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COMMENTAIRE DES LETTRES PERSANES DE MONTESQUIEU I) BIOGRAPHIE ET PRESENTATION DE L'OEUVRE a) Qui est Montesquieu ? Charles Louis de Secondat est né près de Bordeaux en 1689 dans une grande famille noble de propriétaires de vignobles. Président au parlement de Guyenne, son père accorde beaucoup d'importance à la transmission de la culture classique grâce à la vaste bibliothèque familiale (latin, histoire, droit). Après une éducation chez les catholiques et des études de droit, il retourne vivre à Paris et le contraste entre la vie provinciale et la vie parisienne lui inspirera ses descriptions de la capitale dans les LP. A la mort de son père il hérite d'une grande fortune et s'achète une charge de conseiller au parlement de Bordeaux. En 1715 il épouse une riche héritière calviniste, Jeanne de Lartigue, avec qui il aura 3 enfants. C'est l'héritage de son oncle qui lui donnera le titre de baron de Montesquieu. Admis à l'Académie française en 1728, il vend sa charge et voyage en Europe jusqu'en 1831. Les 26 livres de l'EL paraissent en 1748, même s'ils sont régulièrement modifiés sous la dictée car MO perd la vue. Beaucoup de succès mais face aux attaques religieuses il est obligé de rédiger une « Défense de l'EL » en 1750. Il meurt à Paris en 1755 des suites d'une fluxion de poitrine. b) La rédaction des LP * Contexte = Ecrite entre 1717 et 1720 l'oeuvre est publiée anonymement à Amasterdam en 1721. Elle pourrait avoir commencé dès 1709, les LP connaissent un succès immédiat au moment de leur publication anonyme en 1721, en particulier dans les salons parisiens comme celui de Mme Lambert. Un ami rapporte qu'il était excédé par son travail de la journée et que le soir « pour s'amuser, il se mettait à composer une lettre persane » : il envisage donc ce roman de manière légère, à la fois pour plaire et instruire. C'est un roman philosophique des Lumières qui en orchestre les valeurs essentielles : rationalisme, liberté, modération politique, lutte contre l'intolérance, nostalgie de la vertu, passion de l'utilité etc. On dit que les LP seraient une « préface spirituelle et hardie de l'EL », publié trente ans après, car nombre de thèmes y seront repris et approfondies (esclavage, despotisme, divorce etc). L'ouvrage de Montesquieu a été durement condamné notamment par l'abbé Gaultier qui lui reproche ses libertés et ses blasphèmes dans « Les LP convaincues d'impiété » en 1751 (soit 30 ans après, ce qui montre que c'est à la sortie de l'EL qu'il semble avoir compris rétrospectivement le sens politique des LP...). En 1754 paraît une nouvelle édition des LP avec un supplément et des réflexions en réponse aux accusations d'impiété et d'irrévérence : « Y a-t-il un livre où l'on ait traité le gouvernement et la religion avec moins de ménagement ? » s'exclamera Voltaire en 1733. L'ouvrage sera mis à l'index par l’Église en 1762 à cause des passages explicites sur la sexualité, le suicide et les remarques acerbes sur le Pape et la Trinité.Mais le genre sera repris et imité pourtant par de nombreux écrivains à sa suite « rien de plus élégant ne fut écrit … un livre parfait… incroyable de hardiesse » dont Valéry explique le succès par l'époque, qui est un entre-deux, où l'ordre règne encore mais où l'esprit de liberté apparaît sans hypocrisie : « La liberté d'esprit était si grande en ce temps là que ces lettres si frivoles et si célèbres ne génèrent pas le moins du monde la carrière du président et du philosophe … Il n'y a d'hypocrisie que dans les moments où l'état des choses exige fortement que tous les citoyens soient conformes à un type simple et facile à définir, donc à manier. Vers 1720, cette nécessité se reposait un peu, entre deux grands siècles » (éloge de l'époque p. 513 : « l'Europe était alors le meilleur des mondes possibles », « le fisc exigeait avec grâce », « Ni même les journées n'étaient point pleines et pressées mais lentes et libres ; les horaires ne hachaient point les pensées et ne faisaient point des individus des esclaves du temps moyen et les uns des autres »). D'où l'étrange mention « fin des LP « à la fin car l'interprétation de l'oeuvre ne peut être épuisée. * Un genre nouveau : MO réinvente le roman épistolaire qui existe déjà depuis le XVIIème et la philosophie romancée (« Mes LP apprirent à faire des romans en lettres »), reliant le tout « par une chaîne secrète » à la fois entre les personnages et entre les éléments romanesques et philosophiques, entre les thématiques ; il y a donc deux chaînes : la chaîne romanesque qui relie les personnages entre eux qui est la plus apparente et la plus distrayante, avec un commencement, un progrès, une fin. Et il y a une « chaîne secrète » symbolique qui donne au roman du sérail une signification politique : « la nature et le dessein des LP sont si à découvert qu'elles ne tromperaient jamais que ceux qui voudront se tromper eux-mêmes » (préambule de l' édition de 1754). Il associe une forme de dramatisation historique (lettres datée et signées 1

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COMMENTAIRE DES LETTRES PERSANES DE MONTESQUIEU

I) BIOGRAPHIE ET PRESENTATION DE L'OEUVRE

a) Qui est Montesquieu ? Charles Louis de Secondat est né près de Bordeaux en 1689 dans une grande famille noble de propriétairesde vignobles. Président au parlement de Guyenne, son père accorde beaucoup d'importance à la transmissionde la culture classique grâce à la vaste bibliothèque familiale (latin, histoire, droit). Après une éducation chezles catholiques et des études de droit, il retourne vivre à Paris et le contraste entre la vie provinciale et la vieparisienne lui inspirera ses descriptions de la capitale dans les LP. A la mort de son père il hérite d'une grandefortune et s'achète une charge de conseiller au parlement de Bordeaux. En 1715 il épouse une riche héritièrecalviniste, Jeanne de Lartigue, avec qui il aura 3 enfants. C'est l'héritage de son oncle qui lui donnera le titrede baron de Montesquieu. Admis à l'Académie française en 1728, il vend sa charge et voyage en Europejusqu'en 1831. Les 26 livres de l'EL paraissent en 1748, même s'ils sont régulièrement modifiés sous la dictéecar MO perd la vue. Beaucoup de succès mais face aux attaques religieuses il est obligé de rédiger une« Défense de l'EL » en 1750. Il meurt à Paris en 1755 des suites d'une fluxion de poitrine.

b) La rédaction des LP * Contexte = Ecrite entre 1717 et 1720 l'oeuvre est publiée anonymement à Amasterdam en 1721. Ellepourrait avoir commencé dès 1709, les LP connaissent un succès immédiat au moment de leur publicationanonyme en 1721, en particulier dans les salons parisiens comme celui de Mme Lambert. Un ami rapportequ'il était excédé par son travail de la journée et que le soir « pour s'amuser, il se mettait à composer unelettre persane » : il envisage donc ce roman de manière légère, à la fois pour plaire et instruire. C'est unroman philosophique des Lumières qui en orchestre les valeurs essentielles : rationalisme, liberté,modération politique, lutte contre l'intolérance, nostalgie de la vertu, passion de l'utilité etc.On dit que les LP seraient une « préface spirituelle et hardie de l'EL », publié trente ans après, car nombre dethèmes y seront repris et approfondies (esclavage, despotisme, divorce etc). L'ouvrage de Montesquieu a étédurement condamné notamment par l'abbé Gaultier qui lui reproche ses libertés et ses blasphèmes dans « LesLP convaincues d'impiété » en 1751 (soit 30 ans après, ce qui montre que c'est à la sortie de l'EL qu'il sembleavoir compris rétrospectivement le sens politique des LP...). En 1754 paraît une nouvelle édition des LP avecun supplément et des réflexions en réponse aux accusations d'impiété et d'irrévérence : « Y a-t-il un livre oùl'on ait traité le gouvernement et la religion avec moins de ménagement ? » s'exclamera Voltaire en 1733.L'ouvrage sera mis à l'index par l’Église en 1762 à cause des passages explicites sur la sexualité, le suicide etles remarques acerbes sur le Pape et la Trinité.Mais le genre sera repris et imité pourtant par de nombreuxécrivains à sa suite « rien de plus élégant ne fut écrit … un livre parfait… incroyable de hardiesse » dontValéry explique le succès par l'époque, qui est un entre-deux, où l'ordre règne encore mais où l'esprit deliberté apparaît sans hypocrisie : « La liberté d'esprit était si grande en ce temps là que ces lettres si frivoleset si célèbres ne génèrent pas le moins du monde la carrière du président et du philosophe … Il n'y ad'hypocrisie que dans les moments où l'état des choses exige fortement que tous les citoyens soientconformes à un type simple et facile à définir, donc à manier. Vers 1720, cette nécessité se reposait un peu,entre deux grands siècles » (éloge de l'époque p. 513 : « l'Europe était alors le meilleur des mondespossibles », « le fisc exigeait avec grâce », « Ni même les journées n'étaient point pleines et pressées maislentes et libres ; les horaires ne hachaient point les pensées et ne faisaient point des individus des esclavesdu temps moyen et les uns des autres »). D'où l'étrange mention « fin des LP « à la fin car l'interprétation del'oeuvre ne peut être épuisée. * Un genre nouveau : MO réinvente le roman épistolaire qui existe déjà depuis le XVIIème et laphilosophie romancée (« Mes LP apprirent à faire des romans en lettres »), reliant le tout « par une chaînesecrète » à la fois entre les personnages et entre les éléments romanesques et philosophiques, entre lesthématiques ; il y a donc deux chaînes : la chaîne romanesque qui relie les personnages entre eux qui est laplus apparente et la plus distrayante, avec un commencement, un progrès, une fin. Et il y a une « chaînesecrète » symbolique qui donne au roman du sérail une signification politique : « la nature et le desseindes LP sont si à découvert qu'elles ne tromperaient jamais que ceux qui voudront se tromper eux-mêmes »(préambule de l' édition de 1754). Il associe une forme de dramatisation historique (lettres datée et signées

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de différents protagonistes) à une réflexion sur la société, un questionnement philosophique sur la naturede l'homme : « Le recueil délicieux des LP jette moins dans les songes que dans les pensées… je vaisdivaguer sérieusement » Valéry. Au départ c'est surtout pour leur liberté et leur joie subversive que les LPont du succès (une France « d'abord ivre » des LP) mais ce serait être léger de n'y voir que de la légèreté, caril s'agit d'instruire tout en plaisant (docere et placere) : Jules Michelet : « Il faut être bien étourdi et bienléger soi-même pour trouver son livre léger. A chaque instant il est terrible ».C'est aussi un laboratoire de découverte et de révélation des consciences masculines et fémininesalternativement, comme dans une polyphonie, qui est conçue plus comme une juxtaposition de points devues que comme un vrai dialogue : chaque caractère est associé à une voix singulière où les paroless'affrontent dans une symphonie mimant la diversité du monde.Il y a une esthétique de la surprise qui produit non seulement le dépaysement nécessaire pour apprécier lesportraits ou un cadre pour l'expression d'opinions diverses, mais aussi permettra de mettre en valeur ladouble personnalité de Usbek. Cf Ebahissement chez LB. Il y a des « effets de surprise » (lettre perdue de Upar exemple), « ces traits [de la société française] se trouvent toujours liés avec le sentiment de surprise etd'étonnement », « On prie donc le lecteur de ne pas cesser un moment de regarder les traits dont je parlecomme des effets de la surprise de gens qui devaient en avoir » (préambule édition de 1754). Style bref etcoupé qui mime la douceur d'une conversation spontanée.L'introduction du texte indique néanmoins la gravité et la profondeur réelle du propos : d'abord il seprésente comme la relation de vraies lettres de ses voisins persans ; peut-être le voisin dont parle Rica LP130 ? ; et il enrichit sa correspondance d'autres lettres et organise l'ensemble de manière à produire des effetsqui ne lui sont pas destinés ; « j'en ai un grand nombre d'autres dans mon portefeuille que je pourrai luidonner dans la suite », l'auteur a un rôle de composition et de réécriture à partir d'un matériau qui n'est pas lesien. Tout cela pour accréditer l'existence effective des personnages et de leurs aventures : il y a unedimension anthologique de l'oeuvre. Ce pacte de lecture établi dans l'introduction est une feinte quiparadoxalement donne son épaisseur philosophique à l'ouvrage et son ancrage sociologique, une sorte de« fiction du non fictif ». L'auteur ne serait que le dépositaire et le traducteur des propos des Persans, ilefface les traces de son activité inventive pour mieux accréditer l'existence des personnages et donner uneapparente autonomie à ceux qui prennent la plume : « Comme ils me regardaient comme un homme d'unautre monde, ils ne me cachaient rien ». Il s'oppose ainsi aux romans baroques ou sentimentaux par cettetouche réaliste (il utilise le calendrier lunaire persan), même si les références sont voilées en étant intégréesà la fiction : « ils passent leur vie à chercher la nature et les manquent toujours ; leurs héros y sont aussiétrangers que les dragons ailés et les hippocentaures » fait-il dire au bibliothécaire (LP 137). L'ancragehistorique est donc très présent dans les LP : évocation de la décadence de l'empire turc LP 19, de Paris, deLouis XIV et du pape LP 24, arrestation du duc du Maine (126), remontrances des Parlements (LP 140) ,désastre du système de Law (146) etc. La finalité est moins de restituer les événements que de nourrir uneréflexion sur la manière de gouverner à partir de cette logique de l'histoire. Il y a donc une « structurepolémique » du texte où le rire devient plus grinçant et où l'auteur devient moraliste et satiriste. La logiquedu dévoilement consiste donc à critiquer franchement, sans souci des conventions, et à repousser les bornesde la connaissance : « des gens transplantés de si loin ne pouvaient plus avoir de secrets », grâce à cedéplacement du regard. NB Il y a un mystérieux destinataire qui reçoit 22 lettres de Usbek, probablement un sultan oriental, etl'entretien du mystère pourrait paradoxalement être un gage d'authenticité et un moyen de ne pas êtrecompromis.

c) Une écriture du mouvement : C'est le roman d'une pensée en mouvement, guidée par le désir de se dégager des habitudes intellectuellescar tout le le roman semble traversé par la crainte exprimée par Usbek au début : celle de rester prisonnier desa propre culture, assigné à résidence, rivé à un point de vue unique. Il faut pour éviter cela refuser toutimmobilité : il y a donc un double mouvement, celui du voyage qui fait passer de ville en ville, de pays enpays (cf carte), et celui de l'écriture qui le reflète par la variété de la matière et de la forme, tant et si bienque la pensée semble difficile à synthétiser. Style « rococo » de l'époque Régence et Louis XV qui secaractérise par la profusion des motifs décoratifs, l'ornementation, le désordre, la valorisation du petit, ici trèsprésent par le mélange des genres et des voix, les jeux de miroir. Nulle œuvre plus fantaisiste et anarchiqueen apparence que les LP : roman épistolaire, mais aussi chronique, journal de voyage, essai moral,monologue tragique, dialogue de comédie, contes etc. Cela est seulement compensé par l'armature

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chronologique et le dosage harmonieux des thèmes (Orient vs Occident). Une quinzaine de lettres fait leparallèle entre les deux mondes ( 23, 33, 34, 35, 38, 55, 60, 63, 75, 85, 88).* Le mouvement du voyage = alors que LB établit une histoire de la servitude à partir de ses référencesantiques, provenant du passé, Mon propose plutôt une géographie à travers un récit de voyage, attaché àl'observation de régimes contemporains (même si c'est sous la forme d'une fiction), géographie qui permetde mieux comprendre l'histoire : « une des choses qui a le plus exercé ma curiosité en arrivant en Europe,c'est l'histoire et l'origine des républiques » Rhédi 131 ; en Orient le despotisme se maintient, en occident lerépublicanisme se diffuse (monarchie puis despotisme ou monarchie) évolution politique qui déteint sur levoyage et les voyageurs.- D'abord par le mouvement de la liberté et la liberté de mouvement, qui en est le premier symptôme :placé sous le signe de la vitesse car on ne s'attarde en aucun lieu avant d'avoir atteint le terme et il figure unecertaine image de la liberté, étant donné que la servitude est une fixation des êtres et des choses (« Nousn'avons séjourné qu'un jour à Com » ville sainte chiite au nord de l'Iran, où ils ne restent pas, ce qui montreque leur démarche est moins tournée vers la religion que vers la connaissance). De plus les motivations sontambiguës, à la fois philosophiques et politiques : il y a le désir de connaissance et de compréhension dumonde, comme pour un homme des Lumières (cf passage de l'état de tutelle, de la minorité à la majorité chezKant, chemin suivi par Usbek), mais aussi une fuite et un exil pour échapper à une cour corrompue dont il aperdu les faveurs, aux menaces du despote : « Quelques avis secrets me firent penser à moi sérieusement. Jerésolus de m'exiler de ma patrie » (LP 8). Le voyage s'ouvre donc sous le double signe de l'urgence (sesoustraire à un pouvoir tyrannique) et du chagrin (mélancolie face à la corruption ). Le voyage est donc unapprentissage progressif de la liberté.- La vitesse se trouve aussi du côté du nouveau mode de vie adopté par les persans au contact de lacivilisation occidentale, caractérisée par le mouvement : « Ils courent ; volent … les voitures lentes d'Asie, lepas réglé de nos chameaux, les feraient tomber en syncope » (première lettre de Paris LP 24). Il s'effectuedonc une accélération temporelle au sein même du voyage qui décuple la sensation de mouvement : mêmesune fois fixés à Paris, tout va très vite, c'est le mouvement perpétuel. La lettre 24 commence par un tableaudes « embarras de Paris » (cf gravure), de la circulation des gens dans les rues de la capitale. Les hautesmaisons de Paris sont vues comme des tours d'observation pour « astrologues », chaque étage est vu commeune maison à part entière, les piétons pressés font penser à des « machines » volantes, ce qui donne unesensation de vertige. Il opposera ce mouvement de la vie parisienne à la « lenteur » et au « pas réglé » desdéplacements en Asie. En résumé = si le monde oriental est caractérisé par l'immobilisme, son enversoccidental entretient un « mouvement perpétuel » (LP 24), celui de l'agitation parisienne : « ils courent ; ilsvolent » LP 24. Rica fait l'épreuve de la désorientation (« un homme me fait faire demi tour …) LP 24. Ducoup, cette agitation semble avoir pour seul effet de faire du sur place, de tourner en rond, on s'agite pourtrancher des débats stériles (LP 36), l'affaire la plus importante étant de « demander à tous ceux qu'ils voientoù ils vont et d'où ils viennent » LP 87 LP ; les fortunes « s'y font et s'y défont en une nuit » LP 98, « lesministres se succèdent et se détruisent comme les saisons » LP 138, au point qu'une femme qui part à lacampagne « en revient aussi antique que si elle s'y était oubliée trente ans » LP99. Tandis que l'orient ignorel'histoire, l'occident est une révolution permanente où la mode tient lieu d'histoire. Mais cela le condamne àl'insignifiance car les hommes cherchent à tenir le rythme sans comprendre le sens dans lequel ils marchent. - Le mouvement de l'écriture = ne pas se laisser gagner par les forces de l'immobilité (celle du despotismeoriental qui incarne la pétrification, le sens figé) est aussi la perspective du roman lui-même, grâce à lavariété dans l'ordre du discours, la diversité des points de vue, la surprise et l'imprévu, le mélange desgenres. Certaines lettres forment des ensembles (comme l'apologue des Troglodytes 11-14 = fable àenseignement moral, récit à déchiffrer dans son rapport à la philo) ou la suite de lettres sur la dépopulation(112-122). Mais la majeure partie des lettres propose un éclairage ponctuel et MO saute d'un sujet à unautre, évoquant sans transition les rapports avec les femmes (43) ou la vanité (44), les alchimistes (45) ou lavaleur des cérémonies (LP 46), ce qui permet à la pensée de ne jamais se figer ou se fermer. Le principede plaisir est tout-puissant car tout est ménagé pour que jamais l'ennui ne gagne le lecteur. Ce qui supposejustement la variété (les voyageurs s'intéressent à tout), le goût (le plaisir naît de la vivacité du trait), lasurprise (la lettre cancanière sur le mariage de Suphis 70 fait suite à celle d'Usbek sur les attributs de Dieu69, ce qui provoque un sentiment de décalage), la symétrie. Une série de petits chocs provoquentl'étonnement du lecteur dans une esthétique du contraste. A cet égard il semble que les systèmes rationnelsne valent pas mieux que les croyances irrationnelles : « Croyez-vous que le concours fortuit des astres ne soitpas une règle aussi sûre que les beaux raisonnements de votre faiseur de Système ? » (LP 135). De plus, la

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discontinuité épistolaire permet de substituer à la description du monde une série d'images isolées qui ne selaissent pas réunir en un tableau d'ensemble. D'où une esthétique abrupte sans fluidité et sans transitions,sans formules de politesse, sans préambules, sans commentaires. Tout est donc laissé à l'appréciation dulecteur car aucune moralité ne vient éclairer le sens à donner, l'observation est livrée telle quelle. Enfin, MOmultiplie les usages des genres brefs (conte, fable, apologue, discours) en vogue à l'époque, ce qui souligneencore plus l'absence de toute figure du narrateur pour synthétiser le sens du discours ou constituer unefigure d'autorité. Seuls demeurent des points de vue singuliers qui se répondent et se contredisent sansparvenir à une vérité univoque. L'ensemble des lettres est même construit sur un schéma dialectique thèse / antithèse, d'analogies, d'échoset d'oppositions : analogie entre le sérail et l'état despotique, notamment la Russie 51, entre les eunuques etles ministres, entre les femmes et les courtisans ; écho de la crise financière de Law 146, de la bulle du PapeUngenitus 24, de la vie politique sous la Régence ; opposition entre l'attitude d'U en France et avec le sérail,entre son désir de sagesse et son despotisme, entre son caractère et celui de Rica, entre les femmes d'Orientet d'Occident etc. Le ressort du roman est un système de comparaisons établi sur tous les plans :comparaison des régimes politiques (80, 115, 131), des villes « Paris est aussi grand qu'Ispahan » 24, de lacondition des femmes 26, de leur rôle politique 107, des causes de la grandeur 88 et de la disgrâce 102.L'orient renvoie à l'occident et la vie privée renvoie à la vie publique : mais les opposition sont autantinternes au monde des salons et du sérail, que géographiques ou culturelles. Il s'agit donc d'une métaphore expérimentale de l'histoire qui essaie d'appréhender la dispersion du réelnon pas dans la réalité même mais dans une construction analogique au réel. Valéry note que c'est une foisl'ordre bien établi dans une société que l'on peut y insuffler du désordre pour la secouer de l'intérieur :« L'ordre enfin bien assis -c’est-à-dire la réalité assez déguisée et la bête assez affaiblie- le liberté de l'espritdevient possible … les esprits qui se lèvent et qui s'ébrouent ne perçoivent que les gênes ou la bizarrerie desfaçons de la société [Usbek et Montesquieu] … De toutes parts naissent les questions, les railleries et lesthéories … Partout étincelle et agit la critique des idéaux qui ont fait à l'intelligence le loisir et les occasionsde les critiquer ».Il ne s'agit pas en effet seulement d'un voyage vers l'ailleurs, vers des terres exotiques auxquels lesexplorateurs nous ont habitué, mais (pour les lecteurs français) d'un voyage en terrain connu, d'uneredécouverte du familier.

d) Le plan de l'ouvrage :Le plan général du roman que MON qualifie de « chaîne secrète » (chaîne de causalité qu'il révélera dansl'EL) révèle que : elles commencent et se terminent par la description de deux excès à savoir : le pouvoirhyperbolique du despotisme auquel s'oppose l'anarchie ou le collectivisme des Troglodytes ; puis l'hyperbolede l'individualisme, l'anarchie de la révolte qui est une autre moyen de s'opposer au despotisme. - Les 22 premières lettres décrivent l'itinéraire que suivent Usbek et Rica, d'Ispahan à Paris, (voyagecommencé depuis déjà 26 jours) ; c'est le roman européen, ils sont au moment de la gloire, dont le sérailsymbolise l'idéal de beauté et d'amour et l'épisode des Troglodytes ouvrira une réflexion morale. Les lettres 1à 14 décrivent le contrat despotique et ses fondements, opposés aux vertus des Troglodytes. - Les 24 dernières lettres (dès la 137ème) dans une symétrie quasi-égale, témoignent d'une crise communeà l'Europe et à l'Orient avec l'effondrement du sérail. Les lettres 147 à 161 rapportent la crise du sérail doncdu despotisme. La dérive du pouvoir aura été traitée dans les lettres précédentes, alternant nouvelles dusérail et découvertes européennes, dérive qui a conduit à une première crise 64 préfigurant le chaos final.Cela témoigne d'un double mouvement de progrès puis de déclin ; au moment même où les protagonistess'instruisent et gagnent en ouverture d'esprit (ce dont témoigne le fait qu'ils laissent la parole aux Françaisdans plusieurs lettres et n'ont cessé de dialoguer avec eux), tout s'écroule, traduisant comme un passage entredeux mondes. Au milieu : A)- les lettres 23 à 61 décrivent la société parisienne et sont écrites sur le mode de la découverte et de lasurprise avec la première rencontre que font Usbek et Rica avec le monde occidental (Paris et Venise).B)- le ton change dès la lettre 62 et bascule en satire sociale devant tant de « bizarreries » et des«Européens « ridicules » même si les lettres 59 à 61 découvraient déjà la relativité des points de vue et ladifficulté de se comprendre.C) - les lettres 62 à 65 portent sur les femmes et ce qui les distingue en Orient et en Occident.D) Philosophie et politique : lettres 66 à 123

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- dès la lettre 66 à 69 il est question des vraies valeurs universelles qui contrastent avec la suite.- les lettres 70 à 74 sont consacrées aux folies des hommes (égoïsme, dogmatisme, violence).- les lettres 91-92 annoncent de profonds bouleversements- les lettres 93 à 97 sont des méditations sur les lois naturelles- lettres 98 à 106 : critique acerbe de la politique et des croyances, réflexion sur la légitimité du pouvoir etde la désobéissance.- lettres 107-111 : célébration de l'esprit « moderne », espoir d'un esprit nouveau et libre.- dès la lettre 112 des tensions se font sentir puis escalade de la violence et débordements au sérail ; celamontre la faiblesse du pouvoir du de despote, pliant sous le poids des intermédiaires au point de perdre lecontrôle. Le grand eunuque et Solim imposent leur propre violence : « tous tes malheurs vont disparaître ; jevais punir » (LP 160). Le maître devient esclave en devenant dépendant de ses serviteurs. Le despote leur estautant soumis qu'à ses propres passions comme la jalousie « dévoré de chagrins » (LP 6). Cf Platon portraitdu tyran « enfermé dans sa maison comme une femme, enviant les citoyens qui voyagent au dehor et vontvoir quelque chose » (Rep IX). Comme ses eunuques il est esclave dans son propre empire, « où un vieuxprince, devenu tous les jours plus imbécile, est le premier prisonnier du palais » (EL V, 14).E) La dégradation de la société française : lettres 124 à 146F) Le drame du sérail : lettres 147 à 161

II) SOUMISSION ET SERVITUDE DANS LES LP

A) Ethnocentrisme et relativisme culturel ou la soumission aux préjugés

Ce roman a une fonction intégratrice c’est-à-dire qu'il a pour intention d'apprendre aux Français à sevoir avec les yeux d'autrui, à intégrer le regard d'autrui, afin de lutter contre l'ethnocentrisme et depromouvoir le relativisme culturel. Il y a donc tout un jeu de significations qui se déploient selon lespoints de vue exprimés. Bayle déjà au XVIIème déplorait la corruption occidentale et en appelait autémoignage d'étrangers : « Si ceux qui viennent à Paris avec les ambassadeurs osaient publier quand ils sontretournés chez eux des relations aussi libres que celles que les Français publient touchant les paysétrangers, je ne doute pas qu'ils n'eussent bien des choses à dire » / « ce serait une chose assez curieusequ'une relation de l'Occident composée par un Japonais ou un Chinois qui aurait vécu plusieurs annéesdans les grandes villes de l'Europe. On nous rendrait bien le change ». Le roi et les parisiens se comportentcomme ce chef de tribu guinéenne qui se demande « si on parle beaucoup de lui en France » LP 44) oucomme le khan de Tartarie qui une fois qu'il a dîné demande de crier : « que tous les princes de la terrepeuvent aller dîner » (LP 44), ce qui est propre à l'illusion d'être au centre du monde. Il ne faut plusseulement penser par soi-même mais penser par l'autre.Cf le documentaire « L'exploration inversée ».

1) Le règne de l'Ethnocentrisme et sa critique

* Définition du préjugé par MO dans la préface de l'EL : « ce qui fait qu'on s'ignore soi-même » ; le soivalant pour le sens collectif et pas seulement individuel, c'est la part inconsciente de l'idéologie d'une sociétéqui consiste à juger par avance ou par précipitation l'autre sans le connaître vraiment ; mais le préjugé estaussi ignorance de soi (ce que souligne ici MO) car on croit savoir alors qu'on ne sait pas (cf doxa). Chacunest si convaincu de l'évidence et de la naturalité de sa propre culture que d'autres mœurs leur paraissentimprobables voire incompréhensibles : « on n'imagine pas que le climat persan produise des hommes »(LP48). Le règne de l'ordre, selon Valéry, est surtout celui des symboles et des signes et ce sont eux qui fontque des habitudes et des coutumes s'ancrent en nous, qui font que le monde social où nous vivons est commeune seconde nature : « le monde social nous semble aussi naturel que la nature, lui qui ne tient que parmagie ». C'est l'épaisseur virtuelle du passé et du présent qui donne ce sentiment d'évidence (cela a toujoursété ainsi et cela sera toujours) : « Sous les noms de prévision et de tradition, l'avenir et le passé, qui sont desperspectives imaginaires, dominent et restreignent le présent ». Cf Texte de Levi-Strauss dans « Race ethistoire » /def de l'ethnocentrisme.* Réciprocité et universalité des préjugés : Il y a un enracinement du jugement dans les valeurspersonnelles de chacun et une projection de soi sur le monde, ce qui fait que chacun se croit supérieur auxautres : « Il y a en France trois sortes d'état : l'Egise l'Epée et la robe. Chacun a un mépris souverain pour

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les deux autres » LP 44. De même pour le philosophe : « un philosophe a un mépris souverain pour unhomme qui a la tête chargée de faits : et il est à son tour regardé comme un visionnaire par celui qui a unebonne mémoire » LP 145. Les Espagnols croient tous les autres peuples méprisables (LP 78), les Françaiss'étonnent qu'il y ait des hommes hors de la France (LP 48), et « ils méprisent tout ce qui est étranger » ; demême chez les femmes du sérail : « il n'y a aucune de tes femmes qui ne se juge au-dessus des autres » ; etUsbek est assez aveugle pour vanter les mœurs matrimoniales de chez lui et condamner celles desEuropéens. Ainsi, on ne perçoit « jamais que le ridicule des autres » LP 52 car chacun érige en idéal et enabsolu ses propres croyances ou habitudes, ce qui revient à dévaluer celles des autres. Rica observe que« nous ne jugeons jamais des choses que par un retour secret que nous faisons sur nous-même » et prendl'exemple des religions anthropomorphiques : « je ne suis pas surpris que les Nègres peignent le diable d'uneblancheur éblouissante et leurs dieux noirs comme du charbon (…) On a dit fort bien que si les trianglesfaisaient un dieu, ils lui donneraient trois côtés » LP 59 (inspiré de Spinoza). Enfin les juifs, les chrétiens etles musulmans se considèrent tous supérieurs aux autres et prennent les autres pour des hérétiques et c'estpour cela qu'ils les persécutent : c'est une des raisons pour lesquelles le vertueux Aphéridon, de religionguèbre, est poursuivi par les musulmans.* Partir de soi pour connaître l'autre et partir de l'autre pour se connaître soi : L'oeil ne peut se voir lui-même : « il y a une chose qui m'a souvent étonné : c'est de voir ces Persans quelque fois aussi instruits quemoi-même des mœurs et des manières de la nation » (Introduction). Il s'agit donc d'une « révolutionsociologique » (Callois) c’est-à-dire d'une démarche qui consiste à feindre le regard étranger pourregarder une société du dehors comme si on la voyait pour la première fois : « j'appelle ici révolutionsociologique la démarche de l'esprit qui consiste à se feindre étranger à la société où l'on vit, à la regarderdu dehors et comme si on la voyait pour la première fois … Il faut une puissance imagination pour tenterune telle conversion et beaucoup de ténacité pour s'y maintenir. Elle est rare, très tardive, et témoigne d'undegré de civilisation exceptionnel, peut-être périlleux. Il est possible que son apparition dans une société soitd'un mauvais présage pour celle-ci car c'est vraiment enseigner à se désolidariser d'elle que de provoquerl'intelligence à se surprendre de toutes choses discrètes qui en maintiennent la cohésion » (Préface aux LP).La métaphore du regard sera filée tout au long des LP : ce n'est pas la seule « lumière orientale » qui doitles guider ; il rencontre de vrais aveugles à l'hôpital des 95 : la lettre commence d'ailleurs par « j'allai l'autrejour voir », celui qui voit tout s'en va voir quelque chose qui ne mérite pas d'être vu « l'église et les bâtimentsne méritent pas d'être regardés », donc il demande son chemin, puis il est guidé sans le savoir par un aveugledans la capitale, et c'est quand il le réalise qu'il commence à voir vraiment. On peut lire cette lettre commeune parabole : ceux qui voient ne voient point et ce sont ceux qui ne voient pas qui voient vraiment. Lesaveugles sont partout y compris chez les Académiciens : « fait pour parler et non pour voir » LP 73. Elledénonce l'aveuglement de Rica et donne accès à la connaissance où il faut se déshabituer de ses préjugés. Leparcours est métaphorisé par un cheminement vers les Lumières occidentales. Les deux persans pourraientaussi symboliser l'un l'isolement de Louis XIV se retirant à Versailles et l'autre le jeune Louis XV, encoretrop jeune pour gouverner. Il s'agit donc de se libérer de l'ignorance pour conquérir le savoir, des'opposer aux dogmes et à l'intolérance en favorisant le travail de la raison. CF LB qui se donne lepouvoir de voir et de dévoiler la vérité de la tyrannie qui se tient sous nos yeux : « qui le croirait, s'il nefaisait que l'ouïr dire et non le voir ? » p. 113.

* Il s'agit en fait d'un Français qui réfléchit sur sa société à travers la construction d'un regard faussement(tout est inventé par MO) naïf (des étrangers découvrant l'Occident pour la première fois). Toutes lesrencontres des persans sont des premières rencontres, aussitôt suivies d'une description brute (qui est lemeilleur moyen de désigner sans nommer). Un regard sur l'inconnu (l'occident) s'établit donc à partir duconnu, du monde de référence des personnages (l'orient), mais en réalité c'est l'orient qui est inconnuet l'occident qui est connu, donc la société qui est familière au lecteur est présentée comme étrange etcelle qui lui est étrangère est présentée comme familière : « le lecteur est entraîné dans un jeu quil'éloigne de son milieu actuel et qui le rend indiscrètement présent à un monde absent ». C'est la Perse quidevient proche et la France qui devient un pays lointain. C'est ce qui produit selon Starobinski la « règle del'égalité des produits » : « en multipliant la distance géographique par la distance morale, l'on trouve unrésultat sensiblement équivalent pour le roman persan (où les âmes se confient à la lettre donc loin en géomais proche en morale) et pour la critique générale de la société française (qui ne livre que des apparencesextérieures donc proche en géo et loin en morale). De plus, cela indique que la compréhension de l'inconnune peut se faire qu'à partir de ce qui est connu et familier : on part toujours de soi pour connaître et

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comprendre l'autre, car on ne peut pas vraiment se mettre à sa place ni vivre ce qu'il a vécu, la question étantde savoir si l'on fait le voyage jusqu'au bout ou non, pour rencontrer l'autre à partir de son propre point devue et non pas seulement à travers le prisme de notre propre culture : « le régime de l'ouvrage est celui de lapluralité des consciences » (Starobinski), proche en cela des personnages de théâtre qui obéissent chacun àleur propre subjectivité et peuvent donner libre cours à leurs passions ou leurs préjugés. Il s'agit selon Valéryd'« entrer chez les gens pour déconcerter leurs idées, leur faire la surprise d'être surpris de ce qu'ils font…c'est donner à ressentir toute la relativité d'une civilisation, d'une confiance habituelle dans l'Ordre établi .C'est aussi prophétiser le retour à quelque désordre ; et même faire un peu plus que de le prédire». Usbek estle seul à manifester cette curiosité expansive qui va même au-delà de l'Europe et touche toute l'humanité(avec le souci de la dépopulation mais aussi l'évocation de tous les livres : « tous les genres littérairesviennent doubler, par la totalisation livresque, le processus de totalisation spatiale » Starobinski). A la findes LP le lecteur aura fait le tour du monde en esprit et aura parcouru tous les lieux historiques tout endécouvrant la relativité des absolus. Il faut ici rappeler que prendre conscience de soi c'est intérioriserl'extériorité, se regarder comme un autre, à travers le regard d'un autre (c'est en cela que la conscience de soiou le Moi-même est une synthèse dialectique entre la conscience immédiate, perceptive, le Moi, et laconscience d'autrui). Sartre : « Autrui est un médiateur indispensable entre moi et moi-même ».Usbek et Rica sont à la fois nos modèles et nos critiques, ceux dont on emprunte le regard, tourné versl'Occident, vers nous-mêmes. Il faut passer par l'étranger pour savoir ce que « chez soi » veut dire. Il s'agit icide se défaire de la soumission à l'ordre de la culture, aux préjugés et représentations qui déterminent notrevision du monde : « Nous n'avons pas cru que la lumière orientale dût seule nous éclairer » LP1, répondantà l'injonction d'un Français : « défaites vous des préjugés » LP 34. Ce voyage vers un ailleurs est donc unvoyage vers soi-même, qui doit provoquer l'étonnement, de même que Usbek avec son costume à P : onle regarde comme si « il était envoyé du Ciel ». (LP 30) ou demandent « comment peut-on être Persan ? »(LP30), ce qui peut se lire comme une interrogation générale sur la possibilité d'appartenir à un groupe, sur lacontingence de l'appartenance culturelle. Valéry commente : « la réponse est une question nouvelle :Comment peut-on être ce qu'on est ? A peine celle-ci venue à l'esprit elle nous fait sortir de nous-même …l'étonnement d'être quelqu'un, le ridicule de toute figure et existence particulière, l'effet critique dudédoublement de nos actes, de nos croyances, de nos personnes se reproduisent aussitôt ; tout ce qui estsocial devient carnavalesque ; tout ce qui est humain devient trop humain, devient singularité, démence,mécanisme, niaiserie. »Ainsi, ce sont d'abord Usbek et Rica qui doivent ouvrir leur esprit à une culture autre, et subir le regard desautres sur eux, mais par un effet de miroir, c'est aussi au lecteur occidental de se regarder comme un autre àtravers leur regard et de supporter leur propre description vue du dehors : Valéry décrit la recette de cedépaysement provoqué : « Prendre dans un monde et plonger tout à coup dans un autre, quelque être bienchoisi, qui ressente fortement tout l'absurde qui nous est imperceptible, l'étrangeté des coutumes, labizarrerie des lois, la particularité des mœurs, des sentiments, des croyances dont s'accommodent tout ceshommes parmi lesquels le dieu tout-puissant qui tient la plume l'envoie brusquement vivre et ne cesser des'étonner – voilà le moyen littéraire ». * Or, la littérature est un jeu d'optique qui permet d'adopter d'autres points de vue, d'autres éclairages surla réalité et c'est en cela qu'elle dénonce le mieux les servitudes humaines ; les faits apparaissent non pasaplanis dans la réalité présente mais mis en perspective ; les écrivains, en nous dépaysant, nous aident àprendre conscience des violences que l'habitude nous cache. Le procédé du regard neuf c’est-à-direextérieur, étranger constitue donc le moyen le plus radical pour défamiliariser le lecteur et provoquer uneprise de conscience : les personnages sont « tout à coup transplantés en Europe c’est-à-dire dans un autreunivers » (MP, QR). L'auteur prend pour objet notre société mais en nous prêtant les yeux d'un observateurimaginaire venu d'ailleurs, il nous oblige à prendre conscience de ce que nous sommes. Le nôtre devientautre, par cette opération. L'étranger rend toutes choses étranges.Cette esthétique du regard neuf va connaître un grand succès au XVIIIème. Les philosophes des Lumièresaccentue l'ingénuité du regard pour ajouter à la défamiliarisation un effet comique (il faut savoir que lesLumières ne deviennent un concept opératoire qu'à partir du moment où l'Encyclopédie en deviennentl'organe diffuseur donc après 1750) mais la métaphore est plus ancienne (cf allégorie de la caverne dePlaton) ; d'ailleurs le livre sacré de Zoroastre suscite ces paroles : « recevez dans votre coeur les rayons delumière qui vous éclaireront en le lisant » LP 67. Ils hésitent entre deux formules : la première celle deMontesquieu dansles LP consiste à inverser la curiosité ethnographique des Européens pour les autrescivilisations en faisant de l'Europe l'objet d'une attention analogue de la part d'un voyageur exotique,

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d'autant que le roman par lettres permet de démultiplier les points de vue (alternant les sensibilités et lestonalités, celle d'Usbek plus philosophique, celle de Rica plus malicieuse et c'est lui qui décrit le premierParis) ; la structure épistolaire empêche de se reposer sur une seule vision de la réalité et invite le lecteur àdevenir lui-même capable d'une pluralité d'approches, puisqu'il les synthétise ou du moins rassemble toutespar son seul regard. La seconde, celle de Voltaire, confie le soin de parcourir le monde occidental à unpersonnage naïf et joue plutôt sur la dramatisation et la sérialisation des atrocités qui s'enchaînent sanstransition (persécution, esclavage …) ; la naïveté feinte permet alors une distanciation qui ouvre un espace àla critique. Dans les deux cas, l'étonnement permet un regard neuf sur ce que les Européens nequestionnent plus : « tout m'intéresse, tout m'étonne » LP 48 / « cette foule de gens … me présentaienttoujours quelque chose de nouveau ». L'un des interlocuteurs de Rica le décrit ainsi : « vous qui êtes unétranger, qui voulez savoir les choses, et les savoir telles qu'elles sont » LP 134, car ils ont le privilègeépistémologique d'être étranger. Cf Texte d'Aristote sur le thaumadzein appliqué à toute chose comme source de savoir.Il faut regarder le monde avec étonnement c’est-à-dire avec les yeux d'un enfant qui voit les choses pour lapremière fois : « je suis comme un enfant, dont les organes encore tendres sont vivement frappés par lesmoindres objets » (LP 59). Les choses apparaissent alors sans les étiquettes ou les interprétations que nouscollons sur les choses : les chapelets redeviennent « de petits grains de bois » (LP 29), le scapulaire que lesreligieux portent sur les épaules « 2 morceaux de draps attachés à 2 rubans » (LP 29). C'est une opération delittéralisation c’est-à-dire d'une réduction des normes et des coutumes à des faits bruts avant même touteinterprétation symbolique : tout est pris au premier degré, au sens littéral et non figuré, il y a une non-coïncidence entre les mots et les choses. Comme Roquentin dans La Nausée de Sartre, il faut regarder leschoses sans les significations que nous avons placées à leur surface pour découvrir leur étrangeté. Même lelangage est placé sous le signe de l'arbitraire : « il s'est formé dans l'esprit des particuliers un certain je-ne-sais-quoi qu'on appelle point d'honneur ». (LP 90). Les valeurs ne sont que des mots et si les mots avaient étéautres dans une autre langue, notre représentation du monde en eût été différente. D'ailleurs, il s'attachent peuà peu plus aux discours qu'aux apparences physiques et aux comportements visibles (conversation sur le belesprit LP 54, rôle de la confession et de la casuistique LP 57, lamentations sur le passé héroïque LP 59),passant de la description à la tentative d'explication. La ruse de Mon consiste à feindre les lacunes duvocabulaire des persans devant ce qui est leur inconnu : le prêtre devient un dervis, l'église devient unemosquée, Homère « un vieux poète grec », la bulle papale un « grand écrit », les promesses de Law tiennentsur un « écritoire », devinettes aussitôt résolues par le lecteur qui, lui, connaît le mots évités. En simulantl'ignorance du nom de la chose, dont l'automatisme rendait la chose imperceptible, et en remplaçant ce nompar un équivalent métaphorique, on parvient à mieux décrire l'objet. L'effet est double : on a pu désigner cequ'il était dangereux de nommer ouvertement ; et on a désacralisé l'objet ou les êtres sacrés en les restituantdans une langue profane. Mais la littérature peut aussi se présenter comme un espace expérimental du fait de son caractère fictif :cela permet d'imaginer un autre monde possible et d'échapper aux contraintes du réel donc de s'affranchirdes jeux de pouvoir et de peindre des hommes libres, tout en expliquant les origines de la domination (cfROUSSEAU : « commençons donc par écarter les faits car ils nous touchent point à la question » à proposde la fiction de l'état de nature). La fiction rend les idées plus accessibles en les incarnant dans un récit. Ladénonciation peut être plus ou moins directe : la fable ou l'apologue constitue une argumentation indirecteou ambivalente. Par ex l'apologue des Troglodytes développé sur plusieurs lettres de Montesquieu constitueune critique du pouvoir d'un seul qui peut se lire comme une critique de la monarchie. Cela entretient desliens avec l'utopie aussi car il décrit une société idéale fondée sur la vertu et la concorde / avec la dystopiepar le symétrique négatif des premiers Troglodytes. La vérité de le fiction est de permettre à l'homme de sepenser libre. * En réalité ce n'est pas l'étranger Usbek mais bien le français MO qui a cette profondeur de vue sursa propre société : dans sa table de matière alphabétique on trouve comme entrée : « Montesquieu / Se peintdans la personne de Usbek ». Il ne l'a atteinte qu'après avoir fait un détour par la Perse, en se détachant desoi. C'est la lecture de Chardin (Voyages du chevalier Chardin, 1711, qui après de longs séjours en Perseexplique la mauvaise économie du pays par le despotisme de son gouvernement) et Tavernier qui l'a rendulucide sur soi. Comme le dit d'Alembert dans son « Eloge de MO » : « D'abord il s'était fait en quelquefaçon étranger dans son propre pays, afin de le mieux connaître ». La fiction, l'alibi persan, lui permet ausside se défausser, par ce décentrement, sur les étrangers qui profèrent en leurs noms des réflexions sur lasociété européenne. L'insolence bénéficie de l'immunité que l'on accorde à quiconque vient du dehors

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car il est libre de toute obligation (comme le fou de la cour). « La fiction fait ainsi office de filtre »(Starobinski) car de ce fait MO ne peut pas ne pas écrire ce qui aurait surpris un étranger du fait de cet écartd'ignorance entre celui qui parle et les objets dont il parle. On se voit soi-même comme un autre grâce à ladécouverte de l'étranger et la confrontation à l'altérité. La condition du savoir réussi est donc la non-appartenance à la culture décrite : on ne peut pas à la fois vivre dans une société et la connaître.PourUsbek, quitter la Perse implique donc qu'il préfère connaître le monde plutôt que de le vivre : il a en effet« renoncé aux douceurs d'une vie tranquille pour aller chercher laborieusement la sagesse » LP1. Unfrançais qui n'est même pas allé en Perse en fait pourtant une analyse judicieuse LP 34. Les Persans ne sontles pas les seuls à porter un regard lucide sur les autres : un Français fait un portrait approfondi du caractèreespagnol et Rica ajoute : LP 78 « je ne serais pas fâché de voir une lettre écrite à Madrid par un Espagnolqui voyagerait en France ; je crois qu'il vengerait bien sa nation » ; cet espagnol serait aussi lucide.Mais cette condition est nécessaire sans être suffisante : on peut être étranger à un pays sans parvenir à leconnaître : Rica rencontre qqun qui sans jamais avoir été en Perse prétend lui apprendre tout sur son proprepays : « je lui parlais de la Perse mais à peine lui eus-je dit quatre mots qu'il me donna deux démentis,fondés sur l'autorité des Mrs Tavernier et Chardin » LP 772 (allusion ironique aux auteurs de récits devoyage dont s'est inspiré MO) ; Rhédi, autre persan, ne voit à Venise que la difficulté d'y faire ses ablutions(LP 31). Le privilège de l'étranger ne s'exerce donc que s'il se conjugue à un vrai désir de savoir. Il nesuffit pas de voir pour savoir : la connaissance est une opération mentale qui consiste à reconstituer unechaîne de causalité, d'où la démultiplication des expériences et des déterminismes. Il faut être capable deremonter du phénomène visible à ses causes cachées. Tout est moyen de remonter dans la série des causes(les lettres sur la bibliothèque sont une plongée dans le temps) et le système comparatiste suppose de pouvoirnommer un équivalent (moines/dervis, Bible/Alcoran), ce qui nécessite un savoir préalable. Sans quoi on ades signes mais pas de sens comme le constate Rica juste après son arrivée à Paris : « Ne crois pas que jepuisse quant à présent te parler à fond des mœurs et des coutumes européennes : je n'en ai moi-même qu'unelégère idée et je n'ai eu à peine que le temps de m'étonner » LP 24. L'étonnement ouvre à la connaissancemais pour ne pas rester enfantin le regard étonné doit se résorber pour qu'une connaissance réelle etrationnelle soit possible, d'où la transformation progressive du regard des Persans de moins en moinsétonnés. Et après le voir et savoir viennent encore le dire / écrire qui implique une mise en ordre du savoir,une nouvelle forme de dévoilement. Ainsi l'esthétique de la variété s'oppose au dogmatisme. Il faut savoirvivifier les esprits, limiter l'usage du vin qui « fait perdre la raison », Usbek remarque son coût et le manquede modération des Français à son égard (LP 33) ; mais encourager celui du café qui stimule l'énergie (LP135). Entretenir l'esprit de comique permet de ménager une certaine prise de distance. Le comique ouvre unevoie intermédiaire entre la dérision permanente et l'esprit de sérieux. Ex : contre-exemple stylistique, la langue religieuse qu'emploie U pour s'adresser aux mollaks et auximmaums est une langue empesée et emphatique qui s'accorde avec la représentation que se fait l'Occidentdes canons orientaux ( « Ta science est un abyme plus profond que l'océan etc. » LP 16). Sa natureconventionnelle reconduit l'ordre pétrifié du dogme religieux. Le langage quadrille ainsi le réel et l'enfermemais le mimétisme, paradoxalement, ici se charge d'ouvrir une autre perspective. D'ailleurs MO prend plaisirà parodier le style oriental qui regorge de formules convenues, empoulées (surtout dans le lettre 93 àMéhémet Hali) ou d'ordre impersonnels aux autres.

TR Ainsi, si tout le monde se croit supérieur à l'autre et que nous sommes tous l'autre d'un autre, leseul principe universel est celui de l'adaptation locale et l'on peut se demander à l'inverse : « commentpeut-on être parisien ? » Ce sera une conséquence politique que le gouvernement le plus conforme à laraison est celui le plus conforme aux mœurs et « qui va au but à moindre frais » (LP 80). L'universel ici nefait que cautionner le relatif car seules des vérités relatives existent. Cette méthode comparatiste etrelativiste permet d'imposer un nouveau point de vue, donc à la fois de sortir de l'ethnocentrisme etd'accepter le relativisme culturel, dans les limites de la compréhension humaine. La multiplication desregards est donc le moyen choisi par Mo pour démontrer la relativité de nos représentations culturelles.

2) L'appel au relativisme par l'étonnement et le rire

- Il y a une restriction de champ de chaque regard culturel à son propre point de vue donc aucun regardn'est omniscient ou neutre ; il y a donc une part de subjectivité de la connaissance des mœurs. C'estprécisément parce que chacun se croit objectif ou détenir un point de vue absolu que chacun est subjectif,

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relatif à sa propre position d'observation. C'est en constatant la différence des mœurs que l'on arrive à sequestionner sur ses propre mœurs et à les relativiser : c'est la différence qui fait la conscience. Eloignés deleur pays d'origine par refus du sentiment d'enfermement et curiosité pour le savoir, Usbek et Rica ressententun sentiment d'étrangeté face aux autres hommes : « la bonne nouvelle qu'apportaient les LP auxlecteurs européens de 1721 était celle de l'universelle facticité. Les hommes sont tels que leurs habitudes,leur climat, leur éducation les ont faits … La fiction des persans vient démontrer que l'on vit dans desfictions » (Starobinski). A opposer aux Moscovites qui sont interdits de sortir du pays et conservent « leursanciennes coutumes avec d'autant plus d'attachement qu'ils ne croyaient pas possible qu'il fût possible d'enavoir d'autres » LP 51. Mais ce sont eux qui dans un premier temps font l'objet des regards étonnés : LP 30« Je fus regardé comme si j'avais été envoyé du ciel ». Rica est regardé de tous et lui-même regarde tout lemonde : « je trouvais de mes portraits partout ; je me voyais multiplié dans toutes les boutiques, sur toutesles cheminées, tant on craignait de ne m'avoir pas assez vu » 30. Par contre, dès qu'il retire ses habits dePersan plus personne ne le remarque. Cela permet donc d'accéder au regard de l'ethnologue : avantd'observer les sociétés humaines il faut savoir d'où regarder or le problème de l'ethnologue (comme danstoute science humaine) est qu'il est un regard humain sur les hommes. Un esprit dégagé de toutereprésentation, non situé, non incarné, serait une utopie scientifique. L'observation du fait interdit le fait del'observation (« je passe ma vie à examiner » 48. Il faut donc produire une hybridation, un mélange quipermettrait de n'appartenir à aucune culture. Le motif de l'étrangeté revient ainsi régulièrement dans l'oeuvre : « ville enchanteresse 58, bizarreries,établissements singuliers et bizarres 73, une « curiosité qui va jusqu'à l'extravagance » chez le parisien 30,« prodige » 24, « étonnants » 99. Non seulement il y a la nouveauté de ce que l'on découvre mais aussil'incompréhensible qui provoque l'étonnement, voire l'inconcevable ou l'invraisemblable de certaineschoses, ce qui permet une lecture à double sens car ironique comme par ex quand Rica qualifie les« caprices » de la mode d' « étonnants » il veut parler de leur absurdités ; de même quand il qualifie le roi etle pape de « magiciens », cela peut révéler un esprit naïf qui ne comprend pas comment fonctionne cecontrôle des esprits ; mais aussi une critique des superstitions. « L'apprentissage de l'insolence compteautant que l'application sérieuse de la raison. Il y a une politique de l'ironie » » Goldzink. - Il y a deux points de vue essentiels, celui de Rica et de Usbek, mais une grande distance les sépare :semblables dans leurs origines, dissemblables dans leur sensibilité, ce qui accroît la relativité des points devue non plus entre peuples mais entre individus. Usbek est une figure protéiforme : philosophe,mélancolique (il est sensible à la vanité de la condition humaine, à la vacuité de la société parisienne,s'ennuie en galante compagnie) / tyran, époux jaloux. Il veut se désorienter et « chercher laborieusement lasagesse » LP1, élargir ses connaissances, s'exprimer plus librement « je vis que ma sincérité m 'avait fait desennemis » LP 8. Alors que Rica a l'esprit vif et gai, porté à la satire et à l'impertinence, qui se plaît face àl'étrangeté du réel (se plaisant à la conversation joyeuse des Françaises et à leurs mœurs plus légères puisqu'ilavoue « ne connaître les femmes que depuis qu'il est ici » (LP 63).- La première conséquence est un sentiment de vertige et d'angoisse : celle de voir s'effondrer notresystème de représentation, ce qui est le propre de la « crise de la conscience européenne » (Paul Hazard) quiinterroge les valeurs et les institutions, incarnée par Usbek : « je me livre à des réflexions qui deviennent tousles jours plus tristes » (LP 26). Usbek exprime son mal du pays dès son arrivée en Arménie turque (à Erzeronsa capitale où ils prévoient de séjourner plusieurs mois) et l'inquiétude qu'il ressent à laisser ses femmes (LP6). On a constaté avec la crise de la conscience européenne fin XVIIème début XVIIIème « l'existence duparticulier, de l'irréductible, de l'individuel » et « de toutes les leçons que donne l'espace, la plus neuve peut-être fut celle de la relativité » (Paul Hazard). En revanche Rica regarde d'un œil amusé les institutions françaises, qu'il s'agisse de la magistrature (lesmagistrats ignorants LP 68, le palais de justice LP 86), de l'Académie française LP 73, des Invalidessymboles de la gloire militaire LP 84. Il analyse la sociabilité occidentale qui repose sur les conversations etles futilités LP 82 et 87, et découvre à travers la lettre d'un voyageur français les conséquences ridicules del'honneur chez les Espagnols LP 78. Après le vertige vient l'acclimatation auquel sont soumis les voyageurs, ce qui risque de leur faire perdrel'acuité de leur regard. La liberté évolue dans cet entre-deux où se trouve l'étranger qui s'habitue à denouvelles coutumes. Il est impossible de revenir en arrière à l'ignorance première, le retour au sérail souventévoqué est sans cesse reporté jusqu'à l'effondrement final. Rica prend même parti contre l'asservissement desfemmes dès la LP 38, il a « pris le goût de ce pays-ci ». La rupture est nette LP 63 où il semble se fondredans sa culture d'adoption : « mon esprit perd insensiblement tout ce qui lui restait d'asiatique ». Usbek est

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plus lent : le gouvernement tyrannique lui apparaît sous un jour plus sombre LP 80, avant de contesterl'empire de la religion sur la philosophie LP 97. de ce fait, l'esprit de satire s'épuise au fur et à mesure, laréflexion devient plus grave et tire le bilan du voyage (seconde moitié des LP). L'apprentissage sembleachevé mais il reste incertain car la liberté n'est jamais définitivement acquise. Il s'agit moins d'un état deliberté que d'un processus de libération qui oblige à sortir de soi-même (Cf LP 30). Le voyage est donc ungeste qui ouvre l'esprit à la fois à la reconnaissance de sa propre ignorance, qui est la condition du vraisavoir : « je sors de nuages qui couvraient mes yeux dans le pays de ma naissance » 31.Il y a donc aussi une critique de la vanité du savoir : le savoir est ce que l'on recherche mais aussi ce quel'on doit quitter (ou plutôt la prétention de sa possession) par le doute (Socrate : « Tout ce que je sais c'estque je ne sais rien ») : la litanie de ouvrages de la bibliothèque Saint-Victor souligne la vanité de la science(134-137) ; les grands esprits débattent de « la réputation d'un vieux poète grec » (Homère / querelle desanciens et des modernes pour remplacer la mythologie par le merveilleux chrétien LP 36 : la question est desavoir si il est ou non le meilleur des poètes en 1714, chacun y allant de se propre traduction ou commentairedu texte , on le critique au nom de la vraisemblance et de la bienséance) ; les législateurs se jettent dans « desdétails inutiles » (cf critique de la science et des arts par Rousseau ou du jargon juridique dans IIDD), « ontdonné dans les cas particuliers » LP 129. « Malheureuse même et même moribonde, une société ne peut se regarder sans rire. Comment supporter dese voir ? » Valéry.- L'ironie permet d'affirmer ce que l'on nie et de nier ce que l'on affirme , ici le ton ironique permet plusde savoir ce qui est nié que ce qui est affirmé, ajoutée à la forme fictionnelle qui interdit de prendre touteposition donc de provoquer un décalage entre ce qui est dit et ce qui est suggéré, cela instaure une complicitéavec le lecteur. L'étonnement même feint est donc « un agent séparateur » qui produit une « réductionsociologique » à l'essentiel (Starobinski). Cf comme Socrate, on feint de ne pas connaître pour mieuxquestionner. L'art du rire dans les LP vient du «contraste éternel entre les choses réelles et la manièresingulière, bizarre, dont elles étaient perçues » selon Mon ; Rica en donne pour définition « une espèce debadinage dans l'esprit », la disposition à ne rien prendre au sérieux (63). L'humour (mot anglais signifiantplaisanterie originale, inattendue, à double fond, jouant sur le ludique et le sérieux) repose ici sur lespastiches (exercice littéraire d'imitation) de différents styles (bucolique, romanesque, théologique, tragiqueetc) et la parodie (dérision satirique). C'est un pari sur l'intelligence du lecteur capable de saisir la penséevéritable sous le déguisement du discours. En particulier l'ironie par antithèse qui dit le contraire de ce quiest pensé avec une tonalité permettant de le comprendre : simulacre d'éloge renversé en blâme (« cela estfort bon ») devant les finesses de la casuistique, exposé satisfait du religieux vantant la « si grandeperfection » de son art 58 ; humour noir pour « le petit compliment » adressé par les Inquisiteurs à leursvictimes 29 ; la superposition des discours est aussi ironique comme le mélange de la réalité historique et dela mythologie (Law devenant « l'enfant qui avait pour père Eole, dieu des vents et pour mère une nymphe deCalédonie »).- Il y a une neutralisation du politique par la satire. La satire (satira = macédoine de légumes = pièce degenres mélangés) peut prendre une multitude de formes : les lettres commencent avec une anecdote liée àune rencontre hasardeuse et se poursuivent par un portrait : « j'ai ouï parler 73, il y a quelques jours unhomme de ma connaissance me dit 74, je me trouvai un jour dans une compagnie 72 ». Une satire del'orient réduite à presque rien comparée celle de l'Europe (44 Mogol, 125 veuve qui veut brûler). Car lasatire impose la double contrainte de la familiarité (connaissance intime des moeurs) et de la distance (la rused'un regard étranger). La satire s'étendant de LP 24 à 146, on réduit chaque personne à un trait caractéristique, elle généralise etmécanise, dans un monde de pantins mus par leurs tics, leurs modes, leurs passions etc., l'individu estemprisonné, mécanisé, non par une machine politique comme en Orient, mais par une machinerie socialeautonome. C'est un monde uniformisé mais diversifié dans des catégories bigarrées (rue # sérail, agitation #immobilité, enfermement # ouverture, silence # bruit, isolement # frottement social).Qu'il s'agisse d'individus réels ou fictifs (personnalités historiques : Ls XIV 24, 37, 92 / pape 24, 29 /ambassadeur de Perse à Paris 91, l'abbé de St Victor 133 / Law 138 et 146) mais aussi personnages fictifs(actrice 28 / alchimiste 45, vieilles coquettes 52 etc.) mais tous ont une signification politique car la satire estentourée par la question de l’État : les désordres qu'elle dénonce sont subordonnés à un déosrdre de naturesocio-politique. Ils sont moins des individus que les éléments d'un puzzle. A noter que seules deux institutionéchappent à la satire : les Invalides (humanité et courage 84) et les Parlements (vérité et justice 92, 141),sachant que cela se concentre surtout sur les femmes (que faire des femmes ? Elles ruinent leur mari au jeu,

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les trompent, ont l'empire des mœurs), la religion (que faire des clercs ? Ils sont hypocrites, inutiles), leschoses de l'esprit (que faire du savoir ? Un règne de l'apparence ou une authenticité intellectuelle).Certains procèdent à leur autoportrait (le personnage fait sa propre satire soit en pralent soit en écrivant)mais ce sont les dialogues qui permettent le mieux de révéler les individus car ils mettent en scène le goût dela parole, la vanité des Français. « Le voile de révérence se déchirait et derrière il n'y avait qu'illogisme etabsurdité » (Paul Hazard) et ce avec tant de gaieté que « bien sot serait celui qui ne serait pas devenu leurcomplice … comme s'ils avaient si prestement, si joliment détruit la maison, que le propriétaire lui-même leseût félicités en leur disant merci » (« La pensée européenne au XVIIIème) Mon nous enseigne donc quel'impertinence est libératrice, et pour celui qui écrit et pour celui qui la comprend et le respect est uneattitude paresseuse : « nous cherchons toujours la nature dans nos coutumes simples et nos manières naïves »(Rica LP 73). Mon abolit les conventions : l'homme a le droit de penser et d'être ce qu'il est. Avec le LPs'ouvre l'âge de la sincérité. Il règne ainsi un esprit de désacralisation et de profanation : LP 6 : « Amesure que j'entrais dans les pays de ces profanes, il me semblait que je devenais profane moi-même ». Ilfaudra seulement 10 lettres à U pour sentir le doute s'immiscer en lui pour questionner les dogmes de l'islam.Même si à la lettre 16 il réaffirme son attachement et demande au mollak de le soutenir, c'est un mécanismede défense contre le doute. Il n'attend pas sa réponse et écrit : « J'ai des doutes. Il faut les fixer » (LP 17).Donc il semble que devenir profane soit la condition pour accéder à la vérité.

Conséquences = 1. Cela permet de souligner la relativité des mœurs (le lecteur s'identifie aux Persans et saisit qu'ilréagirait avec la même incompréhension face à la culture de l'autre) ; la multiplicité des rencontres au sein dumême pays et de la même culture accentue l'impression de tourbillon culturel et de diversité : des aveuglesdans un hospice qui ouvre une série de métaphore sur l'aveuglement et la lucidité : « nous sommes siaveugles » dira Usbek (LP 32 et 40), des gens dans des cafés (36), un fermier général, un poète, un directeurde conscience, « qui porte un habit si lugubre avec un air si gai et un teint si fleuri » dans la lettre 48, uncapucin LP 49, des vaniteux et de vieilles coquettes LP 50 et 52. La vérité est plurielle et coïncide avec lesvaleurs propres à chaque culture. Il y a des codes qu'il faut déchiffrer comme des signes : « je m'ennuie den'être au fait de rien et de vivre avec des gens que je ne saurais démêler » 48. Si on ne les maîtrise pas, onreste invisible. Relativisme épistémologique (vrai/faux) et culturel ou moral (bien/mal) semblent liés : avecl'apologie du suicide même si cela est fait sous forme interrogative, lettre très controversée LP 76 : U établitla liberté de l'individu à disposer de sa propre vie, mais la réponse d'Ibben LP 77 vient le contester ; l'échanges'arrête sans avoir tranché la question jusqu'au suicide de Roxane qui retourne contre U les idées qu'il avaitlui-même professées.

2. la communauté universelle qui permet de dépasser ces différences culturelles (l'amitié). Si les lettres sontcosmopolites, elles témoignent aussi d'un « humanisme humanitaire » (C. Dédeyan) car ce qui vaut pour uneville ou un peuple peut valoir pour le monde, avec la réflexion sur les causes la France s'élargit à l'Europe etla Perse à l'Asie : « Cette gravité des Asiatiques vient du peu de commerce qu'il y a entre eux » LP 34, « lesplus puissants états de l'Europe » LP 102 (raisonnement par induction, par généralisation) et il y a desvaleurs absolues. En résumé : « En contrepoint des lettres moqueuses, une série de lettres sérieuses proclamedes principes indiscutables » (Jean Starobinski). Ainsi, pour connaître le particulier, sa propre communauté, il faut d'abord connaître le monde entier ; c'estl'universel qui devient moyen de connaissance du particulier. Car à ignorer les autres on finit pars'ignorer soi-même, tels les Moscovites : « Séparés des autres nations par les lois du pays, ils ont conservéleurs anciennes coutumes avec d'autant plus d'attachement qu'ils ne croyaient pas qu'il fut possible d'en avoird'autres » LP 51. Ou encore on risque comme Fatmé de dire : « mon imagination ne me fournit point d'idéeplus ravissante que les charmes enchanteurs de ta personne » car « quand je t'épousai, mes yeux n'avaientpoint encore vu le visage d'un homme : tu es le seul encore dont la vue m'ait été permise » LP 7, « c'est bienla même terre qui nous porte tous deux » LP 24.# Problème de l'universalisme souligné par De Maistre : « La constitution de 1795 tout comme ses aînées estfaite pour l'homme. Or il n'y a point d'homme dans le monde. J'ai vu dans ma vie des Français, de Italiens,des Russes etc ; et je sais même grâce à MO, que l'on peut être Persan ; mais quand à l'homme je déclare nel'avoir rencontré de ma vie » (Cf Diogène : « je cherche l'homme »).

3. On notera que seuls les personnages orientaux portent un nom : il ne désigne aucun Français par son

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nom mais seulement par sa fonction ou son appartenance à un groupe, même si on les devine facilement (lerégent, le roi de France) ; et l'individu n'existe que dans des comportements typiques qui le caractérisentcomme le représentant d'une catégorie, l'éclipse du nom mettant à nu le rôle social. Les caractères persan(soumis à l'amour sensuel), français (tout de vanité et d'enjouement) et espagnol (mû par l'orgueilchevaleresque) apparaissent sous la forme de profils nationaux. Les causes physiques et morales sontarticulées pour expliquer l'idéologie nationale : la vanité française favorise l'hétéronomie (24 et 100),l'Espagne modelée par son code de l'honneur incarne le risque de la tendance despotique en France (78). Larévolution sociologique dont parle R. Callois consiste à omettre la singularité des individus pour neretenir que leur appartenance à des sociétés partielles ou des groupes qu'il s'agisse de corps constitués(Parlement, tribunaux), des lieux publics (théâtres, opéras, cafés), des collectivités hospitalières (95,Invalides) ou des congrégations religieuses (capucins, jésuites). « Quand survient un portrait, le singulierrenvoie toujours à un pluriel » (Starobinski) : il appartient à un catégorie comme l'alchimiste, le géomètre, lejuge, l'homme à bonnes fortunes. Mo se montre sensible à un niveau de la vie sociale qui n'est ni l'homme engénéral, ni les types psychologiques, mais aux groupes sociaux (juges, parlementaires, religieux, écrivains,hommes du monde, savants). Pour autant il réserve le registre passionnel à l'Orient en ce qui concerne lajalousie, la colère. Il y a selon Starobinski une « ligne de clivage très précise qui sépare le monde dessentiments cet Orient de l'âme, et les activités de surface qui foisonnent en France ».

4. Si exotisme il y a cet exotisme est tout relatif. Un exotisme sensuel : exoticus = (exo= dehors, étranger,extérieur) = Qui provient de / ou appartient à un pays lointain, évasion attachée à des contrées lointaines.L’épithète "exotique" qualifie au départ la flore, la faune, le paysage, les productions humaines ainsi queles peuples qui n’appartiennent pas à la civilisation occidentale. L’exotisme (le mot n’est attesté qu’àpartir de 1866), peut définir à la fois le caractère de ce qui nous est étranger et le goût de tout ce qui possèdeun tel caractère. Le sentiment exotique est si riche que, depuis la Grèce antique, il crée des œuvres littéraireset prend parfois l’allure d’une mode. Les œuvres du XVIIIème siècle, se colorent volontiers d’exotisme.L’écrivain parle d’un pays qu’il n’a jamais vu et qui lui a été révélé par ses lectures et en particulier les récitsde voyage. Non seulement l’écrivain satisfait ainsi son goût penchant pour ce genre de littérature, maisencore il répond aux désirs de lecteurs épris de pays étrangers et d’une forme de vie étrange. Ainsi cetexotisme simpliste est un exotisme gratuit.En ce qui concerne l'exotisme oriental, depuis François 1er le commerce entre la France et l'Orient, enparticulier le souverain turc Soliman le magnifique, permet toutes sortes d'échanges : des universitaires yvont et en ramènent le Coran, Colbert favorisera les échanges en créant la Compagnie des Indes ; c'est à lasuite de sa venue à la cour que Molière écrit le Bourgeois Gentilhomme et l'intrigue de Bajazet de Racine sesitue dans un sérail, on traduit le « conte des 1001 nuits » au début du 18ème. A l’opposé, au XIXème siècle,il existera une forme d’exotisme exact, car il sera vécu. C’est l’exotisme des voyageurs quand ils sontécrivains. Le harem par exemple imprègne puissamment l'imaginaire du XVIIIème : chez MO on observe un mélangeentre les deux harems, le harem historique et le harem fantasmé, car son récit relève à la fois de ladescription naturaliste et de l'imaginaire érotique, un lieu de violence et de tentations en même temps, ce quidonne une connotation inquiétante tout autant qu'envoûtante. En tout cas l'exotisme en dit plus sur nousque sur l'autre : évocation d'une « troupe de femmes laissées presque à elles-mêmes » LP 6, dramatisationérotique de la « virginité mourante » de Roxane (LP 76) ; mythologie de l'alcôve orientale avec effeuillage del'esclave (LP 79), sont autant de fantasmes occidentaux. Cf L'enlèvement au sérail de Mozart

CL = Orient et Occident semblent donc se répondre et se critiquer mutuellement, « entre un Orient defantaisie et un Paris réduit à ses facettes » Valéry. La dynamique des LP repose sur la mise en regard dedeux mondes opposés : les contrastes sont mis en relief par les réflexions et les témoignages rapportés parUsbek et Rica, mais aussi par Rhédi et par les autres personnages restés sur place. Cela permet de faire ainsiapparaître des formes de servitudes qui frappent par leurs différences selon la société considérée. La forcedu texte est cet effet de miroir entre orient et occident, il y a comme un « orientalisme spéculaire »(Spector). L'orient est davantage une fonction qu'un thème de prédilection : il sert la satire de l'occident parle système de comparaison qu'il permet. La contradiction est partout, finalement : dans l'univers persan maisaussi entre les religions et au sein de l'univers occidental lui-même, entre l'ordre observable et celui desvaleurs affichées. En écho à Roxane outragée par U LP 26, une actrice l'est par un abbé LP 28. La danseuseviolentée à Paris écrit à U pour lui demander une place de danseuse à Ispahan. La lettre 140 « c'est un pesant

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fardeau ... » fait écho à la plainte de Usbek impuissant à imposer le vrai « je portai la vérité jusqu'au pied dutrône » LP 8.

* Cependant 2 réserves s'imposent:- Il faut remarquer que cette même civilisation européenne si propre à l'européocentrisme est la seule quifasse l'effort de se demander si les autres cultures avaient une égale légitimité. - Derrière ces voix plurielles qui ont successivement raison chacun pour leurs raisons, il y a bien un auteurcaché et omniprésent qui veut faire triompher la raison universelle au-delà des contradictions : « ce n'estque dans le relatif, à partir du relatif que nous pouvons partir en quête de ce qui dépasse le relatif »(Starobinski). Il y a une continuité dans la discontinuité et discontinuité ne veut pas dire désordre, carl'« ignorance des liaisons » que souligne Mo chez les Persans leur permet de découvrir l'absence de lienslogiques et l'absurdité de certaines habitudes. L'oeuvre de MO est donc l'effort le plus abouti pour pensersimultanément la diversité des peuples et l'unité du genre humain. Cf les limites du relativisme.

TR = L'esprit de l'époque est un esprit de curiosité pour toutes les choses étrangères à nos habitudes (d'où lescabinets de curiosités) et l'on retrouve cet esprit chez les 2 Persans ; ce qui est plus nouveau pour l'époquec'est l'intention de MO d'étudier le mécanisme des lois politiques et sociales qui gouvernent l'état despotique.L'ouvrage n'est compréhensible que comme problématique de la rupture et du maintien de l'ordre (quiest celle de la Régence) ; il faut donc chercher un sens politique plus universel sous les particularismesculturels si l'on veut penser le despotisme au lieu seulement de le constater. Tendre un double miroir àl'orient et l'occident est une mise en condition psychologique qui rend possible une réflexionphilosophique sur la légitimité politique du despotisme.

B) La sociologie politique de MONTESQUIEU : le(s) despotismes()

1* La philosophie politique de MO Politique = (polis = « la cité » en grec) qui concerne la vie et l'organisation de la cité, art de gouverner la citéet de diriger l’État. La question est de savoir s'il s'agit d'un savoir théorique indiquant/ conforme à unidéal de justice et de raison (idéalisme politique), s'inscrivant dans un horizon moral / ou bien d'un artpragmatique, d'une technique de prise et de conservation du pouvoir (réalisme politique). cf coordonnéesx/y. Un Etat est défini comme « une société où il y a des lois » (EL) : il doit être assez puissant pour assurerla stabilité des institutions et assez tolérant garantir les libertés individuelles.L'EL est publié 27 après les LP et est un des textes fondateurs de la sociologie politique. La philosophiepolitique de MO ne part pas comme Hobbes ou Rousseau d'une anthropologie pour en déduire une théoriepolitique mais elle est empiriste et inductive, puisqu'elle part de l'observation des régimes existants pouren tirer une théorie politique et une rationalité politique propre aux lois, malgré la diversité desmœurs. Raisonnement par induction : Ex en partant du prix du vin on aboutit à une réflexion sur les lois.Paris et Ispahan deviennent des symboles de l'occident et de l'orient. I l veut faire de l'histoire politique,économique et des mœurs un objet philosophique, donc ne plus exclure les affaires humaines du champ dela rationalité, jusqu'à envisager des lois après observation des régularités de l'activité humaine ; il ne secontente pas de classer les régimes politiques comme Aristote mais il étend la réflexion à la totalité dumonde pour offrir une science nouvelle consistant entre une méthode de corrélation entre les phénomènesnaturels et les phénomènes humains, il veut établir la connaissance des causes physiques et morales desinstitutions politiques. Une authentique science de l'histoire doit connaître les causes des faits empiriquesobservés et rendre raison de leur chaos apparent. « J'ai d'abord examiné les hommes; et j'ai cru que danscette infinie diversité des lois et des mœurs, ils n'étaient pas conduits par leurs fantaisies ». Il se base en celasur la physique de Newton, comme un « Newton du monde moral ». Mais l'histoire n'étant pas un laboratoireoù l'on puisse faire des expérience concrètes, il met en place un système de comparaisons et decorrélations. Pour Mo l'histoire n'est pas qu'une suite d'événements mais l'évolution des structures degouvernements, il décrit les pouvoirs mais aussi leurs fonctionnements et leur dégénérescence. Il considère lecorps social comme une totalité et s'attache plus à l'histoire des structures qu'à l'histoire événementielle. Ilincarne donc une philosophie juridique dont LB avait souhaité se détourner en refusant une typologie desgouvernements : il prend acte des régimes existants et se demande ce qui leur permet de se maintenir ou dese corrompre. Ts deux posent la triple question de l'existence, du maintien et de la légitimité du pouvoir mais

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LB pense le problème à partir de paradigmes classiques éloignés du présent, alors que Mon décrit les formesde vies sociales qui découlent des régimes politiques. LB reste abstrait car il questionne et s'étonne del'existence même du pouvoir alors que Mon est empiriste dans sa démarche ; le pouvoir est considérécomme une donnée empirique déjà existante. Mo s'intéresse aux conditions et conséquences du pouvoir dansson rapport avec le lieu et le moment où il s'exerce, la manière dont sont prises et appliquées les décisions :« l'injustice politique a ses effets calculables » (Starobinski). Mo observe donc l'infinité des lois et sedemande quelle en est la raison.

- 3 forces agissent dans la production des lois : le droit naturel ; la nature du gouvernement ; les causesphysiques ou morales (comme le climat). Il tient donc compte de valeurs universelles et d'autres pluslocales et relatives. Comment s'opère l'interaction entre ces données variables et des principes constants ? 1. En particulier il compare les climats et les régimes politiques : théorie des climats qui établit un systèmede correspondance entre les conditions géographiques et sa forme optimale de gouvernement. « L'empire duclimat est le premier de tous les empires » (EL) car il influence le caractère et la morale donc les régimespolitiques (chaleurparesselâchetéservitude chez les peuples du Sud). L'air « agit tellement sur nousque notre tempérament en est fixé » LP 121. Ce qui implique une certaine naturalisation de la servitude oude l'enfermement des femmes et de la polygamie. Mais ce déterminisme n'est ni une fatalité (il y a de la placepour la contingence) ni une justification (il critique les dérives despotiques). Il revient donc au politique decontrer des penchants physiques qui rabaissent l'homme au rang d'animalité. : « c'est au législateur à fairedes lois civiles qui forcent la nature du climat ». D'ailleurs cela implique aussi que l'on ne peut pas grefferune culture sur une autre, par esprit de conquête : « on peut comparer les empires à un arbre dont lesbranches trop étendues ôtent tout le suc du tronc et ne servent qu'à faire de l'ombrage » LP 121. Il fautcomprendre que les caractéristiques d'un pays ne fournissent que des conditions favorables (« les peuples desîles sont plus portés à la liberté que les peuples du continent »), ce sont les hommes qui in fine font leurs vieset leurs lois : il est « possible de vaincre la paresse du climat » même si « l'empire du climat est l'empire detous les empires » et le mauvais législateurs sont ceux qui favorisent les vices, les bons ceux qui s'yopposent. On peut agir contre le climat, comme on peut agir contre les lois. L'esprit d'une nation est lereflet de cette structure dans la mentalité des habitants car tout est lié et « retranchez une de ces pratiqueset vous ébranlez l'Etat » donc il est cohérent et omniprésent. Il ne se modifie que lentement et toutetentative pour le modifier avec brutalité peut entraîner des désastres.

2. T ypologie des gouvernements =Le principe d'un régime politique définit la passion dominante que partage gouvernants et gouvernés : lapolitique est donc inséparable d'une économie passionnelle.

Modération vertu (dans la démocratie)ou honneur (dans la monarchie)Crainte (dans le despotisme)La vertu (égalitaire et individualiste) est au principe de la république, l'honneur (hiérarchique et socialdonc permet de conserver la monarchie car « chacun va au bien commun croyant aller à ses intérêtsparticuliers » c’est-à-dire que chacun ne songe qu'à soi et à se distinguer ce qui préserve du despotismeroyal) au principe de la monarchie (il ne la critique pas quand elle est modérée car elle repose sur lemodèle paternel et divin : « Les pères sont l'image du créateur de l'univers » LP 129 ; « ce ne fut que parhasard que les républiques se formèrent » LP 131) et ils sont tous deux dignes de respect donc ne sont pas uncritère du bien et du mal en politique ; la crainte au principe du despotisme, qui est donc un genrepolitique à part, et non une forme dégénérée de la monarchie : « on ne peut parler sans frémir de cegouvernement monstrueux ». Elle est à la fois naturelle (relevant d'une passion intrinsèque à l'homme, lacrainte, la plus naturelle des passions, la plus brute et la plus passive) et contre-naturelle (insultant la naturehumaine en imposant un rapport de soumission) ; le despotisme est l'anti-nature : « dans cette servitude ducoeur et de l'esprit on n'entend parler que la crainte et non pas la nature » LP 63). Et comme nouspossédons tous des passions, il peut s'installer partout : « comme il ne faut que des passions pour l'établir,tout le monde est bon pour cela » (EL). C'est donc une transposition dans le domaine politique del'esclavage domestique : le despotisme est un mal car il exclut la légalité et il se définit par l'absence de lois.La tyrannie est chez Montesquieu un régime de terreur entretenu par la menace de la force et les représailles.Les sujets ont raison d'avoir peur et ne se soumettent pas par illusion ou attribution d'une puissance

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inexistante (# LB). Toute velléité de désobéissance est synonyme de mort.

- On pourrait donc définir le despotisme comme la monarchie sans la légalité : si le despotisme est commela tyrannie un pouvoir qui repose sur l'arbitraire d'un seul, il s'en distingue en cela qu'il est institutionnalisé ;dans l'antiquité c'est le dérèglement du désir d'un seul homme qui engendre la tyrannie, alors que c'est ledespotisme qui fait le despote dans les société modernes. Le despotisme est donc l'horizon et le risqueencouru par tous les gouvernements même modérés. Le mot lui-même n'apparaît que dans les lettres 102et 131 donc assez tardivement : car la notion ne procède pas d'un a priori mais d'une lente construction aposteriori et en ce sens le sérail est plus un modèle et un laboratoire du pouvoir despotique qui seraconceptualisé ensuite qu'une réduction d'un gouvernement despotique déjà existant. Ce qui prime ce sont lesrapports de soumission et de servitude observés dans le laboratoire du sérail comme à la cour de Louis XIV(1643-1715) même si la différence est que l'un repose sur la crainte et l'autre plutôt sur la gloire. Il fautd’abord admettre que Montesquieu inventa le concept de « despotisme ». Le tyran grec était celui qui,transférant dans la Cité un mode de pouvoir naturellement « domestique », traitait ses concitoyens comme lesesclaves que, par définition, ils n’étaient pas. Et Platon en déduisait logiquement qu’un tel régime, dont lesPerses donnaient déjà fort bien l’exemple, ne pouvait pas être dit, à proprement parler, « politique » (Lois,697c et 712e-713a) ; le despotisme était alors seulement la perversion qui tenait ordinairement lieu depolitique chez les Barbares. Or Montesquieu retiendra sans doute certains traits du tyran, entièrementasservi à Éros qu’il ne pouvait satisfaire que dans la dissimulation et la peur (République, 574e, 579bc) :abruti de débauches, le despote sera lui aussi « le premier prisonnier du palais » (EL, V, 14). Mais l’essentielest ailleurs : authentique mode de gouvernement, le despotisme renvoie à un ordre véritable où l’abus depouvoir, institutionnalisé, ne peut plus de ce fait se penser comme un simple « abus » ; il renvoie à uneéconomie spécifique de l’autorité qui se définit par des lois tout à fait contraignantes. C’est pourquoi si lapsychologie du tyran faisait la tyrannie, ce sont les rapports nécessaires caractérisant le despotisme qui fontle despote. Et si le tyran était un démagogue dont la menace était étroitement liée à la démocratie, le despotene peut jamais être que le « nouveau » despote dans des États où le peuple, définitivement hébété, n’a jamaisson mot à dire : « une nation libre peut avoir un libérateur ; une nation subjuguée ne peut avoir qu’un autreoppresseur » (XIX, 27).Mais à la différence des autres régimes, il se détruit lui-même, victime de ses propres vices car lapuissance absolue du despote est illusoire et sa force n'est qu'apparente : alors que les autres périssent paraccident « il périt par son vice intérieur » et c'est par accident qu'il perdure. Dès lors que le despote « cessede lever le bras, tout est perdu » car « le ressort du gouvernement qui est la crainte n'y étant plus, le peuplen'a plus de protecteur » (EL III, 9). Ainsi, la révolution (renversement violent du régime en place) menaceceux qui osent abuser du pouvoir : « Le despotisme est un régime si terrible qu'il se tourne contre ceux quil'exercent ». Dans son éloge de Montesquieu, Marat s'en inspirera : « Comme il est inconcevable qu'unenation entière ait pu consentir à ce qu'un de ses membres fût tout et qu'elle ne fût rien, on doit regarder ledespotisme moins comme un gouvernement que comme l'abus de tous les gouvernements ». Le systèmepolitique fondé sur la valeur idolâtre (88) et l'instabilité des hiérarchies arbitraires fomente le « désordre dansl'Etat » qui prélude à l'ordre despotique (98, 132, 138, 146).

- Dans les LP le monde oriental semble contenir les formes de domination les plus violentes que ce soitdans la sphère publique (le despotisme) ou privée (le sérail, qui est la métonymie du premier). Dans les deuxcas : « un seul, sans lois et sans règle, entraîne tout par sa volonté et ses caprices » EL. MO insiste sur le pouvoir asservissant de la force : violence promise, annoncée dans les menaces (« si vousvous écartez de votre devoir, je regarderai votre vie comme celle des insectes que je trouve à mes pieds » LP21, « vous périrez si vous ne les exécutez pas » LP 150). U a un droit de vie et de mort sur ses esclaves :« j'ai peut-être la moitié de mes esclaves qui méritent la mort » (LP 150). La servitude n'est cependant pasqu'extérieure : elle est aussi psychologique car il y a uniformisation : « chez nous les caractères sont tousuniformes , parce qu'ils sont forcés » (LP 63). Un tel manque de mesure et de discernement conduit lessujets à la révolte contre l'injustice (102-103), et dans ces « pays soumis au pouvoir arbitraire », où lesrichesses sont accaparées par « le Prince, les courtisans et quelques particuliers, la démographie est affectéecar « la pauvreté extrême » les dissuade de se marier et d'avoir des enfants, et quand ils en ont, il y abeaucoup de mortalité infantile LP 122. Donc le despotisme est contre nature : si le but des sociétés est laconservation de l'espèce, un gouvernement qui l'empêche est nécessairement mauvais. Enfin la lettre 131inscrit le despotisme dans une perspective historique : il est le devenir possible de tout régime qui se laisse

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pervertir comme la république romaine que César « opprima » et « soumit à un pouvoir arbitraire » et ledestin des peuples asiatiques qui n'ont jamais connu la liberté : « Lorsque les peuples d'Asie, comme lesTurcs et les Tartares, firent des conquêtes, soumis à la volonté d'un seul, ils ne songèrent qu'à lui donner denouveaux sujets et à établir par les armes son autorité violente ». En particulier dans l'empire ottoman, lavolonté du sultan n'est limitée par aucune institution politique ou juridique, aucun contre-pouvoir (comme lanoblesse en France).Les Etats d'Asie sont donc assimilés à des Etats despotiques : Le texte associe en effet le despotisme àcertaines régions du monde (Asie, Russie, Afrique). Mon ne fait pas vraiment la différence entre les systèmeset utilise des termes collectifs : « les Princes d'Asie… Cette puissance invisible qui gouverne...legouvernement des princes d'orient » 103. Mais il faut néanmoins distinguer la Perse où la vie d'un individupeut dépendre de la fantaisie d'un sultan 103, la Turquie qui maintient se sujets dans le dépendance et entravetout progrès 19, la Russie état rendu puissant par des conquêtes mais asservissant ses sujets 51 et 81. que cesoit en Perse (de manière plus relative d'abord puis plus intense à partir de LP 80), en Russie (51) ou enTurquie (LP 19), en Tartarie avec Genghis Khan (« le fondateur et le destructeur des empires, … le fléau desnations » 81). Le despotisme oriental est l'incarnation du mal humain (« lorsque nous lisons dans leshistoires les exemples atroces de la justice des sultans, nous sentons avec une espèce de douleur les maux dela nature humaine » EL VI, 9 et pourtant les persans sont les « plus tolérants des mahométans » p. 96) ;comme chez LB qui opposait les Perses aux Grecs (« la bataille des grecs contre les perses, comme lavictoire de la liberté sur la domination, de la franchise sur la convoitise » p. 113) comme si le despotismeétait consubstantiel à l'orient.

On retrouve partout 3 traits du despotisme oriental :1) le pouvoir absolu se situe aussi bien au sommet que dans chacun de ses relais car le despote letransmet à un vizir, qui devient despote lui-même tandis que chaque officier devient vizir, et l'on retrouve cetabsolutisme dans la servitude des femmes, qui est la condition de la tranquillité, but du despotisme2) la transmission des ordres doit avoir un effet immédiat autant que les chocs d'une boule de billard etl'obéissance aveugle et passionnée. A cela s'ajoute l'ambivalence de la religion mahométan qui serait l'originede ce despotisme en même temps qu'il en est le garant politique. Elle canalise l'arbitraire du despotisme etsert de frein en lui apportant une certaine stabilité mais elle a pour but la production de sujets obéissantsgrâce à la répétition des rites. C'est pourquoi l'éducation dans l’État despotique se borne à quelques principede religion, eux-mêmes renforcés par le dogme du fatalisme qui vient parachever l'entreprise de servitudegénéralisée.3) le pouvoir est caché car la personne du despote enfermé dans le sérail se réduit à un corps ne cherchantque le plaisir contrairement à celle du monarque qui exhibe les marques du pouvoir. Ainsi le despotisme, de fait, est inefficace et ne rend personne heureux : ni la population qui diminue, ni ledespote qui craint à tout instant pour sa vie. La situation despotique provoque même un rapprochement desextrêmes car personne n'est plus semblable à un esclave que le maître : « Rien ne rapproche plus nosprinces à la condition de leurs sujets que cet immense pouvoir qu'ils exercent sur eux » LP 102. Mais il estaussi condamnable en droit car il bafoue la liberté inaliénable des hommes. Si la liberté individuelle est undroit alors le pouvoir d'un homme sur un autre ne peut jamais l'être. La seule source du pouvoir y est laforce et la force ne fait pas droit. MO évoque une anecdote attribuée aux Anglais : 2 princes se battent pourla succession du trône et l'un d'eux ayant vaincu il veut condamner l'autre pour trahison : « il n'y a qu'unmoment, dit le prince infortuné, qu'il vient d'être décidé lequel de nous deux le traître » LP 104. Cf Rousseau CSIl y a donc trois niveaux d'analyse qui se complètent dans les LP : celui du despotisme oriental/ de lamonarchie absolue de Louis XIV (déjà mort depuis 1715, auteur de la formule « l’État c'est moi ») /celui du sérail. Dont découlent trois formes de despotismes dans les LP : politique, civile etdomestique, sachant que le dernier permet ici d'expliquer les deux autres qui s'en déduisent comme autant deconséquence pratiques. La servitude se répand dans les foyers plus facilement dès lors que l'on nie la liberté,même si son extension reste problématique. Même si MO se montre parfois optimiste en considérant que« le principe du gouvernement despotique se corrompt sans cesse », il note que « c'est une expérienceéternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser » donc l'abus de pouvoir, la pulsion dupouvoir, est une sorte de pente naturelle qui touche tous les hommes et gagne tous les domaines.

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2* le despotisme politique (la soumission des sujets en général) :

Il s'agit bien d'un roman sur les possibilités d'affranchissement de l'homme :

- la notion de « soumission » est présente de la lettre 9 à 161 : le terme apparaît dans des domaines variés :elle peut concerner les eunuques, les femmes, les hommes par rapport aux dogmes religieux ou à Dieu, desdes peuples entiers. La soumission peut caractériser aussi bien les sujets des rois de France que la soumissionreligieuse à Dieu, l'homme lui étant inférieur, mais aussi pour les femmes et les eunuques afin de désignerleur état d'infériorité : « il y a entre nous un flux et un reflux d'empire et de soumission » LP 9, ou Roxaneparle de « ma soumission à tes fantaisies » LP 161.

- et « servitude » de la lettre 15 à 141, et il n'utilise ce dernier que sous forme nominale : utilisé à propos del'esclavage réel ou métaphorique et l'orient en est le principal lieu avec la servitude des eunuques 15, ducoeur et de l'esprit des persans 63, la servitude religieuse et domestique d'Aphéridon et Astarté 67, laservitude politique des persans 89, et domestique de leurs femmes recluses dans les harems « j'ai pu vivredans la servitude » dit rétrospectivement Roxane LP 161, c'est aussi le lot des peuples colonisés 105, et de lapériode antique, que ce soit à travers la servitude domestique et politique des Sauromates esclaves de leursfemmes (38) ou à travers celle des esclaves romains 115. Il l'utilise surtout pour les pays d'Asie (Turquie,Perse, Russie) où le souverain est autoritaire et arbitraire et dont le pouvoir n'est pas limité par la loi. Sontégalement évoqués la traite des Noirs ou l'exploitation des Indiens 118. Seule une occurrence concernel'Occident quand est évoquée l'adoption du droit canonique par la nation française. propagation de l’espèce »,118.

Dans les Lettres persanes, la servitude, avivée par le contraste avec l’Europe, s’incarne donc à la fois dansles États despotiques, et dans la fiction du sérail. Elle relève donc d’un statut textuel différent, et fortementinégal par l’éclat et le nombre des lettres. La première description politique du despotisme n’apparaîtque dans la lettre 19 sur la Turquie. Mais elle souligne moins l’état de servitude des sujets, soumis au «caprice de ceux qui gouvernent » « par des remèdes violents », que la décadence économique et technique dece « gouvernement sévère », où chrétiens et juifs, seuls actifs, sont « exposés à mille violences ». La questiondu despotisme s'ouvre avec la lettre 19 sur la décadence des Turcs attribuée à un « gouvernement sévère »même si la lettre 8 a déjà jeté des doutes sur la politique en Perse. L'empire ottoman décline à cause de laviolence d'une « milice insolente qui n'est soumise qu'à ses caprices ». Il faut ensuite attendre la lettre sur leCzar pour voir la servitude soulignée dans ses effets immédiats (« Il est le maître absolu de la vie et desbiens de ses sujets, qui sont tous esclaves », sans droit de boire du vin et de voyager, 49 cf def de l'esclavagedans l'EL « établissement d'un droit qui rend un homme tellement propre à un autre qu'il est le maître absolude sa vie et de ses biens »). De même, la lettre 51 sur le tsar de Russie Pierre le Grand pose la question d'unrapport entre le degré de domination du despote et l'étendue de son empire ; comme si il y avait un rapportentre espace et despotisme, même si c'est un despotisme sans sérail (« son empire est plus grand que lenôtre »)il décrit un tyran au pouvoir illimité, « maître absolu ». Nargum est un ambassadeur envoyé de Perseen Moscovie, il écrit 2 lettres à U qui parlent de la Russie. Sur les Tartares : faits pour asservir tous lespeuples (79). Mais c'est la lettre 80 qui marque le premier approfondissement politique sur le despotisme :l'uniformité des peines judiciaires montre le monolithisme de ce type de régime fondé sur la crainte. La lettre80 revient sur la sévérité des peines et de ce fait la violence est le seul moyen d'affranchissement des sujetssoumis. Avant la première et seule véritable analyse du mécanisme despotique, la grande lettre 99 sur«l’autorité illimitée » des princes persans, qui les soumet en retour, comme leurs sujets, « aux revers et auxcaprices de la fortune », sans « un nombre innombrable de troupes […] leur empire ne subsisterait pas unmois ». La servitude orientale, loin de la garantir, met sans cesse en péril la vie du despote (79, 100), demême que, renforcée par le sérail (110), elle tarit la population. Les LP ne théorisent donc pas le despotismecomme le feront l'EL mais les lettres 11 à 14, 24, 37, 76, 80, 94-95, 100 sont ouvertement politiques et ellesl'analysent au sein d'un discours dispersé et sous-jacent. Lettres de U sur la politique en général : 102, 103,104, 122, 146. La seule unité de ce discours latent sur le despotisme vient du fait qu'Usbek en estl'énonciateur presque exclusif. Le despotisme est essentiellement défini par sa force brutale (contrairement à chez LB), régi par despassions négatives : « si .. ils n'apportaient pas autant de précautions pour mettre leur vie en sûreté, ils nevivraient pas un jour » (LP 102). Il s'agit d'un régime où les sujets ne sont que des esclaves, de « vils

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instruments » que le despote peut briser selon son bon vouloir (21), où « l'obéissance aveugle » et la« complaisance sans bornes » se répondent (9). La sévérité des lois n'y garantit pas leur applicationrigoureuse (80). La machine terroriste est inefficace et grossière car elle transforme ses sujets en bêtes brutes(89) et a des résultats bien faibles vue la dépense d'énergie. Voire même, l'excès de châtiment s'annule ets'inverse : « je trouve même le prince, qui est la loi même, moins maître qu'ailleurs » 80, 102, le despote seretrouve démuni comme la masse de ses sujets précisément parce qu'il est maître de tous les pouvoirs et enabuse, plus il terrorise, plus il se fragilise : « rien ne rapproche plus.. » 102. Ne connaissant qu'une sanction,la mort, il ne laisse pas d'autre choix aux mécontents et aux victimes que la passivité totale ou le tyrannicide(102). D'où un régime à la fois immobile, figé, et constamment convulsé par des révoltes. Ce qu'U constateen Turquie vaut pour tout état despotique (comme LB au & 18-18a) : ruine économique, décadence morale etmilitaire (LB & 6), stérilité technique, scientifique, culturelle : « ce corps malade ne se soutient pas par unrégime doux et tempéré mais par des remèdes violents qui l'épuisent et le minent sans cesse » 19 (cf « plaieincurable » LB & 10). Le despotisme constitue donc bien une logique à part entière, un systèmepolitique où la politique, le psychologique, l'économique se répondent ; ce n'est pas seulementl'ailleurs, mais l'envers de tout pouvoir, ce qui travaille tout pouvoir de l'intérieur. L'absence de libertéengendre une anémie du corps social et une dénaturation des rapports humains comme chez LB (absence defraternité et d'amitié) dont l'expression la plus frappante est l'empire turc : « l'on pourrait trouver des famillesoù, de père en fils, personne n'a ri depuis la fondation de la monarchie » 34 (auquel on pourrait opposer laPerse vue comme un « royaume florissant » au début LP1, étant donnée la traditionnelle hostilité turco-persane, mais plus tard les rois perses seront aussi décrits comme ivrognes 33, dégradés par le vin « ils enboivent avec un excès qui les dégradent de l'humanité » 33 et le sérail 34 « les hommes n'ont pas en perse lagaieté » des Français, pendant que le Mogol s'engraisse et « se fait peser comme un boeuf » pour se rendre« plus matériel » 40, tandis que le roi de Guinée et le khan de Tartarie se croient le centre du monde 44 l'un« demande si l'on parle bcp de lui en France » et l'autre regarde tous les rois du monde comme ses esclaves et les insulte 2 fois par jour » ce qui montre que partout la pathologie du pouvoir hypertrophie jusqu'à lamégalomanie l'amour de soi inscrit dans la nature humaine, se servant du pouvoir comme pouvoir de cetteboursouflure du moi). Louis XIV lui donne dans la contradiction puisqu'il choisit une maîtresse de 80 ans etdes ministres de 18 ans (92). Il est donc dénoncé d'un point de vue pragmatique puisqu'il manque cequ'il vise mais aussi d'un point de vue normatif car le désordre est une infraction à l'ordre de la raison.Finalement, l'absolutisme est la règle générale qui règne partout chez les personnages de MO : « laplupart des gouvernements d'Europe sont monarchiques » (LP 102). Il en décrit la brutalité (LP 33), la bêtiseet l'extravagance (« va sottement se mettre dans une balance » LP 41), le pouvoir absolu (« le tsar est lemaître absolu de la vie et des biens de ses sujets, qui sont tous esclaves » LP 51).

Conséquences = Les sujets abdiquent toute sorte de volonté politique pour n'avoir pas d'autre volonté que celle du despote etn'agir que pour son « bien », en dehors duquel rien ne compte (lettre 41). L'arbitraire transforme le désir en loi : « les emplois et les dignités ne sont que des attributs de safantaisie » (LP 89). C'est l'extinction du politique car rien n'atteint la hauteur de la loi et tout se réduit àl'expression du bon vouloir du tyran, tous les pouvoirs étant réunis entre les mains d'un seul homme. La recherche du bien public dégénère au profit de l'intérêt courtisan ou de la flatterie qui « remuent »(LP 127) les passions du souverain ; mêmes les armée deviennent apathiques car elles « ne surmontent lacrainte de la mort que par celle du châtiment » (CF LB : la lâcheté engendrée par l'absence de désir deliberté). Les sujets renoncent au passé comme au futur en ne vivant que dans l'instant présent de l'instinctanimal : « Le partage des hommes, comme des bêtes, y est l'instinct, l'obéissance, le châtiment » (EL III,10).Cf rôle du plaisir et des divertissement, absence de mémoire chez LB.

*3 le despotisme civil (la soumission des esclaves) :

* Pour Mo « l'esclavage est contre nature » (cf fiche), il est « contraire au principe fondamental de toutesles sociétés » et « le crime ne perd rien de sa noirceur par l'utilité qu'on en retire ». Le terme de nègre, alorsnon péjoratif, évoque une des pages les plus célèbres de L’Esprit des lois. On rencontre cependant d’abord lafigure du nègre dans les Lettres persanes, dans la mesure où Montesquieu, informé par les récits de voyage,tient à distinguer, au sein du sérail d’Usbek, esclaves noirs et esclaves blancs. Selon Paul Vernière, savantéditeur (Lettres persanes, Classiques Garnier, 1960), Usbek laisse derrière lui « cinq femmes, semble-t-il,

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[…] quatre eunuques noirs, le grand eunuque, Ismaël, Narsit et Solim, et trois eunuques blancs, Cosrou,Nadir et leur chef » (LP, p. 13, note 1). Mais n’est-ce pas oublier Jaron, renvoyé de Smyrne « avec tous lesNoirs » pour augmenter le nombre des gardiens autour des femmes, comme il l’annonce lui-même avectristesse au premier eunuque (Lettre supplémentaire 22) ? Si le mot esclavage est très rare dans les Lettrespersanes (on trouve en revanche plus fréquemment servitude, associé à des personnes et à des peuples), leterme d’esclave apparaît à 56 reprises soit, en moyenne, une fois toutes les trois lettres. Si les femmesesclaves sont d’abord un corps sans voix, dans les Lettres persanes, il n’en va pas tout à fait de même pourles esclaves mâles, dont la prise de parole est cependant réduite. Citons surtout la lettre de l’esclave Pharan àUsbek, à qui il se plaint du sort que lui réservait le chef des eunuques noirs, à savoir la castration, nécessairepour qu’il remplace, dans le harem, un eunuque noir qui venait de mourir : « Ceux qui, en naissant, ont eu lemalheur de recevoir de leurs parents un traitement pareil se consolent peut-être sur ce qu’ils n’ont jamaisconnu d’autre état que le leur ; mais qu’on me fasse descendre de l’humanité, et qu’on m’en prive, jemourrais de douleur, si je ne mourais pas de cette barbarie.» Notons ici que cette superbe déclaration «humaniste » sur l’intégrité du corps humain n’est connue d’Usbek que parce qu’il y a eu protestation de lapart de l’esclave. L’histoire des vaincus, comme on sait, est souvent inaudible, et pour cause. Le choixépistolaire permet donc à un esclave noir de faire entendre sa voix au début du 18ème, ce qui est à souligner.La critique de l'esclavage amorcé ici (à travers le récit: enlevé dès l'âge de 15 ans au fond de l'Afrique ... »LP 64), deviendra un thème dans l'EL (5, XV).* Le fonctionnement du système / Le sérail, métaphore du despotisme : En effet le tyran se fait despoteen traitant ses sujets comme des esclaves. Le « roman du sérail » comprenant la correspondance d'Usbekavec ses épouses et les eunuques chargés de les surveiller, a un caractère plus privé. C'est un état despotiqueà petite échelle avec son despote, son principe de soumission (craint car chaque écart peut mener à la mort),ses ministres eunuques tenant les épouses d'une main de fer, sa cour flatteuse et hypocrite (les femmes dusérail) et son peuple servile (les esclaves au service des femmes) : « je regarderai vos vies comme celle desinsectes que je trouve à mes pieds » (LP 21).

Le maître est au sommet de la pyramide et son emprise sur les autres est totale : il y a un culte de lapersonnalité qui veut se faire passer pour l'amour du tyran : « compte que je ne vis que pour t'adorer » 7,« une passion encore plus vive que l'ambition me fit souhaiter de te plaire » 3. Il ne s'agit en faut que d'unamour narcissique. La raison du despotisme n'est rien d'autre que la personne du tyran et le but dupouvoir n'est que le pouvoir lui-même. Le narcissisme ne peut engendrer que la peur d'être détruit est laréalité même de l'état d'esprit du despotisme. Fatmé LP 7 écrit n'être qu'un « ornement inutile d'un sérail,gardée pour l'honneur, et non pas pour le bonheur de son époux ». Le pacte despotique est un pacte sacrépassé entre le tyran et ses sujets, et la sacralisation du lieu du sérail y contribue : la réception d'unenouvelle jeune fille donne lieu à un vrai rite religieux, « une éducation sainte dans le sacrés murs » 62.L'adhésion au pacte despotique serait comme une consécration. Ainsi il repose sur la menace qui entraîne lacrainte et sur l'atomisation des individus qui les rend impuissants. Comme Nadir, celui qui désobéit« paiera de sa tête son infidélité et sa perfidie » LP 20. La menace permet à l'ordre de s'imposer par l'imaged'une souffrance future engendrant une crainte présente : « Le tout ne subsiste que par la puissance desimages et des mots. Il est indispensable à l'ordre qu'un homme se sente sur le point même d'être pendu quandil est sur le point de mériter de l'être. S'il n'accorde un grand crédit à cette image, bientôt tout s'écroule »Valéry. Ainsi le vrai pilier du despotisme est une dialectique entre l'amour et la crainte. Non seulement ilssont séparés de l'environnement extérieur mais ils sont séparés les uns des autres : « je n'avais de confidentque moi-même » écrit le 1er eunuque à Ibbi 9. L'atomisation supprime les associations et les relations pourque ne reste que celle avec le guide. Les relations entres semblables ne peuvent être que de soupçon : Usbekreproche à Zachi son tête à tête avec Nadir et ses relations avec Zélide (LP 20), Zéphis se plaint des soupçonsLP 4 : ma retraite ni ma vertu ne sauraient me mettre à l'abri de ces soupçons extravagants ». le soupçon étantune arme plus subtile que la crainte car elle isole le sujet et divise ce qui aurait pu, une fois uni, devenir unemenace. Donc le lien affectif qui unit le sujet au despote isole le sujet des autres sujets, il devient un sujetatomisé. Conséquences : appauvrissement du lien social (« dans les Etats despotiques, chaque maison est unempire séparé »), comme chez LB, corruption morale généralisée, anéantissement de toute qualitéintellectuelle etc. La servitude se décline dans le roman dans un lieu qui est le laboratoire des autres et qui estle sérail, à travers des cercles de personnages (eunuques, femmes, esclaves) ; il symbolise la soumissionviolente et contrainte qui conduit à la dépossession de soi, en instaurant un rapport de propriété : « tout s'yressent de la domination eu du devoir » LP 34 (cf l'esclave circassienne 89). Donner la parole à des êtres

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dominés a été l'une des inventions de MO et cette prise de parole par le biais de lettres hors du regard et ducontrôle de Usbek permet de montrer les mécanismes subtils de la soumission. En effet, on y vit enpermanence avec des êtres soumis et qui le savent, remarque un Français : « ce qui me choque le plus dansvos mœurs, c'est que vous êtes obligé de vivre avec des esclaves dont le coeur et l'esprit se sentent toujoursde la bassesse de leur condition » LP34. Même les eunuques blancs, qui sont pourtant supérieurs aux noirs etgardent l'extérieur du harem quand les noirs servent les femmes à l'intérieur LP 20, ne peuvent « avoird'autre partage que la soumission » LP 21. C'est un dispositif d'asservissement qui rend impossible latransparence et la sincérité et où tout pourtant peut arriver : « combien de fois m'est-il arrivé de me coucherdans la faveur et de me lever dans la disgrâce ? » p. 56. Cf LB : on ne peut jamais sonder les consciences,donc ni connaître les intentions du despote, ni celle des ambitieux… (p 132). Il n y' a pas de sincéritépossible comme entre des amis : « chez nous les caractères sont tous uniformes parce qu'ils sont forcés : onne voit point les gens tels qu'ils sont, mais tels qu'on les oblige d'être » 63.

La structure du corps social soumis à un régime despotique est donc celle d'une pyramide avec à sonsommet le tyran Usbek, et à sa base les eunuques (fonctionnaires) et les femmes (sujets) (CF Schéma),ce qui forme un univers clos dont la cohésion ne peut être assurée que par l'imperméabilité au mondeextérieur (les jeunes gens qui approchent sont écartés ou supprimés 9 et 147), et la fidélité aux réseaux dupouvoir, avec des relations d'amour/crainte pour les sujets et de faveur/disgrâce pour les fonctionnaires, toutcela engendrant des relations de mépris ou de haine entre les bases. Le despotisme ne peut fonctionner quedans une relation unilatérale entre le tyran et ses sujets : « Tu tiens en tes mains les clés de ces portesfatales, qui ne s'ouvrent que pour moi » LP 2. C'est un univers unidimensionnel où il n'existe aucun corpsintermédiaire d'où pourrait émaner un contre-pouvoir, les eunuques n'étant qu'une courroie de transmissiondu pouvoir du tyran. Il suffira par contre qu'une seule de ces forces fasse défaut ou se transforme pour qu'unecrise éclate. L'unique légitimité qui fonde le pouvoir du tyran est le lien affectif avec ses sujets :légitimité affective et populaire que l'on trouvera exprimée dans les lettres de Zachi 3 et Fatmé 7.

Chacun est esclave au sérail dans le sens où il est la propriété de Usbek même si certaines sontd'extraction libre comme Roxane et Zélis. Mais il y a des degrés dans la hiérarchie du servage, variablesselon les circonstances. On retrouve l'idée selon laquelle l'esclavage est une notion économique car ce sontdes corps qui s'achètent comme des marchandises (Roxane, la fille de Soliman) entre maris et pèresnotamment. Ces possessions visent à accroître la notoriété du propriétaire. L'esclave est une chair à graverou à trancher : par exemple le 1er eunuque veut faire castrer Pharan par jalousie mais il doit sa grâce àUsbek, qui a tout pouvoir sur eux (41-42). Un eunuque noir est mort et il veut le remplacer par un esclave quiécrit à U pour échapper à la castration ce qu'il lui accorde (LP 41-43). L'esclave se trouve rabaissé àl'animalité : tigre, insecte, lynx comme la femme est réduite aux parties de son corps (bouche fermée deRoxane, appâts de la Circassienne). Voire à des objets : instrument, le fer, le fouet ou la porte qui ferme ledésir sont autant de réifications. Tout le monde est interchangeable (même le grand Eunuque à sa mort seraremplacé par son double Solim LP 151). Zélide, esclave de Zélis, est surprise avec Zacho, donc passe d'unemaîtresse à l'autre. Les esclaves ne vivent donc que pour la fonction qu'ils remplissent : gardien pour leseunuques, plaisir ou procréation pour les femmes. La seule chose qui leur confère humanité et profondeur estleurs confidences épistolaires, loin de Usbek : certains sont agités de passions (angoisses de Pharan,tendresse paternelle l'eunuque pour Jaron), d'autres purement fonctionnels (esclave jaune, Nadir, Zélide).On notera que les esclaves femmes n'ont pas directement la parole dans le roman : Zélide est nomméepar Zéphis LP 4 (qui elle-même disparaîtra des LP après la LP47, elle ne prend la plume que pour une brèvelettre de plaintes LP 4, et est évoquée par Zachi pour sa réconciliation avec elle en 47) mais elle n'écrit pas delettre alors que 14 lettres sont écrites par des esclaves masculins. Ce petit traité du despotisme qu'est le roman du sérail permet ainsi de répondre à plusieurs questions : surquoi repose le pouvoir du despote ? Comment peut-il exercer son pouvoir ? Et comment ses décisions sont-elles exécutées ?

* Fonction des esclaves : D’après la Lettre 19 (20) d’Usbek à Zachi, une de ses femmes, seuls les esclavesnoirs ont droit de s’approcher des épouses pour les servir, les surveiller et les punir. Trouvé seul encompagnie de Zachi, Nadir « payera de sa tête son infidélité et sa perfidie ». Cette loi est également rappeléesévèrement dans la Lettre 21 d’Usbek au premier eunuque blanc : « Vous, qui […] ne pouvez sans crimelever les yeux sur les redoutables objets de mon amour ; vous, à qui il n’est jamais permis de mettre un pied

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sacrilège sur la porte du lieu terrible qui les dérobe à tous les regards […] vous serez puni d’une manière àfaire trembler tous ceux qui abusent de ma confiance ». Désespérée qu’on entende la priver de son esclavefavorite, Zéphis dénonce à Usbek le « monstre noir », « le traître » le « vil esclave » qui « veut regardercomme criminels les motifs de [sa] confiance » (4). Toutes les passions qui rongent l’eunuque et l’engagent« dans une lutte impitoyable et sans fin avec l’autre sexe », telles qu’elles sont décrites dans la Lettre 9 etmises en scène dans l’épilogue tragique du roman (Lettres 157-161]), concernent donc les esclaves noirs. U afait du dernier de ses esclaves le premier de ses eunuques noir et a droit de vie de de mort sur tous. Ledespotisme domestique est donc une « figure érotisée du despotisme politique » (Starobinski). Or, leseunuques sont les individus les plus isolés à la fois anatomiquement et socialement.

* Les « hommes coupés » (Goldzink) qui portent dans leur corps toutes les ambiguïtés du roman : Leseunuques sont les simples courroies de transmission du système despotique dans une mécanique où leparadigme du pouvoir est celui du choc (2, 158) et où servitude domestique et politique se renforcentréciproquement. Les eunuques, quant à eux, sont beaucoup plus présents comme sujets parlant etécrivant dans les Lettres persanes. Montesquieu leur donne la parole à plusieurs reprises, y compris auxNoirs, ceux dont la mission est de « garder le lit », selon l’étymologie grecque du mot eunuque. Valéry sedemande : « Mais qui m'expliquera tous ces eunuques ? Je ne doute pas qu'il n'y ait une secrète et profonderaison de la présence presque obligée de ces personnages si cruellement separés de bien des choses, et enquelque sorte d'eux-mêmes » ; ils sont investis d'une d'une puissance paradoxale qui réduit tout àl'impuissance autour d'elle et qui est elle-même châtrée.- la mutilation physique : La lettre 42 de Pharan à Usbek rappelle la cruauté de l'émasculation des eunuqueset le caractère contre-nature de la mutilation : « le malheur de recevoir un traitement pareil ». Les eunuquessont des « monstres sans sexe » ; comme l'islam interdit la castration il faut recourir à des ruses pour créerdes eunuques, étrangers noirs ou blancs ici, captifs de guerre ou achetés sur des marchés, tout sauf turcs.Leurs corps est réduit à une pure fonction (à mettre en rapport avec les Chartreux de la Lettre 82 des prêtresde la Lettre 117, les eunuques occidentaux). C'est donc une carrière que l'on embrasse malgré soi même s'ilspensent y trouver des avantages matériels et moraux : « las de servir dans des emplois les plus pénibles, jecomptai sacrifier mes passions à mon repos et à ma fortune » LP. La lettre autobiographique du premiereunuque à Ibbi permet de retracer la logique de ce parcours : il est mis à part dès l'enfance, recevant uneéducation orientée vers sa future fonction (« ceux qui en naissant ont eu le malheur de recevoir de leurscruels parents un traitement pareil » 42 d'où « je m'y connais en femmes » 96 ou un regard de spécialiste 79),d'abord esclave, puis arbitrairement choisi parmi les esclaves, victime d'une opération « pénible dans lescommencements mais heureuse par la suite » témoigne LP 44. L’eunuque, en tout cas, vit et décrit ceshumiliations comme une forme de torture, qu’il doit subir sans se plaindre, – si ce n’est dans une lettreadressée à un ancien domestique d’Usbek. Tout renvoie évidemment à un trauma initial, que la victimeexplique elle-même, dans une magnifique formule : « Mon premier maître [m’obligea] à me séparer pourjamais de moi-même », – c’est bien là le comble de l’aliénation, qui redouble en quelque sorte le statutd’esclave, lequel, littéralement, ne s’appartient pas. Du reste, le chef des eunuques noirs fait lui même cettecomparaison à plusieurs reprises, comme à la lettre XV ou à la lettre LXIV. - Blancs et noirs : Les eunuques noirs sont à l’intérieur du harem, et, contrairement aux eunuques blancs quien gardent l’entrée ou qui sont affectés au service du maître, ils semblent qu’ils aient été entièrement castrés(ablation des testicules et du pénis), du moins en Perse. Les eunuques blancs sont souvent extérieurs auharem, ayant reçu une bonne éducation et s'occupent de la personne du maître, veillant à l'administration deses richesses et n'ont que des rapports très indirects aux femmes donc les surprendre au sérail n'est pasnormal. Les eunuques noirs qui contrôlent le sérail sont sélectionnés sur des critères de difformité, de laideuret de dureté morale : ils choisissent les nouvelles femmes entrantes, veillent aux bonnes mœurs, prononcentdes condamnations ; leur chef est le pacha et reçoit une pension, c'est donc un poste convoité. Solim, Jaron,le Grand eunuque sont les bourreaux des autres et d'eux-mêmes (« me séparer à jamais de moi-même » LP 9évoque aussi la castration). L’eunuque noir ajoute à l’impuissance, source de ses tourments et de ses haines,la hideur des « objets affreux » (« Sa laideur, dites-vous, est si grande que vous ne pouvez le voir sanspeine », LP, 21). Un commentateur suggère une distinction entre eunuque blanc et noir qui correspondrait àcelle entre noblesse d'épée et de robe (issue de catégories sociales inférieures) car on apprend LP 20 que leseunuques blancs ne sont pas autorisés à entrer dans la chambre d'une femme du sérail, ce qui est une manièrede reconnaître leur supériorité, seuls les eunuques noirs le peuvent pour assurer une surveillance constantemais c'est parce que leur présence et leur regard ne compte pas.

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- la frustration mentale : Le premier eunuque se plaint de sa condition auprès de Ibbi, un serviteuraccompagnant Usbek, entre l'impuissance à satisfaire ses désirs du fait de sa mutilation et la peur del'influence des femmes sur le maître (LP 9). La castration ne supprime pas le désir sexuel, voire mêmeelle l'attise surtout avec la triangulation du désir : il désire davantage les femmes si il voit qu'un autre lespossède, le pouvoir (« l'art difficile de commander » 44) rend douloureuse la séparation qui le conditionne ;donc le danger n'est pas écarté. Et du désir naît l'envie : « pour comble de malheur, j'avais toujours devant lesyeux un homme heureux ». Zélis remarque : « les eunuques goûtent avec les femmes une sorte de voluptéqui nous est inconnue » 53 car ils sont encore sensibles à leurs charmes et « dans cet état on est comme dansun 3ème sens, où l'on ne fait pour ainsi dire que changer de plaisirs » : ils se mettent à métaphoriser uneespèce d'hommes pour qui le rapport à la femme est un rapport de pouvoir et le mariage (ils y ont droit) undroit de punir. « Soumis au spectacle permanent des femmes (le bain LP 9), il ressent les tourments du désir.Le premier eunuque regrette de n'avoir pas de descendance (« si ces noms de pères et fils pouvaient convenirà notre destinée ») et exprime des sentiments paternels à Jaron (« je crus te voir prendre une secondenaissance » LP 15). Il définit son état paradoxal comme « une servitude qui devait commander ». - leur fonction :On peut dire que leur affectivité est au coeur du pacte despotique. Ce sont desfonctionnaires qui ont la charge d'executer les décisions du tyran et ils ont 3 fonctions : executive c’est-à-direfaire appliquer les décrets du tyran, policière : s'assurer que les habitants du sérail obéissent aux lois etmilitaire de la défense des frontières et des abords du sérail. Ils ne se chargent pas de la propagande qui estassurée directement par le maître : « Nous ne représentons faiblement que la moitié de toi-même » 96.Ensuite, croyant avoir gagné en tranquillité, il souffre d'un double isolement : la claustration le sépare dela société et la castration de la nature, voire de lui-même. Les lettres 42, 42 et 64 présentent la vie deseunuques (castration, formation professionnelle) : le portrait du 1er eunuque ressemble à celui d'un grandpolitique, d'un premier ministre-courtisan, il s'impose comme suprême arbitre de la faveur : « il avaitpersuadé son maître qu'il fut de bon ordre qu'il lui laissât ce choix » 64. D'ailleurs les Persans critiquent lesministres à plusieurs reprises par ex LP 127 : « l'ambition des princes n'est jamais si dangereuse que labassesse d'âme de ses conseillers / presque jamais de prince si méchant que son ministre … un prinec a despassions, le ministre les remue» (pour MO les deux pires citoyens qu'ait eu la France sont Richelieu etLouvois). Les flèches les plus vives ne touchent pas les princes mais les conseillers ou courtisans,(comme chez LB &25b) même s'il les distingue « les courtisans le séduisent par leurs louanges et lui le flatteplus dangereusement par ses conseils » les uns sont plus soumis, les autres plus manipulateurs : de mêmel'eunuque-ministre tend à susciter la fureur du prince-maître contre ses sujets pour augmenter son proprepouvoir ; c'est le paradoxe du ministre que d'être un homme au statut précaire (« qui peut être ne le sera plusdemain ») et en même temps de devenir l'ennemi de tous., de lui-même et des autres. L'impuissance sexuellede l'eunuque vient confirmer celle du ministre car tout le pouvoir émane du roi « ce vain fantôme d'uneautorité qui ne se communique jamais tout entière » LP 96. Mo méprise les courtisans en général : Usbekréfléchit, avec l'ironie amère d'un noble de province, sur le « motif de ces libéralités immenses que lesprinces versent sur leurs courtisans », ces « individus avides et insatiables » LP 88. De même, leparlementaire s'en prendra à cette « foule de courtisans » qui abusent le roi, par leur flatterie, sur la vraiecondition du peuple, alors que les Parlements tentent de lui représenter fidèlement (LP 140). Donc enprêtant à l'eunuque des qualité de courtisan, il veut assimiler le courtisan aux eunuques : ils semblentse confondre dans la lettre 21 : « vils instruments que je puis briser à ma fantaisie » ou « insectes que jetrouve sous mes pieds », l'accumulation de négations restrictives montre que la vie des eunuques est soumiseau bon vouloir du maître. Comme l'eunuque, le courtisan est un personnage dont la valeur relèveuniquement de la fonction, de son rôle dans un milieu déterminé, hors duquel il n'a plus de raisons d'être.Même quand un Français parle à Usbek de son indignation face aux conditions du sérail, face à l'eunuque« misérable par sa fidélité même », on pense que le roi a confié l'éducation de son arrière petit- fils LouisXV à un vieux courtisan le duc de Villeroy et en fait une petite poupée à cette même époque. En réalité, pourêtre exact, la situation des courtisans rappelle celle des femmes au sérail, comme celle des eunuquesrappelle celle des ministres. La distinction est présente LP 127 entre ministre et courtisans, même s'ilemploie le terme de bassesse pour tous : « Un prince a des passions ; le ministre les remue… les courtisans leséduisent par leurs louanges », de même pour la description de leur jalousie réciproque LP 64 si l'onremplace femmes/ beauté/amour par courtisan/élégance/faveur, on doit entendre parler d'eux. Dans ce cas ondivise plutôt par classes sociales. Un monde rampant et efféminé que Mo méprise. Les courtisans incarnentpour MO la déchéance de la noblesse française, c’est-à-dire qu'avec la monarchie absolue qui concentre tousles pouvoirs, la noblesse ne sert plus à rien si ce n'est à servir et flatter le roi. Ils sont soumis à un système de

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faveurs et de disgrâces 9 et 64 (scepticisme ironique sur les grandeurs d'établissements), avec un rôleimportant de la fonction 21, et de la bassesse 64 et 127. Cette aliénation profonde n'est pas sans rappeler lacastration, car on y perd les signes de sa spécificité : « je ne doute pas que les nobles ne retranchent de leursquartiers un indigne degré de noblesse qui les déshonore et ne laissent la génération présente dans l'affreuxnéant où elle s'est mise » 146. - Un pouvoir ambivalent : C'est l'eunuque qui incarne le mieux l'absurdité du despotisme car c'est un « être séparé de lui-même » LP9 (même si cela est décrit comme une « seconde naissance » 15), accablé de souffrances (« me désoler… larage au coeur... un affreux désespoir … chargé d'ennuis et de chagrins » LP 9) qui ne vit que dans les imageset non dans les choses LP 63 et il ne lui reste que le rapport au pouvoir. Son idéal est que règne partout lesilence, dernier arrêt avant la mort (LP 64). Les rapports de domination entre les différents protagonistes,mais aussi les renversements hiérarchiques,sont présents dès la deuxième lettre : «Tu leur commandes, etleur obéis», écrit Usbek au premier eunuque noir, à propos des femmes du sérail; « tu les sers commel’esclave de leurs esclaves. Mais, par un retour d’empire, tu commandes en maître comme moi-même, quandtu crains le relâchement des lois de la pudeur et de la modestie.» Tout se tient, et tous se tiennent, donc,comme s’ils étaient liés par une «chaîne secrète». Il utilise, grâce à son éducation, les faiblesses desautres pour compenser les siennes : il exploite les points faibles de chaque adversaire possible pour créerl'inimitié entre les sujets ou entre les sujets et le tyran.Mo décrit LP 64 la dialectique de la confidence et de ladélation et la stratégie de la ruse qui sont engendrés par l'impuissance et serviront de base au despotisme. Ilse trouve au centre d'un réseau dont les forces sont la faveur et la disgrâce. Mais les eunuques sont dotésd'un pouvoir relatif : ils sont donc à la fois maîtres et esclaves : « je crus te voir prendre une secondenaissance et sortir d'une servitude où tu devais toujours obéir pour entrer dans une servitude où tu devaiscommander » (LP 15). Leur nouveau pouvoir s'accompagne donc encore d'un « profond abaissement » (LP2). De plus, ils subissent l'enfermement, autant que les femmes, en plus de leur mutilation sexuelle. Tout sepasse comme si leur désir inassouvi se muait en désir de pouvoir, y voyant un moyen de reconquérir unecertaine virilité : « je redeviens homme dans les occasions où je leur commande », « le plaisir de me faireobéir me donne une joie secrète » (LP 9). Tous esclaves du même maître, les eunuques et les femmes entrenten conflit et les relations entre eux ne sont ni univoques ni définitives, mais dépendent des positions relativeset des situations : « comme un flux et un reflux d'empire et de soumission » (LP 9). Ce mouvement révèleque leur situation est semblable, ils sont tous dépendants du maître et les renversements hiérarchiques quis'opèrent entre eux ne font que renforcer l'autorité d'Usbek. Le sérail est le champ d'un rapport de forcesvariable, souple, qui introduit du jeu dans la servitude et crée du rythme au quotidien. Un jeu dont le seul lemaître est l'arbitre. Chacun cherche à asservir l'autre comme chez Hegel : chacun est tour à tour maître ouesclave et peut donc se venger sur les autres de la tyrannie qu'on exerce sur lui donc chacun court à sa propreperte en entretenant le système de la peur. La règle d'or de la transmission du pouvoir dans un régimedespotique est que même si il passe à ceux à qui on le confie, cette toute-puissance n'est que l'autre faced'une impuissance car le maître conserve le droit de reprendre le pouvoir. Le sérail est donc le lieu d'unéchange improductif où chacun joue de son pouvoir pour contrer celui des autres. La femme est maîtresse dela monnaie d'échange (le plaisir sexuel) ce qui lui confère une situation de force dans le lit du maître, etl'eunuque est le perdant : « je fus la victime d'une négociation amoureuse » 9. C'est le droit de punir quiforme la substance du pouvoir et en droit tous les possèdent mais en réalité seul le tyran le détient. Jamais lesprocédés intimes de domination n'avaient fait l'objet d'une investigation littéraire et Mo déporte pour ce fairede la sphère politique vers la sphère privée pour mieux montrer la part d'adhésion personnelle à la servitude.La servitude ne peut fonctionner qu'en faisant jouer à son profit une jouissance de nature à procurer à sesvictimes une « satisfaction indirecte » doublée d'une « joie secrète » LP 9. Ni homme ni femme il est à la fois maître et esclave : le sadisme inhérent à la position de maîtrise est laseule joie qui lui soit accessible puisque toute justification extérieure du pouvoir est écartée. Le grandeunuque est mis en valeur (destinataire de 3 lettres et auteur de 7) car il est à la fois outil de la servitude (« jeme présente toujours à elles comme une barrière infranchissable ») et en même temps esclaves asservis« enfermé dans une affreuse prison, toujours environné des mêmes objets et dévoré des mêmes chagrins » LP9. Ainsi la souffrance subie se renverse en souffrance infligée : on voit s'instaurer une machinerie dedomination où les ressources de la psychologie démasquante développée par les eunuques se conjugue avecla technique du mouchardage récompensé. Il dispose de qualités comme la passivité et l'ambition à la foiscar doté d'un pouvoir ambivalent qui joue sur les caresses et les coups « des séductions soutenues de millemenaces » LP9, ils doivent à la fois protéger et surveiller les femmes, ils servent le tyran et ses sujets. Cette

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dialectique du pouvoir et du service est celle de de la puissance (de la fonction) et de l'impuissance (de lapersonne). Il n'existe que par sa fonction, qui elle-même n'existe que par le tyran.Le pouvoir est dialectisé et c'est ainsi que le pouvoir est démultiplié en une série de relais (vizir,ministres, conseillers, eunuques) comme dans la pyramide des tyranneaux de LB: « chacun joue de sonpouvoir pour contrer celui ds autres » (Spector) ; car chacun peut disposer d'une part de pouvoir minime maisréelle, que les femmes exercent par leur beauté, « à qui rien ne résiste » (LP 38) et les eunuques sur lesfemmes « Tu leur commandes et leur obéis » (LP 2). Ainsi il reçoit « un pouvoir sans bornes sur tout lesérail » (LP 148). Mais à son tour il peut être soumis à une grande violence comme décrite dans la lettre d'Uau premier eunuque blanc : « de vils instruments que je puis briser à ma fantaisie ». Cf def esclave Aristotecomme moyen et non fin en soi. De même il peut retourner ce pouvoir du maître contre lui en jouant sur lajalousie et la division entre les épouses LP 96, où le premier eunuque se réjouit par avance des effets del'introduction d'une nouvelle épouse dans le harem du frère d'Usbek, imaginant déjà « la douleur impérieusedes unes » et « l'affliction muette mais plus douloureuse des autres ». L'eunuque est soumis au maître qui l'aobligé de se séparer de soi-même « par des séductions soutenues de mille menaces » LP9, mais il l'est aussides femmes qui l'accablent « d'ordres, de commandements, d'emplois, de caprices ». Selon Starobinski : « leseunuques sont les instruments de la tyrannie … hommes, mais ayant cessé d'être véritablement hommes, ilssont le renversement incarné. Ils sont le lieu pivotal du renversement ». Le grand eunuque et son disciple semblent réécrire Le Prince de Machiavel à l'usage du sérail en sedemandant comment comment s'y prendre pour gouverner « l'art difficile de commander », les femmes,proposant certaines maximes : 64 « maximes d'un gouvernement inflexible … profiter de leurs faiblesses …de la pénétration … récompenser la moindre confidence » et 96 : « je me connais en femmes …. fairechanger tout un sérail de face ».Il n'y a pas de solidarité avec les opprimés pour autant : « privé d'une partie de lui-même, l'eunuqueaspire de toutes ses forces à gêner, retrancher, amputer » (Goldzink) donc il est animé d'un esprit de revancheet de ressentiment (LP 9 : « je ne l'ai jamais déshabillée, que je ne sois rentré chez moi la rage dans le coeuret un affreux désespoir dans l'âme »). Il se venge par la pénétration de la peur dans l'âme d'autrui. Doublehaine de la femme : que l'on ne peut qu'on ne peut posséder, mais aussi haine que les femmes lui portent : « Nous avons mis entre les femmes et nous la haine, et entre les femmes et les hommes l'amour » (LP 22). Ilsse servent ainsi des liens de rivalité qui se créent entre les femmes « plus nous avons de femmes sous lesyeux, moins elles nous donnent de l'embarras. Une plus grande nécessité de plaire, moins de facilité de s'unir,plus d'exemples de soumission, tout cela leur forme des chaînes » (LP 96) ; ainsi « elles font une partie » deleur ouvrage ; la lettre 3 de Zachi montre la rivalité qui règne dans le sérail. Leur situation est doncsymptomatique de l'ambivalence de la soumission, qui est toujours compatible avec l'acceptationcontrairement à la servitude: le pouvoir est un coup exercé, un coup subi ; il est un jour « comme dans unpetit empire », un autre soumis au chantage d'une femme qui possède son secret « je perdis entièrement monautorité sur elle » LP 9 ; ils utilisent un vocabulaire hyperbolique même entre eux : « je tombe sous tesregards » dit Jaron au 1er eunuque LP 22, « je me prosterne à tes pieds » LP 41, « j'embrasse tes pieds,sublime Seigneur, dans une humilité profonde » LP 43, Solim s'associant à Usbek au point de fusionner aveclui « Voici tes malheurs et les miens » LP 159 ; il répète les mots du maître : « je n'ai jamais dans la boucheque les mots de devoir, de vertu, de pudeur, de modestie ». Il retrouve une illusion de virilité car goûter apouvoir lui est interdit.Si il succombe à la tentation il devient l'objet d'un chantage : « je me souviens qu'unjour où je mettais une femme dans le bain, je me sentis si transporté que je perdis entièrement la raison … labeauté que j'avais fait confidente de ma faiblesse me vendit bien cher son silence » LP 9. Il est doncdoublement prisonnier : du néant dont il est fait et de la domination dont il est à la fois sujet et objet .Tous les hommes sont contaminés et ne cessent de reproduire le despotisme qu'ils subissent : les russesreproduisent celui du tsar sur leurs femmes, Usbek celui de son pays sur son sérail, les eunuques celui deUsbek sur les femmes. Ils sont les seuls à exprimer une soumission aussi grande et leurs révoltes si il y en asont toutes intérieures. Il n'est donc jamais certain du pouvoir acquis car dépendant des plaintes d'unefavorite : « je fus victime d'une négociation amoureuse ». Ils se vengent de leur frustration sur les femmes :« je les désespère, en leur parlant sans cesse de la faiblesse de leur sexe ». Double du maître et insecte enmême temps. Ils sont toujours en porte à faux, pris dans une injonction contradictoire qui consiste à garantirla soumission de femmes et les servir en esclaves ; et ils doivent composer un rôle pour ne pas laisserparaître leurs sentiments.- Un effet de miroir avec le maître : Le plus grand des eunuques est d'ailleurs peut-être Usbek lui-même dufait de sa frustration (le voyage correspondant à une castration métaphorique, le rendant esclave de sa propre

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condition de maître) et de sa jalousie (qui lui permet de se retrouver 27, alors que son absence le sépare delui-même) : « je me trouve à cet égard dans une insensibilité qui ne me laisse point de désirs … j'ai prévenul'amour et l'ai détruit par lui-même » LP 6, la lettre 9 du premier eunuque lui faisant écho « las de servir dansles emplois les plus pénibles, je comptais sacrifier mes passions à mon repos ». Les eunuques et U sereflètent donc. Il y a une assimilation progressive entre Usbek et son premier eunuque comme entre un roi etson premier ministre. Il insiste LP 2 sur le rôle plénipotentiaire du premier eunuque noir : « Tu commandesen maître comme moi-même » ; même si il reconnaît sa simple fonction d'intermédiaire : « c'est lui qui vouschâtie » LP 64 ; c'est à la fin, dans une série de 3 lettres écrites à la même date que l'assimilation est plussensible : Roxane évoque la répression de Solim, nouveau chef des eunuques et délégué de la vengeanced'Usbek : « l'horreur, la nuit et l'épouvante … un tigre y exerce toute sa rage ». L'image du tigre est repriseensuite par Zachi LP 157 qui établit le lien avec Usbek : « le tigre ose me dire que tu es l'auteur de toutes cesbarbaries » ; Zélis complète en affirmant la responsabilité de U : « un eunuque barbare, ...il agit par votreordre » LP 158. L'assimilation est totale à la fin où Solim révèle la perfidie de Roxane LP 159 : « voici tesmalheurs et les miens », et annonce sa décision de passer au châtiment LP 160 : la fusion est complète le jese confond avec le nous : « tous vos malheurs vont disparaître, je vais punir, mon âme et la tienne vonts'apaiser, nous allons exterminer le crime ». On pourrait donc penser aussi à une analogie de l'eunuque avecle maître donc du ministre avec le roi qui tente de se donner une forme de virilité à travers le pouvoir absolu.D'ailleurs Usbek lui-même reste abstinent durant 8 années (« j'ai prévenu l'amour » U LP 6 / « je regarde lesfemmes avec indifférence » Eun LP 9). Il y a une impuissance et une stérilité de U lui-même : comme leregard du castrat sur les femmes, le regard de U sur la réalité est comme nul. Cf on peut s'approcher du tyransans voir le danger comme le montrait la fable du renard et du lion, le satyre et la flamme, le papillon et laflamme chez LB. Les eunuques sont asservis à la « gloire » et à la « sûreté » de leur maître, dont ils partagentles joies et les malheurs (LP 64). « Mon âme et la tienne vont s'apaiser » déclare Solim à Usbek, à la veille deleur vengeance (LP 160).

CL = On retrouve donc dans cette figure orientale de l'eunuque une typologie des degrés dudespotisme dans sa grandeur, où le vrai maître est le premier eunuque qui gouverne « avec un empireabsolu » LP 64 et sa corruption intrinsèque jusqu’au chaos final. Cela révèle les lois qui causent la grandeurou la décadence de l'état despotique. C'est parce que l'eunuque-fonctionnaire ne peut ni posséder nigouverner totalement qu'il devient un rouage essentiel : c'est un corps gouvernemental anonyme que faitfonctionner une classe d'aliénés. L'histoire du sérail montre aussi que la corruption d'un régime vient non passeulement des sujets ou des fonctionnaires eux-mêmes mais de la dérive des institutions vers un arbitraire oùce ne sont plus les hommes mais les fonctions qui gouvernent.

*4 le despotisme domestique (la soumission des femmes) ou Le despotisme au sérail, métaphore dudespotisme dans la sphère privée ; le sérail est un lieu ambivalent, à la fois d'enfermement et de plaisir,enfermement du plaisir des femmes et plaisir de l'enfermement chez les hommes. Le roman du sérail est un roman dans le roman, comme le sérail est un petit état despotique dans l'étatdespotique. Le sérail est en effet constitué par une circonférence matérielle — les murs d’un palais — et lestrois catégories d’êtres qu’ils renferment : le maître, ses femmes, les eunuques, qu’ils gardent le palais (leseunuques blancs) ou qu’ils surveillent les femmes (les eunuques noirs). Le maître est libre, et les eunuquesblancs communiquent avec le monde extérieur ; pour les autres, comme le disait Jean Chardin (1711), lesérail est « une prison perpétuelle, dont l’on ne sort que par un coup de hasard » (t. VI, p. 227). Mais alorsque le lieu se définit par la contrainte exercé par (ou au nom de) un seul, on lui prête une idéalité fantaisistequi est celle du plaisir qu’inspire la passion : « ces lieux » dit Zachi, l’une des femmes d’Usbek, « qui, merappelant sans cesse mes plaisirs passés, irritaient tous les jours mes désirs avec une nouvelle violence » (LP,3 ; OC, t. I). Amour et volupté, la quintessence même d’une certaine image de l’Orient, voilà la faceofficielle du sérail. La douceur apparente de la vie au harem masque en réalité une contrainte qui, si ellen'est pas toujours explicitement violente, peut le devenir à tout moment, car elle ne repose que surl'obéissance absolue des femmes, il s'agit donc d'une violence latente : « j'écris à mes femmes de t'obéiraveuglément » 153. Même si il n'y a pas d'usage permanent et systématique de la force, il s'agit d'une menacequi pèse tout le temps sur elles. CF Fiche sur l'histoire du sérail.- Un espace pétrifié = l'espace du sérail est traversé par des forces de pétrification : il y règne un silence demort, que le chef des eunuques noirs engage U à restaurer à la LP 64. C'est un monde où rien ne bouge.

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Divisé en deux lieux, l'un public (non évoqué ici) l'autre privé qui fonctionne comme une cité interdite.Ce qui caractérise le sérail vaut pour tout pouvoir despotique : les princes ne seront contents que quand ils lesauront « toujours vus sur leur passage immobiles comme des bornes » (LP 124), comparaison reprise àpropos de Louis XIV : « Il y a plus de statues dans les jardins de son palais que de citoyens dans les grandsvilles » (LP 27). Les femmes mêmes quand elles voyagent sont enfermées dans des boîtes pour ne pas êtrevues : « Que les voyages sont embarrassants pour les femmes ! » (LP 47). C'est un espace très hiérarchisé(premiers eunuques, eunuques blancs, noirs) ce qui confirme que les moyens de la tyrannie sont des moyenshumains où le tyran délègue et démultiplie ainsi ses pouvoirs comme chez LB. Le chef des eunuques neprend aucune initiative et attend les ordres de son maître, il demande à U de lui « laisser les mains libres » et« permets que je me fasse obéir » (LP 64). Il est vrai que dans cette société fermée les femmes sont protégéesdu monde extérieur (« inaccessible aux attentats de tous les humains » LP 26). Elles devraient l'en remercier :« vous devez me rendre grâce de la gêne où je vous fais vivre » LP 20, « vous vous trouvez avec joie dansune heureuse impuissance à faillir » (LP 26).

Il semble donc que, par habitude, chaque personne ait plus ou moins consenti à sa soumission, telleFatmé LP 7 « esclave par la violence de son amour ». Les asservis volontaires sont conscients de leursoumission et y trouvent un avantage ; les femmes d'U pensent que lui plaire est un moyen sûr d'atteindrele bonheur et de le conquérir. Depuis le départ d'Usbek, elles font état d'une passion sans limite et d'uneservitude volontaire : « Continue cher Usbek : fais veiller sur moi nuit et jour » dit Zélis qui se réjouit d'êtreesclave (LP 62). L'enjeu de la soumission est donc que le sujet se voie tel qu'on le voit, qu'il soit convaincude sa propre infériorité. C'est alors seulement que les esclaves pourront désirer leur propre esclavage. Fatméchoisirait de rester avec U (LP 7), Astarté refuse de suivre son frère, et les femmes « travaillent à se rendreplus dépendantes » (LP 96). Elles seront pourtant violemment punies comme l'évoque Zachi LP 158 (« cechâtiment qui met dans l'humiliation extrême) ou Roxane LP 165. La lettre 38 pose la question de lanaturalité de leur servitude des femmes et compare les deux points de vue oriental (« l'empire que la natureleur a donné sur les femmes ») et occidental (« l'empire que nous avons sur elles est une véritabletyrannie »). U justifie en effet la « dure prison » qui leur imposée en le présentant le sérail comme un « asilefavorable » ou « une douce retraite où vous trouverez l'innocence » 26 qui les protège contre « les atteinte duvice » dangereuses pour le sexe faible. Il range l'idée d'égalité parmi les « opinions extraordinaires » car leshommes selon Mahomet « ont l'avantage d'un degré sur elles ». Solim se plaignait à U du relâchement dansle sérail et de ne plus trouver « sur le visage de ses femmes cette vertu mâle et sévère qui y régnait autrefois »(LP 151) donc pour avoir une qualité la femme doit l'emprunter aux hommes, elle est renvoyée à son statutd'esclave qu'elle assumait avec fierté (LP 53).

- Un temps figé = Il n'y a pas de place pour l'événement ou la révolution puisque le temps comme le réeldoit rester inchangé, tant et si bien qu'on ne saurait dater l'époque, figée dans un ordre immuable : « cheznous les caractères sont tous uniformes » (LP 63). D'ailleurs les prénoms des femmes n'apparaissent quecomme une variation sur un même thème : « Zachi, Zéphis, Zélis, Zélide » comme une litanie qui lesrassemble dans une servitude commune, sans identité vraiment personnelle.Le moindre événement prendd'ailleurs une importance démesurée : si le temps se couvre, on pense au déluge : « nos matelotscommencèrent à désespérer » (LP 47). Les femmes sont esclaves et de leurs maris, et de leurs esclaves. Cette« dure prison » (LP 20) passe par le contrôle de leur sexualité puisque le sultan jouit de la possessionillimitée de toutes ses femmes. Au départ Usbek refuse la violence conjugale et préfère être un mari aiméqu'un mari craint (LP 65). Mais après l'intrusion d'un jeune homme au sérail ayant séduit Roxane (cf LP 151)il devient sans pitié : « que la crainte et le terreur marchent avec vous », « que tout vive dans laconsternation », « que tout fonde en larmes devant vous », « purifiez ce lieu infâme » (LP 148). Il suffit des'approcher des femmes d'Usbek pour être soumis à la peine capitale et les passants semblent tomber sur leurpassage : « Un curieux qui s'approcha de trop près ...un autre qu'on trouva se baignant nu ... » (LP 47). Pourque l'ordre règne selon Valéry « le Temps lui-même s'orne : les sacrifices, les audiences, les spectacle fixentdes heures et des dates collectives. Les rites, les formes, les coutumes accomplissent le dressage des animauxhumains, répriment ou mesurent leurs mouvements immédiats ». Même le divertissement, qui pourraitrompre la monotonie, est au service du despotisme : la technique de la propagande approche celle dulavage de cerveau : des sujets qui ont des plaisirs à disposition ne songent pas à mal agir et même ne pensantpas du tout. MO révèle l'importance des parures, de la beauté, de la mode pour faire oublier aux femmes leurenfermement et leur infériorité, pour faire illusion. Les distractions tentent de tempérer la violence deslois qui règnent sans le sérail ; « Procure leur tous les plaisirs qui peuvent être innocents : trompe leurs

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inquiétudes . Amuse les par la musique, les danses, les boissons délicieuses » LP 2. finira dans un bain desang : « que ne puis je vous faire entrer à grands flots dans ce sérail malheureux pour vous voir étonnées detout le sang que je vais y répandre » LP 160 : le contraste est d'autant plus saisissant.NB = Il y a néanmoins un décrochage chronologique des 14 dernières lettres car elles sont toutesregroupées à la fin du roman sans respecter la chronologie, mais en suivant la logique de l'écriture (desenvois parallèles ayant eu lieu le même jour sur les mêmes événements 101-102), cela provoque un effet dedramatisation puisque l'action s'enchaîne de façon inéluctable, d'autant qu'elle a déjà eu lieu des moisauparavant. Les aléas du courrier (lettres perdues ou interceptées 151, 107) entravent l'efficacité des réponseset donc la réalisation du châtiment. Depuis le geste inaugural, il y a eu une faille que plus rien ne peutcombler. CF De même le Prince au niveau politique ne veut rien changer (103) : il n'y a qu'une ressource, le renverseret le remplacer pour ensuite gouverner comme lui donc rien ne change jamais vraiment (cf LB 18f : « chasserle tyran tout en retenant la tyrannie »). Le gouvernement politique ne peut pas changer car il pousse laviolence politique à son maximum (80, 103). Espace et temps sont donc clos sur eux-même pour empêcher toute velléité de liberté, pou que riend'autre ne soit possible que la réalisation de la volonté du maître.

- Une liberté inexistante = La liberté féminine dans les LP est liée au statut social car paradoxalementplus on occupe une place élevée, moins on est libre : les femmes du peuple peuvent se rendre seules aumarché ou au hammam, les bourgeoises sont accompagnées de domestiques, et les dames de la haute sociétése déplacent toujours avec leurs esclaves ou leurs eunuques, enfin les favorites ne sortent que rarement, etencore avec l'aval du mari. La tradition veut alors que les femmes soient totalement couvertes de quatrevoiles (un seul voile à Livourne précise MO p. 81 mais elles peuvent voir les hommes seulement à traversdes « jalousies » et ne peuvent sortir seules, les femmes persanes étant plus gardées que les turques p. 49c'est donc un intermédiaire entre l'orient et l'occident) donc aucun mari ne saurait reconnaître sa femme dansla rue…De prime abord, il semblerait que tout le roman de Montesquieu puisse se lire comme lerenversement d’une très ancienne topique, celle de la prison d’amour. Remontant à Ovide, cettemétaphore génère toute une tradition, exaltée surtout par les Provençaux, qui font de l’amant un être soumis,se plaignant de la violence d’un désir toujours insatisfait tout en recherchant paradoxalement la souffrancequ’impose l’amour distant. Or, c’est exactement la relation inverse qui semble prédominer dans les Lettrespersanes, puisque chacune des épouses, enfermée dans le harem, ne cesse de supplier le mari absent derevenir à Ispahan. Emprisonnées physiquement et moralement, Fatmé, Roxane, Zachi, Zélis et Zéphis disenttout à la fois (du moins le croit-on au début) le désir et l’obéissance, la passion et son contrôle. Elles sontdans une totale dépendance à son égard. Ainsi Zachi, écrivant à Usbek, lui raconte-t-elle une excursion à lacampagne sur un mode faussement humoristique, qui permet de dénoncer son statut de prisonnière réelle («nous espérions être plus libres », confie-t-elle) : « Chacune de nous se mit, selon la coutume, dans une boîteet se fit porter dans le bateau » ; lorsqu’un orage éclata, une partie des eunuques voulut tirer les femmes deleur « prison», mais leur chef s’y opposa ; l’intervention d’une esclave pour sauver sa maîtresse fut de mêmebrutalement stoppée ; enfin, Zachi s’évanouit, comme si l’on atteignait un point limite du supportable et dudicible, la terreur du péril extérieur étant redoublée par la situation d’enfermement. L’épouse n’a finalementpas plus de liberté que sa propre esclave, dont elle partage le sort, y compris à l’extérieur du harem. Le texte est saturé de références à l'enfermement réel ou symbolique : aux verrous, aux portes LP 20,« porte du terrible lieu » 21, aux barrières qui sont autant de frontières ; le premier eunuque se présentecomme une « barrière inébranlable » qui empêche les femmes de faire des « projets et je les arrête soudain »LP 9 , « lieu sacré qui est pour vous une dure prison » LP 20, « appartements secrets » où est conduitel'esclave Circassienne LP 89. Bref, le sérail est un « couvent érotique » (Goldzink) où la règle cruelle sert auplaisir d'un seul. Les femmes forment ici un ensemble de prisonnières : elles sont la propriété d'un seulhomme et de sa libido dominandi qui se démultiplie dans l'omniprésence d'un corps d'espions (« et parcequ'il s'ennuie derrière la porte » dit Zéphis d'un eunuque noir, LP 4). Chaque femme est maintenue dans ladépendance et dans une soif entretenue, qui culmine dans le mariage entre l'esclave de Zélis, Zélide, etl'eunuque Cosrou LP 53. Les plaintes formulées par Zélis renvoient en fait à sa propre situation : « Etretoujours dans les images ou les fantômes ? Ne vivre que pour imaginer ? ». Elles sont privées duprolongement naturel du sérail (le plaisir) alors qu'elles n'existent que pour lui, pour le faire exister : « Il y abien une contradiction entre la passion des maîtres du sérail (la jalousie maquillée en honneur) et la passionféminine émanée des corps frustrés » (Goldzink). De même que les sujets du sultan ne peuvent être francs

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(LP 8 et 80, double sens), les femmes du sérail doivent se plier à un langage simulé qui correspond auxattentes d'Usbek (LP 3, 4, 63, 64, 161). En fait le langage passionné est une arme dont dispose la femme quimanœuvre pour se tailler ou garder une place de favorite : langage contraint et quasi obligatoire, qui nerévèle donc rien de certain quant au fond de son cœur. Il y a donc partout un jeu de rôles qui vise à dominerautrui. Celui qui domine est celui qui peut percer l'autre à jour et la servitude est la condition de l'êtretransparent. C'est pourquoi U demande à Nessir que ses femmes ignorent son abattement (27). C'est unecertaine forme de soumission qui conditionne l'existence sociale. Pour autant, la révélation des faux-semblants ne doit pas conduite à fuir toute sociabilité car MO condamne l'absence « le peu de commerce »qu'il y a entre les Asiatiques et fait l'éloge de l'amitié. - Des femmes gardées = Le thème de la claustration, s'il est peu présent chez LB (sauf à propos de Scylla :« en sa présence ou par son consentement on emprisonnait les uns, on condamnait les autres » p. 128, ou desoiseaux qui « dans la cage se plaignent »p. 121, on tue plus qu'on enferme) est récurrent dans les LP : laclaustration des femmes s'oppose à la mobilité des voyageurs. Sorte de boîte à fantasmes, décrit demanière utopique par Usbek (26), le sérail n'enferme pas seulement les femmes derrière des murs, mais aussiderrière des voiles qui sont comme des sérails portatifs, des boîtes où on les transporte quand elles sortent48 : « il nous tient enfermées chacune dans notre appartement et quoique nous soyons seule il nous y faitvivre sous le voile » 156 (ce qui pose le problème de savoir si le voile est une marque de soumission à Dieuou aux hommes : si c'est à Dieu alors il faudrait le porter tout le temps, si c'est aux hommes alors il s'agitd'une règle arbitraire). Ainsi la claustration se démultiplie à l'infini. C'est pourquoi, si voiler est un gestedespotique, les dévoiler est un geste libérateur avec le faux Ibrahim à la fin (141).La justification de l'enfermement est contradictoire car les femmes sont considérées commenaturellement vertueuses et pures en soi et il s 'agit de les conserver enfermées pour éviter qu'elles sepervertissent : si la nature les porte à être vertueuses, elles ne devraient pas avoir besoin d 'être enfermées ;en fait, ce n'est pas pour conserver leur pureté mais pour la conserver intacte pour leur époux, cela découledonc d'une volonté arbitraire de l'homme et s'oppose à la nature. De plus, cet enfermement ne les protège pasvraiment du vice mais l'engendre plutôt dans la mesure où il encourage la dissimulation des sentiments.L'humiliation de la fille de Soliman par Sophis relatée par Zélis LP 70 constitue un épisode plus parlant de lasoumission intériorisée et de la volonté de tourner en dérision les lois de l'honneur féminin, la sophistiquede l'honneur dissimulant mal les intérêts de chacun. La jeune femme fait l'objet d'une transactioncommerciale (« il jura qu'il ne la recevrait jamais si l'on n'augmentait la dot » puis il « lui coupa le visage enplusieurs endroits, soutenant qu'elle n'était pas vierge, et la renvoya à son père ». Zélis s'identifie pourtant aupère humilié tout comme le fera Usbek (« je plains Soliman ») : « on ne peut être plus frappé qu'il l'est pascette injure » et « il y a des personnes qui soutiennent que cette fille est innocente » donc la souffrance de lajeune fille est occultée au profit de l'intérêt du père : « les pères sont bien malheureux d'être exposés à de telsaffronts ! ». La conclusion est ambiguë : « si ma fille recevait pareil traitement je crois que j'en mourrais dedouleur . Mais quand elle sera elle-même victime d'injustice elle sera déçue (LP 158) car assimilée auxfemmes infidèles elle fera 'amère expérience que sa soumission ne l'a pas élevée au-dessus des autres. Cequ'elle croyait un ordre juste est un désordre chaotique et violent.Finalement « Les femmes subissent en définitive toutes les pathologies associées à l'absence du bien qu'ellesdésirent » (Spector). La nostalgie pour Zachi par exemple qui se réfugie dans un passé révolu : « c'est unmalheur de n'être point aimée ; mais c'est un affront de ne l'être plus » LP 3. La thématique du regard est particulièrement marquée car elle témoigne d'une machine oppressive : leregard du tyran dont on subit l'effet où dont on cherche à se dérober. Les femmes « voient « peu : peud'autres hommes que Usbek (Fatmé 7) ; de son côté lui se soustrait à la vue du roi persan et de ses ennemismais dans le même temps il perd la vue et donc le pouvoir sur son sérail : « j'ai senti une douleur secrètequand j'ai perdu la Perse de vue » LP 5. Ce regard est désormais délégué à d'autres et a donc perdu sacapacité de fascination, il ne peut que contempler le spectacle de son impuissance : « je vois [j'imagine] unetroupe de femmes laissées à elles-mêmes » LP 5. Mais voir le régime despotique en lui-même est impossiblecar il se cache dans des regards et des faux-semblants. Il faudra donc briser le cercle des apparences soit enagissant dans l'ombre, soit en dénonçant le scandale du despotisme.

- Les femmes esclaves au sens propre, celles qui servent les épouses d’Usbek, dans leur «sérail» d’Ispahan,apparaissent tout au long du roman, mais elles n’ont jamais la parole : ce sont les grandes muettes, c’est-à-dire, d’une certaine façon, le degré zéro de l’esclavage. Pour autant, elles ne sont pas absentes des Lettrespersanes , et leur condition est évaluée de manière variable, selon qui en parle. Zéphis, l’une des épouses

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d’Usbek, se plaint auprès de lui qu’on lui ait arraché son esclave Zélide, qui la « sert avec tant d’affection, etdont les adroites mains portent partout les ornements et les grâces », écrit-elle 4. Zélide est à la fois leprototype de la « bonne négresse », totalement dévouée à sa maîtresse, et beaucoup plus que cela. « J’aitrouvé Zachi couchée avec une de ses esclaves », dira crûment le grand eunuque à Usbek, lorsque celui-ciaura totalement perdu le contrôle de son harem. Le regard que U porte sur ses femmes est un regard qui réifie et qui détruit pour mieux dominer : « tudétruisis tout notre ouvrage : il fallut nous dépouille de ces ornements » LP 3. Si la liberté est naturelle et quela servitude est une dénaturation, elle consiste à réduire l'autre aux différents degrés de négation du sujetlibre : l'enfant sans autonomie ni discernement, l'animal dépourvu de conscience de soi, la chose sans vie.C'est ainsi que Usbek s'adresse à Nassir son esclave en le traitant de « rebut indigne de la nature humaine »155 ou comparés à des insectes ; que les femmes deviennent des objets de plaisir pour séduire le despote « jecherche à m'entretenir dans l'habitude de plaire » dit Fatmé 7.

- La chosification / réification des femmes : L'époux, jugé supérieur, se rend donc maître d'un « trésor »(d'où la réification des femmes), cette « virginité mourante [défendue ] jusqu'à la dernière extrémité », ces« larmes impuissantes » 26. La femme n'est qu'un ornement dans les ornements du sérail, se confondant avecle décor : qu'elle n'ait sur sa tête que des lambris dorés et ne marche que sur des tapis superbes » 71. Laservitude la plus lisible est celle exercée par les eunuques, Zéphis évoquant « le monstre noir » qui la privede son esclave Zélide, torture d'ordre psychologique (LP 4 or à propos de la torture MO dit : « j'entends lavoix de la nature qui crie contre moi » VI, 17). Les femmes sont ravalées au rang de bêtes avec « troupe defemmes » LP 6. Les eunuques sont « l'instrument » de la vengeance et de la punition (« je te mets le fer à lamain LP 153), et le grand eunuque est comme le double d'U, investi d'un pouvoir de surveillance sans bornes(« œil de lynx »LP 154). En plus de subir le poids du voile et du bandeau (« votr beau père n'a jamais vuvotre belle bouche » LP 26), de la vente comme un bien tribal, l'humiliation peut aller jusqu'à la violencephysique : infantilisation (« ce châtiment qui ramène pour ainsi dire à l'enfance » Zachi), viol de Roxane (LP26), la cruauté se mêlant au plaisir sadique (« le tigre ose me dire » LP 157 comme chez LB « le visage riantet le coeur transi » p. 170). Zachi et Zélis dénoncent les pires traitements aux lettres 157-158 : « barbaries »,« cruautés », qui sont les effets d'une justice expéditive lointaine « A mille lieux de moi vous me jugezcoupable : A mille lieux de moi vous me punissez »). Le sérail n'est donc pas qu'un univers physique mais unespace moral de l'enchaînement aux passions, favorisées par le huis-clos. D'un côté Zachi évoque la supériorité des femmes sur les eunuques : « nous avons ordonné au chef deseunuques de nous mener à la campagne » LP 3, mais aussi après elle se plaint des soupçons et des brimadesde ce « monstre noir », ce « vil esclave » qui exerce son pouvoir sur elle. Même si elles ont la parole àtravers les lettres puisque chacune en écrit au moins trois, et qu'elles occupent des places stratégiques endébut et en fin d'ouvrage, c'est uniquement dans le cadre du mariage et seules Zachi, Zélis et Roxanereçoivent personnellement une réponse, Zéphis et Fatmé ne reçoivent que les lettres destinées à l'ensembledes femmes, ce qui est une preuve de mépris, comme si elles ne disposaient pas du discernement nécessaire.Les femmes sont réifiés car comparées à des instruments (« que nous fussions des instruments animés deleur félicité »). Leur existence n'est connue que de manière pointilliste et déceptive. De même chez lesGuèbres un mariage consanguin est la condition du bonheur et l'amour pousse Aphéridon à vendre sa proprefille pour satisfaire sa passion, dans le conte d'Aphéridon et Astarté (mariée de force à un eunuque, retrouvéepuis reperdue car enlevée par les Tartares, rachetée par Aphéridon au prix de sa propre fille). Le contecélèbre l'union finale et les retrouvailles entre frère et sœur présentées sous les traits utopiques d'un mondeidéal restauré, une libération après la chosification. En résumé, les femmes sont infantilisées car ce sont desêtres mineurs, sans droits, considérées comme devant être surveillées et éduquées parfois avec violence.

- La « nature » de la polygamie se fonde sur la nature physique des choses : vieillissement précoce desfemmes, surnombre par rapport aux hommes etc. Pour U la différence hommes / femmes est naturelle alorsque Mo (Auteur d'une « histoire de la jalousie » perdue) considère que la différence des sexes est constituéehistoriquement, donc arbitraire. C'est ce qui frappe en premier en allant à Livourne. Les individus asservisdoivent faire régulièrement l'expérience de leur servitude pour finir par croire qu'elle est dans la nature deschoses, on doit leur rappeler sans cesse : « C'est en vain que l'on nous parle de la subordination où la naturenous a mises. Ce n'est pas assez de nous la faire sentir : il faut nous la faire pratiquer » 62.Cet aspectnormatif de la nature est cependant trouble car non seulement la sexualité n'a rien de naturel car elle exprimedes désirs culturels, des fantasmes construits, acquis, à distinguer des besoins vitaux de l'espèce comme la

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reproduction, et de plus « la nature se dédommage de ses pertes » en donnant de l'imaginaire érotique auxeunuques (cf LP 9 et 20). Donc la nature n'explique pas tout et la nature dont il parle n'est pas la natureabsolue mais plutôt la nature humaine. La preuve ne est que la nature physique ou animale donne peud'exemples de liberté ; la terre est soumise « aux lois du mouvement » et au conflit entre mer et continent. Demême les orientaux affirment que la nature a soumis la femme à l'homme (LP 22 et 38) et le coran auraitpermis aux hommes de se libérer de leur « empire naturel » par leur beauté. Mais la nature ne sert ici qu'àjustifier ce qui n'est qu'une institution arbitraire. Elle trouve aussi un fondement politique dans son lienavec le despotisme : ici servitude politique et domestique sont étroitement reliées : « le despotisme du princes'unit naturellement avec la servitude des femmes » (EL, XIX, 15).

Ces traits brutaux et carcéraux n’en seraient pas moins des conséquences directes du climat asiatique, card’entrée de jeu la « délicatesse d’organes » dans les pays chauds fait que « l’âme est souverainement émuepar tout ce qui a du rapport à l’union des deux sexes », facteur qui s’ajoute au fait qu’« il y a dans les deuxsexes une inégalité naturelle » (EL, XVI, 2, titre du chapitre). Dès que la polygamie répond commenécessairement à ces circonstances naturelles, la contrainte sous forme d’enfermement des femmes en estaussi un résultat quasi naturel (EL, XVI, 8) : comme le dit Usbek à Zachi, le sérail est pour elle « un asilefavorable contre les atteintes du vice, un temple sacré où [son] sexe perd sa faiblesse, et se trouve invincible,malgré tous les désavantages de la nature » (LP, 20 [21]). L’institution du sérail est liée à la paresse induitepar la chaleur, qui « rend les sérails d’orient des lieux de délices pour ceux mêmes contre qui ils sont faits. »(EL, XIV, 12). L’une de ses fonctions serait d’apaiser continuellement un appétit sexuel démesuré (LP, 6 et56 [58]). On a pu voir dans cette tentative d’explication une forte tendance chez Montesquieu à justifier lapolygamie et la séquestration qui s’ensuit (Jeannette Geffriaud Rosso), thèse réfutée par Hoffman (p. 139)qui y voit les conséquences nécessaires d’une tension systématique entre les besoins du politique (l’ordre) etla liberté individuelle.

Mais pour Mon expliquer n'est pas justifier : la polygamie est contraire aux lois sacrées et à l'institutionchrétienne du mariage : « elle n'est point utile au genre humain » (EL XVI, 6), ce qui est incarné par lecouple traditionnel que Roxane aurait aimé former avec le jeune homme. La lettre 38 pose des questionsmorales sur la condition des femmes : « est-il plus avantageux d'ôter aux femmes la liberté que de leurlaisser ? ». Suite au dialogue entre les deux mondes, la réponse est sans appel : « La Nature n'a jamais dictéune telle loi ». La polygamie est ensuite critiquée comme cause de la baisse démographique : « la nature veutde la tempérance » or la polygamie épuise sexuellement le maître du harem qui n'est plus aussi fertile et « ilest donc très ordinaire de voir un homme dans un sérail prodigieux avec un très petit nombre d'enfants » (LP114). Il y a là un naturalisme dans ce fantasme de la dépopulation LP 112-113 : la réflexion sur ladémographie est une preuve d'échec ou de réussite de la société car c'est la finalité naturelle de toute espècevivante (depuis la Genèse : « Croissez et multipliez ») ; par exemple le sérail empêche la multiplication desenfants en épuisant les ressources du maître, alors que dans le conte de Zuléma le faux Ibrahim laisse denombreux enfants derrière lui donc un système libéral est plus favorable au genre humain. Donc enempêchent le développement de l'homme on le dénature : « le revers de l'anarchisme égoïste c'estl'anéantissement collectif » (Starobinski). C'est en hommes que s'évalue le prix à payer (même si cela seracompensé par les progrès des sciences et des arts qui eux garantissent la prospérité économique). Cesimpressions sont confirmées par l’analyse de la polygamie orientale dans L’Esprit des lois, où le sérail estcaractérisé par la tension intérieure et la dispute (EL, V, 14).

En résumé = Il y a une dérive tyrannique du gouvernement du sérail par Usbek comme en témoigne leton des lettres 148, 150 et 153, avec beaucoup d'injonctions et d'ordres : « Que la crainte et la terreurmarchent avec vous » 148, d'impératifs « Commandez avec autant d'autorité que moi-même » 148, « Lisezdonc ces ordres et vous périrez si vous ne les exécutez » 150 et des formules performatives « je te mets le ferà la main » 153. Il faut transformer les paroles en actes. Le sérail est donc bien le laboratoire où l'on peut voirla naissance d'un pouvoir tyrannique à partir d'un système déjà violent.

On pourrait voir dans la condition des femmes au sérail un symbole du peuple opprimé par le despote,ou une évocation des courtisans à Versailles, qui sont obligés de flatter pour survivre , mais de manièreplus subtile c'est le problème de la fidélité et de la confiance en l'autre / du contrôle sur l'autre qui est lesouci principal de Usbek. LP 6 : « je ne peux penser à elles que je ne sois dévoré de chagrins » ; au momentde la crise du sérail l'accent est mis sur ce problème de la fidélité, qui est une question de principes : « unecolère vengeresse contre tant de perfidies … si tes femmes n'étaient pas vertueuses, au moins elles seraient

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fidèles » / heureux Usbek ! Tu as des femmes fidèles et des esclaves vigilants ». Son inquiétude ira croissantetout au long de son séjour à Paris jusqu'à la grande crise finale, provoquée par les indices d'infidélité : « unetristesse sombre me saisit » LP 155. Pire que l'incertitude et l'inquiétude, il est angoissé à l'idée d'êtreconfronté à cette vérité : « je crains d'en sortir par un coup plus cruel pour moi que 1000 morts ». La dernièresuite de lettres reliées par une même date (156-158, 159-161) finissent de lui ouvrir les yeux. L'infidélité desfemmes n'est que le reflet de sa propre infidélité à ses principes : humanité, justice, liberté qu'il estcensé avoir épousés en Occident. La lettre 159 de Solim sur Roxane pourrait évoquer Usbek lui-même :« sa vertu farouche [la foi philosophique] était une cruelle imposture : c'était le voile de sa perfidie ». LP 159C'est sa mauvaise foi philosophique qu'il constate à travers la culpabilité de Roxane. Donc la révolte deRoxane ne serait que l'image de la conscience révoltée de Usbek devant sa propre cruauté.

Ainsi, la « vertu » ou la fidélité du sujet est bien différente de l'amour conjugal : elle n'est pas libre car Uéprouve un amour possessif qui emprisonne l'autre comme un objet, il n'a pas le choix ni d'autre alternativepossible : « tu es le seul homme dont la vue m'ait été permise » 3 / « vous m'avez toujours été fidèle. Etpouviez-vous ne l'être pas ? » 20. C'est plus une fidélité à l'idée qu'il se fait de l'amour que de l'amour et celan'est vertueux que parce que c'est ordonné par le tyran, ce qui transforme l'amour des femmes en crainte,lequel est le seul et vrai principe du despotisme. Et le bonheur des sujets n'est que la disponibilité auxdésirs du tyran. La servitude réduit tout risque de céder au vice, mais c'est parce qu'elle interdit latentation de la liberté.

Ainsi, les femmes apparaissent comme la limite où se manifeste le mieux l'ambiguïté et l'instabilité dumonde social, elles sont le meilleur témoignage du règne de l'illusion et du mensonge car elles font vacillerle monde des valeurs surtout LP 56 qui fait coïncider les deux motifs du jeu et des femmes, ce qui perturbel'ordre des conditions, même si le jeu n'est au départ qu'une activité de substitution où l'on mime le pouvoir,il représente le monde de la dépense gratuite qui leur permet de « ruiner leur mari » donc de renverser lahiérarchie : « Tu aurais été en doute si ceux qu'elles payaient étaient leurs créanciers [à qui on doitrembourser une dette] ou leurs légataires [à qui on doit faire bénéficier d'un testament] » car l'argent qu'ellesdépensent ne revient jamais à ceux qui elles le doivent, ce qui revient à transgresser l'ordre établi. Mieux :Mo articule des arguments pro-féministes LP 38 en parlant de « l'empire naturel » des femmes qui estdouble : celui de l'humanité dont elles ont abandonné un part au pouvoir des hommes, et celui de la beauté,qu'elles ont conservé. LP 34 : Le thème de la femme croise celui de l'eunuque qui « consent à être tyrannisépar le plus fort pourvu qu'il puisse désoler le plus faible » et les petits maîtres mis en scènes LP 32 quiressemblent à des demi-castrats « sont adorés des femmes » et cela dérange quelque peu l'ordre naturel. Ellessont un empire dans un empire.

Dans tous les cas, « l'intérêt est le plus grand monarque de la terre » 106, car plus que la force, la lâcheté oul'habitude, il suffit pour maintenir la servitude de laisser croire à l'individu ou au peuple qu'il retire un intérêtconcret (matériel) ou symbolique (titres et faveurs). C'est ainsi que tous les monarques sont entourés deconseillers ou de fonctionnaires tout aussi asservis que le peuple, et qui espèrent obtenir le statut de favoris :« La faveur est la grande divinité des Français » 88. Que ce soit au sein du sérail entre les femmes, entreeunuques, entre les femmes et les eunuques, soit dans les monarchies, les chefs sont « toujours entourésd'hommes avides et insatiables » 124. C'est pourquoi il existe d'autres formes de despotismes plus subtilsqui reposent sur les mêmes causes psycho-sociales. *5 Des despotismes subtils en Europe : contradictions et faiblesses de l'Occident

* Le despotisme de la monarchie française :Par contraste avec les despotismes orientaux, le monde occidental paraît être le lieu d'une plus grandeliberté : « on criait contre le gouvernement ; on croyait encore qu'il y a avait mieux à faire. Mais les soucisn'étaient point démesurés » Valéry à propos du début du XVIIIème. Et le pouvoir du roi n'y est pas aussiviolent mais dès la première lettre décrivant la société française, c'est la figure autoritaire du roi qui s'impose.(LP 24). Si l'Orient peut apparaître comme un contre-modèle à l'Occident, c'est un contre-modèle ambigucar non seulement ils se ressemblent en certains points c’est-à-dire que ce que l'on voit en orient se retrouvepresque partout ailleurs, tous les travers de la société européenne, voire de l'humanité, sont seulementamplifiés en Orient (monarchie absolue, puissance des passions) donc l'Europe n'est pas exempte defaiblesses et le lecteur doit sans cesse faire jouer l'opposition et la superposition des deux mondes. « Ceux

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dont les vices sont plus raffinés « sont comme les poisons « dont les plus subtils sont les plus dangereux »48. La servitude n'est pas l'apanage de l'Orient : des tyrannies plus subtiles règnent à Paris, à la cour ouchez les particuliers. Les deux persans dévoilent peu à peu une certaine faillite de la société française. La soumission des sujets du roi s'effectue surtout par la pensée : « il n'a point de mines d'or comme le roid'Espagne son voisin ; mais il a plus de richesses que lui parce qu'il les tire de la vanité de ses sujets, plusinépuisable que les mines » 124 / « le prince imprime le caractère de son esprit à la cour » 99. Les vertusappréciées par U chez Louis XIV correspondent en fait à des valeurs orientales où l'Occidental neverra que de l'absolutisme et de l'arbitraire LP 37. L'analyse critique de l'absolutisme de Louis XIV portesur son actualité comme sur son passé historique. L'occident n'est donc pas (que) le revers positif du despotisme oriental : il est qualifié de « noiroccident » et Paris de « siège de l'empire d'Europe ». Cette critique du despotisme oriental cache donc unecritique contre la soumission politique absolue, de la dérive absolutiste de la monarchie de Louis XIV ( 54ans de règne effectif ; cf un charlatan, « grand magicien », qui multiplie les tours LP 24) : centralisation dupouvoir, administration douteuse des finances, intolérance religieuse, politique de conquête etc. MO accusele sultan pour ne pas attaquer ouvertement le roi en place. La monarchie lorsqu'elle se retrouve sansmédiation dans un face à face entre le souverain et le peuple devient un régime violent et instable « quidégénère toujours en despotisme ou en république » (LP 102) ; il faut introduire un tiers qui fasse tamponentre les deux. Ainsi le glissement de l'un à l'autre n'est pas à mettre au compte de l'ambition d'un individumais comme un cas particulier d'une règle générale de dégénérescence de la monarchie. Dès la lettre 37 MOinsinue que Louis XIV admire le gouvernement « des Turcs ou celui de notre auguste sultan » car iltransforme les aristocrates en domestiques, prive les assemblées de leur pouvoir, cherche à s'opposer aupoint d'honneur qui est au coeur de leur système de valeur. L'écroulement du système financier de Lawapporte la dernière touche (l'usage du papier monnaie pour remplacer les pièces métalliques et la diffusion dela spéculation et du crédit, pour éponger les dettes du roi mais la Banque générale fait faillite en 1720) : LP142 et 146 : Quel plus grand crime que celui que commet un ministre lorsqu'il corrompt les moeurs de touteune nation » 146 / « venez dans l'Empire de l'imagination et je vous promets des richesses qui vousétonneront vous-mêmes » 142 (mise en abyme : un conte imaginaire met en scène une supercherieimaginaire). La fable satirique liée à l'indignation LP 142 (Law fils d'Eole dans le « Fragment ») laisseraplace à une explication plus technique dans l'EL (XXII, 10) : « Mr Law, par une ignorance égale de laconstitution républicaine et monarchique fut l'un des plus grands promoteurs de despotisme que l'on eûtencore vu en Europe … il voulut ôter les rangs intermédiaires et anéantir le corps politique : il dissolvait lamonarchie par ses chimériques remboursements et semblait vouloir racheter la constitution même ». Cfchrématistique et soumission de la politique à l'économie : MO condamne « la soif insatiable de richesses »145. Ici la lettre débute par une satire des « antiquaires », collectionneurs et érudits prêts à tout pourl'interprétation d'un texte ancien et un des textes « découvert dans la poussière d'une bibliothèque » est leFragment, qui n'est autre que l'histoire de Law, inspirée de Fenelon. Du point de vue des idées les LOs'ouvraient avec les Troglodytes et se ferment avec cette fable. D'abord un portrait politique : le roi est le maître sans contrôle des hommes, de leurs pensées et de leursrichesses 24, la société absolutiste prend plusieurs formes : rôle de l'église 29, 57 ; peinture de la noblesseavilie des courtisans 37, divisée entre épée et robe 44, vivant sur le mode du paraître comme le grandseigneur LP 74, dégradation des parlements et des magistrats par l'usage des ventes de charges 68, évocationd'une tendance à l'égalité dangereuse 88. MO ne cite personne : même si certaines références sont aisémentidentifiables, il choisit des cibles générales fonctionnant comme des types, ce qui lui permet d'éviter lacensure (la satire personnelle sous l'ancien régime était punie de prison, un an à La Bastille pour Voltaire en1717 qui avait critiqué le Régent) mais aussi de nourrir une réflexion plus large sur la société. Louis XIV estreprésenté comme un monarque exerçant un pouvoir absolu sur ses sujets et leur esprit (24) ; il maintient sonautorité par un système de pensions qui ne récompense pas le mérite mais répond à sa satisfactionpersonnellement. Il prend des décisions arbitraires et contradictoires dont le caractère dangereux est dénoncé(LP 124). A titre de comparaison, à Paris, « un grand seigneur est un homme qui voit le roi » de même qu'enPerse « il n'y a de grand que ceux à qui le monarque donne quelque part au gouvernement » LP 88). Car « ladomination despotique n'instaure pas de clivage entre pouvoir despotique et domestique, entre souverainetéet propriété, gouvernement des actions et possession des choses » (Spector). La seule différence résidedans l'écart entre servitude orientale contraignante et soumission occidentale consentie.D'ailleurs le pouvoir du roi passe aussi par des signes et l'imaginaire puisqu'il est décrit comme « un grandmagicien : il exerce son empire sur l'esprit même des sujets ; il les fait penser comme il veut » LP 24 ou bien

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cela passe par les statues du jardin de Versailles LP 37. MO fait allusion comme LB à son soi-disant pouvoirde guérison des écrouelles (lésion de peau d'origine tuberculeuse) qui lui donne le statut de thaumaturge, defaiseur de miracles. « Il n' a qu'à ... » formule restrictive qui montre son pouvoir démesuré dû à la crédulitédes sujets. Il a toujours recours aux mêmes tours de prestidigitations. L'irrationnel est souligné par leparadoxe « un écu en vau deux » et la périphrase « morceau de papier » pour désigner un billet de banque.CF LB sur Vespasien p. 141 et les pouvoirs des rois.L'autre assise de son pouvoir est l'espoir d'obtenir une récompense, une gratification, distribuée sansdiscernement : « il aime à gratifier ceux qui le servent » LP 37. Les grands seigneurs attendent les faveurs duroi comme un don venu du ciel : « la faveur est la grande divinité des Français » LP 88. Les courtisansdépendent donc du roi à la fois socialement (le regard qui les distingue) et financièrement (les chargesrémunératrices). Ils se soumettent donc d'eux-mêmes à la puissance du roi. Le mot « puissance » encadre lepassage où Rica évoque Louis XIV LP 24 : « le roi de France est le plus puissant prince d'Europe / Tant estgrande la force et la puissance qu'il a sur les esprits ». Les princes sont assaillis par les flatteries descourtisans qui en espèrent des récompenses financières (LP 124) ; ils peuvent essuyer des revers de fortunecomme l'arrestation du duc du Maine LP 126 et subissent l'influence néfaste des ministres 127.Sa domination est homogène et s'étend de la sphère publique à la sphère privée : « On dit qu'il possède àun très haut degré le talent de se faire obéir : il gouverne avec le même génie sa famille, sa cour, son état »(LP 37). La lettre 99 qui décrit la mode se termine par l'évocation du roi qui semble l'unique source de lafantaisie des modes « Les Français changent de moeurs selon l'âge de leur roi...Le Prince imprime lecaractère de son esprit à la Cour … l'âme du souverain est un moule qui donne la forme à tous le autres ». Lapolitique se trouve donc ici réduite à une somme d'inconséquences figées en décisions irrévocables, dont larigidité est proportionnelle à l'absurdité car il ne faut pas avoir à justifier ce qui est injustifiable. Trois lettres de 1715 font le bilan du règne : elles suggèrent au lecteur des questions pressantes sur la vanité de l'esprit de conquête (81), sur les méfaits économiques et sociaux de l'intolérance et lesavantages du pluralisme religieux (85), sur le risque que court la France de devenir une seconde Espagneorgueilleuse et fanatique (78). D'ailleurs, à la Turquie, à la Perse, au Mogol , Usbek n'oppose pas la Francecomme modèle mais la Hollande, Venise et l'Angleterre. C'est selon Spector le « bilan lucide d'un monde encrise ». La dégradation de la société française revient au premier plan avec les lettres de Rica évoquant leseffets négatifs du système de Law LP 138 (que l'El qualifiera d'être « un des plus grands promoteurs dudespotisme que l'on eût encore vus en Europe ») et l'exil à Pontoise du parlement de Paris en 1720 après qu'ila osé user de son droit de remontrance contre le système de Law (LP 140). les arguments ne se fondent passur des analyse économiques mais plutôt morales (le scandale des fortunes vertigineuses). Chacun des deuxpersans exprime à sa manière le sentiment public, l'un par la colère Usbek, l'autre Rica par l'ironie face à laperversion des valeurs traditionnelles. Usbek pastiche les Aventures de Télémaque de Fénelon pour semoquer de Law (œuvre très à la mode à l'époque qui développe le thème selon lequel ce sont les lois quiinfluencent l'esprit et les mœurs d'une nation ; roman d'aventure composé à l'intention des eleves royaux etdu dauphin, satire de l'absolutisme de Louis XIV et qui valut sa disgrâce de la cour). Ce système est unemenace sociale pour les gens de qualité car il soit il les expose au voisinage prétentieux des parvenus (LP132) soit il les séduit et les corrompt (146). Cela compromet aussi la rénovation de la monarchie au profit dela bourgeoisie triomphante. L'heureux équilibre « d'une généreuse industrie » entre la terre et l'argent n'estpus possible. La lettre 132 met en parallèle les risques des aventures financières et la sécurité d'une « petiteterre ». Il y a même des vertus aux régimes de Perse et de Turquie (LP 138). C'est U qui écrit la dernièrelettre évoquant la société occidentale où il dresse le sombre bilan de la banqueroute de Law LP 146. CFChrématistique chez Aristote. Cela montre que tous les gouvernements despotiques ne sont pas uniformes : il y a des degrés dans ledespotisme, que les voyageurs découvrent par eux-mêmes ou par d'autres : le turc est plus radical que lepersan (« de père en fils personne n'a ri » LP 34), le moscovite plus proche du persan que tu turc mais tousreposent sur le même principe : « en Asie les règles de la politique se trouvent partout les mêmes » LP 80 ;c'est l'autorité illimité du prince « maître absolu » avec un système de châtiments et de récompenses (LP 89).C'est la logique du tout ou rien, pas de proportionnalité dans la punition des crimes et délits (la perte d'unbras là où l'on aurait ici 8 jours de prison LP 80). Pas d'intervalle entre « le murmure et la sédition » ; unelogique de l'arbitraire « une voix sort de la foule par hasard » LP 80.

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* Une satire des mœurs parisiennes et de la société française : Certaines des lettres sont des satiresdirectes décrivant des objets dont le regard étranger fait ressortir le caractère absurde ou dérisoire : lacomédie à Parie 28, la frivolité des Parisiens 30, la filouterie des aveugles mendiants 32 chute inattendue,l'aveugle « embarrassant plus les gens qu'ils ne l'embarrassent »), le grain de folie d'un alchimiste 45. Ils'agit alors de satire légère qui vise des maladies bénignes de la société. Mais on passe sans cesse du plaisantau sévère, par un jeu de bascule permanent : sont plus profondes les lettres 40 qui dénonce l'universelle« extravagance » des hommes et la vanité de toute chose, la lettre 44 qui satirise l'orgueil des individus. C'estainsi qu'on présente tour à tour un fermier, un prédicateur, un poète que « la famine a fait entrer dans cettemaison » 48, un homme à bonnes fortunes dans la lettre 48 ; début et fin sont de l'ordre de la doxa satiriquecommune : « il n'y a point de pays où la fortune soit si inconstante » puis énoncé moraliste : il fautdistinguer richesses et vrai mérite ; entre se développe un contenu socio-politique original : protestationindignée des nobles contre les excès et les déceptions, les fermiers sortent de la boue et deviennent objet del'estime générale, le corps des laquais « séminaire des grands seigneurs » ; mais les ex laquais permettent derelever les grandes maisons puisque « leur filles qui sont comme une espèce de fumier qui engraisse lesterres montagneuses et arides » donc les nobles en retirent des avantages ; d'autre part les traitants sont auxprises avec la chambre de justice instaurée par le Régent donc il y a une justice. Cf reprise des mêmes thèmesde manière plus virulente encore LP 138. A chaque fois le portrait est brossé en quelques mots et le passageau suivant crée une surenchère qui confirme la justesse de son analyse sur la fonction sociale de l'individu.Enfin l'utilisation des métaphores ou des hyperboles permet de grossir le trait notamment avec l'AcadémieFrançaise qui devient « une espèce de tribunal », où l'on « jase » sans cesse comme dans une basse-cour, « unmonstre à 40 têtes » (3 définitions successives : tribunal, babil, corps). S'adressant à sa nouvelle épouseRoxane, Usbek constate la coquetterie des parisiennes LP 26, et Rica évoque l'univers mondain et le regardque les Français portent sur eux (LP 30), les disputes littéraires LP 36, les contradictions et inconséquencesde Louis XIV vieillissant, le mépris que se portent les catégories sociales comme l’Église, la Robe et l'Epée(LP 44). Certains exemples particuliers symbolisent des catégories entières : l'alchimiste 45 et le casuiste 57 quise discréditent à travers leurs propos ; l'un pense avoir trouvé le procédé de fabriquer de l'or, la malhonnêtetédu second qui contourne les lois morales pour garantir le paradis à certains fidèles. Les journalistes netraitent que des livres nouveaux dont ils n'osent pas dire de mal (108) et les novellistes ne traitent que deconnaissances par ouïe-dire et font des généralités prédictives, leurs discours sont inutiles alors qu'ils secroient importants 130. Quand aux poètes, leur métier est de tromper le monde : mettre des entraves au bonsens » 137. Parallèlement U cherche des raisons à la passion du jeu chez les Français LP 56. Les femmes àtout âge développent cette passion jusqu'à ruiner leur mari « j'ai vu souvent 9 ou 10 femmes, ou plutôt 9 ou10 siècles, rangés autour d'une table » 56. De manière générale ce sont des comportements superficiels qui sont critiqués : le souci des apparences(30, 52, 59,99) : la lettre de la comédienne à Rica révèle qu'au théâtre comme en société tout n'est queparaître ; la vanité « je vois de tous côtés des gens qui parlent sans cesse d'eux-mêmes » 144, « ils ont toutfait, tout vu, tout dit, tout pensé » 73 ; l'excès de relations sociales 87, l'inconstance et la frivolité (00, 138). La satire des institutions comme le théâtre 28, les cafés littéraires avec ses « beaux esprits » qui « ne serendent pas utiles à leur patrie » et « amusent leur talent à des choses puériles » 36, le roi 37, la justice 86,l'Académie Française 73. A chaque fois il s'agit de ridiculiser ceux qui maîtrisent des codes et qui jouent unrôle dans le système qui les entoure ; la dimension mécanique des comportements sociaux fait oublier lesindividus.

Dans les deux cas les règles tacites qu'il faut respecter répondent à trois logiques :1- la logique de l'apparence qui a trait aux normes sociales auxquelles les individus doivent se soumettre, etnotamment l'art de la (di)simulation. Les parisiennes usent du fard car « la plus grande peine à Paris n'estpas de se divertir mais de le paraître » LP 110 ; comme les femmes du sérail montrent un « visage feint » LP64. Le thème de l'opposition entre être et paraître qui est à la mode à l'époque va trouver deux configurationsdistinctes en Perse et en France : la dissimulation (qui voile pensée et sentiments) et la simulation (quiproduit la vraisemblance d'une chose absente) sont deux caractères essentiels de la logiquerelationnelle. D'un côté comme de l'autre, l'art de plaire n'est que la contrepartie de l'art de dominer. Siles femmes est les esclaves sont assujettis à quelques maîtres en Perse, les femmes et les hommes sont libreset égaux dans le droit d'accaparer l'attention en France pour devenir maîtres des égards : c'est une tyranniede l'opinion. La simulation parisienne s'incarne dans un commerce aussi galant qu'hypocrite.

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CF LP 28 où Rica découvre le théâtre et qui peut être rapportée à la tradition baroque du theatrum mundi,c'est dans les loges que se déroule le vrai spectacle, celui des jeux sociaux. La société française est décritecomme un monde du spectacle où tout se voit, tout est montré, dont le modèle est la comédie où la scènefigure la scène du monde LP 28. Dans les loges « des scènes muettes » se jouent, scènes galantes quis'apparentent à la pantomime persane, expression exagérée des passions amoureuses : « Ici c'est une amanteaffligée qui exprime sa langueur ; une autre plus animée dévore des yeux son amant, qui la regarde demême : toutes les passions sont peintes sur les visages et exprimées avec une éloquence qui, pour êtremuette, n'en est que plus vive » 28. Les signes miment les symptômes naturels de l'amour en l'exagérant. Ilne s'agit pas vraiment de mensonge avec l'intention de tromper mais d'exagération de la nature. De lagalanterie à la raillerie le pas est franchi et le « doux commerce » ne peut dissimuler la réalité de lahiérarchie : entre le balcon et le parterre, la distinction du haut et du bas renvoie à celle entre le riche et lepauvre. D'où l'absence de tout lien authentique : « On dit que la connaissance la plus légère met unhomme en droit d'en étouffer un autre » 28. Un cérémonial vide dissimule les sentiments plus ambigus : « ondit que les princesses qui y règnent ne sont point cruelles … si on en excepte 2 ou 3 heures par jour où ellessont assez sauvages » 28. Les figures de l'hypocrisie vont alors se succéder : le faux dévot qui déshonore uneactrice en refusant le mariage promis (28), le casuiste qui offre ses talents de sophistes à ceux qui veulentgagner le paradis « à meilleur marché qu'il est possible », espérant trouver des « accomodements » avec leciel en jouant sur le sens des mots (si c'est la connaissance du crime qui fait la faute, alors les péchés mortelsne sont que des péchés véniels). La critique s'adresse à tous les tartuffes et à la foi inconstante etmondaine : « il y a bien loin chez eux de la profession à la croyances, de la croyance à la conviction, de laconviction à la pratique » 75. Un homme du monde incarne cette foi instable : « je crois l'immortalité del'âme par semestre .. selon que j'ai plus ou moins d'esprits animaux» p. 245. Ils trouvent dans la religion unsoutien purement utilitaire. Au chapitre de la mauvaise foi, il y a aussi celle des princes qui réutilisentdes principes universels pour les adapter aux intérêts présents : dire que « tous les hommes soientégaux » selon une « loi naturelle » peut être utile pour diminuer la puissance des seigneurs vivant du servage,mais ils l'oublient plus tard quand il s'agit de participer à la traite des esclaves (p. 245), « oubliant ceprincipe qui les touchait tant ». Il y a une subordination du vrai et du juste à l'utile : « vérité dans un temps,erreur dans l'autre ». A Paris « tout se voit » LP 63 alors que dans le monde persan avec l'interdit du regardet les soumissions aveugles tout est opacifié : « La dissimulation, cet art parmi nous si pratiqué et sinécessaire, est ici inconnue : tout parle, tout se voit, tout s'entend ». Mais ce qui se voit n'est pas sincère.Chacun y joue son rôle selon son rang et il y a un caractère conventionnel, convenu des relations humaines. La lettre 52 développe le thème de la vieille coquette qui dissimule son âge, en le démultipliant de manièrecomique : les relations des femmes entre elles suivent un paradigme politique car « elles forment uneespèce de république … c'est comme un nouvel Etat dans l'Etat » 107. Donc faire la cour aux femmesdevient une obligation pour exister et briller dans la société parisienne, sinon on est « comme un homme quivoit bien une machine qui joue, mais qui n'en connaît point les ressorts ». Une forme de soumissionmondaine aux femmes est nécessaire pour intégrer la machine de la société . Au contraire les femmes enOrient n'ont pas d'autre échappatoire que de subjuguer leur despote. Même si dans les deux cas on aboutit aumensonge, la représentation n'est pas la même et il n'y a pas d'équivalence axiologique entre les deux : enorient il y a impossibilité structurelle de tout lien authentique, il y a une occultation totale, en occident onvise l'artifice pour obtenir de l'agrément, on montre beaucoup même si il en s'agit que de faussesapparences ou seulement de rendre la vérité plus agréable. Il y a en plus du courage militaire un courage civique qui fait défaut au courtisan qui fait préférer la mort aumensonge 127, oser peindre au monarque la misère du royaume, c'est faire preuve « de la vertu de l'hommelibre parmi les esclaves » (Eloge de la sincérité). La sincérité devient une vertu cardinale publique face auxprinces. NB Mo a écrit un éloge de la sincérité où il la définit comme vertu « sacrée et tutélaire » :« vivrons-nous toujours dans cet esclavage de déguiser nos sentiments ? ». Et cela ne signifie de rejeter toute forme de politesse, sous prétexte de franchise : l'affabilité (caractère decelui qui accueille et écoute de bonne grâce) est la vraie politesse, celle qui traduit une vraire bonnedisposition intérieure : « est-ce qu'il est plus poli, plus affable que les autres » demande U quand on luipropose de le conduire chez un grand seigneur 74. Or il se révèle être « un petit homme si fier». Il y a donc« une politesse commune à toutes les nations » selon U 48, authentique et universelle, à opposer à celle quiest issue des préjugés et diffère selon les cultures, par ex la politesse espagnole peut être « mal placée » carassociée à la cruauté : « un capitaine ne bat jamais un soldat sans lui en demander la permission etl'Inquisition ne fait jamais brûler un Juif sans lui faire ses excuses » 78. La fausse politesse est une stratégie

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de domination qui vise à maîtriser l'estime d'autrui.

2- la logique de la distinction (acte de séparer par une marque) : la distinction est de naturesémiologique c’est-à-dire qu'il faut arborer des signes qui permettent la reconnaissance pour êtrepuissant, il s'agit de s'approprier le regard d'autrui mais aussi sa puissance ; le passage de la logique del'apparence à la logique de la distinction vient du fait que pour obtenir l'estime de l'autre il fautmaîtriser les signes extérieurs constitutifs de la puissance. Toute grandeur étant relative au regard del'autre il faut lutter pour obtenir le désir de l'autre donc sortir de la foule requiert des caractères distinctifs(le mérite « ne sauve pas un homme de la foule avec laquelle il est confondu » 88). C'était déjà le cas ausérail où une guerre de prestige régnait entre les femmes (« il n'y a aucune de tes femmes qui ne se jugesupérieure par sa naissance » 64). Mais en occident la lutte pour la renommée prend la figure d'une rivalitéentre professions ou classes sociales (« chacun s'élève au-dessus de celui qui est d'une professiondifférente », Eglise, Epee, Robe se méprisent 44, il y a ds cloisonnements corporatifs). Par exemple c'est lecarrosse qui devient le symbole de la marchandise de luxe et donc l'importance de son propriétaire. C'est lapossession d' « objets de concupiscence » qui donne sa « notabilité » aux individus : « on dit que lepremier de Paris est celui qui a les meilleurs chevaux à son carrosse » (88) Vouloir s'élever au-dessus desautres par la valeur militaire n'a plus de sens puisque il suffit d'être bien vu par le prince. Contrairement auxprivilèges hérités des ancêtres, l'argent ne dure pas, il circule de manière impersonnelle donc il concernel'individu seul et sans scrupules. Il faut que l'argent se transforme en signes du genre de vie noble pourconstituer un pouvoir. C'est là qu'interviennent les généalogistes qui permettent aux roturiers de se « faireune noblesse ». La richesse devient domination par l'acquisition de la naissance. Il y a là un dénigrementdes critères d'attribution de la grandeur comme en Perse avec les aléas du système de décernement desdistinctions 89 : « un homme qui a pour lui l'estime publique n'est jamais sûr de ne pas être déshonorédemain ». Et du coup les « gens qui sont grands par leur naissance » eux « sont sans crédit » 88. C'est lemonde à l'envers ; la roture s'anoblit quand la noblesse se ruine. Décerner les titres honorifiques et lescharges royales constitue donc un instrument essentiel à l'exercice de la domination . Donc la sémiologie(analyses des signes) demeure sur le plan de la satire comme l'atteste la liste des signes extérieurs dumérite : être proprio d'une grande épée, avoir appris de son père à jouer d'une guitare discordante, resterassis sur une chaise), certains signes étant naturels (être enrhumé d'avoir attendu au bas d'une fenêtre) oud'autres de pure convention (avoir la peau blanche en Inde décide de son honneur et de sa dignité). La guerre(des titres de distinctions, de prestige) est manifeste LP 146 où règne le « chacun pour soi » et l'appât dugain.- La tyrannie de la mode est illustrée par la LP 99, lettre sur « les caprices de la mode », morceaud'anthologie de la littérature : un sujet apparemment léger et divertissant mais satirique car il y a unetrivialité apparente de la mode (« ils ont oublié comment ils étaient habillés cet été ») du fait de soncaractère éphémère, ce qui décourage tout désir de description : « que me servirait de te faire unedescription exacte de leur habillement et de leur parure ? ». Mais il y un entassement des hyperboles quipermet de grossir artificiellement l'importance du sujet : « hauteur immense des perruques », « quantitéprodigieuse de mouches ». On ne peut fixer une mode aussi changeante qu'en la caricaturant.L'importance attachée à la toilette est telle qu'elle devient une norme pour juger des autres : « ce qui estétranger leur paraît toujours ridicule » mais ce mépris ne s'adresse qu'à des « bagatelles » car pour le reste« ils avouent de bon coeur que les autres peuples sont plus sages »(100). L'empire du goût, dans safrivolité, supplante celui de la vertu politique : peu importe « que le bon sens leur vienne d'ailleurs » : lesFrançais ne se soucient pas d'être leur propre législateur si ce n'est en matière de mode. C'est en ce sens quela sociabilité française peut être dite pervertie car l'attention esthétique et le souci de se rendre aimablesupplante la recherche du bien commun. La sociabilité française n'est qu'une parodie esthétique : « ilsemble être fait uniquement pour la société » LP 87. Les obligations mondaines tournent au rite et courir del'une à l'autre est leur unique occupation : « on ne leur ôtera jamais de la tête qu'il est de la bienséance devisiter chaque jour le public en détail » (87). D'où cette épitaphe ironisante : « c'est ici que repose celui quine s'est jamais reposé. Il s'est promené à 530 enterrements. Il s'est réjoui de la naissance de 2680 enfants »87. De plus l'impératif du paraître s'impose à tous : tout est masque, au point que « le fils ne reconnaît plus lamère » ou qu'une femme prend 30 ans en 6 mois si elle quitte Paris. Les filles « se trouvent autrement faitesque leurs mères » du fait des changements de saisons de la mode, comme une mutation générique. Mêmel'architecture voit s'effacer « les règles de l'art ». Le vestimentaire est un reflet du monde urbain : « nous

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avons toujours été dans un mouvement continuel » LP 24 ou de la versatilité de l'esprit français (LP 30). Lamode est donc un marqueur culturel qui ne dit rien de l'intériorité de l'individu. Brouillage esthétique oùrègnent les apparences et qui devient le miroir du système politique : « il les fait penser comme il veut » (LP24). On cesse ainsi d'être persan dès qu'on s'habille à l'européenne. Rica en fait l'expérience quand une foishabillé à la mode parisienne il ne suscite plus l'intérêt LP 30, « tailleur qui m'avait faire perdre en uninstant l'attention et l'estime publique ». Tout est stratégique, y compris les choses frivoles comme leshabits : « il n'y a rien de plus sérieux que ce qui se passe le matin à la toilette » (d'une femme) LP 110. Levêtement devient un objet de pouvoir qui permet de suggérer la soumission à autrui. Zachi évoque ainsiune querelle entre femmes sur la question de savoir qui est la plus belle (concours de beauté qui renforce latoute-puissance érotique du maître) : « Nous nous présentâmes devant toi après avoir épuise tout ce quel'imagination peut fournir de parures et d'ornements » LP3. Toute qualité pour exister et constituer unpouvoir sur les autres doit être reconnue et visible : chez les espagnols cela se manifeste « par les lunettes etpar la moustache » et « tout nez qui en est orné peut passer pour le nez d'un savant » 78. Et la moustache« est respectable pour elle-même ». Tout est donc bon pour faire acheter et créer des désirs superflus en les faisant passer pour des besoins chezles consommateurs : « Toutes les boutiques sont tendues de fils invisibles où se vont prendre tous lesacheteurs » p. 151 et « une jeune marchande cajole un homme une heure entière pour lui fait acheter unpaquet de cure-dents » p. 151-152, ce qui est du temps perdu, la préfiguration de la société moderne. - Mais la fortune ou la beauté physique ne suffisent pas : l'esprit est aussi un lieu de rivalité : « ilscherchent à être supérieurs et ils ne sont pas seulement égaux » 144. Les rivaux n'hésitent pas à utiliser la loiet l'accusation de sorcellerie pour dénigrer d'autres savants (procès d'intention) : « un certain savant a desavantages sur moi : il faut bien qu'il y ait là quelque diablerie » 145. Celui qui écrit la vérité risque « millepersécutions » idem. Il y a concurrence entre disciplines ou à l'intérieur d'une même discipline : (ex duphilosophe). On peut en revanche obtenir une place à l'Académie sans avoir d'esprit : « tu seras hommed'esprit malgré que tu en aies » 54. Ils se gaussent de leurs trouvailles « ces insectes qui osent faire paraîtreun orgueil qui déshonorerait le plus grand des hommes » 50. Pour s'assurer de la postérité, on utilise lesupport écrit : « la fureur de ceux qui veulent avoir de l'esprit c'est de faire des livres » 66. Les plus grandshommes ont ainsi été tentés de voler leur renommée : Richelieu « achetait des Comédies pour passer pourun bon poète ». Rica raille la folie des géomètres 128, la frivolité des nouvellistes 130, l'instabilité desfortunes et la quête des titres de noblesse (132). La visite de la bibliothèque d'un couvent lui permet unregard critique sur les ouvrages de théologie mais aussi de casuistique, de grammaire, de rhétorique et desciences (8), d'histoire, les poèmes et les romans (LP 133 à 137). - L'art de la conversation fait aussi partie des moyens de se valoriser aux yeux des autres : l'esprit adégénéré en « badinage » normalement fait pour la toilette, il a tout contaminé : on badine au Conseil, à latête de l'armée, avec un ambassadeur etc et inversement les professions les plus sérieuses deviennentridicules : un médecin ne le serait plus si ses habits étaient moins lugubres et s'il tuait ses malades enbadinant (63). Les compétences sont donc oubliées au profit du bel esprit Rica s'indigne de la vanité des gensdont les « conversations sont un miroir qui présente toujours leur impertinente figure » 50. Ce qui choqueUsbek dans les cafés c'est la frivolité de ces « beau-esprits qui ne se rendent pas utiles à la patrie et quiamusent leurs talents à des choses puériles » 36. Dailleurs les « petits talents » pourraient faire passer unhomme de bon sens pour un idiot : « un homme de bon sens ne brille guère devant eux » 82. Il faut savoirmanier les armes du bien parler avec des « saillies, contes, bons mots » ou « recueils de bons mots composésà l'usage de ceux qui n'ont pas d'esprit » 54 pour attirer les regards sur celui qui les énonce. Le champ debataille s'est déplacé vers des duels oratoires : « voyez comment ils s'attaquent ! » 54. Le but de laconquête est désormais l'estime de l'autre : « elles coupèrent comme des Parques fatales le fil de tous mesdiscours » 54. Les plus ingénieux sont ceux qui ont trouvé le moyen d'« introduire dans la conversation lechoses inanimées et d'y faire parler leur habit brodé » pour obtenir l'attention générale 82. Mais si un traitd'esprit suffit pour s'élever, un ridicule suffit pour perdre ce prestige (cf le film « Ridicule »). On faitparaître le ridicule du sérieux et on craint plus le ridicule que le vice ou l'incompétence . Pouvoir etvaloir semblent se subordonner à l'avoir et au paraître.

3 - la logique de la domination : il y a une tendance au nivellement social en Europe qui fait que leshommes sont distingués non plus par leur naissance et leur mérite mais par le regard du roi ; lesprinces européens ont saisi le prétexte de l'égalité chrétienne pour soustraire le bas peuple des serfs àl'autorité des seigneurs (75) ; il y a une vanité de corps qui anime en France jusqu'aux « plus vils artisans »

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(44) ; U s'étonne du dédain où la noblesse d'épée tient celle de la robe (id), celle dont Louis XIV dévalue lestitres en multipliant les offices royaux. Il y a une inspiration aristocratique dans ces propos : il insiste sur lemérite de la caste parlementaire, ce à quoi font écho les remarques de Rica sur le peu d'autorité laissé par lesmœurs et le droit français aux pères de famille (86). Tout cela fait de la France un pays de tradition,hiérarchisé et patriarcal. La stratégie d'assujettissement de l'aristocratie par l'installation de la cour àVersailles dès 1682 ressemble à celle du sérail. Le respect qu'exigent le grands au lieu d'une « inutiletendresse » qui « approche trop de l'égalité » « ne demande point de retour » 126 alors que c'est l'inverse enPerse où ce sont les petits qui viennent d'eux-mêmes honorer les Grands et leur « témoigner leurbienveillance ». Mais la véritable cible à travers la dégénérescence des mœurs est la classe bourgeoisemontante.Il a aussi des ennemis cachés, ce qui montre ses fantasmes subjectifs (les Jansénistes évoqués LP 24). Sescontradictions sont nombreuses LP 37. L'esprit de la nation se retrouve en lui et réciproquement LP 99.Même si il se félicite d'abord de la Régence de Philippe d'Orléans en attendant le sacre de Louis XV, alorsenfant, (LP 92) c'est aussi un cri d'alarme envers lui contre la tentation de l'absolutisme (car il définira laRégence comme « un succession de projets manqués »). Aristocratie et parlements sont tombés en décadenceLP 109 ou relégués à l'arrière-plan 140. En manque d'argent pour soutenir ses guerres, le roi a recours à desméthodes discutables : vente de titres d'honneur, dévaluation, utilisation du papier-monnaie (LP 24) … Leparasitisme des courtisans demeure toujours 124. Dans la lettre 131 il fait aussi allusion à la violence employée par César qui « opprima la république romaineet la soumit à un pouvoir arbitraire ». C'est à partir de la lettre 88 surtout que la réflexion politique devientplus pointue : il remarque que la quête des faveurs royales par « les grands masques » est en fait unvéritable asservissement (LP 88) car le désir de gloire (LP 89) et l'honneur sont le fondement de la monarchiefrançaise. Distinction entre honneur et point d'honneur qui est inutile car aboutissant à des duels (LP 90). Laréflexion politique rejoint les événements historiques après la mort de Louis XIV et le début de la Régence(LP 92). Il élargit sa réflexion philosophique sur le plan international en multipliant les comparaisons ;condamnation des guerres injustes LP 94-95 et réduction à l'esclavage 105, 118, 121. Il constate l'instabilitééconomique notamment à travers l'enrichissement honteux des fermiers généraux « au-dessus des autres parses richesses » et « au-dessous de tout le monde par sa naissance » (LP 48 ou 98). Il se concentre à nouveausur le pouvoir monarchique (102-104). CL = C'est une société monstrueuse qui repose sur de valeurs erronées comme la fausse gloire, l'orgueil,l'hypocrisie, la duperie. Aux lettres 80, 85 et 88 on trouve un bilan plus distancié qui peut aussi bien traduireun espoir qu'une crainte : l'Espagne d'aujourd'hui ne serait-elle pas la France de demain ? Dans tous les cas,rien n'est comme cela devrait être selon la raison. Jugée par son passé, la monarchie absolue de Ls XIV l'estaussi par son devenir possible : elle est menacée de dissolution et de révoltes, ce qui est aussi inquiétant pourle Mo plus réactionnaire. La métaphore de Fenelon qui voit le fleuve se transformer en torrent sera utiliséepar MO pour décrire le passage de la monarchie au despotisme : « prenant insensiblement des forces accruesde toutes parts, monter à son dernier période » LP 136. Ainsi, au-delà des différences culturelles, il y abien une continuité politique entre orient et occident : Louis XIV porte d'ailleurs de l'intérêt à la politiqueorientale LP 37, et « tous les gouvernements européens sont monarchiques » LP 102 qui risque de dégénéreren despotisme, une tentation permanente de la monarchie dont il sera la perversion. L'Europe est moinsmarqué par lui mais seulement grâce à un « hasard heureux » LP 131, la naissance de la République enGrèce. Dans son économie, la monarchie de LSXIV ressemble au sérail car elle repose sur le même régimede gratifications, obligeant à dissimuler ses pensées derrière les apparences, et dans son devenir puisque celane peut que se maintenir après un régicide, le meurtrier prenant la place de l'ancien (LP 103) : le régent ferarenaître le spectre du despotisme par l'exil du parlement de Paris LP 140, et l'entropie sociale qui suit ladébâcle financière de Law DP 146. Cf LB ; Le despote oriental et le monarque français n'exercent pas ladomination de la même manière même si il y a des similitudes. La misogynie ne disparaît pas non plus avecl'interdiction de la polygamie et la mutilation peut prendre bien de formes (on peut se couper la languecomme les Chartreux). Mais la force peut être insuffisante et le pouvoir doit alors remplir le monde desa présence symbolique pour perdurer et maintenir la terreur. D'ailleurs, non seulement le roi utilisel'imaginaire symbolique, mais le pouvoir monarchique est aussi mis en perspective avec le pouvoirreligieux puisque le pape est lui aussi décrit comme un « autre magicien, plus fort que lui, qui n'est pasmoins maître de son esprit qu'il ne l'est lui-même de celui des autres ». LP24 Politique est religion sontenlacées dans la partie occidentale du livre surtout (Usbek relie la religion 114 et 117 à la politique 122)comme deux facteurs de la déperdition démographique.

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C) Croyances et religions au service du despotisme

1) Mensonges et dissimulations au service de la doxa :

- Le mensonge est un art de la dissimulation qui permet d'échapper au pouvoir d'autrui (cf la nouvelle« le mur » de Sartre) mais aussi de prendre le pouvoir sur lui. Or au sérail il est devenu « cet art parminous si pratiqué et si nécessaire » car c'est le royaume de la dissimulation (LP 63). Usbek s'en sert pouroccuper le temps de ses épouses, mais aussi auprès des autorités religieuses LP 16-17). Le mensonge estaussi omniprésent dans le monde des courtisans qui n'espèrent que les faveurs du roi et dans celui des dervissubordonnés au pape « quand ils sont en particulier, ils n'ont d'autre fonction que de dispenser d'accomplirla loi » LP 29. Le plaisir de l'auteur et du lecteur est de jouer le rôle de moraliste en révélant tous lesmensonges du monde. Et les personnages eux-mêmes tentent de débusquer les mensonges qu'on leur cache,ne serait-ce que par leurs questions. Mais la vérité du mensonge est amère : cf le discours del'ecclésiastique sur la prétendue « tranquillité de sa profession ». On peut aussi accuser autrui de mensongepour le culpabiliser : Usbek prête des mensonges à ses femmes notamment la vertu de Zachi : « vous vousvantez d'une vertu qui n'est pas libre » LP 20 mais cela révèle sa mauvaise foi, celle de celui qui réclame dela vertu d'une prisonnière. Celui qui ment est autant victime que celui à qui il ment.

- Simulation et dissimulation au sérail : l'artifice en Perse a une autre signification qu'en Occident car lavolonté de pureté et d'absolu s'allie avec son contraire, le mensonge délibéré. Le thème de la parure estomniprésent : « Nous nous présentâmes devant toi après avoir épuisé tout ce que l'imagination peut fournirde parures et d'ornements » LP 3. Femmes françaises et persanes sont comparées LP 26 : « au lieu de cettenoble simplicité et de cette aimable pudeur qui règne parmi vous, on voit une impudence brutale, à laquelleil est impossible de s'accoutume » : les uns sont pures car à l'abri de toute souillure et les autres choquent parleurs libres relations aux hommes. Aussi LP 34. Elles ont un rapport différent à la parure : les vieillescoquettes cherchent à paraître jeunes pour continuer à plaire en mentant sur leur âge (LP 52) alors que là ils'agit de conquérir le coeur de celui qui les tyrannise sans libre-arbitre : ce n'est pas une galanterie ludiqueentre égaux mais une guerre où l'un domine et l'autre refuse d'être dominé. Dans un cas c'est la comédiemondaine, dans l'autre c'est une tragédie domestique. La dissimulation est une lutte pour la maîtrise d'autrui.Le sérail idéal serait en effet celui où tout est maîtrisé, ne laissant plus de place à la vie intime, intérieure :« il lisait les pensées et leurs dissimulations … il savait toutes leurs réactions cachées et leurs paroles lesplus secrètes » 64. La nécessité de la délation n'existe que parce que le sérail est le règne de la duplicité :« la douceur, toujours contrainte de paraître, sortira du fond même du désespoir » 96. Il y a une telleantithèse entre le dedans et le dehors que l'auto-contrainte est permanente pour ne pas exprimer sessentiments. La transparence au sérail s'avère structurellement impossible malgré les efforts pour toutsurveiller car il y a trop de distance entre l'être et l'apparaître. Le grand eunuque noir donne d'ailleurs cesconseils à un nouveau venu : « Songe donc de bonne heure à te former et à t'attirer les regards de ton maître.Compose toi un front sévère ; laisse tomber les regards sombres ; parle peu … la finesse, la fraude, l'artificesont les vertus des malheureux comme nous ». C'est un système subtil de jeux narcissiques où l'art de plairene fait que dissimuler l'art de dominer dans les deux cas. Mon fait du contre-modèle persan un reflet etune caricature possible d'une société trop superficiellement policée.

- Les croyances profanes = Avant toute religion officielle, c'est toute la société qui se fonde sur un rapportde croyance et fait appel aux forces de la transfiguration, en allant de la vie quotidienne aux abstractionspolitique et philosophiques. Il s'agit d'interroger le fondement des valeurs auxquelles nous noussoumettons. Fait = donnée empirique observable dont on peut objectivement établir l'existence

Valeur (La valeur de référence) = réalité idéale ou transcendantes qui permet de juger comparativement de laréalité ou de l'action présent ; c'est l'étalon de mesure qui permet de donner sa valeur aux autres objets, par saqualité la rend digne d'estime ; mais un système de valeurs, même s'il érige un absolu relativement auquel lesobjets seront jugés, est lui-même arbitrairement déterminé par les hommes. Ce qui transforme un fait envaleur est une opération de totémisation par laquelle nous attribuons aux objets des pouvoirs magiques. Lescostumes, cannes, carrosses, chapeaux sont des valeurs en soi. L'opération magique qui transforme lesfaits en valeurs est une opération cachée, donc toute la société s'édifie sur un mensonge qui consiste àdonner l'illusion d'une valeur sacrée. Engendrer de fausse croyances consiste à donner une valeursupérieure ou transcendante à ce qui n'en pas. Ainsi les femmes moscovites désirent être battues car c'est pur

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elle une manière d'être reconnues par leur mari, une preuve qu'on pense à elles : elles « ne peuventcomprendre qu'elles possèdent le coeur de leur mari s'il ne les bat comme il faut » (LP 51). La soumissionest ici tournée en dérision comme obéissance à une règle absurde, par coutume ; le mari contrairementaux Perses qui la dissimule, présente sa femme aux étrangers (dans les deux cas par orgueil) pour qu'onl'embrasse alors que « elle ne peut regarder un homme sans que son mari ne l'assomme ». Alors que lecontrat de mariage stipule qu'il ne doit pas la fouetter, la coutume l'emporte et la femme désir être battue…Ne pas battre sa femme est donc un signe d'indifférence. On est dans le paradoxe perpétuel dans cetteinvention d'une coutume idiote. De même l'anecdote de la veuve indienne qui désire s'immoler par le feu esttraitée sur un mode ludique pour remettre en question cette coutume : « il ne sera pas seulement permis àune pauvre femme de se brûler quand elle en a envie ? »/ « ma tante, ma mère etc se sont bien brûlées ? » Unjeune bonze la défend mais il lui apprend qu'elle rejoindra son mari dans l'autre vie pour un second mariage,ce qui décourage la femme car un paradis où l'on retrouve un mari insupportable est plutôt un enfer… Lecombat des femmes commence avec elle LP 125.

- La première arme du despote est de se rendre intouchable, inaccessible ; il est partout et nulle part à lafois ; contrairement au monde parisien où tout est livré à la vue, l'espace du sérail est un monde retranché,clos sur lui-même ; il se ferme sur « des portes fatales qui ne s'ouvrent que pour U » (LP 2). Les princesd'Asie déploient une « puissance invisible » (LP 103) qui fait du pouvoir un monstre sans visage. Mais si ilne se voit pas, par contre il voit tout : son regard est omniscient. Les eunuques sont les yeux de U, restenttapis derrière les portes pour espionner ses femmes : « il lisait leurs pensée, leurs dissimulations ; leurs gesteétudiés, leur visage feint ne lui dérobaient rien ; il savait toutes leurs actions les plus cachées et leursparoles les plus secrètes » LP 64. La présentation des nouvelles esclaves passe d'ailleurs par le déshabillage :« elle rougissait de se voir nue, même devant moi » dit le grand eunuque (LP 79) ; le corps mis est à nu estpossédé par le seul regard de l'autre, d'autant qu'il est réduit à l'état de chair sans identité.

TR : Contre le dogme il n'y a que le travail de la raison : les questions et les dialogues sont déjà uncheminement vers la vérité ; ce qu'Usbek attribue au début à l'égarement de sa raison n'est en fait quel'égarement de la croyance : « LP 16 : « Je sens que ma raison s'égare ; ramène la dans le droit chemin ».D'ailleurs U fera l'éloge des savants et des philosophes qui « ont débrouillé le chaos et ont expliqué par unemécanique simple l'ordre de la nature divine » LP 97. La raison doit donc relayer la croyance dansl'explication de la nature pour éviter l'aveuglement de la doxa. La métaphore du droit chemin peut alors êtreappliquée à la raison : « « ils suivent dans le silence les traces de la raison humaine » LP 48. Mais le proprede la religion n'est-il pas de s'ériger en nsavoir afin de justifier son pouvoir ?TR = La religion peut être présentée comme un pure rhétorique qui induit la croyance « si quelques hommesdivins avaient orné les ouvrages de ces philosophe de paroles hautes et sublimes » LP 97. P. 228.

2) La religion comme moyen de soumission :

Mon commence les LP par une allusion religieuse : « nous n'avons séjourné qu'un jour à Com. Lorsque nouseûmes faits nos dévotions sur le tombeau de la vierge qui mit au monde douze prophètes » donc les deuxpersans font un double pèlerinage : en Europe pour « aller chercher laborieusement la sagesse » (celle de laraison) / à Com où la foi les retient (seulement) un jour, démontrant l'antériorité du religieux sur le politique,la première plus facile à régler que le problème politique (Voltaire « Ecrasez l'infâme » / Montes « Apaisez lepolitique »). * Il faut distinguer le phénomène religieux des multiples religions qui en sont la manifestation : c’est le seulmoyen d’établir une définition universelle du religieux sans entrer dans le débat de savoir si telle religionvaut mieux que telle autre (Il y a des similitudes religieuses soulignées LP 35. La religion juive est la mèredu christianisme et du mahométisme : « un vieux tronc qui a produit deux branches » LP 60). On secontentera, philosophiquement parlant, de constater leurs paramètres communs, leurs causes et leurs effets, etsurtout, leur rapport à la raison.- Or, la nature ou la fonction du religieux est de relier (relegere) les hommes, non seulement à un êtretranscendant qui les dépasse (Dieu), mais aussi entre eux, au sein d’une communauté culturelle ; la religionprocède donc d’un double mouvement, l’un vertical/ d’élévation vers le sacré, l’autre horizontal / defédération d’un lien social. L'un des correspondants de Usbek souligne le caractère inhabituel de l'allianceentre deux princes de religions différentes : « le tzar est le seul des princes chrétiens dont les intérêts soientmêlés avec ceux de la Perses parce qu'il est ennemi des Turcs comme nous », c'est donc seulement parce

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qu'ils ont le même ennemi politique que les deux religions peuvent s'associer. (LP 51). En ce qui concerne larelation au domaine du sacré, càd à toutes les réalités qui sont séparées du monde profane ordinaire, lareligion relève à la fois de la croyance et de la foi. Dieu est par définition un être transcendant ettriplement infini (entendement, pouvoir, bonté), qui est à lui-même sa propre cause, et qui permetd'expliquer tout ce qui est sans avoir besoin lui-même d'explication. Se réclamer du pouvoir divin revientdonc à posséder un pouvoir sur les hommes. On fait des individus des êtres ex nihilo, qui sont nésesclaves : « souviens toi du néant d'où je t'ai fait sortir » (LP 2), ce qui peut être aussi une allusion au pouvoirde Dieu de tirer toute chose du néant ou de l'y renvoyer, ce qui fait du despote une sorte de Dieu et de Dieuune sorte de despote. RQ : Une fois rhabillée la femme est cachée comme si elle redevenait un trésor sacrémais c'est un sacré de possession, auquel il ne faut pas toucher car un seul homme a droit d'y toucher et parceque c'est un objet immanent, pas transcendant, cela réaffirme non l'infériorité de l'homme à Dieu mais de lafemme à l'homme : « dès que je l'eus jugée digne de toi, je baissai les yeux, je lui jetai un manteau écarlate »(LP 79).Toute la pratique religieuse est désacralisée dans les LP : Tout doit être ramené à hauteur d'homme, il n'ya pas d'autre vérité que celle qui peut être conçue par l'esprit humain (vérité révélée # rationnelle, Pascal #Descartes). C'est 5 ans plus tard LP 97 que la désacralisation sera menée à son terme : les philosophes sontdevenus au moins les égaux des prophètes, le Coran n'est qu'une vérité banale où l'on « trouve souvent lelangage de Dieu et les idées des hommes ». Le profane est le lieu du réel alors que la sacré est mondeparallèle imaginaire. « Tu renonces par avance de comprendre, tu ne te proposes que d'admirer » LP 97.

- Croire # savoir. La lettre 10 appelle le premier débat moral et la première attaque contre les clercs « qui medésespèrent avec leurs passage de l'Alcoran : car je ne leur parle pas comme vrai croyant, mais commehomme », déjà l'opposition croyance/ raison, le Livre / les livres, le ciel / la société. Il y a croyance à partirdu moment où l’esprit adhère à une opinion sans avoir de preuves objectives et rationnelles ; c’est pourquoion l’oppose traditionnellement à la notion de savoir, càd à une connaissance qui s’accompagne dedémonstrations et d’expériences, l’homme cherchant à expliquer logiquement les phénomènes quil’entourent. Toute religion présuppose un saut qualitatif , au-delà de la raison. La croyance consiste à tenirpour vrai ce qui n’a pas (encore) été prouvé. Or, la plupart du temps, quand je crois, je ne sais pas que jecrois et « savoir que l’on croit c’est déjà ne plus croire » (Alain) puisque cela reviendrait à postuler que macroyance est relative, n’étant qu’une croyance contingente parmi d’autres, alors que le fait de croire impliqueau contraire l’élévation de cette croyance à une certitude; la caractéristique de la croyance est donc de ne pasêtre consciente d’elle-même en tant que telle et de ne pas laisser de place au doute ; je ne sais pas que je croismais je crois savoir ce que je crois. De plus, je crois parce que je désire croire, il s’agit là d’une postureintellectuelle qui n’a pas besoin d’autres justifications qu’elle-même : si la croyance repose sur une auto-justification permanente, aucune réfutation extérieure ne saurait y mettre fin ; elle n’obéit pas à la logique dela raison mais à celle du désir, qui se donne toujours de bonnes raisons de persévérer, sans pour autant avoirraison. En effet, le langage religieux ferme la pensée au lieu de l'ouvrir (cf mythos et non logos), il cherche àfrapper les esprits pour décourager le doute. La lettre 16 est l'occasion d'un pastiche du style persan pourmontrer que la religion n'est pas qu'un pbl d'idélogie mais aussi de forme du discours : les textes sacrés sontdes textes non de Dieu (# le Coran est considéré comme une dictée surnaturelle émanent directement deDieu, ce qui rend difficile son interprétation) mais des textes d'hommes avec qui jouent les hommes, lareligion n'émane plus de Dieu c'est une création de l'homme comme la politique ; il faut donc repenser lareligion et Dieu au bénéfice de l'homme, conçu comme un être social destiné au bonheur ici-bas. La prièred'Usbek au « divin Mollak » souligne la distance entre les clercs et les laïcs dans toutes les religions : ilreçoit une réponse irritée, les foudres d'une parole surplombante, méprisante et dogmatique : la différence deton est évidente. La colère cléricale parle par paraboles, fables par opposition à « votre vaine philosophie »,l'image appelle l'hommage et accouche de preuves absurdre. On peut difficilement remettre en cause ce quel'on ne peut comprendre ou ce qui est exprimé dans une langue supérieure. « Vous ne savez point l'histoire del'éternité » LP 18. la 1ère lettre sur la religion adressée à un laïc (35) changera d'ailleurs de ton : plus depastiche du style oriental ni de référence à l'orthodoxie religieuse (équivalent religieux de la grande lettre 80sur la politique). Dieu veut le bonheur des hommes (46) mais aussi leur liberté (69) comme le précise lagrande lettre métaphysique sur la nature de Dieu, il refuse la prédestination et ne joue pas avec les hommes.

D'abord il désacralise en décrivant la religion chrétienne selon les schémas musulmans : le pape est « unmoufti qui ne raisonne pas si mal », les moines sont « dans un couvent de dervis » 57, la Bible est « l'Alcorandes chrétiens », le carême est une forme de « rhamazan » 29, et la religion chrétienne une « superstition

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européenne » ce qui prouve que chaque religion n'est qu'une croyance parmi d'autres du point de vue dulecteur, mais que du point de vue des personnages, seule la leur est véritable, puisqu'ils lisent celle des autrespar rapport à la leur ; ce qui peut être à double tranchant : soit ramener l'autre au même permet de trouver despoints communs, des valeurs partageables, soit cela risque de provoquer une assimilation forcée qui ramènetout à sa propre valeur référentielle. Ensuite il désacralise en démystifiant certaines croyances au regardde la raison universelle. Ex : l'impureté du cochon (LP 18). La question est de savoir ce qui fait la pureté oul'impureté des choses (viandes, corps vivants ou morts), distinction qui engendre la notion de souillurelaquelle conduit au rejet de l'autre car il ne pratique pas les mêmes rites de purification (15). La lettre 16s'adresse pour la première fois à un religieux mais elle est préparée par la 15 = rigide profession de foimusulmane du premier eunuque selon qui l'Europe n'est que souillure. Ici la religion sépare au lieu d'unir caril y a les purs et les impurs : hors du sérail point de salut, ce qui décline encore le modèle de l'isolementdespotique par opposition à la sociabilité des Troglodytes ou une humanité tournée vers autrui. La raison d'Ului dicte une explication empiriste, c'est la vue ou l'odorat qui désigne une chose comme impure donc ontouche au relatif et non à l'absolu. Il s'agit en fait d'inventions humaines érigées en révélation. La Bibledevient un lieu de rivalité où « les hommes de toutes les sectes font des descentes et vont comme au pillage »134. Entre les confessions religieuses, la rivalité peut dégénérer en guerre 85.

- En témoigne le concept de vérité révélée : c’est l’action par laquelle Dieu communique aux hommes l’idéede son existence et de certaines vérités inaccessibles par les voies classiques de la raison, comme un discoursde Dieu sur lui-même, mais en nous. Puisque Dieu s’est révélé à l’homme, c’est qu’il existe, cette découvertese fait à l’initiative de celui qui se révèle ; mais cette révélation semble se présupposer elle-même : pourcroire ce qu’elle dit, il faut croire ce qu’elle est (une révélation), or ce qu’elle est nous est donné à partir dece qu’elle dit… Cela ressemble à un raisonnement circulaire, une pétition de principe où, pour accepter lecontenu du message divin, il faut déjà se trouver en position de croire. Mon remet en question laprétention du christianisme (en particulier du catholicisme qui veut dire « totalité ») à détenir la seulevérité et observe des ressemblances avec l'islam : « je vois partout le mahométisme, quoique je n'y trouvepoint Mahomet » LP 35. La diversité des pratiques montre aussi que certains dogmes ne sont que desproduits de l'imagination comme la croyance sur la fécondité des peuples LP 119. Usbek souligne larelativité des pratiques du fait de leur grande variété : « il faut choisir les cérémonies d'une religion entrecelle de 2000 » 46. L’incarnation de cette croyance aveugle et circulaire est le dogme, que l’on retrouve dans toutes les religionsmonothéistes : il s’agit d’un point de doctrine jugé indiscutable (ex : l’immaculée conception) car tenter del’expliquer rationnellement, ce serait encore une fois introduire une exigence rationnelle qui détruirait lacroyance de l’intérieur ; on préfère donc s’y soumettre plutôt que d’y renoncer : « c’est pensée agenouillée etbientôt couchée » (Alain). La religion s'impose alors comme pour combler le vide institutionnel etcomme une norme supérieure au pouvoir : Usbek l'invoque régulièrement comme autorité (LP 16-17, 35,39, 93) et elle demeure au service de la politique. La lettre 24 trouve dans les dogmes chrétiens les mêmessupercheries que dans la politique financière de Louis XIV. C'est à de semblables manipulations sur lenombre et la nature des choses qu'on assiste. Roca associe la religion à la crédulité : : « tu es juif et je suismahométan ; c’est-à-dire que nous sommes tous deux bien crédules ».Il compare même religion etsuperstition « des craintes ridicules et au lieu de s'appuyer sur la raison, ils font des monstres qui lesintimident ou des fantômes qui les séduisent » (lettre au médecin juif 143). Les mystères de la Trinité (Dieuétant à la fois le Père, le Fils et le St Esprit) et de la transsubstantiation (le pain et le vin devenant le corps etle sang du christ) sont des mensonges allant à l'encontre de toute logique. La lettre 29 désigne le pape comme« une vieille idole qu'on encense par habitude » mais qu'on « ne craint plus », et son pouvoir laisse pourtantdes traces par exemple dans le droit français « créant un nouveau genre de servitude » LP 100. Ladomination religieuse est donc plus diffuse que la domination politique mais il n'existe aucune secte « qui neprescrive l'obéissance et ne prêche la soumission » LP 85. 4 correspondants ont des fonctions religieusesce qui garantit une forme de dialogue : Mehemet-Ali (le seul à écrire une lettre, polémique qui le renvoieau texte sacré et cite un passage obscur, ce qui le discrédite), mollak gardien des 3 tombeau à Com,Gemschid, dervis au monastère de Tauris (capitale de l'Azerbaïdjan) et cousin d'Usbek, Hassein, dervis de lamontagne de Jaron, frère d'U, santon au monastère de Casbin. Ils contribuent au pittoresque du roman maissont surtout destinataires de questions sur les dogmes : le pur et l'impur en ce qui concerne les prescriptionsalimentaires LP 16, le jeûne 123, la confrontation entre lumières de la raison et lumière divine 97, lasimilitude des rites dans les différentes religions 35. Haggi Abi est un correspondant qui a fait le pèlerinage à

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la Mecque et qui a écrit une lettre au prosélyte Ben Josué où il raconte le naissance de Mahomet et les signesassociés (LP 39). Nathanaël Levi est un médecin juif rencontré par Rica à Livourne, lequel lui répond à laquestion des amulettes et des talismans (LP 143) : il avoue ne pas pouvoir se détacher de ces croyancesmême si il reconnaît que le pouvoir de ces objets n'est pas prouvé rationnellement.Dans la lettre 39 à un juifconverti, le musulman Ibbi veut le persuader à la vérité de la « sainte loi » et de la « mission divine » dont leprophète a été investi. On souligne l'aspect merveilleux de l'enfance du prophète par la poétisation du récit etles prosopopées des éléments naturels. Cela prouve que le prosélytisme est la finalité première du discoursreligieux : la lettre 49 blâme les missionnaires car on se dirige alors vers le fanatisme dès qu'on cherche àimposer sa religion à d'autres : « voilà ce qu'on appelle de belles colonies ! ». Les clercs (seuls intermédiairesreconnus entre Dieu et les hommes, entre le Ciel et la terre) cherchent à convertir, c'est leur fonction (LP61) : « cela est aussi ridicule que si on voyait les Européens travailler, en faveur de la nature humaine, àblanchir le visage des Africains ». L'esprit du prosélytisme peut devenir esprit d'intolérance LP 85. La quêtede la pureté mène droit au fanatisme : il est plus dangereux de croire en une religion « qui se fait préférer àtous les intérêts humains et qui est pure comme le Ciel, dont elle est descendue » 75. On constate alors larépression violente de toute insoumission sous l'Inquisition LP 29, l'expansion par les armes dans les guerresde religion LP 85. Les moines, sous la figure des chartreux 82, ermites 93, ou dervis sont taxés d'inutilité carretirés du monde (le mollak vit dans des tombeaux 16), tenus responsables de la dépopulation pour s'être« voué à une continence éternelle » 117, « société de gens avares qui prennent toujours et ne rendentjamais », entravant la (re)production (cf LB). Il y a donc un anticléricalisme motivé par l'actualité. La bulledu pape contre les protestants est un exemple de confusion entre le religieux et le politique, entre le pouvoirtemporel et le pouvoir spirituel, ce qui divise « toute la cour, tout le royaume, et toutes les familles » 24. Le pape et les évêques ont pour seul rôle hypocrite d'accorder des dispenses (24, 29) ; les moines nerespectent pas leur vœux et ne pensent qu'à s'enrichir (57) ; les épistolaires son révoltés par les injusticesprovoquées par l'Inquisition (29), les Arméniens chassés de Turquie ce qui évoque la situation des protestantsfrançais (85) ou la bulle Ingenitus du pape contre eux (24), qui aura des effets à long terme « On parletoujours ici de la constitution » p. 235. la suite de la lettre est une satire de Fleury, devenu précepteur dudauphin, qui avait écrit un mandement contre la bulle (51). Rica évoque les richesses et disputes de l’Églisecatholique ou encore le fossé entre les discours et les actes des chrétiens peu zélés (LP 46). Il ne faut pas nonplus instituer un clergé qui n'a d'autre passion que l'ambition tel le confesseur qui aimerait guider le futurLouis XV LP 107. Le premier eunuque qui est musulman met en garde un eunuque ayant accompagné Usbekde la souillure qui le menace à côtoyer ds chrétiens. C'est pourquoi U demande à un mollak (= mollah=théologien) une aide spirituelle au moment où il est confronté aux profanes turcs et où il réfléchit à l'idée depureté, il reçoit une réponse sévère et absurde (LP 15 à 18). Il ne comprend pas non plus l'ampleur desdisputes consécutives à la condamnation des jansénistes par le pape (LP 101).- Dans la superstition, qui prépare bien souvent à la croyance religieuse, on cherche à donner unesignification surnaturelle à un phénomène naturel, jusqu’à faire un mauvais usage de la causalité (tel passagede comète explique tel meurtre), plutôt que de renoncer à ce qu’il y ait un sens et affronter le sentimentd’absurdité : les superstitieux représentent à l’origine ceux qui prient pour que leurs enfants survivent(superstes= survivant), jusqu’à voir des signes là où il n’y a que des faits. Ainsi, la superstition fait régresserle religieux vers l’illusion et le mythe : « La religion honore les Dieux, la superstition les outrage »(Sénèque). La superstition est le désir d'interpréter un fait naturel comme un signe surnaturel par unmauvaise usage de la causalité donc elle prépare le terrain à la croyance religieuse qui interprétera tous lesfaits naturels comme des signes de l'existence de Dieu. La magie enveloppe la religion et la poltiique car leroi et le pape excellent tous deux à faire croire ce qu'ils veulent, et le roi croit lui-même le pape ce quiengendre certains désordres (la bulle Ungenitus), le pape « chef de chrétiens » est même défini en 29 par lasoif de pouvoir et d'argent comme le roi en 24. Mais s'il suffit de les soumettre à l'épreuve de la raisonlogique pour s'en libérer : « pour s'assurer qu'un effet, qui peut être produit par cent mille causes naturelles,est surnaturel, il faut avoir auparavant examiné si aucune de ces causes n'a agi ; ce qui est impossible » LP143. Ces discours ne remettent pas en cause l'existence de Dieu mais dénoncent les abus. L'idéal religieuxressemblerait au déisme, pratique religieuse personnelle qui ne différencie pas les croyances et sans rites.Dans la lettre 46 où il est question de rites religieux, U conclut son raisonnement par une prière énoncée parun homme qui ne sait plus comment prier (« je voudrais vous servir selon votre propre volonté » et « lemeilleur moyen est de vivre en bon citoyen ») et les images choisies révèlent l'absurdité des lois humainescherchant à traduire les lois divines : ainsi il est offensant de manger du lapin « l'un parce que cet animal étaitimmonde, l'autre parce qu'il était étouffé, l'autre enfin parce qu'il n'était pas poisson ». Les rites religieux

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n'ont aucun caractère divin : « ils instituèrent des fêtes en l'honneur des dieux » 12. Ils ne sont que desaccessoires institutionnels indifférents à Dieu (17). D'ailleurs le rite n'est qu'une enveloppe extérieure quin'empêche pas l'affranchissement intérieur : Usbek est à la fois musulman, il le restera dans la forme, tout enquestionnant certains dogmes sur le fond (LP 97 associe respect ostentatoire de l'orthodoxie et affirmationsirrévérencieuses).- Certainement, le dogmatisme est aussi le point de départ du fanatisme : il s’agit alors, mû par la croyanceaveugle à un dogme, d’un comportement intolérant à toute opinion contraire (fanaticus= le serviteur dutemple). L’Église pratique une sujétion spirituelle qui est plus ou moins aliénante selon le lieu où elles'exerce (29). Lors d'une visite à Notre Dame Usbek rencontre un ecclésiastique qui lui confie qu'une« certaine envie d'attirer les autres dans nos opinions nous tourmente sans cesse et est pour ainsi dire attachéeà notre profession » (61). Cf l’Inquisition et les condamnations pour hérésie de tous les non-catholiques. Dans la lettre 29 Rica exposela pratique de l'Inquisition en Espagne et au Portugal. Rica, ne maîtrisant pas les codes, utilise unvocabulaire neutre qui peut surprendre : les inquisiteurs sont des « dervis qui n'entendent point raillerie »(euphémisme), les chapelets sont des « petits grains de bois », St Jacques de Compostelle « une provincequ'on appelle la Galice » ce qui leur ôte leur caractère sacré et montre que les condamnations sont prononcésà partir d'éléments dérisoires et reposent sur des pétitions de principes puisque « ceux-ci le présumenttoujours coupable » (cf l'autodafé de Candide de Voltaire) et la facilité avec laquelle on peut détruire unhomme : « font brûler un homme comme de la paille » « brûler comme un hérétique ». Il n'y a pas deprésomption d'innocence dans le droit religieux, contrairement au droit civil donc les valeurs chrétiennesd'amour et de charité sont ignorées car on ne se base que sur des intérêts personnels. On entend des témoinsdouteux alors que les accusés ne sont pas entendus. On perçoit son indignation à travers « pauvre diable ».L'ironie déconstruit l'intolérance religieuse dans sa justification de l'intolérance. En même temps qu'ilcondamne l'intolérance de l'Inquisition, MO rappelle que le christianisme a pu faire reculer l'intolérance surcertains continents comme le souligne la LP 60. Les chrétiens font valoir qu’ils furent persécutés par lespaïens, mais aujourd’hui ils se comportent en païens en poursuivant ceux qui ne pensent pas comme eux ; lemaître des chrétiens, le Christ, a toujours donné l’exemple d’un comportement contraire à celui despersécuteurs, qui pourtant se réclament de son nom. L’Inquisition occupe peu de place dans les réflexions deMontesquieu, mais ce qu’il en a dit retient beaucoup l’attention aujourd’hui, puisqu’il en parle surtout dansun texte érigé en classique de l’enseignement académique : la « Très humble remontrance aux inquisiteursd’Espagne et de Portugal » (EL, XXV, 13). De même, la lettre 35 ouvre un autre grand débat religieux : lespeuples privés de révélation sont-ils damnés ? (cf controverse de Valladolid) : les théologiens lisent en Orientleur propre certitude de posséder la vraie foi exclusivement, ici christianisme et mahométisme sont desreligions à vocation hégémonique qui tombent d'accord pour lire chez l'autre « les semences » aveugles de laleur propre vérité. - Dans ce texte, la critique de l’Inquisition est inséparable d’un plaidoyer en faveur de la tolérance. Ricaexalte la tolérance orientale qui défend la religion par les seules armes de la vérité sans recours aux moyensviolents : il récuse l'image d'un dieu « comme un être qui fait un exercice tyrannique de sa puissance » 83 (àopposer aux « remèdes violents » de l'empire turc 19). La France du XVIIIe siècle, on le sait, n’aime guèrel’Espagne, et Montesquieu partage l’antipathie de ses contemporains. Elle se manifeste déjà dans les Lettrepersanes (75 [78]), où l’Espagne est l’objet d’un tableau au vitriol, à peine tempéré par la relativisation de lapéroraison. Or l’Inquisition apparaît, au cœur de cette impitoyable fresque espagnole, comme une sorted’atavisme ibérique : « Les Espagnols qu’on ne brûle pas paraissent si attachés à l’Inquisition, qu’il y auraitde la mauvaise humeur de la leur ôter ». L’hypocrisie de cette institution, qui « ne fait jamais brûler un Juifsans lui faire ses excuses » (ibid.), s’accorde parfaitement avec le tempérament ibérique, dont la haine desJuifs est manifestement, pour Montesquieu, un trait saillant. Il dénonce aussi l'hypocrisie de la religion engénéral comme masque de l'intérêt (LP 75). avant de faire la satire de la dévotion espagnole. Nous savons enréalité que l’Inquisition fut voulue par les papes qui désiraient organiser efficacement l’éradication deshérétiques. Le traité de Paris et le concile de Toulouse (1229) en sont véritablement l’origine. Mais auXVIIIe siècle, l’ultime forme vivante de l’Inquisition catholique est celle d’Espagne et de Portugal, fondéeen 1478 sous le nom de tribunal du Saint-Office et liée au souvenir sinistre de Torquemada. Tous les auteursdu siècle des Lumières, quand ils traitent de l’Inquisition, pensent donc à la péninsule ibérique. Enfin,l’Inquisition est animée d’un esprit profondément corrompu, qui viole la nature même. Dans un article de sesPensées (no 898), Montesquieu note, à partir d’un ouvrage de l’abbé de Bellegarde, que de grandsinquisiteurs n’ont pas hésité à promettre une amnistie générale aux hérétiques, pour mieux les attirer dans un

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piège les conduisant au bûcher. On ne peut lire ces récits, conclut-il, « sans sentir dans son cœur de latristesse ». Il y a bien une forme d'incompréhension voire d'intolérance entre les religions.

- Enfin on désacralise en soumettant le discours théologique lui-même à l'épreuve de la logique .Audemeurant, la théologie (science de Dieu) a bien tenté de réconcilier la raison et la foi en recherchant descauses logiques de l’existence de Dieu et de ses actes mais elle répond sans écouter et trouve sans chercher,les clercs « n'approchent pas de plus près « la vérité (18) : elle ne fait rien comprendre, elle veut juste fairecroire en prenant les apparences d'un raisonnement logique. D'ailleurs la discussion sur Dieu et la Justice 69et 83 réfutera l'inconnaissabilité de Dieu et niera l'incompatibilité entre raison et religion. Par exemple, lapreuve ontologique (preuve a priori) chez St Anselme ou Descartes qui veut déduire l’existence de Dieu deson essence (puisque Dieu est infini, il possède tous les attributs, dont celui d’exister) ; ou la preuvephysicothéléologique (a posteriori, par les effets) qui déduit l’existence de Dieu de l’ordre régnant dans lanature (un monde aussi parfait ne peut avoir été créé que par une être parfait). Les disputes théologiquessont comparées à une forme d'asservissement politique : : « nous troublons l’État, nous nous tourmentonsnous-mêmes pour faire recevoir des points de religion qui ne sont point fondamentaux » p. 157 d'où lacomparaison avec d'un conquérant de la Chine qui provoqua la révolte à vouloir « obliger à se rogner lescheveux et les ongles » p157. Ainsi le prosélytisme religieux déstabilise l’État puisqu'il tente d'imposer unereligion au détriment des autres, mais il plonge ses victimes dans un état de servitude car il force l'adhésion :« en Espagne et au Portugal il y a de certains dervis qui n'entendent point raillerie et qui font brûler unhomme comme de la paille ». 29. Théologie = « science du paradis ». Le discours religieux tire de lui-même sa propre légitimité : dans la lettre 18 du mollah, pour justifier le dogme de l'impureté, il demande àcroire à un récit insensé, donc une croyance est justifiée par une autre croyance. Feignant de faire l'éloge duCoran, U ose imaginer que « par un admirable caprice Dieu y avait dicté les paroles et que l'homme eûtfourni la pensée ». p 229. La lettre 101 reprend le même principe de déconstruction du discours religieux ducôté chrétien : U rapporte les paroles d'un théologien qui raisonne par argument d'autorité : « nous sommesdes juges infaillibles » car « le Saint Esprit nous éclaire » : d'où une circularité logique, une pétition deprincipe. Les théologiens sont donc accusés de bêtise et de fausseté : comme le « gros homme avec un teintvermeil » qui dit « théologiquement force sottises » 101. Le texte est incontestable parce que l'auteur l'est, etl'auteur l'est parce que Dieu l'est. Montesquieu répète dans L’Esprit des lois qu’il n’est pas théologien, mais« écrivain politique », et nous savons d’ailleurs le peu d’estime qu’il a pour les théologiens et pour lesmystiques, comme le prouve par exemple dans les Lettres persanes le passage où Rica visite la bibliothèqueSaint-Victor (LP, 128 [134]). N’attendons pas de lui, par conséquent, qu’il nous révèle « l’histoire del’éternité » ni la teneur des « livres qui sont écrits au Ciel » (LP, 17 [18]). Usbek reçoit de son ami Ibben unconte, l'histoire d'Aphéridon et d'Astarté, qui pose la question de l'amour et de la fidélité à la religionpaternelle. Il entame par ailleurs une réflexion sur la diversité des religions et aboutit à l'idée que lescroyances peuvent toutes avoir leur légitimité (LP 43s?). Il s'interroge aussi sur la nature de Dieu, laprescience divine et le libre arbitre, la liberté humaine en matière de morale (LP 69) et sur l'inconstance desprincipes moraux chez les chrétiens (LP 75) ou sur le suicide qui pose la question de la liberté humaine faceà la volonté de Dieu LP 76. Désarroi total de Ibben avec Usbek LP 77. Il y a en effet des contradictionslogiques inhérentes à la religion comme le problème de la responsabilité de l'homme face au péché : s'il etresponsable alors il a échappé à son créateur donc Dieu est omniscient mais pas omnipotent, s'il estresponsable du mal commis, Dieu est omnipotent mais pas d'une bonté infinie, puisqu'il a voulu le mal dansl'histoire humaine. L'inconstance des principes professés par le clergé permet aussi de cautionner au besoinl'esclavage LP 75.

CF Spinoza, dans le « Traité des 3 imposteurs » (à savoir les 3 prophètes des 3 grandes religionsmonothéistes) considérera la théologie comme une technique d’imposture : on fait comme si Dieu avaitcréé le monde de la manière la plus facile à concevoir ou à imaginer pour un esprit humain, comme si tousles êtres de la nature n’étaient que des moyens préparés à l’usage des théologiens par un autre être ; or, selonlui, Dieu se confond avec la nature, ce n’est pas un être séparé de sa création (panthéisme) ; tout ce qui existedans la nature est une façon d’être de Dieu. Dieu est donc une cause immanente et non pas transitive (passantpar des médiations) et il n’y a pas non plus d’effets qui soient extérieurs à lui ; bref, « tout ce qui est, est enDieu ». Cet immanentisme est un excellent moyen de penser un Dieu qui ne soit pas anthropomorphe, ni bon,ni jaloux. Dans les diverses manières de ne pas croire (athéisme, agnostique) on a pu ranger le panthéisme deSpinoza, qui confond Dieu et la nature en lui donnant une nature immanente (deus sive natura).

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Critique de l'anthropomorphisme de Dieu empruntée à Spinoza : « on a dit fort bien que si les trianglesfaisaient un Dieu, ils lui donneraient trois côtés » LP 59. Si l’on veut préciser les traits du Dieu deMontesquieu, il faut y faire la part de cette croyance à la fois minimale et centrale et des particularités qui s’ymêlent et la compliquent ; peut-être faut-il aussi essayer de pénétrer jusqu’à un imaginaire du divin : on yglisse de Dieu aux dieux, qui deviennent indifféremment les noms et les figures où se projettent les valeurs etles mouvements de la sensibilité. Selon un mémoire de son fils Jean-Baptiste, Montesquieu aurait écrit en1711 un traité où il voulait prouver que l’idolâtrie païenne ne méritait pas la damnation éternelle. Ce quiparaît en subsister dans les Pensées atteste la volonté d’articuler un discours sur Dieu, qui s’inscrit dans latradition de la « philosophie nouvelle » de Descartes et doit beaucoup à Bayle : l’idée d’un Dieu un,substance simple, inséparable de celle de la spiritualité de l’âme, opère une purification qui laisse toutefoistotalement obscure la question de ses attributs (Pensées, no 1946). cette critique de l’anthropomorphisme vade pair avec la représentation d’une humanité perdue sur une terre « atome subtil et délié, que Dieun’aperçoit qu’à cause de l’immensité de ses connaissances » (LP, 74 [76]). Ce Dieu est la cause première dumonde physique, dont les philosophes ont su trouver les « lois générales, immuables, éternelles » (ibid.), ilobéit lui-même à l’ordre du monde moral, à ces « lois de convenance » en quoi consiste la « justice » :« quand il n’y aurait pas de Dieu, nous devrions toujours aimer la justice » (LP, 81 [83]). Cette supposition,qui rappelle celle de Grotius, est de pure fiction, elle n’en suggère pas moins une possible inférioritéontologique de Dieu.

* Est-ce à dire que la foi est totalement incompatible avec l’usage de la raison ? Non et c’estprécisément la différence entre la croyance et la foi : la foi est plus et autre chose qu’une simple croyance,car même si elle traduit aussi un renoncement au pouvoir de la raison, ce saut est justifié par la raison elle-même : « Je dus abolir le savoir pour faire place à la croyance » (Kant). Il s’agit alors d’un engagement oud’une confiance (fides) qui nous invite à croire à des valeurs ou à des idées dont nous ne pouvons pas donnerune démonstration rationnelle. Chez Kant, la croyance en l’immortalité de l’âme et en un être parfaitconstituent 2 des 3 postulats de la raison pratique (avec la liberté) : c’est dire que la foi peut servir demotivation morale, dans des domaines où la raison ne peut pas donner de réponses satisfaisantes. Selon lui,on ne peut pas prouver ni que Dieu existe, ni qu’il n’existe pas ; cependant l’idée qu’un idéal régulateurpuisse nous inciter à devenir meilleurs, ou que nous ayons la consolante espérance de pouvoir parachevernotre mission dans une vie après la mort, peuvent être des motivations supplémentaires . Ainsi, la religionpeut être l’auxiliaire de la morale, au sens où la morale peut se continuer en foi religieuse ; a croyancereligieuse ne devrait être que le prolongement d’une espérance qui elle est morale : il faut qu’autre choseexiste, une valeur plus haute ; la religion est donc une conséquence possible de la réflexion morale. Parcontre la réciproque est fausse : ce n’est pas à la religion (surtout dans son contenu dogmatique) de dicter auxhommes leur conduite morale et la religiosité n’est pas une garantie de moralité ; on peut donc être unreligieux fanatique et inhumain, ou un athée vertueux …Seule l’intention morale (et non la conformité à undogme) permet de distinguer le Bien du Mal. La meilleure religion est ainsi celle qui invite à réfléchir, quienseigne la conscience morale et non les dogmes.. L’espérance morale part d’un désespoir théorique et lareligion aide ici à provoquer ce sentiment de déficience qui nous pousse à progresser et à créer des valeursque le réel ne fournit pas : « la religion est la connaissance de tous nos devoirs comme accomplissementsdivins » (Kant, « La religion dans les limites de la simple raison »). Pour transformer la croyance en foi ilfaut donc la soumettre au pouvoir de la raison morale, à défaut de pouvoir la soumettre à la raisonlogique. Seule compte la vertu morale et plus on tirera la religion vers la vertu moins on aura besoin declercs : Dieu lui-même se doit de répondre aux critères de justice que comprend la raison humaine (83).Seule la raison est capable de parler un langage universel...MO relativise la légitimité du dogme en plaçant l'utilité morale de la religion au-dessus de la croyance :« dans quelque religion qu'on vive, l'observation des lois, l'amour pour les hommes, la piété envers lesparents, sont toujours les premiers actes de religion » LP 46. Les Troglodytes faisaient d'ailleurs un usagevertueux et simple de la religion LP 12. Mais la religion, en plus de donner une vraie foi morale, peutaussi libérer : dans le cas d'Astarté, la libération viendra grâce au livre saint de la religion guèbre, qui estpassablement archaïque car la croyance intime est la seule chose sur laquelle le tyran n'a pas d'emprise. Il y aune part d'intimité irréductible. « Les religions contiennent des principes utiles à la Société » LP 85. L'idéalpour MO serait une religion naturelle qui se fonde sur la raison et qui se fonde sur des règles de justice,ignorant tout pouvoir transcendant : une religion spontanée présente dans les coeurs vertueux comme chezles Troglodytes : « la religion vint adoucir dans les mœurs ce que la nature y avait laissé de trop rude ». Le

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déisme, croyance en un Dieu garant du bien dont chaque homme a conscience, ne commande aucun dogmeni cérémonie : « tous les hommes seront étonnés d'être sous le même étendard », désir de syncrétisme c’est-à-dire de concilier les diverses religions qui rendrait inutiles les « divins exemplaires » (Bible et Coran). Lacroyance en la justice peut donc se substituer à la croyance en Dieu : « La justice est éternelle et ne dépendpoint des conventions humaines » LP 83. Il y a, pour empêcher la guerre de tous contre tous, « dans le coeurde tous ces hommes un principe intérieur qui combat en notre faveur et nous à couvert de leurs entreprises »(LP 83). Mais ce principe doit être soutenu par les institutions pour se maintenir. Venise est à la fois la villede nombreuses « mosquées » mais elle est qualifiée de « profane » : c'est une ville intermédiaire entre lesdeux mondes car on y trouve des mosquées mais pas d'eau vive pour se laver. Et faire les ablutions

* De ce fait, il y a une utilité sociale et politique de la croyance religieuse : non seulement elle révèle unecuriosité métaphysique, une prise de conscience de l’illimité, de la démesure de l’immensité cosmique, queles hommes ont en partage, mais il s’agit aussi d’un instrument fédérateur pour relier les hommes entre euxet établir des normes de conduite, que l’opinion ne parvient pas forcément à déterminer toute seule. Par exles premiers Troglodytes sont sans religion : et les malheurs qui les accablent ne vient pas d'un châtimentsurnaturel mais de la logique des relations humaines. C'est seulement quand deux hommes se distinguent parleur vertu que la religion apparaît : « vint adoucir dans les mœurs ce que la nature y avait laissé de troprude »12, la religion vient seulement s'ajouter aux autres facteurs de sociabilité. C’est pourquoi on peuts’autoriser une étude sociologique de la religion, où celle-ci sera définie par d’autres critères que la croyanceen des dieux ou en des êtres surnaturels (qui ne figurent pas dans les religions aborigènes par ex). Laréférence au sacré, qui est l’Autre par excellence, (plutôt qu’au divin) s’impose alors : « une religion est unsystème solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, càd séparées, interdites,croyances et pratiques qui unissent dans une même communauté morale appelée Eglise ceux qui yadhèrent » (Durkheim, « Les formes élémentaires de la vie religieuse »). Les choses sacrées sont laprojection des forces qu’elles incarnent et médiatisent, par opposition au profane ordinaire (leurs limitesrespectives varient et peuvent même s’interchanger selon les époques et les cultures) . Un groupe humainpeut faire l’expérience du « sacré de communion », dans l’effervescence d’une émotion collective forte,transport qui est vécu comme un premier contact avec le divin. Dans une 2ème phase, cette expérience initialese socialise, se rationalise, à travers certaines pratiques qui la structurent et la commémorent, afin derenouveler le lien social qui s’était alors forgé : de là naissent le « sacré d’ordre » et la religion instituée. Lacérémonie, par exemple, (qu’elle soit religieuse ou non) possède la vertu de rassembler des hommesdifférents au cœur d’un même projet, autour d’une même valeur structurante : « il ne peut pas y avoir desociété qui ne sente le besoin d’entretenir et de raffermir, à intervalle réguliers, les sentiments collectifs etles idées collectives qui font son unité et sa personnalité ». Ainsi la religion permet de créer du lien social etcontribue à la solidification du tissu social, en créant des relations de dépendance réciproque. N’oublions pasque la société est une réalité invisible, une totalité qui ne se réduit pas à la somme des individus : le religieux,en développant un discours sur l’au-delà par exemple, donne du sens au monde et peut nous rassembler au-delà de tout clivage.De plus, l'intérêt pour la religion se mesure non pas tant par la vérité de ses dogmes que par leurs effets dansla vie active. Les facteurs moraux pour expliquer la dépopulation sont prédominants : à la thèse d'uneopposition entre anciens et modernes émise par Rhédi (112), Usbek répond par une localisation de ladifférence des mœurs (114), lesquelles se trouvent influencées par la religion. Dans toutes les religions,l'enjeu principal est la conception du mariage : la polygamie, la continence forcée des eunuques ou desfemmes, l'interdit du divorce sont autant de pratiques qui influent négativement sur le taux de natalité. Ainsiles Catholiques symbolisent l'exemple repoussoir d'une culture latine improductive qui croit s'épanouir dansle repos d'un cloître en jouissant d'une fortune thésaurisée par l'église. Elle est considérée comme uneinstitution sociale et culturelle parmi d'autres, faisant partie des moeurs, donc tributaire de variablesphysiques et climatique aussi. Il ne fait qu'une phrase à Rica pour résumer les dogmes de la trinité et de latranssubstantiation du pape : « Tantôt il fait croire que 3 ne font qu'un, que le pain qu'on mange n'est pas dupain, ou que le vin qu'on boit n'est pas du vin, et mille autres choses de cette espèce » (LP 24). Coupés deleur contexte, du système symbolique dans lequel ils s'intègrent, ils redeviennent des données factuelles quin'ont plus de sens. Cela permet démontrer l'absurdité de la croyance. Il faut révéler l'entreprise demystification qui est à l'origine des institutions. C'est d'abord une mystification sociale : le monde décrit parles Persans est un monde d'apparence et d'illusion, de paraître, où l'on ne se confronte qu'à des signes ou dessymboles. Le monde parisien est n vaste théâtre et c'est dans la salle que se joue le vrai spectacle. La lettre 24

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fait du roi et du pape de grands « magiciens », maîtres dans l'art de l'illusionisme, et font croire dans leurstextes de lois que « un écu en vaut deux » ou « qu'un morceau de papier est de l'argent ». Le célibat dsreligieux pourrait par ailleurs être une cause de la dépopulation en Occident (LP 116, 117). Prenant acte de laforme cloîtrée de la vie religieuse (LP 93) il en déduisait pourtant l'origine naturelle de la société et lanécessité de fonder le droit sur la loi naturelle.

Mais ne devient-il pas trop souvent une continuation de la politique par d’autres moyens, une croyanceinstrumentalisée par le politique ? Faut-il considérer la religion comme un élément nécessaire à la viepolitique ? Ne faut-il pas lui poser certaines limites ?

* Religion et Politique* Il faut distinguer les lois politiques des lois religieuses, comme nous avons déjà distingué les loisreligieuses des lois morales. En effet, il y a une différence fondamentale entre un pouvoir politiques’appuyant sur la décision rationnelle des hommes à faire leurs propres lois, et le pouvoir religieux , censétraduire le commandement de Dieu, lequel s’appuie sur la volonté supposée d’une être transcendant, connuepar révélation ou par interprétation des textes. Confondre loi civile et loi religieuse, ce serait prendre lerisque de soumettre la vie sociale et politique d’un peuple à une religion exclusive et arbitraire, soumise à desinterprétations subjectives et à des croyances irrationnelles. La possibilité d’un état religieux risque donc depriver les individus de la liberté de ne pas croire ou de la liberté d’interprétation des textes sacrés. Onpourrait voir dans la religion, à l’instar de Freud, « la névrose obsessionnelle de l’humanité », (« L’avenird’une illusion ») càd la réactivation d’un mécanisme de défense qui pousse l’enfant à chercher protectionauprès d’une puissance paternelle, provoquant des sentiments ambivalents de crainte et d’admiration. Lafrustration du désir oedipien serait la cause de cette croyance religieuse, comme un besoin de consolationengendré par la privation. En ce sens, le comportement religieux ne saurait fournir un modèle de rationalitépolitique, pour aider les hommes à vivre ensemble, puisqu’il repose sur la soumission à un être jugésupérieur (comme la monarchie de droit divin). Car il faut bien distinguer la société de l’état politique.Même si Aristote définissait l’homme comme un « animal politique », faisant allusion à une sociabilité innéedont on trouve les prémisses à l’intérieur de la cellule familiale, un état politique est plus et autre chosequ’une société. Les sociétés représentent déjà un « vivre ensemble », reposant sur un consentement mutuel etla réunion d’intérêts communs ; mais cela ne suffit pas pour édifier un contrat social visant le bien commun.Autrement dit, tout Etat suppose une société, mais toute société n’est pas organisée ou rassemblée dansl’unité supérieure d’un Etat, avec des institutions, des lois, càd un cadre où chaque individu peut réaliser saliberté avec (et non aux dépens de) l’autre. Par conséquent, la religion peut constituer un ciment social, sanspour autant devenir une partie composante de la vie politique.* D’ailleurs l’autorité civile n’est appelée à modeler que le comportement externe de chacun d’entre nous etn’a ni le besoin ni le droit de s’ingérer dans les convictions spéculatives des citoyens. Une adhésionreligieuse n’est pas de l’ordre du dressage : elle suppose une conviction intime, laquelle est variable selon lesindividus. Autrement dit, le pouvoir politique ne doit pas intervenir dans le sentiment religieux : chacunest libre de croire ou de ne pas croire, dans l’intimité de sa conscience. Inversement –car il faut une contre-partie- la religion ne doit pas non plus s’immiscer dans les affaires publiques : car dire qu’une société ne peutpas vivre sans religion, cela reviendrait aussitôt à dire qu’elle ne peut vivre qu’avec une seule religion, celle-ci plutôt que telle autre.CF C’est à ce dogme de l’unicité religieuse que Bayle s’attaquera en forgeant le concept de tolérance civile :il s’agit en effet de tolérer au sein de l’état politique une pluralité confessionnelle. Les athées et leshérétiques ne mettent pas en péril l’ordre public et notre conscience a le droit d’errer et de se poser desquestions sur la légitimité ou non de telle croyance (droit de la conscience errante). L’essentiel est de pouvoirtrouver un accord foncier sur les valeurs de l’action : une orthopraxie (droite/action), faute de véritéorthodoxe. Bayle se réfère notamment au texte biblique et à son interprétation par St Augustin. Un maître demaison, raconte l’Evangile selon St Luc (Nouveau Testament), envois son serviteur chercher des invités pourparticiper à son festin, mais aucun ne veut venir : « Et le maître dit au serviteur : va par les chemins et parles haies, et contrains-les d’entrer afin que ma maison soit remplie ». or, St Augustin utilisera ce passagepour justifier les guerres de religion et les croisades de l’Eglise catholique. Bayle condamnera cetteinterprétation littérale du texte, mise au service des pires actions : « Tout sens littéral qui contientl’obligation de faire des crimes est faux ». La qualité morale de l’acte est le seul critère à retenir, autrementdit prêcher contre la raison revient à prêcher contre Dieu. Nul croyant ne peut concevoir de bonne foi qu’il

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plaît à son Dieu en exerçant une contrainte sur Autrui : « Il ne faut pas regarder à quoi l’on force en cas dereligion ; mais si l’on force, et dès lors que l’on force, on fait une très vilaine action et très opposée au géniede toute religion ». Par conséquent, c’est l’absence de tolérance qui suscite le plus de désordres, et nonl’absence de religiosité. Si l’on accordait le recours à la force aux uns, il faudrait l’accorder à tous et ce seraitrenoncer à la paix publique.La lettre 85 est l'occasion d'un plaidoyer en faveur de la diversité des religions au sein de l'état car c'estutile et positif, c'est un réquisitoire contre l'intolérance (Ls XIV a révoqué l'édit de Nantes en 1685, signé parHenri IV en 1598 et qui tolérait le culte protestant ; les persécutions et les dragonnades, avec la caissePélisson, provoquent des conversions forcées ou des fuites vers la Suisse, la Hollande ou l'Angleterre ; ilcondamne aussi les jansénistes de Port Royal à travers le pape en 1713). Ouverture du mahométan Usbekaux chrétiens. Cf Bayle. La lettre 60 montre les conséquences funestes de l'intolérance à propos de laquestion des Juifs : « pour aimer et observer [une religion] il n'est pas nécessaire de haïr et de persécuterceux qui ne l'observent pas » dit U Au contraire, un Etat qui accepte la pluralité religieuse aurait tout à ygagner : « comme toutes les religions contiennent des préceptes utiles à la société… Qu'y a-t-il de pluscapable d'animer ce zèle que la multiplicité ? » LP 85. U établit une différence entre ceux qui adhèrent à lareligion et ceux qui cherchent à la répandre (dogmatisme / fanatisme) : « le zèle pour le progrès de la religionest différent de l'attachement qu'on doit avoir pour elle » LP 60. Dans le LP 85 l'esprit de prosélytisme estregardé comme « une éclipse entière de la raison humaine ». D'ailleurs, à la différence de la couleur de peau,on peut changer de religion (argument de la contingence des lois culturelles # naturelles) ; autre argument :celui de la réciprocité : il ne faut pas faire autrui ce que l'on ne voudrait pas subir. Le mal répond au malcomme le bien répond au bien et c'est la lumière naturelle qui veut « que nous fassions à autrui ce que nousvoudrions qu'on nous fît » (EL X, 3). La société est donc autant faite de rapports de réciprocité que derapports de subordination : certaines lois doivent consacrer l'égalité, d'autres la hiérarchie et toutes serontlégitimes. « Voulez vous savoir si les désirs de chacun sont légitimes, examinez les désirs de tous » (XV, 9)ce qui est une interprétation quantitative de l'impératif kantien.

La lettre 85 nous éclaire sur la position de Mo en matière de religion : la religion devrait garantir, commel'indique son étymologie, la cohésion de la société sans entraver la liberté de chacun. L'histoire a montré quela coexistence de plusieurs religions n'était pas source de problèmes précisément parce que la religion« prêche la soumission » p. 207. C'est plutôt l'intolérance qui est source d'instabilité allant de la criseéconomique (due au départ de « tous les négociants et presque tous les artisans du royaume » p. 206 à laguerre de Religion et « ces n'est point la multiplicité des religions qui a produit ces guerres, c'est l'espritd'intolérance » p. 208.

Il y a donc bien des principes abstraits qui sont au-delà des particularismes communautaires : LP 35 et93. U croit en une « certaine politesse commune à toutes les nations » LP 48, comme en l'égalité universelledes hommes P 75. On doit obéir à des principes absolus même si ils ne sont pas révêtus du prestige de lareligion donc c'est la morale qui précède et conditionne la foi religieuse : « S'il y a un Dieu, il fautnécessairement qu'il soit juste (…) Ainsi quand il n'y aurait pas de Dieu, nous devrions toujours aimer lajustice … Libres que nous serions du joug de la religion, nous ne devrions pas l'être de celui de l'équité »donc la soumission à la morale est première par rapport à la soumission à la religion. Le pouvoir religieuxfait passer le croyant du statut d'homme soumis (qui obéit à Dieu et s'humilie face à la création) à celuid'opprimé par un pouvoir dogmatique et arbitraire, dès qu'il passe de la foi à la croyance aveugle ; onpourrait ainsi considéré que la foi engendre la soumission à des lois morales tandis que la croyancedoxique engendre la servitude. Contrairement à Rica, U lui restera prisonnier de ses préjugés mahometans.

TR : Ainsi, l'obéissance à des principes de justice n'est pas une soumission aliénante, une articulation entrepouvoir et devoir, elle consiste à « pouvoir faire ce que l'on doit vouloir et à n'être point contraint de faire ceque l'on ne doit pas vouloir » (EL, XI, 3). Etre libre n'est donc pas faire ce qu'on veut, mais faire ce que la loipermet et qui ne nuit pas à autrui. Dans ce cas, peut-on trouver un ordre social et une obéissance à la loi quine conduise pas à la servitude.

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III) L'UTOPIE DE LA LIBERTE

A) Une liberté absolue ou relative ?

1- De la servitude à la libération * On définit communément la liberté comme libération des contraintes extérieures : je suis libre lorsquej’affirme ma capacité de faire ce que je veux et de me soustraire à des influences extérieures. En ce sens, laliberté est l’absence d’obstacle à l’expression de ma volonté ; je suis libre quand je peux faire ce que jeveux. Il faut remarquer d’ailleurs qu’il est beaucoup plus facile de définir la liberté quand on ne la possèdepas que quand on la possède : tout comme le bonheur et la bonne santé, la liberté fait partie de ces valeursque l’on ne connaît vraiment que lorsqu’on en est privé, lorsqu’ils n’existent plus ; ainsi on a vraimentconscience de ce qu’est la santé quand on est malade et qu’on espère la retrouver ; on a vraiment consciencedu bonheur quand un malheur nous frappe ; de la même manière, un prisonnier sait ce que signifie laliberté : la cessation de la situation où il se trouve ; alors qu’un homme libre aura beaucoup de difficulté àdéfinir son état ; il sait seulement que s’il en était privé, la vie prendrait un mauvais goût. La liberté sembledonc supposer au départ l’aliénation et la servitude : si nous éprouvons le besoin ou l’envie de nous libérerc’est parce que nous étions d’abord contraints, enfermés par quelque chose, par une situation, et la libertéapparaît quand cette situation de contrainte disparaît, lorsque “ je ne suis pas empêché de… ”. En cesens, les obstacles à la liberté viennent en premier et c’est seulement après, à partir de ces obstacles quecette liberté peut s’affirmer. Les situations les plus douloureuses et les plus aliénantes n’enlèvent pas àl’homme sa condition d’existant libre, voire même la font ressortir. Plus une situation est oppressante, plusurgent est le choix, plus mes décisions d’existant donneront un certain sens à la situation. La liberté est donclibération d’un sujet par rapport à des objets qui le contraignent (le principal objet, mur auquel on seheurte étant Autrui) ; après cela “ la route est libre ”, on est “ à l’air libre ”, on a “ les mains libres ”, comme“ en chute libre ” : il y a indépendance par rapport aux forces extérieures (sauf la pesanteur).Lettres de U sur la liberté 69, 76, 85. En ce sens toute liberté est relative à une situation de nécessité dans laquelle elle vient s'inscrire carl'aliénation est première et c'est toujours relativement à une contrainte possible ou réelle que l'on se libère.Relativité de le liberté : en allant à la campagne les femmes espèrent y être plus libres. 47Zachi semble être la plus ardente de toutes et qui a le plus besoin de l'air du dehors : sur 3 lettres, 3 relatentsa sortir « à la campagne » (3 et 47). Elle n'arrive pas à accepter les interdits du sérail, plus que l'absence deson mari. On l'a trouvée seule avec Nadir, un eunuque blanc, elle s'est rendue coupable de « familiarités »avec son esclave Zélide LP 20. Donc elle s'offre clandestinement des plaisirs compensatoires. Elle exploiteles failles du système totalitaire. Elle incarne la liberté clandestine dans les marges. Zélis, elle, ne dissimulepas, c'est la seule épouse à être mère, à bénéficier d'un échange épistolaire avec Usbek (qui ne répond pasaux autres et n'est pas répondu par elles). Avec elle il discute de l'éducation de leur fille ou des malheurs deSoliman qui vient de voir la sienne répudiée car pas vierge le jour de ses noces. Elle ne cesse de leprovoquer, lui montrant qu'elle est plus libre que lui, que la jalousie est la marque de sa dépendance : « votreâme se dégrade et vous devenez cruel. Soyez sûr que vous n'êtes point heureux » LP 158. Elle avaitl'intention de demander le divorce en 1717, ce qui a été refusé par Usbek, au moment où il inaugure unepolitique répressive au sérail LP 148. Elle incarne l'indépendance d'esprit. Il y a un caractère second(artificiel) de la soumission : Rica rapporte les propos d'un philosophe occidental opposé à la soumissiondes femmes (LP 38 : « La Nature n'a jamais dicté une telle loi »). CF MO EL : les femmes « ont plus dedouceur et de modération ; ce qui peut faire un bon gouvernement, plutôt que les vertus dures et féroces »(VII, 17). Mais le problème est que plus on a de raison et d'humanité moins on tyrannise les autres et doncplus il est facile de nous tyranniser : la supériorité est alors la cause de l'infériorité. Ce n'est pourtant pas en Orient mais à Moscou qu'on voit les signes de libération ou d'une évolutiontout du moins : le tsar Philippe le Grand introduit du changement, il « a voulu tout changer » même la barbetraditionnelle du clergé russe orthodoxe : « Inquiet et sans cesse agité, il erre dans ses vastes Etats (…) et vachercher dans l'Europe d'autres provinces et de nouveaux royaumes ». (LP 51). C'est la liberté des femmesqui surprend d'abord Usbek en arrivant à Livourne (Italie). Soumission des hommes aux femme enEurope selon Rica : les femmes en général gouvernent et non seulement prennent en gros mais même separtagent en détail toute l'autorité » LP 107. le philosophe galant (probablement Fontenelle) qu'ilrencontre dit aussi : « ces avantages », à savoir plus de douceur, d'humanité et de raison, qu'ont les femmes et« qui devaient sans doute leur donner leur supériorité ». Car le pouvoir de la beauté est « universel » LP 38.

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Elles constituent « une espèce de république » solidaire et organisée, elles sont le ressort de la machineétatique 107. * Le libertinage est un autre moyen de se libérer : le latin « libertinus » désigne l'esclave devenu libre et lelibertin l'homme qui cherche la liberté par tous les moyens, pour son propre bonheur, souvent épicurien etathée, il se considère libre de penser et d'agir comme il lui plaît, il suit son penchant naturel. Les femmes deParis « ont perdu toute retenue » selon U (LP 26), le mari se trouve bafoué dans son autorité (LP86), ellesusent de leur charme pour obtenir des faveurs : « A Paris règnent la liberté et l'égalité » (LP 88). Ce sont lagalanterie et le badinage qui gouvernent tout jusqu'au plus haut sommet de l’État : « le feu roi absolumentgouverné par les femmes », « les femmes en général gouvernent » LP57. Le pouvoir des femmes : il y a unrôle primordial des requêtes féminines en faveur des promotions des jeunes abbés, de magistrats, de colonels« elles ont fait l'ornement de la cour des rois nos prédécesseurs … elles n'ont point rendu la cour moinscélèbre par leurs intrigues » 124. La promotion de la cour supplante la gloire militaire donc les femmes sontau centre de ce système de coterie. Tout homme qui a un emploi à la cour l'a obtenu par une femme(« présenter 5 ou 6 placets tous les matins » 107).

* C'est l'espace de la lettre qui exprime le mieux la liberté intérieure : « Le commerce épistolaire, parcequ'il institue une logique de l'échange et qu'il lui donne la forme comique, est la négation même de la logiquedespotique » Goldzink. QR : le roman épistolaire permet de rendre compte « soi-même de sa propresituation » ; « je te parle librement parce que tu aimes ma naïveté et que tu préfères mon air libre » écrit Zélisà Usbek. La lettre est le genre où s'expriment le mieux l'intimité et les sentiments car chaque énonciateurs'exprime depuis un contexte qui lui est propre selon le rapport qu'il a au destinataire, mais aussi dans unecertaine confidentialité qui permet d'exprimer ses humeurs, de produire certains effets chez l'autre. D'ailleurs,certaines lettres racontent le même événement de manière différente (41-42). Il y a autant de narrateurs qued'épistolaires. Le lecteur semble donc surprendre des confidences ou des pensées intimes, ce qui fait de luiun voyeur (par ex la scène du coucher ou les rêves érotiques LP 7 ou le conte LP 141) et c'est à lui dereconstituer le fil de l'intrigue. Donc la liberté des épistolaires rejaillit sur celle du lecteur, de même que lenarrateur, même si il disparaît derrière eux, a choisi de reproduire ou d'omettre certaines lettres). La lettre apour but de suppléer l'absence de l'autre et de dire par écrit ce que l'on ne peut pas dire à haute voix et ce quel'on ne peut pas taire non plus ; elle témoigne donc d'un désir d'expression d'une pensée intérieure, voireintime, qui s'adresse directement à la pensée de l'autre. L'intime est plus présent dans les lettres adressées ausérail et pas dans celles sur l'occident. À travers les voix de quelques eunuques et des cinq femmes d’Usbek,le sérail fictif s’exprime comme un sérail réel ne le pourrait jamais. Néanmoins, en 9 ans les femmesn'écrivent que 11 fois, ce qui est peu pour des gens qui s'aiment. Donc le roman par lettres peut aussimanifester l'éloignement et l'indifférence. La lettre suppose une absence : la nécessité de dire ce que l'on nepeut taire ; mais ici l'attente est longue du fait du choix de U de ne pas revenir (d'autant que les lettresmettent 5 ou 6 mois pour arriver, selon un itinéraire détaillé LP 27, l'intrigue durant 9 ans en tout, de mars1711 à novembre 1720). Ce temps rend sensible le déclin et la déliaison avec l'Orient. Il n'est plus chez lui etson esprit est vraiment ailleurs, il est plus occupé par l'occident. De même que toutes les lettre de menaces deU est restée sans effet car Narsit n'a pas osé l'ouvrir : LP 149.Et le récit d'Anaïs qui prend la place de l'homme au paradis (LP 141), se voit entourée d'un sérail remplid'esclaves, passe les nuits dans les bras de deux hommes, prouve le caractère arbitraire de la domination deshommes.

Csqces = La liberté publique est un écrin qui n'est pas le fond de la liberté : la vraie liberté est la libertéprivée, intérieure, celle de la personne pour MO, elle est « indépendance » LP161. La liberté publique peutne pas exister et la liberté privée être préservée, comme une possession de soi, l'espace intérieur d'un moiirréductible, le je veux et le je ne veux pas. D'où le cri d'angoisse de Zachi (157) et Zélis (158) soumises auxfantaisies barbares de l'eunuque.

* La lettre du suicide, un hymne à la liberté en contraste avec le roman de l'aliénation totale que sontles LP / une mise en scène de la rhétorique propre au discours tragique de la passion (161) = SeuleRoxane possède le nom d'une héroïne tragique de Racine, qui est la favorite et la maîtresse du sérail..Roxane figure l'ultime réponse que la victime peut donner à l'oppresseur, et doit être envisagée enprolongement des lettres sur le droit au suicide (LP 76). Elle reprend e pouvoir par le pouvoir des mots : « celangage sans doute te paraît nouveau » et proclame « ma vie est à moi » comme le fera Mon dans l'EL. Coup

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de théâtre : Roxane, épouse favorite, a trahi le maître en prenant un amant 159 et anticipe l'exécution deSolim 160 en se donnant la mort et dévoile dans sa dernière lettre sa haine pour Usbek, revendiquant sondroit à la liberté. Elle tue symboliquement U au moment où elle se tue puisqu'elle échappe à son emprise.Déjà au départ elle oppose à U une farouche résistance physique et feint pour se défendre d'être attachée à lavertu au point de faire appel à sa mère (LP 26) ; ayant dû céder après deux mois, elle change alors d'armes : àla violence elle substitue les « charmes », elle s'insinue dans le coeur de son époux par « des paroles douceset flatteuses » qui l'illusionnent sur ses sentiments (26). ce qui lui permet de retrouver son amant en cachette(révélé par Solim LP 159). Comme Fatmé, elle a essayé au début de trouver dans les mœurs de quoi garantirsa dignité, mais celle-ci se définit contre les institutions. Comme Zachi elle a utilisé la dissimulation pourtrouver des compensations clandestines et même l'amour. Comme Zélis elle proclame la supériorité del'esprit : « Tu me croyais trompée et je te trompais ». Elle incarne la solution toujours offerte du suicide àceux que le pouvoir écrase. Mais elle complète aussi les réponses apportées par chacune des femmes àl'autorité aliénante de U. Elle résume en une page toutes les ripostes envisagées dans la partie romanesquedes LP. C'est le suicide terminal du héros privé de l'objet de son désir. Il y a comme un sacre de lapassion : la passio n a été sacrifiée à des « gardiens sacrilèges » ce qui revient à inverser le thème de lasouillure appliqué au sérail par le vocabulaire masculin.Elle sert de clausule (conclusion à rapprocher de la LP 146, dernière lettre du cycle occidental), elle contientles concepts centraux du texte « j'ai toujours été libre ». La rébellion était déjà dans l'infidélité du corps et ducoeur : elle a un amant et échappe à la vigilance de ses surveillants : « j'ai su de ton affreux sérail faire unlieu de plaisirs et de délices » ; la libération vient de son choix érotique et amoureux personnel. Roxanedépouille Usbek de sa puissance domestique (il méconnaît les secrets de son propre harem en son absence) etde son statut de philosophe désormais réduit au statut d' « ignorant, despote faussement émancipé etfaussement éclairé des lumières d'Occident » (C. Spector). C'est elle qui se révèle la vraie philosophe duroman par « son cri de la nature contre la loi religieuse et politique, cri de la liberté contre l'oppression » carelle est celle par qui le scandale arrive, celle qui identifie nature, liberté et satisfaction de ses désirs. Elle faitappel à des valeurs universelles dont U n'a su que révéler une partie des exigences car elle inclut dans l'ordredes droits inaliénables la pulsion désirante ; or l'amour véritable était jusque là le grand absent du roman,peut-être parce qu'il permettait la mise à distance ironique. Le jeune homme mort sous les coups deseunuques représente cette part clandestine d'amour vrai et dont le sacrifice entraîne la fin de la fiction. Ellerévèle que la servitude n'est pas incompatible avec la liberté d'esprit et qu'elle a su l'utiliser malgré sonenfermement : « j'ai pu vivre dans la servitude mais j'ai toujours été libre ».Les malheurs infinis du despotisme oriental finissent par mener à un suicide. « Je te mets le fer à la main »pour « exterminer les coupables » dit-il à Solim, qui mènera Roxane à la mort (elle s'empoisonne comme unehéroïne tragique suite à l'exécution de son amant). Suit alors l'engrenage de la violence : plaintes déchirantesde Roxane, Zachi et Zélis (LP 156, 157, 158). Mais aussi supplice et suicide d'Anaïs LP 141. Il peut y avoir une interprétation féministe de son suicide : Camus disait que tout suicide a une dimensionphilosophique car il pose la vraie question de savoir si la vie vaut la peine d'être vécue ; mais il distingue lesuicide proprement philosophique, au nom d'une idée, et précise que ce qui était une raison de vivre devientalors une raison de mourir. Ensuite le dernier mot est donné à une femme alors que le texte offre unedomination masculine côté épistoliers. Elle incarne une triple révolution : sexuelle (elle passe du statutd'objet du désir à celui de sujet désirant, sortant de la sphère de la propriété, du « trésor » LP 26, elle pervertitle sérail en lieu de plaisir des femmes) ; religieuse car elle réfute l'image de la vertu imposée par l'islam« vous vivez dans mon sérail comme dans le séjour de l'innocence » ; c'est le viol subi qui est indigne plutôtque son infidélité (24), elle a fait échec au dieu caché que représente Usbek. Et générique car ens'empoisonnant elle prend place dans la lignée des héros tragiques morts pour défendre leur idéal (cfAntigone), jusque dans la référence à Phèdre « ma force m'abandonne » ; il y a en elle une virilité présenteLP 26. C'est aussi une déclaration au « seul homme qui la retenait à la vie » nommé par périphrase « le plusbeau sang du monde ». Mais elle reste dépourvue de références à une communauté de femmes à défendre carelle a un côté anarchique selon Starobinski : c'est un « geste désespéré d'une volonté de liberté qui s'estheurtée à l'échec et qui n'a pas voulu abdiquer ». Roxane s'est affranchie de la servitude du sérail, refusantcette relation pyramidale, « tu me croyais trompée et je te trompais » (ce qui révèle l'erreur de U qui laconsidérait comme un modèle de vertu LP20) mais elle achève sa lettre par un « je meurs » donc cettelibération se fait au prix de son sacrifice. Ayant perdu son amant, elle est devenue elle-même une forme detyran en tuant les eunuques donc elle est moins libre que Nora. A l'époque les rôles avancent vers un certaineégalité dans l'aristocratie et la bourgeoisie libérale car les femmes peuvent accéder au savoir. Il y a donc

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comme un alibi persan qui reflète certaines revendications du siècle. Le boudoir philosophique remplace lesérail. Rica semble admirer la reine Christine de Suède pour avoir abdiqué pour se consacrer à la l'esprit,domaine du masculin, comparée à la reine Ulrique-Eleonore qui voulait associer son époux au pouvoir etabdiqua « pour mettre tout son bonheur entre les mains de son auguste époux » : « je ne sais lequel de cesdeux exemples nous devons admirer davantage » LP 139.Il y a donc une révolte dans les LP mais elle se déroule dans l'univers de la fiction et la révolution de 1789est inimaginable en 1721 ; donc « le théâtre du sang en 1721 a été déplacé dans le sérail d'Ispahan » qui« offre là-bas un espace frivole et tragique pour qu'y soit entendu un écho imaginaire des sentimentséprouvés ici ». Starobinski.Par la prise de parole, l'exaltation du Moi (43 mentions de la première personne dans la lettre) c'est commesi elle prenait une place forte et agissait comme une traînée de poudre donc certains commentateursconsidèrent que son suicide a un caractère pré-révolutionnaire. & 1 dresse face à face le Je et le Tu, &2 laissemonter la plainte lyrique du je désespéré, &3 agresse U par de questions, soulignant les contradictions entreles méditations philosophiques de U et son écrasement du sérail. Elle devient la représentante du droit naturelalors que U niait son altérité radicale, et à la fin se mélangent pour la dernière fois des énoncés d'ordresentimental et réflexif à la fois. Au début Roxane est couverte voiles et ne voit pas, n'est pas vue non plus(26, « jamais homme ne vous a souillé de ses regards lascifs ») ; elle va elle aussi suivre le trajet dudévoilement et accède finalement à la parole, après avoir été muette (la bouche couverte d'un bandeau sacré).Elle tisse le lien entre voire, parler, écrire : « il nous fait vivre sous le voile. Il ne nous est plus permis denous parler ; ce serait un crime de nous écrire » 156. Les révolutions aussi sont intérieures, comme le mondedans lequel on est enfermé : « les grandes révolutions seront cachées dans le fond du coeur » LP 46).

# Cependant il y a beaucoup d'artifices rhétoriques dans cette lettre et elle semble l'écrire par orgueil,pour forcer Usbek à « admirer son courage ». Elle reprend à son compte tout le lexique utilisé par Usbek(nature, liberté etc.) pour le renverser du côté des passions. Il s'agit d'un véritable pastiche du style de latragédie classique mais comme la lettre est reçue des mois plus tard, l'urgence de la mort ne vaut plus et s'estmuée en scène pathétique. Servitude et soumission sont deux états temporaires, qui se succèdent sanscesse, d'où le « sentiment héraclitéen de l'universelle mutabilité ». « C'est un conte, c'est une comédie, c'estpresque un drame, et le sang coule ; mais il coule fort loin et même les fureurs et les exécutions secrètes sontici autant littéraires qu'il est souhaitable » Valéry. L’ironie de l’histoire veut que le geste fatal de celle-ci, qui est aussi, malgré la note d’apaisement final (« jesens affaiblir jusqu’à ma haine »), une manière de « punir » son époux despotique, ait été justifié d’avancepar Usbek lui-même, dans la lettre LXXVI sur la légitimité du suicide. Du coup, on peut dire que Roxaneincarne peut-être moins le triomphe (ou la vengeance) de la femme sur l’homme, que, d’une manière plusgénérale, la victoire de la liberté sur l’esclavage. Mais cette victoire est ambiguë, non seulement parcequ’elle est obtenue au prix de la mort de celle-là même qui revendique à la fois une autre vie et un autre typede relation entre les sexes, mais aussi parce que Roxane est seule à se suicider.Cf Le suicide comme formehyperbolique de fuite chez LB / Caton l'Uticain qui tout enfant se proposait de tuer un tyran et annonçait safin héroïque p. 128. La révolte de Roxane est une illustration du risque encouru par tout régime despotique.Contrarier la nature (en castrant ou en enfermant) ne peut mener qu'à des « choses horribles ».Mais on peut se demander si elle a vraiment le droit de se révolter en réalisant tous ses désirs au lieu de secontenter de rester l'esprit indépendant : il y a là un absolutisme de la passion qui foule au pied tous lesinterdits et se soumet toutes les valeurs, un discours féminin qui réinterprète les concepts de la philosophieselon ses désirs. La passion qui domine la lettre n'est pas l'amour de l'amant perdu mais la haine pour Usbek :donc sa liberté d'esprit est encore sous la dépendance de sa haine. C'est un discours qui vise à faire mal, enprenant la forme blessante et meurtrière de l'ironie, langage qui est aussi nouveau pour le lecteur, langageféminin jusqu'ici confiné dans la plainte ou la requête (sauf Anaïs 141). Donc il est n'est pas possible de lacondamner (elle s'est déjà condamnée elle-même) mais il n'est pas non plus possible de l'approuverentièrement, comme Nora. Souvenons nous que la LP 104 sur le droit de révolte montrait aussi les désordresprovoqués par une liberté excessive.Ce qui échoue c'est aussi peut-être ce que le roman exige du lecteur lui-même : la conversion de soi. Lechemin d'U vers la liberté est insuffisant et inachevé, il reste prisonnier de ses passions de même que Roxanene se libère qu'à travers le suicide. De plus le seul survivant à ce carnage est le despote … Cela marque leslimites des remèdes mis en œuvre par les femmes du sérail. Chacune peut avoir le sentiment d'avoir obtenuune victoire à un moment donné mais aucune n'a proscrit le despotisme. Voire même, leur attitude l'a

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endurci. Il souligne donc le caractère peu satisfaisant d'une révolution qui se contenterait d'inverser lespositions (fable d'Ibrahim), la nécessité d'une éducation et d'un sens moral pour faire une société juste (lesTroglodytes), mais aussi, avec le roman du sérail, le fait que l'on peut considérer la relation érotique toujoursdéjà comme une relation de pouvoir politique où l'on peut remporter des victoires morales (Roxane et Zélis)qui ne sont pas encore des victoires politiques.

2- La liberté, une utopie ?* C'est à un échec de la libération que semble conduire les LP : l'optimisme intellectuel et politique dudébut semble s'assombrir dans la seconde moitié et la désillusion gagne l'Orient comme l'Occident. Parexemple, la mort de Louis XIV a fait croire, avec la Régence, à un modèle politique idéal LP 92 (onsupprime les décrets du roi, on rétablit le pouvoir des parlements (dont le rôle est défini LP 134), on crée lapolysynodie pour associer la noblesse aux décisions, réintègre les jansénistes) mais cela ne dure pas car leRégent finit par rétablir un ordre tout aussi tyrannique, exile le parlement, rétablit la bulle contre lesprotestants etc. LP 140. En Europe on voit des rois ennemis de leur propre nation gouvernés par desministres criminels comme Charles XII en Suède (LP 127). Seules figures positives : les deux reines deSuède conduites à l'abdication, soit par amour soit par philosophie (LP 139). La banqueroute du système deLaw en 1720 suite aux spéculations bancaires (LP 138, 146) achève de plonger la France dans le chaos. Leslongues lettres sur la dépopulation décrivent à la fin un monde en décadence : interdiction des divorces,esclavage, repli des religions, et la litanie des « j'ai vu » font de U le prophète de cet effondrement (LP 148).La dépopulation d'un Etat signe un écart avec les finalités naturelles (prolonger la vie) donc un rapport dedisconvenance, une injustice. Une suite de 13 lettres lui succèdent, décrivant l'explosion du sérail et qui s'étendent sur plus de 3 ans, lesfemmes prennent des libertés en recevant des hommes et en se dévoilant en public. Usbek envoie l'ordre augrand eunuque de les réprimer mais il meurt et l'esclave Narsit qui le remplace est dépassé par lesévénements et dupé par les femmes.U confie alors à Solim la charge du sérail mùaid demeure très inquiet.LO 147 à 155. Le châtiment que Solim fait subir aux femmes, pour avoir été différé, n'en est que plusterrible, elles s'en plaignent (LP 156 à 158). Le dénouement est donc dramatique et l'intrigue du sérail, après avoir été oubliée, revient au premier plan.Echec de U qui n'aura pu accorder sa propre pratique du pouvoir à ce qu'il a vu en Europe. Zélis mère du seulenfant de U fait entendre sa voix LP 158 : « c'est le tyran qui m'outrage ». Zélis lui adressait déjà une lettreoù elle lui signifiait l'indomptable autonomie d'une conscience qui ne se laisse pas traiter en objet : « dans laprison même où tu me retiens je serai plus libre que toi » 62.

* Au demeurant, être libre et consentant ne suffit pas pour ne pas être aliéné. Certaines femmessemblent heureuses de leur condition : Zélis décrit l'éducation de la fille qu'elle a eue avec U, la fillette n'aque 7 ans et devrait être remise aux eunuques à 10 ans, âge qu'elle juge trop tardif : « on ne saurait de tropbonne heure priver une jeune personne des libertés de l'enfance » LP 57, ce qui confirme l'intériorisation desa servitude. Elle a « la prison heureuse » dit une commentatrice, Annie Becq, car c'est elle qui ressentl'absence d'U avec le plus de sincérité, quand Roxane le hait et Zachi le trompe. Amante et épouse quiaffirme sa liberté de ton qui est pour elle la garantie de son amour vrai et dans un retournement saisissants'affirme d'autant plus libre qu'elle est surveillée : « tu ne saurais redoubler tes attentions pour me fairegarder, que je ne jouisse de tes inquiétudes » ; chez elle la soumission devient une adhésion car elle a besoind'exister sous son regard, c'est le masochisme ultime, non pas amour pour U seulement mais amour pour laloi elle-même : « quand les lois nous donnent à un homme, elles nous dérobent de tous les autres ». Zachidéplore l'absence de Usbek son mari et raconte la joie de la soumission sexuelle (« tu nous fis passer en uninstant dans mille situations différentes » LP 3), Fatmé lui envoie une lettre enflammée où elle proteste de sapassion pour son mari absent (LP 7, d'ailleurs les LP 3 et 47 portent la mention « du sérail de Fatmé » ce quisemble lui donner une certaine prévalence sur les autres), elle lui rappelle qu'elle était « libre par l'avantagede sa naissance » et que c'est l'amour qui l'a rendue esclave ; lucide, elle ne vit que pour « l'adorer », dévoréepar « le feu » qui « coule dans ses veines » et décrit la manière dont la femme persane condamnée à souffrirdes passions qu'elle ne peut satisfaire, comme si elle avait intériorisé l'inégalité des sexes. Le seul moyen derendre supportable le pouvoir du maître est de le considérer comme une norme et de renoncer. Elle incarnel'acceptation et le renoncement. Ainsi, la vertu du maître ou la relation d'amitié qui étaient évoquées par LBcomme explication possible à la servitude volontaire se retrouvent ici sous la forme de la fascinationamoureuse et de l'admiration pour le maître surtout chez Zachi. La relation de domination est déguisée en

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relation amoureuse et les épouses sont amenées à « diminuer souvent de leur aise ». Les femmes d'U pour laplupart ne cessent de lui demander son retour, de revenir les subjuguer tout comme la femme qui se plaint dene pas être battue 51. De plus, certaines soumission sont volontaires comme celles de la passion amoureuse :ainsi Fatmé est « libre par l'avantage de sa naissance, esclave par la violence de son amour … je ne choisiraisque toi », « vous êtes charmés que nous ayons des passions que nous ne puissions satisfaire ». Zachi LP 3 :ses souffrances ne viennent pas d'être dans le sérail mais d'y être seule sans U. Elles s'emparent du pouvoiren exploitant les failles de la surveillance et en retournant cette domination par la ruse : Zachi a été trouvéeavec Nadir et Zélis LP 20 et Roxane se tait durant tout le roman, contrairement aux autres qui se tournentvers Usbek comme vers le centre de tout. Ce qui peut être une forme de résistance passive. Elle réalisel'égalité dont les autres femmes rêvent. Et le combat féministe vaut pour d'autres combats.

* Il faut pouvoir imaginer un idéal de liberté à l'intérieur pour s'émanciper à l'extérieur : le rôle del'Utopie.- La concrétisation de la liberté ne semble pouvoir s'inscrire que dans le cadre virtuel de la fable : celle desTroglodytes, celle d'Aphéridon et Astarté ou d'Ibrahim et Anaïs : on reste dans « l'expérimentation depossibles modèles utopiques » Starobinski. La fiction est un refuge dont les solutions sont ambiguës : lachute du conte d'Anaïs se solde par le retour du vrai Ibrahim donc à la situation initiale. Comme si il étaitimpossible d'importer le modèle mythique dans la réalité. Il y a un scepticisme sur la nature morale del'homme. « Je ne changerais pas ma condition pour celle de tous les rois du monde » dit Aphéridon, donnantun modèle de liberté douce et idéale. D'ailleurs les LP font le récit d'amours heureuses et envisagent mêmeune forme de sérail inversé avec Aphéridon et Astarté (LP 67) : « vous avez perdu votre liberté, votrebonheur et cette précieuse égalité qui fait l'honneur de votre sexe ». L'histoire d'Anaïs et Ibrahim décrit lesjoies d'un sérail où la femme serait la maîtresse polygame (LP 141).

- C'est au XVIème siècle qu'on relève cet effort de décentrement intellectuel du regard, non seulement parl'effet des grandes découvertes, qui ouvrent de nouveaux horizons et posent la question du relativismeculturel mais aussi grâce à l'utopie prospective. Il s'agit d'une littérature cosmographique à l'intérieur d'uncadre imaginaire, décrivant des sociétés rêvées qui valent comme critiques des sociétés présentes. ThomasMore grand ami d'Erasme qui avait écrit chez lui et lui avait préfacé son éloge de la folie avait fixé le modèledu genre en 1516. Narration inventée du voyage de Hythlodée sur une île où les indigènes sont « vertueuxsans être chrétiens ». D 'abord dialogue entre le navigateur et un utopien pour critiquer les travers de lasociété anglaise d'alors (justice expéditive, conspiration des riches au détriment des paysans, s'adressant àHenri III) alors que sur l'île d'Utopie le souverain est assujetti à des magistrats qui l'élisent à vie mais peuventle destituer s'il dérive vers dans la tyrannie. Il sera emprisonné et exécuté comme « traître » en 1535.Pour se défaire de l'asservissement encore faut-il avoir l'idée d'un autre réel, savoir qu'un autre monde estpossible. C'est cette ouverture à un autre possible qui guide les Persans. Par exemple l'éducation qui enfermedès l'enfance semble rendre impossible d'imaginer autre chose : LP 62 Zélis établit un programme : « priverune jeune personne des libertés de l'enfance et lui donner une éducation sainte dans les sacrés murs que lapudeur habite ». La soumission est l'effet d'un conditionnement qui puise dans « la douceur et l'habitude »LP62 et donne l'apparence du naturel (cf seconde nature de la coutume chez LB). Astratée, mariée de force àun Mahométan, assimile peu à peu la religion de son mari et oublie les anciennes coutume de son peuple :« Que cette religion se montre à moi de loin ! Cette langue ne m'est plus familière » (LP 67). L'esclavePharan par contre est prêt à risquer sa vie pour échapper à la mutilation : « Je mourais de douleur si je nemourrais pas de cette barbarie » LP 42.

- Il y a des modes de communication directs et d'autres indirects dans les LP : les fables permettent eulecteur de tirer lui-même les leçons. « Mythe profane » des commencements de l’humanité qui constitueraitune sorte de Genèse sans transcendance, sans création, sans péché originel, sans déluge et sans révélation.L'histoire des Troglodytes (lettres 11 à 14) : elle suit donc les 10 premières lettres sur le sérail donc sert àmettre en relief le harem, qui devient de ce fait la métaphore des anti-Troglodytes, qui incarnent la liberténaturelle et raisonnable de l'homme : ce qui est un vice chez les uns est une vertu chez les autres d'où uncomplet renversement des valeurs. Ce conte, dont certaines commentateurs ont dit qu'il constituait le vraiprologue des LP, répond à une demande de Mirza : « je t'ai souvent ouï dire que les hommes étaient nés pourêtre vertueux ». L'histoire des Troglodytes est la plus longue et occupe 4 lettres qui se suivent. Elle met enscène deux communautés, l'une est composée d'individus hobbesiens qui essaient d'organiser leur vie

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collective, se dotent d'un roi mais conspirent contre lui puis l'assassinent. Après ils nomment ungouvernement et créent des magistrats mais ils les massacrent à leur tour. Ils décident alors de s'installer dansl'anarchie chacun veillant « uniquement à ses intérêts, sans consulter ceux des autres » 11. La violence et lamisère s'installent. L'anarchie des premiers Troglodytes les a mené à leur perte (système repoussoir del'égoïsme) et a donné à leurs descendants une telle leçon qu'ils veulent fonder une société juste. Cela illustrel'impossibilité de fonder une société sur les principes de Hobbes, le postulat selon lequel l'état naturel deshommes est la guerre de tous contre tous. Cela soulève le problème de la guerre et sa condamnation commeguerre offensive et la justification de la seule guerre défensive, la première nourrie par la « méchanceté » etl'autre par la « vertu ». Le despotisme apparaît ainsi comme une politique de sauvages (EL V, 13),l’institution d’un monde essentiellement imprévisible où l’on retrouve à l’envers le principe desgouvernements dits modérés, soit la liberté politique, « cette tranquillité d’esprit qui provient de l’opinionque chacun a de sa sûreté » (EL XI, 6). Ce premier volet entretient un dialogue implicite avec Hobbes, les« mauvais Troglodytes » illustrant à certains égards un état de guerre forcément théorique et, sur le plan nar-ratif, provisoire : le « cercle vicieux d’une insatisfaction permanente » marque cette étape, ainsi qu’un intérêtimmédiat ne vivant que dans le présent, sans mémoire et sans véritable historicité. La maladie qui dévaste cepeuple fonctionne donc comme une forme de Déluge sans transcendance, qui ouvre l’ère historique, marquéepar la mémoire de la période antérieure, et confortant le choix de la vertu par les souvenir des errances pas-sées. Il n'y aurait jamais eu de société policée dans ce cas et c'est ce que va montrer Usbek dans le second volet del'histoire. Deux familles en réchappent et vivent « dans l'endroit du pays le plus écarté », ce sont « deuxhommes bien singulier » qui sont vertueux, fidèles, et qui apprennent à leurs enfants que « l'intérêt desparticuliers se trouve toujours dans l'intérêt commun » ; ils font « d'heureux mariages » qui engendrent un« jeune peuple » (LP 12). La coupure n’est cependant pas parfaite, car le potentiel de vertu des Troglodytesétait présent dès la première phase dans les deux familles, certes alors marginales, qui ont survécu L'auteursouligne des situations où ressort leur altruisme et la force de leur communauté, même pour se défendre desagresseurs jaloux (LP 13). Les bons Troglodytes symbolisent une communauté heureuse. La seule autoritéqui y règne est celle du père de famille, pas besoin d'organisation politique, ils perpétuent à ce titre latradition de leurs prédécesseurs (pas d’État) mais leur naturel (ou leur « anarchie ») est vertueux car ils seplient à leur conscience morale et cela suffit à se soumettre sans contrainte à l'ordre social. Comme il leprécisera LP 83, si « la voix de la justice à peine à se faire entendre dans le tumulte des passions » elle n'enest pas moins universelle et éternelle tant et si bien que même si il n'y avait pas de Dieu, « nous devrionstoujours aimer la justice ». Au départ l'élargissement de la communauté ne pose donc pas de problème,l'unanimisme vertueux s'y répand et « la vertu, bien loin de s'affaiblir dans la multitude, fut fortifiée aucontraire par un plus grand nombre d'exemples » LP 12. Et pourtant c'est cet accroissement de la populationqui provoquera le déséquilibre, qui rompra ce bel équilibre en rompant les relations de proximité : « commele peuple grossissait tous les jours, Les T crurent qu'il était à propos de se choisir un roi ». Donc au-delà d'uncertain développement démographique il y a un point de bascule qui nécessité d'établir une autorité centraleet la mise en place de relais. Même eux veulent se donner un roi (comme les Hébreux chez LB) ce quimontre la tendance des hommes à la paresse et la lâcheté, préférant la liberté contrôlée par des lois plutôt quela vigilance de leur vertu, cupidité. Le vieillard choisi leur montre avec éloquence que ce désir est le signed'une vertu naturelle et spontanée qui disparaît et que cela annonce les malheurs à venir : ambition, injustice,cupidité. Cela marque moins la primauté de la vertu que la fin d'une utopie fondée sur la seule consciencemorale des individus. Le grossissement de la population semble exiger l'établissement d'une monarchie etfait passer de l'état de nature (une société= une famille) à l'état politique où la force des lois aurait pourmission de compenser l'épuisement des mœurs mais risque de produire l'effet inverse. Cela confirme aussil'ambivalence de la nature car elle est d'abord désordre et égoïsme et doit être tempérée par la raison pourdonner le meilleur d'elle-même (double nature des Troglodytes comme de Usbek, à la fois injuste etvertueux).

Donc 3 leçons à retenir = 1) L'ordre naturel n'est qu'un désordre surmonté ; 2) bonheur individuel etcollectif sont liés grâce au partage et au don, c’est-à-dire que le bonheur individuel des particulierstient à la subordination de leurs intérêts au bien commun ; 3) la royauté, même aux mains du plussage, risque toujours d'être un joug et de devenir un despotisme. Il s'agit du devenir pseudo-historiquede toute nation avec une origine, une chute, une guerre, une renaissance, une expansion, puis unerechute. Cela ressemble à 5 phases de gouvernement successifs : une anarchie fondée sur la liberté égoïste,

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la république avec des magistrats, une anarchie vertueuse et communautariste, une démocratie un peu flouscomposée de quelques familles ou assemblées, et la royauté. Usbek confirme donc pour son des tinataireMirza que l’essence du bonheur, c’est la vertu, comme le montre par ailleurs, sur le plan démographique, ladestruction des « mauvais Troglodytes » et la prolifération de leurs successeurs vertueux, qui par ailleurslaissent s’épanouir le désir sexuel chez les deux sexes au lieu de le réprimer. La fécondité, la puissanced’expansion, qui jouent un si grand rôle dans la pensée [de Montesquieu], sont là pour signifier de manièreindubitable la supériorité du modèle bucolique et vertueux sur le modèle égoïste voué à la mort. Revenantenfin sur l’espèce de « liberté sexuelle » qui caractérise le peuple imaginaire et vertueux encensé parMontesquieu/Usbek, l’article se termine sur cette souriante variante sur une des plus célèbres interrogationsdes Lettres persanes : « Comment peut-on ne pas être Troglodyte»?» Sorte de reprise de la fable de « l'état de nature », elle montre que pour MO il existe une sociabilité naturelle(« ils naissent tous liés les uns aux autres » (EL), ce sont les institutions politiques qui sont artificielles etdoivent être questionnées. Il propose une réflexion sur la nature humaine, sur la question de savoir si elleoriginellement bonne ou mauvaise, sans vraiment lui apporter de réponse. Les Troglodytes passent à peu prèspar tous les états : d'abord peuple soumis à une puissance étrangère, ils la renversent et retrouvent leurliberté, mais une liberté non réglée par des lois politiques, un âge d'or qui correspond à une sociétéfraternelle basée sur la morale individuelle : « ils travaillaient avec une sollicitude commune pour l'intérêtcommun » / « ils n'avaient de différends que ceux qu'une douce et tendre amitié faisait naître » (LP 12) / « iln'y a qu'un lien … celui de la gratitude » (LP 104). Mais elle ne peut tenir seulement à l'échelle d'une famille élargie. Lorsque leur nombre augmente, ilsdécident de se choisir un roi, ce qui correspond à une dénaturation comme chez LB ; le choix du chef semblel'entrée inévitable des peuples dans l'histoire car « l'homme est un animal qui a besoin d'un maître » Kant.Cela prouve aussi que ce sont les peuples eux-mêmes qui décident de se soumettre, par faiblesse ou parparesse. La liberté est un fardeau exigeant que tous ne sont pas prêts à assumer : « il faut que vous soyezvertueux malgré vous ; … mais ce joug vous paraît trop dur .. » (LP 14). La soumission a ainsi le doubleavantage de faire régner l'ordre et de ne pas faire reposer les décisions futures sur le dos du peuple. Et c'estsur le discours de déploration du vieillard qu'ils ont élu que s'achève la fable : le roi s'indigne de voir sonpeuple vouloir se soumettre à autre chose que la vertu. Ils quittent l'utopie de l'âge d'or pour entrer dans lesmalheurs de l'histoire. Ainsi comme chez LB ce n'est pas la qualité du tyran qui pose problème mais sonstatut. Il semble opposer gouvernement des lois et gouvernement moral et son discours laisse entendre quel'autorité politique permet de faire l'économie d'un travail sur les intentions, nous n'avons plus d'effort à fairesi les lois nous dictent notre conduite : « pourvu que vous évitiez de tomber dans de grands crimes vousn'aurez pas besoin de la vertu » LP 14 cf tutelle selon Kant QL.CF Valéry commente ainsi les LP dans ses Etudes littéraires, Variétés : « Une société s'élève de la brutalitéjusqu'à l'ordre. Comme la barbarie est l'ère du fait il est donc nécessaire que l'ère de l'ordre soit l'empire desfictions, car il n'y a point de puissance capable de fonder l'ordre sur la seule contrainte des corps par lecorps. Il y a faut des forces fictives ». Cela peut signifier plusieurs choses : d'abord que le monde ne nousdélivre que des faits, des données brutes, horizontales, et non ce qui devrait être, des valeurs verticales, il fautdonc imaginer un monde de valeurs par-dessus le marché du monde si l'on souhaite progresser moralement :ce serait la leçon des premiers Troglodytes, dont la sauvagerie, l'anarchie négative entraîne la destructionmutuelle. Ensuite, cela indique que l'on a besoin d'imaginer d'autres mondes possibles, fictifs, pour changerle monde présent, l'élever vers autre chose, or la légende des Troglodytes est une fiction et si l'on observe lasituation des seconds Troglodytes, leur anarchie vertueuse semble indiquer la présence inhérente chezl'homme d'un principe raisonnable, ce qui renvoie à la théorie du droit naturel. Enfin, cela signifie quel'homme a besoin de symboles du pouvoir pour se projeter en eux : « l'ordre exige l'action de présence dechoses absentes » Valéry ; ainsi le peuple Troglodytes, une fois élargi au point de ne plus se reconnaître dansles autres, éprouve le besoin de se donner un chef pour se donner une image concrète et unifiée du pouvoir.Cela contribue au « dressage des animaux humains » Valéry. Il faut savoir aussi que MO avait imaginé une suite au récit (qu'il n'a pas publiée) : sous le règne d'unautre roi aussi sage que le 1er, ils décident d'établir le commerce et les arts malgré l'opposition du souverainqui y voit un risque d'élitisme et d'inégalités : « Si vous ne cherchez à vous distinguer que par les richesses, ilfaudra bien que je me distingue par les mêmes moyens, il faudra donc que je vous accable d'impôts » (àrapprocher de Louis XIV qui accable son peuple d 'impôts pour payer le faste de son règne). Cela en feraitune fresque historique complète jusqu'à l’État moderne, montrant la chute des vertueux Tr dans lesproblèmes réels de la monarchie, alors que le fait de finir sur les larmes du premier roi permet d'en faire un

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mythe anhistorique. L'avertissement en est que il n'y a pas de société durable possible sans la conscience dela prévalence de l'intérêt collectif mais aussi qu'elle ne suffit pas : donc nécessaire mais pas suffisante.CF A rapprocher du mythe des hommes naturels ou fiction des hommes neufs chez LB qui incarnentl'innocence naturelle (« je suis comme un enfant, dont les organes encore tendres sont vivement frappés parles moindres objets » 48) et éprouvent pourtant la même tentation de se donner un chef vertueux.

* Zuléma propose une contre utopie, le paradis d'Anaïs, (récit de Rica exclusivement féminin qui se placeà la fin du roman LP 141 alors que celui des T se place au début). Rappelons le contexte : U avait demandéau 1er eunuque de faire régner la « consternation » au sérail LP 140, puis avait « mis le fer à la main » deSolim LP 153, jusqu'à la fin sanglante du sérail LP. Donc Roxane est déjà morte depuis 2 mois quand Ricaraconte cette fable à Usbek. Les circonstances de la narration sont aussi particulières : Rica sert de relais pourtransmettre ce récit à une dame de la cour, récit qui a été lui-même transmis par Zuléma, qui dit avoir lu cettehistoire dans un livre arabe, l'histoire d'Anaïs, femme « dont l'esprit était vraiment philosophe ». Une tellechaîne de femmes éclairées n'est pas anodine. Le récit se déroule en 3 scènes principales qui aboutissent à unpoint d'interrogation. 1) le sérail d'Ibrahim, homme d'une « brutalité naturelle » qui maintient ses 12 femmes« en esclavage », un jour où Anaïs le lui reproche, il entre dans une « furieuse colère » et la poignarde, ellemeurt en promettant à ses compagnes de les venger. 2) Anaïs au paradis : tout concourt au « ravissement deses sens », un « palais superbe … rempli d'hommes célestes, destinés à ses plaisirs » donc l'univers inversede ce qu'elle vient de quitter, les hommes sont au service des femmes et sont gardés par des vieillards, on nesait si ils sont heureux de leur sort car la seule chose qui compte est le bonheur de la femme qu'ils servent ;cela règle une partie du problème en inversant la relation maître esclave mais ne règle pas le fait qu'unepartie de la population est opprimée par une autre. 3) Anaïs ne veut pas se contenter de cette ivresse etcherche à secourir ses anciennes compagnes, elle envoie un serviteur pour prendre la place du maître, qui sefait passer pour Ibrahim. Quand le vrai I revient, il est chassé comme un imposteur. Tout le 3ème tableau estconstruit sur ce quiproquo. Le faux I séduit les femmes par son « air doux et affable ». Quand le vrai Irevient, le faux I l'entraîne à 2000 lieues de là. Pendant leur absence les eunuques reprennent le pouvoir et lesmauvaises habitudes, donc à son retour le faux I les congédie, ouvre la maison et dévoile les femmes,dépense toute la fortune. Quand après 3 ans le vrai I revient, il « ne trouva que les femmes et 36 enfants » :dernière phrase du récit qui est un point d'interrogation car le sosie a regagné le ciel et on ne sait ce qui va sepasser. Mo nous laisse dans l'ignorance de ce que U va devenir après la chute du sérail. Or ici les femmes necherchent pas à comprendre, elles restent passives, dans le malheur comme dans le plaisir, elles risquentdonc de retomber sous sa coupe, elles auront vécu un songe mais n'auront pas achevé leur libération. Et un« homme céleste » ne viendra pas au secours des femmes de Usbek. Bref, il ne sert à rien de briser le chaînesdes opprimés si on ne leur inculque pas la responsabilité de la justice car même si il est gravé dans leur coeuril faut tout le travail d'une éducation pour faire d'un individu un citoyen. Mais dans le sérail la force remplacel'éducation : « Nous employons toutes sortes de moyens pour leur abattre le courage. Les forces seraientégales, si l'éducation l'était aussi » LP 38. Le paradis au lieu d'être constitué de jeunes filles (les houris, donc le paradis serait un double du sérail dansl'au-delà) serait peuplé d'hommes, un harem inversé : « aussi les femmes vertueuses iront dans un lieu dedélices … avec des hommes divins qui leur seront soumis », ce qui est le cas d'Anaïs, poignardée par sonmari et qui erre 7 jours au paradis lors d'une promenade sensuelle, elle retrouve le sérail, ouvre sa maison,dévoile les femmes : « c'était une chose singulière de les voir, dans les festins, aussi libres qu'eux » (LP 141).Certains diront que ce nouveau sérail ressemble aux maisons des Français. Il montre surtout que la fidélitéd'un être libre n'a pas besoin de ces contraintes externes. Mais les logiques de soumission inconsciente seremettent en place car c'est un espace de jouissances sérielles et vides, des plaisirs « toujours différents,toujours les mêmes », et cet hédonisme semble vain à son tour, cet « attachement aux objets présents » lalaisse « hors d'elle-même ». Le rêve de polyandrie tourne court et Anaïs retourne en son ancien lieu detorture avec un double aimable de son mari, sorte de despotisme éclairé. Les femmes jurent fidélité àIbrahim : « Pour lors je prendrai sur moi le soin de votre bonheur ». Et quand le faux Ibrahim s'absente larègle ancienne se rétablit. Lorsque le vrai Ibrahim revient : « il ne trouva plus que les femmes et les 36enfants », ce qui réduit à nouveau la femme au rôle de génitrice : « la féminisation du pouvoir n'est qu'unenouvelle étape vers un nouvel ordre masculin régénéré : un nouvel Ibrahim devient le maître d'un sérailreconfiguré » (A. Gaillard). Le seul espoir est donc un sérail avec un bon maître « je saurai m'assurer de voussans vous gêner ».

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TR : Si l'individu asservi peut trouver dans le réel ou la fiction des moyens ou des modèles pour se libérer,n'est-ce pas le signe que le maître n'est pas si puissant qu'on le croit ?

B) Le pouvoir impuissant ?

Le pouvoir de la tyrannie qui conduit à la servitude est un pouvoir paradoxal car ils se caractérise aussi etsurtout par son impuissance, qui est partout, surtout dans le monde oriental. L'impuissance est le revers dela toute-puissance (103). Cela rend manifeste l'échec de la concentration et de l'illimitation des pouvoirs.LB comme Mon soulignent la facilité avec laquelle on renverse un tyran : « un mécontent, en Asie, va droitau prince, étonne, frappe, renverse : il en efface jusqu'à l'idée » LP 103.

1. Ambiguïté du personnage d'Usbek : Lui et Rica sont animés par une soif de connaissance propre auxLumières ; « nous sommes nés dans un royaume florissant ; mais n'avons pas cru que ses bornes fussentcelles de nos connaissances et que la lumière orientale dut seule nous éclairer » MLP La dialectique entreombre et lumière, entre vision et aveuglement, sera récurrente dans les LP : « enfin je sors des nuages quicouvraient mes yeux dans le pays de ma naissance » Rhédi LP 31, « on a beau faire, la vérité s'échappe etperce toujours les ténèbres qui l'environnent ». Il y a un programme philosophique de désaveuglement dansles LP

Mais le couple est construit de façon antithétique : par leurs noms = ils n'ont aucune voyelle en commund'où le contraste phonétique ; Rica est jeune et célibataire : il ne laisse « qu'une mère inconsolable » derrièrelui, jeune homme plaisant, sociable, frivole, qui s'intéresse aux femmes françaises, il avoue s'habituer à laprésence de femmes entourées d'hommes LP 64 et cite la lettre d'une comédienne LP 28, procédé quiconsiste à insérer une lettre dans une lettre donc petit roman dans le roman épistolaire, comme dans une miseen abyme), s'adaptant vite à la société occidentale ; il fréquente les théâtres, cafés, bibliothèques, esquissedes portraits satiriques (Rica comme « ricaner ? »). Ils forment à eux deux un personnage bicéphale derrièrelequel MO se déguise. Chez Usbek, l’étonnement serait en quelque sorte défensif et « régénérateur », per-mettant au personnage à la fois de fuir son monde et de se fuir lui-même, dans un émerveillement quasienfantin ; chez Rica, au contraire, « funambule de l’étonnement », la surprise serait plus jouée que sentie,participant d’une mise en scène ironique de la distance intellectuelle avec laquelle le personnage appréhendeun nouveau monde ; chez Usbek, la surprise est souvent indignation, accusation d’un monde impur « où l’onne connaît ni la pudeur ni la vertu » et comparé défavorablement à une Perse dont la vertu s’avérera pourtantbien illusoire ; chez Rica, cette posture de « justicier » est moins fréquente et plus fragile, peu adaptée à « unhomme en train de se parisianiser ».

Usbek possède 5 femmes et des esclaves qu'il tient enfermés dans deux sérails. Plus sombre et plus méditatif,son nom évoque l'adjectif Usbeck qui désigne le peuple d'Ouzbékistan, peuple tartare, ce qui en fait unsymbole de l'Orient au sens large. Il ne s'acclimate guère à la vie en France, souvent inquiet et troublé par cequ'il voit ou ce qu'il ne voit plus : « cet affreux exil » LP 6, est nostalgique « J'ai pressé mille fois Rica dequitter cette terre étrangère ; mais il s'oppose à toutes mes résolutions » LP 155 « il soupire, il verse deslarmes ; sa douleur s'aigrit » selon Jaron LP 22. Le trajet du savoir a fini par assimiler Rica qui est tout àfait intégré et s'est dissous dans l'autre mais Usbek s'est trouvé face à la double impossibilité de trouver lavérité et d'exister en sujet autonome : soit il se perd comme Rica, soit il reste lui-même et ne peut plus riensavoir.

Il possède les qualités d'un philosophe (celui qui désire la sagesse sans prétende jamais la posséder) : ilose dire la vérité LP 8, est désireux d'apprendre LP 48, formule des conclusions à partir de ce qu'il observe(LP 85), condamne le dogmatisme et l'intolérance religieuse (LP 16). Il quitte son pays pour « aller chercherlaborieusement la sagesse » (LP 1). Selon les destinataires, il change de rôle et de statut, ce qui démontrebien la relativité du pouvoir selon les gens à qui l'on s'adresse et les perceptions qu'ils ont de nous : à seseunuques ou à ses femmes il s'impose en maître (LP 2), il se confie à Nessir (son rôle est d'être le confidenten 6, 27 et 155, c'est un ami d'Ispahan, capitale de la Perse où se trouve l'un de ses sérails) et lui demande detaire ses faiblesses (LP 7 et 27). Seuls Jaron et Zélis seront conscients de ses troubles, l'un parce qu'il en esttémoin, l'autre parce qu'elle les devine. Il a tenté de faire le contraire de la noblesse française c’est-à-diredévoiler la vérité à son monarque au lieu de le flatter (LP 8) : « J'y parlai un langage jusqu'alors inconnu ; jedéconcertai la flatterie, et j'étonnai en même temps les adorateurs et l'idole ». Il explique son départ à sonami Rustan (ami d'Ispahan qui l'informe des réactions après son départ, destinataire de la 1ère lettre du

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roman) en lui dévoilant que ce n'est pas seulement par curiosité pour le monde mais parce que sa franchise etsa vertu à la cour lui ont aliéné les autres courtisans qui lui en veulent de dénoncer une telle hypocrisie. Et sesentant menacé il a préféré s'exiler sous le prétexte de s'instruire en Occident (LP 8). Ainsi, tandis que MOjoue à faire tenir la plume par un Persan, celui-ci s'invente un rôle de savant pour sauver sa tête : Mo arecours au travesti persan pour se protéger du pouvoir religieux et politique français, de même de Usbek enmiroir doit fuir pour sauver sa tête : « tout se passe comme si le voyage d'U était le reflet symbolique del'incognito de Mo, l'un appelant l'autre » (Starobinski). Car le despotisme oriental est l'image hyperbolique dela monarchie française ; ainsi se produit un effet de surimpression où apparaissent les risques d'uneorientalisation de la monarchie française. La fonction de parlementaire qu'a tenue en quelque sorte Usbek« je portai la vérité jusques aux pieds du trône » 8 / « « elles n'approchent des rois que pour leur dire detristes vérités » 140) en disant la vérité fait de lui l'alter ego du parlementaire qu'est MO. Cependant il refuseles « raisonnements fort abstraits » ou « une philosophie subtile » (LP 11).

RQ : On retrouve dans la justification philosophique qu'il donne du suicide (LP 76) l'excuse anticipée dugeste de Roxane, et cette ultime révélation éclaire le roman de telle sorte qu'il faudrait le relire à la lumièrede ce qui nous était caché jusque là.

Finalement, Usbek s'éloigne du centre du pouvoir car il n'aime pas trop ses femmes et beaucoup laphilosophie / tandis que la reine Christine (139) s'en va parce qu'elle n'aime pas trop les hommes maisbeaucoup la philosophie : tout se passe donc comme si la philosophie ne pouvait s'exercer que loin desfemmes et du pouvoir donc loin des passions, de tout ce qui pourrait nous troubler ou nous corrompre.

# Mais il se conduit en despote dans son sérail, c'est donc un personnage contradictoire et clivé :comment se fait-il qu 'il réussisse si bien dans une connaissance, celle d'autrui, et qu'il échoue dans celle delui-même ? Il semble qu'on est aveugle sur soi, on ne peut connaître que les autres. Les deux premièreslettres construisent la complexité du personnage, il donne des ordres stricts à son esclave pour qu'il fasserégner l'ordre dans son sérail en son absence (LP 2). Il est animé de contradictions : impitoyable avec seseunuques, il sauve Pharan de la castration. Esprit brillant en porte à faux avec son statut de despote oriental(ce qui rappelle le Hiéron de Xenophon), même si il porte des jugements sévères sur l'enfermement desfemmes ou ses commandements. Starobinski : « MO voulait nous faire entendre que l'homme apparemmentle plus éclairé n'est jamais assez éclairé, que l'ennemi des illusions n'est jamais assez désabusé sur leserreurs qui l'asservissent. Et c'est toute une part de lui-même, mal délivrée des fantasmes, que MO dénoncedans son double persan ». Victime lui-même de la terreur dans son pays il l'exerce pourtant à son tour : ilveut rester le maître des consciences en rappelant les autres aux obligations de leurs devoirs malgré sonabsence de 9 ans. Mais toute cette souffrance est inutile : elle ne rend pas U plus heureux car il n'éprouveplus de désir mais seulement de la jalousie. De même qu'il a eu besoin de la permission de son maître poursortir, ses femmes subissent la même restriction. Il ne suffit donc pas à MO d'avoir dédoublé Usbek et Rica,il dédouble Usbek lui-même, c'est un janus bifrons, entre le visage du philosophe et celui du despote, maisaussi partagé entre un despotisme doux et serein quand il règne encore sur ses femmes, puis un despotismebrutal à la fin (« plus absolu quand tu caresses que tu ne l'es quand tu menaces » 96. L'élan de la curiositéréfléchie (« je passe ma vie à examiner » 48) qui découvre et décrit le nouveau monde est contrebalancé parune réflexion morose dirigée vers les possessions perdues, auxquelles il ne tient pas vraiment : « de mafroideur même il sort une jalousie secrète qui me dévore » LP 6. La dernière lettre est d'ailleurs la symétriqueinversée de la première qui était un mouvement centrifuge vers le savoir : il s'agit désormais d'un mouvementcentripète du désir de retour au pays natal : « heureux celui qui ne connaît d'autre terre que celle qui lui adonné le jour ». De plus, à la lecture de la lettre de Roxane, celui qui était l'ennemi des masques devient lui-même victime d'une illusion. Il disait lui-même : « nous sommes si aveugles que nous ne savons quand nousdevons nous affliger ou nous réjouir » LP 40. On peut voir dans cette ambivalence l'opposition entre lesaffects qui engendrent le désir de domination et la raison qui incite à respecter les différences ; cela pourraitsymboliser l'homme de la Régence, à cheval entre despotisme et sagesse, mais aussi la France entière,oscillant entre obscurantisme et Lumières à cette époque. Il est en quelque sorte le porte parole intermittentde Mo.

CL = En somme, Usbek est lucide quand il observe les Français et pourtant aveugle quand il s'agit degérer son sérail à distance, il est philosophe en Europe mais despote en Asie, telle est la chaîne secrète duroman. Dans son exil politique il semble se détacher des femmes comme le suggère l'ordre des lettrespuisque il n'est plus question du sérail entre LP 65 et 147 et l'abstinence sexuelle semble rendre sa pensée

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plus profonde. Il s'écoule apparemment 3 ans avant qu'il ne donne ou ne reçoive des nouvelles. Mais le séraildemeure une obsession pendant ce temps car il est hanté par une jalousie maladive : « A mesure qu'Usbeks'éloigne du sérail, il tourne la tête vers ses femmes sacrées ; il soupire, il verse des larmes ; sa douleurs'aigrit, ses soupçons se fortifient » selon Jaron LP 22. On parlera de contradictions et même de divorceentre la théorie et la pratique car la compréhension des rouages de la tyrannie dont il est capable ne suffitpas à l'en délivrer. Il n'a tiré aucune conclusion pratique de ses théories, incapable de prévoir ce qui lui arrive.Et malgré son ouverture à la tolérance, l'application de ses idées générales à sa vie personnelledemanderait probablement une remise en question trop difficile. Starobinski : « La cruauté d'U est latache aveugle et presque l'ombre portée de sa rationalité. C'est le résidu d'obscurité dont cet adpete de lareligion naturelle n'a pas réussi à se délester ». Il reste soumis à ses passions car il est incapable du mêmedétachement quand il va de ses intérêts propres. En fait le relatif qu'il est incapable de relativiser réside dansle gouvernement domestique c’est-à-dire les usages qui règlent les rapports entre les sexes, comme si cedomaine ne pouvait se laisser éclairer par la raison, domaine archaïque où la coutume est plus forte que lavolonté politique, cela reste un inconscient irrationnel et violent (Starobinski).

Usbek , en libre-penseur éclairé, reconnaît qu'un « gouvernement doux » est plus conforme à la raison (LP80), mais il reste un despote et a tout pouvoir sur les autres. Et face à la menace permanent de renversement,il doit renforcer sa vigilance pour anéantir le courage et l'ambition d'éventuels dissidents. Mais rien ne peutprémunir Usbek contre la révolte des opprimés (LP 64) et les usurpateurs (LP LP 141). Or la sécurité ne peuts'obtenir que par l'absence de crainte : « la liberté politique dans un citoyen est cette tranquillité d'esprit quiprovient de l'opinion que chacun a de sa sûreté ; et pour qu'on ait cette liberté, il faut que le gouvernementsoit tel qu'un citoyen ne puisse pas craindre un autre citoyen » (EL XI, 6).

Il faudrait peut-être renoncer à être un despote éclairé c’est-à-dire à exercer la tyrannie tout en ladénonçant. Il veut la liberté mais devient plus tyrannique, ce qui témoigne de la complexité de le soumissionet de la difficulté de se défaire de son désir de pouvoir. C'est au moment où il le perd qu'il verra le mieuxles rouages du pouvoir. Les faits donnent raison à son analyse mais à ses dépens... Usbek incarne donc uneexpérience limite, celle d'un tyran qui recherche la liberté, se prend de passion pour la philosophie et quin'aura jamais été plus sociable que pendant son voyage.

Dans cette perspective, le voyage accompli par Usbek se fait dans un éloignement progressif du sacré ,des premières lettres qui manifestent son obéissance absolue à la Vérité incarnée par les autoritésmusulmanes à une forme d’émancipation «profane » de sa pensée qui en fait progressivement un apôtre de latolérance et un « homme des Lumières ». Cette métamorphose est cependant incomplète et, dans deuxdomaines, Usbek semble rester fidèle à son origine : celui de la guerre, lorsque son aversion pour les sunniteséclate dans l’évocation des défaites des Turcs contre les Autrichiens ; celui de l’amour, Usbek restant, dans lecadre de sa vie privée et face à la révolte sexuelle de son harem, un «fanatique ». Le sérail a pourtantdévirilisé Usbek car Usbek est séparé de ses femmes comme les eunuques sont séparés d'eux-mêmes, c'est uneunuque volontaire et le sérail n'enflamme que sa jalousie, pas son désir et cette extinction du désir libèrecomme chez le clercs l'énergie intellectuelle nécessaire à l'échange philosophique. Il ne peut accéder à lapensée et l'écriture qu'en quittant le sérail pour mener une vie d'eunuque volontaire et il se retrouve donc luiaussi coupé en deux : philosophe et tyran, philosophe soumis à la tentation du despotisme , terrorisantdes femmes qu'il méprise par l'intermédiaire d'esclaves qu'il déteste, prenant conscience du malheur de sacondition (155). Il a péché par manque de raison, il n'a pas été philosophe jusqu'au bout même son eunuquel'a compris : 64 « la cause de tous ces désordres ? Elle est toute dans ton coeur ». Il lui aurait fallu ou ne paspartir ou ne pas punir. Son obsession a fini par provoquer ce qu'elle voulait empêcher. Cf « Histoire de lajalousie » de Mon : « l'effet deviendra lui-même la cause et la vigilance le plus grand motif de la vigilance ».Le sérail a diminué l'amour et augmenté la jalousie d'Usbek, comme son absence a augmenté la fureur desfemmes et diminué leur amour. D'ailleurs il est le seul personnage à participer aux 3 dimensions / d'énoncésdu roman : sentimental (tourmenté par ses affects), satirique (regard sur l'Autre sollicité ici et maintenant) etréflexif (mobilisé par des valeurs universelles). Le sérail est une machine infernale qui piège toutes lespassions, chacun dépendant de la nature des choses et de la place assignée par les rapports de force.

RQ = Rhédi est le 3ème voyageur oriental souhaitant s'enrichir en Occident, neveu d'Ibben, un ami deUsbek (il les a hébergé à Smyrne, écrit 2 lettres mais en reçoit 25 donc fait partie des destinatairesprivilégiés). Son voyage est plus réduit : Smyrne (orient) et Venise (occident), il écrit 4 lettres et en reçoit 32.C'est lui qui l'interroge sur l'intérêt des sciences dans le progrès humain (LP 105) et sur le dépeuplement de la

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terre (LP 112), puis analyse la formation des états européens (LP 131), autant de développements importants.Il montre ainsi encore un autre point de vue possible, tout à la fois critique et ouvert.

Ainsi le style du renversement est l'image privilégiée, notamment à propos du despotisme qui est unpouvoir si hyperbolique qu'il appelle une bascule brutale vers l'excès contraire. U parle du despotisme sanssavoir qu'il parle en même temps de son gouvernement domestique quand il dit qu'il trouve le prince « moinsmaître qu'ailleurs » 80. U est un personnage à deux faces, despote domestique et apprenti-libéral, ce quipermet à MO de développer une philosophie de l'anti-prince.

2. Il y a 4 limites ou sources de fragilité au pouvoir du despote :

- l'isolement personnel = par la concentration symbolique de tous les pouvoirs entre ses mains se trouveisolé et l'exercice illimité du pouvoir le « soumet » paradoxalement aux « revers et caprices de la fortune »102 ; c'est la substance des lettres 102-103 d'insister sur les dangers de la vie de despote. Il est la cibleprivilégié de tout usurpateur qui voudrait prendre sa place ; en se cachant de son peuple, il lui devientindifférent.

- la délégation du pouvoir = aucun souverain ne peut l'éviter car il ne peut être partout tout le temps ; doncU dépend de la manière dont les eunuques exécutent ses ordres et l'éloignement géographique et la lentetemporalité épistolaire diffèrent leur exécution, permettent des incidents et de retards, ce qui sembledistendre son pouvoir. Le tyran qui veut être partout n'est en fait nulle part.

- le retournement des faveurs contre lui = le mécanisme de libéralité et la course à l'enrichissement risquentde se dérégler et d'entraîner ruines et revers de fortunes autant que nouvelles fortunes (LP 98) ; c'est unrisque entropique où les revers de fortune pourraient inverser la hiérarchie des valets et des maîtres : « que devalets servis par leurs camarades et peut-être demain par leurs maîtres ! » LP138. Le généalogiste qui croitque les nouveaux riches feront appel à lui pour faire oublier leurs origines modestes témoigne du désordreque l'argent provoque en société (LP 122) et de l'incertitude des positions respectives de chacun.

- le risque de révolte = Or il critique l'aspect séditieux d'une liberté anarchique 32. En effet l'interdiction peutentraîner le désir de transgression car « l'esprit humain est la contradiction même » LP 33. Un joug excessifentraîne le régicide ou la révolution dont l'Angleterre est un exemple (LP 103). Souvent les révoltes ne sontque des crises qui ne remettent pas en cause le pouvoir établi. Ici la révolte du sérail a déjà commencé lors duséjour parisien, même si elle n'est relatée que vers la fin (14 lettres). Le voile que Zélis fait tomber à lamosquée est symbolique car d'autres voiles vont ou sont tombés. En s'achevant sur le défi de Roxane, LP nedit pas si Usbek parviendra à rétablir l'ordre. Face à la tyrannie, la seule réaction est l'usurpation pour celuiqui a perdu la faveur du souverain : « Dans la moindre disgrâce, voyant la mort certaine, et ne voyant rien depis, il se porte naturellement à troubler l’État et à conspirer contre le souverain : seule ressource qui luireste » p. 238. Ainsi l'usurpation met fin au tyran mais pas à la tyrannie.

3. Histoire de la chute du sérail

Sérail comme société française « ont suivi le destin des choses humaines : ils ont cédé au temps qui détruittout, à la corruption des mœurs, qui a tout affaibli, à l'autorité suprême, qui a tout abattu » (LP 92) La chutedu sérail est mise en place dès la lettre 20, les signes avant coureurs de la crise apparaissent jusqu'à LP 64,puis la première crise 64 et la chute 148 à la fin. D'abord la première cause semble en être l'éloignementgéographique et affectif du tyran car il ne peut plus utiliser le contact direct avec ses sujets pour le maintenirsous son emprise : « vain fantôme d'un autorité qui ne se communique jamais tout entière » 96. U est commeprésent à travers les lettres et absent en même temps (« je cours tout le sérail comme si tu y étais »7 /« Acquittez vous de votre devoir comme si vous m'aviez toujours devant les yeux » 43). Usbek ne s’enoccupe pas ; depuis la Lettre 63 [65] jusqu’à la Lettre 139 [147] — c’est-à-dire chronologiquement entre1714 et 1720 — il n’y a pas une seule lettre d’Usbek se rapportant au sérail. La double absence d'Usbek àson sérail (physique et mentale) se double de celle des eunuques à eux-mêmes. Le pacte despotique dont lanature est affective ne peut perdurer sans la présence du tyran, sans la proximité constante de la source de ladomination. Le despote devient un mythe dont le peuple oublie les bontés pour ne retenir que la sévéritéincarnée par la présence des eunuques. Ensuite c'est l'attitude du tyran : U a cessé de faire confiance en seseunuques et la méfiance qui était l'un des piliers du despotisme va donc devenir la source de sa destruction. Ily a un mépris grandissant de U face à ces « âmes lâches » LP 6, et il se prive ainsi de son armée de

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fonctionnaires zélés. Cela engendre la perte d'autorité des eunuques eux-mêmes, puisqu'ils n'existent qu'àtravers la confiance du tyran : remise en question de cet empire détesté LP 9, accusation de diffamation parZéphis LP 4, qui pose la question de confiance « je ne veux d'autre garant de ma conduite que toi-même » ;Pharan en appelle aussi directement au maître donc passe au-dessus de l'autorité des eunuques 41-43. Doncaprès le mépris des sujets envers leurs gardiens vient la haine qui prépare la ruine du sérail. Cela rapprocheles sujets entre eux, du même coup : « nous sommes entrés dans le plan d'une nouvelle harmonie » 22. Dèslors les incidents se multiplient: bruits autour des murs, amitié entre Zéphis et Zélide, bravoure de Nadir, quitémoignent d'un déséquilibre. La propagande affective a disparu pour laisser place à la violence physique etle sujet peut alors prendre conscience de sa liberté : « dans la prison même où tu me retiens, je suis plus libreque toi » 62. La lettre 62 représente un tournant dans l'histoire du gouvernement despotique et indique unpoint de non-retour. La première crise LP 64 est relatée par Zélis : « le sérail est dans un désordre et uneconfusion épouvantable » … on n'entend que plaintes, murmures, reproches ». Le processus révolutionnairene pourrait être enrayé que par la violence physique : « il faut donc que la crainte abatte tous les courages ».La crainte d'U est double car il ignore ce qui s'est vraiment passé d'un point de vue factuel (l'eunuque noir lesa surpris, trop tard?) mais en plus il ne veut pas se contenter d'une fidélité en acte, apparente, il veut posséderleur coeur : « vous vous vantez d'une vertu qui n'est pas libre »20. On recommande à U d'utiliser la force eton lui révèle donc sa faiblesse « veux tu que je te découvre la cause de tous ces désordres ? Elle est toutedans ton coeur ». Usbek refuse d'y croire : ses sujets ne peuvent qu'être innocents 20, et ont besoin d'êtremieux gardés 21-22 ; « faites en sorte que je puisse une autre fois rejeter les propositions que l'on me faitcontre vos libertés et votre repos » 66. Il aimerait leur prouver que leur situation est meilleure que celle dessujets d'autres états « vous fuirez ces abominables lieux » 26. La lettre 148 redonne les pleins pouvoirs auxeunuques mais trop tard. Dès lors les événements se précipitent et après 3 ans d'émeutes l'état despotiques'effondre. Les dernières lettres sont un traité de l'insurrection où sont décrites les principales formes dedésobéissance civile : contre les décrets (Zélis laissa tomber son voile 148), puis infiltration d'élémentssubversifs dans le pays « un jeune garçon fut trouvé dans le jardin » 147, puis la division du clan deseunuques entre celui de Solim et de Narsit, suivie de peu de la tentative de coup d'état de Roxane assistée deNarsit. L'anarchie porteuse de mort fait suite à la terreur. Ainsi U pâtit des contradictions inhérentes audespotisme : plus on contrôle, moins il maîtrise, plus l'étau de la tyrannie se resserre, plus les passionsbrimées risquent de ressurgir violemment. La nature se rebelle quand on lui ôte les moyens de se satisfaire 9,donc ni l'enfermement ni la castration ne protègent U de la trahison. Il avouera son regret de ces relations desoupçon et d défiance : « Adieu Nessir, j'ai du plaisir à te donner des marques de ma confiance » 27. Le sensmême de la vie orientale, symbolisé par l'ordre voluptueux du harem, s'effondre. Par un choc en retour, aprèsnous avoir pesés et jugés, les certitudes orientales s'effondrent, islam et perse perdent leur prestige. Quand Uannonce son départ à l'annonce de la mort de Roxane, ce n'est pas un amant allant chercher vengeance, maisun philosophe déconcerté réclamé par deux mondes possibles dont il ne sait plus discerner le meilleur.Pourtant il semble demeurer à Paris et l'on ne sait s'il rentrera un jour à Ispahan.

C'est tout le système fiduciaire qui s'est écroulé et qui a perdu de la valeur (banqueroute de Law et d'Usbek,chute du harem et de la spéculation en même temps). U a été pris au piège de la précaution inutile et annuletout son discours justifiant l'existence du harem. La chute du sérail révèle donc l'échec programmé dusystème despotique, condamné à se corrompre de lui-même. « Le désordre croît dans le sérail à mesureque la fureur augmente et que l'amour diminue » MON Quelques réflexion sur les LP à relier aux propos del'eunuque : « quel plaisir pour toi de trouver à ton retour tout ce que la Perse a de plus ravissant et de voirdans ton sérail renaître les grâces, à mesure que le temps et la possession travaillent à les détruire ! » LP 80,qui résonne ironiquement rétrospectivement.

CL = Le défi est l'aboutissement logique de la soumission et de la liberté frustrée, surtout quand le maître estabsent. Cette perversion trouve son apothéose dans l'implosion finale du sérail : la prise de pouvoir deSolim « un tigre qui y exerce à chaque instant toute sa rage » (LP 156) y livre les femmes aux assauts de ceshommes impuissants qui les possèdent en les violentant : « un traitement indigne » pour Zachi et Zékis quiest un acte sexuel dérivé, des nouveaux eunuques « nous assiègent jour et nuit ». Cela montre que levéritable enjeu n'est pas social mais psychologique et que ceux qui imposent leur désir aux autres sont eus-mêmes esclaves de leur propre désir.

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4. La soumission au désir est aliénante pour tous :

a- L'esclavage du désir : En effet, le désir désire désirer, il se désire lui-même comme tel car on éprouve dudésir à désirer. L'homme est donc esclave du caractère insatiable de son propre désir. Les femmes aussi dufait que le désir est exacerbé par le climat asiatique ; dans les pays chauds, « l'âme est souverainement émuepar tout ce qui a du rapport à l'union des deux sexes » (EL). La dépossession de soi du maître pendant sesébats amoureux permet un transfert momentané de pouvoir sur les femmes, ce que craint l'eunuque : « j'aitout à craindre de leurs larmes, de leur soupirs, de leurs embrasements » LP 9. Le rapport des vieillescoquettes au jeu témoigne du passage du désir en passion obsessionnelle : « Les femmes sont très adonnées àce jeu. Il est vrai qu'elles ne s'y livrent guère dans leur jeunesse que pour favoriser une passion plus chère ;mais à mesure qu'elles vieillissent leur passion pour le jeu semble rajeunir et cette passion remplit tout levide des autres » LP 56. C'est le cas également des eunuques qui voient leurs désirs attisés et non apaisés parla frustration : « on éteignit en moi l'effet des passions sans en éteindre la cause et bien loin d'en être soulagéje me trouvai environné d'objets qui les irritaient sans cesse » LP 9. D'ailleurs, le départ de Usbek fait naîtreun nouveau désir, celui pour un autre que le maître absent (chez Roxane et Zachi) et suscite une nouvellepassion, la haine pour les eunuques.Ainsi, cela vérifie l'échec du régime despotique sur la maîtrise despassions c’est-à-dire que les passions sont un despotisme intérieur plus fort que le despotisme externe,comme un contre pouvoir mais provoqué par une autre forme de soumission. Incohérences du pouvoirdespotique : pardon de Zachi malgré sa double trahison, punition de Zélis innocente. Il les traite comme desobjets mais les veut désirantes : « vous nous traitez comme si nous étions insensibles mais vous seriez bienfâchés que nous le fussions » LP 7, Fatmé.

b- La tyrannie des passions : Selon les QR de MO le roman épistolaire permet de « faire plus sentir lespassions que tous les récits qu'on en pourrait faire ». Les passions sont aliénantes car elles affectent l'âme enrendant le désir obsessionnel : « l'âme, unie avec le corps, en est sans cesse tyrannisée » LP 33. Certes lespassions et l'économie des passions ne se déploient pas de la même manière dans les deux mondes car dansle monde oriental elles sont concentrées et exacerbées par la frustration ce qui favorise la dimensiontragique : le sérail est le lieu des passions malheureuses, négatives et douloureuses, sources de souffrances ;et dans le monde occidental elles sont plus extraverties et se donnent en spectacle jusqu'au ridicule, la Franceest plutôt le pays des folies douces : obsession alchimique 45, futilité de la mode 99, fureur de faire deslivres 66, vanité du bel esprit 54, passion du jeu 56. Les passions sont d'ailleurs les principaux facteurs desoumission : c'est pour assouvir une passion que l'on accepte de se soumettre à autrui, il y a donc une doublesoumission avec l'illusion que la seconde nous libère de la première. Le chef des eunuques noirs écrit àUsbek : « Il n'y a aucune de tes femmes qui ne se juge au-dessus des autres par sa naissance, par sa beauté,par ses richesses, par son esprit par ton amour, et qui ne fasse valoir quelques uns de ces titres pour avoirtoutes les préférences » (LP 64). Il y a un désir de se distinguer pour obtenir les faveurs du maître, repliantchacune sur sa propre ambition, qui ne fait que renforcer la rivalité donc le jeu de la soumission. Il y a dansle sérail une politique de la faveur qui incité chacun à renoncer à sa liberté plutôt que de voir autrui prendrel'avantage. Cette participation passionnelle à la servitude est bien plus efficace que la force : « Nous nereprésentons que faiblement la moitié de toi-même : nous ne pouvons que leur montrer une odieuse sévérité.Toi tu tempères la crainte par les espérances ; plus absolu quand tu caresses, que tu ne l'es quand tumenaces. » La même rivalité existe entre la maîtresse et le confesseur qui vont selon Rica « l'un et l'autretravailler à se saisir de l'esprit » du jeune héritier, le futur Louis XV (LP 107). Même chose avec le systèmedes faveurs à la cour (LP 88) où la passion de l'ambition dépend des « libéralités immenses » que le roi ouautres princes acceptent ou non de verser. La course à l'enrichissement est la cause récurrente desobservations satiriques des deux Persans.

Chez U seule demeure « la jalousie secrète qui dévore » car la soumission totale des êtres est invérifiabledu fait de la transcendance de la conscience d'autrui (cf Proust : « il ne pouvait posséder que l'enveloppeclose d'un être qui de l'intérieur accédait à l'infini ».) Usbek, arrivé à Smyrne, blâme durement le premiereunuque et sa femme Zachi qui a reçu un eunuque dans sa chambre, dévoilant par là la montée de sa jalousie.Usbek se découvre trop tard dans la lettre 155, trop tard, esclave de sa jalousie.Or, le tyran ne souhaite pasque la soumission, il souhaite engendrer l'amour ce qui est impossible puisqu'il ni le désir ni l'amour ne sedécrètent. Le seul fait d'agir par force et non par conviction est une forme de révolte : « vous vous vantezd'une vertu qui n'est pas libre » LP 20 c’est-à-dire qu'il imagine ce que les femmes feraient si elles étaientlibres, comme si il était certain qu'elles l'utiliseraient pour transgresser les interdits du sérail ; la vertu dépend

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donc de la soumission pour U ce qui est incompatible avec l'idée même de vertu, qui doit être libre et dont lavaleur ne doit pas être décidée par un maître.

Cf Sartre : l'amour consisterait à se donner à librement à l'autre : « je voudrais vous faire oublier que je suisvotre maître pour me souvenir seulement que je suis votre époux » (LP 65). Usbek est tour à tour sujet etobjet dans la relation à Zachi : « tu me pris tu me quittas ; tu revins à moi et je sus te retenir » LP 3. Ils'emporte contre elle et lui affirme sa tendresse tout en conservant son amour pour Roxane : « Je partage monamour entre vous deux ». En fait, le jaloux en étant absent ne fait que provoquer ce qu'il redoute, à savoir latrahison.

CL Les passions constituent sans cesse une menace de sédition pour le pouvoir tyrannique puisqu'ellescherchent à s'exprimer par tous les moyens possibles. Nombreux sont ceux qui excitent les passions dumaître pour le soumettre à leur empire à leur tour : les lettres des eunuques et des épouses au début et à la fintémoignent de la volonté d'inciter Usbek à leur donner plus de pouvoir ou plus de liberté. Après avoir jouésur sa jalousie, sa crainte ou sa fierté les eunuques attisent sa colère lors de la révolte au sérail. Les lettres 9,64 et 96 trahissent le plaisir de l'eunuque à tenir le sérail sous son empire. Rica transpose l'analyse au niveaupolitique : « Un ministre a des passions ; le ministre les remue » LP 127. Il révèle ici la fragilité du pouvoirdominateur soumis lui-même aux passions et donc susceptibles d'être aliéné par les sujets les plus habiles.Par exemple, ses « conseils » deviennent des « desseins » puis des « maximes », cette gradation ternaireattestant de son influence psychologique grandissante.

c- Le tyran est lui-même condamné à une impuissance symbolique car à force de n'être entouré qued'esclaves le désir décroît , à force d'être comblé il est menacé par l'ennui, qui est une impuissance àdésirer : « je me trouve à cet égard dans une insensibilité qui ne me laisse point de désirs » (LP 6) (« obéissezdisait Frédéric le grand à se sujets ». Mais en mourant : « je suis las de régner sur des esclaves » Camus) /« la possession tranquille ne laisse rien à désirer et à craindre ». Satiété aussi, le maître-amant étant combléau-delà même du désir : « Et il ne faut pas se mettre dans la tête d’avoir toujours des plaisirs […]. Ainsi,quand le Grand Seigneur est fatigué de ses femmes, il faut qu’il sorte de son sérail. Quand on n’a pasd’appétit, il faut quitter la table et aller à la chasse. » (Pensées, no 658). Tout en parlant à ses femmes tant enamant qu’en maître, Usbek avoue dès le début sa lassitude : « Ce n’est pas, Nessir, que je les aime : je metrouve à cet égard dans une insensibilité qui ne me laisse point de désirs. Dans le nombreux sérail où j’aivécu, j’ai prévenu l’amour, et l’ai détruit par lui-même » (LP, 6). Même en son absence le désir continue denous aliéner car il brille par son absence et provoque un rapport pathologique au présent qui empêche de seprojeter. Une vie réglée sans liberté rend triste comme le reconnaît Usbek auprès de son ami Ibben à proposde son propre harem : « les plaisirs mêmes y sont graves et les joies sévères ; et on ne les goûte presquejamais que comme des marques d'autorité ou de dépendance » comme si la servitude des autres se répercutaitsur lui. (LP 34). Et c'est pire en Turquie où « l'on pourrait trouver des familles où, de père en fils, personnen'a ri depuis la fondation de la monarchie » LP 34.

D'un autre côté, les femmes brûlent d'un désir que le maître ne peut toujours satisfaire. Le pouvoir amollitaussi les despotes qui se perdent dans la consommation excessive d'alcool (LP 33).

Conséquences : Les plus libres ne sont pas ceux que l'on croit et un renversement est possible entre maître etesclave selon Zélis : « Dans la prison même où tu me retiens, je suis plus libre que toi (…) tes soupçons, tajalousie, tes chagrins sont autant de marques de ta dépendance » (LP 62). Il y a donc une faiblesse de laforce car le régime mis en place est inefficace et instable : inefficace car il supprime toute possibilité devertu et d'intelligence, interdit la recherche de l'honneur en ne préservant que des passions frustrées ouperverties. Il crée un véritable désert economique où la précrité fait naîter l'improductivité (19). Instable caril suffit qu'on oppose une autre force pour que ce régime s'effondre ; le système de l'esclavage « n'est riensans la présence du maître » (LP 96) et le sérail se délite au fur et à mesure de l'absence de Usbek. Si lerenversement du régime est impensable, il est facile de tuer un homme (« dans un instant l'esclave est lemaître » LP 103) et de le remplacer par un autre : « cette puissance invisible qui gouverne est toujours lamême pour le Peuple » (LP 103). Le sérail ne peut tenir que par la force : une fois l'autorité sapée, il basculedans le chaos : « quand une fois l'autorité violente est méprisée il n'en reste plus assez à personne pour lafaire revenir » LP 80, « le moindre accident produit une grande révolution » LP idem. Ce qu'il avait pressentien critiquant les princes qui se cachent de leur peuple : le plus mauvais parti que les princes d'Asie aient puprendre, c'est de se cacher comme ils font » 103. Il était illusoire de croire en cette « puissance invisible »

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dont parle LP à propos des « qui ne se présentaient en public que le plus tard qu'ils pouvaient » p. 140 car lepouvoir est alors désincarné. U rêve d'une parole performative qui se transformerait aussitôt en action :« puisse cette lettre être comme la foudre » 154.

TR : Le moment de la liberté négatrice incarné par la révolte et la chute du sérail est aussitôt dépassé parMon : « le livre recèle, sous l'enveloppe romanesque et satirique, un centre et un noyau positifs, unenseignement sur la justice » Starobinski. U donne une des clés de la libération en affirmant : « je suisobligé de suivre les lois quand je vis sous les lois : mais quand je n'y vis plus, peuvent-elles me lierencore ? » (LP 86). Il faut sortir de l'emprise et apprendre à bien vivre.

C) Le pouvoir de la loi ou les garde-fou contre le despotisme

1- Nécessité des lois

Même si les LP annoncent nombre de thèmes de l'EL, nulle part n'apparaît la notion centrale de loi commerapport nécessaire qui dérive de la nature des choses ou comme règle obligatoire régissant les relations entreles hommes alors que dans l'EL l'univers entier entier sera soumis au déterminisme des lois. La liberté n'estpas que le contraire de la servitude mais aussi de l'absence de toute loi, car il s'agit de « cette douce liberté siconforme à la raison, à l'humanité et à la nature » (LP 136). Il y a une loi métalégale qui reste vraie : il fautobéir aux lois. La lettre 129 examine les conditions d'émergence de la loi. Les législateurs sont critiquéspour s'être perdu dans les détails à cause de leur esprit étroit et borné au lieu d'examiner les principesgénéraux d'où une législation inefficace : « Dans la suite les lois ont été trouvées trop dures et par un espritd'équité, on a cru devoir s'en écarter ; mais ce remède était un nouveau mal ». Donc il faut toujours suivre leslois : MO n'appelle pas à la révolution et fait preuve d'un certain loyalisme. Les réformateurs ont donc fait lamême erreur que les législateurs : « ils ont souvent aboli sans nécessité celles qu'ils ont trouvées établi ». Ilfaut donc des réformes modérées et non des révolutions violentes. La dernière lettre de Roxane n'a rien d'unprogramme politique.

Les LP montrent l'incompatibilité entre les passions et la loi car la tyrannie intérieure des passions risqued'aliéner le comportement et la liberté des autres. Il faudrait donc distinguer les bonnes passions socialesc’est-à-dire les passions partagées qui participent des règles et usages propres à une nation, autour desquellesles hommes se réunissent et se reconnaissent. Et les mauvaises passions tournées vers l'intérêt personnelcomme cette « passion générale pour la gloire » qu'on trouve chez les Français et qui les pousse à défendreleur honneur en toute circonstance : « les Français sont dans un état bien violent » car il n'y a que deuxpossibilités « ou de mourir ou d'être indigne de vivre » du fait de la tradition des duels. Il y a une doublesujétion à l'empire de la loi tyrannique et à l'empire des passions que seul un état de droit peut dépasser,permettant de résoudre et la violence du rapport à autrui et la violence à nos propres passions. L'expression« remèdes violents » est employée à au moins 2 reprises dans le cadre d'une métaphore médicale : au sujet del'empire des Osmalins : « ce corps malade ne se soutient pas par un régime doux et modéré mais par desremèdes violents qui l'épuisent et le minent sans cesse » 19 / en référence à Law : « la France à la mort dufeu roi était un corps accablé de mille maux… Après bien des remèdes violents, il a cru lui avoir rendu sonembonpoint, il l'avait seulement rendue bouffie » 138. Idem à propos de la révolution qui n'est pas untraitement économique mais un remède violent 104 chez les Anglais, 161 pour Roxane.

TR : En même temps, la légalité ne garantit pas la justice, c'est un universel vide de contenu (Todorov). Ilfaut donc qu'elle s'appuie sur des valeurs morales.

2- Les valeurs fondamentales aux noms desquelles on peut condamner les fanatismes particuliers et lesintolérances régionales:

- Le libre-arbitre : l'un des problèmes posés par le sérail est de savoir si l'on peut imposer la vertu de force.C'est au coeur des échanges entre Usbek et Roxane. Cela justifie l'enfermement des femmes au sérail, dontl'eunuque est la « colonne de la fidélité » : « nous savons que la pureté ne saurait être trop grande et que lamoindre tache peut la corrompre » LP 26. Mais Roxane révèle qu'il ne s'agit pas de vraie vertu car contrainteet forcée, comme Kant qui considère que pour être moral il faut avoir le libre choix entre le bien et le mal(c'est pour cela que la liberté sera une des conditions de la moralité) : « j'ai profané la vertu, en souffrantqu'on appelât de ce nom ma soumission à tes fantaisies » 161. Donc cela permet de définit en creux la vertu

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comme la libre disposition à faire le bien, dépendante du libre-arbitre. La vertu est nécessaire pour lacohérence sociale, or la liberté est nécessaire à la vertu, donc la liberté est nécessaire à un état juste.

- La nature = cf Tableau droit naturel. C'est « l'étalon essentiel à l'aulne duquel un régime sociopolitiquesemble pouvoir être jugé » (Spector). C'est en considérant la nature que l'homme doit réclamer l'abolition dela servitude, qui est une dénaturation comme chez LB. Dans le despotisme « on n'entend parler que la craintequi n'a qu'un langage, et non pas la nature, qui s'exprime si différemment et qui paraît sous tant de formes »63. L'affranchissement de Roxane à la fin permet d'ailleurs une refondation politique et morale sur l'ordrenaturel : « j'ai réformé tes lois sur celles de la nature ». L'état naturel est un état à la fois libre et vertueuxcomme en témoignent aussi les Troglodytes : « la terre semblait produire d'elle-même, cultivée par cesvertueuses mains » LP 12. De même la nature reprendra ses droits sur la religion avec la religion naturelle etlors du conte d'Astarté quand se marie avec son frère au lieu d'être soumise à un eunuque »la nature nousavait unis » ; notre sainte loi va nous unir encore ! »LP 67. La nature est donc un critère d'évaluation de lalégitimité de la loi et du droit . La lettre 95 qui fait diptyque avec la lettre 94 conclut sur l'affirmation d'undroit naturel : « les traités de paix sont si sacrés chez les hommes qu'il semble qu'ils soient la voix de lanature ». C'est la nature qui détourne les parisiennes de l'adultère : « quand il s'agit de faire les derniers pas,la nature se révolte »

- Il n'y a pas de modèle de liberté, laquelle doit être jugée selon les situations, mais au sein de cette volontéde modération qui caractérise MO, la famille apparaît comme le modèle « naturel » de la société. Il est« sage et conforme à l'ordre naturel » dit Usbek de reconnaître l'autorité des pères sur leurs enfants car ellerégule les mœurs et participe à la paix sociale (LP 129). Il fait l'apologie de la puissance paternelle « la plussacrée de toutes les magistratures ». Ainsi les désordres présents du système réveillent la nostalgie d'un ordreterrien et patriarcal l'autorité paternelle a précédé toutes les conventions et n'en dépend donc pas (129). Lemodèle de cette autorité familiale en est donnée dans la fiction (LP 12) et la réalité (en Chine les pères sont« honorés comme des dieux » et cela encourage la fécondité familiale LP 119 cf portraits du père-Mao). Allusions au monde romain comme idéal de l'honneur 89 et d'un autre rapport aux esclaves 115.

- Il y a un autre modèle naturel : l'amitié, « doux engagement du coeur » LP 34 qui est la source du bonheurdes Français selon Usbek alors qu'elle est presque inconnue des orientaux ; mais pas impossible puisque leslettres entre les 3 amis le prouvent : Ibben commence son texte par un éloge de l'amitié, malgré le départ decelui-ci de la cour. C'est donc une vertu aristocratique qui permet d'ériger des contre-pouvoirs. Elle peuts'allier avec le désir de gloire pour préserver la liberté (cf gloire militaire des Invalides qui évoquent unsuperbe théâtre où survivent les héros, lieu « le plus respectable de la terre », Rica plaçant le sacrifice à lasource de toute noblesse authentique ; le vrai noble est celui qui a conscience de ses devoirs envers le peupleet la nation. LP 84 présentée comme « noble passion » qui sert de rempart à l'obéissance aveugle LP 89) ;« la gloire n'est jamais compagne de la servitude », c'est donc une vertu politique. L'honneur implique uneloyauté supérieure à celle envers le prince comme par ex la transgression de l'interdiction des duels sousRichelieu. L'honneur permet à l'individu d'arbitrer seul. Mais il ne doit pas être confondu avec « le pointd'honneur » qui est au service de la passion d'orgueil, dans les duels judiciaires, fondés sur « une manière dedécider assez mal imaginée » dont U dénonce l'illogisme : « car, de ce que cet homme était plus adroit ouplus fort qu'un autre, il ne s'ensuivrait pas qu'il eût de meilleures raisons » (LP 90).

- A l'unicité du mal (le despotisme) répond la pluralité des biens politiques, dont la république et lamonarchie sont des formes possibles. La LP 89 livre cette tripartition constitutionnelle et son fondement dansune passion dominante, un principe qui donne vie aux institutions, l'honneur ce « trésor sacré » quifonctionne comme antidote à l'arbitraire. D'un côté il s'agit d'une réminiscence irrationnelle et archaïque quitraduit l'intérêt plus que la vertu (70, 71, 90), dégénère en cérémonie et politesse par envie de se distinguer(82, 87), de l'autre c'est un rempart à l'arbitraire du monarque, c'est une garantie d'indépendance : il restetoujours au noble la possibilité de de se retirer sur ses terres (89). Elle est plus marquée chez les gens deguerre (90) et favorisée par l'amour de la patrie (89) mais cette vertu est universelle. L'idéal d'une vertudésintéressée semble néanmoins réservée aux « pays où l'on peut prononcer le mot Patrie » 139 et MOsemble n'instaurer aucune solution de continuité entre république et monarchie car le continuum suit le coursde l'évolution historique (131, 136). Il faut comprendre la corrélation entre honneur et liberté (« dans chaqueEtat, le désir de gloire croît avec la liberté des sujets et diminue avec elle ») en opposition au despotisme car« la gloire n'est jamais compagne de la servitude ». Il s'agit d'une sorte d'amour-propre qui préfère le sacrificepar « instinct » que ce soit en république ou en monarchie LP 89.

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- Il y a LP 102 une fécondité de l'idée de justice qui établit un rapport réel entre les choses et qui étend sesramifications sur la religion, la morale (suicide), le droit civil et international, la politique, et même le rapportentre les sexes (38 : pourquoi subordonner les femmes aux hommes?). Les hommes violent la justice parintérêt mal compris aveuglement et même les maux dont s'accable le despotisme sont une preuveexpérimentale de l'existence de lois naturelles que la raison seule découvre.

3- Les modèles politiques =

- MO ne considère pas les barbares du nord de l'Europe comme dangereux mais comme « des peupleslibres » car ils imposent des limites au pouvoir (p. 301), contrairement à l'historiographie traditionnelle, et ilsempêchent ainsi la monarchie de se transformer en despotisme. Ce qui pourrait constituer un premier modèlede gouvernement conforme à la raison (« l'autorité du prince était bornée de 1000 manières différentes… leslois étaient faites dans les assemblées de la nation » p. 302). L'EL défendra à nouveau ce « germanisme ».

- Contre-modèles : en Asie et en Afrique (sauf Carthage) le gouvernement républicain est inconnu etinconcevable (131) . Fatalité insurmontable qui identifie à jamais un espace et une structure politique. Maisquand les barbares du Nord envahissent l'empire romain ils n'asservissent pas les vaincus alors que quand lesTurcs et les Tartares font des conquêtes c'est pour renforcer leur despotisme.

- un autre modèle est l'Angleterre où le souverain est dépendant de la volonté du peuple LP 104. Il ne donnequ'un aperçu de la théorie du droit de résistances, reprise mot pour mot à Locke : une liberté extrême peutaboutir à des séditions et des usurpations violentes autant que la servitude extrême (comparer 103 et 104).« Nous ne pouvons, disent-ils, donner à un autre plus de pouvoir sur nous que nous n'en avons sur nous-mêmes » p. 241. L'incarnation même de la liberté est l'Angleterre : la soumission et l'obéissance sont lesvertus dont ils se piquent le moins » 104. Il soutient donc ici une forme de pouvoir intermédiaire, une formede monarchie parlementaire où le parlement (« les assemblées de la nation » 131) comme corps intermédiaireentre le peuple et le roi, est le garant de la liberté. Ils affirment le droit de résistance et la légitimité de larévolte quand le Prince viole les droits du sujets qui peuvent alors « rentrer dans leur droit naturel » : versionlibérale du droit naturel. Le droit naturel permet de dessiner un horizon de valeurs qui empêchent d'assimilerle droit et le fait. Il va même jusqu'à nier le crime de lèse-majesté puisqu'il réduit la relation prince / peuple àun rapport de forces en cas de révolte où c'est le plus fort qui décide que le plus faible a commis un crime104 p. 242 pour relativiser ce crime, l'identité du traître se décide en un « moment » T ; mais du coup ilrelativise tellement qu'il en arrive à faire une apologie de la force ; cf idem en 94-95 ) propos des princes quis'accordent tous les droits « croyant qu'il n'y a pas de lois là où il n'y a pas de juges ». Donc l'Angleterre estla figure inverse et symétrique du despotisme : dans l'un le prince se donne tous les droits, dans l'autre c'est lepeuple qui se donne tous les droits, deux formes de libertés excessives.

- De la Grèce par une sorte de contagion en chaîne (colonies), la liberté s'étend en Italie, en Espagne, auPortugal et dans les Gaules (131) mais ce fil fragile, César le trancha, l'empire romain aurait pu étendrel'espace de liberté « si il n'y avait pas eu cette différence injuste entre les citoyens romains et les peuplesvaincus » si… si… (131), il s'est transformé en vaste prison des peuples et l'Europe et l'Asie se rejoignent ànouveau sauf que la seconde n'a jamais vraiment connu la liberté. De même dans les forêts du nord il y avaitdes nations inconnues qui aurait pu se répandre avec leur esprit de liberté : les invasions barbaresparadoxalement rétablissent la liberté en détruisant l'empire romain.

- Les parlements sont pour MO des institutions essentielles car ils garantissent la soumission du peuplenécessaire à la stabilité du régime tout en bornant le pouvoir du souverain. La progression de la sympathiepour le Ru sera manifeste après les LP 104 et 80, « une nation impatiente, sage dans sa fureur même » (136).Comme dans le cas de la Hollande, c'est la puissance économique qui compte désormais plus que lapuissance de conquête ou de richesses comme les métaux précieux (Espagne). Ainsi Mon prend 3 exemples :la Perse, l'Europe, l'Angleterre, deux extrêmes qui encadrent un régime intermédiaire car en France le roipossède tous les pouvoirs mais en fait un usage plus modéré à cause des mœurs et de la religion, par raisoncalculatrice (102).

- Résumé de l'histoire des républiques : à l'origine il y a le régime monarchique le plus proche du modèlefamilial et que l'histoire semble mettre en place spontanément ; l'excès de tyrannie finit par faire craquer lesystème (en Grèce) et fait apparaître la république qui inscrit la liberté das l'histoire mais c'est un produitfragile et circonstanciel. Pas de hasard (les républiques se seraient formées « par hasard et par la succession

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des siècles » 131) mais plutôt une nécessité politique qui fait dégénérer la monarchie en despotisme ourépublique car s'inscrit dans le conflit structurel du Prince et du peuple (102). Deux lignes historiques sedessinent donc : l'une en orient se fige dans le despotisme, l'autre voit la Grèce « seule polie au milieu desbarbares » (131) républicaniser et libérer l'Europe. L'orient c'est l'histoire sans histoire, la pétrification dutemps. Mais il n'est plus une monstrueuse anomalie car on peut se demander ce que serait devenue l'Europesans la Grèce ou les invasions barbares...

4 - Les solutions politiques : La conformité d'un gouvernement à la raison permet de mesurer son degré deperfection.

Les Français ont eu tendance à adopter majoritairement le droit romain et cette hétéronomie est uneservitude. 100 C'est pourquoi le droit public est devenu en Europe une science « qui apprend aux princesjusqu'à quel point ils peuvent violer la justice sans choquer leurs intérêts » et qui met « l'iniquité ensystème » 94. Cela réduit le pouvoir à la puissance (ressources matérielles et humaines qui fondent l'exercicede la domination) 102. Les princes italiens ou allemands « martyrs de la souveraineté, n'ont d'autre choix quede s'inféoder aux grandes puissance d'Europe Cf Anti-machiavelisme LP 94 c’est-à-dire la raison d'Etatlibérée des valeurs et des normes car la raison d’État n'est que la passion déguisée en raisonnement (mêmedans le cas des reines de Suède qui choisissent le plaisir plus que la politique) : on apprend au prince« jusqu'à quel point ils peuvent violer la justice » et on met « l'iniquité en système ». Aux docteurs quifalsifiaient l'idée de dieu (83) font écho les docteurs qui falsifient l'idée de droit.

La question du contrat apparaît dans 3 lettres 76-77 (le droit de se tuer), 94-95 (le droit des nations) et 102-104 (droits des sujets et des princes) qui traitent du rapport entre les droits et le Droit, entre le pouvoir defaire et le droit de faire. Ils posent la question cruciale du rapport entre justice et liberté, entre droit positif etprincipes transcendants de la justice éternelle qui sont rappelés LP 83.

Les gouvernements modérés au contraire font fleurir les arts et stimulent la croissance économique (LP106), favorisant ainsi la « propagation de l'espèce » (LP 122 « la douceur du gouvernement contribuemerveilleusement à la propagation de l'espèce » comme en Suisse ou en Hollande). Rendant hommage à la« circulation des richesses » MO parle d'une grandeur qu'on pourrait dire « industrielle » qui supplanteavantageusement l'ancienne grandeur de conquêtes. La domination réelle se mesure en termes de richessesindustrielles et agricoles (contrairement aux chrysohédonistes qui estiment la prospérité nationale à laquantité d'or et d'argent contenue dans les caisses de l’État 118). D'où la crique des Espagnols qui n'ont passu renoncer à leurs rêves chimériques comme Don Quichotte, car le soleil n'y rencontre « que des campagnesruinées et des contrées désertes » 78. Détruire pour vaincre n'est pas accroître son pouvoir : « ils doiventchercher des sujets et non pas des terres » 106. La puissance se mesure plutôt au nombre d'hommes actifscomme en France : « on n'y voit que travail et industrie » id. Le mécanisme d'enrichissement d'un état estdécrit LP 117 quand U démontre la supériorité des Etats protestants sur les Etats catholiques moins peuplés,car avec la population augmente le commerce, « il y a plus de fortune à faire » p. 306. L’État privé desindustries de luxe serait « un des plus misérables qu'il y eût au monde » 106. Mo ne succombe pas à latentation d'idéaliser le sauvage : « les bourgades de Sauvages … n'ont pas la ressource des grands Etats »120.

Le gouvernement le plus conforme à la raison est celui qui s'adapte à l'esprit d'une nation : « celui quiconduit les hommes de la manière qui convient le plus à leur penchant et à leur inclination est le plusparfait » (LP 130). Cf MO développe sa conception de la justice LP 83 : « la Justice est un rapport deconvenance qui se trouve réellement entre deux choses », comme un rapport de proportion, que la tyrannieignore car elle supprime la hiérarchie des crimes (LP 102). Certaines passions peuvent être bien réutilisées,comme la crainte ou l'honneur qui invite à la grandeur (LP 88-90), l'espérance. De l'utilité sociale de lascience et du luxe LP 105-106.

CF # pas de solution politique chez LB : on ne sait pas vraiment à quelles conditions le pouvoir peut donnerlieu à une obéissance qui ne soit pas asservissante.

L'exemple réside dans le mouvement centrifuge de l'état modéré qui s'oppose au mouvementcentripète de l'absolutisme. Le principal est de ne pas opter pour des solutions extrêmes ou les principesuniques, en admettant l'existence d'exceptions. Il faut échapper aussi bien au fatalisme qu'à l'interventionforcée (croire que tout dépend du législateur ou de la force). MO donne aux lois leur sens maximal : tous les

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rapports entre les êtres, même si ensuite il distingue lois naturelles et lois artificielles des hommes.

La modération équivaut à la légalité (ou mixité) chez MO car la légalité s'oppose à d'autres forces : elleest un pouvoir en elle-même qui peut constituer une limite à tout autre pouvoir : seule la force arrête laforce ; or la légalité est la force offerte à tous et introduit une brèche dans l'unité du pouvoir en proposant unpartage des pouvoirs. Les lois tyranniques elles ne participent pas de la modération car elles ne font querenforcer un seul et même pouvoir, il s'agit d'un abus de pouvoir ; seules sont modérées les lois qui limitentles autres pouvoirs ; la modération implique la coprésence de plusieurs (contre)pouvoirs ; l'unique valeurabsolue chez MO est que le pouvoir ne soit jamais un absolu, monolithique, mais soit partagé. D'où ladistinction des 3 pouvoirs : judiciaire, executif, législatif : c'est la distribution des pouvoirs entre desdifférentes corps qui garantira la liberté ; de deux forces en présence toujours « l'une enchaînera l'autre par safaculté mutuelle d'empêcher » et les puissance seront ainsi contrebalancées. Il propose donc ungouvernement qui reposerait sur le respect de la nature de l'homme « de sorte que celui qui conduit leshommes de la manière qui convient le plus à leur penchant et à leur inclination est le plus parfait » 80. Mosouligne l'importance des moyens pour obtenir sa subsistance : il remarque que les « sauvages » (pêcheurs etcueilleurs) sont privés des effets salutaires de la circulation des richesses (120).

La fin des LP n'est pas une réponse mais nous ramène au centre de l'oeuvre : le meilleur gouvernement nefait pas disparaître l'obéissance mais c'est en vertu de cette obéissance que la liberté est préservée LP 80 : « legouvernement doux … est préférable ; la sévérité est un motif étranger ». Voilà ce que le révolté produit :« Le meurtrier monte sur le trône, pendant que le monarque en descend, tombe et va expirer à ses pieds » LP103 cf S'oppose au tyrannicide comme LB. Il y a donc donc deux formes de soumissions selon le type degouvernement doux ou sévère : « Si ds un gvt doux le peuple est aussi soumis que ds un gvt sévère, lepremier est préférable puisqu'il est plus conforme à la raison et que la sévérité est un motif étranger » p. 198.La soumission est donc nécessaire à l’État pourvu qu'il soit lui-même soumis à la raison. Seuls les esclaveromains sont présentés dans un état de douce servitude car ils reçoivent de l'argent et peuvent s'élever dans lasociété : ils ont « l'aisance dans la servitude présente et l'espérance d'une liberté future » LP 115. Ils ne sontpas seulement soumis mais utilisés au mieux de leur capacité par une politique qui sait les intéresser auprofit. (115).

Il n'y a pas de théorie de la liberté de la constitution dans les LP mais la liberté des citoyens y est d'ores etdéjà thématisée : il y a en ce sens un libéralisme présent dans les LP, c’est-à-dire condamnation del'absolutisme et du despotisme, éloge des parlements.

Conséquences = Les LP regorgent d'indications qui vont dans le sens d'une théorie modérée de la justicepénale : mesurer l'expiation au crime 141, établir une proportion entre les fautes et les peines qui est comme« l'âme de Etats et l'harmonie des empires » 102, modérer la sévérité des châtiments en faisant jouer lacrainte de l'infamie et les peines imaginaires ou symboliques 80, c'est le plus sût moyen d'obtenirl'obéissance, là où la cruauté échoue 103. Rica observe les institutions judiciaires tandis que Usbek interroged'un point de vue plus théorique la question du juste le définissant comme « un rapport de convenance »d'une chose à une autre (LP 80 et 83), ce qui enlève toute légitimité au despotisme qui est toujours dansl'excès et applique toujours les mêmes peines, quel que soit le délit ou le crime. Il critique le principe dejustice distributive qui attribue les droits au mérite (comme les grades militaires sous la monarchie LP 48).La vraie justice consisterait en « cette équité que j'ai devant les yeux » 46, à être bon citoyen et bon père defamille83, reposerait sur « tous les devoirs de la charité et de l'humanité ». Il ne s'agit pas pour autant d'unesimple vertu contemplative « dont il ne résulte rien » mais une vertu active qui contribue à améliorer le sortdu genre humain : « le coeur est citoyen de tous les pays » note Ibben 67. Résumé du raisonnement LP 83 :Ainsi Dieu n'est nécessairement juste / la justice existe en soi / Si les hommes ne suivent pas toujours lajustice c'est par intérêt : nul n'est méchant volontairement / donc Dieu ne peut être injuste / donc la justices'impose tous même à ceux qui ne croient pas en dieu ou en elle / il faut refuser l'idée que la justice soit liéeaux conventions humaines (contre Hobbes).

-Défendant la légitimité du suicide, il défendra l'idée de contrat par intérêt : « la société est fondée sur unavantage mutuel … le prince veut-il que je sois son sujet quand je ne retire point les avantages de lasujétion ? » LP 76. Même si il raille les spéculations sur l'origine des sociétés cela est dirigé contre Hobbes(LP 94) mais non contre les théories du pacte social ou contre Grotius (dont il réutilise l'expression de « droitdes gens ») et pour qui la sociabilité naturelle est la condition du pacte social et non son contraire : « une

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société ne peut être fondée que sur la volonté des associés. Si elle est détruite par la conquête le peupleredevient libre » LP 95. Un autre cas de dissolution du pacte social serait, avec l'ex de la révolution anglaisede 1648, les mouvements populaires, pour lesquels il ne cache pas son aversion, marque un recul devantl'affirmation brutale du droit de résistance. Il est admiratif face aux affirmations « extraordinaires » desanglais et leur réfutation de l'absolutisme : « rien ne les lie, rien ne les attache à lui ». Le rôle de la LP 131 estde définit les parties contractantes (Rhédi sur les origines de la monarchie française) : les rois francs n'étaientque des chefs ou ds généraux à l'autorité limitée ; le prince partageait son autorité avec « un grand nombre deseigneurs » dons il regrette la « douce liberté des temps barbares » 136.

La seule chose qui puisse paradoxalement légitimer le pouvoir est son abandon partiel : la légitimité peut êtreacquise a posteriori par le fait que son détenteur a accepté de partager le pouvoir avec d'autres et de s'imposerdes limites : « tout pouvoir sans bornes ne saurait être légitime » LP 104.

L'ex anglais a valeur d'avertissement pour les monarques tentés d'abuser de leur puissance. A la faiblessedevant les menaces extérieures (indiquée dès LP 19 et démontrée par les victoires du prince Eugène sur lesTurcs LP 123) s'ajoute le risque d'une révolution de palais, l'immobilisme allant de pair avec l'instabilité (LP103), thème de la fragilité du pouvoir déjà introduit par LP 80.

Interrogation sur les principes qui doivent réguler les relations entre les nations mais aussi entre leprince et le peuple LP 95. Au niveau du droit international, les relations entre états pourraient être régies parles mêmes principes de droit que ceux qui s'appliquent à l'intérieur entre particuliers, selon MO : « lesmagistrats doivent rendre la justice de citoyen à citoyen : chaque peuple le doit rendre lui-même à un autrepeuple » (LP 95). Mais il faudrait une instance supérieure aux deux pays pour les arbitrer : « il est nécessairequ'un tiers débrouille ce que la cupidité des parties cherche à obscurcir » (cf rôle de l'ONU et des casquesbleus). On ne peut pas comparer guerre civile où l'enjeu est la survie de l'individu et guerre interétatique quipeut être compatible voire favorable à la survie de l'Etat. A opposer à Rousseau : « D'homme à homme nousvivons dans l'état civil et soumis aux lois ; de peuple à peuple chacun jouit de la liberté naturelle », donc c'esttoujours le chaos de l'état de nature et la guerre. U imagine aussi que si une arme suprême était inventée « leconsentement unanime des nations ensevelirait cette découverte » LP 106. Sartre sur le nucléaire. Leproblème est qu'aucune nation ne veut se délester de ses armes surtout si elles « peuvent détruire les peupleset le nations entières » LP 105.

Donc nous devrions agir comme si on croyait en l'existence d'une justice naturelle indépendante desconventions et désirs humains car « quand elle en dépendrait ce serait une vérité terrible qu'il faudrait sedérober à soi-même' » LP 83. Cf Kant. Il y a une homologie des hommes et du système qui les étreint doncon peut ajouter une perspective métaphysique pour dégager des normes universelles : le fait n'est pas undroit, il y a des droits naturels et universels au-delà des faits particuliers. Non seulement par ce qu'unecertains justice universelle doit s'imposer de haut en bas pour déterminer les actions humaines, mais aussiparce qu'il y a un rapport empiriquement constatable entre mouvement de la population et système politique,de bas en haut (pbl de la dépopulation).

Lettres de U sur la justice et le droit naturel 80, 83, 90, 94, 95, 129. Un droit absolu a au moins existé dans lepassé puisque des causes actuelles « en ont corrompu tous les principes » LP 94 ; la LP 83 est la plusexplicite : « la justice est éternelle et ne dépend point des conventions humaines » ; et il se réfère à « l'équiténaturelle » LP 129. MO aime citer cette phrase de Cicéron : « la loi est la raison du grand Jupiter » donc ledroit naturel est le fondement du droit des sociétés humaines, un ensemble de principes rationnels et morauxqui permettent de juger les lois, ils se confondent avec la lumière naturelle de la raison. Il existe donc desrapports d'équité antérieurs à l’État. Un interlocuteur de Rica peut donc comprendre désormais la barbarie enun sens moral (nier l'humanité de l'autre homme) et non au sens étymologique et historique (qui a un sensrelatif) : « ces peuples n'étaient point proprement barbares » LP 136. Cf Levi Strauss : « le barbare c'estd'abord celui qui croit à la barbarie ».

MO est attaché aux contre pouvoirs représentés par les parlements : la lettre 92 salue le rétablissement dupouvoir politique des parlements au début de la Régence pour son droit de remontrance envers le roi ; c'estl'appui de la monarchie et le fondement de toute autorité légitime ». Mais ce geste sera interprété comme uneruse quand il sera relégué à Pontoise, car cette institution porte « le pesant fardeau de la vérité » LP 140.

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Lettre 80 = leçon de modestie politique = le meilleur gouvernement n'est peut-être que celui qui l'emporteen force pragmatique « celui qui va à son but à moins de frais » et « conduit les hommes de la manière quiconvient le plus à leur penchant et à leur inclination ». Le meilleur gouvernement n'est pas un modèle idéalmais une réponse empirique à ce qu'on peut, un pbl d'optimisation, se fondant sur une économie de moyenspour un maximum de résultats (« satisfaction supérieure »). Le Français fait gratuitement et avec plaisir ceque le Sultan n'obtient qu'à force de supplices et grand déploiement de moyens. Mon n'a pas une approchemoraliste mais plutôt pratique car plutôt que de dénoncer un régime inhumain, il dénonce un régime instable,inefficace, qui emploie ds mesures de forces inutiles pour parvenir à un résultat nul.

NB Des commentateurs comme Jean Ehrard considèrent que certaines prises de position de MO témoignentde son désir de défendre les anciens privilèges de l'aristocratie : il faut savoir que MO appartient à uneclasse sociale en pleine crise alors ; la monarchie enlève peu à peu toutes ses prérogatives à sa classearistocratique. Et c'est à travers la métaphore du sérail et de ses 3 composantes que cela se fait sentir : « C'està la monarchie absolue qu'en a Montesquieu, sinon à la monarchie absolue en personne, du moins auxtentations qui la guettent » (Althusser). Le système de Law est un danger pour les aristocrates exposés à laconcurrence des parvenus 132, et à la corruption 146 ; il défend la propriété terrienne LP 132, et le règne dela « puissance paternelle » « première autorité légitime » LP 129 ; donc il pourrait être le partisan d''unerestauration aristocratique pour éviter la dégénérescence de la monarchie ; Rhédi rappelle d'ailleurs l'originearistocratique des assemblées générales de la nation LP 131. Il approuve la politique du duc de Noailles sousla Régence et s'amuse de voir les traitants contraints de rendre gorge ; c'est la réaction d'un gentilhommeindigné de ce que le « corps des laquais » soit devenu en France « un séminaire de grand seigneurs » (98). Ily a un dédain aristocratique pour les gens de la finance et pour les nouveaux riches qui ne l'empêche pas deplaider pour la « circulation des richesses » (106). La dénonciation du despotisme répondrait donc à unevolonté de défendre les prérogatives de l'aristocratie au sein d'une bonne monarchie. D'ailleurs tout enavertissant les monarques du risque de dégénérer en monarchie, LP 102, il magnifie aussi leur rôle : « Cesmonarques sont comme le soleil qui porte partout la chaleur et la vie ». Le souvenir de la Fronde lui inspireun discours humoristique qui est en défaveur des frondeurs (LP 111) car montre la versatilité et la forceaveugle du peuple. La lettre 111 conduit à la forme la plus élaborée de jonction du satirique et du politique :c'est une satire de Retz (son faux discours au frondeurs, en fait il s'agit d'une lettre ; Fronde = révolte menéepar des princes et Mazarin contre Louis XIV enfant, entre 1643 et 1661) qui, à propos d'un problème grave(celui des régences et des minorités) tourne en dérision le message politique pour faire ressortirl'insignifiance des pseudo révolutions et affirmer son espoir en la continuité monarchique. Dans un cas lasatire s'appuie sur des préjugés nobiliaires de classe (88) qui seront tournés en dérision ailleurs ; dans unautre l'allégorisation satirique sert une politique humaine et libérale (85). Il y a donc une polyphonie, ou dumoins une bipolarité au sein de la démarche même de MO : la lettre 88 présente ce paradoxe d'être à la foischargée de préjugés nobiliaires et d'en montrer la vanité (elle est le pendant de l'histoire des Troglodytes).L'idéal aristocratique se nourrit de la distinction entre noble ambition et soumission servile contrairement à ladéfinition de la grandeur en France alors : « un grand seigneur est un homme qui voit le roi ». 88 Elle estconfondue avec la notoriété et le crédit auprès des puissants. Diagnostic pour la France ? Ce n'est que pas lemaintien d'une noblesse héréditaire dans la jouissance de ses droits que l'on pourra éviter le despotisme.Régénérer la noblesse et son principe : l'honneur.

Mais en même temps il proteste contre « l'injuste droit d'aînesse » en invoquant « l'égalité des citoyens »(LP119) et suggère une politique de développement économique fondée sur la paix, la tolérance et la liberté(103-122)...

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CONCLUSION GENERALE

* La philosophie politique de MO n'est pas énoncée directement. C'est le despotisme qui, à la fois commevérité historique et concept repoussoir, met en évidence la réflexion politique de MO et sa conception de lanature humaine : elle est centrée autour de 3 événements : la mort de Louis XIV en 1715, l'échec de lapolysynodie en 1718 et la banqueroute de Law en 1720. Elle se déduit de la critique du pouvoir absolu. Si lebien politique dépend des situations, il y a un mal politique identifiable : le despotisme. A part lacondamnation du despotisme, touts les questions restent sans réponse. C'est au lecteur de construire sa proprepensée sur l'utilité des sciences (LP105-106), la question du suicide (LP 76-77) ou les causes dudépeuplement (112-122). Ainsi l'effacement de l'auteur évite le caractère dogmatique d'une thèse, ce n'est pasun roman à thèse, la polyphonie empêchant toute fixation du sens. Fiction et réflexion s'entrelacent et senourrissent l'un l'autre et c'est au lecteur d'en percevoir les correspondances. Les deux leçons principales del'EL sont déjà énoncées dans les LP : le fait que le despotisme « se corrompt sans cesse parce qu'il estcorrompu par sa nature » et que « le despotisme cause à la nature humaine des maux effroyables » (EL VIII,10 et II, 4). « La crise finale des LP vient démontrer le caractère insoutenable de la tyrannie du plaisir. Lesforces de révoltes accumulées se déchaînent. La grande idée de Nature vient à leur secours et déjà apparaîtl'alternative violente la liberté ou la mort qui entraînera les hommes de la Révolution » (Starobinski, Monpar lui-même). Pour U les deux lettres 146 et 161 sont contemporaines : il n'est pas anodin quel'effondrement de l'ordre oriental accompagne la faillite du système ; les fausses valeurs de l'orient et del'occident sont ainsi critiquées simultanément. Mais si l'effet esthétique est réussi il ne constitue pas dans saconfusion un ordre plus juste pour MO, il reste en suspens.

Si Montesquieu n’inventa pas le signifiant « despotisme », il en inventa bien le concept, et cela signifiedeux choses. D’abord que le despotisme devient, dans L’Esprit des lois, un véritable objet théorique qu’ils’agit d’étudier avec soin : on peut et on doit se demander ce qu’en lui-même il est, au lieu de le réduire auseul excès de la monarchie.

De cet impératif découlent nécessairement deux processus inverses et complémentaires (Grosrichard, 1979,p. 91-106). En premier lieu, le mouvement centripète des richesses : « La monarchie se perd, lorsque leprince, rapportant tout uniquement à lui, appelle l’État à sa capitale, la capitale à sa cour, et la cour à sa seulepersonne » (EL, VIII, 6 [texte de l’édition posthume de 1758 : toutes les autres éditions donnent « la capitaleà la cour »]). En second lieu, le mouvement centrifuge de l’autorité : pour décharger tout à loisir, le despotedoit forcément se décharger de l’exercice du pouvoir et c’est en ce sens que « l’établissement d’un vizir est,dans cet État, une loi fondamentale » (II, 5). Cela signifie que, du prince au plus petit fonctionnaire, chacunse défait du pouvoir tout entier, de telle sorte que celui-ci s’écrase comme en chute libre sur les sujetsesclaves au lieu que, dans les gouvernements modérés, sous une forme ou une autre, des médiationsamortissent son transfert : « Dans le gouvernement despotique, le pouvoir passe tout entier dans les mains decelui à qui on le confie. Le vizir est le despote lui-même ; et chaque officier particulier est le vizir » (V, 16).Le despote n’est plus alors qu’une fonction, une autorité au nom de laquelle on gouverne, mais qui negouverne jamais par elle-même : « Il est caché, et l’on ignore l’état où il se trouve. Par bonheur, les hommessont tels dans ces pays qu’ils n’ont besoin que d’un nom qui les gouverne » (V, 14).

* Néanmoins il ne faut pas confondre l'échec de Usbek avec l'échec du savoir lui-même . Seules lesdestinées des personnages s'assombrissent alors que le lecteur voit certaines pistes s'ouvrir. « Il y a certainesvérités qu'il ne suffit pas de persuader mais qu'il faut encore sentir ; telles sont les vérités de la morale » (LP11). Fonction propédeutique car à travers l'échec de Usbek MO nous engage à « reconnaître une exigenceque nous ne sommes pas près encore de savoir satisfaite : l'accord des actes et de la pensée dans une mêmeraison libératrice » (Starobinski). Et aujourd'hui le pbl persiste d'où l'actualité du texte. Le roman invite àrelativiser aussi la portée de la libération de l'esprit par la relativisation des mœurs. La pensée négatrice, quilibère par la lucidité philosophique (Usbek) et la raillerie satirique (Rica) doit être prolongée par une penséeconstructive. C'est peut-être le rôle des fictions littéraires insérées (Utopie des Troglodytes, Aventures deTélémaque parodiées dans Fragment d'un ancien mythologiste LP 142 qui raconte la banqueroute de Law en1720), comme pour saper son autorité, le conte d'Ibrahim et Anaïs. Il faut « penser librement » LP 134. Maismême la philosophie peut devenir une passion asservissante comme pour la reine Christine de Suède LP 139.L'El a été précédé et préparé par la matière philosophique des LP tout en l'approfondissant ; cet « espèce deroman » était le seul moyen de descendre dans les tréfonds de la subjectivité pour y traquer les mécanismesintimes de la domination et de rendre compte de la diversité des formes de consentements ou de résistances

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jusqu'au suicide héroïque. Ainsi les LP sont « l'expression romanesque d'une prise de conscience politique »selon J. Ehrard. On éclaire les idées par l'histoire et l'histoire par les idées ; de plus le lecteur est sans cessesollicité par le doute ; enfin, l'existence d'un personnage principal invite à partager ses ressentis.

* Ensuite, il faut dire que ce pire gouvernement, équivoque a contrario en ce qu’il justifie à l’envers tous lesrégimes « modérés » qu'on veut, devient le générateur d’un mode argumentatif remarquable qui consiste enla juxtaposition méthodique de toutes les institutions susceptibles de freiner le despotisme virtuel desgouvernements européens (la banque, les Églises, les droits seigneuriaux, la vénalité des offices, etc.).Contre le despotisme, Montesquieu n’entreprend pas de légitimer un droit quelconque de résistance, ilrecense des points empiriques de résistance. Et il élabore ainsi quelque chose comme une « politiquenégative » : non pas une dévaluation de l’État au profit de la société civile — c’est là une opposition qu’ilignore —, mais une évaluation de tous les pouvoirs susceptibles d’interdire le despotisme, alors même qu’ilsseraient parfaitement incompatibles entre eux. Une politique de la coalition. La liberté politique, définiecomme obéissance aux lois, ne peut se trouver que dans les gouvernements modérés et la séparationdes 3 pouvoirs (judiciaire, exécutif et législatif). La position de modération de Mo n'est pas facile à tenircar elle est toujours critiquable de deux points de vue, comme juste milieu : « je me trouve être comme lesgens neutres que le grand Cosme de Medicis comparait à ceux qui habitent le second étage des maisons etqui sont incommodés par le bruit 'en haut et par la fumée d'en bas ».

* La seule et vraie question des LP , que ce soit dans le « roman européen » ou le « roman du sérail »est : quelle organisation l'homme doit-il donner à sa vie et à ses institutions ? A quelle autorité doit-il enappeler s'il ne veut sacrifier ni son désir ni sa raison ? Toutes les autorités extérieures sont mises au défi maisla réponde de U est : la justice est à la fois un principe intérieur et un rapport de convenance entre les choses,c'est le seul joug dont on ne peut s'affranchir. « L'autorité réside dans la conscience de l'homme »(Starobinski) car il est le seul qualifié à juger. C'est en l'homme que l'idée de justice prend naissance et pas enDieu : c'est lui qui calcule le jeu des forces nécessaires à un gouvernement rationnel pour « aller à son but àmoins de frais » 80. U comprend que les hommes deviennent injustes si tôt « qu'ils préfèrent leur propresatisfaction à celle de autres » est lui-même incapable d'apercevoir sa propre injustice. Usbek illustre laséparation persistante entre l'ordre de la réflexion et celui des actes. Ce n'est pas que le retard chez l'idéalistede l'action sur la théorie. Mo a vu que parmi tous les facteurs matériels de l'histoire la préférence de sa propresatisfaction est la plus essentielle. Il s'agit donc de la chronique d'une grande désillusion : Usbek passesuccessivement de la surprise à la sympathie puis à l'inquiétude, à la colère et au désarroi.

Roman de « politique fiction » Goldzink qui donne une triple leçon philosophique, morale et politique :en montrant les vices sociaux et leur anti-nature : sévérité, mépris, haine, servitude, crainte / on comprendmieux les vertus sociales : justice, tolérance, liberté, honneur, la vraie nature ; Mo propose le tableau del'anti-sagesse et des ses maux. Le despotisme est la limite inférieure du politique. On ne peut libérerpersonne sans lui avoir libéré l'esprit : « mais vous, qui aviez su rompre les chaînes que mon esprits'étaient forgées, quand rompre-vous celles qui me lient les mains ? » demande Astarté 67. C'est dans lepassé que l'on trouve des modèles de liberté nostalgiques comme chez LB : « ils ont abandonné les loisanciennes » 100. LB adopte une attitude comparable à celle des persans qui consiste à substituer le voir audire, face à l'impuissance du langage à nommer le scandale et à changer les hommes.

TR : Dans ce cas, la mise en scène théâtrale du pouvoir et de la soumission serait-elle plus efficace ? CfIbsen.

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