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23 2 Elle marquait des pauses, parfois au milieu d’un mot, pour repousser la douleur infernale qui parcou- rait tout son corps. Elle fermait les poings, plissait son visage cireux durant quelques secondes, rouvrait péniblement les yeux. Déglutissait. Sa langue recou- verte d’une épaisse pellicule blanche humectait ses lèvres striées de gerçures. Puis elle reprenait là où elle s’était arrêtée. Elle regardait droit devant elle, les yeux brillants. Elle parlait au présent. Comme si ces hommes se forçaient encore en elle. Sa voix ne butait pas sur les mots dérangeants. Ni sur les détails atroces. Ils coulaient de sa bouche comme si elle en avait oublié le sens ; comme si elle ignorait le décalage troublant entre sa voix posée, plate, et l’atrocité de la scène. Toute censure psychologique avait disparu. Pour laisser place à une certaine… aisance. L’aisance du soulagement. De la libération. 196353IKF_MILOT_fm9_xml.fm Page 23 Vendredi, 29. mars 2013 10:01 10

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Elle marquait des pauses, parfois au milieu d’unmot, pour repousser la douleur infernale qui parcou-rait tout son corps. Elle fermait les poings, plissait sonvisage cireux durant quelques secondes, rouvraitpéniblement les yeux. Déglutissait. Sa langue recou-verte d’une épaisse pellicule blanche humectait seslèvres striées de gerçures. Puis elle reprenait là où elles’était arrêtée. Elle regardait droit devant elle, les yeuxbrillants. Elle parlait au présent. Comme si ceshommes se forçaient encore en elle. Sa voix ne butaitpas sur les mots dérangeants. Ni sur les détailsatroces. Ils coulaient de sa bouche comme si elle enavait oublié le sens ; comme si elle ignorait le décalagetroublant entre sa voix posée, plate, et l’atrocité de lascène. Toute censure psychologique avait disparu.Pour laisser place à une certaine… aisance. L’aisancedu soulagement. De la libération.

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La paume qui serrait ses doigts devint moite ; lapression de l’étreinte, inconfortable. Elle tourna latête. Le visage qui la scrutait avait perdu sa couleurd’été. Il était figé dans la douleur, comme ces corpsmomifiés sous les vagues de cendres à Pompéi. Lechoc avait ravagé sa beauté, tirant la peau aussi sèche-ment que le cuir d’un tambour ; distordant les traitsharmonieux, effaçant la candeur. Les yeux vertsétaient ligotés par la souffrance. Les yeux félins de safille. Son trésor de fille. Sa Margot.

Margot sentit la main de sa mère frémir au creux dela sienne. Les os saillants se contracter. Elle caressa lapetite patte sèche avec insistance, y enfouit son visage.Une odeur douceâtre, presque vinaigrée, lui remontadans les narines. Elle ferma les yeux et pressa seslèvres sur la paume fiévreuse.

– C’était il y a trente ans, ma chérie.Margot releva brusquement la tête.– Trente ans ?– Oui, ma chérie, trente ans, répéta sa mère.Les paupières de Margot balayèrent vivement ses

iris verts. Puis ses yeux s’agrandirent, comme s’ilsvoulaient jaillir de sa tête. Sa lèvre inférieure se mit àtrembloter, recueillant la goutte de sueur qui s’étaitlogée sous son nez.

La femme devina la question coincée dans la gorgede sa fille. L’effroyable question. Elle acquiesça d’un

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hochement de tête lent mais assuré. Le souffle coupé,Margot suivit la ligne imaginaire tracée par le visagecreusé.

Soudain, sa mère écarquilla les yeux, et ses doigtsosseux s’accrochèrent au drap rêche. Le tracé car-diaque s’emballa sur le moniteur, zigzagant de façonchaotique sur l’écran noir. Une nuée de blousesblanches s’engouffra dans la chambre. Des mainsempoignèrent Margot et la poussèrent vers la porte.Elle s’agrippa au chambranle, les yeux rivés sur samère, prisonnière de cette forteresse blanche.

Ma poitrine cogne si fort que je n’entends plus lesbips affolés des machines, ni les ordres aboyés desmédecins et des infirmières. Je n’entends plus que cescoups, étouffés comme ceux d’un marteau contre uneenclume capitonnée. Comme si j’étais enfermée enmoi-même, accrochée à mon cœur.

– MAMAN !Je veux crier plus fort que ce martèlement tenace,

mais ma voix est cotonneuse, lointaine, faible. Impuis-sante, comme moi. Ma maman… Elle porte unmasque grotesque. On dirait que ce n’est pas elle, là,avec ce visage déformé par la douleur, ces yeux rondsterrifiés, ce corps anguleux bouffé par la mort. Elleouvre grand la bouche comme pour prendre une ins-piration, mais c’est un cri qui en sort. Court, grave,guttural. Son regard passe de l’épouvante à la surprise.

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Sur l’écran du moniteur, les pointes aiguisées se fon-dent en une ligne plate. Un son électronique, strident,insupportable, emplit la chambre minuscule.

Margot cligna des yeux comme si un rayon desoleil lui léchait le visage. Pourtant, la pièce était aussisombre qu’une cave.

Merde, où je suis ?Elle aurait aimé se poser cette question quelques

secondes encore. Errer dans les délices du doute, justeavant le réveil. Ces quelques secondes nonchalantesoù tout semble possible. Où l’on se demande si on n’apas rêvé. Mais Margot savait très bien où elle était.

Chez Maman.Sur le canapé. Le visage enfoui dans le coussin

imprégné de l’odeur maternelle, comme un flaconvidé de son parfum.

Écran noir. Noir absolu. Comme si la mort de samère avait marqué la fin de son monde, la fin de tout.

Le cancer diagnostiqué, Margot avait lutté commesi la maladie avait été sienne et n’avait jamais rienenvisagé d’autre que la guérison. Elle s’était raccro-chée à cette certitude : sa mère ne pouvait pas mourirlà, maintenant, après cinquante petites années de vie.Elle avait l’intuition que ce n’était qu’une bataille.

*

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Elles vaincraient ce foutu cancer et n’en reparleraientplus. Mais elle avait confondu intuition et espoir.

Margot avala le reste de sa canette de Coca débulléet la reposa sur la table basse. Elle alluma la télé, pourun bruit de fond réconfortant. Une course-poursuiteentre grosses berlines américaines aux sirènes hur-lantes : des flics vociféraient, des coups de feu écla-taient. Pas si réconfortant que ça, finalement. Maisc’était du bruit, et c’était tout ce qui comptait. Dubruit pour faire taire les souvenirs nauséabonds, lesimages, les mots, l’horreur tatoués dans son esprit.

Elle monta le son, se leva et emprunta le couloirjusqu’à la chambre de sa mère. Elle s’arrêta dansl’encadrement de la porte et contempla les trois cous-sins méticuleusement disposés sur le couvre-lit enpiqué marseillais. Sur la table de chevet, un livre depoche : L’Homme qui devint Dieu. Ainsi qu’un petitcarnet. Sa mère en avait choisi un rouge, cette année.En cuir. Margot s’assit au bord du lit et saisit le cale-pin. Elle fit courir les pages sous ses doigts et tombasur le 2 février. « Le musée est le seul lieu du mondequi échappe à la mort. » L’écriture était serrée, leslettres couchées les unes contre les autres. 3 février :« On ne peut comprendre la vie qu’en regardant enarrière, on ne peut la vivre qu’en regardant enavant. » 1er mars : « La mort ne surprend point le sage :il est toujours prêt à partir. » Elle referma aussitôt le

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carnet en pressant la couverture pendant quelquessecondes, puis le reposa à sa place. À côté d’unedemi-douzaine de boîtes de médicaments.

L’odeur sucrée et un tantinet aigre que dégageait lapeau de sa mère, cette odeur d’hôpital, de maladie, luiobstruait encore les narines. Margot ouvrit le placard.Des effluves de romarin et de lavande envahirent lapetite pièce.

Maman, toi et tes huiles essentielles, tu en mets par-tout. Toujours trop.

L’odeur vinaigrée revint lui fouetter le visage,alourdit sa langue, descendit dans sa gorge. Margot seprécipita vers les toilettes en courant. Ses genouxheurtèrent le carrelage avec un claquement sec. Elles’accrocha au rebord froid de la cuvette et vomit. Ellese sentait dévorée de l’intérieur, comme si le désespoiret le vide avaient copulé puis abandonné leur rejetondans son cœur.

Elle s’essuya les lèvres et se traîna jusqu’à la sallede bains. Elle fit couler du dentifrice directement danssa bouche, mâcha la pâte mentholée, rajouta un peud’eau et se gargarisa avec le mélange. Quelques mèchesfolles avaient glissé devant ses yeux, elle les rabattitsur le sommet de son crâne. Sa mère lui calait toujoursses boucles rebelles derrière les oreilles. « Voiiiilà.Comme ça, on voit tes yeux de chat. » Du bout desdoigts, elle retraça le chemin suivi par la main

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maternelle : la caresse sur le front puis sur la tempejusqu’à la pointe de sa chevelure, en une ultime tor-sade autour de l’index.

Dans le miroir, Margot aperçut la robe de chambreen polaire rouge de sa mère, à côté du radiateur. Ellel’attrapa d’un geste vorace, l’enfila, la boutonna,remonta le col et y plongea le nez.

Est-ce que son odeur va disparaître ? Est-ce qu’elle vaquitter ses habits ? cette maison ? Et sa voix ? Est-ceque je vais oublier sa voix ?

Elle courut jusqu’au salon et se planta devant letéléphone. Elle souleva les pans de la robe de chambreet attrapa son portable dans la poche de son jean. Sesdoigts volèrent sur le clavier, puis elle le colla à sonoreille, ignorant la sonnerie stridente qui rebondissaitcontre les murs. Elle laissa sonner jusqu’à ce que lerépondeur se déclenche. Une voix, qui effleurait lesmots plus qu’elle ne les prononçait, résonna dansl’appartement. « Bonjour, vous êtes bien chez Chris-tiane. Merci de me laisser un message après le bipsonore. À très vite ! » Margot appuya sur la touche« appel ». De nouveau la sonnerie tonnante. La voixeffacée.

Elle recommença les mêmes gestes, encore. Etencore. Jusqu’à ce que l’écho de cette voix devienneintolérable. Elle rangea le portable dans sa poche et se

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laissa tomber sur le canapé, enfouit son visage dans lecol de la robe de chambre et ferma les yeux.

Ça sent le café au lait. Le pain de mie frais. Lesavon. Et la vanille, un peu. Ça sent un gâteaudégusté un dimanche. Un après-midi ensoleillé.

Son regard bascula vers les quatre cadres photoposés sur le confiturier, serrés comme s’ils se don-naient l’accolade. Un résumé de ses trente années devie. Margot en robe de princesse. Classique. Incon-tournable. Le fantasme partagé par toutes les petitesfilles. « Jusqu’ici il n’y a qu’elle qui se soit franche-ment bien débrouillée, avait dit maman en regardantla retransmission du mariage de William et Kate. Lesautres, eh bien les autres, le seul prince qu’elles ont pudégoter, c’est celui du goûter ! »

Margot et son équipe de volley-ball posant dans ungymnase, le trophée de la victoire à la main.

Margot le jour de la remise des diplômes de sonécole de commerce. Ses années parisiennes. Cesannées passées à me cogner à des clones en ballerinesPrada, foulard Hermès autour du cou, aussi serréqu’une laisse, et Vuitton Speedy 30 au creux du bras,maigre comme une patte de mouche.

Margot et maman devant Buckingham Palace, àLondres. Notre premier voyage en amoureuses, payéavec mon tout premier salaire.

Elle sursauta. Des coups étouffés à la porte d’entrée.

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