33
Lettres persanes Montesquieu Livret pédagogique correspondant au livre élève n°61 établi par Youmna Charara, docteur en littérature française

00 Lettres persanes prof ok - BIBLIO - HACHETTE · Lettres persanes Montesquieu Livret pédagogique correspondant au livre élève n°61 établi par Youmna Charara, docteur en littérature

  • Upload
    voque

  • View
    225

  • Download
    1

Embed Size (px)

Citation preview

Lettres persanes

Montesquieu

L i v r e t p é d a g o g i q u e correspondant au livre élève n°61

établi par Youmna Charara,

docteur en littérature française

Sommaire – 2

S O M M A I R E

A V A N T - P R O P O S . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3  

T A B L E D E S C O R P U S . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4  

R É P O N S E S A U X Q U E S T I O N S . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5  Bilan de première lecture (p. 242) ................................................................................................................................................................... 5  Extrait de la Lettre 24 (p. 40, l. 23, à p. 41, l. 47) .............................................................................................................................................. 6  

◆ Lecture analytique de l’extrait ..................................................................................................................................................... 6  ◆ Lectures croisées et travaux d’écriture ......................................................................................................................................... 7  

Extrait de la Lettre 46 (p. 76, l. 23, à p. 77, l. 49) ............................................................................................................................................ 13  ◆ Lecture analytique de l’extrait ................................................................................................................................................... 13  ◆ Lectures croisées et travaux d’écriture ....................................................................................................................................... 15  

Extrait de la Lettre 48 (p. 91, l. 132, à p. 92, l. 159) ........................................................................................................................................ 20  ◆ Lecture analytique de l’extrait ................................................................................................................................................... 20  ◆ Lectures croisées et travaux d’écriture ....................................................................................................................................... 21  

C O M P L É M E N T S A U X L E C T U R E S D ’ I M A G E S . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 9  

B I B L I O G R A P H I E C O M P L É M E N T A I R E . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 3  

Tous droits de traduction, de représentation et d’adaptation réservés pour tous pays. © Hachette Livre, 2013. 43, quai de Grenelle, 75905 Paris Cedex 15. www.hachette-education.com

Lettres persanes – 3

A V A N T - P R O P O S

Les programmes de français au lycée sont ambitieux. Pour les mettre en œuvre, il est demandé à la fois de conduire des lectures qui éclairent les différents objets d’étude au programme et, par ces lectures, de préparer les élèves aux techniques de l’épreuve écrite (lecture efficace d’un corpus de textes ; analyse d’une ou deux questions préliminaires ; techniques du commentaire, de la dissertation, de l’argumentation contextualisée, de l’imitation…). Ainsi, l’étude d’une même œuvre peut répondre à plusieurs objectifs. Les Lettres persanes, en l’occurrence, permettent d’étudier les genres et les formes de l’argumentation, des questions relatives aux idées religieuses et politiques (rangées dans les programmes scolaires sous la dénomination « La question de l’homme »), ainsi que certains aspects du genre romanesque au XVIIIe siècle. Dans ce contexte, il nous a semblé opportun de concevoir une collection d’œuvres classiques, Bibliolycée, qui puisse à la fois : – motiver les élèves en leur offrant une nouvelle présentation du texte, moderne et aérée, qui facilite la lecture de l’œuvre grâce à des notes claires et quelques repères fondamentaux ; – vous aider à mettre en œuvre les programmes et à préparer les élèves aux travaux d’écriture. Cette double perspective a présidé aux choix suivants : • Le texte de l’œuvre est annoté très précisément, en bas de page, afin d’en favoriser la pleine compréhension. • Il est accompagné de documents iconographiques visant à rendre la lecture attrayante et enrichissante, la plupart des reproductions pouvant donner lieu à une exploitation en classe, notamment au travers des lectures d’images proposées dans les questionnaires des corpus. • En fin d’ouvrage, le « Dossier Bibliolycée » propose des études synthétiques et des tableaux qui donnent à l’élève les repères indispensables : biographie de l’auteur, contexte historique, liens de l’œuvre avec son époque, genres et registres de l’œuvre… • Enfin, chaque Bibliolycée offre un appareil pédagogique destiné à faciliter l’analyse de l’œuvre intégrale en classe. Présenté sur des pages de couleur bleue afin de ne pas nuire à la cohérence du texte (sur fond blanc), il comprend : – Un bilan de première lecture qui peut être proposé à la classe après un parcours cursif de l’œuvre. Il se compose de questions courtes qui permettent de s’assurer que les élèves ont bien saisi le sens général de l’œuvre. – Des questionnaires raisonnés en accompagnement des extraits les plus représentatifs de l’œuvre : l’élève est invité à observer et à analyser le passage. On pourra procéder, en classe, à une correction du questionnaire ou interroger les élèves pour construire avec eux l’analyse du texte. – Des corpus de textes (accompagnés, le plus souvent, d’un document iconographique) pour éclairer chacun des extraits ayant fait l’objet d’un questionnaire ; ces corpus sont suivis d’un questionnaire d’analyse des textes (et éventuellement d’une lecture d’image) et de travaux d’écriture pouvant constituer un entraînement à l’épreuve écrite du bac. Ils peuvent aussi figurer, pour la classe de Première, sur le « descriptif des lectures et activités » à titre de groupements de textes en rapport avec un objet d’étude ou de documents complémentaires. Nous espérons ainsi que la collection Bibliolycée sera, pour vous et vos élèves, un outil de travail efficace, favorisant le plaisir de la lecture et la réflexion.

Table des corpus – 4

T A B L E D E S C O R P U S

Corpus Composition du corpus Objet(s) d’étude et niveau(x)

Compléments aux travaux d’écriture destinés aux séries technologiques

Le trône et l’autel (p. 46)

Texte A : Extrait de la Lettre 24 des Lettres persanes de Montesquieu (p. 40, l. 23, à p. 41, l. 47). Texte B : Extrait de Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte de Bossuet (pp. 46-47). Texte C : Extrait de L’An 2440. Rêve s’il en fut jamais de Louis Sébastien Mercier (pp. 47-48). Texte D : Extrait de l’article « Transsubstantiation », dans le Dictionnaire philosophique de Voltaire (pp. 49-50). Document : Louis XIV offre sa couronne et son sceptre à la Vierge de Philippe de Champaigne (p. 50).

Genres et formes de l’argumentation (Seconde). La question de l’homme (Première).

Question préliminaire Distinguez, parmi les textes et le document du corpus, ceux qui relèvent du registre satirique et ceux qui ont un caractère sérieux. Commentaire Vous montrerez la manière dont Louis-Sébastien Mercier représente la société idéale de l’an 2440 , dans un texte qui est à la fois une uchronie (ou une utopie) et un récit à visée argumentative.

Religions révélées et religion naturelle (p. 80)

Texte A : Extrait de la Lettre 46 des Lettres persanes de Montesquieu (p. 76, l. 23, à p. 77, l. 49). Texte B : Extrait d’Émile ou De l’éducation de Jean-Jacques Rousseau (pp. 80-81). Texte C : Extrait du Traité sur la tolérance de Voltaire (pp. 81-82). Texte D : Extrait de l’« Introduction » du Génie du christianisme de François-René de Chateaubriand (pp. 82-83).

Genres et formes de l’argumentation (Seconde). La question de l’homme (Première).

Question préliminaire Classez les textes du corpus en fonction des thèses qui y sont soutenues. Commentaire Vous montrerez comment Jean-Jacques Rousseau compose un texte argumentatif et fortement dramatisé.

Portraits de personnages masculins (p. 95)

Texte A : Extrait de la Lettre 48 des Lettres persanes de Montesquieu (p. 91, l. 132, à p. 92, l. 159). Texte B : Extrait de « De la mode », dans les Caractères de Jean de La Bruyère (pp. 95-96). Texte C : Extrait du Lit 29 de Guy de Maupassant (pp. 96-97). Texte D : Extrait d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs de Marcel Proust (pp. 97-98). Document : Planche extraite des Principes de caricature de Francis Grose (p. 98).

Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours (Première).

Question préliminaire Quels points communs réunissent les personnages masculins évoqués dans les quatre textes du corpus ? Commentaire Vous montrerez comment Marcel Proust représente, d’une part, le caractère exemplaire du héros et, d’autre part, le caractère ambigu de ce même personnage.

Lettres persanes – 5

R É P O N S E S A U X Q U E S T I O N S

B i l a n d e p r e m i è r e l e c t u r e ( p . 2 4 2 )

u Usbek et Rica appartiennent à la majorité musulmane de Perse, comme l’attestent, par exemple, la Lettre 23 (« C’est un grand spectacle pour un Mahométan de voir pour la première fois une ville chrétienne »), l’invocation au prophète Ali (L. 21 : « le plus grand de tous » les prophètes) ou la référence au Coran (L. 33). v Usbek quitte la Perse pour deux raisons : dans un premier temps, il affirme que son voyage est entrepris dans un but philosophique (L. 1 : il veut « chercher laborieusement la sagesse ») ; dans un second temps, il explique que ce voyage est aussi motivé par la crainte de persécutions politiques (L. 8 : Usbek ayant osé dire la vérité à la cour du shah décide ensuite, par prudence, de s’exiler). Rica a été « emmené » en France par Usbek (L. 5). w Usbek s’informe, par l’intermédiaire des eunuques, gardiens de son sérail, de la conduite de ses cinq épouses et particulièrement de leur éventuelle infidélité. Il envoie également des instructions à ses serviteurs. x Les épouses d’Usbek sont enfermées dans un harem ; quand elles sortent, elles restent dans des sortes de berceaux couverts et fermés (L. 3 : « des boîtes ») portés par les eunuques. Elles rivalisent entre elles pour servir aux plaisirs d’un seul homme. Les femmes françaises, par contraste, ont un mode de vie beaucoup plus libre et ne se font pas faute, souvent, de prendre des amants (L. 55). y Louis XIV gouverne la France en 1712, date à laquelle les Persans arrivent à Paris. U Les Persans se montrent critiques envers ce monarque (L. 24). En attribuant à Louis XIV une estime particulière pour le gouvernement perse (L. 37), ils établissent un rapprochement entre la monarchie française absolutiste et la tyrannie orientale – rapprochement qui, sous la plume de Montesquieu, vaut condamnation. V Les Persans se montrent critiques également envers l’Église et ses représentants : le pape exploite la crédulité des fidèles (L. 24), les abbés ont des maîtresses (L. 28 et 48), les casuistes cherchent à contourner les règles religieuses par de subtiles arguties (L. 57), etc. W Rica évoque plusieurs lieux parisiens, comme la Comédie-Française et l’Opéra (L. 28), l’hospice des Quinze-Vingts (l’hôpital pour les aveugles – L. 32), l’hôtel des Invalides (L. 84), le Palais de Justice (L. 86) et une bibliothèque publique (L. 133). X Les Persans rencontrent des personnages représentatifs d’une certaine catégorie sociale, tels une actrice de l’Opéra (dont on devine qu’elle est aussi une prostituée – L. 28), un riche fermier général, un abbé galant, un vieux guerrier, un poète (L. 48), un religieux (L. 57), etc. Ils rencontrent également des personnages qui sont des types psychologiques, comme les vieilles coquettes (L. 110), les joueurs et les joueuses (L. 56), etc. at Louis XIV meurt en 1715 ; son fils et son petit-fils sont morts ; reste son arrière-petit-fils, âgé de 5 ans seulement. Philippe d’Orléans, oncle du tout jeune Louis XV, est nommé régent et prend les rênes du pouvoir (L. 92). ak Le banquier écossais dont la faillite a entraîné tant de changements de fortunes est John Law (se prononce « Lass »). al Montesquieu déplore souvent l’abaissement de la noblesse française, concurrencée par la bourgeoisie. Le baron de La Brède rend le monarque responsable de cette dégradation de l’élite historique du royaume (par exemple, L. 88). am Usbek est incohérent : il critique la polygamie, mais demeure polygame. Il n’est jamais question, pour lui, de divorcer afin de « libérer » certaines de ses épouses. an Autre incohérence : Usbek expose les méfaits produits par la castration, mais ne change rien à ses relations avec ses esclaves eunuques. ao Les femmes du sérail se révoltent en commettant des infractions manifestes aux lois du sérail : l’une se montre sans voile dans la rue, une autre a des relations sexuelles avec une esclave (L. 147), une

Réponses aux questions – 6

autre enfin (Roxane) prend un amant. La lettre finale de Roxane est une justification argumentée de la révolte (L. 161). ap Usbek choisit la voie de la répression. « Je te mets le fer à la main […]. Extermine les coupables », écrit-il au principal eunuque (L. 153). Cette « stratégie » conduit à un massacre : l’amant de Roxane est maîtrisé et tué par quelques eunuques, eux-mêmes assassinés par Roxane, qui finit par se suicider (L. 159 et 161).

E x t r a i t d e l a L e t t r e 2 4 ( p . 4 0 , l . 2 3 , à p . 4 1 , l . 4 7 )

◆ Lecture analytique de l’extrait

Un texte divertissant u Un étranger (Rica) s’adresse à un autre étranger (Ibben). Personnage ingénu, Rica « [s’]étonne » et ne se présente nullement comme un détenteur du savoir ; il n’a qu’une « légère idée » de ce dont il parle. Il s’adresse à un autre ignorant, apparemment disposé, lui aussi, à « [s’]étonner » de l’évocation des mœurs européennes. Le présent d’énonciation (« quant à présent ») est ici le temps d’un récit « journalistique » ; l’épistolier n’est pas un moraliste, qui énoncerait une vérité éternelle. Ces différentes considérations permettent de parler, à propos de Rica, d’une position énonciative modeste, non autoritaire, qui rend le personnage enfantin et sympathique, comme peuvent l’être, par exemple, certains valets de comédie. v Louis XIV est désigné par la périphrase « Le roi de France » ; les guerres de Dévolution, de Hollande, des Réunions, de la Ligue d’Augsbourg et de Succession d’Espagne sont réunies sous l’expression générique « de grandes guerres ». Plus énigmatique est la métaphore du magicien dans le 3e paragraphe (« un autre magicien, plus fort que lui »), avec un dévoilement différé du comparé (« le Pape »). Enfin, le lecteur doit deviner, dans les dernières lignes de l’extrait, que le Persan évoque, de manière elliptique, le dogme de la Trinité et la transsubstantiation ; dans « trois ne font qu’un », il faut comprendre, en effet, que trois personnes n’en font qu’une ou participent de la même essence ; et le Persan aurait dû ajouter, après « le pain qu’on mange n’est pas du pain » : « mais le corps du Christ » – ou remplacer le mot générique pain (dans « le pain qu’on mange ») par le mot propre ou spécifique hostie. C’est l’ignorance de l’épistolier qui est censée produire des zones d’ombre dans le discours. Le lecteur doit déchiffrer cette lettre comme un adulte s’efforce de comprendre la parole obscure d’un enfant. Le travail d’élucidation et le sens irrévérencieux qui se dégage du texte font de la lecture, ici, une opération ludique. w La représentation des relations entre le roi et ses sujets obéit à un schéma comique : on trouve, face à face, les personnages du rusé (le roi) et de la dupe (les sujets ; « et ils le croient »). Louis XIV figure dans le rôle du charlatan et du Docteur de la comédie (il prétend guérir les malades par simple contact). x Les relations entre le roi et le pape relèvent, à certains égards, du comique de situation. Après avoir manipulé ses sujets, le roi est lui-même manipulé par le pape : l’arroseur arrosé, le trompeur trompé, ce retournement de situation produit un effet amusant. y Le champ lexical de la magie comprend : « prodige », « il exerce son empire », « il les fait penser comme il veut », « il n’a qu’à leur persuader », « il va jusqu’à leur faire croire ». Les magiciens sont des personnages de comédie, assimilés à des menteurs. U La Lettre 58 évoque les personnages louches qui peuplent les « bas-fonds » parisiens (faux maîtres, faux devins, faux médecins) et qui appartiennent, de manière très évidente, à l’univers de la comédie ou de la farce. Centrée sur des personnages de haut rang, la Lettre 24 est pourtant très proche de cette Lettre 58 ; par son insistance sur le thème de la tromperie, elle propose une représentation comique et dégradée de l’autorité.

Lettres persanes – 7

Un texte à visée argumentative V Montesquieu reproche à Louis XIV de corrompre les principes du gouvernement monarchique (fondé sur le sentiment de l’honneur). Les arguments sont les suivants : les guerres continuelles entreprises par le souverain, bien trop coûteuses, obligent le gouvernement à recourir à des expédients – premier expédient : la vente de titres d’honneur, qui dégrade la noblesse française ; autre expédient : certaines pratiques financières douteuses du gouvernement, qui sont assimilables à un vol (vol commis aux dépens des sujets) – ; de manière générale, la politique de Louis XIV est fondée sur le mensonge et la manipulation. W La comparaison du roi de France et du roi d’Espagne est peu élogieuse : les conquêtes de Louis XIV pourraient bien précipiter le déclin de la France, comme les conquêtes espagnoles ont entraîné la décadence de l’Espagne. De même, la comparaison de la vanité des sujets, d’une part, et des mines d’or, d’autre part, est inquiétante : les mines d’or sont représentées comme un danger dans les Lettres persanes ; c’est un mirage qui a ruiné la nation espagnole. X L’expression « des titres d’honneur à vendre » peut être considérée comme un oxymore : l’honneur est, par excellence, ce qui ne se vend pas. Cette opposition de mots suggère le caractère scandaleux et intolérable de la politique d’abaissement de la noblesse française, conduite de manière délibérée par Louis XIV (ce serait un argument implicite dirigé contre le gouvernement royal). Des titres de noblesse ont été attribués aux plus offrants, y compris à des hommes « indignes », dans le but d’humilier l’aristocratie. at Les rythmes ternaire et binaire donnent de l’ampleur au propos et confèrent un caractère solennel, oratoire à une critique qui est plus sérieuse, en réalité, que ne pouvait le laisser croire le « jeu de devinettes ». On relève un rythme ternaire à la fin du 2e paragraphe (« ses troupes se trouvaient payées, ses places munies, et ses flottes équipées ») et un rythme binaire dans le 3e paragraphe (« S’il n’a […], il n’a […]. S’il a […], il n’a »). ak Le discours politique et le discours religieux sont analogues. En effet, le roi dit qu’un écu en vaut deux ; le pape dit que trois ne font qu’un (c’est le même jeu sur les chiffres, la même prestidigitation mathématique). Le roi dit que le papier, c’est de l’argent ; le pape dit que le pain n’est pas du pain (c’est la même tromperie sur la matière). Le roi comme le pape exercent le pouvoir de manière immorale. Au lieu de guider les hommes, ils les égarent, ils les trompent. al La légèreté du texte n’est qu’apparente. Le jeu de devinettes et la suppression des noms permettent de « retirer le nom respectable » ou prestigieux (J. Starobinski) afin de montrer la réalité nue, dans sa matérialité, comme le lecteur du XVIIIe siècle avait cessé de la voir. Ce « jeu » peut être interprété comme un procédé de désacralisation, une manière d’ouvrir les yeux aux lecteurs crédules et de briser les idoles. Voici, à partir des réponses précédentes, un plan détaillé pour un commentaire de l’extrait de la célèbre Lettre 24, texte qui figure dans la plupart des manuels : I. Un texte divertissant A. La situation d’énonciation : réponse 1. B. Un jeu de devinettes : réponse 2. C. Un scénario comique : réponses 3 à 6. II. Un texte à visée argumentative A. La critique de la monarchie : réponses 7 à 10. B. La critique de l’Église : réponse 11. C. La désacralisation de l’autorité : réponse 12.

◆ Lectures croisées et travaux d’écriture

Examen des textes et de l’image u À la différence du texte C, par exemple, l’extrait de la Politique de Bossuet n’est pas une fiction : aucun personnage n’y apparaît ; on n’y trouve ni récit ni dialogue. Il relève du genre de l’essai et expose une série de thèses étayées sur des arguments. Le texte commence par l’annonce des titres des

Réponses aux questions – 8

parties d’un plan (comme le ferait un élève dans une dissertation ou un commentaire – exercices qui relèvent également du genre de l’essai ou de l’argumentation directe). Chaque titre de partie résume une thèse. Ensuite, le texte justifie la 1re thèse (« L’autorité royale est sacrée »), au moyen d’un 1er argument (« Dieu établit les rois comme ses ministres »), lui-même étayé par des arguments d’autorité ; ici, l’auteur invoque saint Paul et Jérémie. v Le roi de 2440 tient sa puissance non plus de Dieu (comme c’était le cas dans le texte de Bossuet), mais des paysans, qui sont à l’origine de la prospérité économique du royaume ; c’est ce que symbolisent, dans les cérémonies publiques, la « gerbe de blé » et le « cep de vigne ». C’est également le sens du discours que l’empereur chinois adresse à son fils dans la note : « Sans leurs travaux et sans leur sueur, ni vous ni moi, nous n’aurions pas d’empire. » Le roi a donc comme premier devoir d’être bienfaisant envers le peuple qui le soutient. La sacralisation du roi dans « l’honorant comme un Dieu » est une sacralisation morale, sans référence au christianisme (Mercier est déiste) ; plus le roi se dévoue à la cause du peuple, plus il mérite d’être admiré. w Dans le texte C, le regard étranger est celui des Français de 2440 dans le discours direct (« Pourquoi, me dit l’un d’eux ») ; ces Français critiquent « le faste » ou le luxe des souverains et de l’élite sociale (en contraste avec la misère du peuple), ainsi que l’indifférence des puissants à l’égard de la « vertu ». Dans le texte D, le regard étranger est celui d’un protestant, M. Guillaume, très critique envers l’Église catholique (plus précisément vis-à-vis du pape et de la transsubstantiation). Il faut se souvenir, pour ce texte, du contexte historique des conflits entre catholiques et protestants : les guerres de Religion proprement dites datent du XVIe siècle, mais l’hostilité religieuse a été réactivée dès 1685. Ainsi, aux yeux des lecteurs du XVIIIe siècle, qui ont l’habitude des textes polémiques, sinon des « bordées d’injures », qu’échangent les deux camps, la véhémence du « ministre protestant » est tout à fait vraisemblable. « M. GUILLAUME » apparaît ainsi comme un masque commode pour Voltaire, même si ce personnage fictif s’en prend au catholicisme d’un point de vue « sectaire », alors que Voltaire attaque, en réalité, le même catholicisme au nom de la raison, pour prôner le déisme. x Le texte D met en œuvre plusieurs procédés typiques du registre satirique, en particulier le raisonnement par l’absurde : ainsi, dévider les implications de la transsubstantiation, telles que la présence d’« un dieu dans un pain », la multiplicité des dieux à proportion de la multiplicité des lieux de culte et la réunion en un dieu unique de ces dieux innombrables (les « 100 000 miettes de pain […] qui ne font qu’un seul dieu »), permet de montrer que cette proposition religieuse conduit à des aberrations et qu’elle est, par conséquent, insoutenable. Cette stratégie argumentative est ironique (et satirique), à la différence d’une argumentation qui consisterait, par exemple, à critiquer une croyance en remontant à ses origines historiques, en analysant ses motivations profondes et inconscientes, son illégitimité d’un point de vue scientifique, etc. (ce qui relèverait d’un raisonnement sérieux). Les jugements dépréciatifs et insultants (« impudence » des moines, croyance « monstrueuse », « incestueux », « sacrilège », etc.) portés sur l’Église, institution auguste et sacrée s’il en est, font également de cet article un texte satirique, de même que le vocabulaire familier (« ils pissent », etc.), quasiment blasphématoire, même si l’auteur protestant se présente comme le défenseur d’un christianisme « pur », que certaines pratiques catholiques auraient souillé et dégradé. y La diagonale principale relie l’Enfant Jésus, Louis XIV (âgé de 12 ans) et le jeune frère du roi (Philippe d’Anjou). Par cette ligne, les héritiers du trône apparaissent en relation immédiate avec le divin et comme des reflets de l’Enfant-Dieu. L’aîné, Louis XIV, occupe une place privilégiée, au centre du tableau, en manteau fleurdelisé, et sa relation harmonieuse avec Dieu se traduit par son geste d’offrande, ainsi que par les gestes de Jésus et de Marie, mains tendues vers la couronne et le sceptre, recevant le don royal. Une diagonale secondaire relie la mère de Dieu et la mère du roi, Anne d’Autriche (alors régente du royaume), comme pour suggérer, là encore, une analogie des deux personnages et faire de la régente l’équivalent terrestre de la Vierge Marie. Les anges sur un nuage sont placés au-dessus de Louis XIV, de manière à sacraliser encore davantage la figure du roi et indiquer son élection. Les univers divin et royal sont à la fois distincts et réunis : distincts, puisque la Vierge et l’Enfant descendent du Ciel sur un nuage, avec derrière eux une colombe portant une couronne, alors que la famille royale se trouve dans un palais, devant une riche tenture ; cependant, les gestes des

Lettres persanes – 9

personnages, les ressemblances qui les unissent (une mère, un ou des enfants mâles) et les anges sur un nuage au-dessus du roi mettent en scène la relation d’intimité entre le roi de France et Dieu.

Travaux d’écriture

Question préliminaire La Lettre 24 des Lettres persanes s’oppose aux représentations dominantes de la monarchie et de l’Église au XVIIe siècle, représentations dont le texte de Bossuet (texte B) et le tableau de Philippe de Champaigne peuvent offrir de bons exemples. En effet, Montesquieu travaille à désacraliser l’image du roi, en réaction contre la légitimation de la monarchie de droit divin (et, par conséquent, la sacralisation du roi chrétien) opérée, dans le domaine de la théologie politique, par l’évêque de Meaux et, dans le domaine de la peinture, par Philippe de Champaigne. Le texte de Voltaire (texte D) est centré exclusivement sur l’Église et ne fait pas de place à la représentation de la monarchie. Cette restriction thématique mise à part, l’article du Dictionnaire philosophique se situe dans la droite ligne de la Lettre 24, en continuité avec l’anticléricalisme de Montesquieu. La désacralisation de l’Église devient plus agressive, toutefois, sous la plume de Voltaire. Il faut noter que le patriarche de Ferney réservait tous ses coups à l’institution religieuse et épargnait, dans une large mesure, l’institution monarchique ; l’absolutisme éclairé lui apparaissait comme une nécessité pour contrebalancer la puissance ecclésiastique : en effet, seul un roi tout-puissant pouvait venir à bout de « l’Infâme » ; les opinions politiques de Voltaire différaient donc sensiblement de celles de Montesquieu. Le texte de Mercier (texte C) propose, comme la Lettre 24, une double représentation du monarque et d’un ministre du culte. De plus, Mercier, comme Montesquieu, s’oppose à la monarchie de droit divin et à l’Église catholique. Il s’attache à promouvoir une image laïcisée du souverain et du prêtre (qui officie dans le cadre d’un culte déiste). Il est possible cependant de relever au moins deux différences, l’une liée à la visée argumentative du texte, l’autre au registre : d’une part, en disciple de J.-J. Rousseau, Mercier valorise la classe paysanne et veut une monarchie au service du « bas peuple » (ce qui n’est pas le cas de Montesquieu) ; d’autre part, à la différence de l’extrait des Lettres persanes, celui de l’An 2440 est sérieux et non plus ironique.

Commentaire

Introduction Louis-Sébastien Mercier appartient à la dernière génération des Lumières ; comme ses aînés, c’est un écrivain militant, mais, à la différence d’un Montesquieu ou d’un Voltaire (dont il est séparé d’un demi-siècle), il ne manie guère la satire, registre qui ne lui paraît pas à la hauteur de la gravité de la situation. Bannissant les plaisanteries spirituelles, il prend volontiers un ton oratoire d’accusation ou le ton plein d’émotion d’un défenseur de la vertu. On a pu parler de lui comme d’un « singe de Jean-Jacques [Rousseau] » ; cependant, il ne se réduit pas à cette image caricaturale. Dans l’histoire littéraire, il reste comme un expérimentateur (un inventeur de nouvelles formes, comme l’uchronie, et un écrivain célèbre pour ses néologismes). Dans l’histoire des idées, il est un héritier des philosophes du XVIIIe siècle dont il mêle les idées de manière syncrétique (empruntant à Rousseau la valorisation du peuple et à Voltaire la croyance dans le progrès) avec une insistance particulière sur les principes de morale et de justice sociale.

1. Un récit utopique ou uchronique A. L ’époque • L’An 2440 est la première uchronie française : l’auteur situe l’idéal dans l’avenir, comme le montre, dans cet extrait, l’opposition entre « ce temps présent », qui renvoie, dans la bouche des Français du XXVe siècle, à l’an 2440, et « un vieux siècle bizarre », qui fait référence au XVIIIe siècle (3e paragraphe). Les utopies, au sens strict du terme, sont construites, en revanche, sur une opposition spatiale entre le pays de l’auteur, qui est dévalorisé, et le pays où tout est parfait, situé ailleurs. • L’ouvrage se distingue non seulement des utopies, mais aussi des réécritures du mythe de l’âge d’or : en effet, ces œuvres sont construites sur une opposition temporelle entre le siècle de l’auteur, considéré comme corrompu, et un passé merveilleux.

Réponses aux questions – 10

• L’An 2440 manifeste l’optimisme du Siècle des lumières et la croyance au progrès de nombre de philosophes, Voltaire en tête : pour eux comme pour Mercier, l’avenir devrait être meilleur que le présent (qui est lui-même préférable au passé). B. Le lieu Les récits utopiques proposent souvent un parcours spatial à travers différents édifices ou différents lieux du pays idéal ; c’est le cas dans L’An 2440, où le narrateur visite la salle du trône et le temple (ainsi que, dans d’autres chapitres, l’Académie française, une salle de spectacle, etc.). L’évocation de la salle du trône est un lieu commun du genre utopique ; on en trouve un exemple au chapitre XVIII de Candide (« Quand ils approchèrent de la salle du trône, Cacambo demanda à un grand officier comment il fallait s’y prendre pour saluer Sa Majesté ») ou encore dans la 2e partie de L’Histoire des Sévarambes (1675), utopie composée par Denis Veiras. C. Les personnages • Les personnages de ce récit apparaissent aux 2e et 3e paragraphes : il s’agit du narrateur et d’un groupe indifférencié de Français du XXVe siècle, dont un représentant anonyme dialogue avec le narrateur. Les réactions de surprise du visiteur et des habitants du pays idéal (« Elles étaient surprises de mon étonnement ; toutes choses leur paraissaient simples et naturelles ») sont, là encore, un lieu commun du genre utopique (voir, par exemple, au chap. XVII de Candide : « Le magister du village, en souriant, les jeta par terre [les pierreries], regarda un moment la figure de Candide avec beaucoup de surprise » ; « Cacambo était aussi surpris que Candide » ; de même, dans le livre VII des Aventures de Télémaque de Fénelon, les peuples pacifiques de la Bétique « ne peuvent comprendre qu’on admire tant les conquérants » ; etc.). • L’« étonnement partagé » sert, dans le récit utopique, à souligner l’antithèse de deux sociétés. Ici, le narrateur procède à une valorisation hyperbolique de la monarchie du XXVe siècle (il est « aussi rempli de respect » pour le roi du XXVe siècle « que pour la Divinité même », il « l’aim[e] comme un père, l’honor[e] comme un Dieu protecteur »), tandis que la critique de la société du XVIIIe siècle est confiée, selon le procédé du « regard étranger », à un Français du XXVe siècle, qui porte sur ses propres ancêtres une série de jugements extrêmement dépréciatifs dans le discours direct du 3e paragraphe : « un vieux siècle bizarre, extravagant, où l’on avait de fausses idées […], où le faste et la représentation étaient tout […], où la vertu enfin n’était regardée que comme un fantôme ».

2. Un texte à visée argumentative (ou un texte engagé) : l’idéal d’une monarchie vertueuse au service du peuple La mise en scène des personnages dans un cadre spatio-temporel utopique obéit à une visée argumentative qui varie évidemment selon les utopies. L’Eldorado de Candide, par exemple, permet à l’auteur de proposer l’idéal d’une société sans prêtres (« nous sommes tous prêtres », dit le « guide » aux visiteurs), sans disputes théologiques, sans guerres, etc. ; la représentation du gouvernement politique y est toutefois assez sommaire comparée à celle que propose L’An 2440. A. La valorisation de la classe paysanne • Des deux officiers de la Couronne qui accompagnent le roi, l’un porte « au haut d’une pique une gerbe de blé et l’autre un cep de vigne », pour rappeler que ce sont là les « deux soutiens de l’État et du trône ». Le blé et la vigne sont deux métonymies qui renvoient aux paysans (le rapport métonymique peut s’analyser ici comme un rapport de cause à effet – les paysans sont « la cause » et les plantes cultivées « l’effet » – ou comme un rapport entre producteur et produit). • La note en bas de page de Mercier restitue le substantif absent dans ces métonymies (« laboureurs ») et valorise la culture des terres ; le champ lexical du travail manuel comprend « leur travail », « la peine que ces pauvres gens prennent », « leurs travaux », « leur sueur ». Cette promotion du travail agricole heurte évidemment les valeurs dominantes de l’aristocratie et de la bourgeoisie ; elle s’affirme dans l’histoire des idées au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle et peut être attribuée à l’influence de Jean-Jacques Rousseau (mais aussi à celle des physiocrates, économistes pour qui la terre est la seule source de richesses). • La métaphore qui assimile la corbeille de pain à « un thermomètre » de la pauvreté est une image neuve, qui correspond à des valeurs sociales et politiques nouvelles. La corbeille de pain a cessé d’être le signe de la charité, car l’idéal n’est plus, dans cette uchronie, l’assistance aux indigents, mais la répartition équitable des richesses, qui rend inutile la charité. Ainsi, la bonté du roi ne se mesure plus au nombre de pains distribués mais, paradoxalement, au nombre de pains restés dans la corbeille.

Lettres persanes – 11

• La critique de la place que tiennent particulièrement « le faste et la représentation » dans la société du XVIIIe siècle (3e paragraphe) peut être interprétée comme une attaque contre la monarchie de cette époque (la critique sera plus explicite dans le dernier chapitre de L’An 2440, « Versailles ») et contre le luxe affiché par l’élite sociale ; c’est aussi, bien sûr, une manière de prendre parti en faveur du peuple. B. Une représentation ambiguë du roi • Il faut remarquer que Mercier n’imagine pas, pour le futur, une république, mais une monarchie, ce qui ne signifie pas pour autant qu’il souhaite la perpétuation du gouvernement sous lequel il vivait. Le roi de France qu’il représente est, en effet, très différent de Louis XV, qui régnait à l’époque. • Le roi semble sacralisé : les comparaisons du 2e paragraphe divinisent le roi (« aussi […] que pour la Divinité même », « comme un Dieu protecteur »), de même que la connotation d’« auguste », qui peut signifier « saint », « sacré » (dans « cette auguste séance »). • Le roi subit un relatif effacement : en réalité, il est sanctifié à proportion de son dévouement à la cause du peuple. On l’apprécie d’autant plus qu’il s’oublie lui-même. • En effet, la cérémonie est organisée non pas pour glorifier le roi, mais pour lui rappeler la dette qu’il a contractée envers les paysans : « c’était afin qu’il n’oubliât jamais que c’étaient là [la gerbe de blé et le cep de vigne] les deux soutiens de l’État et du trône ». Traditionnellement, le destinataire d’une cérémonie publique, c’est le peuple, impressionné par l’apparat royal. Ici, le destinataire de la cérémonie, c’est le roi, qui doit garder, gravée dans son esprit, l’image des paysans. • De plus, le roi n’apparaît pas en tant qu’acteur ; la voix passive dans « alors les ministres étaient chassés et punis » accentue son effacement (on aurait pu trouver : « alors le roi chassait et punissait les ministres »). • La parole royale est reléguée en note (c’est le discours direct de l’empereur chinois Tai-Sung) ; le roi y confirme sa dépendance à l’égard des laboureurs : sans eux, « ni vous ni moi, nous n’aurions pas d’empire ». • Les fleurs de lys et les armoiries royales du XVIIIe siècle ont été remplacées par des insignes plus humbles : les épis de blé et le cep de vigne. De même, les piques, utilisées comme armes au XVIIIe siècle, sont détournées de leur usage guerrier et servent à porter les productions agricoles. Comparée aux cérémonies publiques du XVIIIe siècle, celle du XXVe siècle apparaît comme une « contre-cérémonie ». C. L’idéal de la vertu La vertu (ou la justice), dont les principes sont entrés en vigueur au XXVe siècle, est considérée au XVIIIe siècle comme le « pur ouvrage de quelques philosophes rêveurs » (derniers mots de l’extrait). Dans la mesure où le titre de l’ouvrage est L’An 2440. Rêve s’il en fut jamais, on peut penser qu’il s’agit là d’une autoréférence et que les « philosophes rêveurs » renvoient, en particulier, à Louis-Sébastien Mercier, dont le roman est censé être le récit d’un rêve. Ainsi, la fin de l’extrait explicite l’idéal moral, social et politique selon lequel s’organise le récit uchronique.

Conclusion Louis-Sébastien Mercier renouvelle ici les lieux communs du récit utopique. D’un point de vue formel, l’uchronie conduit le lecteur à se projeter dans l’avenir et à espérer une révolution pacifique semblable à celle évoquée dans le roman. D’un point de vue idéologique, le texte reflète fidèlement l’histoire des idées dans la seconde moitié du siècle et notamment la valorisation politique et économique de la classe paysanne dans les œuvres des philosophes des Lumières.

Dissertation

Introduction Tout artiste se pose la question du style ou du registre le plus adapté au sujet qu’il veut traiter. Ce problème peut être considéré indépendamment des réactions du public, d’un point de vue esthétique (il s’agit alors de se demander à quelles conditions l’œuvre sera réussie d’un point de vue formel). Il peut être abordé aussi du point de vue de la réception : on se demande alors à quelles conditions une œuvre sera jugée acceptable par le public, à quelles conditions le « message », quand il y en a un, aura des chances d’être reçu. C’est cette dernière approche qui s’impose pour répondre à la question de

Réponses aux questions – 12

savoir si les sujets graves et sérieux peuvent être traités sur un mode humoristique ou satirique – car nous réfléchirons exclusivement sur des exemples considérés comme des réussites artistiques, comme des chefs-d’œuvre.

1. Le traitement plaisant de sujets sérieux A. Les types d’œuvres concernés Certains genres sont « spécialisés » dans le traitement plaisant de sujets sérieux : • Les fables proposent un traitement ludique de sujets sérieux (politiques ou sociaux quelquefois). Le caractère plaisant est lié, chez La Fontaine notamment, à la personnification des animaux, au comique de situation (le rusé et le naïf), au comique de mots (le langage oral), etc. • Le conte philosophique évoque des sujets graves (philosophiques, religieux, politiques et sociaux) ; sa tonalité dominante est l’ironie. • Certaines comédies de mœurs soulèvent des questions graves (la religion, par exemple, dans Dom Juan ou Le Tartuffe) de façon plaisante ou satirique. • Certains films comiques : Charlie Chaplin dans Le Dictateur, Les Temps modernes, etc. B. Un procédé pédagogique « Instruire et plaire » est une des règles fondamentales de l’art rhétorique. Les sujets graves provoquent une certaine appréhension. Rien de tel que l’humour pour éveiller la curiosité, lever les résistances. Par exemple, dans les fables notamment, le « miel » de la narration permet d’insinuer la leçon dans l’esprit du lecteur : leçon sociale et politique dans certaines fables de La Fontaine (comme « La Cour du Lion ») ; « fable » étendue sur une centaine de pages dans La Ferme des animaux de G. Orwell. C. L’arme satirique Le satiriste instaure une connivence avec le public au moyen du rire, aux dépens de l’institution qu’il attaque (il met les rieurs de son côté). Il récupère, par sa relation avec le public et par l’exercice de la pensée et le maniement du style, une dignité intellectuelle que l’institution lui a retirée, un pouvoir dont il a été dépouillé. Le texte satirique apparaît, à certains égards, comme une revanche de l’intelligence. Exemples : les Lettres persanes de Montesquieu ; Candide et le Dictionnaire philosophique de Voltaire ; etc.

2. Le traitement sérieux des sujets sérieux (contre le comique et la satire) A. Le risque du malentendu • Certains sujets « sensibles », comme la religion, peuvent éveiller la susceptibilité du public. Dans ce cas, au lieu de lever les résistances du lecteur ou du spectateur, le traitement comique les exacerbe. • L’humour et l’ironie peuvent provoquer des contresens. Des lecteurs peu avertis prennent quelquefois les textes à double entente au pied de la lettre et s’imaginent, par exemple, que Montesquieu est un défenseur de l’esclavage (dans le chapitre « De l’esclavage des nègres » de L’Esprit des lois) ou que Voltaire est favorable aux « héros » abares (chap. III de Candide). L’antiphrase étant une figure fondée sur la feinte verbale (dire le contraire de ce qu’on pense), il est naturel qu’elle suscite des malentendus. B. Le risque d’une dédramatisation de l’injustice • Le public séduit par l’humour de l’œuvre peut s’en tenir là ; l’apparence divertissante risque d’occulter le contenu sérieux. • L’humour peut être délibérément utilisé pour masquer le caractère intolérable de l’injustice ; au lieu d’amener le public à une prise de conscience, qui pourrait conduire à l’indignation et à la révolte, l’œuvre plaisante dédramatise les sujets graves. L’humour devient alors conformiste et conservateur. Par exemple, L’Île des esclaves de Marivaux est une œuvre ambiguë : les premières scènes critiquent, sur un mode comique, l’inégalité sociale et la dureté des maîtres (les nobles), mais le dénouement conforte l’ordre établi (les maîtres redeviennent les maîtres, après l’échange de rôles qui leur apprend à traiter humainement leurs valets). C. Le rôle nécessaire de l’émotion Le comique « casse » l’émotion ; or certains sujets appellent la participation émotionnelle des lecteurs ; il y aurait une forme d’inhumanité à rire, par exemple, au sujet de l’esclavage. L’ironie domine dans

Lettres persanes – 13

Candide, mais l’évocation du « nègre de Surinam » est pathétique ; c’est une des rares pages sérieuses de ce conte philosophique. La Case de l’oncle Tom, œuvre de combat contre l’esclavage, aurait sans doute manqué son but en traitant l’histoire des Noirs américains sur le mode humoristique.

Conclusion La question de la réception, peu essentielle pour des tenants de « l’art pour l’art », est, en revanche, de première importance pour les auteurs d’œuvres à visée argumentative, qui cherchent à provoquer une prise de conscience, à transmettre des idées, à persuader. Dans ce dernier cas, il importe sans doute de tenir compte des habitudes de pensée et de la sensibilité du public et de « doser » l’humour ou la satire.

Écriture d’invention Pistes : – L’élève devrait idéalement imiter le procédé de la « suppression des noms », qui signale l’ignorance du locuteur étranger et rend étrange une société qui nous est familière. – Pour le dysfonctionnement de notre société moderne, on peut penser aux problèmes écologiques que posent le développement économique et la croissance démographique, au contraste entre luxe et pauvreté, à la surmédiatisation des compétitions sportives au détriment de questions plus essentielles, etc. – Il peut être bon de commencer par mettre en garde la classe contre les risques d’un hors-sujet : les élèves doivent éviter les sujets centrés sur tel ou tel individu, sans rapport avec la collectivité, ou les sujets futiles qui ne renvoient pas à de véritables dysfonctionnements sociaux (l’utilisation excessive des téléphones portables, etc.) ; le ton sera léger, mais non le contenu. – Le sujet implique que l’élève se soit livré à une réflexion sur la société et qu’il fasse preuve d’une certaine hauteur de vue, même s’il doit feindre d’être frappé par des détails et de n’avoir qu’une vision fragmentaire de la réalité sociale. – Idéalement, l’élève devrait tenter de respecter les registres ironique et satirique que suppose l’imitation de la Lettre 24. La naïveté du personnage « autre » exclut, en principe, le ton de la critique véhémente.

E x t r a i t d e l a L e t t r e 4 6 ( p . 7 6 , l . 2 3 , à p . 7 7 , l . 4 9 )

◆ Lecture analytique de l’extrait

Une fiction amusante u « L’homme en prière » est ingénu et candide, comme le suggère le champ lexical de l’ignorance composé de : « je ne comprends rien », « Je ne sais en quelle langue », « je ne sais pas non plus », « embarras inconcevable », « je ne sais si je me trompe ». Le personne occupe une position modeste de « non-savoir » : ainsi, il consulte les autres comme des maîtres (« chaque homme que je consulte », « que je pris pour juge ») ; de bonne foi, il tente de résoudre les contradictions entre les différents discours qu’il a recueillis. v L’obscurité de certaines expressions souligne l’ignorance de ce personnage. Quand leur élucidation est supposée trop difficile ou incertaine, Montesquieu ajoute des notes en bas de page (« Un Juif », « Un Turc », « Un Arménien »). Pour le reste, il faut deviner que le personnage parle des ablutions (« je dois me laver tous les matins avec de l’eau froide ») et de la circoncision (« couper un morceau de chair »). w Le locuteur est seul contre plusieurs : « Trois hommes qui étaient auprès de là me firent trembler : ils me soutinrent tous trois que […]. » Il est assailli par les opinions et les exigences des autres, toujours nombreux : « il y en a qui […] », « d’autres […] ». x Le discours du personnage est, à certains égards, un pastiche des textes de prière, comme le montrent la répétition de l’apostrophe « Seigneur » et le champ lexical de l’action de grâce (composé

Réponses aux questions – 14

de : « la vie que je tiens de vous », « la société où vous m’avez fait naître », « la famille que vous m’avez donnée »). Il faut remarquer que le personnage remercie Dieu sans rien Lui demander : pour le déiste qu’est Montesquieu, Dieu n’intervient pas dans les affaires humaines. Le personnage innove dans la mesure où il transforme sa prière en une réflexion sur les différentes manières de prier et où il en fait, pour ainsi dire, une « métaprière », au cours de laquelle il s’explique avec Dieu, Lui expose la diversité des rites religieux et Lui confie son embarras. En outre, cette prière intègre une narration, le récit d’une anecdote centrée sur le personnage même de l’homme en prière (et non sur un personnage biblique, par exemple). Ainsi, par ces deux traits – la « métadiscursivité » et l’anecdote autobiographique –, cette prière s’écarte totalement des codifications religieuses pour devenir une prière unique en son genre : la prière d’un individu singulier plutôt que celle d’un fidèle membre d’une communauté. La transgression des règles par un personnage naïf et ignorant contribue à faire de cette prière un texte divertissant. y Le passage qui imite le genre de la fable commence par « Il m’arriva un jour de manger un lapin » (l. 33) et se termine par « passée dans cette bête ? » (l. 43). C’est un récit au passé (en contraste avec les passages au présent d’énonciation qui encadrent la fable), dans lequel est inséré un dialogue. La morale est énoncée avec un léger décalage, à la fin de la lettre (donc quelques lignes après la fin du récit proprement dit) : le meilleur moyen pour Vous plaire, dit le personnage à Dieu, « est de vivre en bon citoyen dans la société où vous m’avez fait naître, et en bon père dans la famille que vous m’avez donnée ». La fable de la rencontre dans le caravansérail est une micro-fiction à l’intérieur de la fiction de « l’homme en prière », elle-même insérée dans la grande fiction des Lettres persanes. U Cette fable s’inspire, semble-t-il, de la partie finale des « Animaux malades de la peste » de La Fontaine : – la question de la nourriture est au centre du débat (« manger un lapin »/« manger l’herbe ») ; – le personnage ingénu ressemble à l’Âne ; il s’accuse lui-même, avec simplicité ; – ses interlocuteurs ressemblent aux « gens querelleurs » (mâtins, etc.) ; la réplique du Brahmane évoque celle du Loup : « vous avez commis une action abominable », dit ce prêtre à l’ingénu ; « Manger l’herbe d’autrui ! Quel crime abominable », dit le Loup « quelque peu clerc » de La Fontaine ; manger un lapin, c’est commettre un parricide (vous avez peut-être tué votre père réincarné en lapin) ; de même, chez La Fontaine, « sa peccadille fut jugée un cas pendable ».

Un texte à visée argumentative V Le champ lexical de la faute comprend : « vous me regarderez avec horreur », « je vous avais grièvement offensé », « Dieu ne vous pardonnera jamais », « menacé de vous offenser ». Le champ lexical de la crainte est composé de : « me firent trembler », « d’une voix sévère », « je ne puis remuer la tête ». Les fidèles qui culpabilisent « l’homme en prière » apparaissent comme des tyrans. W Les discours transposés forment des rythmes binaires et ternaires ; ce procédé d’amplification suggère la diversité des points de vue : qui a raison ? La confrontation des différents discours conduit au doute, à « l’embarras ». Rythmes ternaires : « L’un dit […] ; l’autre veut […] ; l’autre exige […] » ; « L’un, parce que […] ; l’autre, parce que […] ; l’autre, enfin, parce que […] ». Rythme binaire : « il y en a qui prétendent que […] ; d’autres soutiennent que […] ». X La morale est formulée à la 1re personne, de manière non autoritaire (c’est une vérité valable pour moi) : une conduite morale vaut mieux que le respect extérieur des rites ; la moralité des actions est une règle plus universelle que telle ou telle cérémonie particulière. Cette leçon déiste s’oppose aux religions révélées. at et ak L’ordre choisi dans la formule finale est étrange : « bon citoyen… bon père ; dans la société… dans la famille ». On aurait attendu plutôt un élargissement, une gradation de la famille à la société, et du père au citoyen. Cette inversion attire l’attention sur le dernier terme : le « père ». C’est l’ingénu qui joue ici le rôle du père, alors que, dans le dialogue avec le Brahmane, il occupait la place du fils (« Qui sait si vous n’avez pas tué votre père ? » avait dit le prêtre, infantilisant son interlocuteur). Ainsi, ayant trouvé la religion naturelle, l’ingénu accède à l’âge adulte, à l’autonomie. Le père, ce n’est plus le prêtre, mais l’homme déiste qui prie.

Lettres persanes – 15

Voici, à partir des réponses précédentes, un plan détaillé de commentaire de l’extrait de la Lettre 46, texte particulièrement réussi et représentatif de la littérature du Siècle des lumières : I. Une fiction amusante A. Le personnage de l’ingénu : réponses 1 à 3. B. La transformation du genre de la prière : réponse 4. C. L’imitation du genre de la fable : réponses 5 et 6. II. Un texte à visée argumentative A. Tyrannie du fidèle, prisonnier de ses convictions : réponse 7. B. Diversité des coutumes et relativité des points de vue : réponse 8. C. La bonté plutôt que le respect des rites : réponse 9. D. L’autonomie plutôt que la soumission aux prêtres : réponses 10 et 11.

◆ Lectures croisées et travaux d’écriture

Examen des textes u Les exemples de rites ou d’éléments de rites religieux présents dans le texte A sont : la posture au moment de la prière, la langue de la prière, les interdictions alimentaires. Le texte B mentionne, quant à lui, l’habit sacerdotal, l’ordre des mots de la prière, la posture au moment de la prière et les génuflexions. Le texte C évoque les cérémonies avec ou sans cierges, les habits sacerdotaux et la langue de la prière. v Dans le texte B, le champ lexical des persécutions religieuses comprend : « homme intolérant et cruel », « ils y portent le fer et le feu », « les crimes des hommes ». Dans le texte C, on trouve les expressions suivantes relatives aux conflits religieux : « la tyrannie exercée sur les âmes » et « que ceux qui allument des cierges […] ne détestent pas ceux qui […] » ; dans le contexte du Traité sur la tolérance, les expressions « Tu ne nous as point donné un cœur pour nous haïr, et des mains pour nous égorger » et « signaux de haine et de persécution » renvoient également aux guerres de Religion. Le texte A, en revanche, ne fait pas référence explicitement aux persécutions religieuses ; toutefois, les fidèles auxquels s’adresse « l’ingénu » paraissent peu accommodants, et le lecteur pressent qu’ils pourraient, à l’occasion, devenir persécuteurs. w La thèse soutenue par Rousseau (texte B) est énoncée clairement à la fin du 2e paragraphe : « Si l’on n’eût écouté que ce que Dieu dit au cœur de l’homme, il n’y aurait jamais eu qu’une religion sur la Terre. » La thèse de Voltaire (texte C) peut être identifiée au début du 2e paragraphe : « Puissent tous les hommes se souvenir qu’ils sont frères ! Qu’ils aient en horreur la tyrannie exercée sur les âmes ». La thèse défendue par Chateaubriand reçoit une formulation frappante à la fin du texte D : « il n’y a rien de plus divin que [la] morale [du christianisme], rien de plus aimable, de plus pompeux que ses dogmes, sa doctrine et son culte ».

Travaux d’écriture

Question préliminaire Le texte A relève de l’argumentation indirecte : c’est une fiction avec des personnages, un récit, un dialogue, illustrant une morale énoncée à la fin du texte. En revanche, les textes B, C, et D relèvent de l’argumentation directe : ils déroulent une réflexion étayée sur des arguments explicites. Il est possible cependant de considérer que les textes B et C présentent l’esquisse d’une mise en scène narrative, avec le dialogue entre le vicaire et le jeune J.-J. Rousseau (puis, sur un mode plus discret, avec les partisans des religions révélées) et le dialogue de Voltaire avec Dieu (puis avec les hommes). Autre question préliminaire possible : Classez les textes du corpus en fonction des thèses qui y sont soutenues. Réponse : la ligne de partage passe ici entre les textes A, B, C, d’une part, qui prônent le déisme, et le texte D, d’autre part, qui est une apologie du christianisme.

Réponses aux questions – 16

Commentaire

Introduction Jean-Jacques Rousseau est né à Genève dans la religion protestante. Sa famille paternelle originaire de France avait fui les persécutions au moment des guerres de Religion du XVIe siècle et s’était alors réfugiée en Suisse. Comme nombre de philosophes français du XVIIIe siècle nés dans le catholicisme, il évolue vers « la religion naturelle » et réinterprète l’histoire des persécutions religieuses d’un point de vue non partisan, comme une faillite spirituelle et un enchaînement de crimes. Le discours argumentatif du Vicaire savoyard vise ici à convaincre du danger que représentent les religions instituées, portées à l’intolérance. Le lecteur est d’autant plus porté à entendre l’enseignement du Vicaire savoyard que la transmission semble fragile et menacée : le texte dramatise, en effet, la solitude du Vicaire, qui trouve très peu d’interlocuteurs capables de revenir de leur fanatisme et de faire preuve d’humanité.

1. Un texte qui vise à convaincre : la critique des religions instituées et la défense de la religion naturelle Convaincre suppose de s’adresser à la raison du destinataire, d’adopter une démarche argumentative. A. L’opposition de la parole divine et de la parole humaine • Les 2 impératifs au début du texte (« Voyez », « écoutez »), qui donnent plus de vivacité au discours du Vicaire savoyard, interpellent le destinataire (J.-J. Rousseau et, à travers lui, le lecteur) afin qu’il prête attention à la parole divine, qui est ainsi valorisée. En quoi consiste cette parole divine ? Dieu parle à l’homme de deux manières : à travers Sa Création (le « spectacle de la nature », qui se montre « à nos yeux » et nous assure de l’existence de Dieu) et en nous donnant la capacité de discerner le bien et le mal (Il est « la voix intérieure » qui s’adresse « à notre conscience, à notre jugement »). Selon le Vicaire savoyard, point n’est besoin d’écouter les prêtres : il suffit d’entendre la parole divine ; telle pourrait être la définition de la religion naturelle. • L’opposition de la parole divine et de la parole humaine est soulignée par un parallélisme syntaxique : « Dieu n’a-t-il pas tout dit à nos yeux, à notre conscience, à notre jugement ? Qu’est-ce que les hommes nous diront de plus ? » ; ces questions rhétoriques sous-entendent que la parole divine est pleinement suffisante, alors que la parole humaine est inutile et creuse, quand elle prétend élaborer des dogmes religieux. B. La critique des religions instituées • La critique des « révélations » En matière de religion, la parole humaine doit susciter la méfiance, comme le suggère l’antiphrase « leurs révélations » : il faut comprendre, en effet, que leurs mensonges « ne font que dégrader Dieu »… Le champ lexical de la révélation contribue à discréditer cette parole toute humaine, qui usurpe l’autorité de la parole divine ; il comprend : « la fantaisie des révélations » (2e paragraphe), également ironique ; « faire parler Dieu » ; « chacun l’a fait parler à sa mode et lui a fait dire ce qu’il a voulu » ; et « si l’on n’eût écouté que ce que Dieu dit au cœur de l’homme ». Une série d’antithèses disqualifie les dogmes religieux dans le 1er paragraphe, en opposant la parole humaine, telle qu’elle devrait être dans l’idéal, et cette parole, telle qu’elle est réellement : – loin « d’éclaircir », ils « embrouillent » ; – loin d’« ennoblir », ils « avilissent » ; – « au lieu d’établir la paix sur la terre, ils y portent le fer et le feu ». • La critique du fanatisme religieux Champ lexical de la violence : « ils rendent l’homme orgueilleux, intolérant, cruel » ; « ils y portent le fer et le feu » ; « les crimes des hommes ». • La critique du cérémonial La question rhétorique – « ce point [le culte uniforme] était-il donc si important qu’il fallût tout l’appareil de la puissance divine pour l’établir ? » (3e paragraphe) – sous-entend que le culte extérieur ne mérite pas l’attention que lui prêtent les défenseurs des religions instituées. Le texte donne une série d’exemples de composantes du cérémonial religieux, tout en leur déniant toute valeur : « C’est avoir une vanité bien folle de s’imaginer que Dieu prenne un si grand intérêt à la forme de l’habit du prêtre, à l’ordre des mots qu’il prononce, aux gestes qu’il fait à l’autel, et à toutes ses génuflexions. »

Lettres persanes – 17

La critique s’énonce ici dans une maxime (comme le montrent la tournure impersonnelle et le présent de vérité générale) qui confère une plus grande autorité aux opinions déistes du Vicaire. C. L’éloge de la religion naturelle • La religion naturelle est une religion du sentiment intérieur Champ lexical de l’intériorité : « la voix intérieure », « notre conscience », « ce que Dieu dit au cœur de l’homme », « le culte que Dieu demande est celui du cœur ». Les religions instituées, en revanche, se fondent sur ce qui est extérieur et inessentiel : un texte écrit, des cérémonies. • La religion naturelle est « une » : – le culte du cœur « est toujours uniforme » ; – « Si l’on eût écouté que ce que Dieu dit […], il n’y aurait jamais eu qu’une religion sur la Terre » ; « une religion » est en opposition avec « la diversité des cultes bizarres » des religions instituées. C’est là une des formulations les plus claires de la thèse de l’auteur.

2. La dramatisation du discours du Vicaire savoyard : la communication difficile entre le Vicaire et les hommes A. Le Vicaire et J.-J. Rousseau contre la société Au début du 1er paragraphe, le Vicaire cherche à persuader J.-J. Rousseau, qu’il prend pour unique interlocuteur. Il semble renoncer à persuader un public plus large : – « Voyez », « écoutez » (l. 1) : c’est le seul moment du texte où apparaît la 2e personne et où le Vicaire entre véritablement en dialogue avec quelqu’un. Ce moment de transmission est unique. En effet, la suite du texte suggère que les hommes capables de recevoir la « leçon » du Vicaire savoyard, et de prendre une certaine distance à l’égard des religions instituées, sont très peu nombreux. – « Nous » s’oppose à « les hommes » : dans la phrase « Qu’est-ce que les hommes nous diront de plus ? », le pronom « nous » renvoie au Vicaire savoyard et sans doute aussi à son interlocuteur J.-J. Rousseau, tous deux exclus de la collectivité sociale. Ainsi, l’opposition de la religion naturelle et des religions instituées « s’incarne » dans une opposition de personnes ; elle prend la forme d’une opposition entre « nous » et « eux ». B. Le Vicaire seul contre la société (1er paragraphe) • Par la suite, le couple que forment le Vicaire et Rousseau tend à s’effacer. Le Vicaire paraît seul face aux défenseurs des religions instituées ; il ne cherche à persuader personne ; sa quasi-rupture avec ses semblables a pour effet de dramatiser son discours. Certaines vérités pourraient être intransmissibles dans le contexte de la société du XVIIIe siècle. • De fait, « je vois », dit le Vicaire, que les dogmes religieux font bien plus de mal que de bien ; désormais, l’opposition de la religion naturelle et des religions instituées devient une opposition entre « moi » et « eux » . • Le résumé du monologue intérieur du Vicaire, qui renonce à interroger les autres et à dialoguer avec eux, souligne la solitude de ce personnage : « Je me demande à quoi bon tout cela sans savoir me répondre. Je n’y vois que les crimes des hommes […] » (fin du 1er paragraphe). Cette solitude est celle d’un homme qui ne partage pas le fanatisme de ses coreligionnaires. C. Le dialogue du Vicaire savoyard avec la société (2e et 3e paragraphes) • La société est représentée par le pronom indéfini « on » dans le 2e paragraphe : « On me dit », « on assigne en preuve », « on ne voit pas », « si l’on eût écouté la parole de Dieu ». « On » constitue la société en une masse indifférenciée, à laquelle s’oppose, une fois de plus, le « je » du Vicaire savoyard. • Cependant, le Vicaire entame un dialogue avec les défenseurs de l’institution religieuse, qu’il tente de persuader. Le personnage répond en deux points au discours institutionnel : d’abord sur la question des révélations (2e paragraphe), ensuite sur la question des cérémonies (3e paragraphe). • Le Vicaire fait une concession aux partisans des religions positives au 3e paragraphe (« il fallait un culte uniforme ; je le veux bien ») ; il semble s’agréger à eux dans un « nous » commun (« Ne confondons point le cérémonial de la religion avec la religion »). • Au terme d’une démarche dialectique, il parvient à une synthèse entre sa position et celle de ses adversaires : le « culte uniforme » qu’ils réclament devrait être celui du cœur, non celui qui est imposé par la contrainte.

Réponses aux questions – 18

Conclusion Ce texte vise à convaincre, de façon toute traditionnelle, au moyen d’arguments – arguments dirigés ici contre les hommes d’Église. Il cherche aussi à persuader (si l’on entend par ce mot le fait de provoquer une identification irréfléchie à une thèse, en impliquant le destinataire ou en faisant appel à ses émotions), mais en prenant un détour inattendu ; au lieu de s’adresser souvent aux autres, de les flatter, d’instaurer avec eux une connivence, le Vicaire, à l’inverse, se présente comme un être isolé, en désaccord avec ses semblables et semble couper les ponts avec l’humanité ; avec Jean-Jacques Rousseau lui-même, le dialogue est assez minimal. Cette stratégie souligne la gravité de l’enjeu et donne plus d’intensité au discours du Vicaire, qui requiert vivement notre attention.

Dissertation

Introduction La fiction littéraire a longtemps été enrôlée sous la bannière de la rhétorique : comme un discours prononcé par un orateur, mais par les moyens qui lui sont propres, elle se devait d’être persuasive. L’idée de « l’engagement » de l’écrivain au XXe siècle a pris le relais de cette conception ancienne de la littérature. Sans remettre en question le présupposé selon lequel une œuvre littéraire se devrait d’être utile et efficace, nous tenterons d’évaluer le degré d’efficacité et les chances de « réussite » d’une fiction soumise à une visée argumentative.

1. L’efficacité argumentative de la fiction littéraire A. Les types de textes concernés • Les apologues : les fables, les paraboles bibliques ; des récits plus longs comme le roman édifiant (les Aventures de Télémaque de Fénelon) ; l’utopie ; au XVIIIe siècle, le conte philosophique ; le roman engagé. • Des œuvres de fiction non narratives : la comédie classique, dans la mesure où elle prétend corriger les mœurs (ex. : L’Avare de Molière) ; le théâtre, quand il traite de questions politiques (ex. : Giraudoux, La guerre de Troie n’aura pas lieu ; Ionesco, Rhinocéros). • Il faut se demander si ces fictions peuvent rivaliser avec les essais du point de vue de l’efficacité argumentative. Qu’est-ce qui est plus apte à modifier les opinions du lecteur sur l’Église : un conte philosophique de Voltaire ou son Traité sur la tolérance ? Qu’est-ce qui peut éventuellement « convertir » le public à la religion chrétienne : Atala ou Génie du christianisme de Chateaubriand ? Ces exemples montrent que la question s’est posée aux écrivains eux-mêmes qui, souvent, ont pratiqué pour un même sujet les deux genres de la fiction et de l’essai. • Il faut noter une « spécialisation » de chacun de ces deux genres, dont l’un peut, dans le meilleur des cas, convaincre, tandis que l’autre ne peut espérer que persuader. L’essai est voué par nature à convaincre, c’est-à-dire qu’il s’adresse à la raison du destinataire et avance des arguments, ou des preuves, dans le but d’obtenir l’adhésion du lecteur ; la fiction peut difficilement l’emporter sur l’essai sur ce terrain (car, si le raisonnement abstrait envahit un texte de fiction, c’est qu’on a changé de genre). En revanche, la fiction peut chercher à persuader, c’est-à-dire à faire appel aux émotions du lecteur en vue de le rallier à une cause ou à une opinion. B. Une position énonciative modeste • L’auteur d’un essai voudrait communiquer une vérité ou un savoir. Cette position autoritaire irrite le lecteur dont l’amour-propre supporte mal l’idée d’avoir affaire à quelqu’un qui réfléchit mieux que lui ou qui est plus savant que lui. Ainsi, l’essai (comme toute parole « magistrale ») pose, au moment de sa réception, un problème psychologique. • Au contraire, l’auteur d’un texte fictionnel s’efface derrière son récit (ou derrière l’action théâtrale), cédant la place à des personnages ; il ne prétend pas savoir, mais seulement raconter, s’adressant à la part enfantine du public, à son imagination et à ses émotions. Aussi le public est-il bien mieux disposé à recevoir sa parole. • La fiction paraît donc plus apte que l’essai à éveiller la curiosité, à créer une sorte de disponibilité intérieure du public, à le rendre réceptif.

Lettres persanes – 19

• C’est ce que suggère la fable métalittéraire « Le Pouvoir des fables » de La Fontaine : le ton autoritaire de l’orateur (« qui tonne » et « fait parler les morts ») rebute le peuple athénien, alors même que cet orateur a raison et peut-être parce qu’il a raison (la patrie est en danger, comme il le dit : Philippe de Macédoine menace effectivement Athènes). Pour « réveiller » l’assemblée, rien de tel qu’une fable ou un conte : s’il veut être entendu, l’écrivain ne doit pas donner l’impression de « forcer les cœurs ». En un sens, il doit renoncer à convaincre et à persuader (à endoctriner…), pour mieux toucher son public. C. Le charme de la fiction • L’essai, en raison de son abstraction, exige, de la part du lecteur, un effort particulier de réflexion et de concentration et, dans certains cas, une formation préalable, des connaissances, etc. C’est là une autre difficulté (qui s’ajoute à l’obstacle psychologique) ; aussi les ventes d’essais sont-elles toujours inférieures à celles d’ouvrages de fiction et sont-elles répertoriées à part dans les classements des « best-sellers ». • La lecture de textes de fiction est facile et procure un plaisir immédiat, qui n’est pas le résultat d’un effort. D’une part, la fiction représente des cas individuels et particuliers, des situations concrètes, par opposition au caractère abstrait de l’argumentation directe ; ainsi, les idées s’incarnent dans des personnages ; un débat intellectuel devient un conflit entre deux protagonistes de l’histoire. D’autre part, elle permet l’identification du lecteur à tel ou tel personnage et suscite ainsi un type particulier de plaisir qui s’enracine dans l’enfance, nourrit l’imagination et satisfait le besoin de divertissement ; l’intrigue, le suspense tiennent en haleine le lecteur qui, sans y penser, se retrouve à la fin de l’œuvre.

2. Les limites de l’efficacité argumentative de la fiction littéraire A. Le difficile déchiffrement du message Si la lecture des œuvres de fiction est aisée, en revanche le décryptage du message peut poser problème. • Le lecteur doit connaître les référents historique et géographique auxquels le texte fait allusion ; c’est d’autant plus nécessaire que souvent les œuvres de fiction à visée argumentative recourent à différentes formes de déguisements de ces référents : travestissement de l’identité des acteurs (les hommes portent un masque animal dans Rhinocéros, dans La Ferme des animaux d’Orwell, dans les fables, etc.) ; déguisement spatio-temporel (les Grecs et les Troyens de l’Antiquité dans La guerre de Troie n’aura pas lieu sont des Français et des Allemands des années 1930, ou les bellicistes et les pacifistes des pays européens dans l’entre-deux-guerres). Dans le chapitre III de Candide, le public peut se laisser égarer par le choix fantaisiste des nationalités « bulgare » et « abare » des pays ennemis (le peuple abare n’existe même pas) et méconnaître la véritable cible de l’auteur. • Le lecteur doit identifier le système de valeurs ou de pensée auquel fait référence le texte, afin de saisir les enjeux moraux ou idéologiques de l’œuvre de fiction. C’est vrai surtout quand le lecteur ne partage plus comme une évidence les idées de l’auteur ; ainsi, il n’est peut-être pas nécessaire de se renseigner sur la pensée antitotalitaire pour lire Rhinocéros, mais les visées édifiantes d’Atala, les visées anticléricales des contes de Voltaire, etc. peuvent échapper au lecteur moderne, qui lira alors ces fictions comme des œuvres purement divertissantes. Dès lors, tous les procédés de valorisation ou de dévalorisation des personnages, tout le caractère « démonstratif » du déroulement de l’intrigue passeront inaperçus. B. L’ambiguïté propre aux œuvres de fiction • Jean-Jacques Rousseau, dans Émile, déconseillait vivement de se servir des fables de La Fontaine pour instruire les enfants pour plusieurs raisons, et notamment parce qu’elles sont ambiguës, au sens où elles se prêtent à plusieurs interprétations, dont certaines peuvent être tout à fait immorales. « Le Corbeau et le Renard » propose une morale explicite : « Tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute » ; il faut donc se méfier des flatteurs, comme le Renard, et ne pas prendre leurs paroles au pied de la lettre. Toutefois, dans cette fable, la séduction du Renard est telle que le lecteur est porté à s’identifier à ce personnage inventif, à ce maître de la parole, pourvu d’un sens de l’humour très supérieur à celui du Corbeau. Le lecteur peut donc tout à fait retenir la leçon suivante : il vaut mieux être rusé comme le Renard que naïf comme le Corbeau.

Réponses aux questions – 20

• Le problème que soulève Rousseau n’est pas propre aux fables de La Fontaine : tout texte littéraire, quand il est réussi, est ambigu, complexe, polysémique et susceptible de donner lieu à des interprétations différentes, voire opposées. Le récit « déborde », les personnages vivent leur propre vie ; ainsi, la fiction s’autonomise, dans une certaine mesure, par rapport à la morale qu’elle est censée illustrer. En définitive, le recours à la forme littéraire risque de brouiller un message au lieu de le servir. C. L’efficacité argumentative des essais La fiction peut « réveiller » le public (pour reprendre l’expression du « Pouvoir des fables »), l’amener à prendre conscience de l’importance de certains enjeux intellectuels, en les associant à des enjeux affectifs (l’identification aux personnages met en jeu les émotions, l’affectivité). Toutefois, la lecture (et la composition) des œuvres de fiction doi(ven)t sans doute être prolongée(s) par celle(s) des essais, qui seuls permettent une compréhension claire et rationnelle des termes d’un problème et qui seuls apportent des réponses un peu solides, alors que les œuvres de fiction posent surtout des questions.

Conclusion La faiblesse de la fiction, aux yeux de ceux qui voudraient en faire une arme, s’explique par le fait que la fiction n’est pas destinée par nature à servir à quoi que ce soit ; comme toute œuvre d’art (musicale, sculpturale, etc.), elle est censée apporter un plaisir esthétique et rien de plus. Considérer, comme le font les auteurs de fiction à visée argumentative, que l’on peut « exploiter » ce plaisir esthétique ou ce charme de la littérature, les mettre à profit pour transmettre un message, c’est opérer, en quelque sorte, un « détournement » de genre. Il ne faut pas s’étonner que l’œuvre fictionnelle ne se plie pas toujours parfaitement aux visées auxquelles on voudrait l’assujettir.

Écriture d’invention Pistes : – Il peut être bon de commencer par mettre en garde les élèves contre les risques d’un hors sujet : une thèse « en rapport avec les débats de notre temps » suppose de dépasser les cas trop individuels ou d’être capable de mettre en relation un cas individuel et une question plus large. – L’argumentation directe est la partie du sujet qui se prête le plus facilement à une évaluation de type scolaire ; l’élève doit veiller à sélectionner les arguments les plus convaincants, à les hiérarchiser en allant du plus simple au plus complexe (ou du plus évident au moins évident), et à préserver la cohérence des énoncés. – Le récit fictionnel doit entretenir un rapport clair avec la thèse. Il n’est pas interdit d’imaginer un récit qui problématise la thèse, comme c’est le cas dans certaines fables de la Fontaine, par exemple, où l’adéquation n’est pas parfaite entre le récit et la morale : le récit illustre la morale, mais il la « déborde » et en suggère aussi les limites.

E x t r a i t d e l a L e t t r e 4 8 ( p . 9 1 , l . 1 3 2 , à p . 9 2 , l . 1 5 9 )

◆ Lecture analytique de l’extrait

Un portrait ou un « caractère » u Le portrait physique se réduit à 2 mentions : « ce grand jeune homme qui a des cheveux » et « il parle plus haut que les autres ». Le portrait moral, ou le « caractère », l’emporte largement : il forme toute la suite du texte. v Le lecteur découvre d’abord le libertin à travers le point de vue d’Usbek, et plus précisément à travers les paroles du personnage persan rapportées dans un discours direct (l. 132). Le point de vue de « l’informateur » qui avait fait les portraits précédents de la Lettre 48 succède à celui d’Usbek, mais de manière très fugitive cette fois : « C’est un homme à bonnes fortunes », dit seulement l’informateur. Il fait place au point de vue du libertin sur lui-même, qui dépeint son propre caractère et ses « mœurs »,

Lettres persanes – 21

représentatives de son époque. Enfin, le point de vue d’Usbek supplante celui du libertin ; le Persan porte un jugement sévère sur l’homme à bonnes fortunes. w Ce portrait est atypique par rapport aux précédents, qui étaient entièrement pris en charge par « l’informateur » et qui relevaient de ce que, dans un article intitulé « Galeries de portraits. Le portrait parlé chez Stendhal » (Poétique, 2004, disponible en ligne), Marie Parmentier appelle « la description parlée par un bavard descripteur ». Dans le cas de l’homme à bonnes fortunes, nous avons affaire à une variante : l’autoportrait (« autosatirique »). x L’homme à bonnes fortunes est un personnage misogyne, comme le montre le champ lexical de la manipulation, composé de : « je leur en donne bien à garder » (« je leur mens ») ; « j’aime à alarmer une femme » ; « il y a bien une certaine femme qui ne sera pas de bonne humeur. Mais qu’y faire ? ». y C’est aussi un personnage vaniteux. Le champ lexical de la fatuité comprend : « il se sait si bon gré d’être au Monde », « faire enrager un mari ou désespérer un père », « [nous] partageons ainsi tout Paris et l’intéressons à nos moindres démarches », « vous faites plus de bruit que le guerrier le plus valeureux ».

La satire du libertinage U Plusieurs indices suggèrent que nous avons affaire à un type social plutôt qu’à un individu singulier : l’anonymat du personnage ; le pluriel, qui intègre le personnage dans un groupe homogène (« Nous sommes quelques jeunes gens qui partageons ainsi tout Paris ») ; enfin, le caractère extrêmement limité du portrait physique, qui aurait pu individualiser le personnage. Montesquieu a composé un portrait « typique ». V La visée satirique du portrait est particulièrement évidente dans les jugements « encadrants » d’Usbek, au début (« peu d’esprit et tant d’impertinence ») et à la fin (la remarque ironique « vous êtes plus considéré qu’un grave magistrat » ; le propos indigné « le feu me monta au visage »). W Les « vraies valeurs » sociales supposent, aux yeux d’Usbek, un rapport juste entre l’utilité sociale d’un individu (son mérite, son courage, etc.) et sa notoriété. Tout est renversé ici puisque le libertin n’a ni charge ni emploi et qu’il est pourtant « plus considéré qu’un grave magistrat ». Le texte dénonce, à travers le type du libertin, la frivolité de la société du XVIIIe siècle, oublieuse des valeurs traditionnelles de service, de justice, etc. X Usbek veut dire : « On vous châtrerait » (le Persan fait référence aux eunuques dans les sérails). at Usbek s’oppose au libertin, comme le suggèrent sa réaction scandalisée, ainsi que le passage qui fait suite à l’extrait (« Que dis-tu d’un pays où l’on tolère de pareilles gens », etc.). De plus, Usbek ne séduit pas les femmes des autres (aucune mention, dans le roman, de relations avec des femmes parisiennes) ; il respecte l’institution du mariage. Usbek ressemble cependant au libertin par d’autres aspects : a) Il pourrait dire, lui aussi : « je vois les plus jolies femmes » d’Ispahan, « mais je ne me fixe pas à une » (il est polygame). b) Il n’aime pas les femmes : « de ma froideur même, il sort une jalousie secrète, qui me dévore » (L. 6). c) Il est « plus propre à garder [les] dames qu’à leur plaire » (il se soucie uniquement de surveiller ses épouses)… Ce portrait satirique peut être lu en partie comme un autoportrait d’Usbek. ak Donnant la parole au libertin, l’autoportrait accrédite, certes, le jugement négatif que l’on peut porter sur ce personnage – qui se dénonce lui-même. Toutefois, comparé aux autres portraits de la Lettre 48, il est certain qu’il rend plus vivant et plus humain le personnage « portraituré ». Le lecteur est porté à considérer avec indulgence cet homme à bonnes fortunes qui se met à nu.

◆ Lectures croisées et travaux d’écriture

Examen des textes et de l’image u Le personnage portraituré est anonyme dans le texte A ; dans le texte B, il s’appelle Iphis, nom grec peu vraisemblable dans le contexte de la France du XVIIe siècle. L’omission du nom et le nom antique,

Réponses aux questions – 22

qui souligne le caractère efféminé du personnage masculin (Iphis est le nom d’une fille dans les Métamorphoses d’Ovide), apparaissent comme des moyens d’« exemplifier » le personnage, d’en faire un type. Dans les textes C et D, en revanche, les personnages portent des noms empruntés à la réalité contemporaine de l’auteur : Épivent et le marquis de Saint-Loup-en-Bray. v Le jugement moral porté sur le personnage masculin est implicite dans les expressions suivantes : – « Le voilà retenu par le pied dans sa chambre tout le reste du jour » : le personnage est incapable de se dissocier de l’image qu’il donne aux autres (il s’identifie à ses vêtements et même à ses chaussures, auxquelles il finit par se réduire). – « Il se voit au miroir : l’on ne peut être plus content de personne qu’il l’est de lui-même » : même reproche ; le personnage est fasciné par son image. – « Dans le chapitre des femmes » : au XVIIe siècle, la féminisation est une marque de dévalorisation (le statut des femmes à l’époque peut expliquer cette expression misogyne). w Dans les textes C et D, les personnages portraiturés ne font pas l’objet d’un jugement moral, mais d’appréciations esthétiques de la part des narrateurs. x Le dessin de F. Grose se rapproche des textes de La Bruyère et de Montesquieu. En effet, Grose dessine ses portraits en se référant à une norme physique, qui définit la beauté parfaite, et il mesure l’écart entre telle ou telle figure et le modèle idéal. De même, La Bruyère situe son personnage par rapport à une norme morale, selon laquelle un homme doit être tourné vers ses semblables (et, dans une église, vers Dieu) plutôt que vers lui-même ; il le ridiculise également en raison de la distance qui sépare cet homme de la norme « virile » en vigueur au XVIIe siècle. Montesquieu situe l’homme à bonnes fortunes par rapport à une norme morale et sociale selon laquelle la notoriété doit être proportionnelle au mérite, et il blâme la fatuité du libertin, qui se flatte d’être célèbre dans Paris grâce à ses conquêtes féminines, sans le moindre talent réel. Le dessin de Grose propose des caricatures physiques ; les textes A et B, des caricatures morales.

Travaux d’écriture

Question préliminaire Les textes A et B obéissent à une visée argumentative et plus précisément satirique. Montesquieu (texte A) critique une société qui méconnaît le vrai mérite ; la notoriété de l’homme à bonnes fortunes est le symptôme d’une confusion des valeurs généralisée. La Bruyère (texte B) critique le culte des apparences et le narcissisme de son personnage, qu’il dégrade en le féminisant ; pour cet auteur chrétien, l’amour de soi, poussé à l’excès, est incompatible avec l’amour de Dieu ; la condamnation est ici morale et religieuse (toutefois la portée religieuse n’est décelable qu’à la lecture du recueil entier des Caractères et particulièrement du dernier chapitre ; dans le fragment proposé, seule la mention de « l’église » suggère l’indifférence à Dieu du personnage). Les textes C et D ne paraissent pas soumis à une quelconque visée argumentative ; ils représentent ou transposent le réel. D’une part, les noms des personnages, Épivent et Saint-Loup-en-Bray, singularisent ceux qui les portent. D’autre part et surtout, l’attention portée au corps, qui individualise le personnage, est bien plus marquée que dans les textes A et B. Le corps était quasiment absent dans le texte A ; il était présent à travers la mention de gestes propres à un type psychologique dans le texte B. En revanche, la réalité corporelle, devenue sensualité, est présente pour elle-même chez Maupassant et Proust, sans dépassement vers la morale et la psychologie. Le texte de Maupassant évoque la moustache, la taille, la cuisse et enfin le visage. La transposition du réel est manifeste dans les images : la métaphore du « blé » (associé au nom : « épi vent »), la comparaison féminisante « comme s’il eût porté un corset », la métaphore « une cuisse de danseur, de gymnaste ». Le texte de Proust se livre à une esthétisation du réel manifeste dans les images : la métaphore « de la couleur de la mer », la comparaison « comme un filon précieux d’opale azurée et lumineuse, engainé dans une matière grossière », la métaphore du jeune « lion ».

Lettres persanes – 23

Commentaire

Introduction À la recherche du temps perdu est en partie le tableau d’une époque et notamment des milieux mondains du début du XXe siècle ; le portrait du marquis de Saint-Loup-en-Bray s’inscrit dans le projet plus vaste de la description – et de la démystification – des cercles aristocratiques parisiens. Cependant, La Recherche est aussi un roman autobiographique, où le narrateur tente de déchiffrer son « moi » enfoui ; et, à ce titre, la première rencontre avec Saint-Loup, sorte de « coup de foudre amical », constitue un moment de forte intensité, qu’il analysera dans un passage qui fait suite à l’extrait en insistant sur son caractère impressionnable d’adolescent : « Tout entouré de monstres et de dieux, on ne connaît guère le calme [à l’âge de l’adolescence] », dit-il – car il s’est surpris à diviniser Saint-Loup. Il n’est pas impossible de considérer Saint-Loup, personnage clivé, menant une vie mondaine et, de manière clandestine, une vie amoureuse « scandaleuse » (aux yeux des contemporains), comme un double de l’écrivain lui-même.

1. Un héros exemplaire Saint-Loup évoque, dans un premier temps, les personnages des romans idéalisants (romans de chevalerie, romans héroïques, etc.). A. Le héros est perçu à travers le regard ébloui du narrateur Dans ce récit à la 1re personne, le point de vue est nécessairement interne. Le narrateur dramatise fortement l’irruption dans son champ de vision de ce beau jeune homme qu’est Saint-Loup, comme le montrent plusieurs indices : – la rupture temporelle qu’introduit le passé simple de « je vis », par opposition à l’imparfait de description qui précède (« j’étais dans la salle à manger », « il jaunissait », « la travée qui allait ») ; – la dislocation syntaxique de la phrase qui évoque la « scène de première vue » : « je vis, grand, mince, le cou dégagé, la tête haute et fièrement portée, passer un jeune homme » ; le COD (la proposition infinitive « passer un jeune homme ») séparé du verbe par des épithètes et des compléments circonstanciels qui prolongent le « suspense » en retardant le dévoilement entier du personnage exceptionnel. B. Un personnage solaire • Le personnage est en harmonie avec l’espace naturel dans lequel il apparaît. Le narrateur suggère plus particulièrement une correspondance entre le soleil, dont la puissance est si écrasante qu’il faut s’en protéger derrière des rideaux, et Saint-Loup, dont la peau est si « blonde » et les cheveux « aussi dorés que s’ils avaient absorbé tous les rayons du soleil ». De même, le clignotement lumineux du bleu de la mer se retrouve dans le bleu « couleur de la mer » des yeux du jeune homme. L’« extraordinaire beauté » complète le portrait d’un héros apollinien. • Le personnage est également valorisé par la comparaison qui l’assimile au « filon précieux d’opale azurée et lumineuse, engainé dans une matière grossière » (la « matière grossière » représentant la foule des personnes communes qui l’entourent). C. Un aristocrate élégant • Le point de vue du narrateur tend à s’effacer à partir de « Chacun le regarda » ou, plus exactement, le narrateur rend compte de la manière dont les autres perçoivent Saint-Loup ; la convergence des regards qui se portent sur le héros et l’admiration unanime contribuent, de toute évidence, à la valorisation du personnage ; le champ lexical de la renommée comprend : « on savait que ce jeune marquis […] était célèbre pour son élégance », « Tous les journaux avaient décrit le costume […] », « attirait les regards autant sur lui que sur elle », « certains lui trouvaient », « on savait combien il était viril ». • Le titre aristocratique dévoilé vers le milieu de l’extrait, « marquis de Saint-Loup-en-Bray », rapproche encore plus ce portrait de ceux, quelque peu stéréotypés à force d’« exaltation » des perfections du personnage, qui abondent dans le roman héroïque du XVIIe siècle, par exemple. L’évocation du duel du jeune duc d’Uzès, auquel Saint-Loup sert de témoin, renforce le prestige social du personnage. Un « jeune lion » est, au début du XXe siècle, un homme à la mode, élégant ; on peut aussi voir, dans le choix de cette expression, une allusion au courage physique de ce héros (dans la suite du roman, Saint-Loup fera preuve d’héroïsme pendant la guerre de 14-18).

Réponses aux questions – 24

2. Un personnage ambigu Proust renouvelle cependant l’art du portrait en introduisant, dans sa description, des indications qui « détonnent », s’écartent des poncifs idéalisants et suggèrent la part d’étrangeté du personnage. A. Un héros féminin Si le personnage est dit « viril », sa part féminine n’en est pas moins mise en évidence dans le texte. Ainsi, il est vêtu d’« une étoffe souple et blanchâtre comme je n’aurais jamais cru qu’un homme eût osé en porter » ; on lui trouve « un air efféminé » ; ses yeux sont associés à « la mer », élément féminin (l’homonymie mer/mère en français renforce cette association par ailleurs universelle qui rapproche les deux « ventres » : maritime et maternel). B. L’amant d’une prostituée • Le héros aristocratique mène, à l’occasion, une existence de marginal en compagnie d’une actrice ex-prostituée (pendant des siècles, les actrices ont eu mauvaise réputation, avant leur « starisation » actuelle). La « liaison dont Mme de Villeparisis se plaignait » attire l’attention sur une face cachée du personnage. • Que le héros soit double, c’est ce que suggère son nom, « Saint-Loup », à la fois auréolé de lumière et dissimulé. Le « loup » en lui serait le personnage méconnu, asocial, indépendant à l’égard des normes de son milieu. Dans la suite du roman, il aura des liaisons homosexuelles clandestines (tout en étant marié). « Bray », nom d’une terre du Nord-Ouest de la France, signifie « la boue » en ancien français ; mais il est possible d’entendre « braies », mot qui désigne le caleçon ou une sorte de pantalon porté par les Gaulois et qui renverrait, une fois de plus, à la vie sexuelle du personnage. • Les deux visages de Saint-Loup pourraient être figurés par l’espace divisé dans lequel le héros apparaît la première fois au narrateur, un espace obscur et lumineux : « la salle à manger qu’on avait laissée à demi dans l’obscurité ». Cette dualité réapparaît dans l’évocation du vêtement de Saint-Loup, une étoffe « dont la minceur n’évoquait pas moins que le frais de la salle à manger [dans sa partie obscure], la chaleur et le beau temps du dehors » (Saint-Loup, d’ailleurs, se montrera froid par intermittence dans la suite du roman). C. Le porteur de monocle La mention étrange « ses yeux, de l’un desquels tombait à tout moment un monocle » attire l’attention sur ce monocle : – le monocle vient de monoculus (« qui n’a qu’un œil », « borgne ») et peut produire une impression inquiétante, comme le « loup » de Saint-Loup ; – il introduit, dans le visage, une dissymétrie et renvoie, une fois de plus, à la division du personnage (sa « double personnalité ») ; – enfin, le monocle est un signe de distinction sociale (quasiment un accessoire de mode au début du siècle) qui menace en permanence de choir, ou de déchoir, et que Saint-Loup doit remettre en place « à tout moment ». Le monocle pourrait renvoyer, de manière métonymique, à l’aristocrate élégant en Saint-Loup, qui « tombe », ou dérive, du fait de ses relations avec une prostituée ou avec d’autres hommes.

Conclusion Cette scène de première vue a quelque chose de programmatique au sens où elle annonce, à bien des égards, le destin ultérieur du personnage. Le portrait de Saint-Loup s’inscrit, par ailleurs, dans la galerie de portraits de figures mondaines de La Recherche qui conduisent souvent à faire ressortir la faiblesse, l’humanité ou le caractère dérisoire du personnage, dissimulés derrière un masque convenable. Il s’inscrit aussi dans le cadre d’un travail d’exploration psychologique que le narrateur conduit en prenant les autres et lui-même pour objets.

Dissertation

Introduction Pendant des siècles, l’imitation de la réalité, dans ses aspects singuliers, dans ce qu’elle peut avoir de banal ou de « vulgaire », a été considérée avec quelque mépris : elle était reléguée dans les genres fictionnels bas (la comédie, la farce, les romans des « gueux », etc.), tandis que les genres nobles

Lettres persanes – 25

(tragédie, épopée) étaient voués à la représentation de héros exceptionnels et, de manière générale, au traitement de sujets « élevés ». Cette hiérarchie des genres est tombée en désuétude aujourd’hui. L’imitation de la réalité dans les œuvres fictionnelles s’impose à nous comme une évidence (le XIXe siècle, en effet, nous en a rendu l’idée tout à fait familière). Dès lors, nous pourrions être tentés de croire qu’un romancier, au moment de représenter un personnage, se contente de décrire quelqu’un qu’il lui a été donné de rencontrer et qu’un roman n’est que la transcription des expériences quotidiennes de son auteur. Dans quelle mesure cette conception de la création littéraire est-elle fondée et n’est-elle pas, par certains aspects, un peu naïve ? Telles sont les questions que nous nous proposons d’examiner.

1. Le romancier imite le réel au moment de représenter un personnage A. Les romans « réalistes » Aux épopées, aux romans de chevalerie, aux romans héroïques du XVIIe siècle, etc., dont les héros sont dotés de toutes les perfections (naissance illustre, courage surhumain, loyauté, fidélité en amour, etc.), s’opposent des romans qui donnent le sentiment de reproduire la réalité sociale et psychologique dans sa plus grande diversité. On peut penser, dans l’Antiquité, au Satiricon de Pétrone (qui raconte l’errance, à Rome, de trois jeunes homosexuels) et au roman picaresque des XVIe-XVIIIe siècles (centré sur le personnage du « gueux » ou du picaro, personnage de basse extraction, valet, souvent voleur, qui décrit les différents milieux sociaux qu’il traverse). Enfin, au XIXe siècle, le roman réaliste proprement dit se donne pour mission, avec Balzac et Zola notamment, de représenter, de manière bien plus systématique et « encyclopédique » qu’auparavant, la multiplicité du réel. En témoigne, par exemple, ce programme énoncé par Balzac dans une lettre à Mme Hanska (1734) : « Les Études de mœurs [une des sections de La Comédie humaine] représenteront tous les effets sociaux sans que ni une situation de la vie, ni une physionomie, ni un caractère d’homme ou de femme, ni une manière de vivre, ni une profession, ni une zone sociale, ni un pays français, ni quoi que ce soit de l’enfance, de la vieillesse, de l’âge mûr […] ait été oublié. » B. Le roman historique Le roman historique met en scène des personnes réelles et célèbres ; cependant, il ne leur accorde le plus souvent qu’un rôle secondaire : il en est ainsi, par exemple, dans La Princesse de Clèves, où apparaît Marguerite de Valois, sœur d’Henri II ; dans Les Chouans de Balzac ou Quatrevingt-treize de V. Hugo, centrés sur l’histoire de la Révolution, les personnages sont fictifs dans leur quasi-totalité ; Les Trois Mousquetaires d’A. Dumas « utilisent » Louis XIII, le cardinal de Richelieu et la reine Anne d’Autriche – mais peut-on vraiment parler, pour cette œuvre, où la fantaisie occupe une si grande place, de « roman historique » ? C. Le roman autobiographique, surtout C’est un roman dans lequel le narrateur, personnage fictif qui raconte sa vie, présente de nombreux points communs avec la personne réelle de l’auteur lui-même. À la recherche du temps perdu de Proust ou Mort à crédit de Céline en offrent des illustrations particulièrement réussies. Claude Simon, dans La Route des Flandres et L’Acacia notamment, écrit aussi des romans autobiographiques, en y intégrant une dimension historique : le romancier évoque ainsi sa brève participation à la Seconde Guerre mondiale (dans la cavalerie, avant d’être fait prisonnier), ainsi que la mort de son père tué pendant la Première Guerre mondiale.

2. Les raisons pour lesquelles le romancier choisit d’imiter le réel A. Le choix du « réalisme » ne va pas de soi Le romancier peut être tenté de rejeter les limitations du réel, qui brident son imagination et rendent si austère son travail. La tendance spontanée des personnes qui s’initient à l’écriture fictionnelle (comme les élèves) est d’enchaîner les aventures sans se soucier de la vraisemblance : coups de foudre, exploits, retrouvailles miraculeuses se succèdent alors ; et, pour justifier cela, des héros débordant d’énergie, passionnés, extraordinaires. De nombreux auteurs à succès, aujourd’hui, se lancent à corps perdu dans la composition d’histoires peuplées de fantômes, de morts ressuscités, de sorciers, etc. B. Le choix du « réalisme » répond à un souci de vraisemblance Si une part de nous-mêmes (romanciers ou lecteurs) a besoin de se griser de rêve, une autre part a besoin de maintenir quelques rapports avec la réalité. Aussi Cervantès conçoit-il son Don Quichotte comme un réquisitoire ironique et impitoyable contre l’idéalisation outrancière du caractère des

Réponses aux questions – 26

personnages dans les romans de chevalerie. Le genre romanesque a été méprisé et considéré comme un genre frivole pendant des siècles, notamment à cause de ses invraisemblances. C. Le choix du « réalisme » correspond à une certaine vision de l’homme (de la faiblesse humaine) • Le roman réaliste, tel que Balzac et Zola en ont fait la théorie, traduit une conception de l’homme qui s’oppose à celle que véhicule le roman idéalisant : pour eux, l’homme est façonné et déterminé par le milieu social dans lequel il évolue, alors que, dans le roman idéalisant, l’homme est libre, non déterminé, disponible pour toutes les aventures (et, en un sens, tout-puissant). • Ainsi, on n’aime pas de la même façon selon qu’on fréquente les cercles aristocratiques parisiens ou que l’on mène une vie recluse en province ; telle pourrait être une des idées maîtresses d’Eugénie Grandet de Balzac : la malheureuse provinciale s’imagine qu’on aime pour la vie, alors que le Parisien égoïste et futile dont elle s’éprend n’est capable que d’attachements passagers. Ce roman réaliste donne une image « dénarcissisante » de l’être humain, qui est déterminé par son milieu social jusque dans son for intérieur, jusque dans sa vie amoureuse. Le roman idéalisant, quant à lui, donne une image bien plus flatteuse de l’être humain. • Balzac s’est inspiré des doctrines biologiques de son époque, qui étudient l’interaction de l’animal et de son environnement naturel ; ses romans se proposent de montrer, de même, l’interaction de l’homme et de son environnement social. Zola a repris les théories médicales qui avaient cours à son époque et souligné le rôle de l’hérédité dans le destin de l’homme ; il a imaginé l’histoire d’une famille, les Rougon-Macquart, marquée par des « tares » héréditaires comme la tendance à l’alcoolisme, par exemple. Dans ces deux cas, le roman réaliste montre l’homme comme un être « sous influence ». D. Le choix du « réalisme » correspond à un désir d’exploration psychologique • Les romans autobiographiques témoignent souvent d’un effort de déchiffrement de la réalité psychique. Un romancier ne peut pas entreprendre ce type de travail à partir de personnages inventés de toutes pièces ; son identification à son personnage principal, qui le représente à quelques détails près, lui est nécessaire et donne une plus juste idée de la nature de son travail. • Pour Proust, en effet, le romancier doit s’attacher principalement à mettre au jour ses sensations, ses souvenirs, et à les restituer dans son œuvre ; le réel qu’il lui faut imiter ou, plus exactement, déchiffrer, c’est son « moi » enfoui, le plus profond. Il s’explique, dans La Recherche même, sur sa conception du roman : « Si j’essayais de me rendre compte de ce qui se passe […] en nous au moment où une chose nous fait une certaine impression […], je m’apercevrais que, pour exprimer ces impressions, pour écrire ce livre essentiel, ce seul livre vrai, un écrivain n’a pas dans le sens courant à l’inventer, puisqu’il existe déjà en chacun de nous, mais à le traduire. Le devoir et la tâche d’un écrivain sont ceux d’un traducteur. » • Voici un exemple de cette traduction de l’histoire du « moi » : le portrait du marquis de Saint-Loup (texte D) est suivi d’une analyse de l’angoisse qu’avaient produite, dans l’âme du narrateur adolescent, la froideur et la morgue témoignées à son endroit par le bel aristocrate (avant qu’une amitié se noue finalement entre eux) ; « Peut-être me dédaigne-t-il en raison de ma roture », s’était alors inquiété le narrateur : « Tout entouré de monstres et de dieux, on ne connaît guère le calme [à l’âge de l’adolescence] […]. Plus tard on voit les choses d’une façon plus pratique, en pleine conformité avec le reste de la société, mais l’adolescence est le seul moment où l’on ait appris quelque chose. » Le romancier doit travailler sur de semblables matériaux (dont l’épisode de la madeleine fournit un autre exemple), et non inventer des histoires rocambolesques.

3. Le romancier ne peut se contenter d’imiter le réel A. Le romancier donne l’illusion du réel • Une conception un peu naïve du réalisme pourrait l’assimiler à une reproduction de la réalité, comparable à une banale photographie. Il suffirait à l’écrivain de noter ce qu’il voit (ou ce qu’il ressent, si l’on parle de « réalisme psychologique », plutôt que social). Maupassant, proche de Flaubert et de Zola, corrige, dans la préface de Pierre et Jean, cette interprétation par trop simpliste du réalisme : un romancier réaliste ne peut pas se contenter d’imiter le réel, sous peine de cesser d’être un romancier et un artiste. • Le romancier opère une sélection dans le réel pour mieux le représenter : « Raconter tout serait impossible, dit Maupassant dans cette préface, car il faudrait alors un volume au moins par journée, pour

Lettres persanes – 27

énumérer les multitudes d’incidents insignifiants qui emplissent notre existence. Un choix s’impose donc – ce qui est une première entorse à la théorie de toute la vérité. » • Le romancier construit le réel, pour le rendre visible, intelligible, intéressant : « la vie laisse tout sur le même plan », ajoute Maupassant. L’art, au contraire, consiste « à mettre en pleine lumière, par la seule adresse de la composition, les événements essentiels ». La « composition » renvoie ici à l’organisation d’ensemble du récit, comme au travail du style, qui donne du relief à certains traits d’un personnage et en estompe d’autres. Le romancier donne à voir la réalité, comme nul ne l’avait perçue jusqu’alors. Aussi, déclare Maupassant, « les Réalistes de talent devraient s’appeler plutôt des Illusionnistes ». B. Le réel n’existe pas ; le romancier montre qu’il y a seulement des points de vue sur le réel • Une autre conception un peu naïve du réalisme consiste à penser que le réel est déjà là et que le romancier réaliste reproduit une donnée qui lui est totalement extérieure. • Or les romanciers réalistes du XIXe siècle ont été sensibles au fait que le réel est en bonne partie une création du regard, et, dans leurs récits, les changements de point de vue ou les restrictions de champ (maniés avec plus de rigueur que dans les romans des siècles précédents) mettent en évidence le caractère subjectif de tout portrait et de toute description. • Ainsi, le portrait d’un personnage, comme celui de Mme Arnoux dans L’Éducation sentimentale de Flaubert, est étroitement déterminé par les dispositions dans lesquelles se trouve le personnage dont le regard organise la description (Frédéric, ébloui par l’apparition de Mme Arnoux). Michel Raimond a pu parler, à ce sujet, de « réalisme subjectif » entendu au sens d’un effort pour « présenter au lecteur la réalité fictive à travers l’optique d’un personnage » (« Le réalisme subjectif dans L’Éducation sentimentale », dans Travail de Flaubert, « Points », Seuil, 1983, pp. 93-102). Si « le roman est un miroir que l’on promène le long d’un chemin », comme le dit Stendhal, il ne faut pas oublier le promeneur… • Certains romans modernes poussent à l’extrême le respect de la vision subjective, au point de proposer des portraits de personnages soumis à une forme de morcellement, comme celui du capitaine de Reixach au début de La Route des Flandres de Cl. Simon. Comme l’écrit L. Dällenbach, ce morcellement s’explique par le « souci d’écrire la sensation et la mémoire au plus près de leur opération effective, c’est-à-dire en respectant le caractère fragmentaire et chaotique des éléments qu’elles donnent en simultanéité » (dans Claude Simon, Seuil, 1988). C. Le romancier offre l’image transfigurée du « réel » • La plupart des romanciers réalistes, au sens le plus strict du terme, ont écrit des œuvres proches du fantastique (comme Balzac et Maupassant), de l’épopée (comme Zola), ou des récits d’expérience mystique (comme Flaubert). Se reniaient-ils alors ? La contradiction que le lecteur peut percevoir entre les registres réaliste et « non réaliste » au sein d’une même œuvre n’en est peut-être pas une et pourrait s’expliquer par une définition trop étroite du réalisme. Non seulement la fantasmagorie n’est pas toujours incompatible avec le réel (quand elle surgit dans le réel et se nourrit de lui), mais encore elle permet quelquefois d’accéder à une forme de réalité méconnue. Les romanciers réalistes ont été sensibles à l’étrangeté de la réalité sociale et psychologique, à son caractère insaisissable, à ses métamorphoses, etc., et ils ont éprouvé la nécessité de devenir visionnaires pour en rendre compte. • Proust concevait, au départ, À la Recherche du temps perdu comme un « roman d’instants poétiques » (les instants privilégiés de la réminiscence ou de la mémoire involontaire, dont l’épisode de la madeleine demeure l’exemple le plus célèbre) ; réalisme psychologique et poésie que l’on pourrait croire opposés se révèlent très proches quelquefois, comme, dans d’autres cas, réalisme et mythe ou réalisme et hallucination.

Conclusion Le réel constitue bien un point de départ pour le romancier, mais il ne saurait être question, pour l’artiste qu’il est, de se contenter d’imiter la réalité – opération d’ailleurs interminable et impossible.

Écriture d’invention • Ce portrait est marqué par une certaine inventivité métaphorique, sur laquelle les élèves pourraient prendre exemple.

Réponses aux questions – 28

• Les traits quelque peu féminins de ce personnage (« dont la taille était mince comme s’il eût porté un corset ») par ailleurs très masculin (ne serait-ce que par son activité militaire) lui donnent quelque chose d’étrange, dont les élèves pourraient recréer l’équivalent, sans jouer nécessairement sur la dualité sexuelle. • Il ne faut sans doute pas attendre un portrait parfaitement ordonné, dans la mesure où celui de Maupassant ne l’est pas : le mouvement descend du visage vers les jambes, puis remonte au visage. En outre, Maupassant ne recherche pas l’exhaustivité, et sa description peut donner une impression de morcellement (par exemple, il ne décrit, au début, dans le visage, que la moustache et, du bas du corps, que la cuisse). Ces deux traits, le désordre et le morcellement, rendent quelque peu énigmatique le début de la nouvelle et produisent un certain suspense ; il faut attendre la fin de cette (très courte) nouvelle pour que l’image du « héros » se stabilise. Épivent se révélera, comme Bel-Ami, un personnage conformiste. • Il serait bon de mettre en garde les élèves contre les risques d’un hors sujet : le portrait du personnage féminin peut facilement conduire au récit d’une histoire d’amour, surtout si on est en panne d’inspiration… • Le devoir peut tout à fait comporter une part narrative (la fin de l’extrait est un récit itératif), à condition cependant que la narration fasse ressortir un trait saillant du caractère de l’héroïne et contribue ainsi à l’élaboration d’un portrait moral.

Lettres persanes – 29

C O M P L É M E N T S A U X L E C T U R E S D ’ I M A G E S

◆ La Place des Halles (p. 39) L’auteur Le graveur Jacques Aliamet (1726-1788) était connu surtout pour ses estampes d’après des tableaux de peintres de paysages naturels comme Joseph Vernet. Ici, son estampe (qui date probablement de 1772) copie un « paysage urbain » conçu par le peintre Étienne Jeaurat (1699-1789) : la place des Halles occupée par Les Écosseuses de pois (tel est le titre du tableau original, dont la date est inconnue). Jeaurat, qui est, par conséquent, à l’origine de la composition de cette œuvre, était très apprécié au XVIIIe siècle pour ses scènes de genre (ou scènes de la vie quotidienne), parmi lesquelles on peut retenir La Place Maubert (qui représente une rixe entre des marchandes de pommes), Le Carnaval des rues de Paris (1757), L’Éplucheuse de salade (1752) et surtout La Conduite des filles de joie à la Salpêtrière (1755).

L’œuvre A. Le choix d’un sujet populaire Sur cette estampe figurent des personnages de la classe populaire, auxquels sont mêlés quelques hommes, dont le « danseur », d’une classe plus aisée (sans que la hiérarchie sociale soit soulignée avec insistance cependant). Le décor est celui de la place des Halles, où se tenaient les marchés, comme l’indique le nom ; le mot halle avait une connotation « poissarde » et l’expression langage des halles renvoyait à un langage grossier, vulgaire. L’intérêt porté par Jeaurat (et Aliamet) aux sujets populaires s’inscrit, dans une large mesure, contre la survalorisation des sujets « nobles » (la peinture d’histoire, les portraits de membres de la Cour, etc.), qui demeurait alors la règle. Par leur goût pour un certain « réalisme », le peintre et, après lui, le graveur se différencient également du peintre français Antoine Watteau (1684-1721), qui privilégie la représentation de l’univers du théâtre et des fêtes galantes aristocratiques dans un cadre pastoral idéalisé. Ils montrent une réalité occultée ou à peine esquissée dans les Lettres persanes, comme dans tout un pan de la littérature de l’époque, que l’on pense aux grands genres littéraires (l’épopée et la tragédie) ou au roman (la nouvelle historique, dont La Princesse de Clèves est l’exemple le plus célèbre). B. Les personnages Les écosseuses de pois se trouvent au premier plan à droite et à gauche (autour d’elles, les cosses jonchent le sol et l’assombrissent). Un peu en arrière, des marchandes se tiennent près d’un grand sac (un sac à grains ?). La composition est dynamisée par le couple de danseurs et le musicien, quasiment au centre, dans le périmètre le plus lumineux de la place. Ces trois personnages sont atypiques, au sens où ils ne participent pas aux activités du marché. Ils apportent une touche de fantaisie, faisant contrepoids, en quelque sorte, d’une part, aux réalités « basses » du commerce et, d’autre part, au pilori situé derrière eux, dans l’axe du musicien et d’un des danseurs, et associé à des idées de « faute », de « châtiment », d’« humiliation ». Cette composition amorce une valorisation des sujets populaires, par opposition aux « bambochades » (représentations burlesques de la vie du peuple) et au réalisme un peu triste à la manière des frères Le Nain au XVIIe siècle. C. Le décor Des édifices un peu écrasants bordent la place. Au centre se trouve le pilori, tour de pierre octogonale, dont l’étage supérieur est percé de grandes fenêtres sur toutes ses faces. Les personnes condamnées étaient exposées là aux insultes de la foule pendant trois jours consécutifs de marché. Il n’est pas impossible de considérer que la place centrale accordée à cet instrument de répression suggère une méfiance persistante à l’égard du peuple (les délinquants mis au pilori appartenant, en général, aux milieux les plus pauvres). Cependant, l’espace réservé à la musique, à la danse et au plaisir humanise, une fois de plus, l’image de ce quartier populaire et de ses habitants.

Compléments aux lectures d’images – 30

Travaux proposés 1. Rédigez une lettre évoquant la place des Halles du XVIIIe siècle, composée par un auteur rival de Montesquieu et destinée à être publiée dans un périodique de l’époque. Cet auteur emprunte le masque d’un troisième voyageur persan. Sa sensibilité est proche de celle de Jeaurat et d’Aliamet et il souhaite compléter la description des rues parisiennes au début de la Lettre 24 ou, éventuellement, y répondre en soulignant le caractère trop sélectif du reportage de Rica. 2. Comparez la représentation des personnages dans un cadre urbain dans l’estampe d’Aliamet et dans l’image de la page 280. La comparaison pourra porter notamment sur le rang social des personnages, la représentation des rapports entre les classes, leur taille (relativement aux édifices qui les entourent), la perspective (ouverte ou fermée), et le degré de valorisation des personnages populaires.

◆ Calendrier royal indiquant le cours du Soleil (p. 45) L’auteur Nous ne connaissons pas l’auteur de cette gravure à l’eau-forte (coloriée à la main). Les phrases qui « rayonnent » autour de Louis XIV (citées et analysées ci-dessous) permettent seulement d’affirmer qu’il appartenait à un groupe d’opposants au roi. Dans ces phrases, les références à la favorite Mme de Montespan, à la légitimation des enfants adultérins de Louis XIV et à sa relation incestueuse supposée avec sa belle-fille peuvent éventuellement laisser penser que cette image est « partie » du cercle entourant le Dauphin (qui sera appelé, par la suite, « le Grand Dauphin »). Ce fils légitime de Louis XIV était, en effet, fort mécontent de la reconnaissance accordée à ses demi-frères bâtards. Cependant, on ne peut exclure que le graveur se soit fait le porte-parole de la colère populaire : c’est ce que pourraient suggérer le coffre (que l’on suppose rempli de pièces d’or) sur lequel est assis Louis XIV, ainsi que l’éventail auquel est adossé le maître du château de Versailles. Enfin, on ne peut exclure non plus que le graveur traduise l’indignation des protestants exilés (suite à la révocation de l’édit de Nantes) ; les références aux actions « sacrilège[s] » et immorales de Louis XIV rappellent les accusations portées par ceux que l’on appelait « les protestants du Refuge ».

L’œuvre A. L’image En représentant le roi au centre du Soleil, le graveur renvoie de manière évidente au surnom de Louis XIV, « le Roi-Soleil », et à l’emblème de ce monarque, le Soleil, repris à l’époque dans de très nombreuses illustrations, sculptures, etc. (cet emblème est souvent accompagné de la devise « Nec pluribus impar », qu’il est possible de traduire par « Supérieur à la plupart » ou « Au-dessus de tous », comme le soleil). Quoique en habit de Cour et un sceptre à la main, Louis XIV est cependant figuré dans une posture qui manque de noblesse : il est assis sur un siège, alors que les tableaux peints à la gloire des rois les montrent généralement debout ou à cheval. Les tableaux religieux représentent les rois agenouillés, certes, mais en relation avec le divin. L’étrange siège de Louis XIV ne ressemble pas à un trône (pas de dais, ni de bras), mais plutôt à un coffre (plein d’argent ?) avec un dossier en forme d’éventail. B. Les inscriptions Les phrases qui « rayonnent » autour de Louis XIV renseignent sur ses actions honteuses entre 1667 et 1705 ; on peut retenir celles-ci, par exemple : – « Adultère avec Mme de Montespan en 1670 » : les relations adultères de Louis XIV sont nombreuses ; Mme de Montespan est une de ses plus célèbres favorites ; – « Légitimer des enfants bâtards, le duc du Maine, son fils et [fils] de Mme de Montespan, en 1673 » : Louis XIV a légitimé 8 de ses 16 ou 17 enfants naturels ; – « Inceste avec la femme du Dauphin en 1680 » : plusieurs rumeurs courent au sujet de relations incestueuses que le roi aurait entretenues, notamment avec sa belle-sœur, avec sa propre fille Mlle de Bois et, selon cette gravure, avec sa belle-fille ; – « Sacrilège dans l’Allemagne, l’Italie, etc. en 1705 » ; « Corrompre le prince Louis de Bade en 1705 » : allusions probables à des épisodes de la guerre de Succession d’Espagne (1701-1714) ; – « Éclipse du 12 mai 1706 » : voir l’analyse ci-après (« Un calendrier royal parodique »).

Lettres persanes – 31

C. Un calendrier royal parodique Le titre de cette gravure renvoie à un genre précis d’ouvrage, le « calendrier royal », qui était pour partie un calendrier ordinaire (il indiquait les phases de la Lune, la durée des jours, les éclipses, les fêtes religieuses) et pour partie un agenda royal, ou aide-mémoire, destiné au personnel politique (il rappelait les dates de naissance, de mariage et d’accession au trône des souverains européens et comportait un « annuaire » administratif de la France). La mention de l’« Éclipse du 12 mai 1706 » (qui a véritablement eu lieu) est conforme à ce que l’on attendait, à l’époque, d’un calendrier (ou « almanach ») ; cependant, le texte joue ici sur le double sens, propre et figuré, du mot éclipse. Le Roi-Soleil a perdu de son rayonnement ; son image est ternie. Au lieu des dates anniversaires des rois et des princes européens, on trouve, dans cet almanach royal satirique et parodique, les dates anniversaires d’un inceste, d’un adultère, de la légitimation de princes bâtards…

Travaux proposés 1. Pour quelles raisons peut-on dire que cette gravure est parodique ? Pour répondre à cette question, vous pouvez prendre appui sur les éléments d’information suivants : – Les phrases qui « rayonnent » autour de Louis XIV renseignent sur ses actions honteuses entre 1667 et 1705 ; on peut lire, par exemple : « Adultère avec Mme de Montespan en 1670 » ; « Légitimer des enfants bâtards, le duc du Maine, son fils et [fils] de Mme de Montespan, en 1673 » ; « Inceste avec la femme du Dauphin en 1680 » ; « Sacrilège dans l’Allemagne, l’Italie, etc. en 1705 » ; « Corrompre le prince Louis de Bade en 1705 » ; « Éclipse du 12 mai 1706 ». – Sous l’Ancien Régime, un « calendrier royal » indique, d’une part, les phases de la Lune, les heures de lever et de coucher du Soleil, les éclipses, etc. et, d’autre part, les connaissances dont doit disposer l’entourage du roi (ministres, ambassadeurs...), comme les dates anniversaires de naissance, de mariage et d’accession au trône des souverains européens et les noms des membres des familles royales en Europe. 2. Relisez la Lettre 24 (l. 23 à 47) et la Lettre 37 des Lettres persanes et comparez la satire du roi dans ces deux lettres, d’une part, et dans le document intitulé « Calendrier royal » (p. 45), d’autre part. La comparaison pourra porter notamment sur les arguments dirigés contre Louis XIV (est-ce sa politique qui est mise en cause ou sa vie privée ?), sur le caractère plus ou moins masqué de la satire et sur la gravité des faits qui sont reprochés au souverain. 3. L’emblème de Louis XIV était le Soleil (et sa devise « Nec pluribus impar », « Au-dessus de tous », comme le Soleil). Imaginez l’emblème d’un groupe ou d’une institution d’aujourd’hui (par exemple, un groupe responsable d’une activité polluante ou nocive d’une manière ou d’une autre). Vous en proposerez ensuite une image parodique, en vous inspirant des procédés mis en œuvre dans le « Calendrier royal ».

◆ En complément à la Lettre 24 des Lettres persanes Pour illustrer la Lettre 24 ou pour étoffer le corpus intitulé « Le trône et l’autel », vous pouvez proposer aux élèves l’étude de deux documents iconographiques, deux tableaux disponibles en ligne : Louis XIV touchant les écrouelles (1690) de J. Jouvenet et Saint Louis guérissant les écrouelles (anonyme, sans date). A. Louis XIV touchant les écrouelles de J. Jouvenet C’est une représentation du roi thaumaturge (« qui fait ou prétend faire des miracles ») ; Louis XIV porte un manteau fleurdelisé ; à sa droite (sur le côté gauche pour le spectateur), saint Marcoul, guérisseur des écrouelles ; à genoux devant lui, un malade (auquel un garde tient les mains jointes). Le roi procède au fameux toucher des écrouelles (ou, ici, au signe de la croix, autre partie du rituel, qui s’accompagnait aussi de ces paroles royales : « Le roi te touche, Dieu te guérit [ou que Dieu te guérisse] »). Derrière Louis XIV, deux gardes tenant des piques. Ce tableau est tout à fait conforme à ce que le monarque pouvait attendre, comme l’atteste la carrière de J. Jouvenet, récompensé de sa fidélité politique par de hauts postes et des pensions. B. Saint Louis guérissant les écrouelles Le tableau est divisé en deux : le ciel, domaine du divin, où l’on peut voir le Fils, le Père et les anges ; en bas, la vie terrestre, où l’on peut voir un malade, le roi Saint Louis et les hommes du roi. La scène

Compléments aux lectures d’images – 32

terrestre apparaît, à beaucoup d’égards, comme le reflet symétrique de la scène céleste. En effet, Saint Louis, à l’image de Dieu, est vêtu de bleu et a les paumes ouvertes ; le malade crucifié par la douleur est vêtu comme le Christ (d’un drap blanc), et sa position physique (bras gauche levé, bras droit invisible, jambes en position de course) rappelle celle du Fils de Dieu. Ainsi, le roi est comme un père pour son peuple ; la douleur, toutefois, semble un mal inévitable, et le malade souffre comme le Christ a souffert. Le mort, au premier plan à gauche, suggère les limites du pouvoir de guérison du roi ; la mort fait partie de la condition humaine, et le Christ lui-même ne l’a pas évitée. Saint Louis, ou Louis IX, roi de France de 1226 à 1270, réputé pour sa piété, fait le lien, par son attitude de prière, entre les deux scènes terrestre et céleste : il semble intercéder ici en faveur du malade et prier Dieu de lui accorder la guérison. En retour, un ange lui tend ce qui paraît être une sorte de couronne (distincte de la couronne terrestre, que tient le serviteur placé à la droite du roi) et qui pourrait renvoyer à la canonisation (posthume) du monarque. Alors que le tableau de Jouvenet a une signification plus politique que religieuse (le roi y est glorifié et sacralisé), ce tableau semble avoir une portée religieuse plutôt que politique (c’est la sainteté qui est magnifiée plutôt que le roi, qui n’évite pas à tous les malades la souffrance et la mort). Saint Louis ayant participé aux Croisades, on peut supposer que le camp militaire représenté ici renvoie à cet épisode historique célèbre.

Travaux proposés 1. Qu’est-ce qui permet de parler, dans ces deux tableaux, d’une « sacralisation du roi » ? Quel rapport la Lettre 24 des Lettres persanes entretient-elle avec ce type d’œuvres ? 2. Quelles ressemblances pouvez-vous trouver, dans Saint Louis guérissant les écrouelles, entre le niveau supérieur et le niveau inférieur du tableau ? Comment proposez-vous d’interpréter ces points communs ?

Lettres persanes – 33

B I B L I O G R A P H I E C O M P L É M E N T A I R E

◆ Ouvrages consacrés aux Lettres persanes – Lettres persanes, dossier d’Annie Becq, coll. « Foliothèque », Gallimard, 1999. – Lettres persanes, dossier de Robert Benet, coll. « Résonances », Ellipses, 2000. – Lettres persanes, dossier de David Galland, coll. « Connaissance d’une œuvre », Bréal, 2003. – Lettres persanes, dossier de Jean Goldzink, coll. « Études littéraires », PUF, 1989. – Lettres persanes, dossier de Claude Puzin, coll. « Profil d’une œuvre », Hatier, 2004. – Lettres persanes, dossier de Céline Spector, coll. « Philosophies », PUF, 1997.

◆ Articles consacrés aux Lettres persanes – Michel Delon, « Un monde d’eunuques », Europe, n° 574, 1977, pp. 79-88. – Jean Ehrard, « La signification politique des Lettres persanes », Archives des Lettres modernes, n° 116, sept. 1969, pp. 33-50, repris dans L’Invention littéraire au Siècle des lumières, 1997. – Jean Goulemot, « Questions sur la signification politique des Lettres persanes », Approches des Lumières. Mélanges offerts à Jean Fabre, 1974, pp. 213-225. – Roger Laufer, « La réussite romanesque et la signification des Lettres persanes », RHLF, avril-juin 1961, pp. 182-203, repris dans Style rococo, Style des Lumières, 1963. – Roger Mercier, « Le roman dans les Lettres persanes : structure et signification », Revue des sciences humaines, juillet 1962, pp. 345-356. – Alain Singerman, « Réflexions sur une métaphore : le sérail dans les Lettres persanes », Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, 1980, n° 185, pp. 181-198.