdepatientsqu’elle

avaittraitésdepuissonarrivéedanslepays,auremordsquilatenaillaitquandellepensaitàtousceuxqu’ellen’avaitpaspuaideroutroppeu.

—Non,toutlemondevabien,murmura-t-elle.—Tuenessûre?—Oui.Elle tenta de se redresser, mais son estomac se révolta aussitôt, secoué de spasmes. Elle

s’immobilisaetrespiraàfonddansl’espoirquelanauséesecalme.Elleauraitdûs’yattendre.Chaquematin,elledevaitsuivreunprotocoletrèsstrictpourveniràboutdecesdésagréments.

—Bon,trèsbien,onseverraàtonretour,lançaLucas.—Attendsunpeu!Çafaitdessemainesqu’onnes’estpasparlé.C’esttoutcequetuasàmedire?—Aquilafaute?C’esttoiquiesalléet’enterrerdanscetrou,toiquit’eslaisséeabsorberparton

boulotaupointdem’oublier,cequejepeuxcomprendre.Iln’empêchequej’aifaillidevenirfouàforcedemefairedumouronpourtoi.J’aitoutimaginé:qu’ont’avaitkidnappée,blessée,quesais-jeencore!

Lavoixbrisée,ilsetut,etunsilencepesants’installaentreeuxdurantdelonguessecondes.—Ecoute, reprit-il. Je sais que lors de tondernier séjour àAtlanta, les chosesont changé entre

nous,maiscen’estpasuneraisonpourmetraiterpar-dessouslajambe.Tun’aspasledroitdem’ignorerpuisdem’appelerquandçatechante.Jeneméritepasunteltraitement.

—Cen’estpasdutoutça!serécria-t-elle,avantdes’arrêternet.Après tout,n’était-cepasunpeu lavérité?Ellepouvaitbien incriminer ladengue, iln’empêche

qu’elleétaittiréed’affairedepuisplusd’unesemaineetqu’elleauraitpufacilementappelerLucas.Elleauraitdû le faire.Mais les sentimentsbizarresqu’elleéprouvaitpour lui l’avaient tellementperturbéequ’ellel’avaitcomplètementlaissédecôté.Ellel’avaitblessé,etc’étaitinexcusable.

—Alorsc’estquoi?répliqua-t-ild’unevoixaussitranchantequ’unelame.—J’aicommisuneerreur,j’ensuisdésolée.Ilsoupira,etellel’imaginaentraindefourragernerveusementdanssescheveux.—Bon, d’accord, tu es désolée, lâcha-t-il au bout d’unmoment. Etmoi, jem’excuse de t’avoir

sautéàlagorge.—Cen’estpasgrave.—Ahbon, cen’est pasgrave, tu en es sûre ? répliqua-t-il surun ton sarcastique.Ecoute,merci

d’avoirappelé,maisilfautquejemesauve,ajouta-t-ilavantqu’elleaiteuletempsdeprotester.Jedoisallerouvrirlaclinique.

—Bon,d’accord.Trèsbien,alors.J’espèretereparlerplustard.—C’estça,plustard.—Attends,Lucas!lança-t-ellesanstropsavoircequ’ellevoulaitluidire.Toutcequ’ellesavait,c’étaitqu’ilsnepouvaientsequitteraussifroidement.Malheureusement, il

avaitdéjàraccroché.Etquandelleessayadelerappeler,lasonnerieretentitdanslevide.Elleéteignitl’appareilensoupirant.Ellerappelleraitplustardpours’excuserdenouveau.D’accord, Lucas lui en voulait àmort de l’avoir laissé sans nouvelles aussi longtemps,mais sa

rancunenedureraitpaséternellement.Néanmoins, elle s’envoulaitde s’êtremontréeaussinégligente.Bien sûr, elle avaitpasséquinze

jourscomplètementanéantieàcausedeladengue,maiscelafaisaitunbonmomentqu’elleallaitmieux.

Siellen’avaitpasétéobsédéeparledésirdeseprotégerdelui,d’éviterdesouffrir,elleauraitcomprisquesonamiétaitauxquatrecentscoupsetquec’étaitluiqu’ellefaisaitsouffrir—etletondesavoixprouvaitqu’ellel’avaitblessé.

D’accord,maiscommentétait-ellecenséeseprotégerdeLucas?Decettechoseentreeuxàlafoissi importanteetsidérisoire?ElleconnaissaitLucasdepuisassez longtempspoursavoirqu’il refusaittoutengagement.Etvoilàqu’ellefantasmaitsur lui,espéraitqu’ilallait luiavouerquesonamitiépourelleavaitévoluéversd’autressentiments—alorsquerienn’indiquaitquecesoitlecas.Depuisqu’ilsavaientcouchéensemble,elleétaittenailléeparl’incertitude,remuéeparunefouled’émotionsbizarres.Sanscomprendreexactementcequ’elleressentait,elleavaitlacertitudequeleslignesavaientbougé.

Etquec’étaitunecatastrophe.Etpourquoidonc?Parcequ’ellenesupportaitpasl’idéedeperdreLucas.Elleavaitdéjàperdusamèreàdix-huitans,

etsonpèrebienplustôtencore,quandillesavaitquittéessansseretourner.CelafaisaitprèsdevingtansqueLucasétaitsonseulpointd’ancrage.L’idéed’enêtreprivéelarendaitphysiquementmalade.

Ilfallaitabsolumentmettreunfreinauxsentimentsperturbantsquil’envahissaient,sinonelleallaitfinirpasleperdre.Nevenait-ellepasdeporterunrudecoupàleuramitiéenletenantàl’écartdesavieaussilongtemps,alorsquec’étaitladernièrechosequ’elledésirait?

Elle soupira et retourna à ses dossiers.Pour l’instant, elle nepouvait rien faire pour arranger lasituationavecLucas.Elle lerappelleraitplustard.S’ilnerépondaitpas,elles’expliqueraitavecluiàsonretour.Oui,elleavaitmalagi,maisdix-septansd’amitiépouvaientbiensurvivreàcegenredecrise,non?

Et puis qui savait ce que lui réservait l’avenir ?Ce n’était pas parce qu’elle avait survécu à ladenguehémorragiquequ’ellenepouvaitpassuccomberauxdangersquiabondaientdanscepays.Alors,àquoibonserongerlessangsinutilement?

Van et Julian jugeaient son attitude fataliste, alors qu’elle se trouvait réaliste. Au cours d’unemission de ce genre, tant de choses pouvaient vous arriver que cela faisait longtemps qu’elle avaitaccepté la possibilité d’être tuée.C’était ce qui la poussait à vivre pleinement chaqueminute de sonexistence.

Sauf avec Lucas. Là, ce serait différent. Vivre intensément voudrait dire partager son existencechaque jour.Malheureusement,s’ilsdevenaientamants,un jour il finiraitpar laquitter,commeilavaitquittétouteslesfemmesavantelle.Commentréagirait-elleàcetterupture?

Mieuxvalaitnepasypenser!Sonportablevibraet,malgrésesbonnesrésolutions,ellelesaisitfébrilement,espérantquec’était

untextodeLucas—uneplaisanterieidioteouuncomméragequilaferaitrire.Maiscen’étaitqueJulianluiposantunequestionàproposd’undeleurspatients.

Alorsqu’ellesebrossaitlesdentsdansleréduitluiservantdesalledebains,Karasentitlafatigueluitomberdessus.Elleétaitsiépuiséequ’ellemouraitd’enviederamperjusqu’àsonlitpourseréfugiersouslacouettependantunebonnesemaine.Maissontravail l’attendait,untravailqu’ilauraitfalludixsemainespourmeneràbien,alorsqu’il luirestaitenvirontroissemainesàpeineàpasserenErythrée.Alors,éreintéeoupas,elledevaits’activer.

— L’esprit doit supplanter le corps, dit-elle en secouant son jean pour en chasser d’éventuelsscorpionsouinsectesvenimeux,avantdel’enfiler.

Siseulementsoncorpsvoulaitbienseréconcilieravecsonesprit…Ellepritsondébardeurfavorietlesecouaàsontour,avantd’ypasserlatête.Asonretourchezelle,

biendeschosesdel’Afriqueallaient luimanquer,maiscertainementpasceshorriblesbestiolesquisedissimulaientdansvotrelitoudansvosvêtementspourvouspiquerdèsquevousaviezledostourné.

Elleseplantadevantlapetitearmoireàglaceetensortitlacrèmehydratanteetl’écransolairedontellesetartinaitreligieusementdurantsesséjoursenAfriqueouenAmériqueduSud.Bienquevêtuedepiedencap,ellefaillits’évanouirendécouvrantsonrefletdanslemiroir.Ledébardeurqu’elleportaitdepuisdesannéesétaitfranchementindécent.Ilavaittoujoursétéunpeumoulant—etc’étaittantmieux,parcequ’ilempêchaitlessalespetitesbêtesdesefaufilerdedansquandellesedéplaçaitdansledésert—maislà,ilcollaitàsoncorpscommeunesecondepeau.

Avait-ilrétréci,ladernièrefoisqu’ellel’avaitlavé?Impossible.Ilétaitpassédesmilliersdefoisàlamachinesanssedéformer—uneautreraisondel’apprécier.Pourquoiaurait-ilsoudainementrétréci,alorsqu’ellel’avaitlavéàlamain?

Deplus,elleavaitperdudupoids,aucoursdesdernièressemaines.Elleexaminasasilhouette.Elleavaitbeaucoupmaigri.Sesseins,eux,semblaienténormes,presquedeuxfoisleurtaillenormale.

Cequiexpliquaitl’indécencedudébardeur.Ellel’enlevaaussitôtpourleremplacerparunT-shirtflottant,puistirasavalisedesoussonlitpour

prendreunedestroisboîtesdetamponsqu’elleavaitemportées.Sesrèglesdevaientapprocher.Maislavuedesboîtesintactesluidonnaàréfléchir.Vuquec’étaientlesseulesqu’elleavait,cela

signifiaitqu’entroismoisellen’avaitpasutiliséunseultampon.Unepenséesubiteluitraversal’esprit.Ellesefigea,avantdeselancerdansdescalculsfrénétiques

pour essayer de retrouver la date de ses dernières règles.Maintenant qu’elle y pensait, c’était…bienavantsonarrivéeenErythrée.Commentavait-ellepurateruntrucpareil?

Ses règlesavaient sautéunmois,anomaliequ’elleavaitattribuéeàsanouvellepilule.Cen’étaittoutdemêmepasuneraisonpourqu’ellescessentcomplètement,non?

Ellerepensaauxexplicationsdesongynécologuequandil luiavaitproposécettenouvellepilule,moins forte que celle dont elle avait l’habitude.D’après lui, son taux très bas d’hormones devait luipermettredeconserveruncyclerégulierquandelleseraitsurleterrain.Illuiavaitégalementsuggéréunepilule qui supprimait totalement les règles, mais étant médecin elle avait refusé, redoutant les effetssecondaires.Elleavaitdoncoptépourlapremière,etvoilàqu’auboutdetroismoisellen’avaitplusderègles.Amoinsquecetteabsencenesoitdueàd’autresfacteurs.Ladenguehémorragique,parexemple.Oui, cela expliquait tout.Dernièrement, son corps avait été soumis à tant de stress que l’arrêt de soncyclepouvaitparfaitement s’expliquer.Enmême temps, elleétaitdéjà sur le terraindepuisdeuxmoisquandelleétaittombéemalade.Ladenguen’expliquaitdoncpaslesdeuxpériodesmanquantes.

N’aimantpasdutoutletourqueprenaientsespensées,elleposalamainsursapoitrineetappuyalégèrement,commepoursonexamenmensuel.Ladouleurlafitsursauter.Enfait,siellerécapitulaitlestrois mois qu’elle venait de passer à travailler vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ce n’était pas lapremièrefoisqu’elleremarquaitquesesseinsétaienthypersensibles—phénomènequ’elleavaitattribuéà l’arrivée de ses règles—même si, chaque fois, elle avait été trop débordée pour remarquer leurabsence.Jusqu’àcequesapoitrinecongestionnéerecommenceàluifairemal.

Déstabiliséeetquelquepeuinquiète—mêmesiellen’avaitaucuneraisondesefairedusouci—,elleselaissatombersursonlitetrefitlescalculsdanssatête.Unefoisdeplus,lerésultatlaterrassa.Voulants’assurerqu’ellenefaisaitpasd’erreur,ellepritsontéléphoneetrecommençal’opération,cettefois,enconsultantlecalendrier.

Laréponsenefutpasplusrassurantequelestroispremièresfois.Sa part purement féminine soutenait que c’était impossible. Elle était sous pilule et avait

scrupuleusementprissescachetsentempsetenheure.Vuque,quandelleavaitfaitl’amouravecLucas,ellen’étaitpassousantibiotique,toutallaitbien.

Mais lemédecin en elle connaissait les impondérables, et savait que si sa pilule était censée laprotéger d’une grossesse, son efficacité n’était pas garantie— surtout si peude temps après en avoirchangé.Ellen’avaitpaseuletempsdelatester,devoircommentelles’accordaitavecsachimieinterne.

N’ayantjamaiseudeproblèmesaveclesautres,elleavaitsimplementprésuméquecelle-cimarcherait…Uneprésomptionquirisquaitdel’avoirplongéedansunsacrépétrin.

Pourconfirmersonintuition,ellerefitsescalculs,écraséeparlapaniqueetunsentimentdefatalité.Pasdedoute.Aladateoùelleavaitfaitl’amouravecLucas,elleétaitaupicdesafertilité.Enfait,sesnauséesn’avaientpeut-êtrerienàvoiravecladengue.Leuroriginepouvaitêtretoutautre.

Unegrossesse,parexemple.Lemot résonna longuementdanssa tête,ainsique toutesses implications, sansqu’ellearriveày

croire.Elleétaitenceinte.Est-cequ’elleétaitenceinte?DouxJésus!Elleétaitenceinte.Del’enfantdeLucas.Unenouvelledureàassimiler.Elleseleva,maissesgenouxtremblaienttellementqu’elleselaissaretombersurleborddesonlit.Elleréfléchit,tentantd’anticiperlesconséquences.Danssasituation,unegrossessereprésentaitunecatastrophemajeure.Ellevoyageaittoutletempsetdanslescoinslesplusdangereuxduglobe.Despaysqui,mêmes’ils

n’étaient pas ravagés par les épidémies, restaient infréquentables pour un enfant. Soudain, ellecomprenaitmieuxlepointdevuedeJulian.Eneffet,lesrégionsoùelletravaillaitn’étaientabsolumentpasfaitespourlesbébés.Pasplusquepourlesfemmesenceintes,d’ailleurs.

Attendre un enfant allait radicalement modifier son style de vie, sa carrière, son avenir. Est-cequ’elleyétaitprête?Enmêmetemps,qu’elleenaitenvieoupas,c’étaitdupareilaumême.

Malheureusement,aufildesannées,lecredodeLucasn’avaitpasbougéd’uniota:ilnevoulaitnienfantnifamille—cequiétaitd’autantplusdommagequ’ilauraitfaitunpèrefabuleux.Néanmoins,ellele comprenait.Avec lamèreet les sœursqu’il devait supporter, il était tout à fait normalqu’il refused’assumerunfardeausupplémentaire.

Entoutcas,impossibledeluitenirrigueurdecetaccident.Cen’étaitpasLucasquis’étaitmontréirresponsable.Aucontraire, ilavait tenuàmettreunpréservatif.C’étaitellequil’enavaitdissuadéenaffirmant qu’ils ne risquaient rien… Parce qu’elle en était persuadée. A cause de leur travail, ils sefaisaienttesterrégulièrement.Ilsn’avaientdoncrienàcraindre.

Manifestement,elles’étaitplantéeenbeauté.Elleposalesmainssursonventreencoreplat,commesiellepouvaitsentirpalpitersoussapaume

lapetiteviequi s’y trouvaitpeut-être—qui s’y trouvait sûrement.Pourtant,durant samaladie,on luiavaitfaituntasdeprisesdesangsansdétecterdegrossesse.Peut-être,toutsimplement,parcequeJulianavaitomisderéclamercetest.Biensûr,c’étaitlaprocédurestandard,maiscommentsoncollègueaurait-ilpuimaginerqu’elleétaitenceinte,alorsqu’ellesetrouvaitenpleindésertàcombattreunedespiresmaladiesexistante?

Soudain,l’idéederesterdansl’ignoranceunesecondedeplusluifutinsupportable.Elle s’empara du kit médical d’urgence, qu’elle emportait toujours avec elle sur le terrain, et

l’ouvrit pour en extraire une des bandelettes servant à mesurer le taux de sucre dans les urines et,accessoirement,detestdegrossesse.

Elleobtintlerésultatauboutd’àpeineuneminute.Elleallaitêtremère.A sa grande surprise, elle sentit éclore au fond d’elle une joie fragile qui la prit totalement au

dépourvu,maisnepouvaitêtreignorée.Elleallaitavoirunbébé.Non.Plusprécisément,elleallaitavoirunbébédeLucas.Unpetit tyranà la tignassebrune,dotéd’une intelligencebrillanteetd’uncaractèreombrageux,quiseraitbeaucommeundieu.

Soncœursemitàbattrelachamade,sansqu’ellesachesic’étaitdepeuroud’excitation.Lecheminrisquaitd’êtreseméd’embûches,carcettegrossesseétaitunefolie,etce,pourdemultiplesraisons.Maisça,elles’ensoucieraitplustard!

Pourl’instant…Ellefitglissersesmainssursonventre,avecunelenteurinfinie,commesielleavaitbesoind’une

permissionpouradmettrel’existencedufœtus,ainsiquetouteslesémotionsqu’ilengendraitenelle.Réaction stupide ! Elle ignorait peut-être ce que lui réservait l’avenir, mais pour l’heure, elle

s’accordaitledroitdeseréjouirdecettegrossesseinattendue.Alors qu’elle doutait depuis toujours d’en être capable, voilà qu’elle allaitmettre aumonde une

nouvellevie.Atrente-cinqans,sansmari,sansrelationstable,peut-être,maiselleallait lefaire.Biensûr,onpouvaitregretterl’absenced’unmarioul’éventualitéd’uneviedecouple.Qu’importe!Elleallaitêtre mère, et c’était parfait comme cela. Bizarrement, elle n’aurait jamais cru en avoir autant envie.Alors,autantsefocalisersurcedésirplutôtquesurlesproblèmesàvenir.Ladureréalités’imposeraitbienasseztôt.

Cequiarriva,etbienplusvitequ’ellenel’avaitimaginé.Soudain,alorsqu’elleétaitaucombledelabéatitude,unepenséehorriblel’étreignit,transformantinstantanémentsajoieenterreur.L’articled’unjournalmédicalvenaitderesurgiràsamémoire.

Sansréfléchir,ellebondithorsdesachambreetdévalal’escalierprincipalavecuneseuleidéeentête:trouverJulian.

Son collègue était au rez-de-chaussée en train d’examiner un patient, finissant son tour de gardeavant qu’elle prenne le relais pour la journée. Les cinqminutes qu’elle attendit avant de pouvoir luiparlerluisemblèrentlespluslonguesdesavie.

DèsqueJuliantiralerideaudesonbox,ellemanqualefairetomberenluifonçantdessus.—Kara,qu’est-cequinevapas?demanda-t-illascrutantd’unœilsoucieux.Cependant,soninquiétudeétaitloind’égalerlapeurquilatenaillait.—Ilfautquetum’examines,luiordonna-t-elleenl’agrippantparlebras.—D’accord,répondit-ilenlaconduisantàl’écartdespatients.Quesepasse-t-il?Lesmotssebousculantdanssabouche,elle luiannonça lanouvelle.Aussitôt,ellevitsonvisage

s’assombrir.Saminesinistreconfortasonpressentiment.Elleavaiteubienraisondes’angoisser.Manifestement,ladenguehémorragiqueetlagrossessenefaisaientpasdutoutbonménage.

11

—Hé,patron,vousavezunvisiteur,lançaTawandaàtraversl’Interphone.—Quiest-ce?s’enquitLucas.—Est-cequejesuiscenséetoutsavoirsurtout?Pourquoivousnevenezpasledécouvrirvous-

même?—D’accord,j’arrive,répondit-il,amusé.OnpouvaitfaireconfianceàTawandapourvousremettreàvotreplace!Ilsedirigeaversl’entréedelaclinique,l’estomacnouéparlanervosité.Pourvuquecenesoitpas

samère!Iln’avaitaucuneenviedelavoir.Aprèslesdeuxheureséprouvantesqu’ilavaitpassées,laveille,àdînerensacompagnieetcelledu

fameux Jean-Claude, la dernière chose qu’il désirait, c’était lui reparler si tôt. Il craignait de laisseréchapperuneremarquequ’ilauraitmieuxfaitdegarderpourlui,etdeleregretterensuite.

D’ailleurs,s’ildevaitentendreuncommentaireextasiédeplussurceJean-Claude,ilallaitfinirpartireruneballedanslatêtedecetype—etlà,pasquestiondes’enrepentirensuite.

Et puis, d’ailleurs, qu’est-ce qu’elle pouvait bien venir faire ici ? N’avait-il pas accompli sondevoirde fils,hier soir?Quepouvait-elleexigerdeplus,àpartqu’il luidonneunpetit-fils?Ne luiavait-ilpasrédigéunchèquepourlaremettreàflotenattendantqu’elletouchesapensionmensuelle?Sielleavaitdéjàtoutdépenséavecsongigolo,c’étaitsonaffaire.Ils’enlavaitlesmains.

Quandilpénétradans lasalled’attente,cen’étaitpassamèrequi l’attendait.C’étaitKara,vêtued’unchemisierlavandesansmanches,trèschic,d’unpantalongrisetdesandalesàtalonquiallongeaientsesjambesdéjàinterminables.Envoyantsachevelureflottantlibrementsursesépaules,ilrevitlanuitoùilsavaientfaitl’amour,quandiltenaitsescheveuxenroulésautourdesonpoingetqu’elleluiceinturaitlatailleavecsesjambes…

Cette simple évocation le fit se raidir, réaction totalement déplacée qu’il se refusa à encourager.D’autant plus qu’il était toujours en colère contre elle, et que sa présence inexplicable le laissaitperplexe.Quefaisait-elleàAtlantaetnonenErythrée,oùétaitsaplace?Manifestement,quelquechoseclochait,etilavaitbienl’intentiondedécouvrirquoi.

—Bonjour,Lucas,lança-t-elleavecunsourirefurtif.—Kara?Qu’est-cequisepasse?Quefais-tuici?Commeelleregardaitautourd’elle,ilpritconsciencequ’ilssetrouvaientaubeaumilieudelasalle

d’attente,àlavuedespatientsetdupersonnel.—Tuveuxvenirdansmonbureau?proposa-t-il.—Oui,volontiers.

Cen’était pas lapremière foisqu’elle lui rendait visite, loinde là, et commeelle connaissait lechemin, il s’effaça pour la laisser passer. Mais en la suivant dans le couloir, il remarqua qu’ellechancelaitsursesjambes,commesiellesouffraitdetroublesdel’équilibre.

Etait-ceunproblèmed’oreille interne, dû à l’avion, oude ladifficulté àmarcher surdes talons,aprèsavoircrapahutépendantdesmoisenPataugas?Ilauraitbienaimélesavoir.

Une fois dans son bureau, il referma la porte et resta debout à l’observer.Même s’il ne pouvaitdistinguergrand-choseàcausedesénormeslunettesdesoleilqui luicouvraient levisage, ilétaitclairqu’ellen’étaitpasdanssonassiette.Ses traitsétaientémaciés, ses lèvrescrispées,et,quand il lapritdanssesbraspourl’embrasser,ilfuthorrifiédedécouvriràquelpointelleavaitmaigri.

Soucieux,illarepoussaàboutdebraspourl’examineretluiôtaseslunettesquil’empêchaientdevoirsesyeux.

Aussitôt,ilregrettasongeste.Karaavaituneminededéterrée.Sapeauétaitpâleetjaunâtre,etlesénormescernesmauvesquicreusaientsesorbitesressemblaientàdescoquards.Sansparlerdesesyeuxinjectésdesang.Ilsmontraientuntelétatd’épuisementqu’ilenfutbouleversé.

Il l’avait déjà vue en piteux état, car parfois elle rentrait de certaines missions au long courséreintée,surmenéeetencolère.Maisjamaisàcepoint.Là,elleparaissaitauborddel’évanouissement.

Cette vision terrible fit disparaître sa colère. Il lui prit les bras, l’obligea à relever la tête etdemanda,mortd’inquiétude:

—Dis-moilavérité,quet’est-ilarrivélà-bas?Le fait qu’elle ne réponde pas tout de suite était suffisamment révélateur. Après avoir attendu

quelquessecondesqu’ellereprennesesesprits,ilinsista:—Quoiqu’ilsoitarrivé,dis-le-moi.Ilfautquejesachecequis’estpassépourpouvoiragir.Sonsilenceredoublasa frustration,etsonesprit futassailliparunesuccessiondescénariosplus

terribleslesunsquelesautres.—Tuesmalade?demanda-t-ild’unevoixdouce.Kara,necrainsrien.Jevaisprendresoindetoi,

jetelepromets.Quoiqu’iltesoitarrivé…—Jen’aipasbesoinquetut’occupesdemoi,répliqua-t-elle,tandisquelacolèreetuneémotion

indéchiffrablepassaientsursonvisage.—Quelmalya-t-ilàdemanderdel’aide?Alaisserlesautresvousaiders’ilslepeuvent?Ilvoulutlaprendredanssesbrasmaisellel’enempêchaenlerepoussant.—Tunecomprendspas,laissa-t-elletomber.—Commentlepourrais-jepuisqueturefusesdem’expliquer?Commentveux-tuquej’arrangeles

chosessijenesaispascequisepasse?—Tunecomprendsdoncrien.Certaineschosesnepeuventpasêtrearrangées,commetudis.—Tudisn’importequoi,riposta-t-il,tenailléparl’angoisse.Ildétestaitsonregarddésespéré,commesamanièred’enroulersesbrasautourdesataille,comme

sic’étaitleseulmoyendenepass’effondrer.—Tum’entends,c’estn’importequoi,insista-t-il.—Non, tu te trompes, c’est…c’est la réalité,balbutia-t-elle, lesyeuxpleinsde larmes.Parfois,

certaineschosesarrivent,etondoitaccepterl’inévitable.Puiselleéclataensanglots,etsoncorpsfutsecouédespasmes,commesielleétaitàl’agonie.Lucas était au-delà de la peur.Kara refusait qu’il la touche,mais s’il ne la touchait pas, s’il ne

pouvaitpasseprouverqu’elleétaitbienprésenteetsaineetsauve,ilrisquaitdeperdrelatête.Ilpassasonbrassursonépauleetlasecouagentiment.—Allez,Kara,dis-moitout.Dis-moicequit’arrive.Tumedoisbiença,non?Ellefermalesyeux,prituneprofondeinspiration,etmurmura:—Oui,c’estvrai.

Puiselleseblottitcontrelui,luiencerclalatailleetpressasonvisagesursapoitrineenleserrantdetoutessesforces.

***

Kara s’y prenait mal, elle le savait, mais elle ne pouvait faire autrement. Débordée par sesémotions,elleavaitl’impressionquesapeur—aussibienpourlebébéquepoursarelationavecLucas—étaitunmonstrequiladévoraitdel’intérieur.

Pourtant,elledevaitsejeteràl’eauetparleràLucas;commeill’avaitdit,elleluidevaitbiença.Aulieudequoi,ellerestapelotonnéecontrelui,s’enivrantdesonparfumdeboisdesantal,réconfortéeparsaforcefamilière.

Elleclignalesyeuxpourchasserleslarmesquiluibrouillaientlavue.Satanéeshormones!Ilslarendaientdingue.Soussajoue,letorsedeLucasétaitferme,soncœurbattaitfollementsoussachemise,maisenadoucissantsondésarroiàsoncontact,ellenefaisaitqueprolongerlesien.Cen’étaitpasjuste.

—Sions’asseyaitd’abord?proposa-t-elleensereculant.MieuxvalaitqueLucassoitassispourentendrelanouvelle.—Trèsbien,assieds-toi,ordonna-t-ilenlapoussantsurunechaise,avantd’allersejuchersurson

bureau.Maintenant, dis-moi ce qui ne va pas. Tum’as soutenu que tu n’avais pas contracté la fièvreEbola.

—C’estvrai.Enfait,c’estladenguehémorragiquequej’aiattrapée.—Ladenguehémorragiqueettuassurvécu?s’écria-t-il,unelueurd’angoissedansleregard.—Ondiraitbien.—Etcommenttutesens?—Pasmal.Justeunpeuaffaiblie.Conscientedesamineépouvantable,ellenepritpasombragedureniflementdeméprisquisaluasa

réponse.Quelquesoitletempspasséàsemaquiller—etl’opérationluiavaitprisdesheures!—,ellen’avaitpasréussiàcamouflerleteintverdâtrequeluidonnaientlagrossesseetsesnauséesrépétées.Lemasque magique du troisième mois était apparu et s’en était allé. Ce matin, au réveil, elle était sibarbouilléequ’elleavaiteuunmaldechienàémergerdesonlit.

Julianluiavaitexpliquéquec’étaituneffetsecondairedesagrossesseàhautsrisques.Lesigneque,àladifférenced’unegrossessenormale,sonorganismeattaquaitlebébéenmêmetempsqu’illuttaitpourcombattre ladengue.Cepronostic l’avaitobligéeà rentrerenquatrièmevitesseauxEtats-Unis—dessemaines avant la date prévue— pour demander une seconde opinion. Maintenant, elle l’avait ! Lagynécologuequ’ellevenaitdeconsulter—unespécialisteréputéedesgrossessesdifficiles—luiavaitrépétélamêmechose,bienplusbrutalementqueJulian.

S’iln’étaitpasrarequ’unfœtussurviveàladenguesansséquellesphysiquesouneurologiques,laformehémorragiqueétaitbienplusgrave.Et,vulasévéritédesoncas,sonbébéavaitneufchancessurdixdesuccomberavantlanaissance—sil’onpouvaitappelercela«unechance»!

Bref!Saconsœur,stupéfaitequ’ellesoitencoreenceinte,l’avaitavertiequ’elledevaitseprépareràperdresonbébéd’uninstantàl’autre.Cequinel’avaitpassurprise.Elleavaitvusuffisammentdecas—dontunenparticulier,oùlevirusavait traversé labarrièreplacentaireetprovoquéunehémorragiemassivechezlefœtus—poursavoiràquois’attendre.Néanmoins,entendrecediagnosticàproposdel’enfantqueLucas et elle avaient conçu lui avait fait l’effet d’un électrochoc.Etdepuis ellevivait uncauchemar.

Toutens’efforçantd’analyserfroidementlesfaits,deseraccrocheràsonexpériencedemédecin,elleavaitsuppliésaconsœurdeluioffriraumoinsunebribed’espoir.Ellen’avaitpasprogrammécebébé.Ilreprésentaitmêmeuninconvénientmajeurdanssavie.Maisqu’importe!Depuisl’instantoùelle

s’étaitfaituneraisonetavaitacceptél’idéed’êtreenceinte,elledésiraitdésespérémentcetenfant.EllevoulaitgardercettepetitepartdeLucasàtoutprix—maisellenes’étaitpasattardéesurcepointquineregardaitqu’elle.

Après lui avoir répété les mêmes propos démoralisants, la gynécologue lui avait prescrit uneéchographie, une amniocentèse et assez de prises de sang pour rassasier un vampire affamé, puis elleavait fini par se radoucir et déclarer que, rien n’étant garanti dans son métier, elle ne pourrait seprononcerqu’aprèsavoirvulesrésultatsdesexamens.Alorspeut-êtreque,eneffet,siKarasuivaitsesconsignesàlalettre,siellesereposaitaumaximum,avalait leplusdenourriturepossiblesansvomir,ingurgitaitlesdosesmassivesdevitaminesqu’elleallaitluiprescrire,enfin,sielleseconduisaitcommeunefemmeenceinteexemplaire,elleperdraitprobablementsonenfant,mais,quisait,peut-êtreréussirait-elleàlegarder.

L’espoir était ténu, elle en était consciente,mais c’était la seule chose à laquelle elle pouvait seraccrocher. Elle avait donc décidé de se fixer sur l’objectif de porter cet espoir aussi loin qu’elle lepourrait.

Malgrétout,elledevaitinformerLucas.Avantdevenirlevoir,elleappréhendaitdeluiapprendrelanouvelle, mais maintenant qu’il l’observait comme un insecte repoussant sous un microscope, sonenthousiasmeavaitencorebaisséd’uncran.

Manifestement, ilétaitplus inquietqu’encolère,constatationquine l’aidaitpasvraiment.Car luiavouerl’existencedubébéétaitsuffisammentdifficile,maislefairealorsqu’illaregardaitcommesielledevaitmourird’unesecondeàl’autre,était insupportable.Sansparlerdesaréactionquandilseraitaucourant.Elleavaitl’intuitionque,avantmêmed’avoirprononcélemot«enceinte»,ilallaitlaramenerchezellemanumilitaripourlamettreaulit—avantd’engagerungardeducorpsquil’empêcheraitd’enbouger!

Après tout, pourquoi pas ? N’était-ce pas ce qu’elle avait prévu de faire, dès qu’elle lui auraitapprislanouvelle?Elleétaitauboutdurouleau.Siellecomptaitgardersonbébé,elledevaitsereposerleplussouventpossible.C’étaitégalementlemeilleurmoyendeserétablir.D’ailleurs,surlechemindelaclinique,elleavaittéléphonéàPaulpourdiscuteravecluidel’éventualitéd’uncongé.Ilavaitaccepté,avantdel’informerqu’ellepourraittravaillersurplace,auxEtats-Unis,aussilongtempsqu’illefaudrait.

Elleavaitréponduqu’elleyréfléchirait,etenavaitbienl’intention.Iln’empêchequ’enpremierlieuelleétaitrésolueàprendreaumoinsdeuxsemainesdevacances.Elleavaitbesoinderespirerunpeu—etdedormirbeaucoup!Aprèsavoirpassédesannéesàs’occuperdesurgencesmédicalesdesautres,ilétaittempsqu’elles’occupedessiennes.Sià la findecettequinzaineelleétait toujoursenceinte,ellereconsidéreraitlasituationetferaitlebilanavecsonmédecin.

Aprèscettepetiteréflexion,ellesedit…qu’elleauraitpeut-êtremieuxfaitderentrerdirectementchez elle, après sa visite chez la gynécologue.MaisLucas devait absolument être au courant, pour lebébé.Biensûr,elleauraitpu luiapprendre lanouvelleau téléphoneoupare-mail,mais la luidireenfaceluiavaitsembléindispensable.Cen’étaitpastouslesjoursqu’unefemmeapprenaitàsonmeilleuramiqu’ilallaitêtrelepèredesonenfant!

Cettepenséelafitretomberdanslestrente-sixièmesdessous.Si leur relation avait survécu si longtemps, c’était parce qu’ils étaient toujours restés dans le

domainedel’amitié.Unefoisqu’elleluiauraitapprissagrossesse,toutseraitchamboulé.Lucasallaitsesentir obligé de s’occuper d’elle et se convaincre qu’elle était sous sa responsabilité.Or il ne fuyaitjamais ses responsabilités. Une fois qu’il l’aurait considérée comme un problème supplémentaire àrésoudre, le mince espoir qu’elle avait de vivre avec lui un jour s’évanouirait. Elle passeraitautomatiquementdu statutde«meilleureamie»àceluide«maîtresseàprendreencharge».Et elleconnaissaitsuffisammentLucaspoursavoirquecen’étaitpasunstatutenviable.

Elledétestait cette situation !Haïssait l’idéededevenirun fardeaupour lui, alorsqu’elle s’étaitjuré que cela n’arriverait jamais ! Lucas avait suffisamment de problèmes comme cela. Comment enrajouter,alorsqu’ilportaitdéjàlepoidsdumondesurseslargesépaules?

Enmême temps,comment faireautrement?Quoiqu’il arrivepar la suite,pour l’heure,elleétaitenceintedeLucas.C’étaitsondevoirdel’enavertir.Pire,ellesavaitquesielleneluidisaitpaslavéritéauplusvite,jamaisilneluipardonnerait.

—Quandes-tutombéemalade?demanda-t-il,laramenantàl’instantprésent.—Finjuin.J’aiété trèsmaldurant tout lemoisdejuillet,maisdepuisunequinzainedejours, je

suisenvoiedeguérison.—Envoiedeguérison?Illuipritlamainet,sansluidemandersonavis,luipritlepouls.—Situtrouvesquej’aiunesalemine,tuauraisdûmevoiravant!plaisanta-t-elle.Maiscelanelefitpasrire,etilcontinuaàlafixeravecsérieux.—Jevaist’examiner,dit-il.—Quoi?Non!Crois-moi,onm’adéjàexaminéesoustouteslescoutures.Jevaisbien.—Desorganesontététouchés?—Non.—Ont’afaitdeséchographiesdesreinsetdufoie?—Oui,etilsn’ontrien.—Deslésionsaucerveau?—J’ail’aird’avoirlecerveaulésé?répliqua-t-elle,avantdeluidonnerunetapesurlebrasparce

qu’ilsouriait.Faisgaffeàcequetudis!— Oh ! Moi, je ne dis rien, répondit-il en prenant son stéthoscope. Ton cœur va bien ? Les

saignementsn’ontpasabîmélesparoisdetesartères?—Mesartèressontparfaites.Toutvabien,jetedis.—Non,Kara,toutn’apasl’aird’allerbien,dit-ilenluiprenantlesdeuxmains.Tapeauestjaune,

tescheveuxmous,tonpoulstroprapide,ettutiensàpeinedebout.Çanevapasbiendutout.—Toi,tusaisparlerauxfemmes!Onsesenttoutdesuiteplusbelle!—Tuestoujoursbelle.—Mêmeavecmapeaujauneetmescheveuxmous?Ilpritsonvisageencoupeetpalpasesganglionsendemandant:—Qu’est-cequetumecaches?—Cen’estpascommeçaquejevoulaisqueçasepasse,soupira-t-elle,excédée,enlerepoussant.Ils’immobilisaetlaregardafixement.—Quoi,Kara?Quoi,bonsang?Elleavaitvoululuifaciliterleschoses,luiannoncerlanouvelleavecménagement,maismaintenant

qu’ilrestaitlà,àlascruteraveccevisageimpénétrable,c’étaitmissionimpossible.Il n’y a pas si longtemps, elle se sentait prête pour affronter la situation,mais sa visite chez le

médecinavaittoutremisenquestion.CommentannoncertranquillementlanouvelleàLucasalorsqu’ellen’aspiraitqu’àseroulerenboulepourpleurertoutsonsoûl?

Finalement,elleditsimplement:—Lucas,jesuisenceintedetroismois.C’esttoilepère.

12

Durantdelonguessecondes,Lucasfutincapabled’interprétercequ’ilvenaitd’entendre.IlfixaitsurKaraunregardhébété,attendantquesoncerveauréussisseàdécrypterl’information.

Quand la vérité lui tomba dessus, il dut s’agripper au bureau pour rester debout. Il avaitl’impressiond’avoiravaléunedosemassived’adrénaline.Toussescircuitsgrésillaient.

—Tues…—Enceinte.Detroismois.—Tul’asdéjàdit.—Excuse-moimais,vutonairstupéfait,jen’étaispassûrequetuaiesenregistrél’info.—Eneffet,jesuisunpeusouslechoc,maisj’aibienenregistré.N’empêchequ’ilavaitl’impressionquesaboîtecrânienneallaits’ouvrirendeux.Karaétaitenceinte.Karaattendaitsonbébé.Karaétaitenceinte.Delui.Danssixmois,ilallaitêtrepère.Karaétaitenceinte.Il ne savait quoi penser, quoi ressentir, quoi dire. Il avait toujours pris ses précautions, s’était

toujoursarrangépouréviterdeseretrouverdanscettesituation.Etvoilàquel’imprévisiblelerattrapait.EtavecKara.

—Tuvasbien?répéta-t-il.—Trèsbien.—Quandl’as-tuappris?—Ilyatroisjours.—Lejouroùtum’asappelé?—Oui, mais je ne le savais pas encore. C’est juste après que j’ai commencé à rassembler les

piècesdupuzzle.—Tuesmédecin,commentas-tupul’ignorersilongtemps?demanda-t-il,incrédule.—J’aichangédecontraceptifilyacinqmoisenviron,etj’aiattribuél’irrégularitédemoncycleà

cettenouvellepilule.Jeneressentaisaucunsymptômeavantdemeremettredeladengue.C’estpourçaquel’idéenem’apastraversél’esprit,avantde…

—Avantdequoi?—Avantdemerendrecomptequemesseinsavaientgrossi,alorsquej’avaisperdudupoids.

Elletentaitdes’exprimerdemanièredétachéeetobjective—aprèstout,n’étaient-ilspastousdeuxmédecins?—,cependantilpercevaitsonembarras.Unembarrasquis’accentuaquandilposalesyeuxsursapoitrine.Karaavaitraison.Sesseinssemblaientavoirdoublédevolume.

—D’accord,dit-il.Donc,tuesenceinte.—Oui.—Tuesenceinte.—Oui.Tuvaslerépétercombiendefois?—Çam’aide intégrer lanouvelle, répliqua-t-il, avantde respirerprofondément.Alors,qu’est-ce

quetucomptesfaire?—C’estlàqueçasecomplique,répondit-elleenesquivantsonregard.Ilsecuirassapourencaisserlasuite.Est-cequeKarasouhaitaitinterrompresagrossesse?Sielle

choisissaitd’avorter,commentréagirait-il?Ilavaittoujoursétépartisandelalibertédechoixpourlesfemmes,mais là il s’agissait de sonbébé.D’un seul coup, tout lui sembla terriblement compliqué, enparticuliersarelationavecKara.

Quand elle lui avait annoncé sa grossesse, il avait eu l’impression que son cerveau subissait uncourt-circuit. Et voilà qu’il redoutait de faire une attaque si elle lui annonçait qu’elle ne voulait pasgardersonbébé.

Il n’en avait jamais voulu. Etmaintenant qu’il savait que son bébé grandissait dans le ventre deKara,l’idéequ’ilpuissenejamaisvoirlejourluiétaitinsupportable.

D’unautrecôté,lemétierdeKaraétaittotalementincompatibleaveclamaternité.Pourgardersonbébé, elle devraitmettre sa carrière entre parenthèses.Ce qu’elle avait commencé à faire, d’ailleurs,puisqu’elle se trouvait ici, dans sonbureau, au lieud’être enErythrée à étudier le virusqui devait larendrecélèbre.

—Lucas?Tum’écoutes?Savoixfinitparpénétrer lebrouillardquiembrumaitsoncerveau,et il retournasonattentionsur

elle.—Enquoiest-cecompliqué?demanda-t-il.—Commetusais, jesuistombéeenceintelaveilledemondépartenErythrée.Cequifaitqueje

l’étais déjà quand j’ai attrapé la dengue hémorragique. Je n’ai pas perdu mon bébé, mais…mais lagynécoignorecequipeutsepasser,bredouilla-t-elle,lavoixbrisée.Attraperunvirushémorragiqueaucoursd’unegrossesseprovoqued’importantescomplications.Elleestpersuadéequelebébén’ysurvivrapas.

Lucaspâlit.Cettefois,laréalitén’eutaucunmalàpénétrersonesprit,etildutserasseoir.Iln’étaitpassûrdepouvoirencaisserunnouveauchoc.

—Tuasvuunegynéco?demanda-t-il.—Oui,cematin.Elleveutquejepassedesexamens,maisd’aprèsledossierqueluiafourniJulian,

pourelle,leschancesavoisinentlezéro,conclut-elle,désespérée.IlobservaattentivementKara,etconstataqu’ellenepleuraitpas,maisdevantsonvisagedésespéré,

ilcompritqu’ill’avaitmaljugée.Carrièreoupas,Karavoulaitcetenfant.Leurenfant.Siseulementilpouvaitdevinercequ’elleressentait!—Quelestlenomdetagynéco?demanda-t-il.J’aimeraisbienluiparler.Ellepritsonsacetensortitunpetitcartonsurlequelelleavaitnotélenomdesagynécologueetson

numérodetéléphone.—Tiens,dit-elleenleluidonnant.Jemesuisditquetuvoudraisfairetapetiteenquête.—J’avouequeçam’atraversél’esprit.—Jelesavais.

Ilsrestèrentassisensilencedurantplusieursminutes.Lucasn’avaitpasdemotspourdirecequ’il ressentait,pourexprimersontrouble.Soudain, il fut

saisid’uneenviefolledesortir,d’allermarcher.Uneenvied’êtreseulpourassimilertoutcequ’ilvenaitd’apprendre.Danscebureau,àproximitédetouscesgens,iln’yarriveraitpas.

Mais Kara restait là, figée, le visage ravagé par le chagrin et l’inquiétude, et ce n’était pas lemomentdel’abandonner.Ildevaittenirlecouppours’occuperd’elle.

—Quelssontlesexamensquele…DrBeaumontademandés?s’enquit-ilaprèsavoirjetéuncoupd’œilsurlepetitcartonqu’iltenaittoujoursàlamain.

—Desanalysessanguines,uneamniocentèseetuneéchographie.—Jet’emmèneraipartoutoùtuaurasbesoind’aller.—Lucas,jenet’aipasditcelapourquetumeprennesencharge.Seulementparcequetuavaisle

droitdesavoir.—Parce que je n’ai pas le droit d’être présent pendant que l’onpratiquera des examens surma

meilleure amie ?Des examensdestinés àdétecter d’éventuelles anomalies chezmonbébé.Tu estimesvraimentquecen’estpasmaplace?

— Bien sûr que si, laissa-t-elle échapper dans un soupir. Seulement, je refuse que tu te sentesresponsablede…

—Jesuisresponsable.Tuportesmonenfant,non?J’aidoncuneresponsabilitédanstagrossesse,décréta-t-ilcommeellehochaitlatête.Etjecomptebienremplirmesobligations.

Elleouvraitlabouchepourprotester,quandlasonneriedel’Interphonel’interrompit.—Lucas,tamèreautéléphone!lança,hautetclair,lavoixdeTawanda.—Dis-luiquejesuisoccupé.— Compris, répondit la réceptionniste, avant de rappeler quelques secondes plus tard, pour

annoncersuruntonennuyéquec’étaiturgent.—Bonsang!Jen’aipasdetempsàperdreen…,pesta-t-il,avantdesemordrelalangue—ses

problèmesavecsamèreneconcernantpasTawanda.Dis-luiquejelarappelle.—Lucas,ilfautquetulaprennes,insistaTawanda.Ils’agitdetasœur.Quelque chose dans la voix de la réceptionniste alerta Lucas, qui, le cœur battant, décrocha le

téléphone.—Maman,quesepasse-t-il?—Lucas !C’estLisa, elle a euun accident, répondit celle-ci d’unevoix sourde et tremblotante,

commesielleavaitpleuré.Unefaiblessequ’elles’autorisaitrarement,carnonseulementcelaruinaitsonmaquillage,maiscela

faisaitgonflersesyeux.—Quelgenred’accident?demanda-t-il,lecœurbattant.—Elleadémolisavoitureetaététransportéeàl’hôpital.Lucas,c’estgrave.Ilsnesaventpassi…

sielleenréchappera,annonça-t-elle,avantd’éclaterensanglots.—Elleestàquelhôpital?—AuPiedmont.—Jeparstoutdesuite!lança-t-ilenouvrantletiroirdesonbureaupourensortirsesclésetson

portefeuille.J’yseraidansquaranteminutes.—Dépêche-toi,monchéri.Nousavonsbesoindetoi.—TuasprévenuJenn?—Non,jevaislefaire,dèsquej’aurairaccroché.—Appelle-latoutdesuite.Ellepeutarriverlà-basavantmoi.—Maisc’estdetoidontj’aibesoin.—J’arrive,maispourça,jedoisraccrocher.

—Trèsbien.Atoutdesuite,monchéri.Ilreposal’appareiletsetournaversKara.—Lisa…—Aétéaccidentée.J’aientendu.C’estgrave?—J’enail’impression.IlsedirigeaverslaporteetlatintouvertepourKaraavantdesortiràsontour.—Rentretereposer,ordonna-t-il.Jet’appelleraidèsquej’auraidesnouvelles.—Jenevaiscertainementpastelaisseryallerseul.Tutremblescommeunefeuille.Maisilbalayasesprotestationsd’unhaussementd’épaulesetaffirma:—Jevaisbien.— Non, c’est faux, répliqua-t-elle en lui prenant la main. Allons-y ! décréta-t-elle, avant

d’interpellerlaréceptionniste,entraversantlehall.Tawanda,prévenez…—Jack?répliquacelle-ci.C’estdéjàfait.Ilarrive.Lucas,resteauprèsdetasœurletempsqu’il

faudra.Onassumeral’intendance.Hébété,ilhochalatête.Lisa, mourante ? Sa petite sœur insouciante, futile, qui ne vivait que pour faire la fête était

mourante?Iln’arrivaitpasàycroire.

***

Tandisqu’ilstraversaientleparking,KaraobservaLucas.Ilnevoulaitpasqu’ellel’accompagneàl’hôpital,maisilsemblaitcomplètementperdudanssabulle.Celaneluidisaitrienquivaille,pasplusque son regard opaque, un peu absent.Même s’il s’exprimait normalement, il était flagrant qu’il étaitsecoué.Cependant,elleleconnaissaitassezpoursavoirqu’ilnefallaitpasleharceler.Siellemettaitunpointd’honneurànedépendredepersonne,Lucasétaitencoreplusindépendantqu’elle.

Mais, quand il la laissa à sa voiture pour se diriger vers la sienne, elle ne put se résoudre à lelaisser partir seul. Non seulement, il était complètement perdu, mais il venait de passer une matinéed’enfer— d’abord en découvrant qu’il allait être père, ensuite en apprenant que sa petite sœur étaitgravementblessée.C’étaitbeaucouppourunseulhomme.SurtoutunmaniaqueducontrôlecommeLucas.Elles’étonnaitd’ailleurs,qu’iltienneencoredebout.

—Allez,monte,dit-elle.—Quoi?—Jevaisteconduireàl’hôpital.Pendantquelquessecondes,ilparutdécontenancé,puisilserepritpourdéclarersèchement:—Kara,jevaistrèsbien.—Jenedispaslecontraire.N’empêchequel’onsaittouslesdeuxquejeconduisplusvitequetoi.

Alors,grimpe.—Merci beaucoup,mais je préfère arriver auPiedmont en un seulmorceau, répliqua-t-il en lui

tournantledospoursedirigerverssavoiture.Enrevanche,situveuxquejet’yconduise,jen’yverraipasd’objection,suggéra-t-ilens’arrêtantauboutdequelquespas.

Commecen’étaitpaslemomentdediscuter,ellecourutpourlerejoindre.Arrivéeàsahauteur,elleglissasonbrassouslesienetselaissaguiderjusqu’àsavoiture.

C’étaitrassurantdenepaslequitter,denepaslelaisseraffronterseull’épreuvequil’attendaitàl’hôpital.Acausedesaléasdesonmétier,ellen’avaitpassouventétéprésentepourluidanslescoupsdurs,alorscelaluifaisaitunbienfoud’êtrelàaujourd’hui.Commes’ilsentamaientunnouveaudépartens’efforçantdesesoutenirl’unl’autreaumaximum.

Elle se faisait peut-être des illusions, mais quoi qu’il en soit, elle trouvait cette sensationabsolument délicieuse, admit-elle en se glissant sur le siège passager de sa Volvo. Et, vu ce qui lesattendaitdanslesprochainsmois,c’étaitforcémentunebonnechose.

13

PourLucas, le trajet jusqu’à l’hôpitalsedérouladansunépaisbrouillard.Pouréviterdedevenirfou, il se focalisa sur la route et la circulation épouvantable. Maudit soit Atlanta et ses bouchonsgigantesques!

Pourtant,àsonréveilcematin,leschosesallaientplutôtbien.Bon,cen’étaitpasleparadis,parcequesarelationavecKaraluicausaitdusouci,maisilsesentaitserein.Or,voilàqued’unseulcoup,sajournéeavaitviréaucauchemar.Kara.Lebébé.Lisa.Quefairepourretrouverunpeudesasérénité?Iln’en avait pas la moindre idée. Et ce sentiment d’impuissance, fort inhabituel chez lui, lui étaitinsupportable.

IlauraitdûinsisterpourqueKararentrechezelle.Elleavaitbesoinderepospourserefaireunesanté.Etcen’étaitpasenattendantavecluiàl’hôpitalqu’elleyparviendrait.Néanmoins,ilétaitsoulagéqu’ellesoitlàpourlesoutenir.Maisc’étaitsipeudansseshabitudesd’avoirbesoindequelqu’unquesaréactionachevaitdeledéstabiliser.

Ce n’était pas le moment de s’en préoccuper. Pour l’instant, il devait se concentrer sur Lisa ets’assurer qu’elle serait bien soignée. Puis rassurer samère et Jenn. Ensuite, seulement, il pourrait sepenchersurcettebrèchesurprenantecreuséedanssesdéfenses.

Quarante-deuxminutes après avoir quitté la clinique, il pénétra dans le parking des urgences del’hôpitalPiedmont.Evidemment,mêmes’iln’étaitque13heures,iln’yavaitaucuneplacedisponible,etildutsemaîtriserpournepasrugird’énervement.

Unefoisdeplus,Karaleréconfortaenposantunemainapaisantesursonbras.—Vas-y,toi,dit-elle.Dèsquej’aitrouvéuneplace,jeteretrouveàl’intérieur.Il voulut argumenter mais elle le foudroya du regard en répétant « Vas-y ! » et, bien qu’il l’ait

raremententendues’exprimersurcetonsansréplique,ilcompritqu’ilvalaitmieuxobtempérer.—Tuessûre?demanda-t-ilquandmêmeens’arrêtantdevantl’entréedesurgences.—Lucas,dépêche-toi,tafamillet’attend,répliqua-t-elle,excédée.Rongéparl’angoisseetlaculpabilité,ilchoisitdelacroire.—Jevaisvoircequisepasse,puisjet’attendraiauxurgences!lança-t-ilenouvrantlaportière.—Faiscequetuasàfaire,dit-elleenlepoussantpourprendresaplaceauvolant.Tun’aurasqu’à

m’envoyeruntextopourmedireoùtetrouver.Mortd’inquiétudepoursasœur,Lucass’engouffradanslebâtiment.

***

KarapoussaungrossoupirenregardantLucasseruerverslesurgences.Durantletrajet,ilavaitétésisurvoltéqu’elleavaitcraintlepire.Maisellenepouvaitleluireprocher.Entrel’accidentdesasœuretl’annoncedesamaladie,Lucas—leprotecteurdesfaiblesetdesopprimés—devaitvivreunenfer.

Elleétaitcontented’êtrevenue,mêmesi,aufond,ellen’avaitrienàfaireici.Ellequiavaitprévuderentrerdirectementchezellepours’installerconfortablement,lesdoigtsdepiedsenéventail,c’étaitraté!Voilàqu’elleerraitenquêted’uneplacedestationnementdansleparkingduplusgrandhôpitaldela ville. En même temps, est-ce qu’elle avait le choix ?Même s’il faisait tout son possible pour ledissimuler,Lucasétait totalementà l’ouest.Ellenepouvait le laisserse torturerseuldanssoncoin—d’ailleurs,celaneluiseraitjamaisvenuàl’esprit.

Ellefinitpardécouvriruneplaceauboutdeladernièrerangéeduparkingprincipal.Aprèstout,lessallesd’attentedeshôpitauxétaientpleinesdecanapés. Il suffiraitqu’elleen trouveunde libreet s’yinstalle le plus confortablement possible en attendant.Bien sûr, ce n’était pas l’idéal,mais il faudraitfaireavec.

Letempsqu’ellefranchisselaportebattantedesurgences,vingtbonnesminutess’étaientécouléesdepuisqu’elleavaitdéposéLucas.Ellescrutaleslieuxsansl’apercevoir.Unbrefregardsursonportableluiindiquaqu’ilneluiavaitpasnonplusenvoyédetexto.

Manifestement,ildevaitêtreencoreplusbouleverséqu’ellesel’étaitimaginé,car,urgenceoupas,celaneluiressemblaitpasdeposerunlapinàunedameoud’oubliersesengagements.

Elle connaissait suffisamment les clauses de confidentialité pour savoir que le personnel del’accueilneluifourniraitaucunrenseignementsurLisaMontgomery.Néanmoins,Lucasl’ayantinforméequesasœursetrouvaitenchirurgie,peut-êtreaccepterait-ondeluiindiquerlasalled’attenteduservice.

Elle s’approchait du bureau quand elle vit Lucas déboucher du couloir, encore plus blême etperturbéquetoutàl’heure.

—Lucas,quesepasse-t-il?lança-t-elleencourantverslui.IlestarrivéquelquechoseàLisa?Totalementhébété,Lucassecoualatête,hagard,lespupillesétrangementdilatées.Cettefois,cefut

autourdeKaradeluisaisirlepoignetpourvérifiersonpouls.Ilbattaitbientropvite.—Elle…elleestencoreensalled’opérations,balbutia-t-ilenfin.—Alorscen’estqu’unequestiondetempsavantqu’onensacheplus,lerassura-t-elledesavoixla

pluscalme.Oùsont tamèreetJenn? reprit-elleen luienlaçant la taillepour lesouteniret l’entraînerverslecouloird’oùilétaitsorti.Onvamonterlesrejoindre.

—Non,j’aiuncoupdetéléphoneàpasser,maisjedoissortirpourutilisermonportable,annonça-t-ilenfouillantsespochespourenextraireunecarteprofessionnelle.

—Trèsbien,alorssortons,dit-elleenjetantuncoupd’œilsurlacarte.Ellefrémitenlisant«Lt.JohnRussel,Servicedeshomicides,PoliceMunicipaled’Atlanta».Elles’apprêtaitàluidemanderdesexplications,quandellecomprit,àsamine,qu’ilvalaitmieux

qu’ellesetaise.Ellepritdoncsonmalenpatience.Tôtoutard,ellefiniraitparapprendrelavérité.D’ailleurs,ellen’eutpasàattendrelongtemps.John Russel dut répondre à la première sonnerie, car au bout de quelques secondes, Lucas se

retrouvaplongédansuneconversationaussianiméequ’effrayanteaveclepolicier.Commeiln’avaitpasbranché le haut-parleur, elle n’entendit qu’une partie du dialogue, ce qui lui suffit amplement pourentrevoirlagravitédelasituation.

Ils’avéraitqu’aumomentde l’accidentLisaétaitsous l’emprisede laboisson.Lapolicen’avaitpas encore reçu les résultats des prises de sang effectuées à l’hôpital, mais de nombreux témoinsrapportaient que, dans les minutes précédant l’accident, elle conduisait en zigzaguant. Sans parler dugobeletremplidevodkadécouvertdanssavoiture.

Maislepire,c’étaitquelajeunefemmeavaitpercutéunautrevéhicule,unevoitureoccupéeparunemèreetsestroisenfants.Acetinstant,deuxdesenfantsétaientopérésicimême—l’und’euxétantdans

unétatcritique.En revanche, l’étatde lamère—blesséeégalementdans l’accident—était stabilisé,celuidutroisièmeenfantaussi,lacollisionayanteulieucôtépassager.

Karafermalesyeuxetmarmonnaunepetiteprière—pourlafamillequeLisaavaitpercutéeetpourLisaelle-mêmequi,àvingt-sixans,venaitdecommettreunacteterribleauxconséquencesirréparables.Néanmoins,ellepriapourqu’ellesurviveetsoitcapabledelesaffronter.

Auboutdesdixplus longuesminutesde savie,Lucas raccrocha le téléphone.Sonvisage livideavait viré augris.Cequ’ellepouvait comprendre car, elle-mêmenedevait pas êtrebelle àvoir.Elleconnaissait Lisa depuis l’âge de neuf ans. C’était à l’époque une enfant pourrie gâtée, égoïste etimpétueuse—résultatdel’éducationdesesparentsquiavaienttoujoursrefuséd’écouterlesobjectionsréitéréesdeLucas.Ellen’avaitguèrechangéengrandissant.Aufond,cequivenaitd’arrivern’étaitpasvraimentunesurprise.

Celan’enétaitpasmoinshorrible.ToutcommeLucas,elleavaitespéréque,lejouroùLisafiniraitparcomprendrequelemondenetournaitpasautourd’elle,laleçonneseraitpastroprude—pourelleou pour les autres.Malheureusement, le pire était arrivé. Et l’affaire allait coûter terriblement cher àbeaucoupdegens.Enparticulierauxquatreinnocentesvictimes.

—Lucas,çava?demanda-t-ellecommeilétaittoujoursfigé.Sansunmot,ill’attiradanssesbrasetlatintserréecontreluiunlongmoment.Elle le laissa faire et l’étreignit avec force.Et cette forcequ’elle tentade lui communiquerpour

l’aideràtraverserl’épreuvequilefrappaitfutaussiuneconsolationpourelle.Consolationpourtoutesleshorreursqu’elleavaitvuesenErythréesansêtreenmesured’intervenir.Consolationpourlamaladiequil’avaitfrappée.Enfin,consolationpourlespérilsmenaçantsonbébé,leurbébé.—Raconte,dit-elle,quandilconsentitenfinàlalibérer.—Jenesaismêmepasparquoicommencer.Lisaétaitivreetapercutéunevoiture.Bonsang,j’ai

dumalàcroirequ’elleaitunvraiproblèmed’alcool.Visiblement,j’airatébeaucoupdechoses,maisjenecroispasqu’untrucpareilm’auraitéchappé.J’aiquestionnéJennquim’aaffirméquenon.Enmêmetemps,jenevoispasd’autreexplication.Pourquoiserait-elleivreà10h30dumatin,siellen’estpasalcoolique?

Karaimaginaitaumoinsdeuxscénariospossibles.Lisa—quinetravaillaitpaspuisqu’elleprofitaitdesonfondsdepension—,avaitfaitlafêtetoutelanuitetrentraitsimplementsecoucher.Oubienelles’étaitrendue,debonmatin,àunbrunchbienarrosé—commelelaissaitsupposerlavodkatrouvéedanssavoiture.

EllefitpartdeceshypothèsesàLucasquiseraidit,levisagecrispéparlacolère.Quandlesilenceentreeuxcommençaàdevenirinsoutenable,elledemanda:

—Qu’est-cequetucomptesfaire?—Jenesaispas.Pourquoi?Tuasunesuggestion?lança-t-ilens’affaissantcontrelemur.Il était clair que la question était purement théorique mais, en effet, elle avait une suggestion.

Plusieurs,même.—Ondevraitmonterattendredesnouvelles,proposa-t-elle.—Oui,tuasraison,murmura-t-ilsansremuerd’unpoucepourautant.—Tuneveuxpasyretourner?Pourtant,jecroissavoirqueJennettamèresontlà-haut.—Oui,encompagniedeJean-Claude.—Jean-Claude?Quiest-ce?—Ilyaquelquessemaines,mamanarompuavecNicholas.Jean-Claudeestsanouvelleconquête.CelaexpliquaitlaréticencedeLucasàyretourner.Qu’importe!Ildevaitrejoindresafamille.Sile

chirurgienvenaitfairesonrapport,ils’envoudraitd’avoirétéabsent.Ilsoupiraetpassalamainsursonvisageplusieursfois.

C’étaitlapremièrefois,depuisqu’elleleconnaissait,qu’ilsemblaitvaincu,impuissantàsortirsafamilleduguêpierdanslequelelles’étaitfourrée.

Etcelaluidéchiralecœur.Elle ne supportait pas de le voir dans cet état. Il fallait absolument trouver quelque chose

susceptibledeluiredonnerlemoral.—Quandl’opérationdoit-ellefinir?Tamèretel’adit?s’enquit-elle.—Ellen’ensavaitrien.Jemesuisrenseignéaupostedesinfirmièresoùonm’aditqu’ilyenavait

encore pour au moins deux heures. On n’a rien pu me dire de plus. Même pas si elle souffraitd’hémorragiesinternes.Jesupposequ’ilsontdûlatransporteraublocdèssonarrivée.

—Alors,nousavonsunbonmomentàpasserici,fit-elleremarquerenjetantunregardàsamontre.Allonsàlacafétériamangerunmorceau.Jepariequ’unefoisdeplus,tuassautélepetitdéjeuner.Quantàmoi,onm’aprescritdemangertouteslesdeuxheures.

Aussi bien Julian que le Dr Beaumont l’avaient avertie qu’à cause de sa perte de poidsspectaculaire,ellenepouvaitsepermettredesauterunrepas.Nauséesoupas,elles’astreignaitdoncàmangerrégulièrement,mêmesicelal’écœuraitetqu’ellevomissaittripesetboyauxneuffoissurdix.

Cerappeldesonétatdesantéprécaire,suffitàfaireréagirLucas.—Jecroisquelacafétériasesitueausous-sol,dit-ilenl’entraînantdanslecouloir.—Racontecequet’aditl’inspecteur.NousdevonsélaborerunplanpouraiderLisa,dèsellesera

tiréed’affaire.Ellevaenavoirbesoin.—Sielles’ensort,répliqua-t-ilsuruntonsinistre.Elleconnaissaitbienleslieux,etilneluifallutquedeuxminutespourtrouverl’ascenseurmenantà

lacafétéria,où,àcetteheuredelajournée,iln’yavaitpasgrandmonde.Cinqminutesaprès,ilsétaientinstallésàunetabledisponible,chacundevantuneénormesaladeduchefetunboldesoupedelégumesauxcroûtons.

Bienquel’odeurdelasoupeluisoulèvelecœur,Karan’entintpascompteetseforçaàavalerunecuilléréeaprèsl’autre,imitéeparLucas.

—Alors,qu’aditl’inspecteur?insista-t-elle,quandilseurentterminé.—Riendebon.Tantquetoutlemondeneserapassortidubloc,onignoreraleschargesretenues

contreLisa.Iln’apasvoulumefournirdedétails.Techniquement,nousnesommespasdumêmebord.J’aidumalàycroiremoi-même,maisquelquepartj’estimequemasœurmérited’allerenprisonpource qu’elle a fait.MonDieu ! Elle aurait pu tuer cette femme et ses gosses. Elle les a peut-être tués,d’ailleurs…

—Nemettonspaslacharrueavantlesbœufs,d’accord?Inutiledechargerlabarqueplusqu’ellenel’estdéjà.Aumieux,Lisaserainculpéedeconduiteenétatd’ivresseayantentraînédesblessures,cequi,sijenemetrompepas,estconsidérécommeuncrime.Celasignifiequetudoisluitrouverauplusviteunavocat.

—Unavocatalorsqu’onignoresiellevasurvivre?répliqua-t-il,stupéfait.—Lucas, tasœurvasurvivre.Tudoisycroiredurcommefer.Etquandellesera tiréed’affaire,

elleaurabesoind’unbonavocat.Parcequejepeuxt’assurerqueleprocureuret lapolicerôdentdéjàautourdel’hôpital,attendantlasuitedesévénements,etqu’ilsrassemblentdespreuvesàcharge,preuvesqu’ilsutiliserontpourlamettreenprison.

—Sielleavraimentfaitcedontonl’accuse,elle…—Jenedispaslecontraire,lecoupa-t-elleenluipressantlamain.Jedissimplementqu’elleva

avoirbesoind’unavocatquidéfendesesintérêts.—Etquivadéfendrelesintérêtsdecespauvresgamins?Etceuxdeleurmère?Bonsang!Kara,

cettehistoiremerendmalade.

Elle s’apprêtait à répondre quand son estomac, révolté, se souleva violemment. Sachantparfaitementcequil’attendait,elleselevad’unbondetsortitenquatrièmevitessedelacafétériapourseruerverslestoilettesqu’elleavaitrepéréesensortantdel’ascenseur.

Elleneputlesatteindreetseretrouvalatêteplongéedanslapoubellelaplusproche.C’étaitàlafoisdouloureuxetextrêmementembarrassant,àcausedetouslesgensquipassaientdanslecouloir,aupoint qu’elle dut combattre ses larmes de honte autant que la houle interminable qui lui soulevaitl’estomac.

Elleavaitbeauluttersauvagementpournepaspleurer,ils’enfallutd’uncheveu,quandellelevalatêteetdécouvritLucas,deboutàcôtéd’elle,unverred’eaudansunemain,uneservietteenpapierdansl’autre.

14

— Rince-toi, lui ordonna-t-il en lui tendant le verre, ce qu’elle fit, avant de s’emparer de laserviette.

LemalaisedeKara l’avaitanéanti.Etnepaspouvoir l’aidermaintenantredoublaitsafrustration.Pasétonnantqu’elleaitunesalemine!Sielleétaitincapabledegarderlamoindrenourriture,commentlebébéetelleavaient-ilsunechancedes’ensortir?

Dansl’espoirquecelaluiferaitdubien,illuifrictionnaledos,avantdedemander:—Çat’arrivesouvent?—Plusieursfoisparjour.—Desnauséesmatinales?—J’imagine.Saufqu’ellesontdébutéavecladengue,donccen’estpeut-êtrequ’uneffetsecondaire

delamaladie.—Tudisaisquelafièvrehémorragiquen’avaitlaisséaucuneséquelle.—C’estvrai,dumoins,pasdelésionmajeure.Enfait,j’ignoresilesvomissementssontdusàla

grossesseouàlamaladie.Ilfaudraattendrepourvoirs’ilss’arrêtent.—Etmourird’inanitiondansl’intervalle?lança-t-il.Jenecroispas,non!Tudoisprendredela

Compazine.—Lucas,j’ail’ordonnancedansmonsac.Jenesuispasidiote.—Loindemoicettepensée!serécria-t-il,avantdetendrelamain.Donne-la-moi.Onprendrale

traitementenpassantàlapharmaciedel’hôpital.—Çapeutattendre,marmonna-t-elle.—Manifestement,non,répliqua-t-il,furieux.Il était en colère et il ne comprenait pas pourquoi. Tout ce qu’il savait, c’était qu’il avait

l’impression de se fissurer de l’intérieur, impression extrêmement pénible. La colère était encorepréférable,maisàpeineplus.

Il retourna à la cafétéria récupérer leurs affaires et, par la même occasion, acheta une banane,quelquessachetsdecrackersetunecanettedelimonadeavantd’allerretrouverKara.

— Allons-y, dit-il. On déposera l’ordonnance en montant. Pour l’instant, regarde si ces trucspeuventtecalerl’estomac.

—MerciLucas.—Pourquoi?Toutcequ’ilavaitfait,c’étaitlamettreenceinteaumomentleplusinopportun.Iln’yavaitvraiment

pasdequoileremercier.Aucontraire,elleauraitdûluibotterlesfesses!—Lucas…

Ill’arrêtad’ungestedelamain.Pasdeparolesd’apaisement,cen’étaitpaslemoment!Enmêmetemps,ellen’yétaitpourriens’ilétaitencolèrecontrelemondeentier—etenparticuliercontrelui-même.

—Tuessûrequeçava?demanda-t-ild’unevoixplusdouce.Situveux,jepeuxteramenercheztoi.Ilsuffitdedemander.

—Jevaisbien,répliqua-t-elleenlevantlesyeuxauciel.J’aitraversélamoitiéduglobe,jepeuxbiensupporterunebaladeenascenseur.

—Cen’estpascequejevoulaisdire.—Jesaistrèsbiencequetuvoulaisdire.Elle lui sourit,maisavecdesyeux tristesquine firentqu’accentuer son sentimentdeculpabilité.

Pourallégerl’atmosphère,illuiretournasonsourireettentauneplaisanterie.—Moi qui te croyais capable de combattre une épidémie mondiale, voilà que tu parles d’une

baladeenascenseurcommed’unexploit…—Ah,ah!Jemeursderire,répliqua-t-elle,sanspouvoirtoutefoiss’empêcherdesourire.C’étaitbonsigne,mêmesisapetiteblaguen’enméritaitpastant.Aumomentdemonterdansl’ascenseur,illuisaisitlamainetcaressalapeautendreaucreuxdeson

poignet.Le regarddontelle legratifia luiconfirma,plusclairementque lesmots,qu’elle le soutenait.Avecunsouriretimide,ilsuccombaàl’enviequiledémangeaitdepuisunmomentetpritsonpoulspourladeuxièmefoisdelajournée.

Quand il eut fini, elle le regarda,perplexe,ôter sesdoigtsdesonpoignetpuis lesentrelacerauxsiensetluiprendrelamain.Ilsentitqu’ellefrissonnait,maisilnelalâchapaspourautant.Elleneretirapasnonplussamaindelasienne,alorsque,manifestement,ellesedemandaitquellemouchelepiquait.

Commentrépondreàcettequestionalorsqu’ilnelesavaitpaslui-même?Ilagissaitparinstinctet,àcetinstant,soninstinctluiordonnaitdelatoucher;c’étaitunbesoinirrésistible.

Ilsavaientfaitunbébéensemble…Ilavaitdumalàserendrecomptequ’ellepuisseportersonenfant.Enmêmetemps,ilnelesavait

pasdepuissilongtemps.Bienquesessentimentsàl’égarddubébésoientencoreflous—enparticulieràcausedetouslesproblèmesquiseposaient—,unechoseétaitsûre:ilétaitattachéàKaraetdésiraitluifaciliterleschosesaumaximum.

L’ascenseurs’arrêta,etilsdéposèrentl’ordonnanceàlapharmacie,avantdemonterenservicedechirurgie.Pendanttoutletempsoùilsarpentèrentlescouloirs,Karagardafermementsamainserréedanslasienne,cequiluisembladebonaugure.Peut-êtreétait-cesimplementparcequ’elleétaitdésoléequ’ildoivedenouveauaffronter samèreet Jean-Claude.Qu’importe ! Il était tellementbouleverséqu’ilnes’enplaignaitpas.Plusétonnant,ildécouvraitqu’ilétaitprêtàacceptercertainsgestesdelapartdeKaraqu’ilauraitrefusédetouteautrepersonne.Ellelecalmait,lerecentrait.Siseulementilpouvaitavoirlemêmeeffetbénéfiquesurelle!

Biensûr,cettebellesérénités’effritaàlasecondeoùildécouvritsamère,blottiesurlesgenouxdeson gigolo qui lui caressait tendrement les cheveux. En revanche, sa sœur Jenn ne semblait pas tropperturbéeparlascène—elledevaityêtrehabituée,passantbeaucoupplusdetempsavecleurmèrequelui.

Maiscen’étaitpassasœurquirisquaituneruptured’anévrismechaquefoisqueleurmèreouvraitlabouche.

—Desnouvelles? lança-t-ilens’asseyantavecKaraàcôtédeJennsuruncanapésiexiguqu’ilétaitimpossibled’ytenirconfortablementàtrois.

Aprèsluiavoirjetéunregardétrange,sasœurfinitparsedéplacerdansuncoindusofapourleurfairede laplace.Tantmieux ! Iln’étaitpasquestionqueKaraou lui s’installent ailleurs— les seulssiègesdisponiblesdanscettepartiedelasalled’attentesetrouvantàcôtéouenfacedesamèreetde

Jean-Claude.Passerl’heuresuivanteàregarderlestourtereauxroucoulerensefaisantlesyeuxdoux,trèspeupourlui!C’étaitpeut-êtreinfantile,maisqu’importe!Ils’enfichaitéperdument.

— Non, encore rien, répondit Jenn. J’ai demandé des nouvelles, il y a quelques minutes.L’infirmièreaditqu’elleallaitserenseigneretvoirsilechirurgienpouvaitnousdonnerdesinfos.

Lucashocha la tête,bienqu’iln’yait là riende rassurant.D’aprèssonexpérience,quand tout sepassaitbien,lesmédecinsdonnaientvolontiersdesnouvellesencoursd’intervention.C’étaitseulementquandcelatournaitmalqu’ilsrefusaientdedirequoiquecesoitavantd’êtresortisdubloc.

Acôtédelui,ilsentitKaraseraidir,signequ’ellepartageaitsoninquiétude.Illuijetaendouceunregardd’avertissement.Aquoibonplongersamèredansl’hystérieplustôtquenécessaire?Etpuisquisait?LechirurgiendeLisaétaitpeut-êtreunsalaudquisefichaitcommed’uneguignedesfamillesdesespatients.

Quelques minutes s’écoulèrent pendant lesquelles ils restèrent tous assis, à fixer l’horloge enattendant fébrilement le retour de l’infirmière. De temps à autre, Candy reniflait, et Jean-Claude luichuchotaitdesparolesd’apaisementàl’oreille,maisàpartceslégersbruitsetlesbattementsducœurdeLucascognantdanssesoreilles,lapièceétaitplongéedansunsilencedemort.

Soudain,Karaselevapourallers’installer,lesjambessurélevées,surl’autrecanapé.Illarejoignitets’assitsurlebrasdusofa.Illuitenditlacanettedelimonadeetluicaressalescheveuxpendantqu’elles’efforçaitd’avalerquelquescrackers.Sipersonneneditrien, ilsentit lesregardsdesamèreetdesasœurrivéssurlui.Biensûr,ellesseposaientdesquestions,maislemomentauraitétémalchoisideleurannoncerlagrossesse—àrisques!—deKaraaumilieudecettelugubresalled’attente.

Lagrandeaiguilleavaitparcouruplusdetrenteminutesquandl’infirmièreréapparutenfin.Lucasbonditsursespieds,imitéparsamèreetJenn,etcherchadesyeuxlebadgefixéàlablouse

de l’infirmière. Elle s’appelait Sandra. Tiens !Une fois, il était sorti avec une Sandra au lycée et engardait un très bon souvenir.Espérons que cette jeune femmen’allait pas changer son opinion sur lesSandra.

—LeDrKovacm’aditdevousavertirqu’ilviendraitbientôtvousparler,annonça-t-elleavecunsourirediscret. Il lui fautencoreunequarantainedeminutespour terminer l’opération. Ilviendravousvoiraussitôtaprès.

—Commentva-t-elle?demandaCandyd’unevoixblanche.Lucassetournaverssamèreetl’observaattentivementpourlapremièrefoisdepuissonarrivéeà

l’hôpital. Elle semblait avoir vieilli de quinze ans.La femme futile, irresponsable et extravertie qu’ilconnaissaitavaitdisparuepourlaisserplaceàunecréaturefrêleettremblantequifaisaitlargementsessoixante-deuxans.Qu’enpensaitJean-Claude?Aussitôt,ilsereprochacettepenséemesquine.Ilauraittoutletempsdehaïrl’amantdesamèrequandLisaseraithorsdedanger.

—Ses lésions étaient terriblement étendues,mais le chirurgien a réussi à la stabiliser, expliquaSandra.Ilnefautpasvousinquiéter.LeDrKovacestlemeilleur.Aveclui,votrefilleestendebonnesmains.

Non,Kovac n’était pas, et de loin, lemeilleur chirurgien thoracique d’Atlanta, encoremoins dupays, eut enviede répliquerLucas.Dans laville, il était àpeine septièmeouhuitième, etpeut-être lequinzièmeenGéorgie.Alors,autantdirequ’auxEtats-Unis…ilnefaisaitmêmepaspartiedutopcent.Bien sûr, ce n’était pas un bras cassé, mais affirmer qu’il était le meilleur, alors que c’était faux,l’amenaitàdouterdelafranchisedel’infirmière.Or,siSandramentaitlà-dessus,ellepouvaittoutaussibienmentirsurl’étatdeLisa.Ilavaitbeaunepasêtrechirurgien,ilétaitmédecindepuissuffisammentlongtempspournepass’enlaissercompter.

Commesielle lisaitdanssespensées,ouque lessiennesavaientsuivi lemêmechemin—aprèstout,elleétaitégalementmédecin—,Karaluichuchotaàl’oreilledesparolesderéconfort.Sibasqu’il

putàpeinelesentendre,maisqui,accompagnéesdelapressiondesonépaulecontrelasienne,eurentsurluiuneffetapaisantimmédiat.IlremerciaSandraaussichaleureusementqu’illeput.

Aprèssondépart, incapablederesterenplace,ilsemitàarpenterlasalled’attentedansunsenspuisdansl’autre,avecl’envieirrépressibledes’arracherlescheveux.

Commentcedrameavait-ilpuseproduire?Parquelconcoursdecirconstancesseretrouvaient-ilsdanscettesalled’attente?PourquoidiableLisaavait-elleprislevolantaprèsavoirbucommeuntrou?Mêmes’il lasurveillaitdeprès—commesonpèrel’avaitexigé—,il luidonnaittoutdemêmeassezd’argentpourqu’elleprenneuntaxisilebesoins’enfaisaitsentir,bonsang!

Etpuiselleauraitpul’appelerpourqu’ilviennelachercher.Ou,mieux,elleauraitpus’abstenirdeboire!Allait-elleunjourcesserd’êtreirresponsableàcepoint?Illuienvoulaitterriblementetauraitvolontiersdéchargésaragesurelle.Commentavait-ellepuse

montrerassezécerveléepour jouer,nonseulementavecsavie,maisaveccelledesautres?Enmêmetemps, ilauraitvouluserrer soncorps rompuetmeurtridanssesbrasetneplus la lâcher, lagarderàl’abri,commelegrandfrèreprotecteurqu’ilétait…

—C’esttoi,leresponsable!lançasoudainsamèred’unevoixbrisée.Il fit volte-face, envahi par une culpabilité monstrueuse. Sa mère s’écarta de Jean-Claude et

s’approchadelui,sonvisageblafarddéforméparladouleur.—Tun’esqu’unradin,poursuivit-elle.Avectasœur,commeavecnoustoutes.Situavaisachetéà

Lisaunemeilleurevoiture,ellen’auraitjamaisrouléaveccetteépaveet,aujourd’hui,elleseraitsaineetsauve!Mais,ça,tut’enmoques!Toutcequit’intéressec’esttafichueclinique.Commentpeux-tuautanttesoucierdesétrangersettraitersimaltafamille?

Ces mots, aussi blessants que des flèches empoisonnées, confortèrent ses propres pensées enrenforçantsesremords.Lafortunedesessœursn’étaitpasinépuisable,ilfallaitqu’elledure,etilavaitagi de la sorte, guidé par les meilleures intentions. Mais peut-être qu’en effet il s’était montré tropautoritaire,qu’iln’avaitpassuffisammentfaitconfianceàsamèreetàsessœurs?

Pourtant,ilsseretrouvaienttousassisiciàcausedesasœurqui,parimprudence,avaitmissavieendangerainsiquecelledequatre innocents.Quantàsamère,pasplus tardque lasemainedernière,n’avait-ellepasfailligaspillertroismoisdesapensionmensuellepouroffrirunemontreàsonamant,ungigoloquis’empresseraitdelaquitterdèsqu’ilauraitfinideladépouiller?

Qu’était-ilcenséfaire,danscesconditions?Ilsentitplusqu’ilnevitKaras’approcherdanssondos,etcompritquec’étaitsamainquiseposait

sursonépaule.Ilhésitaà larepousserpours’enfuir loindecettesalleetallercachersonhumiliation.Karaavaitbeauconnaîtresafamilleetlafréquenterdepuisl’université,jamaisellen’avaitassistéàunetellescène.C’étaitinsupportablepourlui.

Leur relation était déjà suffisamment compliquée comme ça. Ce serait le bouquet si, épouvantéedevant l’ampleur du drame familial qu’il vivait, elle le quittait juste au moment où il commençait àcomprendrequesessentimentspourelleétaientfinalementplusclairsqu’ilvoulaitbienlecroire.

Non. Il avait tort. Kara ne fuirait jamais un combat. A l’inverse de sa famille, elle était solidecommeleroc.Elleresteraitcertainementprèsdeluijusqu’àcequ’elleestimequ’iln’avaitplusbesoind’elle.

Maiscen’étaitpasdutoutletypederelationqu’ilrecherchait.Franchement,ilnesavaitpastropcequ’ilvoulait,maiscertainementpascela.C’étaitluiquiétaitcenséêtrelemaillonfort.Luiquiétaitcensés’occuperde tout. Il était déjà assezdéstabiliséqueKara refusequ’il se charged’elle,mais accepterqu’elle puisse venir à sa rescousse, le protéger des reproches acerbes de samère, du comportementirréfléchidesessœurs,alorsmêmequ’elleétaitdansunsipiètreétat,étaitau-dessusdesesforces.

—Turefusesderépondre,tun’asrienàdirepourtadéfense?repritsamère,dontlavoixgrimpaitdanslesaigusàchaquesyllabe.Tuvasresterlà,sansriendire?

—Maman,viens,intervintJennenlaprenantparlesépaules.Attendreicinousrendtousdingues.Sortonsmarcherunpeuouboireunetassedecafé.

—Jeneveuxpasdetoncafé,jeveuxdesexcusesdemonfils,répliquaCandyenlarepoussant.SiLisameurt ce sera ta faute,Lucas, tum’entends ?Ce sera entièrement ta faute ! s’écria-t-elle dansunsanglotétranglé.

Lucas avait beau souffrir de tous ces reproches qu’elle lui jetait au visage, la voir hurler ensanglotantluidonnaenviedelaconsoler.Ilauraitvoulul’envelopperdanssesbrasetluiassurerquetoutallaitbiensepasser.Maisc’était impossible.D’abordparcequ’iln’était lui-mêmesûrderienquantàl’issuede l’opérationquesubissaitLisa,etensuiteparcequ’ilétait ladernièrepersonnedontsamèreétaitprêteàaccepterleréconfort.

Avantqu’ilpuisseouvrirlabouchepoursedéfendre,leDrKovacentradanslasalle.Enlevoyant,levisagemarquéparlesheuresqu’ilavaitpasséesaubloc,toutlemondesetut.Lucas,dontlesoreillesrésonnaienttoujoursdesaccusationsdesamère,s’avançapourluiserrerla

main. Il avait beau avoir la sensation d’avoir tout raté, c’était encore à lui que revenait ce devoir.Amoinsque…Iljetauncoupd’œilàsamèrequileconsidéraitavecunerépugnancemanifeste.Non,ellenesemblaitpasdutoutprêteàluidisputerlaplace.

—BonjourAaron,mercid’avoirprissoindemasœur,dit-ilàsonconfrère,qu’ilconnaissaitbienpourl’avoirmaintesfoiscroiséaucoursdesannées.

— Désolé, Lucas, je n’avais pas compris que c’était ta sœur. Pourtant j’aurais dû faire lerapprochement.

AaronsetournaversKara,etsaminesoucieuses’éclairaaussitôt.—Bonjour,Kara.—Salut,Aaron.Lucaslesregardatourà tour,surprisetmêmeunpeuchoquépar leregardchaleureuxqueKovac

posaitsurKara.Mais,avantqu’ilpuissesedemanderquelleétaitlarelationexactequ’ilsentretenaienttouslesdeux,Aaronsetournaverslui.

—Lucas, ta sœur a été gravement blessée dans l’accident. Elle ne portait pas sa ceinture, et ens’ouvrantaumomentdel’impact,l’airbagaprovoquédeslésionsinternes.Sarateaéclaté,cequinousaobligésàlaretirer.Plusieurscôtesàgaucheontétébriséesetontperforésonpoumonendeuxendroits.J’airéparélesdégâts,ainsiqu’uneplaieaureingauche,maisilluifaudralongtempspourrécupérer.Ellesouffre de multiples coupures, dont certaines sont profondes jusqu’à l’os. Nous l’avons recousue,cependantellepourraitsouffrird’unproblèmed’infection.C’estpourquoijeluiaiprescrituntraitementantibiotique.Iln’yaplusqu’àattendrelerésultat.

Auregardgênéetàl’attitudecrispéedesonconfrère,Lucascompritqu’ilneluidisaitpastout.Ils’apprêtait àdemanderuncomplémentd’informations,quandAaron soupiraen le fixantdroitdans lesyeux.

—Elle a aussi subi des blessures à la tête et au visage.Nous avons fait une IRM, et il s’avèrequ’ellenesouffrequed’unesévèrecommotion.Cependant,laneurologueveutenrefaireuneautredanslamatinée.Onadétectéunlégersaignementet…

—Quiestlaneurologue?demandaKara,devançantLucasdepeu.—JeanBradshaw,réponditAaron.Lucaslaconnaissaitbien;ilsétaientamisàl’écoledemédecine.Aussitôt,satensionbaissad’un

cran,carelleétaitparmilesmeilleurs.—Bien,dit-il.Etqu’est-cequ’elleenpense?

—Jeanest restéeunbonmomentavecmoiensalled’opérations,eten fait, elleestoptimiste. Iln’existepasdesignedelésionaucerveau,cequiesttrèspositif.Mais,commejeledisais,ilvafalloirattendre.Jevaisgardertasœurensoinsintensifsvingt-quatreheures.Elleabesoinderécupéreravantd’affronter…avantd’affrontertoutlereste,conclut-il,visiblementgêné.

—Vousavezsignalédesblessuresauvisage,intervintCandy.—Oui,madame.Deuxdesentailleslesplusprofondessontsituéesl’unesurlajouegauche,l’autre

àlatempedroite.Nouslesavonsrecousues…—Vouslesavezrecousues?répétasamère,consternée.—Maman,laisse-les’exprimer,protestaLucas.Aaronleremerciad’unhochementdetête,avantdepoursuivre:—Enréalité,c’estlechirurgienplastiquedeservicequis’enestoccupé.MaxwellKingston.Avant

departirpourl’interventionsuivante,ilapromisque,sivousledésiriez,ilviendraits’entreteniravecvous,dèssasortiedubloc.Oudemainmatin,sivouspréférezrentrervousreposer,avantqueLisaneseréveille.

— Pourriez-vous nous dire si l’opération esthétique s’est bien passée ? demanda Candy en setapotantlecou,seulgestedenervositéqu’ellesesoitjamaisautorisée.

Bienquesonsoucisoit légitime,Lucasneputs’empêcherdes’enirriter.Aaronvenaitd’évoquerdesblessuresinternesmassives,depossibleslésionsaucerveau,ettoutcequiinquiétaitsamèrec’étaitsiLisagarderaitounondescicatricesauvisage !Etait-elle superficielleàcepoint?Amoinsquesefocalisersursesblessureslesplusbénignessoitunmoyenpourelled’éviterdefairefaceaureste?

Il aurait aimé croire que c’était la deuxième explication qui prévalait. Malheureusement, ilconnaissait trop bien sa mère et sa futilité— aussi bien d’esprit que de cœur— pour se faire desillusions.Ilavaitbeaul’aimer,iln’étaitpaslemoinsdumondesurprisqu’ellesoitplusconcernéepard’éventuellescicatricessurlevisagedesafillequepartoutcequecelle-ciallaitdevoiraffronter—enparticuliersoninculpationpourdeschargesextrêmementgraves.

Aaron leur expliqua ensuite le protocole qu’il comptait appliquer, puis, après avoir répété qu’ilgarderaitLisavingt-quatreheuresenobservation,leurrecommandaàtousderentrerchezeuxsereposer.

—Puis-jelavoir?demandaLucas,commeAarons’apprêtaitàpartir.—Biensûr.Chacund’entrevouspeutentrer,maispasplusdedeuxminutes.D’ailleurs,lesheures

devisitesde l’unitédesoins intensifs sontpresque terminées.Demainnous l’examineronset ferons lebilandesonétat.

—Trèsbien.Aprèsledépartduchirurgien,Lucassetournaverssamère.—Tuveuxyallerlapremière?—Biensûr ! lança-t-ellesèchement.C’estmafille.Jeveuxqu’ellesachequ’ilyaaumoinsune

personnequisesoucievraimentd’elleici.Parceque,évidemmentluisefichaitdesasœurcommedesapremièrechemise!Submergéparlacolère,ilfaillitdéchargersarageentapantdanslemur—oupeut-êtresurJean-

Claude,tiens!Maiscelan’auraitserviqu’àhorrifierKaraetJenn,etàlefairepasserpourunimmondesalaud.Ils’efforçadoncdeseressaisir.

Quandcefutsontourd’allervoirsasœur,ilentraînaKaraaveclui.Celacontrevenaitauxrègles,maisaprèstoutcequesamèrevenaitdeluijeteràlafigure,ilsevoyaitmalaffronterLisaseul,mêmesielleétaitendormie.

Karaneprotestapas, alorsmêmequ’il était conscient de lui broyer lamain.Elle se contentaderesteraveclui,etluiprodiguaensilencelaconsolationetlesoutiendontilavaitdésespérémentbesoin.

Quandilsquittèrentl’hôpital,auxalentoursde20h30,Karainsistapourconduire.Croyantqu’elleretournaitàlacliniquerécupérersavoiture,Lucas,exténué,appuyalatêtecontreledossierdesonsiège

et ferma les yeux. Il fallait un temps foupour traverser la ville, et il n’avait pas l’énergie de faire laconversation.

S’ilnedormitpas, ilnerouvrit lesyeuxquequandKaras’arrêtaetéteignit lemoteuretce,bienplustôtqueprévu.Etonné,iljetaunregardauxalentoursetconstataqu’ellel’avaitramenéchezlui.

—Jecroyaisquetupasseraisrécupérertavoiture,bredouilla-t-il,déconcerté.—Çapeutattendredemain,répliqua-t-elleendescendant,avantdefaireletourduvéhiculepourlui

ouvrirlaportière,commes’ilétaitinvalide.Cette attention le toucha et enmême temps lui fit peur. A quoi bon le dorloter ? C’était lui qui

choyaitlesautres.Pasl’inverse.Sortirdesonrôle,mêmepourunesoirée,l’agaçaitplusqu’ilnel’auraitpensé.

Et puis il brûlait d’envie dedemander àKarade rester dormir et de faire l’amour avec lui. Pasparcequ’ilenavaitbesoin,mais…

Enfait,ilnesavaitpaspourquoi.Toutcequ’ilsavait,c’étaitqu’ilavaituneenviefolledeKara.Etilignoraitcommentilréagiraitsisonenvien’étaitpasréciproque.

15

KarapoussaLucasdansl’alléequimontaitchezlui,puisattenditpatiemmentqu’iltrouvesesclés.Manifestement, il était surpris de se retrouver à son domicile et pas à la clinique. Qu’elle ait prisl’initiative de le ramener chez lui devait le perturber, car il supportait encoremoins qu’elle que l’onprennesoindelui.

Maiselles’enfichait.Enparticuliercesoir,carjamaisellenel’avaitvuaussiperduetfragilisé.Alors,qu’illeveuilleounon,elleallaitledorloter.

Unefoisà l’intérieur, ilsemitàerrercommeuneâmeenpeinedanslevestibulesanssesoucierd’allumer la lumière— preuve flagrante qu’il n’était pas dans son assiette. Après avoir enlevé seschaussuressansprendrelapeinedelesranger,iljetasavestesurladesserte,cequinecorrespondaitpasdutoutàseshabitudes.

Perplexe,elle luiemboîta lepasenallumant les lumières lesunesaprès lesautres,puis lesuivitjusquedanslacuisineoùils’immobilisa,lesépaulesvoûtées,latêtebasse,commes’ilignoraitcequ’ilétaitcenséfaire.

Pas étonnant, car Dieu sait qu’elle-même tâtonnait pas mal. Lâchant un profond soupir, elles’approchadeluipourluienlacerlataille.Ilsursauta,maisellepressasajouecontresondosetleserralonguement,jusqu’àcequ’ilfinisseparsedétendreunpeu.

Malgré la journée épouvantable qu’il venait de passer, il sentait bon. Une odeur acidulée,chaleureuseetvirileàlafois,évoquantlesagrumes,lecaféchaudetlefeudebois.IlsentaitLucas.Ellefermalesyeuxpourprofiterplusamplementdecetinstantmerveilleux.

C’étaitquandmêmefouque,aprèsavoir fait le tourdumondeunnombre incalculabledefois, leseulfoyerquiexistepourellesoitici,avecLucas…

Elle songea à l’enfant qu’elle portait, aux terriblesmises en garde de sa gynécologue, ce qui luidonnaaussitôtenviedepleurer.Peut-êtrequ’ellenepourraitjamaisvivreavecl’hommequ’elleaimait,maisellevoulaitdésespérémentbercersonbébédanssesbras,levoirgrandir.

Elle fut soudainenvahied’undoute.Peut-être aurait-ellemieux faitd’attendreavantdeparlerdubébé àLucas. Si l’impensable arrivait, si elle perdait l’enfant qu’elle attendait, ce serait un poids demoinssursesépaules—etDieusaitsiellesdevaientêtresolides,sesépaules!

Ellerestadelonguesminutesimmobilecontrelui,écoutantlebattementrégulierdesoncœur,puisunepetiteidéevintlatroubler,irritante.Elleétaitenpartieresponsabledeladouleurdesonami,desonégarement,etelledevaittoutfairepourl’aideràchassersonchagrin.

Cette pensée la poussa à s’écarter de lui, sans tenir compte de son grognement de protestation.Conscientequ’ellemarchaitenterrainminé—maisincapabledeseretenir—,ellefitglissersesmainssurlesépaulesdeLucas,jusqu’àsoncouetsemitàlemasserpourdénouersanuquecrispée.

Avecungémissementrauque,ilcapturasamaingaucheensoupirant:—C’esttropbon…—Alorsdétends-toietlaisse-toifaire,répondit-elled’unevoixaussirauqueetémuequelasienne.Pourquoiétait-elleaussitroublée?C’étaitridicule.ElleavaitmasséLucasdescentainesdefois,et

illuiavaitmanipuléledosquandilenvisageaitdedevenirorthopédiste.Maiscelan’avaitrienàvoir.Acetteépoque,ilsn’avaientpascouchéensemble.Elleignoraitlegoûtdesapeau,l’effetquecelafaisaitdefairel’amouraveclui.Aprésentqu’ellesavaittoutcela,quelaviequ’ilsavaientcrééesanslesavoirgrandissaitenelle,toutétaitdifférent.

Elle aurait sûrement mieux fait de s’enfuir, mais elle ne put s’y résoudre. Même si elle devaitsouffrirmillemortsparlasuite,c’étaitsidélicieuxd’êtreavecLucas,deletoucher,deleserrerdanssesbras,deleconsoler—etdeseréconfortersoi-même!

Cetinstantsuspendunedurapas,commeelles’yattendait.—Ilfautquetumanges,lançaLucasenbrisantleurétreinteamicaleetensetournantverselle.Elle baissa les yeux ; elle avait besoin d’un petit temps pour encaisser son rejet. Même si,

intellectuellement,ellesavaitqu’iln’avaitpasl’intentiondelarepousser,émotionnellement,cettefindenon-recevoirétaittoutdemêmedureàencaisser.Enparticulierencemomentoùseshormonesenfoliesedéchaînaiententoussens…

Elle aurait voulu prétendre qu’elle allait bien,mais cela aurait été unmensonge. Or, les chosesavaient beau s’être compliquées entre eux, jamais elle n’avait menti à Lucas, et elle n’avait aucuneintentiondecommencermaintenant.

—Oui,tuasraison,répondit-elle.Jevaisappeleruntaxietallerchercherquelquechoseàmanger.Qu’est-cequitetente?

—Non,répondit-ilenglissantundoigtsoussonmenton.Illuirelevalevisagejusqu’àcequ’ellenepuissefaireautrementqueplongersonregarddansles

profondeurshypnotiquesdesesyeux.—Nonquoi?murmura-t-elle.—Netecachepasdemoi.Jevoisbienquetun’espasbien,alors,assieds-toi.Jevaistepréparer

quelquechoseàmanger.Laisse-moim’occuperdetoi.Hérisséeparcetterengaine,ellefaillitl’envoyersurlesroses,luirappelerunefoisdeplusqu’elle

pouvaitfortbiensepasserdelui.Maiselleseretint.Lucasétaitenétatdechoc.Ilavaitbesoindeseraccrocheràquelquechose.Pourl’instant,s’occuperd’ellesemblaitêtrelasolution.

N’empêche que c’était unemauvaise idée. Elle pouvait dresser une longue liste de raisons pourappuyercetteconviction.Siellelelaissaitfaire,ellerisquaitdelepayercher.Maisdevantsonvisagesiouvert,sivulnérable,sidifférentduLucasqu’elleconnaissait,ellesutqu’elleaccepteraitsaproposition.

—Trèsbien, répondit-elle en effleurantduboutdes lèvres lapaumede samainqui, ô surprise,tremblalégèrement.

C’étaitd’autantplussurprenantqueLucasavaittoujourseulamainincroyablementferme.Unevraiemaindechirurgien,bienqu’ilaitfaitlechoixdedevenirgénéraliste.

Alors, parce que cette soirée était spéciale, un intermède exceptionnel dans leur relation — àl’instardecettefameusesoirée,troismoisplustôt—,ellefitcequ’ellebrûlaitd’enviedefairedepuisunmoment.EllepritlamaindeLucasetléchatendrementsapaumecalleuse.

Aussitôt,lesyeuxdeLucass’assombrirent,etill’attiracontrelui.Maisellesedégageaetreculadequelquespas.Aquoibonselancerdansdeseffusionsqu’ilsnepourraientmeneràbiensansmettreendangersagrossessedéjàprécaire?

—Assieds-toi,jevaisnoustrouveràmanger,murmura-t-elle.—Non,repose-toi,jem’enoccupe,répliqua-t-ilenpartantd’unpaslasverslacuisine.—Autants’ymettreensemble,çairadeuxfoisplusvite,suggéra-elleenluiemboîtantlepas.

Consciente qu’il épiait chacun de ses gestes, elle ouvrit le réfrigérateur en disant qu’elle étaitaffamée,convaincuequecetaveuleferait flancheret,quelquessecondesplus tard,quandsonestomacémitunlonggargouillement—renforçantlacrédibilitédesadéclaration—,ellesutqu’elleavaitgagnélapartie.JamaisLucas,lebienfaiteurdel’humanité,nesupporteraitqu’elletombed’inanition.

Vuqu’iln’avaitriend’uncordon-bleu,sonfrigoétaitétonnammentbiengarnienplatscuisinés.Elleoptatoutefoispouruneomeletteauxlégumes,facileetrapideàpréparer,enespérantquesonestomacneferaitpasdessiennes.

Aprèsavoirprisunassortimentdelégumes,champignons, tomatesetoignonsqu’elleluidemandad’émincer,ellecassaetassaisonnalesœufs,fitsauterleslégumesdansunpeud’huiled’olive,puisversalesœufssurlemélange.Elles’apprêtaitàfairegrillerdestoasts,quandelles’aperçutqueLucasl’avaitdevancée.

Ilavaitégalementlavédesfraises,etellenerésistapasàl’envied’enchiperune.C’étaitunedeschosesquiluiavaitleplusmanquéenAfrique,oùonn’entrouvaitnullepart.Depuissonretour,elleenavaitdévoréet…rejetésdeskilos,maissagourmandiseétaitsifortequecelanel’avaitpasarrêtée.

Quelquesminutesplustard,ilss’installaientàtablepourundînerétonnammentdétendu.Biensûr,latensionsexuelleentreeuxn’avaitpas totalementdisparue,maiselles’étaitatténuée,dumoinsc’estcedontKaraessayaitdesepersuader.

D’uncommunaccord,ilsn’évoquèrentnisagrossesse,niLisa,nilesautresvictimesdel’accident,pas plus que l’avenir sombre de Lisa, se cantonnant à parler de la pluie et du beau temps. Uneconversation banale, si anodine qu’elle aurait paru absurde à un éventuel témoin. Mais, après letourbillon émotionnel de cette journée, c’était ce dont Lucas avait besoin, se dit-elle— ce dont ilsavaientbesointouslesdeux—,etelles’encontenta.

Cependant,dèsqu’ilseurentfinidedîneretrangélesassiettesdansle lave-vaisselle,elleestimaqu’ilétait tempsd’aborder leschosessérieuses.ElledevaitpersuaderLucasd’engagerunavocatpourLisa.Aprèsavoirévoquélesujetàl’hôpital,ellen’avaitpasinsisté,carilétaitévidentqueLucasn’étaitpas en état de réfléchir à laquestion.Maismaintenant il était plusde22heures, et le tempspressait.Demain,àlapremièreheure,Lisadevaitavoirquelqu’unprêtàprendresadéfense.

Dèsqu’elleabordalesujet,ellevitsesépauless’affaisser,etlabonnehumeurquis’étaitinstalléedurant le dîner s’évanouit si vite qu’elle s’en mordit les doigts. Mais s’il refusait d’affronter lesproblèmesauxquelsétaitconfrontéesasœur, lapolicen’auraitpas lesmêmesréticences.Mieuxvalaits’yprépareravantquel’inculpationtombe.

—Jen’aijamaisétéconfrontéàunesituationpareille,jenesaispasquoifaire,avoua-t-ilensortantdufrigounebièrepourluietunebouteilled’eaupourelle.

—Jelesaisbien,etj’ensuisdésolée.Siseulementjepouvaisfairedisparaîtreleproblèmed’uncoupdebaguettemagique!

—Ohoui!Moiaussi,j’aimeraisbien.Demainmatin,j’appellerail’avocatdelafamillepourvoirs’ilpeutm’indiquerunconfrère.

—LafemmedePaulestavocatecriminaliste.Situveux,jepeuxappelermonpatronpourqu’ilmedonnesonnuméro.

Laformule«avocatecriminaliste»fittressaillirLucas,maisilfinitparhocherlatête.—D’accord,merci,murmura-t-il.Ilsreplongèrentdanslesilencedurantdelonguesminutes.Lucasfixaitlevide,levisagefermé,mais

soncerveaudevaitéchafauderdesdizainesdeplans.Ellesemitàl’observer.Mêmesilemomentétaitmalchoisi,c’étaitsirarequ’elleenaitl’occasionqu’ellenevoulaitpaslalaisserfiler.

Quand il l’avait revueà la clinique, il lui avait trouvéuneminededéterrée, cequi était lapurevérité— sa peau était pâle, sa chevelure terne, et elle avait perdu beaucoup de poids sous les effetsconjuguésdesamaladieetdesagrossesse.Maisàcetinstantilnevalaitpasmieuxqu’elle.Sescheveux

étaienttroplongs,sapeauétaitd’unepâleurmaladive,etsalassitudeextrême,aussibienphysiquequepsychologique, avait laissédespoches sous sesyeux.Et,mêmes’il n’avaitpasmaigri, sesmâchoiresétaientsicontractéesqu’ellessemblaientproéminentes.

Elleauraitvoulupouvoirchasserlesproblèmesquil’accablaient,maislacraintedecequirisquaitd’arriversielleleprenaitdanssesbrasl’endissuada.

Commeilrestaitprostré,deplusenplusdistant,bientôt,ellen’ytintplus.Audiablelelendemainetlesjoursquisuivraient!SeulcomptaitLucas,maintenant.Qu’illeveuilleounon,ilavaitbesoind’elle.Autantqu’elleavaitbesoindelui.

Pousséeparcettecertitudeetunetendressequilaremuaitauplusprofondd’elle,elleselevaetluitenditlamain.Perdudanssabulle,ilneréagitpastoutdesuite.Cettefois,cefutellequidutentrelacersesdoigtsauxsienspourlemettredebout.Ensuite,elleluienlaçalatailleetl’entraînaversl’escalier.

Unefoisarrivésdanslachambreobscure,elleallumalalampedechevetetlepoussaverslasalledebainsenordonnant:

—Vatedoucher.Hébété,illaconsidéracommesielleluiparlaitchinois.Manifestement,lajournéequ’ilvenaitde

passerl’avaitdurementéprouvé,maiselleétaitrésolueàluifaciliterlesprochainesheures.Ellelâchaunsoupiretl’entraînadanslasalledebainsgigantesqueenpriantpournepasavoiràle

regretter. Là, elle ouvrit le robinet de la douche, avant de se tourner vers Lucas, et de commencer àdéboutonnersachemise.Choqué,ilretintsamainendemandant,d’unevoixbasseetsexy:

—Qu’est-cequetufabriques?—Rien,jetedéshabillepourladouche,répliqua-t-elle,suruntonléger,pourcachersontrouble.—Kara,jenesuisplusungamin.—Jesuisaucourant,plaisanta-t-elleendégageantsamain.Sanstenircomptedelafixitédesonregardsombreetméfiant,ellerepritsatâche,puisfitglissersa

chemisedesesépaules.—Nousavionsditquec’étaituncoupd’unsoir,lança-t-il.Ce fut très dur à entendre, même si elle savait que s’il disait cela, c’était par honnêteté, pour

clarifierlasituation.—C’étaituncoupd’unsoir,répéta-t-elle.—Alors,qu’est-cequetufais?—Quelquechosed’aussiexceptionnel,maisd’une toutautrenature, répondit-elleendéfaisant la

boucledesaceinturepourouvrirsabraguetteetbaissersafermetureEclair.BrusquementLucasfutdevantelle,aussiduretrigidequedanssonsouvenir.Saisie,ellesefigea,

lesmains tremblantes, lecorpsfrissonnantd’undésirqu’ellesavait impossibleàassouvir.Ellepressalégèrementsapaumesurlabossedesonboxer,jouissantdesentirsavirilitévibrersoussamain.

Avecun longgémissement, il arracha sonT-shirt tandisqu’elle semettait àgenouxpourôter seschaussettes.Elle abaissa lentement sonboxer sur ses cuisses, puis, incapable de résister, fit courir unlongbaisersursonabdomen,justeendessousdunombril,avantd’empoignersonsexechaudetsoyeuxqu’ellefitcoulisserdanssamain.

—Kara…Sonsoupirrésonnaenellecommeunecaressevibrantedevolupté,etallasenicheraucreuxdeson

ventre,lafaisantfrissonner.Elleserelevaet,plongeantlesyeuxdanslessiens,sedébarrassaprestementdesonchemisieretde

sonpantalon.Puis,uniquementvêtuedesdessousendentellerougesqu’elleavaitenfilés lematinpourbooster sa confiance en elle, elle se tint immobile devant lui afin qu’il puisse la contempler à loisir.Enfin, quand son regard devint noir comme l’obsidienne et que ses pupilles se furent dilatées aumaximum,elleôtasessous-vêtementspourseretrouveraussinuequelui.

Ilvoulutparler,maiselleposavivementundoigtsurseslèvres,craignantquesesparolesneruinentlaperfectiondecemoment.Mêmes’ilnedevaitpasdurer—etellesavaitquecen’étaitqu’uninstantfugace—,ellenevoulaitpasl’entendre.Pasmaintenant.

Sesyeuxrivésauxsiens,Lucasaspiraleboutd’undesesdoigtsdanslamoiteurdesabouche,lesuça,puislemordilla,avantdelecaresserdesalangue.Commeilrecommençaitplusieursfoiscepetitjeu, elleneput s’empêcherdegémir et pencha la tête en arrière, lesyeuxclos.C’était si bonqu’elleauraitvouluseperdreàjamaisdanscettecaresse…

Mais ce n’était pas ce qu’elle avait prévu, etmême si cela l’avait été, vu les circonstances, ilsdevaients’abstenird’allerplusloin.

Pourtant,ellenefitrienpourarrêterLucas,et,immobile,segorgeadelachaleurquicouraitdanssesveines.

QuandLucasrelevaenfinlatête,elleétaitsibouleverséequesesjambesflageolantespouvaientàpeinelaporter.

Désireusede lui rendre leplaisirqu’il luidonnait,elle lepritpar lamainet l’entraînaavecelledansladouche.Lecontactdel’eauchaudelefitseraidir,maisbientôt,ilserelaxatotalement.Sesyeuxsefermèrent,etellesentitsoncorpsseliquéfiercontrelesien…

Raviedelevoiraussicalmeetdétendu,ellefitcourirsesmainssursesbras,sontorse,sondos,satailleenlemassantpartoutpourquesonabandondurelepluslongtempspossible.

Avecunprofondsoupir,ilinclinalatêteetposasonfrontcontrelesien.Elles’immobilisa,osantàpeine respirer, depeurde lui donnerde fausses idéesoude l’inciter àbouger.Parceque,bienqu’ilssoientamisdepuisdesannées,qu’ilsaientfait l’amouretmêmeconçuunenfant,cegestedeconfiancepureétaitleplusintimequ’ilsaientjamaispartagé.

Unefouled’émotionscontradictoiressesoulevaenelle: l’amour,lacompassion,lapeur,lajoie,maisaussilatristesseetladétermination.Ellesétaienttouteslà,dansundésordresiinextricablequ’ellene savait comment les démêler.Tout ce qu’elle savait, c’était qu’elle voulait à tout prix garderLucascontreelleetprolongercetteminuted’intimitééblouissante…Ellebrûlaitde s’occuperde lui. Jamaisellen’avaitautantdésiréquelquechosedesavie—mêmepassonbébé.

Elleglissalesmainslelongdesondos,pritdoucementsatêteetlafitbasculerenarrièresouslejet. Saisi, il ouvrit les yeux en sursaut. Elle le rassura d’un sourire et s’empara de la bouteille deshampoing. Après en avoir versé quelques gouttes dans sa paume, elle frotta ses mains l’une contrel’autre,puisluisavonnadoucementlescheveuxenseconcentrantsursonbien-être.Ilseraiditd’abordenlascrutantavecméfiance,mais,dèsqu’elleplantalespoucesàlabasedesanuque,illaissaallersatêteenarrièreensoupirantlangoureusement.

Ellecompritqu’elleavaitgagnélapartie.Aprèsluiavoirmassélecuirchevelupendantunebonneminute,elleluiremitlatêtesouslejeten

s’attachantànepascrisperlesdoigtspendantqu’ellelerinçait.Cecifait,ellepritl’après-shampoingetrecommençal’opérationaveclamêmedouceur.

***

Lucasfaisaittoutsonpossiblepournepassedissoudreenuneflaquededésirbrutsouslacaressedes longsdoigtshabileset sensuelsdeKara.Ellevoulait l’obligerà sedétendreet,dansunecertainemesure,elleyparvenait.Lapreuve:laterriblemigrainequiletaraudaitdepuisplusieursheuress’étaitenvolée.Enrevanche,sesdoucescaressesérotiqueslerendaientfouetmettaientlefeuàsesmoindresterminaisonsnerveuses.

Quandelleluidonnauncoupdecoude,ilmitgentimentlatêteenarrièrepourquel’eauruissellesurtoutsoncorps—soncorpssurexcitéquidurcissaitdavantageàchaquecaresse.Ilsavaitquesonérection

frottait le ventre de Kara qui n’en continuait pas moins à le rincer, comme si de rien n’était, et,inexplicablement,cetteindifférenceredoublaitsonexcitation.

Quand,aprèsuneéternité, elleestimaquesescheveuxétaient rincés,elleprit labouteilledegeldoucheetentrepritdelesavonner.Ilcrutperdrel’esprit,alorsmêmequ’elleavaitàpeinecommencé.

Ellepassa lesmainssursanuque,sesépaules,puis le longdesondos jusqu’àses reins,oùelles’acharna pour dissoudre les nœuds qui l’avaient fait souffrir toute la journée. Puis elle remontalentement,pétrissantetmalaxantsesmuscles, jusqu’àcequ’ilsesenteà lafoisplusdétendu…etplusincandescentqu’ilnel’avaitjamaisété.

Commeelles’attardaitunlongmomentsursesépaulesetlabasedesoncou,il tentadel’arrêter,voulant lui retourner la faveur. Mais elle repoussa ses mains, avec un rire de gorge incroyablementsensuel,etrepritdugeldouche.Aprèsavoirfaitcourirsesdoigtsdeféesursoncouetsontorse,elletraçadescerclesautourdesestétons,luifaisantfrôlerladémence.Siellenes’arrêtaitpastoutdesuite,ilallaitlaprendresur-le-champ!Iladressaunecourteprièreaucielpourpouvoirsecontrôler.

Elle descendit plus bas, titilla son nombril, caressa ses hanches, puis se glissa plus bas pourrefermer ses mains autour de sa virilité douloureuse qu’elle se mit à caresser avec une lenteur…diabolique.Commesonpouceeffleuraitlapointesensibledesonsexeentournantautour,ilperditlatêteetlapressacontreluiengémissantavantdes’emparerdesabouche.

Alasecondeoùleurslèvresentrèrentencontact,ilsentitlatensiondesoncorpssedissoudre,etses soucis s’envoler.Laclinique, lesproblèmesavec samèreetmêmeceuxdeLisan’existaientplus.Biensûr,ilsn’avaientpasvraimentdisparu,maislafragrance,legoûtetlapeaudeKaraavaientprisledessus.

Mêmesicerépitn’étaitqueprovisoire—etilenétaitbienconscient—,ils’enréjouit,résoluàsavourerchaquesecondedecepetitvoyageauparadisdessens.

IlenfouitlesmainsdanslesbouclesfollesdeKara,sedélectantdeleurdouceursoyeuse.Soussespaumes,ellesétaientchaudesethumides,àcausedel’eauquidégoulinaitsureux.Commeaniméesd’uneviepropre,elless’enroulaientautourdesesdoigtsetl’enchaînaientàKara.Plusimportantencore,ellesenchaînaientKaraàlui.

Maiscettedoucefolieseraitéphémère.Ilétaitsuffisammentlucidepoursavoirque,bientôt,Kararepartiraitpourunautrecoinperduduglobe.Maistantqu’illatenaitdanssesbras,iln’étaitpasprêtàlalâcheravantd’yêtreobligé.

Labouchemi-close,ellelaissaéchapperunlégersoufflequil’électrisatoutentier.Ilprofitadeseslèvres entrouvertes pour aller taquiner sa langue avec la sienne. Le goût de Kara était délicieux, unmélangedecrèmeetdetarteauxfraises…

Mais il envoulait plus, il avait besoindeplus, etKaradevait ressentir lamêmechose, car ellecessade lemasseret l’empoignaplus rudement,enfonçantsesonglesdans lesmusclesdesondos.Ladouleurvoluptueusedéclenchaenluiunevaguededésirinouïe.Ilmouraitd’enviedelasouleverpourlaplaquercontre lemurde ladoucheetplongerenelleencoreetencore, jusqu’àcequ’ils soient repus,épuisés,horsdumonde.Maiscelafaisaitsilongtempsqu’ilnel’avaitpastenuedanssesbras,qu’ilnel’avaitpasembrasséeetcaressée,qu’ilvoulaitaussiprendresontempsetexplorerchaquecentimètredesapeaujusqu’àcequ’elleluicriedelaposséder.

S’étant décidé pour la secondeoption, il semit à taquiner sa lèvre inférieure de longs coupsdelanguenonchalants.

Karaseplaquacontreluiavecungémissementdéchirantquidécuplasondésir.Ravidesaréaction,ill’entraînasousladouchepourrincerlesderniersreliquatsdegeldouche.Ils

avaient beau avoir été meilleurs amis du monde pendant dix-sept ans et amants d’une seule nuit, ilsuffisaitqu’ileffleureKarapourqu’elles’illumineetfondededésir.Etiltrouvaitcelaàlafoishumiliantettrèsexaltant.

Trèsfrustrantégalement.Aussi,quandelles’arrachaàseslèvrespourpiquersoncoudebaisers,ilnesedébattitquepourla

forme.Etquandelledescenditsursontorsepourtitillerundesestétons,ilperdittoutcontrôle.Secouépardeséclairsdeplaisir,ilsaisitsatêteencoupepourl’empêcherdedescendreplusbas.

MaisKaranese laissapas faire.Elle fitcourir sa langueet sonnez sur sapoitrine, taquinant sapeau,avantde tomberàgenouxdevant luipour luienlacer la taille.Aprèsavoirdévorésonventredebaisersmouillés, elle fitunepausepourchatouiller sonnombril avec sa langue. Ilpoussa leshanchesverselleenhoquetant,cequilafitrire.Ellerepritsoncheminverslebas,etilretintsonsouffle,lecœurbattantfollementdanssapoitrine.

Quandelleatteignitsonbut,iln’étaitplusqu’unemassehaletantededésir,secouéedefrissons.Sesgenouxtremblaienttellementqu’ilduts’appuyeràlaparoicarrelée.Malgrésondésirderésister,iln’ensaisit pasmoinsKara par les cheveux pour l’attirer vers lui, jusqu’à ce que sa bouche se referme endouceursursavirilité.

Unepart de lui était horrifiéepar sesmanièresbrutales,maismanifestement,Karayprenait elleaussigrandplaisir, carelle laissait échapperdespetitsgémissementsenthousiasteset sensuelsdont lavibrationsecommuniquaitàtoutsoncorps,lerendantfoud’excitation.Ilsetenditenavantpourqu’ellel’absorbedanssatotalité.

Quandellepoussaunlonggémissementdegorgeenleléchantsurtoutesalongueur,iloubliatout—mêmelapolitesse.Ilselaissaallercontrelemurdeladoucheetfermalesyeuxpours’abandonnerauplaisir.

16

Tout en continuant sa caresse, Kara leva les yeux pour embrasser Lucas du regard. Il étaitmagnifique.Lesmusclesdesontorseetdesonventre,bandésàl’extrême,sedétachaientavecunenettetéimpressionnante,etjamaiselleneluiavaitvuunvisageaussisereinetlumineux.

Lavuedesoncorps,sonodeur,sesgémissements,songoûtlarendaientfolle.Peut-êtreétait-cedûauxhormones,peut-êtreàlajoieetauplaisirdeluirefairel’amour.Ellenevoulaitpassavoir.Elleétaitlittéralementembrasée.Elleauraitvouluseplaquercontreluietl’encerclerdesescuissespourqu’illapénètre,etresteréternellementenelle.

Malheureusement, c’était impossible. Si sa gynécologue ne lui avait pas interdit le sexe, c’étaitprobablement parce qu’elle estimait que son bébé n’avait aucune chance de survie, et que ce n’étaitqu’unequestiondetempsavantqu’elleleperde.Maisellerefusaitdelecroire.Toutcommeellerefusaitdeprendrelemoindrerisqueaveclaviedesonenfant.EllepouvaitdoncresteràgenouxdevantLucasautantqu’ellelevoudrait,legarderprisonnierdanssabouche,segorgerdesessucstoutenleconduisantàl’extase,maispasquestionqu’illuifassel’amour—mêmesiellemouraitd’enviedelesentirbougerenelle!

Résolue à le faire jouir, elle recula la tête, puis replongea lentement sur lui en le suçantdélicatement,avantdetaquinerduboutdelalanguelepetitcentrenerveuxnichéàlaracine.

Lucasgémitencrispantlesdoigtsdanssescheveux,maisellerestaimplacableet,avecunelenteurétudiée, remonta vers la pointe. Puis elle l’engloutit de nouveau en l’enveloppant de sa langue poursavourersesfragrancesmusquéesetviriles.

Commeilhoquetait,ellelevalatêteetcroisasonregardbrûlantetincroyablementsexy.Dèsqu’ils’aperçutqu’elleleregardait,sesyeuxs’assombrirentetiltenditleshanchesenavant,leregardrivésurle va-et-vient de son sexe entre ses lèvres. Elle dut faire quelque chose, car soudain il se cambrasauvagementets’enfonçaencoreplusprofond.

—Désolé…désolé,chérie…jenepeuxplustenir,ilfautque…,bafouilla-t-ilenluiprenantlatêteàdeuxmains.

Soudain,elleplantasesonglesdanssesfessesmusclées.Asagrandesatisfaction,Lucassemitàhaleter,lecorpssecouédefrissons.Commeellelaissaitéchapperunsourdgémissementd’approbation,ilsemblaprisdefolie.Satisfaite,elleglissalamainentresesfessespourcaresserlazonesensibletoutenexcitantlabasedesonsexeavecsalangue…

***

Lucas aurait voulu respirer, protester, demander grâce,mais il en était incapable, car la boucheperverseetsauvagedeKaraletourmentaittropcruellement.Ilsavaitqu’ilapprochaitdubut,quesiellecontinuaitàs’acharnersurlui,ilallaitperdretoutcontrôle.Iltentadoncdeseretirer,delaprévenir.

—Kara,machérie,jevais…Ellehochalatête,secontentantdel’enfoncerencoreplusprofondémentdanssabouche.Cettenouvelle décharge électriquequi l’irradia faillit venir à bout de sa résistance,mais il n’en

continuapasmoinsàlutterpourrepousserl’inéluctable,refusantdejouirdanslabouchedeKara.Lejouroùilselaisseraitaller,ilvoulaitquecesoitdanssonventre,avecundesesseinsentreseslèvresetseshanchesemprisonnéesdansl’étaudesescuisses.

Il tentadenouveaudesedégager,mais,une foisdeplus,Kara refusade le libéreret semità lelécherdeplusbelle.Débordéparsessensations, ilsentitsoncorpsluiéchapper,partiràladérive.Etc’estsurunelongueplainteextatiquequ’ileutl’orgasmeleplusfoudroyantdesavie.

Au lieu de s’écarter, de le laisser se retirer, comme il s’y attendait, Kara le garda jalousementjusqu’aubout.Alafin,lesjambescoupées,lavisionbrouillée,ilsemitàtituber,avantdes’écroulersurlepetitbancdedouchesituéàsadroite.

Amusée,Karaluirenditenfinsalibertéengloussant.Illahissasursesgenouxpourquesapoitrinemagnifiqueseretrouveàhauteurdesabouche.Mêmes’ilétaitexténué,assouvi,anéantiparlapuissancedel’orgasmequivenaitdedéferlersurlui,ilauraitfalluêtremortetenterrépournepasserepaîtreducorpsbrûlantdedésirdeKara,assiseàcalifourchonsurlui,desesbouclesroussesébouriffées,desesjouesécarlatesetdeseslèvresrougiesetgonflées.Commeelleluicaressaittendrementlajoue,iltournalatêteetmordillalabasetendreetcharnuedesonpouce.

Ilglissasamainentreeuxpours’insinuerdanssonintimité.Aussitôt,lesouffledeKarasebloquadans sa gorge, et ses yeux s’embrumèrent. Il longea plusieurs fois les replis de son sexe, avantd’introduireundoigtpourvérifierqu’elleétaitprêtepourlui.

Elleétaitbrûlanteetmoite,etellesentaitsibonqu’ill’obligeaàsemettredeboutpourenfouirsonvisagedanssa toison.Commesa langueglissaitvers son intimité,elle se tenditenavantengémissantlangoureusement. Après avoir passé des semaines, des mois à fantasmer sur ses arômes, il mouraitd’enviede lagoûterdenouveau,des’immerger totalementenelle,d’autantplusqu’elles’ouvraitsansréserveàlui.

Maissoudaintoutsoncorpsseraidit,etellecommençaàsedébattre.—Qu’est-cequinevapas?demanda-t-il,perplexe.—Lebébé.Jenepeuxpas…—Oh!Biensûr!Excuse-moi,jen’yavaispaspensé.Mauditsoit-il!Commentavait-ilpus’emparerdetoutcequ’ellepouvaitdonnersansêtrecapable

deluirendrelapareille?Samèreavaitraison,iln’étaitqu’unégoïste,unsalaudsanscœur.—Tun’aspasàt’excuser,répliqua-t-elle,radieuse.J’aiadorécepetitmoment.Ilcoupal’eauets’emparad’unedesserviettesposéessurlemurvitrédeladouche.Ilenenveloppa

Karaavantdeseceindreleshanchesdeladeuxième,puislasoulevadanssesbrasetlaportajusqu’àsonlit.

Aprèsl’avoirétendueavecmilleprécautions,ils’allongeaprèsd’elle.Unsouriregourmands’étirasurseslèvresquandildéfitdoucementlaserviettepourdénudersoncorpsmagnifiqueetracé.

Pendant de longues secondes, il se contenta de la contempler, d’admirer les reflets irisés que lalampe faisait courir sur sa peau bronzée, projetant des ombres mystérieuses sur ses zones les plusfascinantes.Maisquandilsepenchapourbaiserlecreuxdesagorge,ellesecabraenprotestant:

—Jet’aidit…—Jesais,Kara,cen’estqu’unbaiser.Jamaisjeneferairienquipuissenuireaubébé.

Commeelle finissait par sedétendre, il passaunbras autourde sa taillepourpresser son corpscontrelesien.Aprèsl’épouvantablejournéequ’ilvenaitdepasser,avoirKaradanssesbrasétaitunpetitmiraclequichassaittoutessesidéesnoires.

Ilrestaallongé,secontentantdelaserrerenjouantavecsesbouclesfolles.Commeellenedisaitrien,ilendéduisitauboutd’unmomentqu’elles’étaitendormie.Maisquandilsedétournapouréteindrelalumière,ill’entenditmurmurer:

—Tusais,tamèreatort.—Jeneveuxpasparlerdeça,répliqua-t-il,crispé.— Je sais bien.N’empêche que je ne peux pas te laisser t’endormir en croyant que ses propos

étaientfondés.SiCandyt’aagressé,c’estparcequ’elleétait terrifiée,ravagéeparladouleur.Demain,elles’envoudra.

—Raviquetulepenses.— Je le sais, affirma-t-elle en se lovant contre lui. Lucas Montgomery, tu es l’homme le plus

merveilleux que je connaisse. Et ceux qui prétendent le contraire ne savent pas ce qu’ils disent,d’accord?

Tropémupourparler,ilhochalatête.Comme elle se remettait sur le dos, il la souleva pour ouvrir les couvertures, puis la reposa au

centredulit.Cecifait,ilallachercherdanssonplacardunbasdepyjama—accessoiredontilseservaitrarement—ainsiqu’unT-shirtextra-large.

Aprèsavoirenfilélepantalon,ilretournas’asseoirprèsdeKara.Ellesemblaitépuisée.Lapâleurfantomatiquedesonvisagefaisaitressortirleslargescernesmauvesquibordaientsesyeux.IlluienfilaleT-shirt en faisant passer sesbrasdans lesmanches.Si elle flottait dedans, aumoins il couvrait lesendroitslesplusstratégiques.

—Merci,Lucas,bredouilla-t-elled’unevoixsomnolente,enseblottissantsurlecôtéenchiendefusil,commeuneenfant.

—Derien,chérie.Allez,dors,répondit-ilenéteignantlalampedechevet.Ils’étenditlelongdesondos,luipritlatailleetseplaquacontreelle.Auboutdequelquesminutes,

ilsentitsoncorpss’alourdiretsarespirationralentir.Pendant presque une demi-heure, il resta étendu dans le noir, attendant le sommeil. En vain. Ce

n’étaitpasvraimentunesurprise.Malgré le tendre traitementprodiguéparKara—un traitementqu’ils’en voulait terriblement d’avoir accepté sans pouvoir lui retourner la faveur —, son esprit battaittoujourslacampagne.

SoninquiétudepourKara,sonangoissepoursasœur,pourlesenfants,toujoursensoinsintensifs,qu’elleavaitblessés.Poursamèreaussi,malgrélesparolesaffreusesqu’elleluiavaitdites.

Par quel mystère en était-il arrivé là ? Hier, ses principaux soucis étaient la fâcheuse tendancequ’avaitsamèreàjeterl’argentparlesfenêtres,laconduiteirresponsabledesessœursoulaquêted’uncollègueprêtàtravaillerdanssacliniquepourdesclopinettes.EtKara.L’idéedelarevoir,dedécouvrircommentavaittournéleurrelationl’oppressait.Ilcraignaitqu’ellen’exigedavantagedelui,alorsqu’ilétaitdéjàécrasésouslesresponsabilités.

Commesessoucisd’hiersemblaientdérisoirescomparésàceuxd’aujourd’hui!Surtoutquandonpensait àLisa, à sespetitesvictimes encoredansunétat critique,ou àKara toujours éprouvéepar lamaladie,etenceinte.

Sachantpertinemmentqu’ilnetrouveraitpaslesommeilavantunbonmoment,ilroulasurlecôtépours’emparerdelatablettenumériqueposéesursatabledechevet.Aprèss’êtreconnectéàinternet,ilse fraya un chemin dans la jungle desmots de passe nécessaires pour accéder à sa base de donnéesmédicalesfavoriteetlançaunerecherchesurladenguehémorragique.

Lerésultatfutàlafoispireetmeilleurquecequ’ilavaitimaginé.

Côtépositif,Karaétait toujoursvivanteauboutdesixsemainesdemaladie,doncelleallaits’entirer.Enmêmetemps,lefaitqu’ellesoitenceinteetencoreaussifaiblepouvaitfairecraindrelepirepourle fœtus ; d’après les articles qu’il avait trouvés, ses chances de survivre à l’accouchement étaientminimes.Mêmesirienn’étaitimpossible—desmèresatteintesdeladenguehémorragiqueayantparfoisdonnénaissanceàdesenfantsenpleinesanté—,unetelleissueheureuseétaitrarissime.

Karaavaituneconfianceabsolueensonmédecin.Grandbienluifasse!Elleauraitbeaucrieretsedébattre, il allait la traîner à la cliniquemanumilitaripour la faire examiner sous toutes les coutures.Jack et Amanda en connaissaient un rayon sur les maladies tropicales, bien plus qu’une gynécologued’Atlanta.Ilsallaientl’inspecterdelatêteauxpiedset,s’ilsestimaientqu’elleétaitenvoiedeguérison,quesagrossessesepassaitaumieux,alorsilaccepteraitpeut-êtredesedétendre.

Quantaubébé…Sapoitrinesecontractaàcettepensée.Bienqu’ilnesachetoujourspascequ’ilressentaitàlaperspectivededevenirpère,ilétaitrésoluà

offriraubébélesmeilleureschancesdesurvie.Cequisignifiaitchercherunobstétricienayantdéjàeuaffaireàcegenredecas.OùtrouvercetteperlerareàAtlanta? Il l’ignorait.Maispasquestiondesereposeravantd’avoirmislamaindessus.

Il ferma lasessionet semitenquêted’unavocatpoursasœur,avantdedécréterqu’ilétait tropfatigué et que cela pouvait attendre le lendemain. Il avait certainement commis une grosse erreur ennégligeantdes’enoccupersur-le-champ,maisilétaittroptourneboulé.EtpuislaculpabilitédeLisanefaisaitaucundoute.Celaluisemblaitterriblementindécentd’engagerquelqu’unpourseprésenterdansuntribunalensoutenantlecontraire.

Ildevaitpourtantsurmontersonaversion.Aprèstout,lesystèmejudiciairereposaitsurlesdroitsdeladéfense.

Bon sang ! Cela l’irritait au plus haut point, le rendait fou de colère qu’une fille comme Lisa,bénéficiant de toutes les chances dans la vie, ait pu se conduire d’une façon si égoïste, inconsidérée,idioteetfaible!

Avecunsoupir, iléteignit la tablettequ’ilposasur la tabledechevet. Ilnepouvaitpeut-êtrepasréglerl’affairecettenuit,maisdèsdemain,ilallaitengagerunavocatpoursapetitesœur,cariln’yavaitplusuneminuteàperdre.

***

Karaseréveillaà4heuresdumatin,l’estomacsecouédespasmes.Lesreliquatsdesonomelettedela veille semblaient bien décidés à refaire le chemin inverse. Ne souhaitant ni réveiller Lucas nil’inquiéter,elleserualeplusdoucementpossibleverslasalledebainsdurez-de-chaussée.

Sielleyarrivaà temps,ce futd’extrême justesse.Aprèss’être rafraîchie,elleaperçut son refletdanslemiroiretfaillitpousseruncri.Pasétonnantqu’hierLucassesoitfaitautantdesoucipourelle!Elleavaitunemineépouvantable,presqueaussipitoyablequ’aupiremomentdelamaladie.

Résultat:maintenant,ils’inquiétaitpourelle!Siseulementsesaffirmationsrépétéesqu’elleallaitbien et pouvait s’en tirer toute seule avaient pu le convaincre !Hélas,même dans cette hypothèse, ilauraitrefusédel’abandonneràsonsort.ApartirdumomentoùLucasavaitdécrétéqu’ellerelevaitdesaresponsabilité,iln’endémordraitpas.

Pourcouronnerletout,elles’étaitingéniéeàcompliquerleursituationenluifaisantl’amour—enpartiedanslebutdeleréconforter,enpartieparcequ’elleenavait tellementenviequ’ellen’avaitpaspensé aux conséquences. Mais à présent, leurs ébats de la veille la laissaient perplexe. Etait-cesimplementunnouveaumomentd’égarementou…autrechose?

Elle aurait tant voulu que ce soit autre chose, car ses sentiments pour Lucas étaient si puissantsqu’ilsn’avaientplusrienàvoiravecl’amitié.SondernierséjourenAfrique,loindelui,etsurtoutlesémotionsqu’elleéprouvaitpoursonbébéànaîtreleluiavaientbienfaitcomprendre.Sielledésiraittantcetenfant,c’étaitpourlui-même,maissurtoutparcequ’ilétaitceluideLucas.

Rienn’indiquaitcependantqueLucaséprouvait lesmêmessentimentsàsonsujet,etcette idée latorturaitplusquenécessaire.

Lucas était un homme responsable. A présent qu’il était au courant de sa grossesse, il devait laconsidérer comme une obligation, un problème à résoudre, quelqu’un de plus à prendre en charge. Etcette constatation lui faisait horreur ! S’il devait vivre quelque chose avec elle, ne serait-ce que sagrossesse—toutaumoinslepeuqu’elleenconnaîtraitsilepiredevaitarriver—,seulsondésirdevaitleguider,etnonsonsensdudevoir. Ilavaitsuffisammentderesponsabilitéscommecela.Ellerefusaitd’enfairepartie.

Malheureusement,ellen’avaitpersonned’autreversquisetourner.Or,ilsemblaitimpossiblequecettesituationintenabledébouchesurunefinheureuse.Paspluspourellequepourlui.

Angoissée,incertainesurlaconduiteàtenir,ellerefermalerobinet.Quellequesoitlasolution,ellenel’avaitpastrouvée.Alorsautantretourneraulitenespérantquelanauséel’aitsuffisammentépuiséepourqu’ellepuisseredormirunpeu.Elleétaitharassée,plusfatiguéequejamais.

Alors qu’elle s’écartait du lavabo, elle s’immobilisa en découvrant deux gouttes de sang sur lecarrelage.Celasuffitàlatétaniser.Elles’examinafébrilement.Dusangavaitaussicoulésursescuisses.Pas beaucoup.En tout cas, pas suffisamment pour une fausse couche.Mais assez pour en signaler lesprémices.

Terrorisée, elle sentit les larmes lui monter aux yeux et resta de longues minutes hébétée. LeDrBeaumontavaitraison.Elleallaitperdresonbébé.Elleallait…

Envahieparlapanique,elleavaitpeineàrespirer.Ellepressalamainsursabouchepourréprimeruncrid’angoisseets’affalasurlesol.IlétaithorsdequestionderéveillerLucaspourqu’ilsoittémoindecedésastre!Ladernièrechosedontilavaitbesoin,c’étaitdegérerunecatastrophepareilleenplusdureste.

Et surtout elle ne voulait pas de sa pitié.C’était déjà assez difficile commeça de supporter sonaide,alorssapitié,iln’enétaitpasquestion.

Recroquevilléesurelle-même,ellesemitàsebalancerd’avantenarrièreenrepassantfébrilementdanssatêtetoutcequ’elleavaitapprissurlesfaussescouches—aussibienaucoursdesesétudesquedurantsesrecherchesdesdeuxdernièressemaines,aprèsqueJulianl’avaitavertiequeseschancesdemeneràboutsagrossesseétaientpratiquementnulles.

Cetourd’horizondesesconnaissancesfinitparapaisersesangoisses.Surtoutquandelleconstataque le saignement était trop faiblepourune fausse couchedequatremois.Elle revit une femmeayantperdusonbébéenErythréeàladix-septièmesemaineetquirépandaitdesflotsdesang,sansparlerdescontractionsetdeladouleur.

Orelleneconstataitchezelleaucundecessymptômes,simplementquelquesgouttesdesang.Desgouttelettesn’avaientrienàvoiravecunehémorragie.Aussirecouvra-t-ellelentementsasérénité.

Biensûr,cespertesn’étaientpasbonsigne,enparticulierchezunefemmesouffrantd’unemaladiehémorragique,mais ce n’était pas non plus la fin dumonde. Rien n’indiquait qu’elle soit en train deperdrecequiétait,peut-être,saseulechancededevenirmère.

Dans quelques heures, dès l’ouverture de son cabinet, elle appellerait le Dr Beaumont pour luidemanderconseil.Ensuite,elleaviserait.Elleallaitcertainementdevoirmettrelapédaledoucependantquelques jours en se reposant au maximum. Ce qui ne serait pas facile vu les problèmes de Lucas.Qu’importe!Elleyarriverait.Poursauversonbébé,elleétaitprêteàtout.

17

Aumatin,Lucasseréveillapéniblementavecunesensationd’angoisse.Illuifallutunebonneminutepoursesouvenirdesévénementsdelaveille.Dèsqu’ilsluirevinrentàlamémoire,iltirainstinctivementlescouverturessursatêteengémissant,commequandilétaitgaminetrefusaitd’alleràl’école.

Biensûr,iln’envisageaitpasdefairel’autrucheéternellement,maisjustedes’accorderunrépitdequelquesminutes,avantd’affrontercequis’annonçaitcommeunedespiresjournéesdesavie.

Cependant,ilnerésistapasplusdedeuxminutes.Ilavaitbientropdechosesàfairepourperdreuneseconde.Et,plusimportantencore,ildevaitprendresoindeKara.Mais,quandiltenditlamainentraversdulit,s’attendantàtoucherlecorpschaudetassoupidesacompagne,ilnetrouvaquelevide.

Bondissanthorsdulitetsanssesoucierd’enfilerunT-shirt,ilseruadanslecouloirenl’appelant.Est-cequ’elleavaiteuunmalaiseaucoursdelanuit?Sesnauséesl’avaient-ellesobligéeàfoncerauxtoilettes?Danscecas,elleavaitpuglisser,tomberet…

Bien sûr, il s’alarmait un peu rapidement,mais tant pis ! Il devait à tout prix trouverKara pours’assurerqu’elleallaitbien.Parcequehierils’étaitconduitcommeungoujat.Vousparlezd’unemanièred’êtreauxpetitssoinspourelle!Ill’avaitpresqueforcéeàs’agenouillerdansladouche.Est-cequ’unamisincèreseconduisaitainsi?Oumêmeunamantattentionné?Maintenant,elledevaitêtre…

…blottiesousunecouverturesurlecanapé,lejournalsurlesgenoux.Ilsefigeasurleseuildusalon,soulagé.Maislacolèrepritaussitôtledessus.Karal’avaitentendu

crier,non?Alorsàquoirimaitd’ignorersesappels?D’autantplusqu’ausondesavoixelleavaitdûsentirqu’ilétaitmortd’inquiétude!

Il contourna le canapé, avec la ferme intention de lui demander des comptes, quand il s’aperçutqu’elledormait àpoings fermésetque le journal lui avait échappédesmains.Saisiparunevaguedepanique—lesvieilleshabitudesayant lapeaudure—, il l’observaattentivementpourvérifiersiellerespirait.Dieusoitloué!Sapoitrinesesoulevaitpaisiblementetàunrythmerégulier.

Il avait dû perdre cinq ans d’espérance de vie en deux jours, peut-être même dix, songea-t-ilsombrement en se dirigeant vers la cuisine pour faire du café. Mais il fut arrêté dans son élan endécouvrantqueKaraenavaitdéjàpréparéunecafetièreàsonintention.Aenjugerparl’odeur,lecaféétaittoutfrais—commesielleavaitdevinél’heuredesonréveil.

Lefaitqu’elleleconnaissesuffisammentpouranticipersesdésirsn’auraitpasdûleréjouirautant,etpourtant…ilsesentaitheureuxcommeunroi.D’autantplusqu’elleavaitdisposésurlecomptoirunesaladedefruitsfraisàcôtéd’unepiledesespetitspainsfavorisàlamyrtille.

Cequil’amenaàsedemandercombiendetempselleétaitrestéedebout,avantdeselaissergagnerparlesommeil.

Aprèss’êtreverséunetassedecafé,ilpritunpetitpainauxmyrtillesets’installaàlatabledelacuisine, devant sonordinateur portable et son téléphone.Cematin, il avait dupain sur la planche.Enpriorité, il allait appeler l’hôpital pourprendredesnouvellesde sa sœur, et ensuite, s’employer à luitrouverunavocat.Pourquoinepass’adresseràSimon,lemarid’Amanda?Avecsesrelationsdanstouslesmilieuxd’Atlanta,ilpourraitcertainementluiindiquerunbondéfenseurpourLisa.

Alorsque,sanstenircomptedel’heurematinale,ils’emparaitdesontéléphone,sonregardtombasurunbloc-notesposéàcôtédesonordinateur.Ilreconnutl’écrituredeKara.

« 6 h 15. Lisa a survécu à la nuit. Elle est toujours sous sédatif, mais Aaron prévoitd’alléger son traitement et de la réveiller autour de 14 heures. Deux des enfants sonttoujoursdansunétatcritique.Lamèreetletroisièmegaminsontstables.»

Ilfixalepapier,interloqué.Karaavaitdûtirerdesacréesficellespourobtenircesrenseignements,vulesrèglesdeconfidentialitétrèsstrictesimposéesparlesautoritésmédicales.

Puis ilyavait lesnomset lesnumérosde téléphonede troisavocats, avecunastérisqueprèsdupremiernom.

EnsuiteKaraluirappelaitdemangeretl’informaitqu’elleavaitfaitlivrerdespetitspains.Pendantde longuessecondes, il fixa la feuillesansréagir,envahiparuneémotionétrange,sipeu

familièrequ’ilavaitdumalàlanommer.Toutcequ’ilsavait,c’étaitque,pourlapremièrefoisdesavied’adulte, quelqu’un prenait soin de lui au lieu que ce soit l’inverse. Une sensation étrange. Agréableaussi,biensûr.Maisétrangetoutdemême.

Si seulement Kara consentait à ce qu’il lui rende la pareille ! Ce n’était pas faute de lui avoirproposé,maispourelle,ilétaitinconcevablededemanderdel’aide.Aupointquecelafaisaitdesannéesqu’ilavaitbaissé lesbras.C’était toutdemêmeduràavaler.Après tout,n’était-ellepas l’êtrequi luiétaitleplusproche?C’étaittoutnatureldechercheràluifaciliterlavieaumaximum,non?

Dépité, il retournasonattentionsur lebloc-notes.Enrevanche,Karan’avaitaucunscrupuleà luifaciliterlatâche.Evidemment,sielleavaitautantdemalàfaireappelauxautres,c’étaitparcequedurantlaplusgrandepartiedesonexistenceellen’avaitpucompterquesurelle-même.Ilnepouvaittoutàfaitluienvouloir.Lui-mêmen’était-ilpasobsédéparsondésirdetoutmaîtriser?Maisavecsamèreetsessœurs,ilétaitplusprudentdenepasperdrelecontrôle.

Ilentamasonsecondpetitpain,justeaprèsavoirtéléphonéàJackpourluidemanderd’assumersontourdegardeàlaclinique.C’estalorsqueKara,lesyeuxmi-clos,fitsonapparitiondanslacuisineentitubant.

—Pasunmot,marmonna-t-elleavecunegrimaceentâtonnantjusqu’àlacuisinièrepourempoignerlabouilloireetallerlarempliraurobinet.

—Ilresteducafé,jen’enaibuquedeuxtasses.—Pasdecafé,duthé,grommela-t-elleensecouantlatête,avantd’allumerlegaz.Elleselaissatombersurlachaiseàcôtédeluietcroisalesbrassurlatablepouryreposersatête.—Ondiraitquetuasdormicommeunloir?lança-t-il,ironique.LaréponsedeKaraselimitaàsecouerlamainpourl’envoyerpromener.Ilneputs’empêcherdesourire,ravideretrouverlaKaraqu’ilaimait,etnonpluslapâlecréature

chétiveetmaladivedelaveille.Maisquandellerelevaenfinlatête,ilconstataquesesyeuxétaientaussicreusés,sinondavantage,qu’hiersoir.

—Jeveuxquetuviennesàlacliniquefaireuncheck-up,laissa-t-iléchappermalgrélui.Tantpis!Maintenantqu’il l’avaitdit, ilétaitprêtàsubir lesfoudresdeKara—si toutefoiselle

avaitassezd’énergiepoursemettreencolère,cedontildoutait.—Pourtatranquillitéd’esprit,précisa-t-il.

—Jesuisparfaitementsereine.—Trèsbien,alorspourmatranquillitéd’esprit,insista-t-ilenrivantsonregarddanslesien.Pasquestiondebaisserlesyeux,mêmesielleluienvoulait!Et,visiblement,elleluienvoulait.Tantpis!Iln’entiendraitpascompte.—J’aidéjàunmédecinquis’occupetrèsbiendemoi,objecta-t-elle.—Est-cequetagynécoal’expériencedesfemmesenceintesatteintesdeladenguehémorragique?

Non.Enrevanche,AmandaetJackconnaissentàfondlaquestion.—Ecoute,jen’aipasbesoinquetut’enmêles.Jesuisadulteet,par-dessuslemarché,médecin.Je

saiscequ’ilfautfaire.Saminerenfrognéeprouvaitqu’elleétaitfurieuseetqu’ils’aventuraitsurunterrainglissant,maisil

n’allaitpasabandonnerlesujetpourautant!—D’accord,Kara.Seulement,reconnaisquetun’espastrèsvaillante.—Jen’aijamaisprétendulecontraire.Maisjesuistrèsbiensoignée,alorslaissetomber,veux-tu?—Désolé,maisn’ycomptepas.—Pardon?répliqua-t-elle,lessourcilsfroncés.Frustré,ilpassalamainsursonvisagetoutencherchantuneréponseadroite.Mais,commeriende

brillant ne lui venait à l’esprit, il se résigna à lui dire la vérité—dumoins telle qu’il la voyait—,agrémentéedudiscoursqu’ilavaitpréparélaveille,pourleurpetitdéjeunerentêteàtête.

—Ecoute,jesaisquejen’aiaucundroitdetedictertaconduite.C’estvrai,jet’assure,précisa-t-ildevant son air dubitatif. Passons sur l’évolution inattendue de nos rapports, mais nous sommes amisdepuisdeslustres.Çadevraitcompterunpeu,toutdemême.

—Unpeu?Sonairoffusquéluidonnal’impressiond’êtreledernierdessalauds.Commeilnevoulaitsurtout

paslablesser,ilserepritaussitôt:—Beaucoup, jeveuxdire.C’estpourquoi jem’inquiètepour toi.Je tiensàm’assurerque tuvas

bien, ainsi que le bébé.Mes collègues sont familiers de la dengue hémorragique.D’ailleurs, je viensd’avoirunelongueconversationavecJacket…

Il s’interrompit net. Etait-ce lui qui ânonnait ainsi comme un débile, incapable d’aligner deuxphrasescohérentes?Direqu’ilétaitsortidelafacdemédecined’Harvardavecmention«Trèsbien»!Ilauraitdûtoutdemêmeêtrecapabledes’expliquerclairementavecsameilleureamie,non?

Karadutavoirpitiédelui,carellemitfinàsondiscoursdécousuenposantlamainsursonbras,etsouffla:

—Merci.—Dequoi?—Detesoucierautantdemoi.Celamefaitchaudaucœur,vraiment.Maisinutiledeterongerles

sangsàmonsujet.—Tuesmonamielaplusprocheettuportesmonenfant.C’estnormalquejem’inquiète.—Tu as déjà rencontré JulianBanks.Alors tu sais que jamais il n’aurait permis qu’ilm’arrive

malheur.Dèsquej’aicontractécettesaleté,ilm’asoignée,m’aharcelée,m’aobligéeàm’hydrateretàmereposerlepluspossible.Nonseulement,ilm’aponctionnéassezdesangpourabreuverunefamilledevampires,maisilm’enatransfusédeslitrespourremplacerceluiquej’avaisperduainsiqueceluiqu’ilm’avaittiré,plusunerationsupplémentairepourfairebonpoids.

Lucasacquiesça,soulagéparcequ’ilvenaitd’apprendre,mêmesiunepartplussombredesonâmesehérissaitd’entendreKaraparlerdesoncollègueavecautantd’affection.Biensûr,ilauraitdûêtreauxangesquesoncollaborateurenAfriquesesoitoccupéd’elleavecunteldévouement—etd’ailleurs,ill’était,sincèrement—,maisenmêmetemps,ilauraitvouluêtreàsaplace.QuecesoitversluiqueKaraaitpusetourner.Luiquiaittrouvélemoyendelaguérir.

MaisenfinquelleimportancequecesoitPierreouJacquesquiaitsoignéKara,etpendantcombiendetemps?Toutcequicomptait,c’étaitqu’elleaitpuêtresauvée.Mais,bizarrement,cepincementdejalousie ne voulait pas le lâcher. Réaction d’autant plus absurde que c’était lui qui avait choisid’abandonnerlesmissionsenAfrique.

—Tumedisbienlavérité?demanda-t-ilpourlaénièmefois.Tutesensréellementmieux?Tun’aspasdeséquellesdurables?

—Non,aucune,affirma-t-elleenlefixantdesonregardabsinthe,brillantdechaleuretdefranchise.Jenesouffred’aucuneséquelleetbientôt,jeseraidansuneformeéblouissante.

Ilacquiesça, toujoursaussidubitatif.Avantd’êtrerassuré, ilallaitfalloirqu’ilétudiedeprèssesrésultatsd’examens,qu’ilsache…

—Est-cequecelaapaiseraitvraimenttesangoissessijevoyaisJack?demandasoudainKaraavecunsoupir.

—Oui,répliqua-t-il,sansuneseconded’hésitation.—Mais pas question ensuite de consulter Amanda ou un autre médecin que tu sortiras de ton

chapeau,compris?—Promis.JusteJack.Plusunspécialistedesgrossessesàhautsrisques.—J’aidéjàrendez-vousavecl’und’eux.—Lequel?Parcequej’ail’intentiondemerenseignerpoursavoirquiestlemeilleuret…—Lucas!—Tutrouvesquej’enfaistrop?—Unpeu,oui.—D’accord,d’accord.Disonsquecematin,jet’emmèneconsulterJacketque,ensuite,tuirasàton

rendez-vouschezlespécialistequet’arecommandétagynéco.—Monsieuresttropbondem’accordersapermission.—Excuse-moi,Kara,murmura-t-il,penaud.—Cen’estpasgrave,répliqua-t-elleenluiébouriffantlescheveux.Jesaisquec’estplusfortque

toi.—C’estvrai,jenepeuxpasm’enempêcher.Elleluisourit.Unsourirebienmoinséclatantqueceuxauxquelsilétaitaccoutumé,maisnettement

moinspitoyablequeceluidelaveille,quandelles’étaitblottiecontreluienluttantcontrelanausée.Illuisuffisaitdefermerlesyeuxpourrevoirsamine,etcelalerendaitmaladerienqued’ypenser.Aussiilpressasamainqu’iltenaitencoredanslasienneetlança:

—Viensici.—Qu’est-cequetuveux?demanda-t-elle,perplexe.Elleselaissatoutefoisfairequantillatiradesachaisepourl’asseoirsursesgenoux.—J’aibesoindeteserrerunmomentcontremoi,avoua-t-ilenl’enveloppantdesesbras.Dès qu’il eut posé sonmenton sur sa tête, il se sentit bienmieux. Parfaitement détendu, pour la

première foisdepuisqu’il avaitbondiencatastrophede son lit.Karaallaitbien.Nonseulement, il latenaitdanssesbras,maiselleétaitsaineetsauve.C’étaitsuffisant.Plusquesuffisant.

Etilallaits’encontenter.Pourlemoment.

18

PourLucas,lesjourssuivantspassèrentdanslebrouillard.Cefutunecoursefolleentrel’hôpitaletle cabinet du médecin, ainsi que du bureau de l’avocat au commissariat, pour tenter d’éclaircir lescharges qui pesaient contre Lisa. Et, quand l’impensable arriva, quand un des enfants blessés dansl’accidentfinitparmourir,ilcrutvoirsedéchaînertousleschiensdel’enfer.

Lapresse,quiavaiteuventdel’affaire,s’enemparadèslelendemain.Lisaétantlafilled’unedesfamilles les plus en vue d’Atlanta, son crime fournissait matière à un scoop énorme. Il ne fallut paslongtemps pour que le public réclame sa tête. A présent, il comprenait mieux l’insistance de Kara àengagerauplusviteunavocat.Ilfallaitquelqu’unpourl’aideràretournerl’opinion,pasenfaveurdesasœur,biensûr,celaauraitétéabsurde,maispourquelavindictepopulairen’influencepastroplejury.

La police s’apprêtait à faire passer les charges de conduite en état d’ivresse ayant entraîné desblessures,àconduiteenétatd’ivresseayantprovoquélamort,etmême—sileprocureursuivaitlavoxpopuli—meurtreauseconddegré.Ilétaitprévud’arrêterLisadèsqu’elleseraitenétatd’êtreinculpée.

Onl’avaitsortiedesoncomaartificiel,etelleseremettaitplutôtbien.Enfait,elleétaitenvoiedeguérison, en dépit de l’état catastrophique de sa vie. Fidèle à elle-même, elle ne semblait pasappréhenderlagravitédesasituation.EtLucasn’avaitpasencoreoséaborderlesujetavecelle,jugeantqu’ilseraitbientempsdelefairequandelleseraitrétablie.

Malheureusement,luinepouvaits’accorderceluxeetilavaitpassélasemaineàsedémenercommeun beau diable, au point qu’il avait l’impression d’être un hamster, prisonnier d’une roue, galopantcommeundératésansarrivernullepart.

Enrevanche,Karaavaitétémerveilleuse.Achaqueétape,ellel’avaitsoutenu,luiprodiguantaideetassistance,jamaisavaredeconseils,d’idéesoudebonspetitsplatspourluiremonterlemoral.

Maissasollicituden’avaitfaitqu’amplifiersaculpabilité.Aprèstout,c’étaitellequiétaitenceinteet à peine remise d’une terrible maladie. Cela aurait dû être à lui de la dorloter. Pas le contraire.Pourtant,quandelleluiprenaittendrementlataille,qu’elleluioffraitunetassedecaféoul’envoyaitsecoucher de bonne heure, il se laissait faire, incapable d’inverser les rôles. Kara avait une autoritématernelletoutàfaitefficace.

Une découverte étrange pour lui qui n’avait, jusqu’ici, jamais soupçonné cet aspect de sapersonnalité.Ohbiensûr,lajeunefemmeétaitunasdanssonmétier.Maisanalyserdesdonnéesetdesstatistiques n’exigeait pas une grande empathie avec les patients. C’était peut-être la raison qui avaitocculté son côté compassionnel.Amoinsque, trop concentré sur son rôledeprotecteur, il n’y ait pasprêtéattention.

Quoi qu’il en soit, jamais il ne s’était senti aussi reconnaissant envers quelqu’un.Alors que sonuniversmenaçaitdes’écrouler,Karaavaitréussiàmaintenirsaviesursesrails.Etcen’étaitpasrien.

C’étaitmêmeformidable.Et,quanddix joursaprès l’accidentdeLisa,samères’étaitexcuséedesproposcinglantsqu’elle

avaiteusàsonégard,iln’enavaitpascrusesoreilles.Jamaiscettedernièrenes’étaitexcuséepourquoiquecesoit.Quandelleavaittort,elles’arrangeaitpourlaisserglisserl’incidentdansl’oubli.Pourtant,cejour-là,elleluiavaitavouésansdétourqu’ellel’avaitmaljugéetquejamaisellenes’enseraitsortiesanslui.

Ilavaitacceptésesexcuses,bienqu’aufondilrestepersuadéquesesreprochesétaientfondés.Plus tard, quand il l’avait vu discuter avecKara, leurs têtes penchées l’une vers l’autre, comme

deuxconspiratrices,ilavaitcomprisquec’étaitàlajeunefemmequ’ildevaitcettedémarche.Mais que pouvait-il faire en retour pour Kara ? Quand elle ne se reposait pas, elle passait ses

journéesàs’ingénieràluirendreservice,toutenl’envoyantpromenerchaquefoisqu’ilvoulaitluirendrela pareille.C’était terriblement frustrant.Mais il restait prudent et se gardait bien de lui faire la pluspetiteremarqueàcesujet.

Siseulementilpouvaittrouverlemoyendefranchirseslignesdedéfense!Uneidée luiayant traversé l’esprit, ilsaisitsonportable. Iln’avaitpasvuKarade la journée,et

elleluimanquait.Ilavaitenvied’entendrelesondesavoix,nefut-cequ’uneminute.—Bonjour,Lucas,commentçava?lança-t-elle,unpeuexcédée,commes’illadérangeaitenpleine

occupation,alorsqu’ilétaitpersuadéqu’ellesereposaitchezelle.—Kara,tuvasbien?Oùes-tu?—Al’épicerie.J’avaisbesoindepetiteschoses.—Pourquoinem’enas-tupasparlé?J’auraispulesacheterpourtoi.—Parcequejesuisparfaitementcapabled’allerfairemescourses.Lemédecinaditqueçanenous

feraitpasdemal, àmoiet aubébé,debougerunpeu.Et, avantque tune ledemandes :oui, Jackestd’accord.Tantquejenemesurmènepas,j’aidroitàunpeud’exercicequotidien.

—Suis-jesiprévisiblequeça?demanda-t-ilensouriant.—Encoreplus!—D’accord,puisquetumeconnaissibien,pourquoiest-cequej’appelle?—Parcequejetemanque!lança-t-elleenriant,avantderecouvrersonsérieuxenconstatantque

celanelefaisaitpasrire.Jeplaisantais.Enréalité,j’ignorelaraisondetonappel.—Tuasdeviné,c’étaitparcequetumemanques,etaussipourt’inviteràdînerchezmoi.Jepeux

passerteprendrevers19heures.—Jeseraisraviededîneravectoi,maisjepeuxvenirparmespropresmoyens.—Jesaisbien,çan’empêchequejepeuxvenirtechercher,répliqua-t-il,énervé.—Jepensaisqueturestaisàlacliniquejusqu’à18heures.—Oui,maisauretour,jepeuxtrèsbien…—Mamaisonn’estpasdu tout sur tonchemin.Rentrechez toi,prendsunebonnedouche. Je t’y

retrouveraivers19heures.—Jet’assurequecelanemegênepasde…—Ecoute,c’estàmontourdepasseràlacaisse.Ilfautquejeraccroche.Atoutàl’heure!Dépité,ilrestacommeunidiot,letéléphoneàlamain,sedemandant,unefoisdeplus,commentil

avaitfaitpourselaissermanœuvrercommeungamin.Enmêmetemps,s’iln’allaitpaschercherKara,ildisposeraitdeplusdetempspourluiconcocter

unesoiréeauxpetitsoignons.Audépart,ilavaitprojetédel’emmenerdînerdansunbonrestaurant,delafaireboireetmangeràsatiété—dumoinsmanger,carl’alcoolétaitexclu.Mais,aufond,iln’avaitpasenviedelapartager.Etpuis,ellesereposeraitmieuxchezlui.Conclusion:unpetitdînerentêteàtêteàlamaisonsemblaitlameilleureoption.

Cela lui donnerait l’occasion de lui renouveler ses remerciements pour tout ce qu’elle avait faitpourluiet,ensuite,deluiexpliquerqu’ilsouhaitaitqueleurrelationpasseàlavitessesupérieure.Car,depuislanuitoùelleluiavaitfaitsitendrementl’amour,ilavaitl’impressionqueleursrapportsavaientrégressé.Onauraitditqu’ilsétaientsisoucieuxdeprotégerleuramitiéqu’ilsavaientfaitunecroixsurl’amour.

Evidemment, en ce moment, le sexe était hors de question, mais ils pouvaient tout de mêmes’embrasser,non?Seconduireenamoureux?Parceque,bienqu’ilsn’aientjamaisabordélaquestion,pourlui,lachoseétaitclaire:ilsavaientuneliaison.NonseulementilaimaitbeaucoupKara,latrouvaitterriblement attirante, mais c’était la personne qui comptait le plus au monde pour lui. En plus, elleportait sonbébé.Toutcelanesuffisait-ilpaspourconstruireune relation?En réalité, ilspartageaientbeaucoupplusquelaplupartdesgens.

Mêmes’iln’avaitpasletempsdecuisiner,illuienrestaitsuffisammentpourfairelivrerunrepas.Après avoir étudié lemenudu restaurant italien leplusproche, il commanda tous lesplats favorisdeKara:deschampignonsfarcis,desbruschetta,desfettucineAlfredoetuntiramisupourledessert.Sileschosessedéroulaientcommeprévu,cedînerauraitundoubleeffet.D’abord,illuipermettraitd’êtreauxpetits soins pour Kara en s’employant à lui faire avaler un maximum de calories. Et ensuite, il luipermettraitd’exprimersessentimentsàlajeunefemmeet,parlamêmeoccasion,dedécouvrirlessiens.Biensûr,Karatenaitàlui,maisl’important,c’étaitdesavoirsielleestimaitqu’ilsavaientunechancedepasseraustadesupérieur.Etilavaitbesoindesavoir.

Dèssasortiedelaclinique,ilfonçachezluipourmettreenscèneledîner.Aprèsavoirmisdeuxbouteillesd’eaupétillanteàrafraîchir,ildressalecouvert,allumaquelques

bougies, puis changea les draps— non parce qu’il prévoyait que la nuit finirait en bacchanale,maisparcequ’ilavaituneenviefollequeKararestedormir.Ellen’avaitpluspartagésonlitdepuislesoirdel’accident,etcelaluimanquaitterriblement.Touteslesnuits,ilseréveillaitenlacherchantàtâtons.

Pourparacheverlascène,ilmitdelamusique,puisallasedoucher.Ilvenaitjusted’enfilerunT-shirtquandlasonnetteretentit.Ilallaouvrirenbrandissantunridicule

bouquet de marguerites — les fleurs favorites de Kara — et ne put retenir un sourire devant sonexpression rêveusequandelledécouvrit sonoffrande.Aprèsavoirplongésonvisagedans lebouquet,ellelehumasilongtempsqu’ilcompritqu’ilavaittapédanslemille.

—Merci,ellessontsuperbes,dit-elleenfin.—Heureuxqu’ellesteplaisent,répliqua-t-ilenenlaçantsataillelégèrementépaissie.C’étaitlàquesenichaitsonbébé—sonbébé!Illaconduisitverslacuisinepourqu’ellepuissedisposerlesfleursdansunvase,puisluimitun

verred’eaupétillantedanslamain.—Tuenasfaitdesfrais!Enquelhonneur?demanda-t-elleenlescrutant,intriguée.—Pourrien.Simplementpourtefaireplaisir.Tum’asétéd’untelsecours,cesdernièressemaines,

que…—Lucas,jen’aipasbesoinderécompensepourm’êtreconduiteenamie.—Peut-être,maisavantqueseproduisecethorribleaccident,nousétionsenpassededevenirplus

que des amis, dit-il, résolu àmettre cartes sur table.Dumoins, c’est ce que j’espérais, ajouta-t-il enl’attirantcontrelui.

Asagrandesatisfaction,illavitouvrirdesyeuxdebicheauxaboisetrougirjusqu’àlaracinedescheveux.C’étaitsi inhabituelchezellequ’ildécidad’enprofiter. Il seglissadanssondosetposa lesmainssursesépaulespourpiquerunbaiserdansledécolletédesarobed’ététurquoise.

Le souffle de Kara se bloqua dans sa gorge, et il la sentit fondre. Immobile, il ferma les yeux,savourantleplaisirdecetteétreintelégère.Commeellecommençaitàs’agiter,ilrepoussasesbouclesfollespourmordillerlazonesensibleàlalimiteducouetdel’épaule.

Aussitôt,Karasemitàremuerlangoureusementcontrelui,jusqu’àcequ’ilpuisseàpeinepenseretencoremoinsrespirer.Ilbrûlaitd’enviedelafairepivoterversluipourseperdredansunbaiser,danssadouceur, l’odeur et la saveur de sa bouche.Mais il se dit qu’il avait suffisamment demaîtrise pour yrésister et la lâcha à regret pour l’entraîner vers la salle àmanger.Même s’il enmourait d’envie, iln’était pas question de sauter sur Kara. Cette soirée lui était destinée. C’était à elle de prendre lesinitiatives.

Ill’installaàsaplace,avantdefaireletourdelatablepours’asseoirenfaced’elle,puisentrepritdelacharmer,commeilsavaitsibienlefaire,toutenluiservantunebruschettafraîcheetcroustillanteetdeschampignons farcis, juteuxetépicés.C’était toutdemêmeparadoxald’avoir fait lacourà tantdefemmes—descréaturesdontilsefichaitéperdumentetdontilavaitmêmeoubliélesvisages—etquelaseulequiaitjamaiscomptépourluin’aitjamaiseudroitàsespetitesattentions.

Aprèstoutcequ’elleavaitfaitpourlui,ilyavaitdequoiêtreconsternédelagrossièredésinvoltureaveclaquelleill’avaittraitée.C’étaitproprementhonteux.Karaétaitsonamie,sonamante,saboussole,son…sonamour?Lemotquivenaitdes’infiltrerencatiminidanssonespritlefrappadestupeur.Mêmesi,indéniablement,c’étaitleplusadaptéàcequ’ilressentait.

—Lucas,çava?lançaKara,hésitante.Ilserenditcomptequ’ellelefixaitdepuisunmomentensilence.Maispouvait-illuiexpliquerque

lechaosinextricabled’émotionsquiletorturaientdepuisdessemaines,desmois—mêmedesannées—venait de disparaître brusquement, chassé par une vérité toute simple : il aimait Kara. Il l’aimait. Ill’aimait!

C’étaitàlafoisterrifiant,exaltantetdément.Unepertesoudaineet totaledesoncontrôlesurlui-même,etpeut-êtreaussilameilleurechosequipuisseluiarriver.C’étaitunbouleversementdepenséesiradical,qu’ils’efforçadelerenvoyerdansleslimbes,carKara,assiseenfacedelui,lescrutaitdesesmagnifiquesyeuxvertsétonnésetinquiets.

—Jevaisbien,dit-il.Mieuxquebien.Ellehochalatête,sansquesaperplexitédisparaissepourautant.Embarrassée,ellepritsonverre,

butunelonguegorgéepuisseraclalagorgeenregardantpartout,saufdanssadirection.C’estalorsqu’ilcomprit.Elleétaitaussinerveusequelui,aussidécontenancéeparceviragebrutal

de leur relationqu’elleavaitaussi senti.Or, iln’avait rien faitpourapaisersesdoutesou la rassurer,commeilétaitdesondevoir.

Résoluàl’aideràsortirdesaconfusion,ils’employaàapaisersesangoissesenluiracontantdesblagues, des anecdotes amusantes sur sa clinique. Et, quand ils se parlèrent de leur journée, il évitasoigneusementd’évoquerLisaetsakyrielledeproblèmes,pourseconcentrersurdessujetsdivertissantsetlégers.

Il lanourrità labecquée,glissantdanssabouche les tranches lesplus juteusesde tomatesoudechampignons,ensavourantaupassagelacaressedeseslèvressursesdoigts.

Ilflirtaoutrageusementavecelleens’arrangeanttoujourspourgarderlecontact:unemainsursajoue,unpiedcaressantlesiensouslatable.IlfutrécompensédecessavantesattentionsquandilvitlesyeuxdeKaras’écarquillerdémesurément,sesmainsdevenirdeplusenplusfébriles.

Maispeut-êtreaurait-ildûs’envouloir.Ill’avaitinvitéepourlamettreàl’aise,pourqu’ellepuisses’ouvrir,seconfieràluietvoilàqu’ilfaisaittoutpourlatroubler.Ill’avaitrenduesinerveusequ’ellepouvaitàpeineavaler.Lepire,c’étaitqu’ilnes’ensentaitmêmepascoupable.

Maiscommentaurait-ilpuse repentir envoyant ses jouesempourprées, sesyeuxétincelants, sonsouffle rapide au point qu’elle haletait et que sa poitrine se soulevait chaque fois qu’elle respirait ?C’étaittellementgratifiantdeconstaterqu’ilexcitaitKara,quel’effetqu’ilproduisaitsurelleétaitaussipuissant,aussi incandescentqueledésirqu’ilavaitd’elle.Parceque,ens’ingéniantà laséduire, ilseretrouvaittotalementàsamerci.

Maisilnedevaitpasoublierpourautantqu’ildevaitaussiprendresoind’elle.Ilbaissalesyeuxetconstataquel’assiettedeKaraétaitencorepleine.

Ils’emparadesafourchette, laplongeadansles fettucine,puis la tenditàKaraquineréagitpastoutdesuite,secontentantdel’observer,commes’ilétaituneénigmeàrésoudre.Celamanqualefaireéclaterderire.Sil’und’euxétaituneénigme,cen’étaitcertainementpaslui!

—Allez,ilfautmanger,l’encouragea-t-ilàmi-voix.Sanslelâcherdesyeux,ellepritlabouchéeetlamâchalonguement.Dèsqu’ellel’avala,ilenprit

uneautreetrecommençasonmanège.Ilscontinuèrentainsi jusqu’àcequel’assiettesoitàmoitiévide.Commeellelevaitlamainpourdemandergrâce,ilmurmura:

—Çatesuffit?—Oui.—Tuasdesnausées?—Non.Çava,j’aiprismonmédicament.— Parfait ! Que dirais-tu de prendre le dessert dans le salon ? proposa-t-il en commençant à

débarrasser.—Franchement,jenesuispassûred’avoirlaplacepourledessert.—Allons, laisse-toiunpeuvivre, insista-t-ilens’emparantdedeuxfourchettesetde laboîtedu

tiramisu.—D’habitude,c’estmoiquidisça,luifit-elleremarquer,amusée.—Raisondepluspoursuivretesconseils.—Peut-être,eneffet,reconnut-elle.Maisunefoissurlecanapé,ellen’acceptaquedeuxinfimesbouchéesdedessertavantdedéclarer

forfait.Il s’apprêtait à protester, à lui demander comment elle comptait regagnerdupoids et nourrir son

bébéenrefusantdemanger,maisilsemorditlalangue.Mieuxvalaitgardersespréoccupationspourlui.Cen’étaitpaspourl’alarmerqu’ill’avaitinvitée.

Ilécartalegâteauetluipritunpiedqu’ilposasursescuissespourlemasserd’unemainfermeetdélicate—lechocolatetlecafén’étantpaslesseulesarmespourrentrerdanslesbonnesgrâcesd’unefemme.Maisàpeineavait-ilcommencésonmassagequ’elleretirabrusquementsonpied.

—Qu’est-cequinevapas?demanda-t-il,surprisparsaminesombre.—Lucas,qu’est-cequetumanigances?répliqua-t-elleenseglissantàl’autreboutducanapé.—Queveux-tudire?—Quejenecomprendspasàquoirimetoutcecinéma,expliqua-t-elleenembrassantd’ungestele

dessertetsonverreencoreintacteteux,assissurlecanapé.Toutcelanenousressemblepas.Denouveau, il fut submergéparun terriblesentimentdehonte. IlentraînaitKaradanssonamour

sansmême lui faire la cour.Certes, il lui avait offert de l’amitié, du rire, des discussions animées etmême de la passion,mais jamais elle n’avait eu droit à un rendez-vous galant, à l’exaltant sentimentd’attentequeprocureuneidylleromantique.Quellebruteilétait!Karaméritaitmieuxquecela.Mieuxquelui.

—Etsiçameplaît,àmoi?répliqua-t-il.—Queveux-tudire?—Situposeslaquestion,c’estquejenet’aipassuffisammentdorlotée.—Maisjen’aipasbesoinquetumedorlotes!rétorqua-t-elleenouvrantdesyeuxeffrayés.Ils’emparadesamainetluicaressatendrementlapaume.—Kara,cen’estpasdeçaqu’ils’agit.Quecesoitclair :prendresoinde toinemeposeaucun

problème.Situasbesoindequoiquecesoit,jeseraitoujourslà,promis.

S’iln’avaitpasétéaussiattentif, iln’aurait remarquéni le tremblementdes lèvresdeKaranisamanièrededétournerlatêtepourdissimulerleslarmesquiluimontaientauxyeux.C’étaitinsupportabledelavoirpleurerenétantàlafoissiprocheetsiloind’elle.

Nesachantcommentréagirautrement,ill’attiracontrelui.

***

Karanesavaitquoipenserduchangementd’attitudedeLucas.Biensûr,elles’enréjouissait—ilaurait fallu être folle pour ne pas se réjouir d’avoir un homme aussi charmant et sexy à ses pieds.Malheureusement, ses efforts sonnaient faux à ses oreilles.Comme s’il se sentait obligé de la séduireparcequec’étaitsondevoirdefuturpère.

Anxieuse,elleattenditqu’ils’explique,maiscommeils’abîmaitdanslesilence,ellefinitpardire:—J’avouequejesuisunpeuperdue.Jenecomprendspascequetuattendsdemoi.—Kara,tun’yespasdutout.Cesoir,cen’estpascequej’attendsdetoiquicompte,c’estceque

jeveuxt’offrir.—C’estbienlàleproblème,carmoi,jenetedemanderien,riposta-t-elleens’écartantdelui.—Jesais,jeconnaistonindépendanced’espritetjen’essaiepasdetechanger.Jeveuxsimplement

prendresoindetoietdubébé.—Pourquoi?Cettefois,cefutàluid’êtrestupéfait.—Queveux-tudire?—Pourquoitiens-tutantàt’occuperdenous?—EnfinKara,vousêtessousmaresponsabilité.C’estnormalquejemedévoueàvotrebien-être.Voilà !Lucas venait de prononcer lemot fatal, celui qu’elle redoutait autant qu’elle le haïssait :

responsabilité. Elle put presque entendre son cœur se briser. Lucas se souciait d’elle, il se sentaitresponsable.Maisilnel’aimaitpas.Entoutcas,pascommeelle,ellel’aimait.

Elleravalaladéceptionquiluibrûlaitlagorge,etdit,avecautantdedouceurpossible:—Iln’estpasquestionquetutesentesresponsabledemoi.Jerefusequetufassestoutcecinéma,

parcequetut’ysensobligé.—Quelcinéma?Jenemesensobligéàrien.Si jefais toutcela,c’estquej’enaienvie,et rien

d’autre.—Pourquoi?répéta-t-elle,tremblantd’espoiretd’anxiétémêlés.Peut-êtreallait-illuidirequec’étaitparcequ’ill’aimait?—Quellequestion!s’exclama-t-il.Tueslamèredemonenfant.Pourquoin’aurais-jepasledroit

d’êtreauxpetitssoinspourtoi?—Parcequejesuislamèredetonenfant.C’esttout?—C’estlavérité,non?—Moiquim’imaginaisêtretameilleureamie,peut-êtremêmetamaîtresse!Enfait,jenesuisque

lamèredetonenfant,laissa-t-elletomberenlaissantpercersadouleur.—Kara,non,cen’estpasdutoutcequej’aivouludire,ettulesaistrèsbien.—Ohoui ! Je sais trèsbienceque tuasvouludire.Comme je suisenceinte, soudain tu te sens

obligéd’agirenconséquence,demefaireungrandnumérodecharmepourquej’aiel’impressiond’êtreexceptionnelleetappréciée.

Le regard que lui jeta Lucas lui prouva, hélas, qu’elle avait raison, aussi continua-t-elle, sansattendresaréponse:

—Jusqu’oùes-tuprêtàpoussercepetitjeu?Tuvasmedemanderderesterdormir?D’emménagercheztoi?Det’épouser?Dis-le-moi,parcequej’aimeraisbiensavoir jusqu’oùtuesprêtàallerpour

prendresoindemoietdenotreenfant.—Kara, ne commence pas. Je reconnais que jem’y suismal pris,mais je n’ai jamais voulu te

blesser.—Jesais,laissa-t-elleéchapperdansunsoupir.Tunefaisqu’essayerdem’aider.Depuisledébut.—Ettum’astoujoursenvoyésurlesroses!Maisenfin,quelmalya-t-ilàsesoucierdetoi?A

vouloirtefaciliterlavie?—Jemefichedetonaide!Cequejeveux,c’esttonamour!Aussitôt, elle voulut rattraper l’aveu qui lui avait échappé. Elle n’avait pas eu l’intention de

culpabiliserLucas.Etait-cesafautes’iln’étaitpasamoureuxd’elle?Ellesavait trèsbienquel’onnepouvait aimer sur commande— une leçon qu’elle avait apprise très jeune, quand son père les avaitquittées,samèreetelle—etqu’ilétaitabsurded’espérerquelessentimentsquel’onéprouvaitpourlesautressoientréciproques.

—BonsangKara!C’estça,tonproblème?Biensûrquejet’aime…—Jet’interdis!s’écria-t-elleenessuyantunelarmesursajoue.Jet’interdisd’avoirpitiédemoi.

Jeneleméritepas.—Qui parle de pitié ? Enfin,Kara, comment pourrais-je te prendre en pitié, alors que tu es la

femmelaplusfortequejeconnaisse?Aucontraire,jet’admire.Etjet’aime.Çafaitdix-septansquetuesmameilleureamie.Laseulepersonneversquijemesoisjamaistourné.Tudoistoutdemêmesavoircequejeressenspourtoi,non?

—Trèsbien,tum’admires.Jecomptebeaucouppourtoi.Maiscelanesuffitpaspourbâtirunevieàdeux.

—Nousavonsdéjàunevie,répliqua-t-ilenlaprenantparlesépaules.J’auraiscruquenosdix-septannéesd’amitiéleprouvaientassez.Sansparlerdubébéquenousavonsconçuensemble.Cen’estpasbâtirunevie,ça?

—Il…ilfautquej’yréfléchisse,balbutia-t-elleenrepoussantsesmains.—D’accord,murmura-t-il,déçuparsaréponse.Biensûr.C’estévident.Euh…Combiendetemps?—Jenesaispas.Nousauronslesrésultatsdel’amniocentèsedansquelquesjours.Acemoment-là,

nous…—Lesrésultatsdel’amniocentèse?Quandyes-tuallée?—Cematin.Enfait,cen’étaitpassiterribleque…—Ettunem’asriendit?Tunem’aspasdemandédet’accompagner?—Tuavaisdutravailetpuistudevaist’occuperdetasœur.Jen’avaispasbesoindetaprésence.—Etsimoij’avaisbesoind’yêtre?Pourquoinevoudrais-jepasassisterlafemmequej’aime,la

femmequiportemonenfant,quandelledoitsubirunexamenmédical?—Tuétaispris!—Allonsdonc!N’inversepaslesrôles,veux-tu.Jet’aiditquejevoulaisyaller.Jet’aidemandé

demeprévenir.Mais tu t’enesbiengardée !Parceque tunesupportespas l’idéed’avoirbesoindesautres.Alorsnevapasprétendrequetumel’ascachépournepasm’importuner.Ilyadesannées,tonpèreaabandonnétamère,ettoiaussi,parlamêmeoccasion.Ensuite,tamèreestmorte,renforçanttonsentiment d’abandon. Résultat : tu es persuadée que tout le monde va te quitter. Tu prétends que lesproblèmesviennentdemoi,que je refusedem’engager,deporter lesbagagesdesautres,mais en faitc’esttoiquimefuis,toiquirepousseslesgens,avantmêmequ’ilsaientl’occasiondetedécevoir.Sinonpourquoinem’as-tupasditque tusouffraisde ladenguehémorragiqueavantd’êtreguérie?Pourquoilutterais-tubecetonglespourquejenem’impliquepasdanstagrossesse?Tumerejettesavantquejepuissetetrahir,parcequetunemefaispasconfiance!

Lucasdisaitn’importequoi.Desphrasesabsurdes,ridiculesetqui,pourtant,atteignaientleurcibleaveclapuissancedebouletsdecanon.

—Celan’arienàvoiraveclaconfiance!protesta-t-elle.—Oh!Excuse-moid’êtred’unautreavis!lança-t-il, ironique.Sais-tuquej’aidiscutéavectous

lesgynécosdemaconnaissancepourtenterdetrouverpourtoiunesolutionmiracle?Poursauvernotrebébé?Pourtesauver,toi?Kara,j’aitellementpeurdeteperdre.Jesaisàquelpointtudésirescetenfantet jeredouteque,encasd’incident, tusois tellementdévastéequejefinisseparteperdre.Maisjemetrompais.Celafaitdéjàbellelurettequejet’aiperdue,n’est-cepas?

—Je…jenesaispas.—Displutôtquetuneveuxpassavoir,répliqua-t-il,lavoixaussicinglantequ’uncoupdefouet.En

réalité,leproblèmeestbienplusprofondetbienplusancienquecebébé.Tun’asjamaisvouludemonaide,jamaisvoulutefieràmoi.

—Jecherchaisàteprotéger.—Arrête!Tuvoulaisteprotéger,toi!lança-t-il,levisagedéforméparlechagrin,larageetcequi

ressemblaitpresqueàdelahaine.Furieux,ilfaillitajouterquelquechose,maisilseretintauderniermoment.—Peut-êtrepourrais-jecroirequetusouhaitesvraimentmeprotéger,dit-il.Maiscen’estpasainsi

quefonctionneunevraierelation.Chaquefoisquej’enairessentilebesoin,jemesuisappuyésurtoi.Enrevanche,tuastoujoursrefuséd’enfaireautant.

—Parceque tuétaisdéjàaccabléde responsabilitésavec taclinique, tamère, tes sœurs…sansparlerdetesmaîtresses.Tunefréquentaisquedesfemmesquiteharcelaientdeleursexigences,deleursbesoins.

—Aucunen’estrestéedix-septansdansmonexistence,ilmesemble.Etest-cequej’enaiaiméuneseule ? Ai-je désiré bâtir ma vie avec l’une d’elles ? Tout fait pour les voir, dès que l’occasion seprésentait,parceque jenepouvaispasmepasserd’elles ?Non !Ça,Kara, c’était tonprivilège.Tonprivilège exclusif. Si tu me l’avais demandé, j’aurais accepté avec enthousiasme de te décharger den’importequelfardeau.Commepeux-tuêtremonamiedepuisdix-septansetmeconnaîtresimal?

—Lucas…,murmura-t-elled’unevoixbrisée.Elle avait l’impression que le visage de Lucas était flou. Elle cligna les yeux pour chasser ses

larmes,mais cela ne changea rien. C’est alors qu’elle se rendit compte qu’elle n’était pas la seule àpleurer.Lucasaussi.

Ellesejetasurlui,lepritdanssesbrasetl’étreignitdetoutessesforces.—Excuse-moi,Lucas. J’essayais seulementde teprotéger. Je te jure.As-tuseulement idéede la

douleurquec’estdesubir touscesexamens,devoir lebébéà l’échographieetdesedirequ’onne leprendraprobablementjamaisdanssesbras.

—Le?Tuveuxdirequec’estungarçon?—Nousnelesauronspasavantmardi,quandnousauronslesrésultats.Lucas!Arrêtedesourire

commeça!Tunecomprendsdoncpaslasituation?Nousrisquonsdeleperdre.Quoiquejefasse,quoiquetufasses,nousallonspeut-êtreleperdre.Tunevoisdoncpascommejesouffre?Pourquoivoudrais-tuquejet’imposecettedouleur?N’est-cepasnormaldet’épargnerdumieuxquejepeux?

—Cen’estpastonrôle!s’écria-t-il,excédé.—Parceque,enrevanchec’estletien?Commeilnerépondait,ilsrestèrentàsedéfierduregarddansunsilencepesant.Soudain,ilfitvolte-facepours’enaller,maisellel’enveloppadesesbraspourleretenir.Iltentade

larepousseravecménagement,maiselles’agrippaàlui.Finalement,ilcessadelutteretlatintcontreluipendantd’interminablessecondes.D’effroyablessecondespourelle,parceque,mêmes’ilétaitprésentphysiquementetlaserraitdanssesbras,ellesavaitqu’enpenséeilétaitdéjàparti.

—Quandalieutonprochainrendez-vouschezlemédecin?demanda-t-ilenfin.—Mardiprochain.

—AucabinetduDrBeaumont?—Oui.—Jeveuxvenir.—Biensûr.Monrendez-vousestà9h30.— Je te retrouverai là-bas. Viens, je vais te raccompagner chez toi, lança-t-il en allant dans la

cuisinerécupérersontrousseaudeclés.—Commeça?répliqua-t-elle,déconcertée.Ladiscussionestterminée,alorstumefichesdehors?—Jenetefichepasdehors.—Vraiment?Donc,jepeuxrester.—Jenecroispasquecesoitunebonneidée.Nousavonstousdeuxbesoind’espace.—Parlepourtoi!C’esttoiquiveuxprendretesdistances.—D’accord.J’aibesoind’unpeud’espaceetjevoudraisquetut’enailles.Ellelefixa,tétanisée.Ilvenaitdecraquerl’allumettequiallumalamècheducocktailexplosifde

peur,dechagrinetdecolèrequibouillonnaitenelle.Unmotdeplusdesapart,etelleallaits’embrasercommeunetorche.

—Trèsbien,dit-ellesimplement.Aprèsavoirfaitletourdurez-de-chausséepourramasserseschaussuressouslatabledelasalleà

mangeretprendresonsacàmain,posésurlecomptoirdelacuisine,elledéclarasèchement:—Inutiledemeraccompagner.Jesuisvenueavecmavoiture,tutesouviens?Là-dessus,latêtehaute,elleseruahorsdelamaison,descenditl’allée,montadanssavoiture,et

s’empressadedémarrer,priantpourqueLucasnel’aitpassuiviepouressayerdes’expliquer.Elle fit le trajetd’unedemi-heurepour rentrerchezelle en refoulant sonchagrin sousd’épaisses

couchesderageglaciale.Lucasl’avaitchasséedechezlui.Aprèsavoirproclaméhautetfortqu’ilseraittoujourslàpourelle,

qu’ilaccourraitàlapremièredifficulté,ilvenaitdelajeterdehorscommeunemalpropre.Maispourquiseprenait-il?

Sa colèredura jusqu’à ceque, parhasard, elle regardedans son rétroviseur.Lucas la suivait—certainementpourvérifierqu’ilneluiarriveraitrienencoursderoute.

C’est alorsque le chagrinbrisa labanquise sous laquelle elle l’avait enfoui, et que soncœur sedéchiraendeux.

19

PourKara, les jours suivants se déroulèrent dans une torpeur douloureuse.Après être rentrée dechezLucas,cemardisoirdesinistremémoire,elleavaitrampésanssedéshabillerjusqu’àsonlitpours’enfouirsouslescouverturesetn’enavaitémergéqu’aumatinsuivant,quandlanauséeavaitpointésonsalemuseau,laforçantàpiquerunsprintverslasalledebains.

Aprèsquoi,pourlebiendubébé,elles’étaitforcéeàmanger,àfaireunpeudegymnastique,puiselles’étaitétenduesurlecanapépoursereposer.

Toutelajournée,elleavaitguettélasonneriedutéléphone,agonisantunpeuplusàchaqueseconde,àcausedusilencedeLucas.

Deux fois elle avait saisi le combinépour lui téléphoner,mais l’avait reposé sans avoir fait sonnuméro.C’étaitluiquil’avaitfichueàlaporte.Luiquiavaitréclamédel’espace.S’ilchangeaitd’avisetsouhaitaitluiparler,ilsavaitoùlatrouver!

Le lundimatin, elle lui avait envoyépar texto l’adresseduDrBeaumont.Aprèsavoir attenduenvainsaréponsependantdesheures,elleavaitfiniparluienenvoyerundeuxièmepours’assurerquelepremierétaitbienarrivé.Devantsoninsistance,ilavaitrépondu:«bienreçu.Merci.»

Troismots !C’était tout.Dix-septansd’amitié réduitsàces troispetitsmotsminables.Ellen’enrevenaitpas.

Malade de dégoût et trop chagrinée pour dormir, la nuit suivante, elle n’avait pas fermé l’œil,terrifiéeparl’attentedesrésultatsdel’amniocentèse.SiseulementelleavaitputéléphoneràLucas,poursavoirs’ilétaitaussianxieuxqu’elle!Maisaprèssonmessagedelaveille,iln’étaitpasquestionqu’ellel’appelle.Elleseretrouvaitdonctouteseule,etserendaitcompte…qu’ellen’aimaitpasdutoutça.

Cequiétaittristementironique.Elleavaitpassésonexistenceàpenserqu’elleétaitseule.Depuisquesonpèreétaitpartietquesa

mères’étaiteffondrée,c’étaitseulequ’elleavaittracésonchemindanslavie.Et,aprèsledécèsdesamère, quand elle avait eu la certitude qu’elle ne pourrait jamais compter sur son père, son intimeconviction s’était renforcée : elle était bel et bien livrée à elle-même. Mais ce qu’elle n’avait pascompris—ouplutôtqu’ellen’avaitdécouvertquelorsqu’ilétaittroptard—,c’étaitqu’enfait,ellesetrompait.Jamaisellen’avaitétéseule.Et,sisonisolementneluiavaitjamaispesé,c’étaitbienparcequeLucasavaittoujoursétéprésentdanssavie.

Même quand ils étaient dans des universités différentes, qu’ils travaillaient à des milliers dekilomètres l’un de l’autre, il n’avait jamais été avare de ses coups de fil ou de ses e-mails. Etaujourd’hui…

Le mardi matin, le jour se leva, vif et clair, bruissant de gazouillis d’oiseaux, avec un soleiléblouissantinondantlesmassifsdefleurs.Siellen’avaitpasdéjàrouléhorsdulitpourallervomirson

dîner,lagaietéintolérabledecettejournéemagnifiqueluiauraitdonnélanausée.Elles’habillalentementenpressantdetempsàautresamainsursonventrepouressayerdesentir

unquelconquemouvementdubébé.Aujourd’hui,elleallaitdécouvrirsilevirusavaitcauséd’éventuellesanomaliesgénétiques.Elleallaitsavoirsielleavaitunechancedetenirunjoursonbébédanssesbras,ousisonorganismeallaitmettrefindéfinitivementàcerêve.

Elle n’avait jamais été très religieuse. En fait, elle était agnostique.Au cours de sesmissions àl’étranger, elle avait vu trop de douleur, trop de violence et de chagrin pour ne pas mettre en causel’existenced’unDieud’amour.Maisaujourd’hui,pourlapremièrefoisdesavied’adulte,elleéprouvaituneirrésistibleenviedeprier.Paspourelle-même,maispourque,quoiqu’ilarrive,sonbébén’aitpasàsouffrir.

Elle ferma les yeux et lança un appel silencieux au ciel. Elle ne reçut pas de réponse, maisqu’importe!Ellen’enavaitpasvraimentespéréune,nonplus.

Elle parcourut le court trajet jusque chez sa gynécologue sans allumer la radio, incapable desupporter l’enjouementforcédanslavoixd’unquelconqueanimateuralorsqu’autourd’ellesonmondes’écroulait.

Elle avait tout programmé pour arriver pile à 9 h 30, car elle ne se voyait pas patienterinterminablementdanslasalled’attenteàcôtéd’unLucasfroidetindifférent.Avecunpeudechance,ilseraitcoincéàlacliniqueetarriveraitenretard.

MaislaréputationdefiabilitélégendairedeLucasMontgomeryn’étaitpaslefruitduhasard.Quandelle ouvrit la porte de la salle d’attente, il y était déjà installé, unmagazine sur les genoux, le visageimpénétrable. Seule l’agitation de son index pianotant sur sa jambe trahissait son émotion — seulemarquedenervositéqu’iln’aitjamaispuréprimer.

Laporteserefermasurelleavecunbruitsourdquiluifitreleverlatête.Leursregardssecroisèrentet,durantuntempsinfini,elleoubliaderespirer.LesyeuxdeLucasbrûlaientd’unfeusiardentqu’ellefaillits’yperdre.Etbrusquement,illuitournaledos.

Après avoir été s’enregistrer à la réception, elle retourna dans la salle d’attente.Maintenant, ilfallaitchoisirunechaise.Sonindécisionredoublaquandelleconstataquetouteslesfemmesavaientleurconjointàcôtéd’elles.Si elle s’asseyait tropprèsdeLucas, ellecraignaitqu’ilne se lèvepourallers’installer ailleurs.De toute façon, après sa conduite inqualifiable de l’autre jour, elle n’avait aucuneenviedel’approcher.

Elleoptafinalementpourunsiègedansuncoin,àlafoissuffisammentprochedeluipourqu’ilsoitévidentqu’ils étaient ensemble, et suffisammentéloignépournepasêtreobligéede le regarderoudesupportersoncontact.

Beaucoupdesoucispourrien!Car,àlasecondeoùelles’assit,l’infirmièrel’appela.Lucasattenditqu’ellesoitpasséedevantluipourseleveretluiemboîterlepas.C’étaitétrangede

seretrouverensembledanslecabinetdumédecin,qu’ilresteprèsd’ellependantqu’onlapesait.L’infirmièrefitunegrimacededésapprobationenconstatantqu’elleavaitperduunkilo,depuissa

dernièrevisite,lasemaineprécédente.—Malgréletraitement,vousaveztoujoursdesnausées?demanda-t-elle,avantdenotersonnom

surunflaconqu’elleluitendit.—Oui,presquetoutletemps,répondit-elleensedirigeantdéjàverslestoilettes.—Cesbébés éprouvent beaucoup leurmaman, n’est-cepas ? lança l’infirmière en s’adressant à

Lucas.Karaneputs’empêcherdetendrel’oreillepourécoutersaréponse.—Jenesaispastropcommentçasepasse,répondit-il.Attristée,Karalaissaéchapperunsoupir.

Dès qu’elle eut terminé, elle se rendit dans la salle d’examens où Lucas bavardait avec leDrBeaumont.

—Jen’avaispascomprisqueLucasétait lepèredevotreenfant,déclaraMaryBeaumontquandelle entradans lapièce—cequi, à en jugerpar la réactiondeLucas, semblait lapire chosequ’elleauraitpudire.

Maisàcetinstant,Karas’enmoquaitéperdument.Toutesonattentionétaitrivéesurlesrésultatsdel’amniocentèsequeleDrBeaumonttenaitàlamain.

—Alors,quedisentlesexamens?demanda-t-elle,incapabledediscuterdequoiquecesoit,avantdesavoirsisonbébéavaitunechancedesurvie.

MaryBeaumontsourit.—Enfait,lestestssontbienmeilleursqueprévus,répondit-elle.Jepensaisvousexaminerd’abord,

maisoublionsçapourlemoment,pournousconcentrersurlesbonnesnouvelles.Elleouvritledossieretleurtendit,àtousdeux,unecopiedesrésultats.—Habituellement,jenefaispasça,maisvousêtesmédecinstouslesdeux,dit-elle.Commevous

pouvezleconstater,leprincipalproblèmec’estlathrombocytopénie.Cequin’ariend’étonnant.Lachutedutauxdeplaquettessanguinesaffectesouventlesenfantsdemèresatteintesdeladenguehémorragique.Il existe plusieurs traitements pour y remédier. Je vous les expliquerai, ainsi que le protocole que jeprévoisdemettreenplace.Enrevanche,lesautresrésultatssontexcellents.

— On peut soigner la thrombocytopénie en faisant à Kara des transfusions hebdomadaires deplaquettes,observaLucas.

—Oui,etc’estcequej’envisageenpriorité,confirmaleDrBeaumont.Aunstadeaussiprécoce,iln’yaaucunegarantiederésultat,maisl’avantage,c’estquenousavonsbeaucoupdetempspourchangernotrefusild’épauleencasd’échec.Biensûr,unecésarienneseraobligatoire.Avecuntauxdeplaquettessi bas, une naissance par les voies naturelles présenterait trop de risques. Nous ne pouvons nous lepermettre.N’empêchequenousavonsdebonnesraisonsd’êtreoptimistes.Vousaviezraisondepuis ledébut,conclut-elle,avecunsourire,ensetournantversKara.

Karaétaitsisoulagéequ’ellefutsaisiedevertiges.EllevacillasursachaiseetseseraitévanouiesiLucasnel’avaitempoignéepourluiinclinerlatêteentrelesjambes.

MaryBeaumontluiaccordaquelquessecondespourseremettreavantd’ordonner:—Allez,zou!Montezsurlatable.Pourlemoment,votresantém’importeplusquecelledevotre

bébé.Ellevatrèsbien.—Elle?répliquaLucas.—Ahbon, vous ne l’avez pas lu sur les résultats de l’amniocentèse ?En effet,Kara attend une

petitefille.

***

PourLucas, lesminutessuivantesdéfilèrentdans laconfusion laplus totale.Car, toutenessayantd’assimiler l’idée qu’il allait être père d’une petite fille, il s’efforçait de suivre les commentaires deMaryBeaumontsurlasantédeKaraqui,commeill’avaitcraint,étaitloind’êtrebrillante.

— Il va falloir vous fairemanger, ordonna la gynécologue en gribouillant une ordonnance. Pourvotretaille,vousêtesseptkilosendessousdupoidsnormal.

—Maisjemangeaumoinssixfoisparjour!s’exclamaKara—Peut-être,maisvousvomissezaussi régulièrement,cequin’est favorableniàvotresanténià

celledu fœtus.VoilàuneordonnancepourduPrimperan,dit-elle en lui tendantunpapier.Puisque lesautresmédicamentssontsanseffet,nousallonsessayercelui-ci.C’estunproduitpluspuissant,maissansrisques majeurs pour le bébé. De toute façon, rien ne peut être pire pour cette petite qu’une mère

incapablede lanourrir.Avantquevousnecherchiez lapetitebête,oui, iln’yaeuqu’uneseuleétudesérieusesurcettemolécule.Enrevanche,elleétaittrèsexhaustiveetsesconclusionstoutàfaitpositives.Votrebébéserabienplusendangersivousmourezdefaimquesivousprenezcemédicament.Jevaisaussidoublervotredosedefer,ajoutaMaryBeaumontencontinuantàécrire.Jesaisqu’avectoutcequevousprenezdéjàçafaitbeaucoup,maiscertainesrecherchesdonnentàpenserqueleferaugmenteletauxde plaquettes chez le fœtus. Je vais organiser la première transfusion et je vous appellerai pour vousdonnerlesdétails.Ellesaurontlieuaucentrededialysedudessus,etdureront,chaquefois,cinqheureset demie. Alors autant vous y préparer avant de venir. J’aimerais également vous revoir d’ici unesemaine.Sivousn’avezpasd’autresquestions,nousenavonsterminé,conclut-elleenlesobservantavecungrandsourire.

—SiKaramangecorrectement,elleseratiréed’affaire?s’enquitLucas—Lebébé…—Jeneparlepasdubébé,maisdeKara.Est-cequeKarairabien?—Votrecompagneestsolide,réponditMaryBeaumontd’unevoixrassurante.Deplus,elleétaiten

pleinesantéquandelleesttombéemalade.L’échographiedesesorganesestnormale.Sinousarrivonsàjugulersesnausées,toutdevraitbiensepasser.

LesoulagementquisubmergeaLucasétaitsiravageurque,soudain,ilcompritpourquoiKaraavaitfailli s’évanouirà l’écoutedes résultats.Lui, il avait l’impressionqueses jambesétaientdevenuesencaoutchouc!

CommeKarasortaitpourallerréglerlaconsultationetfixerunnouveaurendez-vous,ilmarmonna«jeteretrouvedehors»,avantdeseruerhorsdelapièce.

Sacoursenes’arrêtaqu’unefoisqu’ilfutarrivéàl’extérieur,danslesoleildelafind’été.Haletant,il secourbaenavantenplaquant sesmains sur sescuissespour inspireràpleinspoumons, touten seremémorantcequeMaryBeaumontavaitdit.Lebébé—safille—allaitprobablements’entirersansséquelle.QuantàKara…Dieusoitloué!Karairaitbien.Elleallaitbien.

Secouéparunsanglot,iltentadelechasserentoussant.C’étaitdéjàdéplorabledes’êtreconduitensalaudavecKara,jeudisoir,inutiled’enrajouterenréagissantcommeunemauviette.Maisàlasecondeoù le sanglot s’évanouissait, un autre jaillit, encore plus puissant, et vint se bloquer dans sa gorge. Ils’adossaaumurets’accordauneminute,justeuneminute,pourpleurertoutsonsoûl.

—Lucas?LavoixdeKaralefitsursauter.Ildétournavivementlatêtepouressuyerleslarmesqu’ilavaitété

incapablederéprimer.—Tuvasbien?demanda-t-elle,avantdeposertimidementlamainsursonépaule,commesielle

avaitpeurd’êtrerepoussée.MonDieu!Ilétaitleroidesimbéciles!Direqu’ill’avaitaccabléedereproches!Toutcela,parce

qu’ilnepouvaitpasaffronterlahonteden’avoirjamaisrienpufairepourelle.Maissi,duranttoutescesannées,Karanes’étaitjamaisadresséeàluiquandelleétaitdanslebesoin,c’étaitparcequ’ilavaitétéincapabledelamettreàl’aise.Ellen’yétaitpourrien.C’étaitsafauteàlui.Etilavaitététropbêtepourlecomprendre.

—Oui,oui,trèsbien,marmonna-t-ilenseredressant.Aussitôt,Kararetirasamain,etiléprouvauneterriblesensationdemanque.—C’estmerveilleux,non,quelebébéaillebien?lança-t-elle,radieuse.—Oui,c’estformidable.Et c’était vrai.Mais cen’était pas le risquedeperdre cebébéqui l’avait privéde sommeil ces

dernièressemaines.C’étaitsonangoissepourlamèredecebébé.—Ondevraityaller,dit-elle.Tudoisretourneràlacliniqueet…

—Net’envapas,murmura-t-ilenluiagrippantlamain.Jesuisdésolé,Kara,situsavais!Excuse-moipourtoutesleshorreursquejet’aidites,l’autresoir.C’étaitaffreux,mesquinettotalementinjuste.Jamaisje…

—Non!Tuavaisraison.J’étaisincapabledecroirequejepouvaiscompterpourtoi.Ettoutcelaparcequepersonnenem’ajamaisvraimentaimée,pasplusmamèrequemonpère.Jedoisvivreaveccedéplorablebagageaffectif.Maiscelan’arienàvoiravectoi.J’auraisdûcomprendreque…

—Non,c’estmoiquiauraisdûinsister,essayerdedécouvrirsituavaisbesoindequelquechose,sijepouvaistedéchargerunpeu.Maistusemblaistellementautonome…

—Jesuisautonome.— Je sais. Tu es la femme la plus autonome que j’aie jamais connue. Et je t’aime. Je t’aime

tellement,quejenesaismêmepascommentteleprouver.—Moiaussi,jet’aime,Lucas.Enfait,jecroisquejet’aiaimédèslepremierjour,quandtum’as

souriaprèsm’avoirenvoyétonstupideballondevolleysurlatête.—Unmoyenefficaced’attirertonattention,non?—Eneffet,mais tunevaspasprétendreque tuas ratéun servicegagnant exprèspourque je te

remarque.— Bien sûr que si ! Jusque-là, tu n’avais d’yeux que pour mon colocataire, et ça m’énervait

beaucoup.—Tuavaisunecopine!—Quandmême.Çamerendaitdingue.—Nonmaisregardez-moicetégoïstequilesveuttoutespourlui!—Oui,ehbien,çam’apeut-êtreprisdix-septans,maisj’aifiniparcomprendrecequiétaitclair

depuisledébut:jet’aime.—Moiaussi,jet’aime.Lucassourit,satisfait.Jamaisilnepourraitselasserd’entendreKararépétercesmots.—Maintenant,laquestionquisepose,c’est:qu’est-cequetuvasfaire?reprit-il.—Moi?Pourquoiceseraitàmoidedécider?—Parcequeçaatoujoursétélecas.Mais,vuquejemesensd’humeurmagnanime,jevaistelivrer

unindice.— Ah bon ? répliqua-t-elle avec cette moue qui l’avait toujours fait fondre, le poussant à se

demanderl’effetquecelaferaitdel’embrasser.Maintenant, il le savait.Pourtant, l’enviede recommencer, encoreet encore, le tenaillait toujours

autant.—Voilà,dit-ilensepenchantsursabouchepourydéposerunbaiserpassionné,heureuxdelasentir

répondreaveclamêmeardeur.Situledemandesgentiment,jeconsentiraipeut-êtreàtelaisserfairedemoiunhonnêtehomme.

—C’estçatonindice?lança-t-elle,éberluée.—Eneffet.—Tuveuxmedemanderen…—Exactement,répondit-ilenl’embrassantdenouveau.Tiens,encoreunindice!—Tuauraispuledemanderdanslesformes.—Pourquoi?Tuesunefemmeautonome.Tuescapabledecomblerlesblancs.Ellepritsonvisageàdeuxmainsetplongeasonregarddanslesien.—Tuveuxdirequel’onvasemarier?demanda-t-elle.—C’estexactementcequejevoulaisdire.—D’accord,maisc’esttoiquiachèteslabague.Ilfouilladanssapoche,etensortitunpetitécrinbleu.

—C’estdéjàfait,dit-il.

TITREORIGINAL:ABOUTTHEBABY

Traductionfrançaise:FRANÇOISERIGAL

HARLEQUIN®

estunemarquedéposéeparleGroupeHarlequin

PRÉLUD’®

estunemarquedéposéeparHarlequinS.A.

Photodecouverture

Maind’enfantettrèfle:

©SHAKTI/AMANAIMAGES/CORBIS/ROYALTYFREE

Réalisationgraphiquecouverture:E.COURTECUISSE(HarlequinS.A.)

©2012,TracyL.Deebs-Elkenaney.©2013,HarlequinS.A.

ISBN978-2-2802-9841-4

Cetteœuvreestprotégéeparledroitd'auteuretstrictementréservéeàl'usageprivéduclient.Toutereproductionoudiffusionauprofitdetiers,àtitregratuitouonéreux, de tout ou partie de cetteœuvre, est strictement interdite et constitue une contrefaçon prévue par les articles L 335-2 et suivants duCode de laPropriétéIntellectuelle.L'éditeurseréserveledroitdepoursuivretouteatteinteàsesdroitsdepropriétéintellectuelledevantlesjuridictionscivilesoupénales.

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