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1 Revue Flaubert, n° 7, 2007 Portrait de l’écrivain en métaphysicien : Flaubert lu par Rancière Jacques-David Ebguy Maître de conférences, Université Nancy 2 Il est fréquent, depuis les années 1960 et la reconfiguration de l’histoire du roman opérée aussi bien par des romanciers, comme les auteurs du Nouveau Roman, que par des théoriciens du roman, comme Roland Barthes ou Gérard Genette, de voir Flaubert situé dans cette histoire comme point de rupture et premier romancier « moderne ». Il l’est moins de le voir rappro- ché de philosophes, et inscrit, pour ainsi dire, dans l’histoire de la philosophie. Sans que telle soit son intention explicite, c’est pourtant cette voie que semble emprunter la lecture que fait Jacques Rancière de l’œuvre de Flaubert, dans ses nombreux textes prenant la littérature pour objet. Aux détours des pages que le philosophe consacre, dans La Parole muette, à Flaubert, apparaissent ainsi les noms de Hegel, bien sûr, de Fichte éga- lement, de Spinoza logiquement ou, surtout, de Schopenhauer. Réciproquement, dans La Chair de mots, lorsqu’il s’agit de donner un exemple de la métaphysique de la littérature qu’articulerait Gilles Deleuze dans le prolongement de Schopen- hauer, c’est le nom de Flaubert qui apparaît sous la plume de Rancière 1 . Certes, la place importante et grandissante qu’occupe l’œuvre de Flaubert dans la réflexion de ce dernier sur la littérature tient à ce que l’auteur de Madame Bovary est aux yeux du philosophe l’emblème de la « politique » de la littérature 2 , la figure exemplaire de l’écrivain qui introduit, selon ––––– 1. « Le texte de Flaubert est pris ici comme version illustrée exemplaire de la métaphysique dont la littérature a besoin pour exister comme art spécifique, comme un mode spécifique d’immanence de la pensée dans la matière », écrit ainsi Rancière (La Chair des mots. Politiques de l’écriture, Paris, Galilée, 1998, p. 184). Sur cette « essentialisation » de Flaubert, voir Camille Dumoulié, Littérature et philosophie. Le gai savoir de la littérature, Armand Colin, 2002, p. 176. 2. C’est à partir de l’exemple de Flaubert et d’une lettre adressée à Louise Colet (lettre à Louise Colet, 26 mai 1853, Correspondance, t. II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1980, p. 335), que Rancière décrit « la politique inhérente à la métaphysique de la littérature » (Jacques Rancière, La Chair des mots, op. cit., p. 194). Sur cette question de la « politique flaubertienne » vue par Rancière, voir Pierre Campion, « Deux philosophes lecteurs de Flaubert : Pierre Macherey et Jacques Rancière », dans Gisèle Séginger (éd.), Gustave Flaubert 5 : « Dix ans de critique », Paris-Caen, Lettres Modernes Minard (« La Revue des lettres modernes »), 2005, p. 119-132.

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Revue Flaubert, n° 7, 2007

Portrait de l’écrivain en métaphysicien :

Flaubert lu par Rancière

Jacques-David Ebguy

Maître de conférences, Université Nancy 2 Il est fréquent, depuis les années 1960 et la reconfiguration de l’histoire du roman opérée aussi bien par des romanciers, comme les auteurs du Nouveau Roman, que par des théoriciens du roman, comme Roland Barthes ou Gérard Genette, de voir Flaubert situé dans cette histoire comme point de rupture et premier romancier « moderne ». Il l’est moins de le voir rappro-ché de philosophes, et inscrit, pour ainsi dire, dans l’histoire de la philosophie. Sans que telle soit son intention explicite, c’est pourtant cette voie que semble emprunter la lecture que fait Jacques Rancière de l’œuvre de Flaubert, dans ses nombreux textes prenant la littérature pour objet. Aux détours des pages que le philosophe consacre, dans La Parole muette, à Flaubert, apparaissent ainsi les noms de Hegel, bien sûr, de Fichte éga-lement, de Spinoza logiquement ou, surtout, de Schopenhauer. Réciproquement, dans La Chair de mots, lorsqu’il s’agit de donner un exemple de la métaphysique de la littérature qu’articulerait Gilles Deleuze dans le prolongement de Schopen-hauer, c’est le nom de Flaubert qui apparaît sous la plume de Rancière1. Certes, la place importante et grandissante qu’occupe l’œuvre de Flaubert dans la réflexion de ce dernier sur la littérature tient à ce que l’auteur de Madame Bovary est aux yeux du philosophe l’emblème de la « politique » de la littérature2, la figure exemplaire de l’écrivain qui introduit, selon

––––– 1. « Le texte de Flaubert est pris ici comme version illustrée exemplaire de la métaphysique dont la littérature a besoin pour exister comme art spécifique, comme un mode spécifique d’immanence de la pensée dans la matière », écrit ainsi Rancière (La Chair des mots. Politiques de l’écriture, Paris, Galilée, 1998, p. 184). Sur cette « essentialisation » de Flaubert, voir Camille Dumoulié, Littérature et philosophie. Le gai savoir de la littérature, Armand Colin, 2002, p. 176. 2. C’est à partir de l’exemple de Flaubert et d’une lettre adressée à Louise Colet (lettre à Louise Colet, 26 mai 1853, Correspondance, t. II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1980, p. 335), que Rancière décrit « la politique inhérente à la métaphysique de la littérature » (Jacques Rancière, La Chair des mots, op. cit., p. 194). Sur cette question de la « politique flaubertienne » vue par Rancière, voir Pierre Campion, « Deux philosophes lecteurs de Flaubert : Pierre Macherey et Jacques Rancière », dans Gisèle Séginger (éd.), Gustave Flaubert 5 : « Dix ans de critique », Paris-Caen, Lettres Modernes Minard (« La Revue des lettres modernes »), 2005, p. 119-132.

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des modalités complexes, la question de la démocratie dans la sphère littéraire. Mais c’est aussi comme métaphysicien que Flaubert est envisagé, précisément parce que, plus que tout autre romancier, il « incarnerait » cette métaphysique de la littérature que Rancière s’efforce de décrire et de penser. Tel est le Flaubert qui retient l’attention du penseur : un Flaubert qui, selon une formule à la fois frappante et équivoque, « sait ce qu’il fait, philosophiquement parlant » 3 et qui fait ce que les philosophes pensent. C’est aux caractéristiques de ce Flaubert « philosophe » qui nous voudrions essentiellement nous intéresser, en examinant précisément les liens que, selon Rancière, il entretient avec tel ou tel auteur : rapports de contestation, de sympathie, de conver-gence, d’illustration… On sera sensible à ce que Rancière n’articule pas toujours clairement, et notamment à la nécessité de distinguer la philosophie de l’écriture et de l’art qui informerait la pratique de Flaubert, la philosophie que théma-tiserait ses romans et leurs intrigues et, la philosophie, ou plutôt la métaphysique, la vision du monde, qui se dégagerait de ses œuvres. Il s’agira donc, plus généralement, de considérer en quel sens Flaubert est philosophe ou métaphysicien dans ses romans. Réflexion qui obligera à interroger les liens que la lecture de Rancière établit entre des constructions philoso-phiques et une pratique esthétique, dont nous voudrions toujours garder à l’esprit la consistance et la spécificité. Que fait donc Flaubert lorsqu’il compose un roman ? La philosophie est-elle la plus à même de nommer ce faire ? La littérature, encore (Flaubert contre Hegel)

La pratique flaubertienne du roman est d’abord pensée par Rancière en réponse à un problème esthétique plus large, celui de la possibilité même de l’Art au XIXe siècle. Les termes mêmes de la problématisation adoptée le prouvent : le cadre d’analyse et d’interrogation choisi renvoie d’emblée à la philosophie de Hegel, et plus précisément à son esthétique. C’est en effet dans L’Esthétique de Hegel, dont Rancière expose les principales lignes dans un chapitre de La Parole muette, qu’est posée la question du devenir de l’Art, en tant qu’il s’est voulu porteur d’une certaine vérité ou d’une forme de spiritualité. Sans entrer ici dans les détails d’une construction philosophique complexe et qui touche à l’ensemble du champ esthétique, ––––– 3 . La Parole muette. Essai sur les contradictions de la littérature, Hachette Littératures, 1998, p. 114.

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rappelons schématiquement que Hegel oppose le classicisme, fondé sur l’union de la nature et de la culture et exprimant, sans volonté d’art, l’ethos d’un groupe, au romantisme et à sa poésie, « poésie de la séparation qui se pose comme activité particulière face à un monde prosaïque qui lui est hostile. » 4 L’artiste moderne a affaire à un monde « dédivinisé », « dépoétisé », et use d’un langage coupé du monde. Dès lors se pose la question : y a-t-il encore possibilité de faire œuvre, de spiritualiser la matière ? Si pour les Romantiques allemands, la forme roma-nesque, effort pour unifier prose et poésie, pour concilier l’Esprit et le Monde5, semble rendre possible la perpétuation de la Littérature, la réponse hégélienne est tout autre. Vaine est en effet la tentative de « repoétiser » le monde moderne et bourgeois : le roman ne peut être rien d’autre que la célébration de la médiocrité, l’évocation répétitive de l’opposition entre des sujets idéalistes et poétiques et le monde prosaïque de la famille, de la loi et de l’argent. Que le Sujet écrivant prenne ses distances par rapport à l’univers représenté, qu’il manifeste sa souveraineté, et l’œuvre n’est plus que dérision et fantaisie sans poids et sans objet (c’est ainsi que Hegel décrit par exemple les textes du poète Jean-Paul)6. L’art était un langage accordé à une pensée et à un monde, il n’est plus qu’un langage vain et creux car indifférent au représenté. Ainsi, « sous sa forme objectiviste, le poème romanesque se perd dans la prose du monde bourgeois. Dans sa version subjectiviste, il ramène l’œuvre à la seule exhibition du signe mort de l’art, à la signature de l’artiste »7. En fait, le « volontarisme » de l’artiste moderne, soucieux de marquer l’œuvre de son empreinte, de susciter une poésie dont est dépourvu le monde, ne peut lui permettre de retrouver le Beau que produisait sans intention de le produire, sans volonté artistique, le créateur antique ou classique, en accord avec un monde d’emblée spiritualisé. D’où le diagnostic de Hegel, annonçant la mort de l’art, définitivement chose du passé, et son remplacement par la philosophie, seule forme apte à dire l’Esprit. À cette historicisation qui est aussi une conceptualisation, Rancière oppose la position même de Flaubert, témoignant de la possibilité de la pratique artistique et plus encore de sa nécessité. Mais si la confrontation est possible, c’est précisément parce que Flaubert semble avoir pensé sa pratique dans les termes ––––– 4. Jacques Rancière, « Y a-t-il un concept du romantisme ? », dans Isabelle Bour, Eric Dayre et Patrick Née, Modernité et romantisme, Honoré Champion, 2001, p. 294. 5. Sur ce point, voir Jacques Rancière, « Y a-t-il un concept du romantisme ? », art. cit., p. 296. 6. Sur ce point, voir Jacques Rancière, La Parole muette, op. cit., p. 68-69. 7. Ibid., p. 71.

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mêmes de Hegel, à l’intérieur de la problématique qu’il a définie. C’est bien le diagnostic hégélien qu’on entend par exemple dans cette phrase de sa correspondance : « Le temps est passé du beau » 8 . Chez le romancier comme chez Hegel, l’art et son travail de spiritualisation ne vont plus de soi. Ce qui importe ici à Rancière sont cependant moins les lectures de Flaubert, ses sources et références avouées9, que la manière dont sa théorie et sa pratique de l’écriture peuvent résonner ou consonner avec un système philosophique constitué par ailleurs. C’est donc un Flaubert penseur de l’art, réfléchissant sur la littérature qui nous est d’abord présenté, comme si sa théorie et sa pratique, que Rancière ne sépare pas10, ressortaient en droit à la philosophie esthétique. Allant plus loin, l’auteur de La Parole muette insiste sur l’idée que la pensée-pratique du style de Flaubert est une manière de dépasser ce qu’il nomme le « dilemme hégélien »11 – comment faire volontairement une poésie équivalente à la poésie non voulue du passé ? C’est qu’en effet le fameux « livre sur rien », « sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style » évoqué dans la lettre à Louise Colet du 16 janvier 185212, est conçu comme l’équivalent du poème épique antique. Le travail sur le style produit en effet à la fois une œuvre entièrement voulue, aussi pleine que les œuvres classiques, et une œuvre non-voulue, qui résulte de la combi-naison libre de mots et de sonorités. Indifférent au sujet, au représenté, le style, qui ne fait plus qu’un avec la pensée, peut arracher à la prose l’Idée qui en est apparemment disjointe13. Résultat d’un travail, d’une construction, le roman en prose, tel que le pense et réalise Flaubert, parvient à donner « consistance au tout » 14 , comme le faisaient les œuvres classiques. En d’autres termes, Flaubert fait être la possibilité de la littérature et

––––– 8 . Lettre à Louise Colet, 24 avril 1852, Correspondance, t. II, p. 76. On pourra également se reporter à la lettre du 23 août 1846 évoquant des créateurs comme Homère ou Rabelais, qui étaient moins des auteurs que « l’instrument aveugle de l’appétit du beau, organes de Dieu par lequel il se prouvait à lui-même » (lettre à Louise Colet, 23 août 1846, Correspondance, t. I, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 283). 9. Sur le rapport de Flaubert à Hegel, voir par exemple Sylvie Triaire, Une esthétique de la déliaison. Flaubert (1870-1880), Paris, Honoré Champion, 2002, p. 80-81, et, bien sûr, les « Notes inédites de Flaubert sur l’Esthétique de Hegel » (Gisèle Séginger (éd.), Gustave Flaubert 5 : « Dix ans de critique », op. cit., 2005). 10. L’âge « esthétique » auquel appartient, selon Rancière, le romancier, ne sépare pas en effet les œuvres des textes qui les pensent, en énoncent les intentions ou les principes. 11. Jacques Rancière, La Parole muette, op. cit., p. 104. 12. Correspondance, t. II, op. cit., p. 31. 13. Jacques Rancière, La Parole muette, op. cit., p. 104. 14. Ibid., p. 105.

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de son langage, à la fois indifférent à son objet et porteur d’une différence spécifique, d’une poéticité propre. Le romancier répond ainsi à une historicisation 15 concep-tuelle de l’art par une conception nouvelle du style qui unit les contraires, les termes contradictoires que la pensée dialectique de Hegel avait séparés. Tel que le lit Rancière, il apparaît à la fois en dialogue avec la philosophie, puisqu’il problématise sa pratique de l’écriture et la possibilité de la Littérature, et antiphilosophe, puisqu’il témoigne de la survie de l’Esprit hors de la philosophie et échappe de la sorte à l’esthétique hégélienne, à sa dialectique et à sa téléologie. Un romancier impersonnel (Flaubert contre Fichte)

On aurait pu attendre que la valorisation du style s’accompagne – ce fut le discours d’un certain romantisme – d’une glorification du Sujet écrivant, et, plus profondément, d’une conception de l’œuvre comme affirmation d’une identité. La pratique esthétique s’inspirerait alors, ou plutôt s’appuierait (autre mode de rapport du littéraire au philosophique), sur une philosophie du Sujet, en l’occurrence celle de Fichte, faisant de l’égalité Je = Je le point d’ancrage de l’existence et de la pensée. Évoquant, à propos de Novalis, « la figure théorique de l’apprenti fichtéen, perdu dans le travail sans fin de cette repoétisation »16, Rancière souligne bien comment la conception romantique de l’œuvre d’art et de l’artiste s’autorise de la toute puissance du Je, jouant avec lui-même, pour penser une liberté absolue du créateur, dès lors capable de « recréer l’équivalent d’un monde perdu »17. Les comparaisons utilisées disent bien ce pouvoir de la subjectivité redonnant au monde son unité, réconciliant, par la grâce de son mouvement sans entraves, l’infini et le fini : « onde d’esprit qui réveille les lettres dispersées du poème de la nature », « voix et […] rythme qui transforment en chant la prose des consonnes. »18 Chez Flaubert à l’inverse, la libération du Sujet, affranchi de la soumission à l’objet de son langage, a, en quelque sorte, pour finalité sa suppression. À l’intérieur de ses œuvres, le statut souvent incertain du narrateur pourrait matérialiser ce retrait, cette « défaite » du sujet. Pour le dire encore grossièrement, le travail ––––– 15. Pour Hegel, note Rancière, les « modes du rapport entre pensée, langage et monde sont des modes historiques » (ibid., p. 67) et sont donc déterminés par la nature même du monde. 16. Ibid., p. 78. 17. Ibid., p. 59. 18. Id.

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du style vise à faire place à quelque chose qui n’est pas simplement le sujet écrivant. Rancière l’écrit très clairement, soulignant, fait bien connu, la recherche flaubertienne de l’impersonnalité : « Ce style n’est pas la souveraineté du manieur de formes et de phrases, la manifestation de la libre volonté d’un individu, au sens où on l’entend d’ordinaire. Il est au contraire une force de désindividualisation. »19 Manière de congédier le paradigme fichtéen pour penser la création littéraire ou le « faire » littéraire. En un sens, au terme du processus artistique, la forme elle-même, dont une philosophie du Sujet pourrait glorifier les enchantements, doit s’effacer elle-même. L’absence de matérialité que recherche le « styliste » n’est pas le résultat du libre déploiement de la fantaisie d’une subjectivité. Elle ne peut être au contraire que le résultat de la quête d’un regard vrai sur les choses. C’est donc un autre paradigme philo-sophique qu’il faut utiliser pour cerner l’œuvre de Flaubert. Un romancier de l’Idée (Flaubert et Platon)

C’est en commentant rigoureusement les formules mêmes utilisées par Flaubert que Rancière s’efforce de cerner l’origi-nalité de sa pratique. D’où l’importance accordée à la définition de la littérature comme « manière absolue de voir les choses », qu’utilise le romancier dans sa lettre à Louise Colet du 16 janvier 1852. « Manière absolue », insiste Rancière, c’est-à-dire « manière de les voir telles qu’elles sont, dans leur “abso-luité” »20 et non manière de les voir déterminée par le regard, la position, l’opinion d’un Sujet observateur. Le style chez Flaubert, contrairement à ce qu’une doxa « moderniste » a pu laisser entendre, n’est pas plus un jeu du langage avec lui-même, une quête de l’art pour l’art, que l’expression d’une subjectivité et de sa capacité à produire des images. Rancière souligne à plusieurs reprises qu’il s’agit pour le romancier d’atteindre l’Idée, de se soumettre à l’Idée de la réalité, la musicalité d’une phrase n’étant dans cette perspective que le signe du vrai, la marque de l’Idée21. En ce sens, le modèle utilisé pour penser et faire être l’œuvre d’art serait le modèle platonicien. Il n’est pas indifférent à cet égard que, dans une lettre de Flaubert liant explicitement recherche de l’impersonnalité et importance de ––––– 19. Ibid., p. 108. 20. Ibid., p. 107. 21. « La forme et l’idée, pour moi, c’est tout un et je ne sais pas ce qui est l’un sans l’autre. Plus une idée est belle, plus la phrase est sonore ; soyez-en sûre. La précision de la pensée fait (et est elle-même) celle du mot » écrit ainsi Flaubert (lettre à Mlle Leroyer de Chantepie, 12 décembre 1857, Correspondance, t. II, p. 785).

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l’Idée, surgisse, au terme de la réflexion, le nom même de Platon22. On ne saurait pour autant faire de l’auteur de Madame Bovary un romancier « platonicien ». Outre que le philosophe se méfie de l’Art, ne le tenant pas pour le moyen le plus indiqué pour accéder au Beau, et qu’il prône au final son assujet-tissement au philosophique, la conception flaubertienne de l’Idée et plus encore du rapport de l’Art à l’Idée empêche ce rapprochement. La quête de l’Idée suppose ici non seulement une désintégration de l’individualité, mais aussi une déliaison des formes, une remise en cause des frontières, et au final une dissolution du monde, qui nous entraîne bien loin de l’harmo-nieuse Idée platonicienne, modèle d’un art voué à la mimésis. Accomplissant en cela un geste philosophique, ou tout au moins énonçable en termes philosophiques, le romancier propose une nouvelle pensée de l’Idée, d’une Idée qui n’existe pas hors du langage, dans un univers intelligible séparé du sensible, mais qui se donne, à chaque instant, dans la phrase produite. Atteindre la phrase juste, pour employer une métaphore musicale, soit l’horizon même de la pratique flaubertienne du langage, permet de voir, mais d’une vision qui ne sépare plus ce qui voit de ce qui est vu. Chez Flaubert, précise Rancière, « l’Idée n’est plus en effet le modèle du système représentatif, elle est le milieu de la vision, ce devenir-impersonnel où la position du voyant coïncide avec celle de ce qui est vu. »23 En d’autres termes, et puisque l’on passe chez Flaubert de la représentation (qui suppose un modèle à imiter et une œuvre qui imite) à la Vision (qui abolit ces distinctions), écrire consiste dans cette perspective non à exprimer des idées sur les choses mais à faire apparaître les choses dans leur pleine visibilité, c’est-à-dire débarrassées des liens qui les rattachent les unes aux autres, soit « dans le pur milieu de leur idée. »24 D’où ces descriptions mi-objectives, mi-subjectives, d’où cette écriture qui procède par juxtaposition et arrache les phénomènes au monde comme tout ordonné. C’est en ce point que l’œuvre de Flaubert renvoie, selon Rancière, à une nouvelle métaphysique, que nous allons à présent évoquer : l’articulation sensible-pensée au cœur de la

––––– 22. « C’est un de mes principes, qu’il ne faut pas s’écrire. […] Et puis l’Art soit s’élever au-dessus des affections personnelles et des susceptibilités nerveuses ! […] La difficulté capitale, pour moi, n’en reste pas moins le style, la forme, le Beau indéfinissable résultant de la conception même et qui est la splendeur du Vrai, comme disait Platon » (lettre à Mademoiselle Leroyer de Chantepie, 18 mars 1857, Correspondance, t. II, p. 691). 23. Jacques Rancière, La Parole muette, op. cit., p. 109. Sur cette question, voir également Camille Dumoulié, ouvr. cité, p. 75. 24. Jacques Rancière, La Parole muette, op. cit., p. 106.

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pratique moderne de l’art, par où cet art pose immédiatement des questions philosophiques, suppose une autre idée du monde, une autre idée de la nature. Un romancier de la fusion (Flaubert avec Spinoza ?)

Spinoza pourrait être l’emblème de cette nouvelle vision de la nature à laquelle aboutirait le roman flaubertien. On sait que l’auteur de La Tentation de saint Antoine admirait le philosophe 25 et que certains des motifs de son système se retrouvent explicitement dans ses romans. Rancière, pour sa part, insiste particulièrement sur un passage de la première Tentation de Saint Antoine sur lequel il revient à plusieurs reprises26. Le romancier transposerait ici la philosophie de Spinoza dans son œuvre, ou l’illustrerait, selon une modalité somme toute assez classique du rapport texte littéraire – texte philosophique. Dans l’épisode central de La Tentation, le diable conduit en effet l’ermite à travers les airs et lui décrit de manière synthétique les expériences qu’il a vécues : « L’objet que tu contemplais semblait empiéter sur toi, à mesure que tu t’inclinais vers lui, et des liens s’établissaient ; vous vous serriez l’un contre l’autre, vous vous touchiez par des adhérences subtiles, innom-brables. » 27 La perspective de Rancière, s’attardant sur ce passage dont nous ne citons qu’un extrait, n’est pas ici celle d’un historien des idées, nommant les influences, en mesurant le poids et la validité. Au fond, il importe peu que le Spinoza que dessine la correspondance de Flaubert « présente les traits un peu caricaturaux du panthéisme des temps romantiques » 28 . L’important est que le discours de ce diable consonne avec la conception spinoziste du rapport entre l’idéel et le matériel. Le discours du diable énoncerait mutatis mutandis (c’est le « miracle » problématique de toute lecture allégorique) les principes de l’esthétique flaubertienne. Interprétant métapho-riquement l’épisode et, plus généralement, la fable racontée par

––––– 25. Sur le rapport Flaubert-Spinoza on pourra se reporter à Jacques Derrida, Psyché, Inventions de l’autre, Galilée, 1998, p. 306-313, et à Andrew Brown, « “Un assez vague spinozisme” : Flaubert et Spinoza », Modern Language review, no 91-4, octobre 96, p. 848-865, qui souligne à la fois les proximités entre les deux auteurs, et la prise de distance « littéraire » de Flaubert à l’égard de tout système philosophique : il n’ y aurait là qu’un « rapport du non-rapport ». 26. Voir par exemple La Parole muette, op. cit., p. 107-109, La Chair des mots, op. cit., p. 182-183 ou, plus récemment Jacques Rancière, Politique de la littérature, Galilée, 2007, p. 71-72, 80. 27. Gustave Flaubert, La Tentation de Saint-Antoine, première version, Louis Conard, 1924, p. 417. 28. Jacques Rancière, La Parole muette, op. cit., p. 108.

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La Tentation de saint Antoine, Rancière lit dans ce qui est raconté, dans cette évocation des espaces aériens que parcourt le diable, la peinture d’un monde, d’une autre forme de monde, que l’œuvre même de Flaubert voudrait manifester : monde du vide, mais pas du néant, monde substantiel où les qualités des choses ne se séparent pas de leur être, monde « où les individuations ne sont que des affections de la substance, où elles n’appartiennent pas à des individus mais se composent au hasard de la danse de ces “atomes réunis qui s’entrelacent, se quittent et se reprennent dans une vibration perpétuelle.” La “manière absolue de voir les choses” est la capacité de manifester cette vibration. » 29 En d’autres termes, comme l’explique Rancière dans La Chair des mots, ce que le diable fait découvrir à Antoine dans la première Tentation, cette « zone »30 du monde qu’il explore, correspondent aux formes nouvelles d’individuation et de vie (choses animalisées, animaux « végétalisés », statues humanisées…) que fait apparaître l’écriture flaubertienne31. Encore pourrait-on s'interroger sur la validité d'une lecture32 qui établit une correspondance entre un épisode narratif et une systématisation philosophique33 et fait de cette épisode l'allé-gorie du réalisme flaubertien occupé à fusionner le sujet connaissant et l'objet à connaître, l'Être et le sensible, le « dedans et le dehors »34. Plus convaincante serait une lecture centrée sur la forme et non sur la fable, pour reprendre un vocabulaire emprunté aux Formalistes russes. Plus encore, le « spinozisme » que mettrait en texte, ou, plus précisément, en roman Flaubert subit une inflexion bien singulière. Du sujet connaissant spinoziste, tout entier à son amour de Dieu, au sujet impersonnel flaubertien, c’est un ––––– 29. Id. 30. Jacques Rancière, La Chair des mots, op. cit., p. 182. 31. Sur ce point voir Jacques Rancière, La Chair des mots, op. cit., p. 183. 32 . Sur l’intérêt de Rancière pour des textes qui « font allégorie du travail de l’œuvre » (Jacques Rancière, « Existe-t-il une esthétique deleuzienne ? », dans Eric Alliez, Gilles Deleuze, Une vie philosophique, Le Plessis-Robinson, Institut Synthélabo, 1998, p. 531 ; le philosophe utilise, à juste titre, la formule à propos de l’investigation de la littérature menée par un autre philosophe, Gilles Deleuze), je me permets de renvoyer à mon article, Jacques-David Ebguy, « Le travail de la vérité, la vérité au travail : usages de la littérature chez Alain Badiou et Jacques Rancière. », dans « Les philosophes lecteurs », Fabula LHT (Littérature, histoire, théorie), no1, février 2006, URL : http://www.fabula.org/lht/1/Ebguy.html 33. « Cet air dont les phrases de Madame Bovary doivent reproduire la respiration a été, dans La Tentation de saint Antoine, l’objet d’un voyage initiatique » (La Parole muette, op. cit., p. 107) : la formulation même de Rancière l’indique, sa réflexion rapproche ici, en un geste qui ne va évidemment pas de soi, une réalité à créer par le processus d’écriture, et un élément matériel, une réalité évoquée dans un récit. 34. Jacques Rancière, Politique de la littérature, op. cit., p. 71.

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changement de paradigme qui s’est produit. À la problématique intellectuelle et spéculative s’est substituée une problématique esthétique, qui situe le sujet artiste par rapport au monde. Comme l’écrit Rancière, le régime esthétique est caractérisé par une nouvelle manière de penser l’art qui est aussi une autre idée de la pensée. Pensée qui n’est plus cette faculté d’inscrire la marque de la volonté et du sujet sur les choses (le style comme image de l’homme), qui n’est pas non plus un pouvoir d’extério-risation et d’incarnation (la réconciliation entre le sujet connaissant et l’objet connu) mais qui, de l’ordre de la passivité, « abdique les attributs de la volonté, se perd dans la pierre, la couleur ou la langue et égale sa manifestation active au chaos des choses. »35 Rancière, dans ce passage, invoque le nom de Nietzsche et sa conception du dionysiaque pour situer cette nouvelle pensée. Mais sa méthode consiste une fois encore à voir dans l’attitude, dans le rapport au monde de tel personnage, en l’occurrence Charles Bovary, qui s’abîme dans une passion amoureuse touchant « aux proportions d’une idée pure », l’image de la position de Flaubert par rapport au monde et à l’œuvre. La volonté de l’artiste est chez lui à la fois exercice de l’intellect et abandon à la sensibilité, à un pathos qui laisse advenir l’Idée dans sa pureté36 . Se confirme de la sorte que l’Idée flaubertienne n’a plus rien à voir avec l’Idée au sens platonicien : elle n’est plus le rayonnement d’un sens dans le sensible, mais l’enfouissement du sens dans un sensible impassible et apathique, dont le personnage de Charles est la parfaite incarnation et l’ « impassibilité cachée et infinie » 37 recherchée par le créateur la condition. Non plus une détermi-nation produite par l’incarnation du sens dans le sensible, mais l’absence de toute détermination. C’est en ce sens que, d’un point de vue esthétique, Flaubert rompt avec le romantisme38, et qu’il donne une version complètement altérée du spinozisme. L’esprit ou la puissance pensante s’identifie à présent avec ce qui ne pense pas, avec un sensible qui, pareil aux danseuses décrites par Flaubert, n’exprime rien d’autre que « le calme, le calme et le vide, comme le désert »39. Le romancier est certes situé sur le terrain de la philosophie parce qu’il propose une

––––– 35. Jacques Rancière, La Fable cinématographique, Seuil, « La Librairie du XXIe siècle », 2001, p. 157. 36 . Sur ce point, voir Jacques Rancière, La Parole muette, op. cit., p. 110 ou l’introduction à La Fable cinématographique, op. cit., p. 15-16. 37. Lettre à Louise Colet, 9 décembre 1852, Correspondance, t. II, p. 204. 38. Sur les deux manières de concevoir le sensible et la puissance de la pensée, voir Jacques Rancière, « Existe-t-il une esthétique deleuzienne ? », art. cité, p. 533. 39. Lettre à Louise Colet, 27 mars 1853, Correspondance, t. II, p. 282.

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nouvelle image de l’Esprit, mais d’une Esprit comme pétrifié, comme arrêté par ce qu’il voit et dit, d’un Esprit qui veut s’identifier à l’apparition originaire des choses. D’où la diffi-culté à évoquer son spinozisme : comme le montre Rancière, la substance poursuivie a le visage d’une absence, l’amour du monde cher à Spinoza se rapproche d’une passivité, le sens produit ne se distingue plus du non-sens et introduit à une autre Nature. Posons-le donc, avec Rancière, de manière lapidaire : le diable flaubertien qui tente Antoine est un « spinoziste à la mode du XIXe siècle – un spinoziste contemporain de Schopen–hauer »40. Une nouvelle métaphysique

(Flaubert avec Schopenhauer et Deleuze)

Nous voici au cœur du propos de Rancière, au cœur de la pratique flaubertienne du roman. Il existerait en effet une correspondance forte entre ce que Flaubert et Schopenhauer accomplissent dans leur domaine respectif. Cette correspon-dance se dit sous deux formes dans les textes de Rancière : le philosophe pointe d’un côté la proximité des mondes présentés, de la Nature dépeinte, comme si Flaubert faisait être, à sa manière, ce que construit Schopenhauer, et, plus largement, une certaine philosophie ; de l’autre, il souligne que la pratique d’écriture de Flaubert, ses finalités, ses résultats reposent sur une métaphysique que Schopenhauer expose avec une clarté particulière. On pourrait le dire dans les termes de Rancière et noter que cette analyse de l’œuvre de Flaubert conduit à une redéfinition de la littérature dans son ensemble, dont le philosophe prend ici toute la mesure. Sans entrer dans les détails de la doctrine de l’auteur de La Parole muette, rappelons que si la littérature, « née » au début du XIXe siècle, a ce pouvoir de présenter un ordre du monde, c’est qu’elle articule en son principe « un régime de signification des mots et un régime de visibilité des choses »41 ; c’est, plus encore, qu’elle est « une autre puissance de signification et d’action du langage, un autre rapport des mots aux choses qu’ils désignent et aux sujets qui les portent […] en bref, un autre sensorium, une autre manière de lier un pouvoir d’affection sensible et un pouvoir de signification »42. En d’autres termes, les œuvres littéraires, dont

––––– 40. Jacques Rancière, La Chair des mots, op. cit., p. 182. 41. Jacques Rancière, Politique de la littérature, op. cit., p. 17. 42. Ibid., p. 23.

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les textes flaubertiens sont des versions exemplaires, reconfi-gurent le sensible, articulent différemment la pensée et la matière, et dessinent donc une autre manière de concevoir la vérité 43 : d’où leur portée immédiatement métaphysique et philosophique. Si l’on en revient à Flaubert, et à la manière dont Rancière analyse sa pratique, on constate le lien qui est établi entre la question esthétique et la question métaphysique. Le passage d’une poétique à une autre, d’une esthétique de la représentation à une esthétique de l’expression, correspond à la fois à un changement dans les modalités de production du sens, à un changement de perception du monde, à une modification de l’idée de nature, et donc à un véritable « changement de cosmo-logie » 44 . Là où l’œuvre ancienne, conçue comme un tout, exposait des caractères individualisés, aux actions et réactions justifiées, et présentait un enchaînement d’événements obéissant à un principe de causalité, l’œuvre nouvelle s’intéresse à des réalités désindividualisées, aux zones d’indétermination, aux atomes, et travaille à la « déliaison » de tous les enchaînements de cause à effet. Telle serait l’opération flaubertienne, guidée par une quête de l’Idée qui conduit à la destruction de la représentation. L’interprétation de Rancière s’appuie d’abord sur un commentaire de la fameuse formule de Flaubert que nous avons déjà évoquée, « manière absolue de voir les choses », à laquelle il veut redonner tout son sens. Commentaire développé presque dans les mêmes termes dans La Parole muette et La Chair des mots, écrits à la même époque, et qui, autour d’une assimilation du terme « absolue » au terme « déliée », dessine très clairement le visage d’un Flaubert métaphysicien. Cette citation résumera l’essentiel du point de vue de Rancière :

Et absolu veut dire délié. Le style est puissance de présentation d’une puissance déliée. Déliée de quoi ? Des formes de présentation des phénomènes et de liaison entre les phénomènes qui définissent le monde de la représentation. […] [de] ses modes de présentation des individus et de liaisons entre les individus ; [de] ses modes de causalité et d’inférence ; en bref [de] tout son régime de signification45.

––––– 43. Sur cette question de la vérité, voir le chapitre « la vérité par la fenêtre » dans Politique de la littérature, op. cit., p. 169-188. Un passage de ce texte (p. 182) établit d’ailleurs explicitement un lien entre la philosophie de Schopenhauer et la manière dont la littérature, par ses moyens propres, expose une certaine idée du monde et donc un certain visage de la vérité. 44. Jacques Rancière, La Parole muette, op. cit., p. 28. 45. Jacques Rancière, La Chair des mots, op. cit., p. 182. Pour un commentaire situant davantage cette orientation esthétique dans l’histoire de la littérature, voir La Parole muette, op. cit., p. 108.

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En d’autres termes, le platonisme apparent de Flaubert ne se résout pas en une recherche classique de l’élévation idéalisante, d’un sublime spirituel, mais en passe au contraire par une dissolution de tous les ordres, une remise en cause des modes constitués de relation entre ce qui est, ce qui se fait et ce qui se dit. Cette nouvelle manière de présenter le monde, les identités et les (non-)liaisons entre les éléments du monde, Rancière l’observe jusque dans le style de Flaubert, qui cherche précisément à manifester l’Idée. Dans La Parole muette46, les traits stylistiques les plus saillants de œuvres flaubertiennes, recours au discours indirect libre, usage d’un « et » qui isole plus qu’il ne connecte, d’un imparfait qui efface la frontière entre action et perception, pronoms à la valeur anaphorique ambiguë…, parataxe généralisée, sont interprétés comme autant de « moyens » pour produire ce monde non représentatif. Il importe, souligne Rancière, de prendre la mesure des consé-quences proprement métaphysiques du travail flaubertien sur la place des mots, sur leur agencement : la disposition adoptée, le dérèglement de l’ordre habituel des séquences syntaxiques, font apparaître le monde selon une certaine optique, rendent manifestes certains aspects des choses et en effacent d’autres. L’ordre habituel de la représentation, qui consiste à faire voir une chose puis sa conséquence et à insister sur la fixité des qualités et des passions qui déterminent les actions, est ainsi mis à mal. Dès lors, à lire le roman flaubertien – exemplairement pour Rancière, la scène de rencontre entre Charles et Emma dans Madame Bovary –, on constaterait au final une sorte d’effacement des frontières entre les différents règnes, entre les personnages, entre le minéral et l’humain, une manière de suspension du temps, une substitution d’affects et de perceptions désordonnées et obscures aux réactions et aux passions pro-grammées par des causalités psychologiquement établies. L’écoulement des phrases comme nettoyées des conjonctions et des articulations qui permettent habituellement de construire une histoire, permettrait aux lecteurs d’expérimenter les impressions vécues par des personnages47. Conséquence esthétique : là où régnait l’ordre et l’harmonie, se défait le tout48, comme si les ––––– 46. Voir p. 114 et sur le statut du style, p. 109. 47. Sur l’idée que la manière absolue de voir les choses fait d’elles des conducteurs de sensations, soustraites au circuit des intentionnalités et des usages, voir Politique de la littérature (op. cit., p. 70-72). 48 . Dans un article consacré au « malentendu littéraire », Rancière évoque les critiques formulées à l’encontre de Flaubert et de Proust, accusés de se perdre dans les

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parties du monde – une goutte de sueur, un tressaillement du visage49 – s’atomisaient, se disséminaient et se mettaient à vivre de leur vie propre. L’écriture ici ne repoétise pas le monde, comme le faisaient les Romantiques, elle exprime un univers désordonné et en morceaux. On ne s’étonnera alors pas de la force des termes utilisés par Rancière pour qualifier l’opération flaubertienne et ses effets : une « révolution dans la fiction, […] un renversement de l’onto-logie et de la psychologie propres au système représentatif »50. On pourra certes regretter la brièveté des analyses concrètes et précises du travail stylistique de Flaubert et de ses conséquences métaphysiques : comment souvent, le philosophe isole une image (en l’occurrence les échalas renversés face au regard d’Emma51) et la transforme en allégorie du travail de son auteur. La lecture proposée par Rancière n’en possède pas moins un double intérêt : montrer que la littérature, en l’occurrence le roman, présente une ontologie, une autre manière de qualifier et de localiser l’Être ; souligner que le romancier, en l’occurrence Flaubert, est conscient de la portée métaphysique du renver-sement auquel il se livre : « Le romancier est ici pleinement conscient de ce qu’il fait, en plongeant dans un même régime d’indétermination les énoncés et les perceptions » note d’abord le philosophe52 avant de conclure son analyse en écrivant : « Le romancier sait ce qu’il fait, philosophique parlant. »53 Mesurons la nouveauté de l’approche proposée : la conscience critique ici célébrée n’est plus celle du poéticien qui glorifie l’autonomie de son art ou celle de l’auteur moderne pour qui écrire ne peut aller de soi54 ; elle est celle du voyant qui, systématiquement, comme un philosophe, remplace un ordre du monde par un autre, par la

–––––––––– détails et de remettre en question les structurations établies (voir Jacques Rancière, « Le malentendu littéraire », dans Bruno Clément et Marc Escola, Le Malentendu. Généalogie du geste herméneutique, Saint-Denis, Presse Universitaire de Vincennes, 2003, p. 126). 49. Ou encore, pour reprendre des exemples flaubertiens chers à Rancière (voir par exemple Le Destin des images, La Fabrique éditions, 2003, p. 54 ou Politique de la littérature, op. cit., p. 50), un brin d’herbe, un tournoiement de poussière, un flacon de neige fondue, la rencontre de l’éclat d’un ongle et d’un rayon de soleil… 50. Jacques Rancière, La Parole muette, op. cit., p. 109. 51. Voir Madame Bovary, Œuvres, t .I, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1951, p. 306, et ce passage où Charles surprend dans la salle, avant de partir, Emma, « debout, le front contre la fenêtre, et qui regardait dans le jardin, où les échalas des haricots avaient été renversés par le vent. » 52. Jacques Rancière, La Parole muette, op. cit., p. 113. 53. Ibid., p. 114. 54. Voir, sur cette approche de Flaubert, Gérard Genette, qui voit en lui le premier écrivain pour qui « l’exercice de la littérature fut devenu foncièrement problématique » (« Présentation », Travail de Flaubert, collectif, Seuil, « Points », 1983, p. 7).

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grâce d’un travail sur le rythme, l’organisation des mots, l’enchaînement des séquences. Sensible à ce que le travail stylistique de Flaubert produit, à sa puissance de destruction et de désorganisation, Rancière fait donc de son entreprise artistique une métaphysique en acte, à laquelle correspondent une nouvelle sensibilité et une nouvelle esthétique. On saisit par là que l’écart entre la « doctrine » flaubertienne et la doctrine platonicienne est aussi et surtout l’écart entre deux manières de concevoir la réalité, l’Idée apparaissant chez Flaubert « comme une force de désintégration de la représentation, donc de la réalité et du monde, après avoir suscité une désindividualisation de l’Auteur » 55 . L’antique séparation entre L’Esprit vivant et organisé et la matière inerte est remise en cause, à la fois dans le mode de représentation et dans ce qui est représenté, puisqu’il devient impossible, à lire La Tentation de Saint-Antoine ou Madame Bovary, de distinguer ce qui est expression de l’esprit de ce qui est expression de la matière. Or, ces hiérarchies constituées, ce système de connexion et de construction de sens, cet « ordre causal du monde »56 donnent précisément sa stabilité à ce que Schopenhauer philosophe appelle le monde de la représentation. Non content d’établir une corrélation entre une esthétique et une métaphysique, la ré-flexion de Rancière nomme la philosophie qui éclaire cette métaphysique en acte. Le geste de Flaubert faisant voir que les identités sociales, ou les formes par lesquelles nous croyons saisir le monde, ne sont que des masques superficiels ou éphémères, entre en résonance avec celui de Schopenhauer distinguant l’arrière-fond de la Volonté, impersonnelle et conti-nue, du monde de la représentation. D’où une caractérisation de la finalité de l’écriture flaubertienne. La métaphysique flauber-tienne de la littérature, écrit en effet Rancière à plusieurs reprises, est celle « du voile de Maya arraché »57. Le principe de la métaphysique de l’antireprésentation, celle de Schopenhauer, est en effet de distinguer, comme dans la tradition hindouiste d’où vient l’image du voile de Maya, l’apparence illusoire en quoi consiste la réalité, du fond primitif, chaotique mais vivant, dont est fait la Nature. Flaubert, comme tous les écrivains de l’âge esthétique, penserait en fait son activité sur ce modèle de l’artiste déchirant le voile pour y voir clair et faire voir clair. C’est à cette idée qu’il croit, confusément, lorsqu’il s’efforce de

––––– 55. Camille Dumoulié, ouvr. cité, p. 119. 56. Jacques Rancière, La Chair des mots, op. cit., p. 180. 57. Ibid., p. 184.

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s’effacer de son œuvre, de renoncer à sa volonté et à sa logique, pour laisser parler le monde et la matière. Le romancier, admirateur de la toute-puissance de la Nature, chercherait à manifester « le Vrai Ordre se rétablissant dans le faux ordre »58 qu’il repérait au spectacle de ses espaliers détruits et de son potager renversé après une tempête. De la même façon que le philosophe allemand fait voir le désordre originel, Flaubert ferait surgir, par son travail sur la langue et sa manière de produire des images 59 , le caractère proprement insensé de l’univers. La primauté, à ses yeux, des sonorités, de la musique des phrases et de leur balancement, par rapport au sens immédiatement transporté par le discours, rejoindrait d’ailleurs la valorisation chez Schopenhauer de la musique comme art « du monde vrai, du monde a-signifiant et indifférencié qui se tient en dessous des schèmes de la représentation »60. La distinction pourrait donc se retrouver à tous les niveaux : derrière les individus, les éléments du monde premier, derrière le langage signifiant, la musique première, derrière les grands principes moraux ou humanitaires, la « sympathie » qui relie les fragments d’univers (et que Schopenhauer appelle la « pitié »), derrière la représentation, la volonté. L’intérêt du rapprochement opéré par Rancière entre littérature et philosophie tient à ce qu’il repose sur la prise en compte de la forme ou des conceptions esthétiques d’un auteur, non de ses idées, de ses discours ou de sa conception du monde. Pourtant la littérature (même et surtout quand elle ne cherche pas à dire quelque chose) et la philosophie, d’où leur portée métaphysique, pensent le monde, disent ce qu’est le monde, ou la vie61. Poussant plus avant le rapprochement entre les deux démarches, Rancière, dans le texte d’une conférence prononcée en 2006, fait ressortir l’entreprise littéraire à la catégorie de la vérité : l’opposition entre le regard d’un personnage, Madame Bovary, et le regard du narrateur, que repère Rancière, serait opposition entre un regard aveuglé, prisonnier d’une représen-tation ancienne, et un regard, celui de l’art, qui saisit la vie « en

––––– 58. Lettre à Louise Colet, 12 juillet 1853, Correspondance, t. II, p. 381. 59. Signalons que Jacques Rancière, dans son analyse de la pensée deleuzienne du cinéma, a souligné que pour le philosophe, « les images sont […] proprement les choses du monde » (La Fable cinématographique, op. cit., p. 148). La formule pourrait valoir pour Flaubert. 60. Jacques Rancière, La Chair des mots, op. cit., p. 189. 61 . Dans des textes plus récents, Jacques Rancière, déplaçant légèrement la perspective, fait de la littérature, notamment de l’œuvre flaubertienne, une pensée de la vie, qui redéfinit ce qu’est la vie, mais la vie comme flux, comme puissance qui domine êtres et groupes (voir Politique de la littérature, op. cit., p. 77, 80, 197).

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vérité »62. Saisissant les micro-événements, le flux impersonnel des « heccéités », sans les ramener à des sujets, identifiant autrement la vie et l’art, « la littérature dit le vrai »63. Commentant la célèbre scène des Comices agricoles de Madame Bovary, Rancière observe non seulement que la littérature est chez Flaubert moins « déchiffrement des signes » que « saisie des intensités »64 , mais encore qu’elle est, plus globalement, l’activité qui arrache le monde aux systèmes qui veulent lui donner un sens. C’est donc à une véritable conversion du regard et de la parole que le lecteur est invité : il s’agit de considérer non plus, selon une boutade de Flaubert, le pauvre loqueteux mais les poux qui le dévorent. Non plus les grands événements, mais les micro-événements, les différences d’intensités, que capte une langue à la fois mobile et fluide. Cette description du travail de Flaubert est d’ailleurs l’occasion de l’établissement d’un nouveau voisinage. Les éléments de l’univers flaubertien, tels que les expose parfaitement, selon Rancière, la première version de La Tentation de saint Antoine, « ces adhérences subtiles, ces paysages qui pensent ou ces pensées-cailloux », se retrouveraient en effet dans la pensée de Deleuze et Guattari, et s’appelleraient alors « ligne » « trait », « zone d’indiscernabilité », « hecceité »65. Après avoir analysé la manière dont Flaubert présente les choses tout en les délivrant du poids de la signification, Rancière note ainsi :

On pourrait traduire cela dans des termes philosophiques empruntés à Deleuze : l’égalité romanesque n’est pas l’égalité molaire des sujets démocratiques, c’est l’égalité moléculaire des micro-événements, des individualités qui ne sont plus des individus mais des différences d’intensité dont le rythme pur guérit de toute fièvre de société.66

Signalons que Deleuze et Guattari avaient eux-mêmes utilisé dans Mille plateaux cette opposition molaire – moléculaire pour distinguer deux types de romans et de « plans d’écriture » :

un plan transcendant qui organise et développe des formes (genre, thèmes, motifs), qui assigne et fait évoluer des sujets (personnages, caractères, sentiments) ; et un tout autre plan qui libère les particules

––––– 62. Ibid., p. 74. 63. Id. 64. Jacques Rancière, Politique de la littérature, op. cit., p. 34. 65. Jacques Rancière, La Chair des mots, op. cit., p. 183. 66. Jacques Rancière, Politique de la littérature, op. cit., p. 35. Un peu plus loin, empruntant toujours à Deleuze et Guattari, Rancière utilise l’expression « démocratie moléculaire » à propos de ce que fait Flaubert (ibid., p. 36) ou oppose la forme d’individualité « moléculaire », propre à la littérature, à la forme d’individualité « molaire », propre à la politique (ibid., p. 50).

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d'une matière anonyme, les fait communiquer à travers l' « enveloppe » des formes et des sujets, et ne retient entre ces particules que des rapports de mouvement et de repos, de vitesse et de lenteur, d'affects flottants, tels que le plan lui-même est perçu en même temps qu'il nous fait percevoir l'imperceptible67.

D’un côté, un roman « molaire », qui use de formes et représente des sujets, avec caractères et sentiments, de l’autre, un roman « moléculaire », celui, exemplairement selon Rancière, de Flaubert (mais aussi bien celui de Virginia Woolf68 ou de Nathalie Sarraute) qui représente des « minuscules fêlures et postures »69, des mouvements imperceptibles. Ainsi, qu’il emprunte, en un geste partiellement anachronique, au lexique de Schopenhauer ou à celui de Deleuze et Guattari, Rancière nomme en termes philosophiques ce qu’accomplit, parallèlement, la littérature flaubertienne. Ce que perçoit du monde le lecteur de Madame Bovary est ce qu’en écrit Schopenhauer, philosophe de la fausseté des représen-tations, des causes vides et de la Volonté impersonnelle et toute-puissante comme moteur du monde70. Il est cependant une autre manière d’articuler le métaphysique et l’esthétique, particulièrement apparente dans le chapitre que Rancière consacre à Gilles Deleuze dans La Chair des mots71. La Nature, ou plutôt l’Antinature représentée par les œuvres littéraires, n’apparaît plus comme le produit du travail d’écriture, mais comme sa condition de possibilité. Opposant deux poétiques et deux âges, l’âge de la représentation et l’âge esthétique, Rancière souligne, en philosophe généalogiste, que ces deux poétiques reposent en dernière analyse sur des méta-physiques, c’est-à-dire sur des idées du monde, de ces éléments et de leur agencement. C’est en ce point la métaphore du fondement qui revient fréquemment. Dans La Parole muette, Rancière souligne ainsi que la quête flaubertienne de l’ « abso-luité », de cette vision vraie des choses, les délie « de la nature

––––– 67. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille Plateaux., Minuit (« Critique »), 1980, p. 327. 68. Écrivant d’un personnage de Virginia Woolf que « ce qu’elle tente de faire, c’est exactement ce que le Diable enseignait à saint Antoine : briser les barrières de la subjectivité individuelle et adhérer aux heccéités de la vie pré-individuelle » (Politique de la littérature, op. cit., p. 80), Rancière rapproche explicitement son univers, celui de Flaubert et la philosophie de Deleuze (l’expression « heccéités de la vie pré-individuelle » vient du philosophe), même si on peut s’étonner de nouveau que soit identifiée l’aspiration d’un personnage à celle de son créateur. 69. Ibid., p. 240. 70 . Voir son œuvre majeure Le Monde comme volonté et comme représentation (1819), PUF, 1966, p. 213 notamment. 71. Jacques Rancière, « Deleuze, Bartleby et la formule littéraire », La Chair des mots, op. cit., p. 179-203.

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qui le [le monde de la représentation] fonde »72. Plus clairement encore, le philosophe, commentant les célèbres formules de Flaubert de sa lettre du 16 janvier 1852 (il n y a pas de beaux et de vilains sujets, le style comme manière absolue de voir les choses) pour caractériser la pensée de Deleuze, renvoie à leur insuffisance toutes les « explications » purement esthétiques données à la consistance de la littérature73. L’œuvre n’est ni l’expression d’un sujet créateur, ni une totalité achevée et unifiée, ni la manifestation d’un langage intransitif. Ce qui la « soutient »74 , ce qui lui permet d’exister, c’est une nouvelle métaphysique, une nouvelle idée de la pensée, ou, mieux encore, une nouvelle manière d’articuler matière et pensée, univers et individualité qui, en retour, détermine l’écriture. On ne discutera pas ici de la portée des thèses de Rancière et de la validité de sa généralisation, qui relève presque de l’essentialisation : « Toutes les entreprises qui ont voulu donner consistance à la littérature se sont appuyées, plus ou moins explicitement, sur une même métaphysique. »75 L’important est plutôt que soit établie une stricte corrélation entre pratique esthétique et métaphysique, aussi bien à propos de la poétique classique que de la nouvelle poétique, celle, particulièrement, de Flaubert. À la physis (la Nature) antique qui donnait à la tekhnè poétique « son fon-dement » 76 (la poésie l’imitait et parachevait son œuvre), s’oppose, terme à terme, une « autre nature, contrenature, voire antinature »77 (le monde de la déliaison, des singularités pré-individuelles, de l’effacement des frontières de tous ordres décrit par Schopenhauer) qui donne au style de la littérature son fondement. Manière de dire, peut-être, que la littérature n’échappe à la métaphysique, à la soumission ancienne à un certain ordre du monde, que pour « retomber » dans une nouvelle métaphysique, sous peine de voir son fragile édifice s’effondrer. On voit la variante proposée dans l’approche de Rancière : l’écrivain Flaubert est alors moins métaphysicien en acte que métaphysicien sans le savoir, comme si l’écrivain était

––––– 73. Jacques Rancière, La Parole muette, op. cit., p. 107 (c’est nous qui soulignons). L’image du fondement est également employée dans La Chair des mots (il est question de « la métaphysique de la représentation et la “nature qui la fonde” », p. 182). De la même façon, le philosophe souligne que le système des convenances de la fiction représentative « reposait […] sur une certaine idée de la nature » (id., c’est nous qui soulignons). 73. Elles ne sont que « des plaisanteries de tréteaux et de préfaciers », écrit Rancière paraphrasant Mallarmé (ibid., p. 181). 74. Ce verbe est également utilisé par Rancière (id.). 75. Ibid., p. 182. 76. Id. 77. Id.

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toujours soumis à une hétéronomie qui lui donnait une direction. Toute esthétique s’appuyant sur une certaine configuration du monde, il revient au philosophe de faire remonter à la surface cette configuration non directement exprimée. On pourrait certes noter un léger flottement terminologique de Rancière quant à sa qualification du geste théorique et pratique de Flaubert. Si d’un côté, le philosophe semble parfois indiquer que l’écrivain obéit sans le savoir à une certaine métaphysique qui détermine une forme d’appréhension de la réalité, il note, de l’autre, que Flaubert formule dans ses propo-sitions théoriques l’exacte ontologie qu’il « met en fiction » dans ses romans :

Les propositions théoriques de la correspondance de Flaubert ne sont aucunement l’expression approximative d’un spinozisme d’auto-didacte. Elles formulent précisément la métaphysique de la littérature, le renversement qui donne à la poétique antireprésentative un fondement cohérent dans une métaphysique de l’antireprésentation78.

Retenons que l’articulation chez Flaubert d’une poétique et d’une métaphysique en consonance permet à l’œuvre d’exister et d’être l’équivalent, en termes de consistance et d’unité, des œuvres antiques. Le dilemme hégélien semble bien résolu : ni nostalgique, ni autotélique, la littérature flaubertienne est doublement métaphysique, parce qu’elle est rendue possible par une ontologie qu’on peut retrouver, et parce qu’elle rend effective cette ontologie qu’elle présuppose79. L’échec de l’écrivain (Rancière contre Flaubert ?)

Que retenir de ce parcours qu’on a voulu fidèle, bien qu’incomplet80, de la lecture que fait Rancière de la théorie-pratique de Flaubert ? D’abord une manière de se situer « à la hauteur » d’un écrivain pour qui l’écriture engageait un rapport au monde. Ensuite, une démonstration que l'œuvre et la pensée de Flaubert sont justiciables d'une lecture philosophique : son ––––– 78. Jacques Rancière, La Parole muette, op. cit., p. 112. 79. Une réflexion plus générale de Rancière permet de qualifier conjointement les deux approches que nous avons distinguées : « les arts vérifient dans leur pratique l’ontologie qui les rend possibles » (« L’usage des distinctions », Failles, no 2, « Situations de la philosophie », printemps 2006, p. 13). Flaubert vérifie dans sa pratique l’ontologie (celle, exemplairement, de Schopenhauer) qui la rend possible. 80. Nous n’avons pas abordé en particulier le sens politique que donne Rancière aux choix métaphysiques et esthétiques de Flaubert (sur ce point, voir en particulier La Parole muette, op. cit., p. 117-118, et surtout les deux premiers chapitres de Politique de la littérature, « Politique de la littérature », p. 11-40 et « Le malentendu littéraire », p. 41-55).

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entreprise peut à bon droit faire l'objet d'une problématisation conceptuelle et historique et vaut comme une réponse à un dilemme spéculatif. Enfin et surtout, l’éclairage apporté par la double position de Rancière qui fait œuvre de traducteur d'un côté, de généalogiste de l'autre. Le philosophe transpose en effet en termes philosophiques ce que fait Flaubert et exprime le fondement impensé de sa pensée-pratique. Soyons également sensible à l’extension donnée au pouvoir d’intervention du texte de Flaubert : tel que le lit Rancière, il renvoie à la fois à une forme de sensibilité, à une vision et à une pensée du monde. Qu'on nomme la métaphysique qu'il expose et qui fonde sa pratique, « schopenhauerisme » 81 ou « métaphysique de la sensation insensible »82 (car l’apathie de celui qui contemple est peut-être la fin ultime de la « vision » flaubertienne), le romancier produit une nouvelle image de l’univers et une sensation du monde. Plus que tout autre peut-être, il fait apparaître que la littérature oppose au régime représentatif classique « une idée différente de la pensée à l’œuvre dans l’art »83 . On sait d’autant plus gré à Jacques Rancière de le souligner que ce qu’il rapproche des spéculations philoso-phiques n’est pas une conception du monde, des idées sur la vie ou l’univers mais un mode d’exposition, ou, en termes flaubertiens, un style. Nous aurions donc là l’image d’une lecture philosophique qui reconnaît la portée et l’impact philoso-phique d’une pratique littéraire. À lire jusqu’à leur terme les démonstrations de Rancière, un problème de « cadrage » apparaît toutefois : si au départ le philosophique semble accueillir le littéraire dans le respect de sa spécificité, il semble qu’il finisse d’un côté par redonner au philosophique sa primauté, de l’autre par gommer la distinction entre les deux domaines. Primauté donnée au philosophique donc, parce que l’œuvre littéraire échoue au final. Inscrivant l’œuvre de Flaubert dans un schéma téléologique, Rancière semble faire de la fin inachevée de son dernier roman, Bouvard et Pécuchet, la vérité de son cheminement84. Il conclut de l’analyse de cette fin, sur laquelle il revient fréquemment, à l’impossibilité de la pérennité de la

––––– 81. Jacques Rancière, Politique de la littérature, op. cit., p. 164. 82. Jacques Rancière, La Chair des mots, op. cit., p. 185. 83. Jacques Rancière, La Fable cinématographique, op. cit., p. 157. 84. Comme le devenir et le travail cornéliens lus par Jean Rousset (et critiqué par Jacques Derrida), le devenir et le travail flaubertiens semblent « mis en perspective et téléologiquement déchiffrés à partir de ce qui est considérée comme son point d’arrivée, sa structure achevée » (Jacques Derrida, L’Ecriture et la différence, Seuil, « Points », 1967, p. 30).

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littérature. L’œuvre littéraire n’existe en effet que parce que son indifférence au sujet dont elle traite n’empêche pas de manifester l’Idée qui sommeille au cœur du réel. Le langage de l’œuvre n’est plus indexé à un objet (« âge représentatif »), mais il conserve une spécificité : celui d’exprimer la poésie propre à la chose. C’est ce balancement entre indifférence et expressivité, entre refus du sens et production d’une sensation-signification qui donne à la littérature sa métaphysique propre. Mais que ce balancement devienne contradiction, et c’est tout l’édifice de la littérature qui s’effondre. Sans lien réglé avec une catégorie de la réalité, la littérature se voit privée de « tout langage propre, [de] toute parole pleine »85. D’où le « secret » (l’expression est de Rancière) que révèlerait la fin de Bouvard et Pécuchet, dans laquelle le roman n’est plus que copie d’une copie : la contradiction constitutive de la littérature, lorsqu’elle veut être surmontée, ne laisse exister qu’une œuvre vide, creuse, privée de sens. Pour le dire autrement, le style n’affirme « son absolu différence qu’au prix de se faire indiscernable de la grande prose – de la grande bêtise – du monde. »86 La littérature arrachait à l’insignifiance du monde son intensité propre87 : elle finit par ne plus s’en distinguer, à basculer dans le non-sens, simple entas-sement de mots n’allant nulle part, comme ces mots que devaient copier Bouvard et Pécuchet dans la fin prévue par Flaubert 88 . L’examen de l’œuvre de Flaubert semble donc conduire à une paradoxale conclusion que Camille Dumoulié a bien soulignée :

Ce n’est pas la moindre des contradictions de la littérature, nous allons le voir, que sa volonté de concurrencer la philosophie dans son projet de manifestation de l’Idée la conduise à identifier l’Idée à la bêtise et à faire servir les formes les plus sublimes du langage à l’expression de l’insignifiant89.

––––– 85. Jacques Rancière, La Chair des mots, op. cit., p. 113. 86. Id. 87. En une saisissante description, certes fidèle à l’atmosphère des fictions de Flaubert, Rancière met en évidence ce qui meut l’écriture de Flaubert : dire le vide sans être vide, transformer la bêtise et l’ennui du monde en l’impassibilité de l’art, en sa bêtise propre, faire « transparaître dans son opacité le vide du grand désert d’Orient » (La Parole muette, op. cit., p. 118). 88. Voir p. 134-135, où l’on retrouve les mêmes images de l’écrivain impuissant, attaché, comme ses personnages, à la table de copiste. De la même façon, dans Politique de la littérature, lorsqu’il s’agit de montrer que la tension entre les différentes politiques fait que la littérature se heurte à des limites, c’est l’exemple de Bouvard et Pécuchet qui vient sous la plume de Rancière (Politique de la littérature, op. cit., p. 36-37, 53, 64). 89. Camille Dumoulié, ouvr. cité, p. 71.

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Le choix d’un terme aussi fort que celui de « destin » 90 marque bien le caractère inéluctable et presque programmé de l’échec d’une entreprise qui finit par s’autodétruire. Il ne se sépare dès lors pas d’une réévaluation philosophique de la portée du projet flaubertien. D’abord entendue comme volonté de faire entendre l’Idée, l’attention accordée aux sonorités et à la musique des mots par Flaubert, voulant écrire une page « sans assonance ni répétitions », est réinterprétée par Rancière à l’aide de la conceptualisation hégélienne. La musique n’est plus l’art schopenhauerien de l’Idée mais l’art mutique de l’intériorité vide. Certains dialogues de Madame Bovary, d’une platitude volontaire, sont d’ailleurs cités par le philosophe à l’appui de cette thèse : le texte flaubertien fait moins entendre la musique des atomes, des éléments de la nature, que le bruit du vide, ce son de la prose du monde que voulait « racheter » l’entreprise littéraire. Autre manière de dire ce renversement négatif : la mention du retour du « dilemme hégélien »91 auquel Flaubert semblait avoir trouvé une solution. La littérature ne parvient pas à être à la fois expressive et indifférente à son objet : au lieu d’être verbe incarné, elle chute et n’est plus qu’une parole errante, privée de toute portée spéculative. Qui veut échapper trop radicalement à la prose du monde (la prose musicale et idéelle visée par Flaubert) y retombe plus lourdement : « qui veut faire l’ange fait la bête ». Le lecteur n’entend plus la différence, là où le logos philosophique et sa position de surplomb témoigne d’un arrachement à la matière et au monde. Pour impeccable que soit la description, son caractère implacable tient tout de même essentiellement à l’exploitation d’un exemple, dont le caractère (accidentellement ?) conclusif lui vaut d’être érigé en vérité de l’œuvre. Jacques Rancière peut bien user d’une restriction rhétorique à l’ouverture du passage qu’il consacre à Bouvard et Pécuchet, et plus précisément, donc, à ce « moment qu’on n’ose pas dire ultime »92. Car c’est bien comme « moment ultime » qu’il est raconté, comme moment révélant la vérité de Flaubert et de la littérature. Mais non comme ce qu’il est d’abord, le moment d’une histoire : en une surprenante metalepse, Rancière décrit en effet les conséquences de l’activité de Bouvard et Pécuchet sur l’entreprise flauber-tienne : « Le problème est que, pour prix de leur faute, Bouvard et Pécuchet, en recopiant toute la bêtise du monde, défont strictement la logique de l’œuvre flaubertienne qui s’était

––––– 90. Jacques Rancière, La Chair des mots, op. cit., p. 134. 91. Jacques Rancière, La Parole muette, op. cit., p. 116. 92. Ibid., p. 112.

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gagnée, ligne à ligne, sur la “bêtise” ». Mais doit-on conclure qu’un roman racontant un échec est lui-même un échec ? La proximité croissante de Flaubert avec la bêtise de ses person-nages dont atteste sa correspondance dit-elle la vérité de l’œuvre ? Peut-on ainsi assimiler « le destin des personnages » à « celui de l’écriture » 93 ? Le cadre énonciatif du roman à l’intérieur duquel s’inscrivent les paroles de tel ou tel person-nage ou les bruits du monde, suffit à nos yeux à changer la nature et l’effet de ces paroles, qui ne s’éclairent que de leurs rapports aux autres mots, aux autres unités signifiantes du roman. Mais sans doute le problème de Rancière est-il moins tel ou tel passage pris en particulier que la valeur emblématique donnée par lui à Flaubert. Sans que telle soit son intention, le discours du penseur, entre description et prescription, usant d’un appareillage conceptuel constitué, vient donc dire la vérité de la littérature du point de vue du philosophique et montre l’impos-sibilité de dépasser le dilemme spéculatif. Il est symptomatique à cet égard que dans les passages récurrents qui évoquent l’impasse à laquelle aboutit Flaubert, figure de la conscience malheureuse, ne sont plus mentionnés de noms de philosophes. La perspective téléologique manifeste la spécificité de la littérature là où elle ne peut justement plus être rapportée à des entreprises philosophiques. Que faire alors des multiples comparaisons effectuées par Rancière ? Quel statut donner aux rapprochements suggérés ? Certes, en quelques endroits, le philosophe se contente d’établir une homologie de position entre Flaubert romancier et Schopen-hauer. L’un et l’autre, dans leur champ propre, témoignent d’une rupture, d’une transformation du statut du sujet, créant ou vivant :

Le retournement esthétique de la « libre volonté », sa soumission à l’ « Idée pure » de la passion stupide accomplissent alors, par rapport à la poésie romantique, le même renversement que l’idéalisme philosophique subit lorsque Schopenhauer inverse le sens du mot « volonté » pour lui faire désigner, non plus l’autonomie d’un sujet courant après la réalisation de ses fins, mais le grand fond indéterminé qui se tient en dessous du monde de la représentation, en dessous du principe de raison94.

Mais aussitôt, les formules utilisées tendent à rapprocher plus étroitement les deux démarches : le spinozisme de Flaubert

––––– 93. Ibid., p. 118. 94. Ibid., p. 112.

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« rejoint exactement celui qu’invoque le philosophe »95. À cette époque Flaubert ne connaît pas Schopenhauer : il n’illustre certes pas une philosophie dont il aurait pris connaissance par ailleurs, mais retrouve l’intuition inaugurale de cette philosophie pour résoudre un problème littéraire. Dans d’autres textes, la comparaison entre travail philoso-phique et travail littéraire prend plus clairement l’aspect d’une traduction. Le philosophique transcrit dans un lexique philoso-phique les éléments qui composent l’univers flaubertien :

Ces adhérences subtiles, ces paysages qui pensent ou ces pensées-cailloux, il ne serait pas difficile de les traduire dans le lexique deleuzien. Un diable plus moderne traduirait cela par ces commandements énoncés dans Mille plateaux : « Se réduire à une ligne abstraite, un trait, pour trouver sa zone d’indiscernabilité avec d’autres traits et entrer ainsi dans l’heccéité comme dans l’impersonnalité du créateur » (Gilles Deleuze, Mille plateaux, op. cit., p. 343) 96.

Rancière se défend bien sûr d’établir une continuité entre le romancier et le philosophe et de « personnaliser » le rapport pointé : « le problème n’est pas de montrer que Flaubert fait du Deleuze avant la lettre ou que Deleuze continue la veine du saint Antoine. » 97 Il s’agit bien plutôt de faire apparaître l’appar-tenance commune à un certain univers métaphysique, qui est tout à la fois une manière de penser la matière, de ressentir le monde, de problématiser les questions de subjectivité. Peut-être n’est-on pas si loin en ce point de la problématique foucaldienne de l’epistémè : Flaubert et Deleuze, aux yeux de Rancière, appartiennent au même epistémè, pensent à travers le même cadre, dans les mêmes catégories. Tout se passe donc comme si Rancière décrivait avec une précision et une rigueur impression-nantes un univers sensible, perceptif et spéculatif, en laissant du coup de côté les spécificités des démarches qu’il évoque. Aussi peut-il décrire en termes philosophiques, sans rupture énonciative, les caractéristiques du monde d’avant la représen-tation que fait apparaître la littérature : « monde moléculaire », « heccéité », « devenir »98. Dans un livre plus récent, natura-lisant le recours à un vocabulaire philosophique pour dire ce que fait et pense l’écrivain, il note qu’ « au droit égal de tous les individus à toutes les jouissances, il [l’écrivain] oppose l’égalité

––––– 95. Id. 96. La Chair des mots, op. cit., p. 183 (c’est nous qui soulignons). 97. Ibid., p. 183-184. 98. Id.

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radicale qui règne au niveau des heccéités pré-individuelles »99. Certes Rancière distingue une manière (philosophique) de le dire – « en termes deleuziens » – et la manière (littéraire) flaubertienne – « dans le lexique panthéiste des temps romantiques ». Ce n’est finalement qu’une question de lexique. Mais précisément : littérature et philosophie ne sont-elles rien d’autre que des affaires de mots ? S’agit-il de pointer une identité ou une équivalence de contenu qui perce malgré une différence accessoire de terminologie ? L’opération analytique se déroule en deux temps : les caractéristiques des éléments de l’univers sensible et métaphysique sont d’abord isolées et nommées, avant d’être « renommés » en termes philosophiques. Mais si ce que fait Flaubert peut être nommé philosophiquement aussi facilement, voire même appelle la nomination philoso-phique, est-ce-à-dire qu’il n’y a aucun « reste », aucune part de son travail et de son monde qui échappe à cette nomination ? Réciproquement, la philosophie est-elle une autre manière de dire les mêmes choses ? Dans Politique de la littérature, résumant une boutade de Flaubert qui exprimait son approche du monde (s’intéresser moins au pauvre qu’aux poux micros-copiques qui s’en nourrissent), Rancière enchaîne :

On pourrait traduire cela dans des termes philosophiques empruntés à Deleuze : l’égalité romanesque n’est pas l’égalité molaire des sujets démocratiques, c’est l’égalité moléculaire des micro-événements, des individualités qui ne sont plus des individus mais des différences d’intensité dont le rythme pur guérit de toute fièvre de société.100

Il s’agit bien de traduire, sans que l’opération soit justifiée ou clarifiée en elle-même, sans que soient situés le romancier et sa pratique par rapport à cette opération : l’emploi du conditionnel a ici presque valeur de cache. « On pourrait traduire » : on « pourrait », mais lorsqu’on choisit de le faire, que fait-on, qu’arrive-t-il au texte littéraire ? Qu’advient-il lorsqu’on passe d’un vocabulaire l’autre ? Quelle nécessité à l’opération ? Une phrase cruciale du texte de Rancière fait apparaître toute la volontaire ambiguïté de sa démarche. Dans La Parole muette, concluant une analyse d’un passage de Madame Bovary, le philosophe insiste, nous l’avons vu : « Le romancier sait ce qu’il

––––– 99. Jacques Rancière, Politique de la littérature, op. cit., p. 74. 100. Ibid., p. 35 (c’est nous qui soulignons). Quelques lignes plus haut, le philosophe, décrivant la manière dont les choses se donnent dans les romans de Flaubert, évoque « un brassage incessant d’atomes qui sans cesse forme et défait des configurations nouvelles », puis signale aussitôt : « bien plus tard, un philosophe, Gilles Deleuze, appellera ces configurations des heccéités » (id., c’est nous qui soulignons).

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fait, philosophiquement parlant : substituer un ordre à un autre. Et il sait les moyens qu’il emploie à cette fin, ces détournements de la syntaxe que Proust et quelques autres ont dénombrés : style indirect libre… »101. « Philosophiquement parlant » : la formule mérite qu’on s’y arrête car, au-delà du problème que pose pour un « littéraire » l’assimilation du style à un « moyen », elle soulève la question de la traduction, de la « transplantation » d’un univers dans un autre, sans lever l’ambiguïté. Le recours à la forme impersonnelle du gérondif neutralise en effet la différence éventuelle entre ce qui relèverait du langage de Rancière, de sa perception et de sa décision et ce qui relèverait de la décision de Flaubert. Qui « parle philosophiquement » ici ? Interroger la lecture de Rancière revient peut-être aussi et surtout à interroger sa conception de la philosophie. La chaîne des relations établies – le romancier présente une anti-Nature, un ordre, que le philosophe exprime en termes philosophiques – semble au fond reposer sur l’idée que la philosophie n’est pas tant une recherche de la sagesse ou une création de concepts, qu’une manière de présenter le monde, c’est-à-dire les éléments de la réalité et leurs liaisons. Comment distinguer au final le monde, les images du monde et les concepts du monde ? D’où le caractère problématique de cette approche pourtant attentive et généreuse du roman flaubertien : d’un côté la littérature est toujours renvoyée à son substrat métaphysique, à son condition-nement spéculatif qui autorise le déploiement de l’architecture conceptuelle du philosophe. De l’autre, la description de Rancière aboutit à une forme de confusion, de brouillage de ce qui pourrait distinguer littérature et philosophie, comme si, en dernière analyse, le langage de la philosophie moderne était adapté à la littérature moderne qui partage le sensible de la même façon. Paradoxe voulu d’un propos qui fait de celui qui est l’emblème même de la littérature, le lieu d’une indistinction entre littérature et philosophie. Rancière nous objecterait sans doute que son propos, que rend précisément possible la littérature de l’âge esthétique, est « de remettre en scène et en question les partages des rôles, la manière dont se rencontrent et se séparent des énoncés et des arguments épinglés au registre de la philosophie, de la littérature ou de quelque autre disci-pline. »102 Sans doute nous mettrait-il en garde contre le geste « qui remet chaque forme de discours à sa place. »103 On ne peut cependant manquer d’interroger la tendance philosophique, qu’il

––––– 101. Jacques Rancière, La Parole muette, op. cit., p. 114. 102. Jacques Rancière, Politique de la littérature, op. cit., p. 205. 103. Ibid., p. 206.

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diagnostiquait chez Alain Badiou, à établir, « quitte à le défaire aussitôt, un plan d’égalité ente la formule littéraire et la formule philosophique. »104 Téléologiquement voué à l’échec par son programme théorique, ou équivalent de formulations philoso-phiques, le roman flaubertien finit, dans cette perspective, par se dissoudre. La réussite du romancier (Flaubert contre Rancière ?)

C’est à rendre à Flaubert sa consistance propre, laquelle peut certes résonner philosophiquement, que nous voudrions tra—vailler pour finir. Dans les limites de cet article, nous ne donne-rons que quelques indications sur la manière de contourner la perplexité que suscite parfois la lecture de Rancière. Il s’agira moins de retoucher le visage de Flaubert par Rancière dessiné, ou de proposer une autre lecture, que d’inviter à être attentif à d’autres aspects de ses textes. Considérer, en « littéraire », des œuvres, en étant sensible à ce qui en elle « échappe » au philosophique et pense autrement. On pourrait souligner tout d’abord que les analyses de Rancière cherchent essentiellement ce qui relève de la méta-physique chez Flaubert dans ses formules théoriques (telles que sa Correspondance les donne à lire) et dans quelques scènes soigneusement choisies (comme s’il n’y avait de « stylistique » que de la phrase ou de la séquence). Dans La Parole muette notamment, n’est quasiment pas abordée la composition globale des œuvres, leur ordonnancement général. Comment saisir le roman flaubertien sans changer d’échelle d’appréhension ? Une œuvre telle que L’Éducation sentimentale, dont Rancière ne dit mot, ne peut véritablement s’appréhender que par la prise en compte des effets d’échos, de rappels, de contrastes, de résonances, qui s’établissent tout au long du texte entre tel ou tel passage. C’est aussi et peut-être surtout à ce niveau que peut se percevoir une pensée, une pensée du temps, une pensée de l’articulation entre histoire et Histoire, entre choses et individus. La dispositio105, rappelons cette évidence, crée de la différence, du sens et apparaît dès lors comme un autre lieu du philosophique. Non plus un moyen pour poser un monde, mais une manière, pour un auteur volontairement absent, de faire bouger ce monde, de s’arracher à la fixité des opinions, des

––––– 104. Ibid., p. 228. 105. Sur la question de la composition chez Flaubert on lira avec profit l’article de Bernard Vouilloux, « Les tableaux de Flaubert », Poétique, no 135, septembre 2003, Seuil, p. 259-287.

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images, des idées reçues. Lors même qu’il évoque, dans d’autres textes, le souci d’unité de Flaubert, sa volonté d’enchaîner et de lier les « perles », pour reprendre la métaphore de l’écrivain, Rancière semble attribuer à la seule dimension narrative ou à l’idée d’une totalité organique, classiquement rapportées à la poétique aristotélicienne, la fonction de créer du lien, de donner une architecture d’ensemble à l’œuvre. Dès lors le roman flau-bertien reposerait sur la conception aristotélicienne de l’histoire, comme agencement d’actions, et manifesterait l’opposition de deux poétiques : la poétique esthétique des moments épiphaniques qui disent le monde du non-sens et de la sensibilité apathique, et le monde de l’enchaînement des péripéties qui reconstitue une unité, une continuité. Là où le lecteur perçoit une oscillation, une manière neuve d’enchaîner les scènes, juxtaposées plutôt que coordonnées, et pourtant se faisant écho, le philosophe souligne le déchirement, l’écartèlement constitutif de la littérature. La complexité des opérations de lecture, leur caractère convergent parfois, complémentaire d’autres fois, sont tout entier ramenés à deux figures que la réflexion peut à bon droit opposer :

la belle idée flaubertienne du livre qui « se tiendrait de lui-même par la force interne de son style » est écartelée entre une idée globale de l’inventio du livre et la puissance singulière des atomes de sensation insensible que charrie la puissance de l’elocutio106.

Parce que la tension entre pluralité et unité107 est la condition de la libération de significations, il convient de décrire cet effort de construction, de penser ce jeu syntagmatique qui fait advenir du sens sans recourir aux jointures établies. Atteindre l’immu-tabilité de l’unité certes, qui soustrait l’œuvre à l’éphémère et à la fragilité108, mais maintenir aussi la circulation fluide d’une

––––– 106. Jacques Rancière, La Chair des mots, op. cit., p. 185. 107. On pourrait multiplier à l’envi les formules qui disent l’importance pour Flaubert de l’unité et de l’harmonie de ces textes. Quelques exemples particulièrement frappants : « Condense ta pensée, les beaux fragments ne font rien. L'unité, l'unité, tout est là. L'ensemble, voilà ce qui manque à tous ceux d'aujourd'hui, aux grands comme aux petits. Mille beaux endroits, pas une œuvre. Serre ton style, fais-en un tissu souple comme la soie et fort comme une cotte de mailles. » (lettre à Louise Colet, 14 octobre 1846, Correspondance, t. I, p. 389) ; « Ce qui est atroce de difficulté c'est l'enchaînement des idées et qu'elles dérivent bien naturellement les unes des autres » (lettre à Louise Colet, 26 juin 1852, Correspondance, t. II, p. 118) ; « La prose doit se tenir droite d’un bout à l’autre, comme un mur portant son ornementation jusque dans ses fondements et que, dans la perspective, ça fasse une grande ligne unie » (lettre à Louise Colet, 2 juillet 1853, Correspondance, t. II, p. 373). 108. « Je me souviens d’avoir eu des battements de cœur, d’avoir ressenti un plaisir violent en contemplant un mur de l’Acropole, un mur tout nu […]. Eh bien ! Je me demande si un livre, indépendamment de ce qu’il dit, ne peut pas produire le même

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signifiance qui tient au montage romanesque, à la construction de scènes fortes et en interaction. Tel est le Flaubert que l’on lit en ses œuvres, voilà ce qu’il fait plutôt que ce qu’il dit vouloir faire. Si l’on se tourne à présent vers ce vouloir-faire, tel que le perçoit le lecteur, vers l’effet visé et obtenu par le roman flaubertien, on constatera immédiatement une différence nette par rapport à toutes les formes d’entreprises philosophiques. Bien connues sont les phrases de l’auteur de L’Éducation sentimentale dénonçant la prétention des philosophies et des religions à détenir le vrai : « Chaque religion et chaque philosophie ont prétendu avoir Dieu à elles, toiser l’infini et connaître la recette du bonheur. Quel orgueil et quel néant ! Je vois au contraire que les grands génies et les plus grandes œuvres n’ont jamais conclu. »109 Sans entrer ici dans la difficile question de la nature de la philosophie d’un côté, des critères de la « littérarité » de l’autre, on voudrait simplement rappeler que le lecteur d’un roman de Flaubert ne peut entendre jusqu’au bout le rapprochement Flaubert-Schopenhauer ou la traduction du langage de l’un dans le vocabulaire de l’autre. Non pas tant en raison d’une différence fondamentale dans l’approche du monde, mais plutôt à cause du mode d’exposition de ces mondes dont Rancière a su pointer la proximité. Disons-le en termes schématiques, qui, bien sûr, ont moins valeur d’objection que de complément aux analyses de Rancière : la philosophie, quelle qu’elle soit, pose quelque chose et conserve, en dépit de toutes les nuances d’usage, une dimension thétique. Schopenhauer, par exemple, avance des propositions sur le monde, et à cet effet invente des concepts. Il affirme le monde comme non-sens, fait sens de ce qu’il y a non-sens110, là où un auteur comme Flaubert suspend le sens, le déroute. Le logos philosophique vient après le monde évoqué, distingue, évalue et juge, quand le discours flaubertien se dérobe, suggère afin de « faire rêver »111. Oppo-sition bien connue entre deux types de discours et deux types de

–––––––––– effet. Dans la précision des assemblages, la rareté des éléments, le poli de la surface, l’harmonie de l’ensemble, n’y a-t-il pas une vertu intrinsèque, une sorte de force divine, quelque chose d’éternel comme un principe ? » (lettre à George Sand, 3 avril 1876, Préface à la vie d’écrivain, présentation et choix de G. Bollème, Paris, Seuil, 1963, p. 271). 109. Lettre à Mlle Leroyer de Chantepie, 23 octobre 1863, Correspondance, t. III, Gallimard « Bibliothèque de la Pléiade », 1991, p. 352. 110. Selon une formule orale d’Alain Badiou. 111 . Lettre à Louise Colet, 26 août 1853, Correspondance, t. II, p. 417. Sur la question du rêve dans l’esthétique flaubertienne, voir Liana Nissim, «“Oh les tours d’ivoire ! Montons-y par le rêve !”. Quelques notes sur l’esthétique de Flaubert », Revue Flaubert no 6, 2006, http://flaubert.univ-rouen.fr/revue/revue6/nissim.html

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finalité qu’il convenait de rappeler en ce point où la parole qui décrit leurs résultats peut à bon droit souligner l’air de famille existant entre les deux univers produits. Rancière, dans le texte qu’il consacre à Gilles Deleuze dans La Chair des mots, oppose d’ailleurs clairement la « pureté » de la métaphysique deleuzienne (de l’anti-représentation) à l’« impureté » de la pratique flaubertienne, continuant de raconter une histoire comme à l’âge de la représentation. L’intervention deleuzienne sur la littérature viserait ainsi à « ramener la littérature à sa rupture essentielle avec le monde de la représentation. [car] Constamment les œuvres de la littérature trahissent la pureté de la rupture. »112 La possibilité d’un décrochage, d’un pas de côté du littéraire par rapport au philosophique se dessine. Encore est-elle vite rabattue sur un schème omniprésent dans l’œuvre de Rancière, celui de la contradiction. Car cette « impureté », sans doute est-il possible de la penser et de l’éprouver sous le motif de l’indistinct, de l’indiscernable. Toute l’œuvre de Flaubert pourrait être rapportée à cette quête de l’indistinction, de cette modalité singulière de l’apparaître. Par où la littérature flaubertienne s’éloigne de la philosophie, au point même où, thématiquement, elle semble s’en rapprocher. Les philosophies auxquelles Rancière compare Flaubert conservent en effet une dimension dualiste, posent une affirmation sur l’être du monde, à laquelle renonce un romancier pour qui seuls importent les rapports, entre les choses, entre les êtres, entre les choses et les êtres113. L’Éducation sentimentale peut ainsi être lue comme la recherche par le romancier d’un regard qui ne serait pas localisable : un monde est donné, mais un monde toujours vu, perçu, pensé, à la fois objectivement et subjectivement. Il n’y a plus lieu de distinguer la « fausseté » de la représentation de la Volonté impersonnelle cachée, les flux moléculaires des points de fixations molaires, l’apparence de la vérité. Faire voir un personnage, par exemple Frédéric Moreau à la fin du roman, c’est faire entendre la platitude et le nihilisme de son discours, c’est montrer la figure, tout en brouillant les contours de son existence, de son discours, de son être. Loin de sombrer dans l’insignifiance (aboutissement selon Rancière de l’entreprise flaubertienne), le roman de Flaubert ne délivre pas

––––– 112. Jacques Rancière, La Chair des mots, op. cit., p. 186. 113. On se souvient de la célèbre remarque de Flaubert à Maupassant : « Il n’y a de vrai que les rapports » (lettre à Guy Maupassant, 15 août 1878, Correspondance, choix et présentation de Bernard Masson, Gallimard, « Folio classique », 1975, p. 713).

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de sens, en conjure le statisme, tout en faisant résonner des significations. Peut-on alors rapporter la poétique flaubertienne « au dualisme philosophique de la volonté et de la représen-tation »114 ? Plus proche de l’expérience du lecteur nous paraît l’analyse de Gisèle Séginger qui porte sur La Tentation de saint Antoine mais qui pourrait valoir pour toute l’œuvre de Flaubert. Notant les différences entre la première Tentation et la dernière, que ne commente pas Rancière, Gisèle Séginger oppose une méditation encore classiquement philosophique (« Dans La Tentation de 1849, par-delà les représentations, Antoine cherchait l’Être et trouvait le Néant » que matérialisait la distinction entre le personnage spectateur et l’univers specta-culaire contemplé) à une enfoncée dans les apparences, véritable célébration des illusions, du monde comme illusion (« Dans La Tentation de 1874, il découvre l’être des représentations. La question de la vérité et de l’objectivité se déplace et une nouvelle évidence apparaît : la représentation ne peut être dépassée »115 ; le texte final abandonne d’ailleurs certains des éléments du dispositif théâtral du premier). Mettant fin à tout dualisme métaphysique, abolissant les frontières entre le rêve et la réalité, entre l’apparence et l’être, le romancier fait passer le lecteur d’une interrogation proprement métaphysique, ou mystique, à une jouissance esthétique. L’être du monde n’est plus l’objet du roman ; c’est plutôt la fluctuation de tout étant dans un entre-deux (entre deux temps, entre deux espaces), l’ « ambiguïté ontologique »116, qu’il explore. Encore faut-il préciser : le roman flaubertien apparaît en route vers l’indistinction mais ne s’y arrête jamais complètement ou durablement. L’envahissement de Antoine par la vie à la fin de La Tentation de saint Antoine signe aussi la disparition du personnage et l’achèvement du roman, comme si le romanesque ne vivait que de l’écart entre la densité d’une vision, que Rancière a bien décrite, et les scories du monde qui lui font obstacle. Et si la philosophie décrivait essentiellement le rêve de Flaubert ? Et si, du haut de son savoir, elle arrêtait le mouve-ment ? Et s’il fallait au final saisir le texte ni en amont (les

––––– 114. Jacques Rancière, La Parole muette, op. cit., p. 124. 115. Gisèle Séginger, Naissance et métamorphoses d’un écrivain. Flaubert et « Les tentations de saint Antoine », Honoré Champion, 1997, p. 315. Sur cette question et sur l’opposition entre mystère et illusion, voir également Isabelle Daunais, Frontière du roman. Le personnage réaliste et ses fictions, Montréal, Vincennes, Les Presses de l’université de Montréal, Les Presses Universitaires de Vincennes (Espace littéraire), 2002, p. 69. 116. Isabelle Daunais, ouvr. cité, p. 165.

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intentions et principes esthétiques qui l’accompagnent) ni en aval (l’image du monde qu’il paraît constituer par le travail sur la forme) mais dans le mouvement de son apparaître ? Lecture non philosophique d’un auteur non philosophe qui pourrait notamment rendre attentif à la touche discordante 117 que toujours introduit le romanesque flaubertien : présence mate d’une chose dans un paysage désincarné, parole chargée de sens au milieu du désert, geste signifiant au milieu de l’ennui, répétition pathétique et décalé au milieu de discours reconnais-sables. Flaubert a rêvé d’un livre sur rien, mais il a écrit sur un monde de choses et d’êtres désaccordés, jurant les uns avec les autres, entre outrance et effacement. Il a rêvé d’un regard abîmé dans ce qu’il regarde, d’une fusion sujet-objet, mais a aussi représenté, sous de multiples avatars (la « relation » narrateur-personnage dans L’Éducation sentimentale en fournissant un bel exemple), le clivage entre sujet et objet, l’écart entre un cadre énonciatif sophistiqué et une action ou un discours dépouillés. Ce jeu énonciatif, au double sens du terme, cet écart, ne sont guère pris en compte par une certaine philosophie. Ils participent plus largement en effet de ce que nous avons appelé l’impureté de la littérature et que le cadrage philosophique a parfois du mal à accueillir. Mais peut-être Rancière lui-même nous indique-t-il la voie. Dans un article consacré à l’œuvre romantique, il choisit préci-sément, en une lecture plus immanente, l’œuvre flaubertienne comme exemple de texte faisant œuvre de ses contradictions. La conclusion de l’article oppose explicitement Flaubert à deux philosophes (Gilles Deleuze et Vincent Descombes), et peut-être au statisme et à l’univocité du discours philosophique. On peut le dire de deux façons : Flaubert double les enchaînements représentatifs d’actions qui constituent une intrigue par le mutisme des affects et des percepts qui traversent les person-nages et les éléments118 ; le romancier relie dans une intrigue les moments d’anti-représentation, de pétrification du sens 119 . Double moyen de se soustraire à ce qu’on pourrait appeler la tentation philosophique : celle d’un discours radical et réducteur qui fait de la littérature, soit une entreprise de démystification, libérée de la prétention à dire les choses (Vincent Descombes) soit l’incarnation d’une rupture totale avec l’ordre représentatif ––––– 117 . Sur cette question de la discordance, voir l’article d’Isabelle Daunais, « Le roman face à l’“autre” monde », dans Gisèle Séginger (éd.), Gustave Flaubert 5 : « Dix ans de critique », op. cit., p. 164. 118. Sur ce point, voir Jacques Rancière, « Y a-t-il un concept du romantisme ? », art. cité, p. 299. 119. Voir Jacques Rancière, La Chair des mots, op. cit., p. 185.

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(Deleuze). Que fait Flaubert dans L’Éducation sentimentale ? Il peint un monde déserté par l’esprit, envahi par les choses, un monde qui ne fait pas sens, raconte l’histoire d’un jeune homme et d’une génération et fait surgir des moments d’illuminations où l’univers semble se dévoiler aux yeux du lecteur. Nulle nécessité de dire cette pluralité en termes d’opposition et de contradiction, nulle dimension pathétique dans cette absence d’unité, nulle distinction entre un monde apparent et illusoire et un monde souterrain et vrai. Rien qu’une pratique complexe et mixte dont le mouvement profond revient toujours à faire voir, à l’aide d’images denses et riches, le rien qui mine toute chose, et la matière qui peuple tout néant. Peut-être la figure du marcheur qu’est Frédéric Moreau est-elle emblématique de ce romanesque composite dont la vérité est dans l’oscillation : la description ambulatoire est en effet dans L’Éducation sentimentale ce moyen de produire un mélange de présence et d’absence, de vie intérieure et de vie extérieure, d’être à la fois avec et hors du personnage, dans et à côté du monde. Peut-être pourrait-on opposer à la fin de Bouvard et Pécuchet, moment qu’hypostasie l’analyse de Rancière, la célèbre conclusion de L’Éducation sentimentale, moment hors du temps et de l’espace, moment d’un dialogue aussi creux que pathétique qui semble tout à la fois achever le sens du roman (entendu comme roman de l’échec et de l’inaccompli) et le relancer vers un sens à venir et non situable (enfoui dans un souvenir commun ? Dessiné en creux dans les interstices de l’échange entre des figures apparemment proches ?). « – C’est là ce que nous avons eu de meilleur, dit Frédéric ! / – Oui, peut-être bien ? C’est là ce que nous avons eu de meilleur ! dit Deslauriers. »120 D’une réplique à l’autre, au-delà de l’exposition d’une bêtise qui serait celle du monde, surgit, par l’utilisation du « peut-être » et le déplacement de l’exclamation, une discordance, un tremblé du sens (ironie ponctuelle ? accord émouvant de deux amis ? dévaluation généralisée ? jouissance vide de la pure répétition ?). Le montage des répliques est ici style, si l’on entend par là la production d’un espacement, d’une événementialité propre que Rancière ne met pas toujours en valeur. Oui, c’est bien là ce qu’on entend chez Flaubert : une « sortie périlleuse de la langue ; un accès tensionnel à l’intelligible ; une relance du mouvement qui porte au dire ; et dans une recomposition de forme, une

––––– 120. L’Éducation sentimentale, Gallimard, « Folio classique », 1965, p. 459.

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ouverture qui nous expose à un sens, à un destin »121. Le style, à la fois en puissance de philosophie et anti-philosophique, y est aussi, selon les formules de Laurent Jenny, « une puissance infinie d’écartement, qui assure à l’être la liberté de son renouvellement »122 ; « en lui la forme discursive sans cesse s’arrache à elle-même et se poursuit en un mouvement infini de fuite »123. On peut nommer « impressionniste »124, panthéiste », « bouddhiste » ou nihiliste » ce passage toujours renouvelé d’une polarité à l’autre, qui donne à la langue un pouvoir d’ouverture, ce heurt volontaire entre un sens posé et un sens à venir, toujours au-devant de lui-même. En nommant philoso-phiquement une manière de faire, on n’aura pas encore atteint ce qui assure ce passage, ce qui permet à l’écrivain de faire œuvre sans faire monde. On n’aura pas encore épuisé les ressources de la littérature, ni celles de la critique.

––––– 121. Laurent Jenny, La Parole singulière, Belin (« L’extrême contemporain »), 1990, p. 13. 122. Laurent Jenny, « L’objet singulier de la stylistique », Littérature, no 89, Larousse, 1993, p. 119. 123. Id. 124. Rancière appelle « impressionniste » « cette poétique qui reconstitue l’univers de la représentation avec des atomes d’anti-représentation » (La Chair des mots, op. cit., p. 186).