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1 LE TOTALITARISME EN QUESTION

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LE TOTALITARISME EN

QUESTION

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J’ai trouvé cette image dans un manuel d’Histoire. Elle était accompagnée de la légende suivante :

« Des nazis mesurent le « nez sémitique » [juif] d’une suspecte. Si elle ne prouve pas qu’elle n’est pas

juive, elle risque l’arrestation et la confiscation de ses biens ».

Il y avait bien des façons « d’illustrer » la violence totalitaire, et certaines spectaculaires, jusqu’à

l’écoeurement. Cette image m’est apparue particulièrement significative de la violence radicale de ces

régimes, qui se constituent sur le fantasme d’un ennemi, de race ou de classe, dont la haine entretient

un pacte de violence entre le Parti et le peuple, et dont le massacre peut se parer de vertus

scientifiques ou administratives.

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LE TOTALITARISME EN QUESTION

Le terme de « totalitarisme », même s’il procède d’expressions qui furent employées dès les années

1920-1930 (cf. plus loin), a été surtout employé, à partir des années 1950, notamment sous l’influence

de la philosophe et historienne Hannah Arendt, pour penser une nouvelle forme de violence politique,

dont la première moitié du XXème siècle marqua l’apparition, sous la forme des régimes fasciste, nazi

et stalinien. L’hypothèse d’Hannah Arendt est qu’il est possible, par-delà les différences notoires qui

distinguent ces pouvoirs, de repérer un ensemble de principes communs et, surtout, une même

volonté, qui autorisent à les rassembler sous un même concept, celui d’un régime d’oppression d’un

nouveau type : le totalitarisme. Désormais, le terme allait désigner tout Etat qui affirme son pouvoir

illimité sur la société et s’incarne dans une violence radicale, qui supprime toutes les formes

d’opposition et de contre-pouvoir, contrôle les moindres aspects de l’existence des individus et les

soumet à une vision du monde autoritaire, un Etat qui réclame continuellement l’adhésion de tous et

interprète la vie en société comme une guerre perpétuelle contre un ennemi de l’extérieur ou de

l’intérieur, ennemi dont l’élimination est rationnellement et méthodiquement organisée.

Si le concept de « totalitarisme » fut repris par la suite par tant d’historiens et de philosophes, c’est

avant tout parce qu’il permettait d’affronter la violence radicale qui marqua le début du XXème siècle,

d’en interroger les origines et les conditions de possibilité, cette réflexion étant inséparable du

sentiment d’une urgence : comprendre l’incompréhensible et nous donner droit, par cette analyse

critique, à une lucidité sur notre propre histoire et à une vigilance sur notre présent. Autrement dit, la

question du totalitarisme répond avant tout à un souci éthique qui motive une enquête historique.

C’est pourquoi d’ailleurs l’emploi de ce concept pose une double difficulté : une difficulté historique et

une difficulté éthique. Bien des historiens contemporains, en effet, se méfient de ce concept de

« totalitarisme », estimant qu’il est plus descriptif qu’explicatif et ne permettrait pas de rendre compte

de la spécificité des régimes qu’il recouvre. Ainsi, on peut légitimement se poser la question de savoir

s’il est pertinent de rassembler ainsi sous un même concept le fascisme italien, le nazisme allemand

et le bolchevisme russe. S’il s’agit bien de trois régimes d’oppression, ces systèmes politiques ont une

histoire singulière ; les mécanismes de terreur qu’ils engagent, les structures de pouvoir qui les

caractérisent, la violence qu’ils incarnent, procèdent de logiques distinctes, et la destruction dont ils

furent l’expression n’a pas pris les mêmes formes ni n’a eu la même extension. Ces scrupules sont

fondés et il certain que les concepts de totalitarisme et de fascisme, parce qu’ils sont trop indéfinis, ont

souvent donné lieu à des usages abusifs.1 Toutefois, si les différences qui séparent ces régimes sont

indéniables, les similitudes n’en sont pas moins aussi évidentes et tiennent, comme le souligne

l’historien Krzysztof Pomian,2 à « la façon d’exercer le pouvoir », de l’ordonner à une même logique,

par-delà la différence apparente des projets et des idéologies. Autrement dit, on peut bien dégager

une même « volonté » au cœur de ces systèmes politiques, une volonté inédite de soumission totale

des sociétés, qui doit être analysée et dont il faut interroger les origines. En ce sens, il est certain que

le concept de totalitarisme n’est pas proprement historique mais qu’il pose des questions politiques,

philosophiques et morales, toutes ces questions se rassemblant, au risque de susciter la confusion,

autour d’un problème central : pourquoi et comment le début du XXème siècle a-t-il pu être marqué

par une violence politique si remarquable, telle qu’elle a pu devenir le projet essentiel d’un certain

nombre de régimes en Europe ?

1 Il fut un temps – il faut l’avouer – où les concepts de fascisme et de totalitarisme ont été employés de façon

délirante, notamment dans les années 70 du siècle dernier : tout était totalitaire, les pharaons comme Louis XIV, Ivan le Terrible comme Jules César ; quant au fascisme, il désignait toutes formes d’autorité et d’ordre confondues, y compris la grammaire et l’ordre de la langue ( !) 2 Cf. l’article du dit historien, « Qu’est-ce que le totalitarisme ? », in Nazisme et communisme (Editions

Hachette Pluriel), article très intéressant, dont je reprends un certain nombre de perspectives et que vous pouvez emprunter au CDI.

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L’autre difficulté que pose l’emploi de ce terme est d’ordre éthique. En effet, plus qu’un régime

politique, le totalitarisme est avant tout, pour la conscience collective, le nom d’une abomination, d’une

terreur et d’une barbarie, qui, parce qu’elles dépassent non seulement notre imagination, mais ce

qu’une sensibilité normalement constituée peut supporter, semblent interdire la pensée et destituer le

pouvoir naturel de notre intelligence : celui de comprendre. Il est douteux que le décompte des

victimes puisse donner à lui seul la mesure de la violence radicale que les deux principaux régimes

totalitaires du XXème siècle, le nazisme et le stalinisme, ont déchaînée contre les populations

européennes, mais la monstruosité de ces chiffres signifie d’elle-même à quel point la volonté de ces

régimes fut d’exterminer systématiquement, méthodiquement, et, oserait-on dire - si le terme ne faisait

pas frémir, de façon quasi industrielle, des populations entières : six millions d’individus ont ainsi péri

dans les camps d’extermination nazis ; quant aux purges, déportations, éliminations des opposants,

sous le régime stalinien, le nombre des victimes est estimé aujourd’hui à quelque quarante millions.

Comme le soulignait le philosophe Theodor Adorno, dans sa Dialectique négative, en 1966, on est en

droit de se demander comment il est encore possible de penser après Auschwitz, comment la pensée

peut affronter un tel abîme d’irrationalité. Face aux camps d’extermination, si la pensée, note-t-il ainsi,

« ne mesure pas ce qu’il y a de plus extérieur et qui échappe au concept [à notre intelligence], [elle]

est par avance du même acabit que la musique d’accompagnement dont la SS aimait couvrir les cris

de ses victimes ».

Face à la violence totalitaire, la pensée doit ainsi faire face à un mal qu’aucune explication ne saurait

absolument réduire.3 Il ne s’agit pas dès lors de comprendre la barbarie totalitaire mais il nous

appartient toutefois d’analyser les conditions qui l’ont rendu possible. Génocides et crimes de masse

ne sont pas, en effet, des accidents historiques mais sont la conséquence de la logique de destruction

systématique qui anime les régimes totalitaires. C’est une telle logique qu’il nous faut ici tirer au clair.

1/ L’Etat totalitaire : un régime de violence radicale qui se distingue des

régimes de domination anciens.

La plupart des historiens et des penseurs du totalitarisme ont souligné le caractère inédit de

ce régime politique. Si notre expérience politique a été, en effet, presque totalement déterminée par

les formes de gouvernements dont l’Antiquité fut le laboratoire, le totalitarisme est l’invention –

désastreuse – du XXème siècle.4 Il s’agit bien ainsi d’un régime de domination, dont le pouvoir se

manifeste par la violence, mais on ne saurait toutefois l’interpréter comme une forme de tyrannie

accentuée ou de despotisme radical. Ce n’est pas simplement le degré de la violence qui distingue le

3 Dans son introduction à l’essai collectif, Nazisme et communisme (Hachette Pluriel, p.35), l’historien Marc

Ferro met l’accent sur cette limite de l’explication : il y a, note-t-il, dans tout événement historique – et plus encore dans cette mobilisation totale des individus, cette précipitation des événements, qui caractérisa la première moitié du XXème siècle et la violence des régimes totalitaires – ce qu’il nomme une « compression de l’Histoire », c’est-à-dire le soudain croisement en un même temps d’histoires dont l’intrication ne peut être épuisée dans une explication : ainsi, les données historiques que l’historien isole ne peuvent éclairer pleinement la façon dont l’accélération des événements précipite des histoires multiples, en bouleversant « en un instant » la vie des individus ; « chez les individus, [ces données] se compressent en l’espace d’une existence, qu’il s’agisse de la vie d’un simple soldat, d’un fonctionnaire ou d’un paysan, pour lesquels tout se bouleverse en une expérience qui dure quelques jours, ou quelques mois, voire quelques heures, et dont ils n’ont ni la maîtrise ni l’initiative. Le ressentiment dont ils héritaient pouvait avoir plusieurs siècles d’épaisseur, leur propre colère quelques années : les ordres qu’ils donnent ou auxquels ils obéissent surgissent en quelques instants. Se contractent ainsi des pulsions dont les battements n’ont ni la même ampleur ni la même fréquence ». 4 Comme le signalent leur noms, tous les régimes politiques puisent leur origine dans l’antiquité grecque

(démocratie, monarchie, tyrannie, oligarchie, etc.) ou dans l’antiquité romaine (république), le totalitarisme, lui ; est « notre » invention.

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totalitarisme des formes classiques de domination politique, c’est aussi l’objectif de cette violence et

les conditions de son application. Si les tyrannies anciennes poursuivaient en effet, dans l’exercice

d’une violence arbitraire, la conservation du pouvoir et la satisfaction de leurs intérêts oligarchiques,

les régimes totalitaires n’usent pas de la violence comme d’un simple instrument de leur pouvoir : la

violence n’est plus un moyen du pouvoir, parmi d’autres, pour les régimes totalitaires ; elle est une fin

en elle-même, la violence devenant la forme du pouvoir et de son exercice régulier. Il est légitime, en

ce sens, de parler de « régime de terreur », le pouvoir ne cherchant plus simplement à supprimer les

éventuels opposants au régime, mais entretenant continuellement le fantasme d’un ennemi (intérieur

ou extérieur) qui justifie une violence et une mobilisation permanentes des membres de la société. Le

point remarquable des divers régimes totalitaires, c’est de se vouloir toujours en guerre et de faire de

la guerre la dynamique même de tous les rapports sociaux.

Remarquable est, sur ce point, la confusion perpétuelle, dans les représentations idéologiques du

nazisme et du bolchevisme, entre le travailleur et le soldat, l’un et l’autre se confondant dans la lutte

perpétuelle contre un ennemi, aussi omniprésent qu’imperceptible, et qui héroïse, dès lors, les

activités sociales les plus anodines, en les plaçant sous le principe de la force et du sacrifice.

L’idéologie totalitaire est toute entière animée par cette volonté de maintenir tous les acteurs de la

société dans un perpétuel « état d’urgence », une « mobilisation permanente », et de produire une

unité nationale, fondée sur le principe d’une appartenance communautaire sans faille. Chaque

membre de la société doit sans cesse attester de sa fidélité indéfectible au Parti, son adhésion à

l’idéologie dominante. L’esthétique de ces régimes, que ce soit sur le modèle de l’art officiel ou bien

de la caricature, manifeste cette héroïsation de l’homme des masses et la stigmatisation de l’ennemi,

dont la figure cristallise tout un imaginaire collectif. La peinture ou le cinéma, nazis ou bolcheviques,

font ainsi du paysan dans son champ ou de l’ouvrier à l’usine, un guerrier, le défenseur d’une nation

avec laquelle il fait corps, et qui trace son sillon ou participe à une production, non simplement pour

lui-même, pour subvenir à ses besoins propres, mais pour défendre la nation, dont l’unité est toujours

menacée. Ainsi, en dépit du pacte germano-soviétique de 1939, purement opportuniste, les régimes

nazi et soviétique se sont arcboutés l’un sur l’autre, se définissant l’un et l’autre comme l’ennemi

radical, dont l’existence est une menace et, face auquel il n’y a pas d’autre issue que la lutte à mort.

Mais la particularité de ces régimes est d’avoir fondé la dynamique du pouvoir sur l’identification d’un

ennemi intérieur, qui était la figure fantasmée de tous les maux de la société et qui légitimait l’exercice

continu de la violence ainsi que l’affirmation de plus en plus marquée des instances de contrôle sur

toutes les formes de l’existence sociale. Il s’agit, pour l’Allemagne nazi, du Juif, qui devient le symbole

systématique d’une altérité absolue, qui fait la synthèse de toutes les contradictions de la société

allemande depuis le début du XIXème siècle et permet de conjurer l’humiliation de la défaite (la

Première Guerre mondiale et le Traité de Versailles), qui est enfin la matrice de la haine où s’invente

et se renouvelle l’unité de la nation allemande, le mythe romantique et le lyrisme guerrier de son âme,

dont la supériorité supposée n’avait pas trouvé encore les motifs de son triomphe dans le concert des

nations modernes. Pour le régime bolchevique, et plus encore le régime stalinien, l’ennemi intérieur

s’identifie à une classe sociale, la bourgeoisie, qui devient très tôt l’expression symbolique de tout ce

qui est contraire à la ligne du Parti – perpétuellement mouvante, jusqu’à se signifier comme l’envers

d’une orthodoxie, que nul ne peut jamais avoir la certitude de ne pas trahir, chacun pouvant à tout

moment être accusé de servir en lui les intérêts de la bourgeoisie, serait-ce sans en avoir eu jamais

conscience.

Ainsi, l’une des caractéristiques communes des régimes nazi et stalinien, qui justifient que l’on puisse

les penser sous un même concept, le totalitarisme, est de fonder l’exercice du pouvoir sur une

menace intériorisée, dont les motifs, sans cesse renouvelés, nourrissent une unité nationale

fantasmée, fondée sur l’exaltation de la force, de la lutte continuelle et d’une guerre qui ne peut

trouver son issue sur aucun front réel.5 Il est notoire ainsi que ces régimes ont été fasciné par la thèse

5 Il est remarquable que bien avant la guerre « réelle », la rhétorique nazie s’incarnait dans une rhétorique

belliqueuse perpétuellement renouvelée, prolongeant sur le mode héroïque le conflit de la Première Guerre mondiale, comme si ce conflit ne pouvait, ne devait s’achever, devenant la matrice de « l’âme allemande », et entretenant la représentation d’une société en guerre, d’une nation qui ne pouvait se vivre et se retrouver que

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d’un complot, dont le fantasme est perpétuellement entretenu, qu’il s’agisse d’un complot juif

international (un faux document « secret », les Protocoles des Sages de Sion, étant supposé être la

preuve d’un complot des puissances juives capitalistes, en vue d’une prise de pouvoir mondial, connut

un vif succès en Europe) ou d’un complot dirigé contre la révolution (les nombreuses purges

staliniennes et les fameux procès de Moscou s’en veulent des preuves a posteriori).

Ces menaces ont joué un rôle décisif dans la dynamique de ces régimes, alimentant une conception

mystique de la nation et de la révolution et motivant le culte du chef, comme figure providentielle

incarnant un destin historique, bien plus que la simple autorité de l’Etat. De plus, la démesure de la

violence de ces régimes ne saurait se comprendre si l’on ne voit pas qu’elle fut avant tout le

fondement du pouvoir et la dynamique même de son renouvellement, chaque acmé dans l’exercice de

cette violence étant interprétée comme une apothéose du régime et du lien primitif qui l’unissait au

peuple. Ce « retour du primitif », tel qu’on pourrait le nommer, est remarquable dans les cérémonies

du nazisme, qui, même converti en appareil d’Etat, ne s’est jamais séparé d’un culte de la force, hors-

la-loi, et de la sauvagerie, l’exerçant désormais sur la figure de l’Autre, du Juif, ou bien le transfigurant

dans des représentations spectaculaires (la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de 1936). De

même, tout en éliminant systématiquement tous les compagnons de la révolution, le régime stalinien

ne cessa paradoxalement de figurer le bolchevisme comme une révolution continuée, dont la

dynamique de rupture, fût-elle plus spectaculaire que réelle, devait être continuellement réamorcée.

C’est là que réside donc le premier caractère inédit des totalitarismes, sur le plan historique et

politique : les systèmes totalitaires sont des régimes politiques dans lesquels la violence et la

destruction ne sont plus des accidents du pouvoir, ou bien les moyens nécessaires de son exercice,

mais deviennent la forme systématique et continuelle de son affirmation, jusqu’à devenir l’un de ses

objectifs prioritaires. Ce n’est plus une raison commune, un Droit commun, qui font l’unité de la société

politique mais la violence et la force, qui convertissent une nation en un corps, une unité organique,

dont la cohésion passe par l’abandon de chacun de ses membres à une effusion collective, une

même passion pour les émotions primitives, l’exaltation de l’identité et de la haine partagées.

2/ « Totalitaire » est le nom d’un pouvoir total, qui n’admet aucun contre-

pouvoir et cherche à contrôler tous les aspects de la vie en société.

Comme nous venons de le voir, les régimes totalitaires sont des régimes qui, nés dans la violence,6

font de cette violence la dynamique même du pouvoir et du pacte renouvelé qui les unissent au

peuple. Il faut bien mesurer toutes les conséquences de cette violence, élevée à la hauteur d’un

principe de régénération, dont la vision du monde, avant de se fondre en pouvoir d’Etat, allait gagner

toutes les couches de la société européenne, prospérant sur le désastre humain de la Première

Guerre mondiale. Un historien, George L.Mosse,7 a parlé à ce propos d’un « ensauvagement » de

toute une génération, notamment en Allemagne, la violence inouïe de cette guerre ayant fécondé,

selon lui, une « brutalisation » inédite de la politique, ouvrant le champ à des mouvements politiques

dont la violence activiste était le pivot de leur ralliement. Il s’agit désormais de prendre la mesure de la

rupture dont ces régimes sont l’expression par rapport aux formes classiques de la politique et du

pouvoir, cette rupture étant le prolongement de ce pacte de violence inédit, qui unit le pouvoir et le

peuple.

dans la guerre. Remarquable est de même la façon dont l’idéologie stalinienne transforme la Seconde Guerre mondiale en un mythe idéologique, celui du triomphe du prolétariat mais aussi d’un combat inachevé contre les forces réactionnaires et d’une guerre, qui n’a pas trouvé son issue, et se confond avec l’histoire elle-même. 6 Cette caractéristique, notons-le, ne les rend pas originaux. Par contre, là où les régimes politiques classiques

tendent à surmonter cette violence ou à la refouler, les régimes totalitaires en font un principe de création continuée du pouvoir. 7 De la grande Guerre au totalitarisme, la brutalisation des sociétés européennes, Hachette, 1999.

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Revenons tout d’abord sur le nom de ces régimes. Si le concept de « totalitarisme » n’apparaît en

propre qu’après la Seconde Guerre mondiale, il plonge ses racines dans la rhétorique fasciste

italienne des années 1920 et se popularise, sous la plume des journalistes, à partir des années 30.

On le trouve presque exclusivement sous une forme adjectivale : « total » ou « totalitaire ». Le terme

« totalitaire » apparaît en 1923 en Italie, et qualifie tout d’abord de façon critique le mouvement

fasciste et avant d’être repris par les théoriciens du fascisme eux-mêmes pour désigner l’unité du

peuple italien. Dès 1925, Benito Mussolini affirme « sa farouche volonté totalitaire », signifiant par là

sa volonté de produire une unité sans faille de la société, en supprimant toute division et toutes les

formes de conflits. En 1932, Giovanni Gentile, théoricien du fascisme, définit ainsi le totalitarisme,

dans un article de l’Enciclopedia Italiana, intitulé « Doctrine du fascisme » : « Pour le fasciste, tout est

inclus dans l’Etat : rien de ce qui relève de l’homme ou de l’esprit ne peut exister, ni encore moins

avoir une quelconque valeur, en dehors de l’Etat. En ce sens le fascisme est totalitaire ». Dans les

mêmes années, total acquiert une signification similaire en allemand dans des expressions telles que

totale Krieg (guerre totale), totale Mobilmachtung (mobilisation totale) ou encore totale Staat (Etat

total), même si ces expressions demeurent peu usitées.

Si ce terme est devenu par la suite la dénomination commune de ces régimes, c’est avant tout parce

qu’il mettait l’accent sur la forme inédite de leur violence politique : la violence d’un pouvoir total,

s’exerçant sur toutes les formes de la vie sociale, tel que rien ne doit demeurer hors de son contrôle.

En ce sens, le pouvoir totalitaire est un pouvoir qui nie toute séparation entre l’Etat et la société civile,

entre la sphère publique et la sphère privée : toutes les formes d’activités sociales, qu’elles relèvent

ou non du champ politique, sont désormais entièrement subordonnées à l’Etat et doivent être

conformes à la vision du monde que son idéologie impose. Autrement dit, « totalitaire » est le nom

d’un Etat qui veut absorber et régir le moindre aspect de la vie des hommes, jusqu’aux formes les plus

intimes, qui cherche ainsi à transformer la société en une totalité homogène, en supprimant toutes

formes de différences, de pluralité ou de conflits. Le Parti se veut le serviteur d’une « vérité », dont

l’idéologie est le conservatoire, vérité qui ne souffre aucune discussion et ne saurait être sujette à

débat.

Comme le soulignent les historiens V.V Dam’e et Ja.S. Drabkin, c’est cette fusion violente de l’Etat et

de la société, cette dernière étant investie entièrement par l’appareil de l’Etat, qui caractérise en

propre la logique totalitaire et la distingue des régimes autoritaires classiques : « Dans le type idéal de

totalitarisme, l’incorporation de la société par l’Etat implique un modèle d’Etat total, qui enveloppe tout,

qui dissout en son sein la société civile. La différence essentielle entre le système totalitaire et un

système simplement autoritaire est que le premier cherche consciemment, s’appuyant sur l’

« initiative » des masses qu’il a lui-même stimulée, à anéantir tous les liens horizontaux et informels

entre les individus, qu’il a lui-même atomisés. Il ne tolère l’existence d’aucune organisation autonome

dans la société (unions, syndicats, associations), il ne supporte aucun « espace » libre. L’Etat devient

le régulateur, et parfois même le remplaçant, de toutes les liaisons sociales, jusqu’aux plus intimes. A

la différence du pouvoir totalitaire, le pouvoir autoritaire, lui, tolère une certaine autonomie des acteurs

sociaux (communautés, unions, associations, etc.) à l’intérieur du système. »8

Pour contrôler entièrement toutes les formes de la vie en société, l’Etat monopolise toutes les formes

du pouvoir et les moyens d’expressions (journaux, radios, télévisions, etc.), chaque institution ayant

pour rôle de confirmer sa vision du monde et de réitérer ses mots d’ordre. Ainsi, toutes les formes

classiques de contre-pouvoir, qu’elles proviennent des institutions politiques ou de la société civile

sont désormais annihilées : la séparation entre le pouvoir exécutif (le gouvernement, qui applique les

lois) et le pouvoir législatif (les assemblées qui votent les lois) est abolie ; toutes les associations

civiles ou religieuses sont strictement soumises au contrôle de l’Etat ou sont, la plupart du temps,

l’émanation pure et simple du Parti unique ; enfin, toutes les formes d’expression doivent se conformer

strictement à l’idéologie du régime et ne peuvent se développer en dehors de son contrôle. Jamais

régime n’a ainsi, dans toute l’histoire des hommes, nié à ce point la pluralité : les régimes totalitaires

sont des régimes du consensus absolu, où toutes les formes de contradiction sont, non seulement

8 « Le phénomène totalitaire », in Nazisme et communisme (pp.169-170)

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pourchassées, mais sont aussi produites, de façon fictive, devancées avant même d’être possibles et

niées, avant même d’être apparues. 9

C’est pourquoi l’un des points communs remarquables des régimes nazi et stalinien est la négation

des institutions qui animent les démocraties parlementaires, dans la mesure où ces institutions nient

tout principe d’une vérité imposée et font du débat, de la pluralité conflictuelle des positions,

l’expression des droits et des libertés partagées par tous les citoyens. Si le régime bolchevique se

réclame du nom de la démocratie et prétend se placer sous le principe de la délibération, notamment

lors des congrès du Parti, c’est peu dire que d’estimer que les débats n’avaient valeur que d’apparat.

En ce sens, la prise de pouvoir, dans les régimes totalitaires, se solde très rapidement par l’abolition

de toutes les instances qui participent d’une distribution des pouvoirs, expressive de la pluralité

démocratique : abolition du Parlement, des instances élues, de l’indépendance de la justice,

liquidation des partis politiques autre que le parti unique, de toutes les associations, organisations et

syndicats, non inféodés à l’Etat, abrogation de la liberté de la presse, du droit de grève et de

l’autonomie des universités, ainsi que des établissements de recherche. Ce sont toutes les libertés,

qui fondent les démocraties libérales et les Etats de droit modernes, inspirées par l’esprit des

Lumières et garanties par la Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen, qui sont

contestées parce qu’elles sont accusées de favoriser les plus faibles et les plus dégénérés, de servir

une civilisation matérialiste et capitaliste, qui étouffe « l’esprit » du peuple « véritable », défini par le

sang et par la race, l’empêchant de manifester sa force (selon l’idéologie nazie), parce que ces

valeurs sont condamnées comme de simples illusions, expression d’une « démocratie bourgeoise »,

qui doit laisser place à une « démocratie réelle », censée s’accomplir dans la transformation concrète

et radicale de tous les rapports socio-économiques (selon l’idéologie bolchevique). Dans Mein Kampf

(« Mon combat », œuvre publiée en 1925), Hitler ne cesse ainsi de fustiger la démocratie, au nom

d’une « aristocratie de la nature » ; dans l’Etat, dont il annonce la venue, tout principe de vote par les

assemblées devra être aboli, les Chambres et le Sénat, devant prendre la forme « d’organismes de

travail et non de machines à voter ».10

Après la prise de pouvoir en 1933 et l’incendie du Reichstag

(du parlement allemand, attribué aux communistes par les nazis), Hitler s’empresse de retirer toute

effectivité à l’article 7 de la Constitution allemande, qui garantissait les libertés civiques et individuelles

des citoyens.

Ainsi, les régimes totalitaires tendent à subvertir les principes de l’Etat de droit, quand bien même ils

maintiennent l’apparence d’une norme légale, censée ordonnée l’action politique : l’égalité en droit de

tous les citoyens est niée par la particularisation des lois et la discrimination (les lois raciales de

Nuremberg en 1935 qui privent de leur citoyenneté tout citoyen allemand ayant des origines juives) ;

un régime d’exception se substitue au droit commun, faisant de la volonté du chef ou du parti, la seule

expression de l’autorité souveraine. Si l’on a pu dire que le totalitarisme est l’affirmation d’un régime

où « tout est possible », une telle possibilité, loin d’avoir un sens positif, est la marque d’un régime de

la terreur perpétuelle, où le pouvoir est aussi imprévisible qu’arbitraire.

Totalitaire est ainsi le nom d’un régime où toute expression politique est supprimée et interdite : la

pluralité et le conflit des opinions, des valeurs et des conceptions politiques est systématiquement

9 Le régime stalinien est l’expression remarquable de cette façon d’anticiper toutes les contradictions réelles

possibles, en les produisant fictivement avant même qu’elles soient apparues. Ainsi, les procès de Moscou consistent à inventer un complot pour le déjouer. Est totalitaire un régime qui veut ainsi résoudre les contradictions, susceptibles de le menacer, en les inventant continûment, plutôt que de les laisser se déclarer réellement, toutes contradictions réelles étant, d’ailleurs, dissimulées. 10

Au fil de nombreuses pages, laborieuses, Hitler ne cesse ainsi de ressasser son credo anti-démocratique, avec l’inspiration creuse et vulgaire des pensées qui n’ont d’autre soutien que leur haine. Haine du peuple démocratique : « la masse n’est composée que de médiocrités. Cent aveugles ne font pas un voyant, mille lâches aucun héros, cent mille parlementaires aucun homme d’Etat ». Haine de l’élection démocratique : « Le principe parlementaire des majorités (…) va à l’encontre du principe aristocratique de la nature » ; encore : « un peuple soumis au principe de la majorité est voué au naufrage ». Bref, la démocratie est « la victoire du plus vulgaire, du plus mauvais, du plus faible et surtout du lâche, de l’irresponsable ».

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réprimées ; tout dialogue, tout débat et toute polémique sur le sens de la vie en commun, auraient-ils

lieu hors de la sphère publique, sont des crimes, plus sévèrement punis que tous les délits, voies de

fait, actes crapuleux ou bien même les meurtres. Hors du domaine du besoin, de l’échange sommaire,

des nécessités techniques de la vie et du travail, parler, dans un régime totalitaire, c’est se mettre en

danger. Nul régime, en ce sens, n’a cherché à ce point à isoler les membres de la société les uns des

autres, et plus encore, comme le souligne Hannah Arendt, à les désoler, c’est-à-dire à les couper

toutes les formes de sociabilité spontanée, telles qu’elles tendent à se développer hors de toutes

relations de pouvoir instituées.

Comme on le voit, les régimes totalitaires détruisent toutes les institutions qui fondent et animent les

sociétés démocratiques. Mais – et c’est là le paradoxe, ces régimes qui criminalisent toute expression

politique, en dehors de la doctrine du parti, sont aussi des régimes où tout devient politique, où aucun

aspect de l’existence des individus n’échappe désormais à la norme du pouvoir.

Nous touchons là à la différence essentielle qui distingue les systèmes totalitaires des régimes de

domination anciens : l’Etat totalitaire est un régime dans lequel rien, désormais, n’est indifférent au

pouvoir ; les moindres activités sociales, les moindres expressions individuelles, artistiques,

intellectuelles ou culturelles, mêmes celles qui, pourtant, sont éloignées de toutes préoccupations

politiques, sont ordonnées à l’idéologie dominante, qui conteste toute forme d’innocence politique. Si

le philosophe Michel Foucault parlait, à propos du pouvoir moderne, tel qu’il se développe à partir du

XIXème siècle, d’une « biopolitique », c’est-à-dire d’une politique qui tend de plus en plus à étendre

son pouvoir sur les moindres formes de la vie, les faisant objet de contrôle et de normes, on peut

reconnaître sans aucun doute dans les régimes totalitaires la forme la plus décisive, et la plus

caricaturale de cette administration totale des existences. Dans de tels régimes, les individus sont

ainsi amenés, dans les moindres faits de la vie quotidienne, à se confronter à la présence de l’Etat ;

aucun moment de l’existence n’échappe à la norme collective, même les loisirs ; la vie des individus

doit signifier intégralement leur adhésion au Parti, et c’est à peine caricaturalement que le romancier

George Orwell, dans son roman 1984, étend cette surveillance de l’Etat au sommeil des individus,

même leurs rêves étant scrutés par l’œil du Parti.11

Totalitaire est ainsi le régime qui veut s’emparer de la vie des individus dans sa totalité, tout étant

soumis à la vision du monde que prescrit le pouvoir. Car – et c’est là que le totalitarisme incarne une

forme de domination politique inédite, ces régimes ne cherchent pas simplement à ordonner

autoritairement la société ; ils veulent changer l’homme, produire un « homme nouveau », au nom

d’une vérité qui détermine leur volonté révolutionnaire. C’est de cette volonté qu’allait surgir une

barbarie administrée méthodiquement et rationnellement, ordonnant la mort de millions d’individus qui

n’étaient pas conformes à la vision du monde de ces régimes. Nul pouvoir, dans l’histoire, quelle que

soit sa violence, ne s’était jamais donné comme projet déclaré de distinguer, parmi les hommes, ceux

qui étaient ainsi dignes de vivre et ceux qui ne l’étaient pas, et de procéder à l’élimination

systématique de ces derniers. Les régimes totalitaires ont ainsi pour spécificité d’avoir organisé une

violence de masse inédite, administrée comme n’importe quelle procédure régulière ou production

industrielle. Ce sont les fondements de cette normalisation, de cette rationalisation de la barbarie qu’il

faut interroger.

3/ La révolution totalitaire : créer un « homme nouveau » et exterminer les

autres.

On ne saurait comprendre la violence radicale dont les régimes totalitaires ont été l’expression si on

ne comprend pas que cette violence consiste à renverser les principes de l’identité politique et de

11

Cf. la présentation de cette œuvre dans le rassemblement qui suit.

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l’appartenance nationale, telles qu’elles étaient définies dans la constitution des Etats de droit,

héritière de l’Europe des Lumières.

La portée d’un tel renversement peut nous échapper, dans la mesure où les discours officiels de ces

régimes en reproduisent les concepts. Seulement, si l’on s’y réfère encore à l’idée de « lois », de

« citoyen », de « nation » ou de « peuple », ces concepts prennent un tout autre sens. Ce n’est pas

simplement comme linguiste que nous avons à nous préoccuper de cette torsion des concepts

politiques : ce déplacement des concepts signifie la façon dont les régimes totalitaires ont entrepris de

bouleverser radicalement le sens politique de l’appartenance à un peuple. Or, la barbarie et la

violence de masse de ces régimes procèdent d’une redéfinition complète de l’expérience humaine, de

l’existence partagée des hommes et de leur destin historique : cette violence est monstrueuse,

inacceptable, mais elle a procédé d’un projet conscient, construit et motivé rationnellement ; sans

cette vision du monde, qui lui servait de justification, elle n’aurait jamais pu prendre la forme d’un

exercice normal et régulier du pouvoir d’Etat.

Nazisme et bolchevisme se réfèrent à la Loi. Mais de quelles lois s’agit-il ? Si ces deux idéologies se

distinguent et s’affrontent sur bien des points, elles partagent toutefois un principe, qui fonde leur

violence : les lois d’une société ne sont aucunement les conventions qu’elles se donnent et qui

procèdent d’un débat commun entre les membres de la société ; les lois « réelles », « authentiques »

des sociétés sont celles qui déterminent leur destin et qu’elles ne choisissent pas. Autrement dit,

chaque peuple est ordonné par un destin, qui est sa « vérité » et dont il ne décide pas. Ces idéologies

contestent ainsi le principe fondateur des démocraties : l’autonomie du peuple, sa capacité à se

donner la loi, à produire des lois comme autant de conventions qui procèdent de sa liberté et sont, par

là-même toujours récusables et soumises à une délibération commune. Les lois auxquelles se

réfèrent le nazisme et le bolchevisme ne procèdent pas d’une volonté politique commune, mais sont

soit l’expression d’un destin naturel propre à chaque peuple (nazisme), soit l’expression d’une logique

de l’Histoire qui détermine nécessairement le devenir des sociétés et de l’humanité entière (marxisme-

léninisme). Ces lois s’imposent aux hommes, qui ne peuvent ainsi que déplier leur propre destin, sans

pouvoir jamais ni l’infléchir ni le démentir : pour ces idéologies, on est prisonnier d’une origine

naturelle, la race, qui décide de notre identité (nazisme) ou bien d’une origine sociale, les classes,

dont chaque membre représente les intérêts (marxisme-léninisme). En faisant ainsi des hommes les

produits d’une identité qui s’imposent à eux, ces idéologies contestent ainsi l’idée d’un homme libre,

capable de faire choix du sens de son existence et qui ne serait pas réductible à un genre commun :

on naît juif, aryen, bourgeois ou prolétaire, ordonné ainsi à une origine, qui peut être résumée en traits

catégoriques, aisément identifiables, et dont chacun serait, dans sa vie, ses choix et ses opinions, un

simple exemplaire, ressemblant à son modèle originel jusqu’à la caricature.

Car c’est bien cela que ces visions du monde et de la condition humaine tentent d’imposer : faire de

toute existence humaine singulière une caricature vivante, celles d’intérêts nationaux, culturels ou

sociaux adverses, dont chaque homme serait le serviteur et dont il chercherait à faire triompher le

principe, qu’il en soit conscient ou non. Qu’il le veuille ainsi ou prétende l’ignorer, celui qui naît juif ou

bourgeois défendra les intérêts de son peuple ou de sa classe, contre les intérêts des autres nations,

des autres classes sociales. Ces idéologies font ainsi éclater l’idée d’un genre humain universel, tel

que l’universalisme des Lumières pouvait en revendiquer l’exigence éthique et l’espoir politique : il n’y

a pas d’humanité commune mais des peuples, des races, des classes sociales, qui sont

irréconciliables et dont le destin est de s’affronter, dans une lutte acharnée, lutte qui ne peut prendre

fin que par l’élimination de l’ennemi, de classe ou de race.

Dès lors, l’idée de peuple ne se réfère plus au lien politique qui unit les membres d’une société et leur

fait partager un même contrat de droit, s’accorder sur des valeurs communes, quelles que soient leurs

origines, ethniques, sociales ou culturelles. Le peuple n’est plus une convention entre des êtres libres

qui font le choix de vivre en commun ; il devient une identité exclusive, une appartenance indéfectible

qui enracine les individus dans une communauté biologique ou sociale. Contre l’idée d’un peuple,

produit d’une convention politique, l’idéologie « völkisch », qui se développe en Allemagne à partir du

début du XIXème siècle en réaction aux Lumières, et qui inspirera le racisme nazi, conçoit le peuple

comme une force vitale et mystique, inséparable d’une terre et d’un sang partagé, qui déterminent des

caractères antagonistes. La citoyenneté n’est pas l’objet d’un contrat politique : elle est un

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enracinement commun, l’unité d’un sang partagé et d’une « âme » qui surgissent d’une même terre et

produisent cette communauté fusionnelle, l’« Heimat », la patrie, ce sentiment d’une origine, d’une

naissance, et d’un « chez soi », qui ordonne le destin de chaque homme. Cette naturalisation du

peuple consigne ainsi chacun dans son origine : il n’y a plus de distinction entre la culture et la

nature ; on peut définir un « être » de l’allemand, du français, du juif, isoler leurs « instincts », de

même que l’on peut repérer les caractéristiques naturelles des diverses espèces animales.

L’anthropologie (la science de l’homme) dont l’idéologie nazie s’est nourrie fut une zoologie des

peuples, traités comme des espèces, définies selon des traits caractéristiques et immuables.

Comme le souligne le philosophe Emmanuel Lévinas, dans un essai datant de 1934, Quelques

réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme, une telle idéologie nie tout pouvoir d’évasion en l’homme,

cette faculté proprement humaine de se choisir, d’être une personne singulière et non l’exemplaire

d’une nation originelle, condamné à répéter les caractères ou les instincts d’une communauté :

« L’homme ne se trouve plus devant un monde d’idées où il peut choisir par une décision souveraine

de sa libre raison sa vérité à lui – il est d’ores et déjà lié avec certaines d’entre elles, comme il est lié

de par sa naissance avec tous ceux qui sont de son sang. Il ne peut plus jouer avec l’idée, car sortie

de son être concret, ancrée dans sa chair et dans son sang, elle en conserve le sérieux. / Enchaîné à

son corps, l’homme se voit refuser le pouvoir de s’échapper à soi-même ».12

En ce sens, on ne peut pas comprendre la violence radicale dont les régimes totalitaires ont été

l’expression, si on ne comprend pas que cette violence se fondait sur une vision du monde, une

« vérité » sur l’homme et son destin dont cette violence se voulait l’avènement. « L’homme nouveau »,

que ces régimes veulent faire advenir, est ainsi représenté comme la conséquence nécessaire de la

Nature ou de l’Histoire : il ne s’agit que d’en précipiter la venue, qui, de toute façon se produira, en

éliminant tous ceux qui lui font obstacle, tous ceux qui ne sont les survivances d’un passé que la

marche de l’Histoire supprimera, ceux qui ne correspondent pas à l’idéal présumé de la race des

vainqueurs ou sont supposés dégénérés, etc. La violence de ces régimes se veut comme l’effet

logique, la conclusion nécessaire du destin des hommes. On peut dès lors la considérer et en

déterminer les conditions avec la froide objectivité que confère à l’action le sentiment d’être une

mission aussi nécessaire que fatale dans son déroulement.

La folie meurtrière de ces régimes n’eut, en ce sens, rien de commun avec le désordre de la « folie » :

elle fut l’élaboration méthodique, la mise en œuvre d’un processus rationnel d’élimination de

populations entières, au nom d’une vérité sur l’homme, qui se voulait aussi objectivement établie

qu’une démonstration géométrique. Si cette violence a pu être intégrée dans les cadres de

l’administration d’Etats modernes, c’est essentiellement parce qu’elle a pu passer ainsi comme l’effet,

rationnellement acceptable, du destin nécessaire de l’humanité, dont le nazisme et le stalinisme se

voulaient les agents. Le fait de faire subir la violence aux hommes au nom d’une prétendue vérité

n’était certes pas une nouveauté dans l’histoire, mais l’organisation de cette violence comme un

processus régulier d’un Etat, telle qu’elle pouvait être envisagée comme une production industrielle

comme une autre, un problème logistique, organisé et planifié bureaucratiquement, est inédit.13

Dans les camps d’extermination nazis, ce n’est pas la haine aveugle ni la furie sanguinaire qui

régnaient, mais l’ordre de l’usine, la gestion et l’application rigoureuse de méthodes rationnelles, afin

de traiter efficacement l’afflux de cette « matière première », des millions d’hommes destinés à la

mort. Ainsi, comme le relève l’historien Raul Hilberg, dans La destruction des juifs d’Europe, le

12

Rivages Poche, p.21. Précision : l’expression « philosophie de l’hitlérisme » doit s’entendre avec ironie. L’hitlérisme est le nom d’une haine, non d’une pensée. 13

L’historien Enzo Traverso (opus cité) souligne la façon dont les camps de mort étaient organisés selon les modèles taylorien et fordiste, qui permettaient à la fois d’accroître la « productivité » et de minimiser la responsabilité : « Comme toute entreprise, l’usine productrice de mort disposait d’une administration rationnelle fondée sur des principes de calcul, de spécialisation, de segmentation des tâches en une série d’opérations partielles, apparemment indépendantes mais coordonnées. Les agents de cet appareil bureaucratique ne contrôlaient pas le processus dans son ensemble et, lorsqu’ils avaient connaissance de sa finalité, pouvaient se justifier en disant qu’ils n’en portaient aucune responsabilité, qu’ils exécutaient des ordres, ou que leur fonction limitée et partielle n’avait en elle-même rien de criminel » (p.51)

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discours idéologique traitait systématiquement cette violence comme une « nécessité historique »,

dans un langage hygiénique dont étaient expurgés toute émotion, tout sadisme, l’interprétant ainsi

comme un devoir, certes, repoussant mais inévitable. C’est ainsi que Himmler, exhortant les

« Einsatzgruppen » 14

au massacre, affecte d’inscrire leur violence dans un cadre légitime, traitant

celle-ci comme un labeur pénible et désagréable, mais requis par « l’amour du peuple » allemand et

qui peut laisser leurs « esprits » et leurs « âmes » indemnes.

Les totalitarismes se caractérisent ainsi par une violence de masse, qui fut un projet délibérément

poursuivi et rationnellement planifié et organisé. L’abîme que bien des penseurs ont dû affronter

consiste dans cette énigme : comment une violence aussi massive et radicale a-t-elle pu passer pour

normale, jusqu’à devenir le modus vivendi de sociétés entières ? La terreur exercée par ces régimes

ainsi que l’influence de la propagande sont sans doute pour beaucoup dans la passivité des

populations, mais ne peuvent expliquer à elles seules la banalisation de cette violence. Il faut bien

affronter le fait que la violence de ces régimes et les idéologies qui les fondaient ne furent pas des

accidents de l’histoire, qu’ils n’ont fait que prolonger tout un héritage du XIXème siècle, dans lequel ils

se sont « naturellement » inscrits, et dont la tradition, profondément inscrite dans les mentalités

européennes, a participé de façon décisive à la banalisation de leur violence.

4/ Le totalitarisme n’est pas un accident de l’Histoire.

Deux courants opposent notamment les historiens quant aux origines de la violence totalitaire nazie :

les « fonctionnalistes » considèrent que cette violence fut la conséquence de circonstances

extérieures au régime, tout particulièrement le choc de la révolution bolchevique, qui allait précipiter la

politique allemande vers les extrêmes ; les « intentionnalistes » estiment, quant à eux, que

l’extermination fut un projet délibéré qui s’inscrit dans la culture allemande et n’est pas simplement

l’effet de circonstances géopolitiques.

Il ne s’agit pas de prendre part à ce débat. Toutefois, il faudrait faire preuve d’aveuglement pour ne

pas voir que la violence totalitaire a prolongé une part de la culture européenne du XIXème siècle,

dont elle revendiqua clairement l’héritage et dont son idéologie a cristallisé un certain nombre

d’aspects. Je renvoie sur ce point à l’essai de Zeev Sternhell, La droite révolutionnaire. Les origines

françaises du fascisme 1885-1914, qui montre comment l’idéologie nazie s’est nourrie de la

« pensée » des courants de l’extrême-droite française de la fin du XIXème siècle et s’est développé

dans leur continuité, à l’essai d’Enzo Traverso, La violence nazie, une généalogie européenne, auquel

je fais faire plus ample référence à la suite.

L’historien George L. Mosse interprétait la violence nazie comme l’une des conséquences de la

« brutalisation », de l’ensauvagement de la politique européenne suite au traumatisme de la Première

Guerre mondiale, des millions d’individus ayant ainsi fait l’expérience d’une violence radicale,

expérience qu’ils prolongèrent ensuite dans le champ politique, notamment en Allemagne. Or, il est

pour le moins restrictif de considérer que cette « brutalisation » ne fut que le produit de la Première

Guerre mondiale. Si « brutalisation » il y a, elle procéda de tout un « habitus mental » de l’Europe

depuis le XIXème siècle et l’avènement de la société industrielle, ainsi que le met en évidence

l’historien Enzo Traverso. L’idéologie nazie prend appui sur une violence qui la précède, violence des

discours réactionnaires, antisémites, anthropologiques et raciaux, violence qui fut, par ailleurs,

expérimentée en acte, que ce soit sur le mode du massacre délibéré des populations dans le cadre de

l’impérialisme ou bien des guerres civiles, la Commune de Paris.

Ainsi, les guerres coloniales et l’impérialisme furent le premier laboratoire d’une violence de masse et

de « massacres administratifs », selon l’expression de Hannah Arendt ; ils donnèrent par ailleurs son

point d’ancrage à toute une idéologie et une biologie raciales, ainsi qu’au darwinisme social.15

A la

14

Commandos allemands à l’arrière du front russe, dont la mission était de décimer les populations en faisant preuve de la plus extrême barbarie. 15

Application des thèses de Darwin aux phénomènes sociaux et humains, ce qui revient à penser que l’idée d’une évolution des espèces pourrait s’appliquer à l’homme et notamment l’idée d’une sélection naturelle, qui

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recherche d’un complément de justification, les violences coloniales se sont ainsi doublées, à la fin du

XIXème siècle, de toute une idéologie scientifique qui leur conférait l’aura d’une mission civilisatrice et

qui, en retour, livraient à cette idéologie des preuves a posteriori de sa rationalité, sur le mode d’une

expérimentation historique massive. On peut reconnaître ainsi dans l’impérialisme la première

rationalisation de massacres de masse par toute une nébuleuse de pseudo sciences de l’homme dont

les intuitions arbitraires ne pouvaient trouver leur champ d’application que dans ce déchaînement de

violence ; elles dotèrent l’impérialisme d’une conscience « morale », il leur livra les faits qu’elles

attendaient pour convertir leurs intuitions en un destin nécessaire, une « vérité » de l’humanité. La

violence impérialiste a préparé, en ce sens, la violence totalitaire, en opérant la première synthèse

entre une violence qui cherchait son discours de légitimation et une rationalité, scientifique et

bureaucratique, qui voyait dans la violence le champ de son expérimentation.

L’extrême violence de la colonisation à la fin du XIXème siècle comme l’extrême violence des discours

anthropologico-raciaux qui l’accompagnent, ne peuvent être comprises si on les considère

séparément : elles se donnent raison l’une l’autre. Pour la première fois dans l’histoire, une politique

de conquête pouvait se prévaloir, dans sa violence même, d’être l’expérimentation d’une vérité ; et un

discours scientifique pouvait revendiquer la violence faite à des hommes comme un champ

d’expérimentation, rationnellement acceptable. Ainsi, la violence la plus arbitraire qui soit, le massacre

et la barbarie, même la plus insoutenable, trouvaient place dans un discours autorisé, savant même,

qui lui conférait une respectabilité, une normalité, voire même auréolait des actes atroces des vertus

morales les plus estimables.

Pour donner la mesure de cette conjonction entre cette violence d’Etat radicale et sa rationalisation

scientifique, prenons quelques exemples – parmi de nombreux autres – cités par Enzo Traverso. En

1909, l’anthropologue E. Caillot peut écrire dans un ouvrage intitulé Les Polynésiens orientaux au

contact de la civilisation : « Lorsqu’un peuple est resté si longtemps stationnaire, tout espoir de le voir

marcher en avant doit être abandonné. Il est inévitablement rangé dans les nations inférieures et,

comme elles, condamné à mourir ou à être absorbé par une race supérieure (…) C’est la loi

implacable de la nature contre laquelle rien ne prévaut, ainsi que l’a maintes fois établi l’histoire : le

plus fort mange le plus faible. La race polynésienne n’a pas su gravir les échelons de l’échelle du

progrès, elle n’a pas apporté la moindre contribution aux efforts que fait l’humanité pour améliorer son

sort : elle doit donc céder la place à d’autres qui valent mieux qu’elle et disparaître. A sa mort, la

civilisation ne perdra rien ».16

La question qui brûle les lèvres est la suivante : comment peut-on écrire

une saloperie pareille sans faire scandale ? Mais cette question est malheureusement

« anachronique » ; car lorsque Caillot écrit cela, avec toute la sérénité et la gravité du savant, il peut

se targuer de trouver un point d’appui objectif à sa distinction des « races supérieures » et des « races

inférieures », et à la disparition aussi fatale et nécessaire des secondes, devant laissées leur place à

la civilisation. C’est en effet ce qui est en train de se produire en acte : les armées impérialistes

massacrant les peuples colonisées sans retenue, prouvant ainsi sans doute par leur barbarie cette

« supériorité » que leur attribue Caillot.

Toute une pseudo anthropologie raciste de la fin du XIXème siècle a fait ainsi de la violence la plus

arbitraire la preuve expérimentale de sa vérité, faisant ainsi de la force et de la barbarie les signes de

la supériorité d’un peuple ou d’une civilisation sur une autre.

Et en retour les guerres coloniales ont pu donner libre cours à une violence absolue, sous le couvert

d’une mission civilisatrice. A une époque (la nôtre) où l’on voudrait assigner comme mission à

l’historien de décliner les « vertus » du colonialisme, je crois nécessaire de rappeler quelques chiffres

objectifs, pour donner la mesure de ces vertus présumées : « La population de l’actuel Sri Lanka

conduirait les membres les « plus forts » de l’espèce à faire triompher leur principe et les « plus faibles » à disparaître nécessairement. Si l’hypothèse de cette application est présente dans les œuvres de Darwin lui-même, elle est jugée sans aucune validité scientifique aujourd’hui et repose sur une interprétation totalement erronée de la théorie de l’évolution. Ce ne sont pas les « plus forts » qui survivent (cette idée de force est une mystification) mais tout simplement ceux qui, hasardeusement, sont porteurs des gènes qui leur permettront de s’adapter aux variations aléatoires de leur milieu. 16

Enzo Traverso, opus cité, p. 68.

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comptait avant la colonisation entre 4 et 10 millions d’âmes ; en 1920 elle était réduite à environ un

million. Entre 1830 et 1870, la population algérienne connut une baisse de 15 à 20 %, passant de 3 à

2,3 millions (Victor Hugo avait donné une définition fort imagée de cette guerre coloniale française –

« Zaatcha, Tlemcen, Mascara : l’Armée en Afrique devient tigre » - que le général Lapasset avait

résumé, quant à lui, en une formule plus simple mais non moins éloquente : « vol et spoliation »). Au

Congo, où l’exploitation sauvage mise en œuvre dans les mines de cuivre du roi Léopold II

s’apparentait à une véritable forme d’extermination par le travail, la population diminua de moitié entre

1880 et 1920, passant de vingt à dix millions. En Côte d’Ivoire, la population baissa en dix ans, entre

1900 et 1910, de 1,5 millions à 160000. Au Soudan, la chute démographique était de 75 % : de 8-9

millions d’habitants en 1882, année du début de la colonisation anglaise, à 2-3 millions en 1903. A

Tahiti et en Nouvelle Calédonie, le déclin démographique fut de 90 %. Selon les estimations les plus

fiables, le nombre de victimes des conquêtes européennes en Asie et en Afrique au cours de la

seconde partie du XIXème siècle tourne autour de 50-60 millions, dont la moitié due à la famine en

Inde ».17

Comme le souligne Enzo Traverso, il n’est pas outrecuidant de parler à ce propos de

génocide. La « brutalisation » de la culture et de la politique européenne était ainsi bien présente

avant la Première Guerre mondiale : on s’habitua à considérer le massacre de populations entières

comme une entreprise rationnellement acceptable, compatible avec l’idée d’un progrès historique,

scientifiquement fondée sur une zoologie de l’espèce humaine, qui donnait licence aux Etats de

s’attribuer une nouvelle fonction régalienne, celle de gérer la vie des peuples, de déterminer ceux qui

étaient dignes de vivre et ceux qui ne l’étaient pas, d’administrer des nations avec la précision d’un

éleveur de troupeau qui sélectionne son cheptel. L’indifférence face à la souffrance de l’autre homme,

la « banalité du mal », dans laquelle Hannah Arendt reconnaîtra l’origine de la violence totalitaire, lors

du procès d’Eichmann, furent l’esprit de l’impérialisme européen avant de devenir la norme des Etats

totalitaires. Le jeune Winston Churchill (lui-même), qui prit part à la bataille D’Omdurman, où, en 1898,

quelques centaines de soldats britanniques, dotés de mitrailleuses modernes, l’emportèrent sur

plusieurs milliers de soldats soudanais, en en tuant 11000, pouvait écrire avec enthousiasme, la veille

de ce massacre : « Nous allons les faucher comme blé mûr ».18

Puisant ainsi dans l’autorité d’une anthropologie et d’une biologie raciale, pour qui la violence sociale

était un terrain de jeu expérimental, l’Etat pouvait revendiquer une nouvelle mission, celle d’être un

expert du « corps » social, de sa santé et de ses maladies. On peut bien « risquer une analogie »,

comme le propose Marc Ferro, pour éclairer la violence des Etats totalitaires, car cette analogie se

fonde en effet sur un discours systématique, qui, dès la fin du XIXème siècle, interprète l’Etat comme

un médecin au chevet de la société, interprétée comme une totalité organique : « A la façon dont, à

l’hôpital, un chirurgien pratique une opération sur un corps, en soustrait les parties malsaines pour le

bien du patient, l’Etat-savant soustrait un groupe social, défini comme malsain, ou encore pour faire

un exemple, afin de sauver le système et de perpétuer son propre pouvoir ».19

De la Commune de

Paris à l’extermination des juifs, la phraséologie qui accompagne la violence de l’Etat puise dans le

lexique médical, celui de la chirurgie et de la parasitologie : ce ne sont plus des choix politiques, à

proprement parler, qui guident alors l’action de l’Etat, choix qui sont d’eux-mêmes toujours vulnérables

car solidaires d’une délibération commune, mais une prétendue objectivité scientifique, un diagnostic

social qui détermine des conséquences bureaucratiques, aussi nécessaires que méthodiques.

L’hygiénisme imprègne désormais le discours étatique, obsédé par la pureté d’un corps social.

Interprétée comme un œuvre de salubrité publique, la violence d’Etat peut dès lors s’exercer sans

limite parce qu’elle vise ceux que l’idéologie a déjà retranchés de la société, les figurant comme des

menaces ou des parasites qu’il faut éliminer. Bacille, poux, peste, choléra : l’abjection des discours

racistes et antisémites livraient ainsi les juifs à la haine la plus effusive et irrationnelle, et permettaient

17

Enzo Traverso, op.cité, pp. 75-76 18

Traverso, p.74. Comme il le note, Hitler prit explicitement l’impérialisme anglais en Inde comme modèle de la conquête des territoires à l’Est de l’Allemagne. 19

Marc Ferro, opus cité, p.19

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en même temps le développement d’un discours bureaucratique où le massacre de millions

d’individus pouvait prendre place dans les catégories régulières de le la voirie et de la santé publique.

On peut relever sur ce point que les totalitarismes ont toujours oscillé entre deux attitudes

contradictoires : d’une part, les mythes fascistes et révolutionnaires de la fusion de l’Etat et du peuple,

abouchés dans une même émotion nationale et débarrassés de toutes les médiations

institutionnelles ; d’autre part, l’affirmation d’un Etat, expert et transcendant, qui opère sur le corps

social, le dispose, le traite et recourt à l’ablation, avec la conviction froide du thérapeute qui sait ce

qu’il fait et œuvre pour le bien de son patient. La violence totalitaire se noue dans cette rencontre :

une effusion irrationnelle des origines, la danse primitive et barbaresque du peuple, la fête

révolutionnaire, l’exaltation d’une violence explosive, sans norme et sans limite, et l’administration

rationnelle, bureaucratique et méthodique d’une violence programmée, planifiée et totalement intégrée

dans les processus socio-économiques, au point de pouvoir être ignorée dans son effectivité

monstrueuse.

LE TOTALITARISME ET LA QUESTION DE LA DEMOCRATIE

Au début de cet exposé, nous avons souligné que toute réflexion sur le totalitarisme était inséparable

d’un horizon éthique et philosophique. Et c’est cet horizon qu’il faut envisager maintenant. En effet,

qu’est-ce que nous apprend le totalitarisme ? De l’histoire, il serait naïf de croire que nous puissions

tirer des leçons. Elle n’est pas une fable, et de la violence totalitaire, il n’y a rien à apprendre en elle-

même. Cependant – comme nous l’avons souligné, ces régimes ne furent pas de simples accidents

de l’histoire ; ils se sont inscrits dans une expérience politique, dont ils ont repris les concepts et les

représentations pour mieux en pervertir l’expérience. Plus encore, ces régimes n’étaient pas étrangers

à la rationalité des Etats et des administrations modernes. Tout au contraire : ils ont révélé qu’une

administration moderne des rapports socio-économiques n’était aucunement incompatible avec la

barbarie extrême et pouvait fort bien en intégrer la possibilité. Autrement dit, il serait totalement erroné

d’interpréter les régimes totalitaires comme les survivances d’une violence archaïque. Produits de

notre modernité, ils nous contraignent à en interroger les fondements.

Rassemblons tout d’abord les principales caractéristiques des régimes totalitaires. Dans ses Essais

politiques, Claude Lefort, dans le prolongement de la réflexion d’Hannah Arendt, en propose la

synthèse suivante : « En premier lieu, le totalitarisme est ce régime, semble-t-il, où tout se présente

comme politique : le juridique, l’économique, le scientifique, le pédagogique./ Nous observons que le

parti pénètre dans chaque domaine et diffuse ses consignes. En second lieu, le totalitarisme apparaît

comme ce régime où toutes choses deviennent publiques. En troisième lieu, ce qui interdit de le

confondre avec une vulgaire tyrannie, c’est qu’on ne saurait le traiter comme un type de

gouvernement arbitraire dans la mesure où il se réfère à une loi, à l’idée même d’une loi absolue qui

ne doit rien à l’interprétation des hommes, ici et maintenant : la loi de l’Histoire dans le totalitarisme de

type communiste ; la loi de la Vie dans le totalitarisme de type nazi. Dans ce régime, il semble encore

que l’action soit la valeur dominante, puisque le peuple doit être mobilisé et toujours en mouvement

autour de tâches d’intérêt général. C’est aussi un régime dans lequel règne le discours. Enfin, c’est un

régime qui se présente comme révolutionnaire, un régime qui fait table rase du passé et qui s’adonne

à la création de l’ « homme nouveau » »20

Nous avons assez insisté sur ces points. Mais, comme le souligne Claude Lefort, ils ne sauraient

suffire à comprendre la façon dont le totalitarisme renverse les principes de l’Etat de droit et de la

démocratie.

En effet, tout devient politique dans ces régimes, mais, en même temps, la possibilité et les

fondements d’une expérience politique commune, telle que la démocratie en postule l’exigence et

20

« Hannah Arendt et la question du politique », in Essais politiques (Seuil essais, pp.68-69)

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l’idéal, sont détruits. En ce sens, le totalitarisme consiste dans une dépolitisation et une

déshumanisation – les deux étant inséparables, de la vie en commun. C’est le sens de cette vie en

commun que l’expérience totalitaire nous contraint à interroger.

Comme nous l’avons souligné, les régimes totalitaires tendent à convertir la société en une totalité

organique, un « corps » homogène, fondé sur l’appartenance indéfectible de ses membres à une

origine naturelle ou historique, la terre, le sang, la race, la classe sociale. Le totalitarisme est, en ce

sens, le triomphe du déterminisme : on ne devient que ce que l’on est, toujours et déjà, selon des

identités qui transcendent les individus et les ordonnent à une appartenance nationale, culturelle,

ethnique, sociale, biologique. La pensée totalitaire est une pensée des identités et des appartenances

collectives, d’où sa passion pour toutes les formes de nomenclatures anthropologiques, biologiques

ou sociologiques qui pourraient laisser penser que l’on peut classer les individus selon les catégories

qui définissent leurs origines et prévoir ainsi leurs comportements, avec autant de précision que les

phénomènes physiques.21

On ne peut ainsi comprendre la violence de ces régimes si on ne mesure

pas à quel point ils revendiquent la possibilité d’une science de l’homme et de la société, d’une

« vérité » qui tend à enchaîner les existences individuelles à des déterminations collectives et à faire

de la société un système d’actions et de comportements nécessaires, nécessité que l’administration

d’Etat prétend simplement servir, accélérant le cours de l’Histoire ou l’évolution naturelle des peuples,

en précipitant les uns vers leur triomphe et les autres vers la mort. Les régimes totalitaires sont ainsi

des régimes qui fondent leur violence sur une prétention à la vérité, vérité sur le destin des peuples et

de l’humanité, vérité sur la société et les destins individuels, qui ne sont rien d’autre que les

exemplaires d’identités génériques prédéfinies (le juif, le bourgeois, le prolétaire, l’aryen, etc.)

Or, c’est sur ce point que la plupart des penseurs contemporains (Hannah Arendt, Lefort, Gauchet,

Castoriadis) soulignent la différence essentielle qui sépare les régimes totalitaires et la démocratie. La

démocratie est un régime sans vérité, non pas dans le sens où elle serait le régime du mensonge ou

de l’illusion : elle est le régime, comme le souligne Lefort, qui « s’institue et se maintient dans la

dissolution des repères de la certitude. Elle inaugure une histoire dans laquelle les hommes font

l’épreuve d’une indétermination dernière, quant au fondement du Pouvoir, de la Loi et du Savoir, et au

fondement de la relation de l’un avec l’autre, sur tous les registres de la vie sociale ».22

La liberté, dont

la démocratie fait un de ses principes cardinaux, n’est possible que sur l’horizon de ce refus d’une

vérité qui prétendrait ordonner les existences individuelles et collective à un destin nécessaire. En ce

sens, démocratie est le nom d’un régime où la question du sens et de la distribution des rôles et des

valeurs demeure toujours ouverte. Comme le note le penseur contemporain Cornélius Castoriadis,

dans un passage des Carrefours du Labyrinthe, la démocratie est un régime dans lequel la question

des valeurs partagées ne reçoit jamais de réponse définitive, qui est sans cesse suspendue à la libre

reconnaissance des membres de cette société : la démocratie, comme il la définit, est « l’instauration

d’une société qui, tout en vivant sous des lois et sachant qu’elle ne peut pas vivre sans loi, ne

s’asservit pas à ses propres lois ; d’une société, donc, dans laquelle la question : quelle est la loi

juste ? reste toujours ouverte ». C’est une telle « ouverture », celle d’une société autonome, qui ne

subit pas ses lois mais en fait choix, que les régimes totalitaires nient, enfermant les membres de la

société dans les catégories illusoires d’identités figées.

Animé ainsi de la volonté d’ordonner entièrement la société à leur idéologie, le régime totalitaire est un

pouvoir social, bien plus qu’un régime politique, à proprement parler. La plupart des penseurs du

totalitarisme insiste sur ce point : le totalitarisme tend à nier toute expression politique, non pas

21

Ce n’est pas un hasard si le nazisme et le stalinisme sont fascinés par les sciences sociales, car ces sciences supposent que les comportements humains peuvent être rendus prévisibles, à partir des lois qui déterminent les comportements sociaux des hommes, sans qu’ils en aient conscience. Si l’idéologie totalitaire est si attentive à ces sciences, c’est parce qu’elles leur laissent espérer la possibilité de maîtriser le devenir des sociétés, d’anticiper tous les mouvements sociaux et, dès lors, de se prémunir des surprises que l’expression de la liberté humaine produit dans l’histoire. 22

Lefort, opus cité, p. 30

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uniquement parce qu’il supprime toutes les formes instituées de la politique (parlement, partis

d’opposition, syndicat), mais parce qu’il tend à nier toute vie politique pour les membres de la société,

leur interdisant tout dialogue, tout débat véritable sur les valeurs qui éclairent leur vie commune. En ce

sens, les sociétés totalitaires sont perpétuellement contraintes de se représenter elles-mêmes comme

des sociétés où règne un absolu consensus, et elles cultivent d’autant plus le secret qu’elles se

veulent entièrement transparentes. Si ces régimes nient la politique, c’est essentiellement parce qu’ils

nient tout conflit, toute division, toute altérité au sein de la société. Comme le souligne le penseur

contemporain Marcel Gauchet, l’idéologie tend ainsi à « occulter les dimensions du déchirement et de

la scission » dans la société, à supprimer tout ce qui pourrait valoir ou être interprété comme une

contradiction : « Qu’est-ce donc qu’une idéologie en général, sinon ce discours spécifiquement

destiné à couvrir dans la société les dimensions du conflit, de l’opposition radicale, de l’altérité ? »23

Aussi, tel que le souligne l’historien Krzysztof Pomian, le point commun le plus significatif entre les

totalitarismes est le « refus de toute conflictualité politique et sociale », les conflits internes à la société

étant immédiatement rejetés dans les mythes d’une extériorité menaçante – un autre peuple, une

autre nation –, susceptible de porter atteinte à l’intégrité, la pureté du corps national.24

Or, c’est cela qui marque la différence essentielle qui sépare le totalitarisme de la démocratie.

Démocratie est le nom d’un régime qui repose sur un principe de pluralité (pluralité des identités, des

opinions, des cultures, etc.), qui, loin de nier la division et les conflits, en fait au contraire les principes

de sa dynamique créatrice, une société, donc, qui ne cherche pas à supprimer les différences mais les

unit dans un dialogue commun, afin qu’elles puissent se féconder les unes les autres. Machiavel, au

seizième siècle, dans son Discours sur la première décade de Tite-live, reconnaissait déjà dans les

conflits qui traversaient le Sénat romain, non un signe de la vulnérabilité de la république romaine,

mais au contraire ce qui donnait force à ce régime par l’affirmation d’une liberté partagée.25

En ce

sens, on peut définir un Etat de Droit comme une société politique qui, au lieu de se dissimuler à elle-

même ses propres contradictions, non seulement les affronte mais donne une place aux disensus et

aux conflits, reconnaît leur légitimité, en leur donnant la possibilité de se manifester et, surtout, en

soutenant leur exigence d’être entendus. Comme l’écrit Marcel Gauchet, « la société démocratique est

une société qui repose sur une secrète renonciation à l’unité, sur une sourde légitimation de

l’affrontement de ses membres, sur un abandon tacite de l’espoir d’unanimité politique. Contre tout

son discours explicite, elle est une société qui charge invisiblement de sens son déchirement

intérieur ».26

Comme on le voit, le totalitarisme nous contraint à affronter la question des fondements de notre

existence partagée : qu’est-ce qui donne son unité à une société humaine ? Quel sens prend le lien

politique ? Ce lien suppose-t-il que les membres de la société partagent une même identité ?

23

« L’expérience totalitaire et la pensée de la politique », in La condition politique, Tel Gallimard, p.441. 24

« Qu’est-ce que le totalitarisme ? », in Nazisme et communisme, p. 156. « Le nazisme et le bolchevisme admettent, l’un et l’autre, que dans son état normal, sain, une nation ou une société telle que la société soviétique ne devrait connaître aucun conflit interne. Pour l’un et pour l’autre, le conflit est introduit en effet par les forces extérieures à la nation, conçue par le premier comme une ethnie fondée sur la communauté de sang et, de ce fait, racialement homogène, et à la société réduite par le second, à une alliance des classes aux intérêts convergents, au « peuple travailleur des villes et des campagnes » (…) Pour réaliser l’unité de la nation allemande ou de la société soviétique, il faut, par conséquent, les purifier, en éliminant les « éléments pathogènes » ; les métaphores utilisées par la propagande à l’égard des juifs en Allemagne et des « ennemis du peuple » en URSS les présentent en effet comme des êtres nuisibles, des empoisonneurs, des parasites. Cette purification est censée être le but de la terreur ; la mission des organes chargés de l’appliquer apparaît dans cette perspective comme une véritable thérapie sociale. » 25

Chapitre IV, « Que la désunion du Sénat et du peuple a rendu la République romaine puissante et libre » : « Je soutiens à ceux qui blâment les querelles du Sénat et du peuple, qu’ils condamnent ce qui fut le principe de la liberté, et qu’ils sont beaucoup plus frappés des cris et du bruit qu’elles occasionnaient dans la place publique que des bons effets qu’elles produisaient./ Dans toute république, il y a deux partis : celui des grands et celui du peuple ; et toutes les lois favorables à la liberté ne naissent que de leur opposition » (Champs Flammarion, p.44) 2626

Opus cité, p. 449.

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Comment les régimes totalitaires interprètent-ils ainsi la vie en commun ? Cela pourrait se résumer en

une maxime : Ne peuvent vivre ensemble que ceux qui se ressemblent.

Au fondement de la violence totalitaire, il y a ainsi la volonté de transformer le lien politique en un lien

communautaire. La logique d’exclusion puis d’extermination de ces régimes repose toute entière sur

cette confusion délibérée entre une société politique et une communauté, et c’est une telle confusion

qui confère aux concepts de « nation » et de « peuple » un sens tout autre que celui qu’ils reçoivent

dans une démocratie.27

La communauté est l’union de ceux qui partagent une même identité, quelle

que ce soit la façon dont elle est définie : biologique, ethnique, culturelle, religieuse, passionnelle.

Mais, quelle que soit la façon dont on le définit, le lien communautaire est toujours un lien naturel, subi

autant que nécessaire : je vis avec d’autres ou je partage quelque chose avec eux, parce je suis défini

par une identité, qui me détermine, que j’ai reçu, sans en avoir fait le choix. Autrement dit, la

communauté est la vie en commun de ceux qui, paradoxalement, ne partagent rien et ne mettent rien

en commun, car ce qui fonde leur vie commune n’est rien d’autre qu’une identité qui, déjà, les définit

chacun. Parce qu’il est la somme de ceux qui se ressemblent, le lien communautaire est

fondamentalement conservateur : chaque nouveau membre répète l’identité partagée jusqu’au

vertige.28

C’est pour cela que toute communauté est, par essence, silencieuse ou –ce qui revient au

même – qu’elle est une parole lancinante dont la répétition ritualisée trahit le vide (idéologie) : dans

une communauté, on n’a rien à se dire, si ce n’est la confirmation de ce que l’on sait déjà ou de ce

que l’on se sait être. Or, la communauté qui inclut ne peut garantir son inclusion que par l’exclusion de

l’altérité, de tout ce qui est autre, de tous ceux qui sont autres. Comme le disait Freud, dans Malaise

dans la culture, écrit en 1927 – combien cette parole est terrifiante, car si prophétique ! : « Il est

toujours possible de lier une assez grande foule d’hommes les uns aux autres par l’amour, si

seulement il en reste d’autres pour recevoir les coups ». Depuis l’Antiquité, depuis Parménide, on sait

que le Même et l’Autre ne peuvent se distinguer sans s’appeler ; une identité ne peut se fonder que

sur l’altérité avec laquelle elle entre en dialogue ou qu’elle exclut. La communauté, parce qu’elle nie

toute altérité, ne peut que la constituer hors d’elle, la rejeter : la mettre en camp. Mais ne nous y

trompons pas : en rejetant ainsi l’altérité (celle du juif, du tzigane, de l’opposant, de l’homosexuel de

l’handicapé), elle supprime aussi toute altérité à l’intérieur d’elle-même : qui est membre de la nation

allemande l’est désormais, comme une cellule est l’élément d’un corps ; chaque membre de la société

reçoit une identité partagée (être allemand, être aryen) mais cette identité qu’il reçoit suppose la

dissolution de la sienne propre. L’altérité qui est rejetée en dehors de la communauté, et exterminée,

c’est aussi l’individualité, la possibilité d’être autre, de tous ceux qui sont à l’intérieur de la

communauté. L’exclusion est ainsi la vérité ultime du totalitarisme et de toute communauté : n’entre

dans la totalité communautaire que celui qui renonce à son identité individuelle. Le camp, où l’on

exclut et où l’on massacre, n’est que l’envers du camp, où l’on inclut chacun dans un corps collectif,

qui dénie à tous la possibilité d’être différent.

C’est justement une telle fusion communautaire que récuse une société politique, et notamment la

démocratie. Cette société n’est pas l’unité de ceux qui ressemblent, qui partagent la même identité ;

elle est l’unité d’une pluralité. L’ordre commun ne suppose pas la suppression des différences ; il se

nourrit au contraire de leur dialogue et de leurs conflits.

Tel est bien ce que soulignait Aristote, dès l’Antiquité, dans le Livre II de sa Politique.29

Ce penseur se

demande ce qui donne son sens humain à l’ordre d’une société politique. Comme il le relève, l’ordre

d’une telle société ne saurait être pensé sur le modèle du lien qui unit une famille ou bien celui qui unit

une troupe militaire. En effet, le lien politique n’est, selon lui, ni le lien de ceux qui partagent la même

identité (la famille) ni le lien de ceux qui ont un comportement uniforme (la troupe militaire). Quel est,

dès lors, le sens de ce lien ? Pour nous le faire comprendre, Aristote recourt à une analogie : de la

27

…digne de ce nom… 28

Si l’on résumait l’irrationalité de tout principe communautaire, on pourrait la logiciser dans l’impossible équation suivante : 1 + 1 + 1 + 1 +…+ 1 = 1. Chaque individualité n’ajoute rien à la somme : elle se dissout dans l’identité, celle des autres comme la sienne. 29

Cf. le texte joint dans le rassemblement de texte qui suit.

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même façon que la plus belle des symphonies musicales est l’unité de sons différents, et d’autant plus

belle qu’elle est capable de permettre le dialogue entre des tonalités contrastées, la plus belle unité

politique est l’unité d’une diversité, d’une pluralité contrastée d’individus dont les différences se

fécondent les unes, les autres. Inversement, la plus pauvre des symphonies est celle qui unit des sons

tous semblables ; la plus pauvre des unités politiques, celle dont l’ordre passe par la négation de

toutes différences et qui confond l’ordre d’une société humaine avec la discipline des troupeaux.

Ce texte n’a, malheureusement, rien perdu de son actualité : le totalitarisme couve toujours au cœur

de toute passion identitaire, de toute réduction du lien politique au fantasme d’une origine partagée.

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LES OBJECTIFS DU TOTALITARISME Un Etat qui veut transformer la société en une masse

homogène, terrorisée et soumise, cherchant à abolir toute forme de différences entre les individus.

Des penseurs comme Hannah Arendt ou Claude Lefort se sont efforcés d’analyser les origines des

systèmes totalitaires (nazi ou stalinien). L’un est l’autre ont souligné la différence avec les anciennes

formes d’oppression : despotisme, tyrannie ou dictature. L’ « originalité » du totalitarisme consiste

dans la destruction par l’Etat de la société elle-même, c’est-à-dire de toutes les formes traditionnelles

ou spontanées par lesquelles les hommes vivent ensemble.

Totalitaire est ainsi le nom d’un système qui veut isoler les individus les uns des autres, les rendant

entièrement dépendants du

pouvoir d’Etat, atomisant

toutes les relations sociales

et détruisant tous les anciens

repères par lesquels les

individus reconnaissaient et

partageaient un certain

nombre de valeurs en

commun.

Dans le processus totalitaire,

toute division sociale est

niée, l’uniformisation des

conditions de vie réduit la

société à une masse informe,

exclusivement soumise à la

volonté de l’Etat. Comme le

souligne Claude Lefort, dans

le passage qui suit, toutes

les aspects de la vie en

société sont désormais

étroitement contrôlés par

l’Etat, jusqu’aux formes les

plus infimes de cette vie, tels

que les goûts, les idées et

les mœurs, quand bien

même ils n’auraient aucune

signification politique. Ce régime cherche ainsi à s’emparer et à ordonner l’existence entière des

individus. En ce sens, pour reprendre une expression de l’historien et philosophe contemporain,

Michel Foucault, on peut dire des régimes totalitaires qu’ils sont les formes les plus radicales de la

« biopolitique », c’est-à-dire – au sens premier du terme – d’une politique qui cherche à régner

intégralement sur la vie (le bios). Dans cette perspective, l’Etat devient l’unique référence et norme

de toutes les valeurs de la société, jusqu’à ce que celle-ci ne puisse plus s’en distinguer, nul fait

n’échappant désormais à la volonté ou à la connaissance de l’Etat.

Les individus, isolés, n’ayant plus le recours moral et intellectuel de se rencontrer librement les uns

les autres pour dialoguer, pour débattre politiquement, sont entièrement soumis à cette terreur d’Etat

et à la propagande qui la sert.

Ainsi, le totalitarisme apparaît comme l’affirmation absolue d’un pouvoir d’Etat auquel la société civile

n’a plus les moyens de s’opposer, toutes les relations libres, créatrices de cette société étant

détruites. Par-delà les conditions historiques des systèmes totalitaires, se pose la question de savoir

si cette logique totalitaire n’est pas une des tentations de l’Etat, toujours prompt à s’affirmer ainsi

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comme un pouvoir social exclusif et à transformer le peuple en une masse informe et abrutie, afin

d’imposer sa volonté sans rencontrer nul obstacle.

« Pourquoi sommes-nous alors fondés à parler de totalitarisme ? Non parce que la dictature atteint à sa plus grande force, parce qu’elle est en mesure d’exercer sa contrainte sur toutes les catégories de la population et d’édicter des consignes qui valent comme normes dans tous les domaines de la vie sociale. Certes, il en va bien ainsi. Mais s’arrêter aux traits de la dictature, c’est rester au ras de la description empirique. Le modèle s’impose d’une société qui s’instituerait sans divisions, disposerait de la maîtrise de son organisation, se rapporterait à elle-même dans toutes ses parties, serait habitée par le même projet d’édification du socialisme. A peine est-il possible de distinguer la cause de l’effet dans l’enchaînement des rapports

qui tendent à effacer les traces de la division sociale. En premier lieu, le pouvoir s’affirme

comme le pouvoir social, il figure en quelque sorte la Société elle-même en tant que

puissance consciente et agissante : entre l’Etat et la société civile la ligne de clivage se

fait invisible (…)

En second lieu, se trouve dénié le principe d’une division interne à la société (…) C’est la

notion même d’une hétérogénéité sociale qui est récusée, la notion d’une variété de

modes de vie, de comportement, de croyance, d’opinion, dans la mesure où elle contredit

radicalement l’image d’une société accordée à elle-même. Et là où se signale l’élément le

plus secret, le plus spontané, le plus insaisissable de la vie sociale, dans les mœurs,

dans les goûts, dans les idées, le projet de maîtrise, de normalisation, d’uniformisation va

au plus loin.

Or, qu’on considère ces deux moments de l’entreprise totalitaire, en fait, indissociables :

l’annulation des signes de la division de l’Etat et de la société et celle de la division

sociale interne. Ils impliquent une dédifférenciation des instances qui régissent la

constitution d’une société politique. Il n’y a plus de critères derniers de la loi, ni de critères

derniers de la connaissance qui soient soustraits au pouvoir. Cette observation permet au

mieux de repérer la singularité du totalitarisme. Car, sans même parler de la monarchie

absolutiste européenne, dont il est manifeste qu’elle a toujours comporté une limitation

du pouvoir du prince – limitation liée à la reconnaissance des droits acquis par la

noblesse ou par les cités, mais plus fondamentalement commandée par l’image d’une

Justice d’origine divine -, jamais le despotisme (…) n’est apparu comme un pouvoir qui

tirerait de lui-même le principe de la loi et le principe de la connaissance. Pour qu’un tel

événement se produise, il faut que soit abolie toute référence à des puissances

surnaturelles ou à un ordre du monde et que le pouvoir en soit venu à se travestir en

pouvoir purement social.

Le totalitarisme suppose la conception d’une société qui se suffit à elle-même et, puisque

la société se signifie dans le pouvoir, celle d’un pouvoir qui se suffit à lui-même. Bref,

c’est lorsque l’action et la science du dirigeant ne se mesurent qu’au critère de

l’organisation, lorsque la cohésion ou l’intégrité du corps social s’avère dépendre

exclusivement de l’action et de la science du dirigeant, que nous sortons des cadres

traditionnels de l’absolutisme, du despotisme ou de la tyrannie. Le processus

d’identification entre le pouvoir et la société, le processus d’homogénéisation de l’espace

social, le processus de clôture et de la société et du pouvoir s’enchaînent pour constituer

le système totalitaire. »

CLAUDE LEFORT, L’invention démocratique. Les limites de la domination totalitaire

(1980).

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LA LOGIQUE TOTALITAIRE :

Isoler les membres de la société, par la peur et par le soupçon, de telle manière qu’ils

deviennent entièrement dépendants de l’Etat et du Parti.

« L’atomisation massive de la société soviétique fut obtenue par l’usage habile de purges

répétées qui précédaient invariablement la liquidation effective des groupes. Afin de

détruire tous les liens sociaux et familiaux, les purges sont conduites de manière à

menacer du même sort l’accusé et toutes ses relations habituelles, des simples

connaissances aux amis et aux parents les plus proches. Conséquence de la simple et

ingénieuse technique de la « culpabilité par association », dès qu’un homme est accusé,

ses anciens amis se transforment en ses ennemis les plus acharnés ; afin de sauver leur

propre existence, ils se font mouchards et se hâtent de corroborer par leurs

dénonciations les preuves qui n’existent pas contre lui ; tel est évidemment leur seul

moyen de prouver qu’ils sont dignes de confiance. Rétrospectivement, ils essaieront de

prouver que leur relation ou leur amitié avec l’accusé n’était qu’un prétexte pour

l’espionner et le dénoncer comme saboteur, trotskiste, agent étranger, ou fasciste.

Puisque le mérite « se juge au nombre de dénonciations de proches camarades », il est

bien évident que la plus élémentaire prudence exige que l’on évite tout contact

personnel, si cela est possible : il ne s’agit pas d’empêcher qu’on découvre nos pensées

secrètes, mais plutôt d’éliminer (dans l’hypothèse presque assurée d’ennuis à venir)

toutes les personnes qui pourraient avoir non seulement un banal intérêt à vous

dénoncer, mais aussi un besoin irrésistible de provoquer votre ruine, tout simplement

parce que leur propre vie est en danger. En dernière analyse, c’est en poussant cette

technique jusqu’à ses plus fantastiques extrêmes, que les dirigeants bolcheviques ont

réussi à créer une société atomisée comme on n’en avait jamais vue auparavant et

comme événements et catastrophes à eux seuls n’en auraient guère créée.

Les mouvements totalitaires sont des organisations de masse d’individus atomisés et

isolés. Par rapport à tous les autres partis et mouvements, leur caractéristique la plus

apparente est leur exigence d’une loyauté totale, illimitée, inconditionnelle et inaltérable,

de la part de l’individu qui en est le membre. D’ordinaire, elle précède l’organisation totale

du pays sous leur autorité effective et découle de la prétention de leurs idéologies à

englober, en temps voulu, dans leur organisation, l’ensemble du genre humain.

Cependant, là où la domination totalitaire n’a pas été préparée par un mouvement

totalitaire (tel fut le cas de la Russie, par opposition à l’Allemagne nazie), il faut organiser

le mouvement après coup, et créer artificiellement les conditions de son développement,

afin de rendre tout à fait possible la loyauté totale – base psychologique de la domination

totale. On ne peut attendre une telle loyauté que de l’être humain complètement isolé qui,

sans autres liens sociaux avec la famille, les amis, les camarades ou de simples

connaissances, ne tire le sentiment de posséder une place dans le monde que de son

appartenance à un mouvement, à un parti ».

HANNAH ARENDT, Les origines du totalitarisme (Troisième partie, chapitre X)

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LES FONDEMENTS DU TOTALITARISME Les lois de la Nature ou de l’Histoire contre le Droit

Le Destin contre la Liberté Dans ce passage, Hannah Arendt met en évidence l’un des fondements essentiels des régimes totalitaires et ce qui les sépare radicalement des Etats de droit. Ces derniers supposent en effet la reconnaissance d’un Droit commun par les membres de la société : ce Droit est le contrat qui unit les membres de la société, garantit leur appartenance nationale et définit un ensemble de libertés également partagées par tous. Or, c’est ce principe d’une identité nationale fondée sur un contrat politique, sur des lois communes qui garantissent des droits égaux pour tous et qui procèdent d’une volonté législatrice commune (parlement, sénat), que les régimes totalitaires veulent annihiler. Fondamentalement antiparlementaires et antidémocratiques, ces régimes veulent substituer les lois implacables de la Nature (nazisme) ou de l’Histoire (stalinisme) à la raison commune du Droit. Quel est l’enjeu d’une telle substitution ? Le mythe de la Nature, dont se réclame l’idéologie nazie, est celui de lois biologiques qui s’imposeraient aux peuples, les distingueraient, les opposeraient et ordonneraient nécessairement leur destin : il y aurait ainsi des peuples dominants, des peuples dominés, des peuples forts et des peuples condamnés à disparaître, et le destin de ces derniers étant de succomber « naturellement » à la violence des autres. Ainsi, contre les principes d’égalité et de libertés communes, qui fondent le Droit des démocraties parlementaires, les régimes totalitaires tentent de normaliser les inégalités, la discrimination, le recours à la violence et à l’extermination, comme s’il s’agissait de la conséquence nécessaire et inévitable d’un ordre naturel qui s’imposerait aux peuples et déciderait fatalement de leur survie ou de leur disparition. Dès lors, le peuple n’est plus l’expression d’un choix commun et de l’élection d’un ensemble de valeurs communes mais la conséquence d’une identité naturelle, la race, qui s’impose aux hommes, les rend étrangers les uns aux autres et les conduit à s’affronter jusqu’à la mort pour leur survie. Inspiré par toute l’anthropologie et la biologie raciales de la fin du XIXème siècle qui s’évertuait à donner un pseudo fondement scientifique aux violences impérialistes, le nazisme est animé par la volonté d’en finir avec l’idée même d’humanité, d’un genre humain fondé sur une raison universelle, qui s’affirmerait dans un droit international. La seule loi qui doit prévaloir entre les peuples est une lutte pour la suprématie, qui doit conduire à l’élimination des plus faibles. En ce sens, l’idéologie nazie est une tentative pour donner une pseudo justification rationnelle et scientifique à une violence radicale, en substituant à la raison humaniste (celle qui inspirait les Lumières), la rationalité d’une nature humaine, animée d’une logique qui ne se distinguerait pas des autres espèces animales, celle du « struggle for life » (de la lutte à mort pour la survie) et pour qui la violence serait aussi nécessaire que normale. Le rôle que joue la Nature pour le nazisme, comme justification rationnelle de la violence et de la barbarie, est attribué à l’Histoire par le totalitarisme stalinien. Pour cette idéologie, l’Histoire, loin d’être l’expression d’une liberté des hommes, telle qu’ils feraient choix de leur destin commun, est au contraire un cours aussi inévitable que prévisible, ne pouvant que conduire à l’affrontement radical des classes sociales jusqu’à l’élimination définitive du capitalisme et de la bourgeoisie. Dès lors, l’Etat en exerçant une violence absolue sur la société civile (élimination des élites anciennes, déplacement de populations, massacres) prétend suivre le cours nécessaire de l’Histoire, en servir la logique et en accélérer la marche. Le point de convergence entre totalitarismes nazi et stalinien consiste ainsi dans cette façon de rationaliser la violence extrême, afin de la faire passer pour « normale », parce que nécessaire et inévitable. L’enjeu de ces idéologies est de faire ainsi de la violence une des composantes de la nature humaine, ainsi que l’issue fatale de l’histoire mondiale. Ainsi, l’une et l’autre rejettent l’humanisme comme une forme de sentimentalisme naïf et désuet. Dès lors, la guerre n’est plus l’affrontement ponctuel de puissances qui s’opposeraient du fait de leurs intérêts contradictoires, mais un affrontement de peuples à peuples, de classes à classes, qui ne peut que se résoudre dans l’élimination de l’ennemi. Si ces régimes nient constamment le Droit, c’est parce qu’il suppose la capacité des hommes d’affirmer leur autonomie, de faire choix des valeurs auxquelles ils obéissent et de leur propre histoire commune et de donner forme à une entente commune. Le mythe d’une Nature et d’une Histoire qui s’imposent aux hommes rendait possible une violence absolue, qui pourrait passer pour la conséquence du destin des peuples, et dont la pseudo nécessité permettrait d’évacuer tout principe de responsabilité collective ou individuelle. Violence et barbarie devaient ainsi être intériorisées par chacun comme la seule issue possible d’une guerre des peuples qui était censée s’achever par la survie des uns et l’extermination des autres.

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« Le gouvernement totalitaire est sans précédent parce qu’il défie toute comparaison. Il a fait éclater la distinction sur laquelle faisaient fond les définitions de l’essence des gouvernements depuis les débuts de la pensée politique occidentale : la distinction entre gouvernement selon des lois, constitutionnel ou « républicain » et gouvernement sans lois, arbitraire ou tyrannique. Le régime totalitaire est « sans lois » en ce qu’il se joue de toutes les lois positives, mais il n’est pas arbitraire car il obéit, selon une logique rigoureuse, à ces lois de l’Histoire ou de la Nature dont toutes les lois positives sont supposées provenir, et il les met à exécution dans un esprit d’obligation scrupuleux. Telle est la prétention monstrueuse, et pourtant apparemment impossible à contester, de ce régime : il n’est pas « sans lois » mais s’alimente, bien au contraire, aux sources de l’autorité dont toutes les lois positives – fondées sur la « loi naturelle », les mœurs, la tradition ou bien sur cet événement historique qu’est la révélation divine – ont reçu leur ultime légitimation. Ce qui paraît sans lois au monde non totalitaire constituerait, en réalité, une forme supérieure de légitimité qui, puisqu’elle tire son inspiration des sources mêmes, peut faire bon marché du légalisme étroit des lois positives qui ne sauraient faire advenir la justice dans la moindre affaire singulière, concrète et donc imprévisible, mais peuvent seulement empêcher l’injustice. La légalité totalitaire, qui met en œuvre les lois de la Nature ou de l’Histoire, ne se préoccupe pas de leur traduction en normes du bien et du mal à l’usage des individus, mais elle les applique directement à « l’espèce », c’est-à-dire à l’humanité. La loi de la Nature ou de l’Histoire est censée, pour peu qu’on la mette correctement à exécution, donner, comme produit ultime, une humanité homogène ; et cette attente est à l’arrière-plan de la prétention à la domination mondiale qui anime tous les gouvernements totalitaires. »

HANNAH ARENDT, Les origines du totalitarisme

LA PROPAGANDE TOTALITAIRE

Créer un monde illusoire, en détruisant les faits réels et en leur substituant une fiction

idéologique, totale et systématique.

« On a reconnu de bonne heure et souvent affirmé que, dans les pays totalitaires,

propagande et terreur sont les deux faces d’une même médaille. Mais ceci n’est vrai

qu’en partie. Partout où le totalitarisme a le contrôle absolu, il remplace la propagande

par l’endoctrinement, et il utilise la violence moins pour effrayer les gens (ce qu’il ne fait

qu’au début, lorsque subsiste une opposition politique) que pour réaliser constamment

ses doctrines idéologiques et ses mensonges pratiques. Le totalitarisme ne se contentera

pas d’affirmer contre l’évidence que le chômage n’existe pas ; sa propagande lui fera

supprimer les indemnités chômage. Ce qui est également important, c’est que le refus

d’admettre l’existence du chômage réalisait, quoique de façon plutôt inattendue, la vieille

doctrine socialiste : celui qui ne travaille pas n’aura pas de pain. Prenons un exemple :

lorsque Staline décida de « réécrire » l’histoire de la Révolution russe, la propagande en

faveur de la nouvelle version consista à détruire, en même temps que les livres et

documents anciens, leurs auteurs et leurs lecteurs. La publication, en 1938, d’une

nouvelle histoire officielle du parti communiste marqua la fin de la vaste épuration qui

avait décimé une génération d’intellectuels soviétiques. »

HANNAH ARENDT, Les origines du totalitarisme (Troisième partie, chapitre XI)

« Avant de prendre le pouvoir et d’établir un monde conforme à leurs doctrines, les

mouvements totalitaires suscitent un monde mensonger et cohérent qui, mieux que la

réalité elle-même, satisfait les besoins de l’esprit humain ; dans ce monde, par la seule

vertu de l’imagination, les masses déracinées se sentent chez elles et se voient épargner

les coups incessants que la vie réelle et les expériences réelles infligent aux êtres

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humains et à leurs attentes. La force de la propagande totalitaire – avant que les

mouvements aient le pouvoir de faire tomber un rideau de fer pour empêcher qui que ce

soit de troubler, par la moindre parcelle de réalité, la tranquillité macabre d’un monde

entièrement imaginaire – repose sur sa capacité à couper les masses du monde réel. Les

seuls signes que le monde réel offre encore à l’entendement des masses non intégrées

et en voie de désintégration – et que chaque nouveau coup du sort rend plus crédules –

sont, pour ainsi dire, ses lacunes : les questions qu’il dédaigne de discuter en public, ou

les rumeurs qu’il n’ose pas contredire parce qu’elles touchent, quoique de façon

exagérée et déformée, un point sensible ».

HANNAH ARENDT, Les origines du totalitarisme (Troisième partie, chapitre XI)

L’ESPRIT DU TOTALITARISME :

LA HAINE DE LA CULTURE ET DE LA MORALE

LA VOLONTE D’EN FINIR AVEC L’HUMANISME

Dans sa pièce, Rhinocéros (1959), Eugène Ionesco interroge, au travers d’une allégorie, la façon dont

le fascisme conquiert les masses, se nourrissant de la fascination morbide que suscitent les

mouvements de foule. Quoi de plus attirant en effet qu’un troupeau en marche, qui défonce tout sur

son passage, qui foule toutes les anciennes valeurs, et n’a pas d’autres lois que celle de son énergie

aveugle ? N’est-il pas agréable ainsi de se laisser emporter par le flot puissant et délirant d’une foule,

de renoncer à tout jugement critique ? Quoi de plus exaltant que de faire ainsi la bête, de mugir

comme les autres, de s’autoriser

des actes barbares, qu’on n’aurait

jamais osé accomplir seul mais qu’il

est si facile de commettre lorsqu’on

est nombreux ? Rhinocéros est une

pièce qui nous parle de ce plaisir

monstrueux dont le fascisme est le

nom : le plaisir de se délester de sa

liberté et de son humanité, comme

s’il s’agissait de fardeaux

insupportables, le plaisir de faire

masse avec d’autres, tous

emportés par un même

aveuglement bestial.

Dans une petite ville de province,

alors que tout le monde vaque à

ses occupations ordinaires, un

rhinocéros fait soudain irruption. On

s’étonne, on crie au scandale.

Comment les autorités peuvent-

elles permettre qu’une bête sauvage soit ainsi laissée en liberté et menace les honnêtes gens ? Les

choses ne peuvent en rester là : on se promet d’en référer à qui de droit, on se rengorge ; la bête ne

peut demeurer impunie et renverser, sans contredit, l’ordre, les bienséances et les valeurs communes.

Mais un autre rhinocéros surgit, puis un autre encore. Ils se multiplient bientôt. Ils envahissent les

rues.

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Qu’advient-il de la monstruosité quand elle devient ordinaire ? Quand elle enfle et se rassemble en

troupeau ? On la trouvait scandaleuse : elle devient acceptable ; du moins, la tolère-t-on. Puis, le

nombre finit par faire loi, la plus bête des lois, la loi des grands nombres : si les rhinocéros sont si

nombreux, si leurs rangs grossissent de jour en jour, ne peut-on suspecter une forme de jouissance

supérieure dans cette grégarité bestiale ? Ces bêtes n’ont-elles pas raison de tout renverser sur leur

passage, de piétiner avec fureur l’ancien monde ? Voici soudain que le monstre fascine, que le

troupeau exerce une force d’attraction irrésistible. Les mêmes qui déploraient auparavant le désordre

semé par ces pachydermes, veulent désormais leur ressembler : il faut en être, faire la bête comme

les autres, se laisser entraîner par cette force barbare et cette violence aveugle, grâce auxquelles tout

est permis désormais.

Dans ce passage de l’acte II (tableau II), Bérenger rend visite à son collègue et ami, Jean. Ce dernier

est atteint par cette « rhinocérite », par cette lèpre fasciste. Lui qui, au début de la pièce, était

scandalisé par les exactions de ces animaux sauvages, les comprend désormais. A ses yeux, « il n’y

a rien d’extraordinaire » à rejoindre le troupeau, rien de monstrueux dans le fait de devenir rhinocéros,

de se faire fasciste, quand tout le monde le devient. Et le voilà qui, soudain, se transforme ; une corne

lui pousse sur le front, il ne parle plus mais barrit. Il se dépouille de sa condition humaine pour devenir

bestial, pour rejoindre le troupeau fascisant.

Dans le dialogue qui oppose Bérenger et Jean, Eugène Ionesco mobilise tout l’anti-humanisme, le

naturalisme et la haine de la culture, qui sont les fondements de l’idéologie fasciste, et dont Jean est

ici le porte-parole. Cette idéologie, qui animait tout particulièrement le nazisme, consiste à conspuer

toutes les valeurs anciennes, morales et culturelles, accusées d’être des facteurs de décadence, de

corruption et de féminisation de la civilisation. Contre notamment l’esprit des Lumières, le nazisme en

appelle ainsi à un retour aux forces de la nature et aux origines : se réclamant (en en détournant

totalement le sens) de la lutte des espèces, d’après la théorie darwinienne, le nazisme cultive ainsi le

mythe d’un ordre naturel des peuples, fondé sur la loi du plus fort. Il s’agit, pour cette idéologie, d’en

finir avec les principes qui animent l’évangélisme chrétien et la Déclaration universelle des droits de

l’homme et du citoyen : l’humanité, comme genre commun fondé sur le principe égalitaire d’une

reconnaissance universelle des peuples, n’est pour eux qu’une mascarade. L’homme n’existe pas ;

seules existent des races aux intérêts opposées et dont l’affrontement guerrier décidera de la

hiérarchie. Ainsi, toutes les valeurs anciennes, celles dont se réclament la morale ou le Droit, ne

feraient que dissimuler la « vérité » de cette lutte pour « l’espace vital » qui anime les nations. Bercé

par le mythe aryen et les accents pompiers des opéras wagnériens, ce vitalisme guerrier conspue

ainsi toutes les expressions de la culture, notamment les formes modernes de l’art, ainsi que la morale

humaniste, accusées les unes et les autres d’avoir abâtardi le « sang allemand ».

L’exclamation finale de Jean résume à elle seule cette idéologie qui célèbre les forces et la violence

naturelles, contre le droit humaniste et la morale : « L’humanisme est périmé ! Vous êtes un vieux

sentimental ridicule ».

« JEAN

Vous voyez le mal partout. Puisque ça lui fait plaisir de devenir rhinocéros, puisque ça lui

fait plaisir ! Il n’y a rien d’extraordinaire à cela.

BERENGER

Evidemment, il n’y a rien d’extraordinaire à cela. Pourtant, je doute que ça lui fasse

tellement plaisir.

JEAN

Et pourquoi donc ?

BERENGER

Il m’est difficile de dire pourquoi. Ca se comprend.

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JEAN

Je vous dis que ce n’est pas si mal que ça ! Après tout, les rhinocéros sont des créatures

comme nous, qui ont droit à la vie au même titre que nous !

BERENGER

A condition qu’elles ne détruisent pas la nôtre. Vous rendez vous compte de la différence

de mentalité ?

JEAN, allant et venant dans la pièce, entrant dans la salle de bains, et sortant.

Pensez-vous que la nôtre soit préférable ?

BERENGER

Tout de même, nous avons notre morale à nous, que je juge incompatible avec celle des

animaux.

JEAN

La morale ! Parlons-en de la morale, j’en ai assez de la morale, elle est belle la morale ! Il

faut dépasser la morale.

BERENGER

Que mettriez-vous à la place ?

JEAN, même jeu.

La nature !

BERENGER

La nature ?

JEAN, même jeu.

La nature a ses lois. La morale est antinaturelle.

BERENGER

Si je comprends, vous voulez remplacer la loi morale par la loi de la jungle !

JEAN

J’y vivrai, j’y vivrai.

BERENGER

Cela se dit. Mais dans le fond, personne…

JEAN, l’interrompant, et allant et venant.

Il faut reconstituer les fondements de notre vie. Il faut retourner à l’intégrité primordiale.

BERENGER

Je ne suis pas du tout d’accord avec vous.

JEAN, soufflant bruyamment.

Je veux respirer.

BERENGER

Réfléchissez, voyons, vous vous rendez bien compte que nous avons une philosophie

que ces animaux n’ont pas, un système de valeurs irremplaçable. Des siècles de

civilisations humaine l’ont bâti !...

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JEAN, toujours dans la salle de bain.

Démolissons tout cela, on s’en portera mieux.

BERENGER

Je ne vous prends pas au sérieux. Vous plaisantez, vous faites de la poésie.

JEAN

Brrrr….

Il barrit presque.

BERENGER

Je ne savais pas que vous étiez poète.

JEAN, il sort de la salle de bains.

Brrrr…

Il barrit de nouveau.

BERENGER

Je vous connais trop bien pour croire que c’est là votre pensée profonde. Car, vous le

savez aussi bien que moi, l’homme…

JEAN, l’interrompant.

L’homme…Ne prononcez pas ce mot !

BERENGER

Je veux dire l’être humain, l’humanisme…

JEAN

L’humanisme est périmé ! Vous êtes un vieux sentimental ridicule. »

EUGENE IONESCO, Rhinocéros (Acte II, Tableau II)

LA LANGUE DU TOTALITARISME

Détruire le langage pour supprimer toute pensée et tout jugement individuel

Bien plus qu’un simple roman d’anticipation politique, l’oeuvre de George Orwell, 1984, est une

analyse précise et subtile de la violence totalitaire. Orwell met en scène un monde séparé en trois

continents et perpétuellement en guerre, entièrement soumis à des régimes totalitaires.

Le personnage principal, Winston Smith, est un habitant de l’Océania (nom d’une des puissances

mondiales qui englobe l’ancienne Angleterre) et un petit fonctionnaire, chargé de réécrire l’histoire au

quotidien, selon les choix imposés par le Parti. La réalité des faits est ainsi continuellement falsifiée, la

vision du monde fictive du régime se substituant à la réalité elle-même. Dans cette société,

intégralement ordonnée par ce Parti unique, les individus sont perpétuellement surveillés et sommés

de signifier leur attachement et leur fidélité à la doctrine du dit Parti. Ainsi, il n’existe plus aucun

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espace d’intimité où il serait possible d’échapper au regard du pouvoir ; la distinction entre la sphère

publique et la sphère privée est totalement abolie : jusque dans leur foyer, les individus sont placés

sous le regard du pouvoir, un « télécran », sorte de télévision, permettant à la fois de leur diffuser la

propagande d’Etat et de surveiller leurs moindres faits et gestes, y compris les paroles involontaires

qui pourraient leur échapper en dormant. Le fameux slogan du Parti concentre en lui-même cette

police absolue qui s’exerce sur les corps et sur les âmes : « Big Brother watch you » (« Big Brother –

fondateur du Parti, dont l’existence est douteuse – vous regarde », ce slogan étant répété à l’infini sur

les murs de Londres).

En ce sens, ce régime totalitaire ne veut pas

simplement contenir toute manifestation

d’opposition mais, plus radicalement, abolir la

conscience même des individus, les déposséder

de toute faculté de jugement. Il s’agit dès lors de

produire un « homme nouveau », dont

l’existence doit se réduire à de simples taches

économiques et à la recherche de la satisfaction

de ses besoins animaux. Aussi, dans un tel

régime totalitaire, penser devient un crime

majeur, et c’est ce crime dont se rendra

d’ailleurs coupable Winston, dans le roman,

outre le crime d’aimer.

Dans le passage qui suit, Orwell souligne à quel

point l’un des soucis majeurs des régimes

totalitaires est d’imposer un langage nouveau.

Le personnage de Syme, avec lequel Winston

discute lors de sa pause déjeuner, a ainsi pour

fonction de réformer le langage dans sa totalité : il s’agit d’une part d’appauvrir le langage de tous ses

concepts « inutiles », autant que le permet le maintien d’une communication élémentaire, uniquement

consacrée aux gestes vitaux et absolument nécessaires ; d’autre part, de renverser le sens des mots

dans leur contraire (ainsi le « Ministère de l’Amour » désigne le Ministère de l’Intérieur ; le « Ministère

de la Paix », le ministère de la guerre ; le « Ministère de la Vérité », le ministère de la propagande et

de la désinformation). Le slogan du Parti manifeste à lui seul cette volonté de vider tous les concepts

de leur sens : « La guerre c’est la paix / La liberté c’est l’esclavage / L’ignorance c’est la force ».

Pourquoi cette obsession totalitaire d’appauvrir le langage ? Parce que le langage est le lien

fondamental qui unit les hommes, leur permet de déployer leur pensée, de conférer un sens à leur

expérience et de la partager. Le meilleur moyen, ainsi, pour que les hommes deviennent étrangers à

leur propre expérience et ne puissent plus l’éclairer à partir de valeurs communes, est encore de la

déposséder des mots pour l’énoncer. Changer les mots, ce n’est pas simplement changer les façons

de dire, c’est aussi changer la façon dont le monde prend sens et forme, la façon dont il est partagé.

En un sens, les régimes totalitaires découvrent, en cherchant à le détruire, la vérité du lien

qu’établissait un penseur tel qu’Aristote (penseur grec du IVème siècle avant JC) entre politique et

langage : si, pour Aristote, au début de sa Politique, « l’homme est un animal politique », c’est-à-dire

un être dont l’existence ne peut prendre sens sans un partage de valeurs communes, cette identité

politique peut s’affirmer parce que « l’homme est un être doué de logos » (doué de pensée et de

langage) : la politique, la conscience de notre existence partagée, se déploie ainsi dans une parole

partagée. Aussi, déposséder les hommes du langage, réduire ce dernier aux expressions purement

mécaniques de l’utilité et du travail, permet de les isoler et de les réduire à une vie animale, ignorant

leur destin et incapable de tout jugement personnel.

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« Vous n’appréciez pas réellement le novlangue,30

Winston, dit-il presque tristement.

Même quand vous écrivez, vous pensez en ancilangue31

. J’ai lu quelques-uns des

articles que vous écrivez parfois dans le Times. Ils sont assez bons, mais ce sont des

traductions. Au fond vous auriez préféré rester fidèle à l’ancien langage, à son

imprécision et ses nuances inutiles. Vous ne saisissez pas la beauté qu’il y a dans la

destruction des mots. Savez-vous que le novlangue est la seule langue dont le

vocabulaire diminue chaque année ?

Winston l’ignorait, naturellement. Il sourit avec sympathie, du moins il l’espérait, car il

n’osait se risquer à parler.

Syme prit une autre bouchée de pain noir, la mâcha rapidement et continua :

- Ne voyez-vous pas que le véritable but du novlangue est de restreindre les limites de

la pensée ? A la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée car il

n’y aura plus de mots pour l’exprimer. Tous les concepts nécessaires seront exprimés

chacun exactement par un seul mot dont le sens sera rigoureusement délimité. Toutes

les significations subsidiaires seront supprimées et oubliées. Déjà, dans la onzième

édition, nous ne sommes pas loin de ce résultat. Mais le processus continuera encore

longtemps après que vous et moi nous serons morts. Chaque année, de moins en moins

de mots, et le champ de la conscience de plus en plus restreint. Il n’y a plus, dès

maintenant, c’est certain, d’excuse ou de raison au crime par la pensée. C’est

simplement une question de discipline personnelle, de maîtrise de soi-même. Mais même

cette discipline sera inutile en fin de compte. La Révolution sera complète quand le

langage sera parfait. Le novlangue est l’angsoc32

et l’angsoc est le novlangue, ajouta-t-il

avec une sorte de satisfaction mystique. Vous est-il jamais arrivé de penser, Winston,

qu’en l’année 2050, au plus tard, il n’y aura pas un seul être humain vivant capable de

comprendre une conversation comme celle que nous tenons maintenant ?

- Sauf…, commença Winston avec un accent dubitatif, mais il s’interrompit.

Il avait sur le bout de la langue les mots : « Sauf les prolétaires », mais il se maîtrisa. Il

n’était pas absolument certain que cette remarque fût tout à fait orthodoxe. Syme,

cependant, avait deviné ce qu’il allait dire.

-Les prolétaires ne sont pas des êtres humains, dit-il négligemment. Vers 2050,plus tôt

probablement, toute connaissance de l’ancienne langue aura disparu. Toute la littérature

du passé aura été détruite. Chaucer, Shakespeare, Milton, Byron n’existeront plus qu’en

version novlangue. Ils ne seront pas changés simplement en quelque chose de différent,

ils seront changés en quelque chose qui sera le contraire de ce qu’ils étaient jusque-là.

Même la littérature du Parti changera. Même les slogans changeront. Comment pourrait-il

y avoir une devise comme « La Liberté c’est l’esclavage » alors que le concept même de

liberté aura été aboli ? Le climat total de la pensée sera autre. En fait, il n’y aura pas de

pensée telle que nous la comprenons maintenant. Orthodoxie signifie non-pensant, qui

n’a pas besoin de pensée. L’orthodoxie, c’est l’inconscience ».

GEORGE ORWELL, 1984 (1950, Chapitre V)

30

Le novlangue désigne la nouvelle langue, une langue désincarnée, qui n’exprime plus rien. 31

Terme qui qualifie l’ancienne langue, une langue dans laquelle les hommes pouvaient exprimer leur expérience. 32

L’angsoc est le « parti socialiste anglais », le parti totalitaire du roman.

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31

Changer les mots pour transformer la réalité et la rendre acceptable

Linguiste et grand professeur d’université, Victor Kemplerer a subi toutes les persécutions du régime

nazi, son seul crime, comme tant d’autres, étant d’être juif : à partir des lois de Nuremberg en 1935,

lois qui prônaient systématiquement la discrimination, il est chassé de l’université, doit endurer

l’humiliation puis la violence. Il n’échappera à la mort que par un concours de circonstances. Durant

toute la période nazie, afin de témoigner et de continuer d’affirmer les droits de la raison face à la

barbarie, il tient un journal où il consigne la façon dont le nazisme s’immisce dans les consciences, en

bouleversant la langue commune, au travers de stéréotypes nouveaux. Comme il le souligne dans le

passage qui suit, cette transformation du langage commun, loin d’être anecdotique, a joué un rôle

décisif dans l’acceptation d’une violence inacceptable. En changeant les expressions, en en

introduisant de nouvelles (telle que « fanatique », qui devient synonyme de « héroïque », alors qu’en

son sens premier il désigne une folie destructrice et incontrôlée – cf. le texte), le totalitarisme change

le rapport à la réalité, normalise ce qui est monstrueux, rationalise ce qui est impensable. Toute réalité

est une réalité interprétée : changez l’expression des faits, vous en changez la perception et le sens.

Dans ce journal de linguiste, Kemplerer ne cesse de relever à quel point la violence est devenue

imperceptible par l’intermédiaire d’une batterie d’expressions et de périphrases administratives, qui lui

donnait l’apparence d’une normalité savante, voire économique. Cette langue totalitaire avait un

double effet : elle élevait à la hauteur des mythes la violence la plus irrationnelle, tout en dissimulant

sa réalisation concrète sous la forme de la plus froide rationalité, celle du langage savant et

administratif. Ce langage, ainsi, nourrissait la haine autant qu’il permettait l’indifférence.

« Quel fut le moyen de propagande le plus puissant de l’hitlérisme ? Etaient-ce les

discours isolés de Hitler et de Goebbels, leur déclaration à tel ou tel sujet, leurs propos

haineux sur le judaïsme, sur le bolchevisme ?

Non, incontestablement, car beaucoup de choses demeuraient incomprises par la masse

ou l’ennuyaient du fait de leur éternelle répétition. Combien de fois dans les restaurants,

du temps où, sans étoile, j’avais encore le droit d’y entrer, combien de fois à l’usine,

pendant l’alerte aérienne, alors que les Aryens avaient leur salle à eux et les Juifs aussi,

et c’était dans la pièce aryenne que se trouvait la radio (et le chauffage et la nourriture),

combien de fois n’ai-je entendu le bruit des cartes à jouer qui claquaient sur la table et les

conversations à voix haute au sujet des rations de viande et de tabac et sur le cinéma,

tandis que le Führer ou l’un de ses paladins tenaient de prolixes discours, et après on

lisait dans les journaux que le peuple tout entier les avait écoutés attentivement.

Non, l’effet le plus puissant ne fut pas produit par des discours isolés, ni par des articles

ou des tracts, ni par des affiches ou des drapeaux, il ne fut obtenu par rien de ce qu’on

été forcé d’enregistrer par la pensée ou par la perception.

Le nazisme s’insinua dans la chair et dans le sang du grand nombre à travers des

expressions isolées, des tournures, des formes syntaxiques qui s’imposaient à des

millions d’exemplaires et qui furent adoptés de façon mécanique et inconsciente. On a

coutume de prendre ce discours de Schiller, qui parle de la « langue cultivée qui poétise

et pense à ta place », dans un sens purement esthétique, et, pour ainsi dire, anodin. Un

vers réussi, dans une « langue cultivée », ne prouve en rien la force poétique de celui qui

l’a trouvé ; il n’est pas si difficile, dans une langue éminemment cultivée, de se donner

l’air d’un poète et d’un penseur.

Mais la langue ne se contente pas de poétiser et de penser à ma place, elle dirige aussi

mes sentiments, elle régit tout mon être moral d’autant plus naturellement que je m’en

remets inconsciemment à elle. Et qu’arrive-t-il si cette langue cultivée est constituée

d’éléments toxiques ou si l’on en fait le vecteur de substances toxiques ? Les mots

peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on les avale sans y prendre garde,

ils semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelque temps l’effet toxique se fait

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sentir. Si quelqu’un, au lieu d’ « héroïque et vertueux », dit pendant assez longtemps

« fanatique », il finira par croire vraiment qu’un fanatique est un héros vertueux et que,

sans fanatisme, on ne peut pas être un héros. Les vocables « fanatique » et

« fanatisme » n’ont pas été inventés par le Troisième Reich, il n’a fait qu’en modifier la

valeur et les a employés plus fréquemment en un jour que d’autres époques en des

années. Le Troisième Reich n’a forgé, de son propre cru, qu’un très petit nombre des

mots de sa langue, et peut-être même vraisemblablement aucun. La langue nazie

renvoie pour beaucoup à des apports étrangers et, pour le reste, emprunte la plupart du

temps aux Allemands d’avant Hitler. Mais elle change la valeur des mots et leur

fréquence, elle transforme en bien général ce qui, jadis, appartenait à un seul individu ou

à un groupuscule, elle réquisitionne pour le Parti ce qui, jadis, était le bien général et, ce

faisant, elle imprègne les mots et les formes syntaxiques de son poison, elle assujettit la

langue à son terrible système, elle gagne avec la langue son moyen de propagande le

plus puissant, le plus public et le plus secret ».

VICTOR KEMPLERER, LTI, La langue du IIIème Reich (1947)

UN REGIME POLITIQUE DANS LEQUEL LES HOMMES DEVIENNENT SUPERFLUS

Dans ce passage des Origines du totalitarisme, Hannah Arendt veut mettre en évidence la violence

radicale dont les régimes totalitaires sont l’expression. De tels régimes ne se contentent pas

d’opprimer les hommes mais cherchent, de façon beaucoup plus décisive, à les déposséder de leur

humanité, en supprimant toutes les relations sociales qui sont l’occasion d’un lien humain entre les

membres d’une société. Ainsi, comme elle le souligne, d’une manière terrible, le totalitarisme est « un

système dans lequel les hommes sont de trop ».

Au cœur des systèmes totalitaires, il y a la volonté de réduire les hommes à une vie proprement

animale, de les transformer en simples « marionnettes », en soldats du régime ou en travailleurs

zélés, simples rouages dans une machine à produire et à obéir, qui accomplissent leurs tâches

aveuglément, détournés ainsi de toute possibilité de nouer des relations ou un dialogue avec leurs

semblables, en dehors des actions ordonnées par le pouvoir d’Etat. Comme le souligne Arendt, le

totalitarisme tend à détruire la « spontanéité » humaine, c’est-à-dire à supprimer toutes les formes de

la vie en commun où les membres d’une société affrontent la question de leur condition partagée,

dans un dialogue conflictuel (ce qui peut avoir lieu dans une assemblée, dans un café, dans une

discussion entre amis, etc.). Dans un tel régime, la pensée, l’opinion, le jugement et le dialogue – tout

ce qu’on a pu reconnaître comme les signes de la singularité humaine – sont proscrits. Ce régime

veut pas régner sur des hommes mais sur des bêtes dociles, qui ne connaissent que des liens

économiques. Ainsi, ce n’est pas un hasard si l’un des points communs entre les régimes nazis et

staliniens consiste dans l’idéalisation de la troupe militaire et du travail : ces activités, parce qu’elles

supposent un agencement mécanique des corps et des actions, sont les plus efficaces pour produire

une société homogène et uniforme, où chaque individu devient l’élément d’une totalité organique, qu’il

doit servir aveuglément et au nom de laquelle il est toujours susceptible de se sacrifier. Ainsi, les

régimes totalitaires veulent effacer aussi la pluralité humaine autant que l’individualisme ; autrement

dit, ce qui fonde les libertés publiques, partagées, et ce qui fonde les libertés individuelles.

« Il est dans la nature des régimes totalitaires de revendiquer un pouvoir sans bornes. Un

tel pouvoir ne peut être assuré que si tous les hommes littéralement, sans exception

aucune, sont dominés de façon sûre dans tous les aspects de leur vie. (…) Toute

neutralité, toute amitié même, dès lors qu’elle est spontanément offerte, est, du point de

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vue de la domination totalitaire, aussi dangereuse que l’hostilité déclarée : car la

spontanéité en tant que telle, avec son caractère imprévisible, est le plus grand de tous

les obstacles à l’exercice de la domination totale de l’homme (…)

Ce qui rend si ridicules et si dangereuses toute conviction et toute opinion dans la

situation totalitaire, c’est que les régimes totalitaires tirent leur plus grande fierté du fait

qu’ils n’en ont pas besoin, non plus que d’aucune forme de soutien humain. Les

hommes, dans la mesure où ils sont plus que la réaction animale et que

l’accomplissement de fonctions, sont entièrement superflus pour les régimes totalitaires.

Le totalitarisme ne tend pas vers un règne despotique sur les hommes, mais vers un

système dans lequel les hommes sont de trop. Le pouvoir total ne peut être achevé et

préservé que dans un monde de réflexes conditionnés de marionnettes ne présentant

pas le moindre soupçon de spontanéité. Justement parce qu’il possède en lui tant de

ressources, l’homme ne peut être pleinement dominé qu’à condition de devenir un

spécimen de l’espèce animale homme »

HANNAH ARENDT, Les origines du totalitarisme (Troisième partie, chapitre XII, 3)

LA BARBARIE CONCENTRATIONNAIRE

Résistant, époux de l’écrivain Marguerite Duras, Robert Antelme est arrêté le 1

er juin 1944 et déporté

au camp de Buchenwald. L’espèce humaine, publié en 1947, est le témoignage de l’expérience

déshumanisante des camps nazis. Antelme décrit ce processus systématique d’élimination, qui ne se

contente pas de massacrer les individus, mais cherche en priorité à les réduire à l’abjection la plus

radicale, celle d’hommes en lutte pour la satisfaction animale de leurs besoins, qui se battent pour

quelques épluchures, à qui l’on arrache leur identité et qui deviennent méconnaissables. Or, cette

barbarie, selon Antelme, échoue là-même où elle croyait supprimer l’humanité et la réduire à la

brutalité animale des besoins : car ce que cette vie nue et mutilée dévoile finalement, c’est

l’universalité d’une même expérience humaine de la vie et de la souffrance. Dépouillé de son identité

et de son histoire, hébété par le besoin et le travail, celui qu’on voulait éliminer déclare encore, dans

cette vie réduite à rien, l’universalité d’une expérience humaine ineffaçable. On peut ainsi massacrer

des hommes et les condamner à l’enfer : on ne pourra jamais faire qu’ils ne soient plus des hommes.

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Une mort rationnellement programmée

Dans le passage qui suit, Robert Antelme décrit le processus systématique de la mort, rationnellement

organisée, de milliers d’individus, dont les camps de concentration et d’extermination étaient la mise

en œuvre. Comme il le souligne, toute l’organisation et l’administration des camps étaient ainsi

centrées sur cette finalité : faire mourir, d’une mort lente, savamment calculée et qui devait être

intériorisée par les victimes et leur être présente dans les moindres détails de leur existence. « Là-

bas » désigne l’existence quotidienne et normale, hors des camps ; cette vie perdue désormais, qui

peut ignorer la menace de la mort et se poursuivre avec innocence. « Ici » désigne l’horreur des

camps, de cette logique

impitoyable, consacrée

entièrement à produire

la mort par tous les

moyens et à favoriser

son impitoyable travail.

Pour la première fois

dans l’histoire, la mort

de millions d’individus

était méthodiquement

organisée, comme un

processus rationnel,

pensé sur le modèle

d’une production

économique. Les camps

d’extermination ont fait

ainsi de la mort une

production comme une

autre, à laquelle on pouvait appliquer une logique industrielle de la gestion des flux, de la productivité,

etc., comme pour n’importe quelle marchandise. Si bien des témoins et des penseurs ont souligné à

quel point l’expérience des camps ne pouvait être partagée, à quel point cette barbarie demeurerait

impensable, c’est peut-être avant tout face à cette possibilité que les camps ont manifestée : celle de

transformer la mort de millions d’individus en un processus économique et rationnel.

« Là-bas, la vie n’apparaît pas comme une lutte incessante contre la mort. Chacun

travaille et mange, se sachant mortel, mais le morceau de pain n’est pas immédiatement

ce qui fait reculer la mort, la tient à distance ; le temps n’est pas exclusivement ce qui

rapproche la mort, il porte les œuvres des hommes. La mort est fatale, acceptée, mais

chacun agit en dépit d’elle.

Nous sommes tous, au contraire, ici pour mourir. C’est l’objectif que les SS ont choisi

pour nous. Ils ne nous ont ni fusillé ni pendus mais chacun, rationnellement privé de

nourriture, doit devenir le mort prévu, dans un temps variable. Le seul but de chacun est

donc de s’empêcher de mourir. Le pain qu’on mange est bon parce qu’on a faim, mais s’il

calme la faim, on sait et on sent aussi qu’avec lui la vie se défend dans le corps. Le froid

est douloureux, mais les SS veulent que nous mourrions par le froid, il faut s’en protéger

parce que c’est la mort qui est dans le froid. Le travail est vidant – pour nous, absurde –

mais il use, et les SS veulent que nous mourions par le travail ; aussi faut-il s’économiser

dans le travail parce que la mort est dedans. Et il y a le temps : les SS pensent qu’à force

de ne pas manger et de travailler, nous finirons par mourir ; les SS pensent qu’ils nous

auront à la fatigue c’est-à-dire par le temps, la mort est dans le temps ».

ROBERT ANTELME, L’espèce humaine (1957, Tel Gallimard, p.45)

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35

Dépouiller les hommes de leur identité33

Jan Karski, ancien courrier du gouvernement polonais en exil, témoignait en

ses mots de sa visite du ghetto de Varsovie en 1942, où des milliers de juifs

étaient enfermés et affamés : « Ce n’était pas un monde. / Ce n’était pas

l’Humanité. / Je n’en étais pas. / Je n’appartenais pas à cela./ Je n’avais rien

vu de tel (…)/ Ce n’était pas le monde. / On me disait qu’ils étaient des êtres

humains. / Mais ils ne ressemblaient pas à des êtres humains ».

Les camps de concentration et d’extermination ne furent pas simplement les

lieux d’un massacre de masse mais les laboratoires d’un projet de

déshumanisation radicale, comme le souligne Hannah Arendt dans le

passage qui suit. Non pas simplement tuer mais détruire toute forme de

spontanéité humaine, supprimer les formes élémentaires de la sensibilité

humaine et de la reconnaissance de l’homme par l’homme, jusqu’à pouvoir

traiter l’individu humain, non pas même comme un animal, mais comme une

chose, une matière première, destinée à l’élimination. Si, comme le souligne

l’historien David Rousset, les camps furent « la société la plus totalitaire

jamais réalisée », c’est qu’ils parachevaient la négation de l’humanisme et la

rationalisation extrême de la violence, en transformant la mort de millions

d’individus en un processus industriel normalisé. Ce qui demeure

inconcevable face aux camps d’extermination, c’est ainsi la façon dont une

folie meurtrière a pu transformer des hommes en une matière première,

destinée à être méthodiquement éliminée, dans un dispositif mécanique,

administré de telle façon que la logique usuelle de la production industrielle

n’en soit pas perturbée. Cette rationalisation industrielle de la mort était telle

que l’on pouvait ainsi se préoccuper du « bon fonctionnement » des camps et

de leur « productivité », comme s’il s’agissait d’une usine comme une autre,

en faisant mine d’oublier que l’on n’y produisait pas des chaussures mais que

l’on y massacrait des hommes à la chaîne. Comme le souligne l’historien

Enzo Traverso, dans La violence nazie, si l’extermination a pu prendre les

dimensions d’un génocide inédit, c’est parce que ce massacre, loin de

s’exercer sur le mode tragique et irrationnel, a été organisé avec application,

en s’appuyant sur les méthodes, l’efficacité et la rigueur de la bureaucratie

moderne : « comme toute entreprise, l’usine productrice de mort disposait d’une administration

rationnelle fondée sur des principes de calcul, de spécialisation, de segmentation des tâches en une

série d’opérations partielles, apparemment indépendantes mais coordonnées. Les agents de cet

appareil bureaucratique ne contrôlaient pas le processus dans son ensemble et, lorsqu’ils avaient

connaissance de sa finalité, pouvaient se justifier en disant qu’ils n’en portaient aucune responsabilité,

qu’ils exécutaient des ordres, ou que leur fonction limitée et partielle n’avait en elle-même rien de

criminel ». Ce qui doit nous « étonner » devant Auschwitz, c’est autant les conditions par lesquelles

une idéologie meurtrière peut triompher que la façon dont elle peut s’appliquer en « rentrant dans le

paysage », si l’on peut dire, c’est-à-dire en devenant une composante normalisée d’une société

moderne, jusqu’à pouvoir être ignorée, passer inaperçue et devenir acceptable. En ce sens, comme le

disait le philosophe Adorno, la barbarie nazie ne fut pas extérieure à la civilisation européenne

moderne, telle qu’elle s’était affirmé techniquement, scientifiquement et économiquement au dix-

neuvième siècle : cette barbarie était « inscrite dans le principe même de la civilisation », du moins lui

donnait-elle tous les moyens de s’exercer sans limite.

33

[Note sur l’illustration] : signes portés par les prisonniers des camps. Couleurs : rose pour les homosexuels, bleu pour les apatrides, vert pour les criminels de droit commun, noir pour les asociaux, violet pour les témoins de Jéhovah, rouge pour les déportés politiques, jaune et rouge pour les juifs déportés politiques, jaune pour les juifs, marron pour les tziganes.

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36

« Les camps de concentration et d’extermination des régimes totalitaires servent de

laboratoires où la croyance fondamentale du totalitarisme – tout est possible – se trouve

vérifiée (…) La domination totale, qui s’efforce d’organiser la pluralité et la différenciation

infinies des êtres humains comme si l’humanité entière ne formait qu’un seul individu,

n’est possible que si tout le monde sans exception peut être réduit à une identité

immuable de réactions : ainsi chacun de ces ensemble de réactions peut à volonté être

changé pour n’importe quel autre. Le problème est de fabriquer quelque chose qui

n’existe pas : à savoir une espèce humaine qui ressemble aux autres espèces animales

et dont la seule « liberté » consisterait à « conserver l’espèce » (…) Les camps ne sont

pas seulement destinés à l’extermination des gens et à la dégradation des êtres

humains : ils servent aussi à l’horrible expérience qui consiste à éliminer, dans des

conditions spécifiquement contrôlées, la spontanéité elle-même en tant qu’expression du

comportement humain et à transformer la personnalité en une simple chose (…)

Dans des circonstances normales ce dessein ne peut jamais être accompli (…) Seuls les

camps de concentration rendent une telle expérience un tant soit peu possible. Ils ne

sont donc pas seulement « la société la plus totalitaire jamais réalisée » (David Rousset),

ils sont aussi l’idéal social exemplaire de la domination totale en général (…) Nombreux

sont les récits des survivants. Plus ils sont authentiques, moins ils cherchent à

communiquer de choses qui échappent à l’entendement et à l’expérience des hommes,

c’est-à-dire des souffrances qui transforment les hommes en « animaux résignés ».

Aucun des récits n’inspire cette colère devant le crime et cette sympathie qui ont toujours

mobilisé les hommes au service de la justice. Au contraire, tout homme qui parle ou écrit

à propos des camps de concentration est encore tenu pour suspect ; et si celui qui parle

a résolument regagné le monde des vivants, iles souvent assailli de doutes sur sa propre

bonne foi, aussi tenaces que s’il avait pris un cauchemar pour la réalité (…)

Ce qui heurte ce n’est pas le principe nihiliste du « tout est permis » que l’on trouvait déjà

au XIXème siècle dans la conception utilitaire du bon sens. Ce que le bon sens et les

« gens normaux » refusent de croire, c’est que tout est possible. Nous essayons de

comprendre des faits, dans le présent ou dans l’expérience remémorée, qui dépassent

tout simplement nos facultés de compréhension (…) Nous essayons de comprendre du

point de vue psychologique le comportement des détenus des camps de concentration et

des S.S, alors que nous devons prendre conscience du fait que la psyché peut être

détruite sans que l’homme soit, pour autant, physiquement détruit (…) cela aboutit en tout

cas à l’apparition d’hommes sans âmes, c’est-à-dire d’hommes dont on ne peut

comprendre la psychologie, dont le retour au monde humain intelligible soit

psychologiquement soit de tout autre manière ressemble de près à la résurrection de

Lazare. Toutes les affirmations du bon sens, qu’elles soient de nature psychologique ou

sociologique, ne servent qu’à encourager ceux qui pensent qu’il est « superflu » de

« s’appesantir sur des horreurs ».

HANNAH ARENDT, Les origines du totalitarisme

« Je ne reconnaissais rien »

Le témoignage suivant d’Antelme nous fait toucher l’horreur concentrationnaire. Antelme cherche un

ami dans l’infirmerie du camp de Buchenwald, un ami qu’il ne trouve pas car il est devenu

méconnaissable, ayant perdu son visage même, ces traits si familiers qui n’ont font reconnaître l’autre

immédiatement, avec une évidence absolue. Antelme restitue ici cette insoutenable expérience d’une

identité arrachée, de corps anonymes qui rejoignent le néant, avant même d’être morts, et qui ne sont

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plus que la forme indiscernable d’une souffrance inhumaine. C’est une telle « égalisation

monstrueuse », cette façon de réduire les hommes à une mort anonyme, jusqu’à effacer de leurs

corps mêmes toute marque de distinction, qui fait des camps, selon Hannah Arendt, dans Auschwitz

et Jérusalem, « l’image de l’enfer » : « Puis vinrent les usines de la mort et tous moururent ensemble :

jeunes et vieux, faibles et forts, malades ou en bonne santé ; ils moururent non en qualité d’individus,

c’est-à-dire d’hommes et de femmes, d’enfants ou d’adultes, de garçons ou de filles, bons ou

méchants, beaux ou laids, mais ils furent réduits au plus petit dénominateur commun de la vie

organique, plongés dans l’abîme le plus sombre et le plus profond de l’égalité première ; ils moururent

comme du bétail, comme des choses qui n’auraient ni corps ni âme, ni même un visage sur lequel la

mort aurait pu apposer son sceau ».

« Je cherchais K. dans les lits. J’ai reconnu des têtes, on s’est fait signe. Je marchais

sans faire de bruit le long des lits. Je cherchais K.

J’ai demandé à l’infirmier qui était près du poêle :

- Où est K. ?

Il m’a répondu surpris :

- Ben quoi tu es passé devant. Il est là.

Et il me désignait, vers la porte, un des lits devant lesquels j’étais en effet passé. Je suis

revenu sur mes pas et, dans les lits proches de la porte, j’ai regardé chaque tête sur son

oreiller. Je n’ai pas vu K. Arrivé près de la porte, je me suis retourné et j’ai vu un type qui

était couché lorsque j’étais passé la première fois et qui venait de se relever et se tenait

appuyé sur ses coudes. Il avait un long nez, des creux à la place des joues, des yeux

bleus à peine éteints et un pli sur la bouche qui pouvait être un sourire.

Je me suis approché de lui, je croyais qu’il me regardait ; je me suis approché très près,

puis j’ai déplacé ma tête sur le côté ; la sienne n’a pas bougé et sa bouche a gardé le

même pli.

Je suis alors allé vers le lit voisin et j’ai demandé à celui qui était appuyé sur ses coudes.

J’ai regardé celui qui était K. J’ai eu peur, peur de moi. Pour me rassurer, j’ai regardé

d’autres têtes, je les reconnaissais bien, je ne me trompais pas, je savais encore qui ils

étaient. L’autre était toujours appuyé sur ses bras, la tête pendante, la bouche

entrouverte. Je me suis approché de nouveau, j’ai penché la tête au-dessus de lui, j’ai

longtemps regardé les yeux bleus, puis je me suis écarté : les yeux n’ont pas bougé.

Je regardais les autres. Ils étaient calmes, je les reconnaissais toujours, et, sûr que je les

reconnaissais toujours, je suis revenu aussitôt vers lui.

Je l’ai regardé alors par-dessous, je l’ai examiné, je l’ai tellement regardé que j’ai fini par

lui dire, pour voir, à voix très basse, de tout près :

- Bonsoir, mon vieux.

Il n’a pas bougé. Je ne pouvais me montrer davantage. Il gardait cette espèce de sourire

sur la bouche.

Je ne reconnaissais rien.

J’ai fixé alors le nez, on devait pouvoir reconnaître un nez. Je me suis accroché à ce nez,

mais il n’indiquait rien. Je ne pouvais rien trouver. J’étais impuissant.

Je me suis éloigné de son lit. Plusieurs fois, je me suis retourné, j’espérais chaque fois

que la figure que je connaissais m’apparaîtrait, mais je ne retrouvais même pas le nez.

Toujours rien que la tête pendante et la bouche entrouverte de personne ».

ROBERT ANTELME, L’espèce humaine (Tel Gallimard, p. 179)

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Ces damnés « qui peuplent ma mémoire de leur présence sans visage »

« On a parfois l’impression qu’il émane de l’histoire et de la vie une loi féroce que l’on

pourrait résumer ainsi : « Il sera donné à celui qui possède, il sera pris à celui qui n’a

rien ». Au Lager,34

où l’homme est seul et où la lutte pour la vie se réduit à son

mécanisme primordial, la loi inique est ouvertement en vigueur et unanimement

reconnue. Avec ceux qui ont su s’adapter, avec les individus forts et rusés, les chefs eux-

mêmes entretiennent volontiers des rapports, parfois presque amicaux, dans l’espoir

qu’ils pourront peut-être plus tard en tirer parti. Mais les « musulmans »,35

les hommes en

voie de désintégration, ceux-là ne valent même pas la peine qu’on leur adresse la parole,

puisqu’on sait d’avance qu’ils commenceraient à se plaindre et à parler de ce qu’ils

mangeaient quand ils étaient chez eux. Inutile à plus forte raison de s’en faire des amis :

ils ne connaissent personne d’important au camp, ils ne mangent rien en dehors de leur

ration, ne travaillent pas dans des Kommandos36

intéressants et n’ont aucun moyen

secret de s’organiser. Enfin, on sait qu’ils sont là de passage, et que d’ici quelques

semaines il ne restera d’eux qu’une poignée de cendres dans un des champs voisins, et

un numéro matricule coché dans un registre. Bien qu’ils soient ballotés et confondus sans

répit dans l’immense foule de leurs semblables, ils souffrent et avancent dans une

solitude intérieure absolue, et c’est encore en solitaire qu’ils meurent ou disparaissent,

sans laisser de trace dans la mémoire de personne (…)

Tous les « musulmans » qui finissent à la chambre à gaz ont la même histoire, ou plutôt

ils n’ont pas d’histoire du tout : ils ont suivi la pente jusqu’au bout, naturellement, comme

le ruisseau va à la mer. Dès leur arrivée au camp, par incapacité foncière, ils ont été

terrassés avant même d’avoir pu s’adapter. Ils sont pris de vitesse : lorsque enfin ils

commencent à apprendre l’allemand et à distinguer quelque chose dans l’infernal

enchevêtrement de lois et d’interdits, leur corps est déjà miné, et plus rien désormais ne

saurait les sauver de la sélection ou de la mort par faiblesse. Leur vie est courte mais leur

nombre infini. Ce sont eux, les Muselmänner, les damnés, le nerf du camp ; eux, la

masse anonyme, continuellement renouvelée et toujours identique, des non-hommes en

qui l’étincelle divine s’est éteinte, et qui marchent et peinent en silence, trop vides pour

souffrir vraiment. On hésite à les appeler des vivants : on hésite à appeler mort une mort

qu’ils ne craignent pas parce qu’ils sont trop épuisés pour la comprendre ;

Ils peuplent ma mémoire de leur présence sans visage, et si je pouvais résumer tout le

mal de notre temps en une seule image, je choisirais cette vision qui m’est familière : un

homme décharné, le front courbé et les épaules voûtées, dont le visage et les yeux ne

reflètent nulle trace de pensée. »

PRIMO LEVI, Si c’est un homme (Chapitre 9, « Les élus et les damnés », 1958)

34

Le « Lager » est le nom allemand qui désigne le camp. 35

Le terme de « Musulmans » désignait, comme la suite du texte va le préciser, les prisonniers qui, à Auschwitz, étaient destinés à une mort rapide, faute de trouver une place dans ce système de violence et de le comprendre. Il ne faut voir dans ce terme aucune connotation religieuse, ethnique, et, de quelque façon, péjorative. 36

Le terme de « Kommandos » désignait les divers groupes de travail dans lesquels les prisonniers étaient envoyés.

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Une humanité ineffaçable

« il n’y pas d’espèces humaines, il y a une espèce humaine »

Dans l’extrait d’Auschwitz et Jérusalem, cité plus haut, Hannah Arendt reconnaissait dans « l’égalité

monstrueuse » d’hommes, dépouillés de toute identité et réduits à l’animalité, l’expression même de

l’enfer des camps : « C’est dans cette égalité monstrueuse, sans fraternité ni humanité – une égalité

que les chats et les chiens auraient pu partager – que l’on voit, comme si elle s’y reflétait, l’image de

l’enfer ». Si c’est bien dans ce dépouillement monstrueux, cette réduction de l’homme à la vie nue de

l’animal et à l’abjection des besoins les plus primaires, que s’affirme la barbarie totalitaire, elle est

aussi ce qui signifie son échec ultime, selon Robert Antelme. Car aussi loin que l’on prétende

supprimer l’humanité d’un homme, on ne saurait faire qu’il ne témoigne, jusques dans sa souffrance,

d’une universalité partagée avec tous ses semblables. La violence totalitaire croyait se justifier de

pseudo différences (raciales, biologiques, nationales, culturelles, religieuses, etc.) qui rendaient les

hommes étrangers les uns aux autres et niaient l’idée d’un genre humain universel. Or, au cœur de sa

barbarie, elle ne fait que révéler, malgré elle, l’inanité de ces différences : on peut arracher à un

homme tous les signes de son identité, on ne l’empêchera pas, dans sa vie nue, de vouloir vivre et de

souffrir comme tout homme quel qu’il soit. Cette barbarie, qui voulait définitivement séparer les

hommes en peuples et en races ennemies, découvre, au moment même où elle croit triompher, que

l’humanité est un partage ineffaçable, au-delà de toutes les différences au moyen desquelles on croit

motiver la haine des hommes envers leurs semblables.

« Il n’y a pas d’ambiguïté, nous restons des hommes, nous ne finirons qu’en hommes. La

distance qui nous sépare d’une autre espèce reste intacte, elle n’est pas historique. C’est

un rêve de SS de croire que nous avons pour mission historique de changer d’espèce, et

comme cette mutation se fait trop lentement, ils tuent. Non, cette maladie extraordinaire

n’est autre chose qu’un moment culminant de l’histoire des hommes. Et cela peut signifier

deux choses : d’abord que l’on fait l’épreuve de la solidité de cette espèce, de sa fixité.

Ensuite, que la variété des rapports entre les hommes, leur couleur, leurs coutumes, leur

formation en classes masquent une vérité qui apparaît ici éclatante, au bord de la nature,

à l’approche de nos limites : il n’y a pas d’espèces humaines, il y a une espèce humaine.

C’est parce que nous sommes des hommes comme eux que les SS seront en définitive

impuissants devant nous. C’est parce qu’ils auront tenté de mettre en cause l’unité de

cette espèce qu’ils seront finalement écrasés. Mais leur comportement et notre situation

ne sont que le grossissement, la caricature extrême – où personne ne veut, ni ne peut

sans doute se reconnaître – de comportements, de situations qui sont dans le monde et

qui sont même cet ancien « monde véritable » auquel nous rêvons. Tout se passe

effectivement là-bas comme s’il y avait des espèces – ou plus exactement comme si

l’appartenance à l’espèce n’était pas sûre, comme si l’on pouvait y entrer et en sortir, n’y

être qu’à demi ou y parvenir pleinement, ou n’y jamais parvenir même au prix de

générations –, la division en races ou en classes étant le canon de l’espèce et

entretenant l’axiome toujours prêt, la ligne ultime de défense : « Ce ne sont pas des gens

comme nous ».

ROBERT ANTELME, L’espèce humaine (tel Gallimard, p.229)

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La question de l’origine du Mal :

Comment la pire des immoralités provient de l’absence de pensée.

Le 11mai 1960, Adolf Eichmann, ancien représentant de commerce entré dans la SS autrichienne en

1932, responsable, à partir de 1941, de la section de l’office central de sécurité du Reich chargé de

l’extermination des Juifs d’Europe, réfugié en Argentine depuis 1945, est arrêté par les services

secrets israéliens dans la banlieue de Buenos Aires. Il comparaît devant le tribunal de Jérusalem un

an plus tard (le 11 avril 1961) pour crimes de guerres et crimes contre l’humanité.

Hannah Arendt assiste au procès d’Eichmann et écrit à la suite son Rapport sur la banalité du mal.

L’œuvre fait scandale en raison d’un malentendu grossier : il ne s’agit nullement pour Arendt de

banaliser les crimes dont Eichmann fut l’un des agents et qui, de fait, sont monstrueux, mais de

souligner l’écart entre la monstruosité des crimes et la personnalité insignifiante de leur auteur. C’est

cette disproportion qu’il s’agit pour Arendt de mettre en évidence et qu’il nous faut affronter si l’on

veut faire une analyse lucide du phénomène totalitaire et comprendre comment des crimes de masse

sont rendus possibles. Qu’est-ce qui apparaît sidérant dans le cas Eichmann ? Arendt s’attendait à

affronter un idéologue haineux, une volonté maligne et démoniaque. Or, Eichmann n’est pas le nazi

tel qu’on se le représente, porté par une haine viscérale pour les Juifs et faisant système de la

barbarie et de l’immoralité. Non, Eichmann est un bureaucrate ordinaire qui s’est attelé à sa tâche

avec un zèle et une efficacité toute administrative, tenu à distance de l’horreur de ses actes par la

régularité procédurière, par la routine familière de sa charge. Oui, Eichmann est un monstre mais

c’est un monstre sans haine, un monstre qui ne pense pas, un monstre parce qu’il ne pense pas.

Telle est l’origine du mal radical qu’il nous faut affronter selon Hannah Arendt : c’est l’absence de

pensée qui a rendu possible les crimes de masse (et qui continueront de les rendre possible).

Comment l’entendre ? Sûrement pas dans le sens où seuls les (grands) penseurs résisteraient à la

barbarie, où la capacité morale serait affaire d’intelligence ou d’érudition. Quelle est cette pensée qui

fait défaut à Eichmann ? Cette pensée est le fondement de toute morale, parce qu’elle n’est rien

d’autre que présence à soi-même et présence à l’autre homme : penser, c’est ici être présent,

sensible à ce qui a lieu, c’est être affecté par la présence de l’autre homme, l’entendre, lui répondre,

lui faire face comme à mon semblable. Penser est affaire ici de sens commun, entendu comme cette

conscience d’un partage d’une même condition humaine ; il ne s’agit pas d’un effort rationnel

complexe mais d’une raison sensible, qui vit le monde, l’éprouve, est affectée par ce qui a lieu, réagit

et juge. La monstrueuse « banalité » d’Eichmann est d’être ainsi devenu étranger à cette vie même

de la conscience, étranger à lui-même, au monde et aux autres, pour se faire l’instrument aveugle et

désaffecté de la barbarie.

« Concrètement, c’est pour deux raisons assez différentes que je m’intéresse aux

activités de l’esprit. Tout a commencé quand j’ai assisté au procès Eichmann à

Jérusalem. Dans mon rapport, je parle de la « banalité du mal ». Cette expression ne

recouvre ni thèse, ni doctrine, bien que j’ai confusément senti qu’elle prenait à rebours la

pensée traditionnelle –littéraire, théologique, philosophique- sur le phénomène du mal.

Le mal, on l’apprend aux enfants, relève du démon ; il s’incarne en Satan qui « tombe du

ciel comme un éclair » (Saint Luc, 10, 18), ou Lucifer, l’ange déchu (« Le diable lui aussi

est un ange » -Miguel de Unamuno) dont le péché est l’orgueil (« orgueilleux comme

Lucifer »), cette superbia dont seuls les meilleurs sont capables : ils ne veulent pas servir

Dieu, ils veulent être comme Lui. Les méchants, à ce qu’on dit, sont mus par l’envie ; ce

peut être la rancune de ne pas avoir réussi sans qu’il y aille de leur faute (Richard III), ou

l’envie de Caïn qui tua Abel parce que « Yahvé porta ses regards sur Abel et vers son

offrande, mais vers Caïn et vers son oblation, il ne les porta pas ». Ils peuvent aussi être

guidés par la faiblesse (Macbeth). Ou, au contraire, par la haine puissante que la

méchanceté ressent devant la pure bonté (Iago : « Je hais le Maure, Mes griefs

m’emplissent le cœur » ; la haine de Billy Budd, haine que Melville considère comme une

« dépravation de la nature ») ou encore par la convoitise, « source de tous les maux ».

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Cependant, ce que j’avais sous les yeux, bien que totalement indifférent, était un fait

indéniable. Ce qui me frappait chez le coupable, c’était un manque de profondeur

évident, et tel qu’on ne pouvait faire remonter le mal incontestable qui organisait ses

actes jusqu’au niveau des racines ou des motifs. Les actes étaient monstrueux, mais le

responsable –tout au moins le responsable hautement efficace qu’on jugeait alors- était

tout à fait ordinaire, comme tout le monde, ni démoniaque ni monstrueux. Il n’y avait en

lui trace ni de convictions idéologiques solides, ni de motivations spécifiquement

malignes, et la seule caractéristique notable qu’on décelait dans sa conduite, passée ou

bien manifeste au cours du procès et au long des interrogatoires qui l’avaient précédé,

était de nature entièrement négative : ce n’était pas de la stupidité, mais un manque de

pensée. Dans le cadre du tribunal israélien et de la procédure carcérale, il se comportait

aussi bien qu’il l’avait fait sous le régime nazi mais, en présence de situations où

manquait ce genre de routine, il était désemparé, et son langage bourré de clichés

produisait à la barre, comme visiblement autrefois, pendant sa carrière officielle, une

sorte de comédie macabre. Clichés, phrases toute faites, codes d’expression

standardisés et conventionnels ont pour fonction reconnue, socialement, de protéger de

la réalité, c’est-à-dire des sollicitations que faits événements imposent à l’attention, de

par leur existence même. On serait vite épuisé à céder sans cesse à ces sollicitations ; la

seule différence entre Eichmann et le reste de l’humanité est que, de toute évidence, il

les ignorait totalement.

C’est cette absence de pensée –tellement courante dans la vie de tous les jours où l’on à

peine le temps et pas davantage l’envie de s’arrêter pour réfléchir –qui éveilla mon

intérêt. Le mal (par omission aussi bien que par action) est-il possible quand manquent

non seulement les « motifs répréhensibles » (selon la terminologie légale) mais encore

les motifs tout court, le moindre mouvement d’intérêt ou de volonté ? Le mal en nous est-

il, de quelque façon qu’on le définisse, « ce parti de s’affirmer mauvais » et non la

condition nécessaire à l’accomplissement de ce mal ? Le problème du bien et du mal, la

faculté de distinguer ce qui est bien de ce qui est mal, seraient-ils en rapport avec notre

faculté de penser ? Pas au sens, bien entendu, où la pensée serait capable de secréter

les bonnes actions, comme si « la vertu s’enseignait » et s’apprenait –il n’y a que les

habitudes et els coutumes qui s’enseignent, et chacun ne sait que trop bien à quelle

vitesse on les désapprend et les oublie, pour peu qu’une situation nouvelle exige un

changement de conduite et de manières. (Le fait qu’on traite généralement du bien et du

mal dans les cours de « morale » ou d’ « éthique » peut laisser pressentir le peu qu’on

sait à leur sujet, car morale vient de mores et éthique d’ethos, mot latin et grec qui

signifient coutume et habitude ; or, le mot latin est associé aux règles de conduite, tandis

que le mot grec dérive d’habitat, comme notre « habitude »). L’absence de pensée, face

à laquelle je me trouvais, ne résultait ni de l’oubli de manières et d’habitudes antérieures,

sans doute bonnes, ni d’un cas de stupidité au sens d’incapacité de comprendre –ni

même au sens d’ « aliénation morale » car elle était aussi évidentes dans des

circonstances où décisions soi-disant éthiques et problèmes de conscience n’avaient rien

à voir ».

ARENDT, La Vie de l’esprit (Introduction)

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DEMOCRATIE ET TOTALITARISME

Qu’est-ce qu’une société politique ?

L’unité d’une multiplicité Quelle donc l’unité qui donne son sens humain à une société ? L’unité de la société implique-t-il la

suppression de toutes les différences susceptibles de la perturber ?

Dans le livre II de sa Politique, Aristote s’efforce d’éclairer le sens de l’unité politique qui caractérise

une société humaine. L’unité de la Cité, de la société politique, ne peut être pensée sur le modèle de

l’unité de la famille ou celle d’une troupe militaire. Autrement dit, ce n’est pas le partage d’une même

identité ou bien une homogénéité qui efface toutes les différences, qui donne son sens à l’unité d’une

société politique. Loin que l’unité politique prenne pour fondement l’identité de ceux qu’elle unit, elle

suppose la rencontre et le dialogue des différences. Cette unité est donc analogue à celle d’une

symphonie : de la même façon que la plus pauvre des symphonies serait celle qui unit des sons

identiques, de la même manière, le lien politique le plus pauvre entre les hommes est celui qui

suppose la négation des différences qui les distinguent. En ce sens, une société politique, et donc

pleinement humaine, ne se confond pas avec une communauté, l’unité de la communauté reposant

sur le partage en commun d’une même origine, d’une même culture, d’une même religion ou d’une

même vision du monde. Dès lors, le plus bel ordre des sociétés, mais aussi le plus humain, est celui

qui ne supprime pas la multiplicité humaine mais au contraire suscite le dialogue des différences.

Partant, le rôle de l’Etat et du pouvoir politique ne consiste pas à maintenir l’unité de la société aux

dépens de la diversité des expressions humaines : le défi de la politique est au contraire d’unir une

société sans nier les différences qui la constituent.

Aristote prévient ainsi le risque d’une politique qui, en assurant l’ordre d’une société, retirerait tout

sens humain à la vie en commun : l’unité d’une société ne s’obtient pas par la discipline (la discipline

est la loi des troupeaux) mais par le dialogue de tous avec chacun sur les valeurs qui donnent sens à

la vie en commun.

« Il est manifeste que si elle s’avance trop sur la voie de l’unité, une cité ne sera plus une,

car la cité a dans sa nature d’être une sorte de multiplicité, et si elle devient trop une, de

cité elle retourne à l’état de famille, et de famille à celui d’individu. On peut dire, en effet,

que la famille est plus une que la cité, et l’individu plus un que la famille. Si bien que,

serait-on à même de réaliser ce but, on devrait se garder de le faire, car ce serait mener

la cité à sa perte. La cité est composée d’hommes qui non seulement sont plus nombreux

que dans la famille, mais aussi diffèrent spécifiquement entre eux ; une cité, en effet,

n’est pas formée de gens semblables : une alliance militaire et une cité sont deux choses

différentes. L’intérêt de celle-là tient au nombre alors même que ses éléments sont de

même espèce (car une alliance militaire, de par sa nature, a comme fin l’assistance

mutuelle), tout comme poids plus important pèse plus lourd (…) Une cité, au contraire,

doit être une unité composée d’éléments différant spécifiquement (…)

De tout cela il ressort manifestement que la cité n’est pas naturellement une au sens où

certains le prétendent, et que ce qu’on a prétendu être le bien suprême dans les cités

mène les cités à leur perte. »

ARISTOTE, La politique (II, 2)

« Il faut nécessairement, en effet : ou bien que tous les citoyens possèdent tous les biens en commun ; ou bien qu’ils n’aient rien en commun, ou enfin qu’ils aient en commun certains biens à l’exclusion de certains autres (…) Cependant il est évident que, le processus d’unification se poursuivant avec trop de

rigueur, il n’y aura plus d’Etat : car la cité est par nature une pluralité, et son unification

étant par trop poussée, de cité elle deviendra famille, et de famille individu : en effet,

nous pouvons affirmer que la famille est plus une que la cité, et l’individu plus un que la

famille. Par conséquent, en supposant même qu’on soit en mesure d’opérer cette

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unification, on doit se garder de la faire, car se serait conduire la cité à la ruine. La cité

est composée non seulement d’une pluralité d’individus, mais encore d’éléments

spécifiquement distincts : une cité n’est pas formée de parties semblables, car autre est

une symmachie et autre une cité (…)

Il faut assurément qu’en un certain sens la famille forme une unité, et la cité également,

mais cette unité ne doit pas être absolue. Car il y a, dans la marche vers l’unité, un point

passé lequel il n’y aura plus de cité, ou passé lequel la cité, tout en continuant d’exister,

mais se trouvant à deux doigts de sa disparition, deviendra un Etat de condition

inférieure : c’est exactement comme si d’une symphonie on voulait faire un unisson, ou

réduire un rythme à un seul pied. »

ARISTOTE, La Politique, Livre II, chapitre 1-2 et 5.

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PETITE BIBLIOGRAPHIE

1/ Ouvrages historiques

- Hitler, Marlis Steinert (éditions Fayard)

- Les racines intellectuelles du troisième Reich, George L.Mosse (Points Seuil)

- Nazisme et communisme, présenté par Marc Ferro (éditions Pluriel)

- La violence nazie, Enzo Traverso (éditions La Fabrique)

- La destruction des juifs d’Europe, Raul Hilberg (éditions Fayard)

- Europe. Une passion génocidaire : Essai d’histoire culturelle, Georges Bensoussan (Mille et une

nuits)

- « Exterminations. Le corps et les camps » Annette Becker, in Histoire du corps (tome 3, Points Seuil

Histoire)

2/ Ouvrages philosophiques

- Les origines du totalitarisme, Hannah Arendt (Points Seuil)

- Eichmann à Jérusalem, rapport sur la banalité du mal, Hannah Arendt (Folio)

- « Vérité et politique » in La crise de la culture, Hannah Arendt (Folio)

- Hannah Arendt, Socrate et la question du totalitarisme, Catherine Vallée (Ellipses)

- « La question de la démocratie » in Essais sur le politique, Claude Lefort (Points Seuil)

- « L’expérience totalitaire et la pensée du politique » in La condition politique, Marcel Gauchet (Tel

Gallimard)

- Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme, Emmanuel Lévinas (Rivages poche)

- Ce que l’homme fait à l’homme, Essai sur le mal politique, Myriam Revault d’Allonnes (Champs

Flammarion)

- LTI, la langue du Troisième Reich, Victor Kemplerer (Points Seuil)

3/ Témoignages

- Si c’est un homme, Primo Levi (Pocket)

- L’espèce humaine, Robert Antelme (Tel Gallimard)

- L’écriture ou la vie, George Semprun (Gallimard)

- Récits de la Kolyma, Varlam Chalamov (Verdier)

4/ Œuvres littéraires

- Le Procès, Le Château, Franz Kafka (Garnier Flammarion)

- 1984, George Orwell (Folio)

- Rhinocéros, Ionesco (GF)

- La Résistible Ascension d’Arturo Ui, Bertolt Brecht

- W ou le souvenir d’enfance, Georges Perec (Tel Gallimard)

- Ce cœur qui haïssait la guerre, Robert Desnos (Quarto Gallimard)

- La douleur, Marguerite Duras (Folio)

- Abahn Sabana David, Marguerite Duras (L’imaginaire Gallimard)

- Le jardin des Finzi-Contini, Giorgio Bassani

- Suite française, Irène Némirovsky (Folio)

5/ Œuvres et documentaires cinématographiques

- M le Maudit, Fritz Lang

- Les damnés, Luchino Visconti

- Nuit et brouillard, Alain Resnais

- Shoah, Claude Lanzmann

- Un spécialiste, Eyal Sivan

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