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1. - Le présent colloque n’aurait pas eu lieu si, le 13 février 1893, le Sénat des Etats-Unis n’avait pas adopté ce qui est, dans le domaine du trans- port maritime de marchandises, « la mère de tous les textes », le « Harter Act», du nom de son promoteur, le sénateur Michael R. Harter. On trouve en effet dans ce texte les « fondamentaux » que l’on retrouve dans les Règles de Rotterdam, et ce, tant en ce qui concerne les principes régissant obligations et responsabilité du transporteur qu’en ce qui concerne les modalités les affectant. Certes, il y a loin des 7 articles du Harter Act aux 96 articles des Règles – 86 si l’on exclut les clauses finales, et l’on conçoit que les secondes abordent beaucoup plus de questions que le premier. Pareillement, les données concrètes du transport maritime ont fortement changé de 1893 à 2009, et le Harter Act ne dit rien du transport de conteneurs, ou, plus généralement du transport multimodal, comme il ne dit rien non plus des documents électroniques de trans- port, tous thèmes longuement traités par les Règles. Mais, pour l’essentiel, ce sont les mêmes thèmes que l’on retrouve dans le Harter Act et dans les Règles, et ce, tant en ce que concernent les principes régissant obligations et respon- sabilité du transporteur, qu’en ce qui concerne les modalités les affectant. 2. - S’agissant des principes, le Harter Act est le premier texte encadrant strictement la responsabilité du transporteur maritime de marchandises. Jusqu’en 1893, le droit maritime faisait sans doute peser sur ce transporteur une responsabilité déjà lourde, qu’il s’agisse du droit français du Code de 1 Pierre BONASSIES, premier vice-président de l’IMTM Du Harter Act aux Règles de Rotterdam 10 - BONASSIES Pierre_05 - Base 26/10/10 14:45 Page1

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1.- Le présent colloque n’aurait pas eu lieu si, le 13 février 1893, le Sénatdes Etats-Unis n’avait pas adopté ce qui est, dans le domaine du trans-port maritime de marchandises, « la mère de tous les textes », le « Harter

Act », du nom de son promoteur, le sénateur Michael R. Harter. On trouve eneffet dans ce texte les « fondamentaux » que l’on retrouve dans les Règles deRotterdam, et ce, tant en ce qui concerne les principes régissant obligationset responsabilité du transporteur qu’en ce qui concerne les modalités lesaffectant.

Certes, il y a loin des 7 articles du Harter Act aux 96 articles des Règles –86 si l’on exclut les clauses finales, et l’on conçoit que les secondes abordentbeaucoup plus de questions que le premier. Pareillement, les données concrètesdu transport maritime ont fortement changé de 1893 à 2009, et le Harter Actne dit rien du transport de conteneurs, ou, plus généralement du transportmultimodal, comme il ne dit rien non plus des documents électroniques de trans-port, tous thèmes longuement traités par les Règles. Mais, pour l’essentiel, cesont les mêmes thèmes que l’on retrouve dans le Harter Act et dans les Règles,et ce, tant en ce que concernent les principes régissant obligations et respon-sabilité du transporteur, qu’en ce qui concerne les modalités les affectant.

2. - S’agissant des principes, le Harter Act est le premier texte encadrantstrictement la responsabilité du transporteur maritime de marchandises.Jusqu’en 1893, le droit maritime faisait sans doute peser sur ce transporteurune responsabilité déjà lourde, qu’il s’agisse du droit français du Code de

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Pierre BONASSIES,premier vice-président

de l’IMTM

Du Harter Actaux Règles de Rotterdam

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commerce (article 216) rendant l’armateur « civilement responsable » des faitset actes du capitaine, lui-même responsable des marchandises dont il se charge(article 222), ou des droits de common law, voyant dans le transporteur mari-time un common carrier garant de la bonne arrivée des marchandises, à l’ex-clusion des dommages causés par l’Act of God, l’action des ennemis de l’Etat(en droit anglais Queen’s ou King’s enemies), ou résultant de la nature proprede la marchandise. Mais cette responsabilité de façade était largement « annulée »par les clauses de non-responsabilité inscrites sur les connaissements, les-quelles s’étaient multipliées et élargies tout au long du XIXe siècle. Et cesclauses avaient été déclarées valables par les tribunaux, malgré les efforts decertains d’entre eux, telle la Cour d’appel d’Aix-en-Provence. Comme le rele-vait un magistrat britannique à la fin du XIXe siècle, le juge Parker But, on étaitarrivé à une situation où le transporteur maritime pouvait dire à ses char-geurs «vous me paierez le fret et me remettrez votre marchandise ; quant à moi,je vous la rendrai si je veux » (1).

C’est à cet ordre de choses que les rédacteurs du Haeter Act ont entendumettre fin, en inscrivant dans la section (article) première de leur texte l’in-terdiction pour tout armateur d’insérer dans connaissement ou autre titre detransport quelque disposition que ce soit le relevant de sa responsabilité pourperte ou dommage résultant de sa faute ou manquement dans le chargementapproprié, arrimage, garde, soin et livraison approprié de toute marchandiseà lui confiée (négligence, fault or failure in proprer loading, stowage,custody,care or proper delivery of any merchandise committed to its charge ». – C’estla règle même que nous retrouverons dans l’article 79 des Règles de Rotterdam– même si elle est ici fortement nuancée par les dispositions de l’article 80 surles contrats de volume.

Cette règle, on ne doit pas s’étonner qu’elle ait été introduite dans le droitmaritime par le législateur américain. En 1893, et sans doute encore aujourd’hui,les Etats Unis ne sont pas un pays d’armateurs, mais un pays de chargeurs etce sont effectivement les chargeurs qui vont bénéficier de la réglementationnouvelle. Aussi bien, le sénateur Harter qui a « introduit » le texte devant le Sénat,comme le député Lind, qui a joué un rôle important dans l’adoption de ce textepar la Chambre des représentants, étaient-ils des représentants d’Etats ruraux(Ohio et Minnesota) qui ne cherchaient nullement à protéger les intérêts del’industrie maritime, mais, plus modestement, ceux des agriculteurs et com-merçants des plaines centrales.

3. – Autre apport, pareillement fondamental, au droit des transports mari-times, c’est la distinction qu’implique le Harter Act entre les transports sousconnaissement et les affrètements (et tout particulièrement, les affrètementsau voyage). Certes, cette distinction n’est pas faite expressément par l’Act, maiselle en sous-tend toute la structure. L’Act, en effet, ne s’intéresse pas directe-ment aux contrats de transport maritime, auquel cas, en l’absence de précision,un doute pourrait subsister sur sa portée exacte (transport sous connaissement

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et/ou affrètements). Il vise, directement et exclusivement les connaissements(bills of lading). Or le connaissement est le document typique d’un contratparticulier : le transport sous connaissement, alors que, dans les contrats d’af-frètement, il ne joue qu’un rôle très second dans les relations entre fréteur etaffréteur. Dès 1924, la Cour d’appel fédérale de New York, dont la position sera,de fait, entérinée par la Cour Suprême, décidera d’ailleurs expressément quele Harter Act ne s’applique pas aux affrètements (2).

Implicite mais certaine dans le Harter Act, la distinction contrats de trans-port sous connaissement / affrètements de retrouve, beaucoup plus claire-ment affirmée, dans l’article 6 des Règles de Rotterdam, aux termes duquel laConvention (les Règles) ne s’applique pas aux… « chartes-parties ».

4. - Ultime mécanisme inscrit dans le Harter Act qui se retrouve dans lesRègles : c’est l’affirmation au bénéfice du transporteur d’une série de « casexceptés », où sa responsabilité sera dégagée. Ce mécanisme, dans l’Act ne fonc-tionnera toutefois que si le transporteur fait d’abord la preuve qu’il a apportéla diligence requise pour rendre son navire navigable sous tous aspects. Sicette preuve est rapportée, le transporteur est alors dégagé de toute respon-sabilité pour les dommages dus aux périls de la mer, « acte de Dieu », fait d’en-nemis publics, vice caché, nature propre ou vice de la marchandise, insuffisanced’emballage, acte ou omission du chargeur, du propriétaire ou de son repré-sentant, enfin assistance ou tentative d’assistance pour sauver vies ou biens àla mer ou déroutement au même effet. Et tous ces cas exceptés dont repris,parfois à la lettre près, dans l’alinéa 3 de l’article 17 des Règles, étant observéque le transporteur y a accès sans avoir à faire d’abord la preuve qu’il a fait dili-gence pour assurer la navigabilité de son bâtiment.

Une grande, une « énorme » différence toutefois : le Harter Act excepte de touteresponsabilité le transporteur pour tout dommage résultant des fautes ou erreursdans la navigation ou l’administration du navire – la très célèbre « faute de navi-gation ». Mais ce cas excepté, de plus en plus critiqué par la doctrine moderneet interprété de plus en plus restrictivement par la jurisprudence, a été volon-tairement omis de la liste des cas exceptés par les rédacteurs des Règles (3).

5. – Le Harter Act n’a pas seulement profondément modifié le droit mari-time américain. Il a aussi connu un indiscutable succès international. Destextes très proches ont été adoptés par plusieurs États, « Etats chargeurs »comme les Etats-Unis, l’Australie (1904), la Nouvelle Zélande (1908), le Canada(1910). Le Maroc, lui aussi Etat chargeur, s’est inspiré du Harter Act lors de larédaction de son Code de commerce maritime, en 1916. Le Maroc est d’ailleursallé plus loin que le Harter Act dans sa rigueur à l’égard des transporteurs mari-times : l’article 264 du Code marocain frappe de nullité les clauses d’exonérationmême dans le contrat d’affrètement au voyage, tout en retenant le cas exceptéde « faute de navigation ».

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Au-delà de ces réactions de tel ou tel Etat, la communauté maritime, à partirdes années 1900, a pris en compte le texte nouveau. Mais ce n’est qu’en 1920que le problème d’une réforme du droit des transports maritimes de mar-chandises fut abordé dans le cadre du Comité Maritime International, cepen-dant fondé en 1896. Très vite, on s’orienta non vers la rédaction d’uneconvention internationale, telle les conventions de 1910 sur l’abordage oul’assistance maritime, mais vers la mise en place de règles-type, telles les Règlesd’York et d’Anvers sur les avaries communes. Un, premier texte fut établi àLa Haye en 1921, mais jugé trop favorable aux transporteurs. Un second texte,s’inspirant plus directement du Harter Act fut alors adopté à Londres, l’intitulé« Règles de La Haye » étant toutefois maintenu. Devant la difficulté de faireinsérer ces Règles volontairement dans les connaissements, on se résolut enfinà rédiger, dans le cadre du C.M.I., une véritable convention internationalecontraignante, la Convention internationale pour l’unification de certainesrègles en matière de connaissement, adopté à Bruxelles le 25 août 1924, trèssouvent qualifiée aujourd’hui encore, et notamment par les juristes de commonlaw, « Règles de La Haye » (4).

6. – La Convention de 1924 – car, pour nous, seul cet intitulé convient –marque une avancée importante sur la route qui conduit du Harter Act auxRègles de Rotterdam. Certes, comme cet Act, c’est un texte qui est centré surle connaissement, et l’on y retrouve les traits fondamentaux de l’Act, tels l’in-terdiction des clauses de exonérant le transporteur de sa responsabilité pourperte ou dommage, ou la définition de « cas exceptés » - encore que ces cassoient ouverts au transporteur sans que celui-ci ait à prouver qu’il a fait dili-gence pour assurer la navigabilité du navire. Mais c’est un texte plus completque l’Act de 1893, plus détaillé aussi, énumérant ainsi 17 cas exceptés, au lieudes six cas retenus par l’Act. Par ailleurs, la Convention est marquée par deuxdispositions tout à fait nouvelles.

D’une part, elle prévoit au bénéfice du transporteur une limitation de res-ponsabilité calculée au colis ou au kilo. Les tribunaux américains avaient déjàadmis qu’il était possible de faire figurer dans un connaissement une clausesur la valeur des marchandises confiées au transporteur, clause opérant enfait comme une limitation contractuelle (5). C’est dans la Convention deBerne de 1890 sur le transport ferroviaire de marchandises par fer que l’ontrouve la première limitation légale de responsabilité, mécanisme repris parla Convention de 1924 – et que l’on retrouve dans l’article 59 des Règles deRotterdam.

D’autre part, dans son article 6, la Convention stipule que transporteur etchargeur seront libres, pour des marchandises déterminées de passer uncontrat quelconque avec des conditions quelconques concernant les obliga-tions et responsabilités des parties, sous réserve qu’aucun connaissement nesoit établi – étant de surcroît précisé que cet article ne s’appliquera pas auxcargaisons commerciales ordinaires. Ce texte n’a toutefois donné lieu qu’à de

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très rares applications (6). On peut regretter ici la pusillanimité des prati-ciens et juristes. Car, quand les conteneurs sont apparus, dans les années 1950sur le marché maritime, il n’eût pas été impossible de les considérer commedes cargaisons non commerciales (7). Quoi qu’il en soit, si le mécanisme del’article 6 n’est pas repris par les Règles de Rotterdam, on peut penser qu’il apu inspirer les rédacteurs de ce texte quant au régime spécial prévu pour lescontrats de volume.

7. - Au régime institué par la Convention de 1924, le Protocole de 1968 (dit« Règles de Visby ») est venu apporter quelques modifications, concernant lesdélais de prescription de l’action en responsabilité et des actions récursoire,le montant des limitations, notamment s’agissant des marchandises en « cadre »,« palette », ou « engin similaire » - étant ici visé le conteneur -, les faits entraî-nant déchéance de la limitation (c’est la « faute inexcusable »), l’application durégime de responsabilité aux actions extra-contractuelles, enfin le domaine d’ap-plication de la Convention. Assez mineures, ces modifications doivent cepen-dant retenir l’attention, dans la mesure où elles seront largement reprises parles Règles de Rotterdam.

8. – Dernière étape du voyage qui nous conduit du Harter Act aux Règlesde Rotterdam, c’est celle des Règles de Hambourg adoptées en 1978 et entréeen application en 1992. Certes ce nouveau texte, auquel il faut conserver sonintitulé premier, « Convention de 1978 des Nations Unies sur le transport demarchandises par mer » n’a été ratifié que par un nombre limité d’Etats, ne repré-sentant qu’une part très faible du commerce maritime (8). Mais c’est un textetrès important. À l’inverse du Harter Act ou de la Convention de 1924, etcomme en témoigne son intitulé, il n’est pas centré sur le connaissement,mais sur le contrat de transport de marchandises (9). À la vérité, les Règles deHambourg constituent déjà un véritable « traité » de droit des transports mari-times, où sont abordées bien des questions nouvelles, telle celle du régime appli-cable au transporteur de fait (« transporteur substitué »), ou celle du régimede compétence en la matière, de la portée des clauses de juridiction ou de celledes clauses compromissoires, tous points qui seront repris, avec les amélio-rations jugées nécessaires, par les Règles de Rotterdam.

Mais l’apport le plus remarquable des Règles de Hambourg réside sansdoute dans l’abandon du cas excepté de faute de navigation, l’une des basesfondamentales du droit maritime du transport depuis le Harter Act. Et la solu-tion adoptée par les Règles de Hambourg se retrouve dans les Règles deRotterdam. L’article 17, s’il reprend une longue liste de cas exceptés, ajoutantseulement aux cas classiques – signe des temps - celui des mesures tendant àéviter un dommage à l’environnement, ne fait pas référence à la faute nautique.

Notre voyage, commencé aux dernières années du XIXe siècle s’achève ici.Le temps est venu de se pencher sur le droit des transports maritimes de mar-chandises au XXIe siècle.

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