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    Jean Markale

    LE DRUIDISME

    Tradition et dieux des Celtes

    ditions Payot, Paris, 1985

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    AVANT-PROPOS

    Depuis lan 52 avant notre re, les habitants de la France etde lEurope occidentale ont oubli qui ils taient. vrai dire, ilsont mme oubli o se situe le lieu de leur dfaite devant le ra-tionalisme du conqurant Jules-Csar, proconsul doccasion,

    mais profondment persuad dtre un de ces rois du mondedevant qui, un jour, sinclinerait la postrit universelle. Alsia ?Connais pas. Cest pourtant l que tout a bifurqu. Par le biais etles alas de la conqute, une mentalit mditerranenne, btiesur la croyance en luniversalisme et la logique du tiers exclus,est venue lentement mais srement remplacer un tat despritbarbare, nourri de sensibilit, raisonnant dialectiquement, etconfiant dans laction individuelle au sein de communauts

    humaines peut-tre plus instables, plus fragiles, mais plus cha-leureuses. Les habitants de lEurope occidentale ont oubliquils taient les fils des Celtes, et quand ils eurent consciencedavoir t flous par les orateurs latins, experts en lart detromper grce des sophismes de forme impeccable, ils se ru-rent vers le christianisme, croyant y dcouvrir des lments quinourriraient leur flamme intrieure vrai dire jamais teinte.

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    Hlas, ce ne fut pas mieux1. Non seulement on ne savait plus ose trouvait lAlsia de Vercingtorix2, mais on ne connaissait

    mme plus les chemins carts de lauthentique tradition spiri-tualiste que les Celtes avaient nourrie et exalte.Cet oubli, ce dcervelage , pour reprendre un terme cher

    Alfred Jarry, il est ressenti par les gens de bonne volont qui, aucours du XXe sicle, travers les mutations dune socit quifranchit les ultimes stades de la dcomposition, commencent se demander si lOccident na pas fait fausse route en privil-giant le matriel au dtriment du spirituel. Le problme pos est

    faux, dans la mesure o la matire et lesprit ne sont que lesdeux visages dune mme ralit. Mais le fait est l : affolsparce quils ont la certitude davoir perdu les racines profondesde leur esprit, les Occidentaux, parfois dus par une forme dechristianisme qui ne rpond plus leur attente, ont tendance se rfugier dans les philosophies du non-tre dont les religionsorientales font grand usage. Aussi honorable quelle soit, cettedmarche ne rsoud rien : lOrient a sa propre logique, son

    propre systme de valeurs, et ce ne sont pas forcment lesmmes que les ntres. Il semble bien, au contraire, que la men-talit orientale soit en opposition fondamentale avec ltatdesprit occidental, cela tant dit sans aucun jugement de va-leur. Il risque donc dy avoir incomprhension, syncrtisme arti-ficiel, et illusion, le tout conduisant une position trs inconfor-table qui ne rpond aucunement lespoir quon avait de dcou-vrir la vraie voie . Il faut dabord se faire une raison : il ny apas de vraie voie, mais il y a des voies dont le but peut tre iden-tique, mais les formulations diffrentes. Et puis surtout, il fautse mfier du got de lexotisme. On croit toujours trouver ail-leurs ce quon ne voit pas chez soi, par des mille couleurs dudpaysement. Quand Lanza del Vasto crivit sonPlerinage aux

    1 Voir Jacques Ellul,La subversion du Christianisme, Paris, Le Seuil, 1983.2 Voir J. Markale, Vercingtorix, Paris, Hachette, 1981.

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    Sources, il ne savait pas quil allait dclencher une aussi vastemigration vers les mirages orientaux. Et les voyages Katman-

    dou ne sont pas toujours constructifs, ni mme suscits par lalumire intrieure.Pourquoi chercher ailleurs ce qui existe chez soi ? Les ple-

    rins de Katmandou et assimils ont beau jeu de rpondre quilny a plus de tradition occidentale et que le seul moyen de sensortir est de pntrer la tradition orientale, la seule qui reste. Ilfaut dire quils nont gure fait defforts pour la chercher, cettetradition occidentale, quon a dailleurs pris grand soin mas-

    quer, occulter, au bnfice exclusif du christianisme judo-romain. Elle existe pourtant, notre porte, et il suffit de peu dechoses pour quelle soit visible. Le tout est de se dbarrasser despartis pris et dun ce-qui-va-de-soi parfaitement strile. Elleexiste, cette tradition occidentale, quelque peu meurtrie par dessicles de rejet, voire de combats, mais parfaitement jeune, etprte nourrir ceux qui lui en font la demande. Il est vrai quecela demande certains efforts, en particulier une recherche per-

    sonnelle, une qute, au bout de laquelle on nest mme pas srde dcouvrir lentre mystrieuse du chteau du Graal. Il est tel-lement plus simple de saccrocher une institution hirarchise,normalise, prsentant toutes les garanties, bien scurisanteparce que bien assise. Dans toutes les gares, il y a des bancspour sasseoir. On peut mme y rester des heures regarderpasser les trains.

    La dcouverte de la tradition occidentale passe par la con-

    naissance de notre pass culturel, lauthentique pass culturel etnon pas celui quon enseigne dans les coles depuis des siclesdhgmonie mditerranenne, lequel nest en dernire analyseque le pass de lAntiquit grco-romaine classique plus oumoins remis au got du jour. Avant le dsastre dAlsia, il yavait autre chose, il y avait un autre systme de valeurs, uneautre apprhension du rel, une autre faon de penser et de sen-tir, une autre conception de lesprit. Tout cela na pas disparu du

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    jour au lendemain. Il en reste, non seulement des vestiges quonpourrait classer dans les muses ou les bibliothques, mais des

    graines vivantes qui ne demandent qu tre semes.Car ce sont des graines. Et ces graines peuvent donnerdautres fruits que ceux que lon connat actuellement. Et cesfruits seront ncessairement diffrents des fruits davant la ro-manisation : le temps nest plus le mme, et la socit a volude faon irrmdiable. Il serait absurde de vouloir reconstituerle druidisme, religion des Gaulois et de lensemble des Celtes, enen faisant une religion actuelle. Le druidisme tant la fois

    larchtype de la socit celtique et son manation, toute tenta-tive de ce genre serait aller lencontre mme des grands prin-cipes druidiques et entretiendrait une confusion totale dans lesesprits. Cest malheureusement ce qui sest pass : le druidismea tellement enflamm les imaginations que, par le fait mmequil est mal connu, il est devenu un point de cristallisation pourtous les fantasmes dune spiritualit en attente. En vrit, on neconnat les druides et le druidisme que par ou-dire, ce qui per-

    met les pires romans-feuilletons sur le sujet. La religion desGaulois est la fois peu connue et mal connue. Elle est peu con-nue parce que les documents qui la concernent sont bien loindavoir t runis et classs , disait Henri Gaidoz, fondateur deLa Revue celtique, en 18793. Aujourdhui, on connat davantagede documents et on les a mieux classs. Mais il y a beaucoup faire encore avant de dcouvrir qui taient les druides et en quoiconsistait le druidisme.

    En effet, Henri Gaidoz fait remarquer que, connaissant trsmal la religion des Gaulois, on a eu trop tendance la consid-rer seulementcomme un systme philosophique, liminant toutaspect rituel et mme magique. On a appel ce systme et parsuite la religion des Gaulois du nom de druidisme, mot formdans ce sicle sur le nom que les Gaulois donnaient leurs

    3Encyclopdie des Sciences religieuses.

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    prtres, ce mot ne correspondant aucune ralit historique. Il faudrait un peu rectifier ce jugement en prcisant que le

    terme druidisme a t employ dj par les Irlandais duMoyen ge pour dsigner dune faon trs vague ce qui avaitrapport aux druides, et que ce terme, pour nos contemporains,recouvre tout lensemble du domaine religieux celtique, spcula-tions intellectuelles, pratiques culturelles ou magiques,croyances diverses, sciences profanes ou dites telles, relevantdes prtres celtes. Mais il est exact que le mot druidisme de-meure trs brumeux dans la mesure o il dsigne non seule-

    ment un systme religieux, mais une vaste tradition intellec-tuelle, technique et spirituelle, commune tous les peuplesceltes, caractristique des socits celtiques, et perdue, semble-t-il, non pas par la faute de la romanisation que lIrlande najamais connue , mais cause du christianisme. En un sens, ledruidisme est lensemble des conceptions religieuses, intellec-tuelles, artistiques, sociales et scientifiques des Celtes, avant queceux-ci ne se convertissent la religion chrtienne.

    Une telle porte a donn au druidisme ses lettres de no-blesse. Mais comme nous ne sommes gure renseigns sur lecontenu rel de ce systme, il faut bien convenir que toutes lessuppositions sont possibles. Depuis la fin du XVIIIe sicle, o,en Grande-Bretagne et en Bretagne, on a cru retrouver dans lesfantasmes de quelques illumins la vrit sur le druidisme,limagination a fonctionn, et les pires lucubrations ont tdites ou crites sur la religion des Celtes. La vrit oblige direque, jusqu ces dernires annes, on a beaucoup plus rv ledruidisme quon ne la retrouv. Il semble, en effet, que le drui-disme soit bel et bien mort, enfoui dans les tnbres, ou fondudans un christianisme trs spcifique qui a t celui des Irlan-dais et des Bretons. Cependant, comme les religions ne dispa-raissent jamais compltement, il en reste quelque chose, et par-ticulirement dans la faon dont les Occidentaux, surtout les ru-raux, vivent leur spiritualit. Comme le dit encore Henri Gaidoz,

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    en 1879, chasss des temples, les dieux gaulois se sont rfugisdans nos campagnes . En 1985, cette affirmation est toujours

    valable.Voil pourquoi il tait ncessaire dexplorer lunivers quelquepeu brumeux du druidisme. Il en reste quelque chose, non seu-lement dans nos campagnes, mais dans des tmoignages quisont irrfutables. Encore faut-il faire connatre ces vestiges etces tmoignages. Cest le but de ce livre.

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    LES DRUIDES

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    Ce que nous connaissons le mieux du druidisme concerne lesdruides eux-mmes. Ce nest pas un paradoxe : en tant que per-

    sonnages essentiels des diffrentes socits celtiques qui se sontsuccdes en Europe occidentale, ils ont t dcrits, aussi bienpar les historiens et chroniqueurs de lAntiquit classique quepar les Celtes insulaires lorsque ceux-ci se sont mis, souslinfluence du Christianisme, utiliser lcriture pour conserverleurs traditions ancestrales. Nous possdons par consquent, propos des druides, des documents incontestables et dont cer-tains remontent trs loin dans le temps et sont bien souvent

    contemporains des Druides. Et il y a un monde entre ces des-criptions qui, pour tre fragmentaires, nen sont pas moins his-toriques, et limagerie romantique, si tenacement rpercute notre poque, qui fait du druide un grand vieillard barbu et che-velu, aurol dune lumire surnaturelle, cueillant majestueu-sement le gui avec sa faucille dor, vaticinant tout va dans latempte ou sacrifiant des victimes humaines sur dimmensesautels de pierre, autrement dit des dolmens.

    Il faut commencer toute tude sur le druidisme par une d-mystification. Limage romantique du druide est le rsultat denotre ignorance. Certes, dfaut de documents, limaginationdes potes a trouv des solutions qui avaient le mrite dtremouvantes et qui satisfaisaient le got du merveilleux. Cest ledroit le plus strict des potes dinventer ce qui nexiste pas, etpersonne nen a voulu Chateaubriand davoir si magnifique-ment camp le personnage de la druidesse Vellda. Le malheurveut que des historiens, parfois dment patents et souvent debonne foi, aient pris pour argent comptant les dlires delpoque romantique et surtout les dsirs de ces antiquaires de la fin du XVIIIe sicle, ceux que lon appelle maintenant des celtomanes , pour lesquels tout ce qui tait celtique taitbeau, grandiose, sublime, universel. Le rve romantique passaitpar la redcouverte relle ou imaginaire dun pass autoch-tone, donc celtique. Les Druides y tenaient une place de choix,

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    puisquils taient censs dtenir les secrets les plus audacieuxde la pense celtique. Do leur mise en valeur et le rle quon a

    tent de leur faire jouer.Le plus fort, cest queffectivement, les Druides sont au centrede la socit celtique qui, sans eux, ne sexplique pas et demeureincomprhensible. Ils dtenaient rellement les secrets cel-tiques . Ils taient la charnire autour de laquelle sarticulaientles faits et les gestes de ces peuples encore mal connus au-jourdhui, et que, faute de mieux, on nomme celtiques touten sachant quil sagit dun conglomrat dindividus dorigines

    diverses runis dans le cadre dune civilisation unique, sur unterritoire allant de la Bohme aux les britanniques et de laplaine du P aux bouches du Rhin, avec des prolongements enEurope de lest et en Asie Mineure. Cette civilisation celtique estdailleurs plus complexe quon limagine.

    En effet, elle est unique, mais elle est multiple, la fois danslespace et dans le temps. lpoque de Csar, cest--dire aupremier sicle avant notre re, les Galates dAsie mineure, bien

    que constituant un groupe homogne, sont intgrs dans uncadre de vie hellnistique, les Gaulois de la Cisalpine (plaine duP) sont devenus des citoyens romains, ceux de la Narbonnaise(Gaule du Sud) sont des viticulteurs, des marchands ou des l-gionnaires romains, ceux de la Celtique (entre Seine et Garonne,plus la Suisse) sont devenus des agriculteurs et ont abandonn,pour la plupart, le systme de la royaut, ceux de la Belgique(entre Seine et Rhin) sont en passe de devenir des agriculteurs

    mais ont conserv plus que les autres leur tat guerrier. Quantaux Bretons de lle de Bretagne, ils sont plus leveursquagriculteurs et ont maintenu davantage leurs traditions an-ciennes, ainsi que la royaut. Et tout louest, les GalsdIrlande, qui ne parlent pas tout fait la mme langue que lesautres, se dmarquent profondment : jamais touchs par laromanisation, ils voluent en vase clos et demeurent profond-ment attachs une socit pastorale quils maintiendront

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    dailleurs plus tard, travers le Christianisme, jusquauXIIe sicle. De plus, la civilisation celtique apparat, de faon re-

    prable, aux alentours du Ve sicle avant notre re. Sur le conti-nent, elle disparat peu peu, englobe dans la synthse gallo-romaine partir de la conqute de la Gaule par Csar. Dans llede Bretagne, elle perdure jusque vers le VIe sicle aprs J. -C.Refoule par les Angles et les Saxons, elle se maintient encorede nos jours, dans une certaine mesure, dans le Pays de Galleset dans la Bretagne armoricaine. En Irlande, malgr les vicissi-tudes de lHistoire, elle na jamais cess dexister. Ces considra-

    tions tmoignent de la complexit du phnomne.Il y a pourtant des traits communs cette civilisation et quenous retrouvons la fois dans le temps et dans lespace. Cestdabord une tradition transmise de gnration en gnration,dabord uniquement par voie orale, puisque les Celtes prohi-baient lusage de lcriture. Cest ensuite un mode de vie, carac-tris par la pratique de llevage, bientt complte par celledune agriculture trs concurrentielle grce un outillage en fer

    perfectionn, les Celtes tant dexcellents mtallurgistes. Cestencore une langue, dorigine indo-europenne, unique au d-part, scinde ensuite en deux rameaux, le galique et le britto-nique (gaulois, breton, cornique, gallois). Cest enfin un systmephilosophique, juridique, mtaphysique et religieux, commun tous les Celtes sans exception jusqu la christianisation, et cesystme, cest ce que nous appelons aujourdhui le drui-disme .

    Cest dire limportance des Druides dans la vie celtique. Etdisons tout de suite que leur rle nest pas seulement religieux.Le tmoignage de Csar est essentiel ce sujet : Dans toute laGaule, on honore particulirement deux classes dhommes, carla plbe est peine au rang des esclaves De ces deux classes,lune est celle des druides, lautre est celle des equites. Les pre-miers veillent aux choses divines, soccupent des sacrifices pu-blics et privs, rglementent ce qui concerne la religion. Un

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    grand nombre de jeunes gens viennent sinstruire chez eux, etils bnficient dune grande considration. En effet, ce sont eux

    qui tranchent tous les diffrends, publics et privs, et lorsquuncrime a t commis, quand il y a eu meurtre, quand il y a con-testation au sujet dun hritage ou de limites, ce sont eux quidcident, qui valuent les dommages et les peines. Si un indivi-du ou un peuple naccepte pas leur dcision, ils lui interdisentles sacrifices, chtiment qui semble, chez les Gaulois, le plusgrave tous ces druides commande un chef unique qui exercesur eux lautorit suprme Les druides ont coutume de ne pas

    aller la guerre et de ne pas payer dimpts, comme le font lesautres Gaulois. Ils sont dispenss de service militaire et de touteautre obligation (De Bello Gallico, VI, 13).

    On peut parfois mettre en doute les assertions du proconsulromain, surtout lorsquil justifie sa politique ou glisse sur sespropres checs. Mais en loccurrence, ce quil rapporte des cou-tumes gauloises parat puis aux meilleures sources. Il connais-sait les Gaulois, sentourait volontiers de chefs de tribus, bavar-

    dait avec tous ceux qui pouvaient lui apporter des renseigne-ments sur ladversaire. Au dbut de son expdition en Gaule, ilstait assur la collaboration du chef atrbate Commios, quilavait dailleurs impos comme roi des Atrbates et des Morins,et connaissait fort bien le druide duen Diviciacos dont il avaitfait son alli contre le chef Dumnorix, le propre frre de Divicia-cos. Et pour peu quon veuille bien rflchir aux prrogatives etprivilges que Csar attribue aux druides, on reste confondu : cesont les druides qui dtiennent la quasi-totalit des pouvoirsspirituels et temporels dans la socit gauloise. Ajoutons celale fait signal par de nombreux textes piques irlandais, savoirque le roi, dans une assemble, navait pas le droit de parleravant le druide, et on aura une ide de la toute-puissance desdruides.

    Cela dit, tout le contexte est de structure indo-europenne.Sans aucunement faire rfrence une notion de race, puisquil

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    sagit de structures sociales, les peuples gaulois entrent bel etbien dans le systme de la Tripartition. Csar est formel : il y a

    chez eux trois classes, dont lune, la plbe, est insignifiante. Res-tent les deux autres, les equites qui sont les guerriers, et lesdruides. Et il sagit dune classe, non pas dune caste, ce qui estimportant signaler.

    En effet, de lavis de tous les historiens des religions, lesdruides sont les quivalents celtiques des Brahmanes indiens etdes Flamines romains, mme si leur nom est entirement diff-rent (Brahmanes et Flamines sont linguistiquement apparen-

    ts). Or on sait que les Brahmanes se recrutent exclusivementpar la naissance dans une caste, consquence normale descroyances hindoues concernant le cycle des rincarnations, etque les Flamines romains constituaient un collge auquel on nepouvait accder que par cooptation. Au contraire, les druides neformaient pas une classe ferme : nimporte qui, membre dunefamille royale, guerrier, artisan, pasteur, agriculteur, peut-tremme esclave, pouvait y accder ne serait-ce que dans une ca-

    tgorie infrieure condition davoir suivi des tudes longueset pousses. En somme, on devenait druide la fois par voca-tion et par probation. La religion chrtienne, hritire plusdun titre de la religion druidique4, saura sen souvenir quant aurecrutement de ses prtres.

    Comme cest le cas pour tout le clerg de structure indo-europenne, du moins dans les commencements, la classe sa-cerdotale druidique avait pour mission dorganiser et

    dadministrer la fois les choses divines et les choses humaines.Les Brahmanes actuels, cause de lvolution historique et desvicissitudes de la socit indienne, ont seulement gard de cettemission son aspect spirituel, abandonnant le pouvoir politique des systmes de plus en plus laques. Cest de lacisation quilfaut parler propos des Flamines et du rle mineur quils ont

    4 Voir J. Markale, Le Christianisme celtique et ses survivances populaires, Paris, d.imago, 1983.

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    jou trs tt dans la Rpublique romaine. En effet, si, au mo-ment de la royaut romaine, le rextait le matre du sacr et du

    profane, on en est venu trs vite, Rome, faire la part deschoses entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel : en fait,la lacit a t invente par la Rpublique romaine, bien que, pa-radoxalement, se dveloppt une religion de pure forme, nette-ment nationaliste et civique, laquelle taient intgrs lesgrands corps de ltat. Pour ce qui est des druides, tant donnquils ont disparu, noys dans la romanit et le christianisme,on ne peut rien dire sur une hypothtique volution de leur sta-

    tut. Mais une chose est certaine : il nexistait pas, dans la socitceltique, de nuance entre le sacr et le profane. vrai dire, laquestion ne se posait mme pas. Le fait que, lors de la christia-nisation de lIrlande, ce sont presque exclusivement les rois etles fili, cest--dire les hritiers des druides, qui sont devenusvques ou abbs, cumulant les pouvoirs temporels et spirituels,est en somme la preuve absolue de ce monisme quil est parfoisdifficile de comprendre eu gard notre mentalit actuelle.

    Il faut bien se dire que la dnomination druides est trs vasteet englobe de nombreuses spcialisations. Il serait ridicule devouloir comparer un druide gaulois et un prtre catholique duXXe sicle, surtout dans les pays o joue la sparation de lgliseet de ltat. la rigueur pourrait-on voir une certaine quiva-lence entre le druide et un prtre de village au XIXe sicle, avantles lois sur lenseignement primaire obligatoire et lapparitionde linstituteur laque. Car si le druide est un prtre, il est bienautre chose. Et, lintrieur de la classe druidique, il existe biendes distinctions. Les auteurs grecs et latins en avaient pleineconscience, bien quil semble quils naient point compris exac-tement les subtilits de ces distinctions et du systme hirar-chique. Tantt, ils appellent les druides des philosophes ,tantt des mages , ce qui nest certes pas tout fait la mmechose. Il est mme question de potes chantants et de de-

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    1) LE NOM DES DRUIDES

    Chaque fois que les auteurs de lAntiquit classique ont parldes druides, ils lont fait avec une certaine admiration. En aucuncas, les historiens grecs ou latins ne les ont confondus avec des

    sorciers de bas tage. Lduen Diviciacos, dj mentionn parCsar, lest aussi par Cicron qui se flatte de lavoir connu etdavoir discut avec lui : Il prtendait connatre les lois de lanature, ce que les Grecs appellent physiologie, et il prdisaitlavenir, soit par des augures, soit par des conjectures (De Di-vinatione, I, 40). Les auteurs plus tardifs vont mme plus loin :Ammien Marcellin (XV, 9) met les druides en rapport avec lesdisciples de Pythagore, Hippolyte (Philosophumena, I, 25) af-

    firme quils ont tudi assidment la doctrine de Pythagore,tandis que Clment dAlexandrie (Stromata, I, XV, 71) rapporteune tradition selon laquelle Pythagore tait llve la fois desBrahmanes et des Galates, autrement dit des druides galates.

    Le rapport des druides et de Pythagore, dans un sens commedans lautre, parat hautement improbable, mais cette traditiontmoigne dune certaine parent entre le pythagorisme et ledruidisme, tout au moins daprs ce que les Grecs pouvaient en

    comprendre. Et lon sait quils lont mal compris. Cependant,ctait de ce fait reconnatre au druidisme la valeur dun systmede philosophie parfaitement honorable, cest cela qui est impor-tant. Mme si leur comprhension tait incomplte, voire erro-ne (pour diffrentes causes : dfaut dinformations prcises,systme de logique diffrent, mentalit oppose, parti pris desyncrtisme), les Grecs se sont tonns que des Barbares aientpu possder une tradition philosophique et religieuse dune

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    haute tenue intellectuelle et mme spirituelle. Cela ne les a pasempchs, ni les auteurs latins, de se montrer trs confus quant

    aux fonctions des druides et leurs dnominations.Nous avons vus quon leur attribuait les fonctions de philo-sophes, de mages et depotes chantants (bardes). Mais, commele dit Cicron, tant donn quils se livrent lart augural, cesont aussi des vates, et de ce dernier terme, le no-druidismecontemporain, dont nous aurons parler, a fait le mot ovate,qui signifie simplement devin , dsignant le grade infrieurdes participants une assemble druidique (gorsedd). Et Csar,

    toujours propos de Diviciacos, utilise le terme sacerdos, ce quidfinit le druide comme un authentique prtre , non seule-ment au sens latin, mais au sens actuel donn universellement ce mot. Ailleurs, il sera question daeditus, cest--dire de prtregardien et desservant dun temple ddi une divinit particu-lire, lquivalent dun actuel cur de paroisse, ou encore, enBretagne, dun recteur , lequel est canoniquement le vri-table responsable du sanctuaire. Et si le mot magus est utilis

    par Pline et quelques autres pour traduire le terme druide, cestsans connotation dprciative : les mages dAssyrie ou duProche-Orient ntaient pas seulement des magiciens, mais aus-si des prtres, des astronomes (en ralit astrologues, carlobservation scientifique tait confondue avec la spculation as-trologique), des savants, des philosophes et des devins. Et pourla plupart des auteurs de lAntiquit, les druides sont galementdes mdecins et des thologiens quon prsente commequivalents des Sages de la Grce ou de lOrient. Ils sontparfois des semnothes , ce qui les apparente bien davantageaux prtres des religions mystres qui commenaient enva-hir le monde grco-romain quaux administrateurs de la religiondtat qui tait en fait celle de Rome. Il faut galement signalerle terme eubages ou euhages dsignant la catgorie des druides-devins. On trouve ce terme chez Ammien Marcellin qui traduiten latin le grec Timagne : en fait, euhages est une mauvaise

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    transcription dun gaulois vates (pass tel quel en latin) parlintermdiaire dun grec ouateis.

    Il existe cependant une appellation druidique sur laquelle ona pu longuement discuter. Elle se trouve dans le huitime livredes Commentaires de Csar, celui crit par Hirtius, mais prisecomme un nom propre de personne : gutuater. Le terme est at-test par quatre inscriptions gallo-romaines, une fois considrcomme un nom propre (au Puy-en-Velay) et trois fois commeun nom commun. Dans un des cas, la formule gutuater Martisne laisse aucun doute : il sagit dun prtre vou Mars, ce der-

    nier remplaant une divinit gauloise de la guerre. Gutuater estdonc une indication de fonction sacerdotale. Le mot na rien demystrieux, car on y trouve le terme gutu-, littralement voix , et le terme -ater (ou tater, apparent la racine indo-europenne du nom du pre). Il est le Pre de la Voix , ou le Pre de la Parole , autrement dit un prtre charg de la pr-dication ou charg de prononcer des invocations, louanges ousatires de nature nettement magique. Dans cette dernire ac-

    ception, la fonction a son quivalent en Irlande.Car lIrlande, grce aux prcieux manuscrits du Moyen gequi nous ont transmis en grande partie les rcits piques paensdes Gals, est un complment particulirement riche et tout fait essentiel pour complter nos informations sur les Druides.Ce qui importe dailleurs nest pas lge des manuscrits eux-mmes, ceux-ci ayant t labors du XIe au XVe sicles, et par-fois mme plus tard : ils sont gnralement des rajeunisse-

    ments ou de nouvelles transcriptions de manuscrits plus an-ciens. Et comme, en Irlande, cest la classe druidique qui a tchristianise la premire, il serait bien tonnant que les rensei-gnements fournis par les moines chrtiens naient point t pui-ss bonne source, cest--dire la tradition paenne orale en-core bien vivante dans les premiers sicles du christianisme. Etl, pour peu quon veuille faire la part des choses, compte tenudu merveilleux pique et des symboles mythologiques, les

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    druides apparaissent dans leur complexit, mais aussi dans latotalit de leurs fonctions. Do des dnominations nombreuses

    encore que parfois difficiles dfinir avec exactitude.Le terme gnrique de la classe sacerdotale est drui, strictquivalent du mot gaulois transcrit druis par Csar, et druidapar les auteurs postrieurs. Mais il est bien vident que le ga-lique druidsigne, comme en Gaule, un homme appartenant la catgorie suprieure de cette classe sacerdotale. Au momento le christianisme est apparu en Irlande, il semble que le termedruiait perdu de son importance, ne dsignant plus quune ca-

    tgorie infrieure uniquement proccupe de sorcellerie. Cest laseconde catgorie, celle des vates, qui apparat alors comme laplus prestigieuse. En effet, au vatis gaulois correspond le file(pluriel fili ou filid) irlandais, mais avec toutes les fonctionsnobles de lancien druide. Cela ne veut pas dire quavant lachristianisation les fili laient emport sur les druides propre-ment dits, cela tmoigne seulement dun tat de fait, auIVe sicle, au moment de la prdication de saint Patrick en Ir-

    lande. Et, dans la catgorie des fili, de nombreuses dnomina-tions apparaissent, correspondant diverses spcialisations.Il y a dabord le sencha (mot qui sera souvent utilis comme

    nom propre, comme le gutuater gaulois) qui est essentiellementun historien, un annaliste, charg de maintenir et de rpandrela tradition historique ou philosophique, ou encore de pronon-cer lloge des hros. Puis il y a le brithem qui fait fonction dejuge, darbitre, de lgislateur, dambassadeur. Le scelaige est

    spcialis dans les rcits piques ou mythologiques. Le cainteest analogue au gutuater : cest le matre du chant, magiquebien entendu, et il est charg de prononcer les invocations, lesexcrations, les bndictions et les maldictions. Ce satiristejoue un rle important dans de nombreux rcits piques irlan-dais et ses pouvoirs sont signals comme tant redoutables. En-fin, il y a le liaig, sorte de mdecin utilisant les plantes, la chi-rurgie et les pratiques magiques, le cruitire qui est un harpiste

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    dont la musique est de caractre magique (il est parfois questionde musique qui fait pleurer, qui fait rire, qui fait dormir ou qui

    fait mourir), et le deogbaire, qui est un chanson : mais ilsemble bien que celui-ci ait la connaissance des substances nonseulement enivrantes, mais hallucinognes.

    La spcialisation divinatoire est assume par lefaith, mot quiest lexact correspondant du gaulois vatis. Mais des obscuritsdemeurent quant lappartenance dufaith la catgorie des fi-li. On ne peut dcider si le faith tait un file, et il est vraisem-blable quil y a eu changement la christianisation : la prdic-

    tion tait mal vue des chrtiens et il est possible que ce soit aumoment o les fili se sont convertis quils ont abandonn lafonction divinatoire, celle-ci tant rcupre par une catgorieinfrieure ne bnficiant plus, dans la nouvelle socit, du statutsacerdotal. Cette hypothse est corrobore par le fait que lesdruides proprement dits, au moment de la christianisation,taient tenus lcart du sacerdoce mis en place par saint Pa-trick et ses successeurs. En somme, les fili, une fois baptiss et

    la plupart du temps ordonns prtres et consacrs vques ,ont abandonn les fonctions du druidisme qui taient les plussuspectes, sinon les plus contraires lesprit chrtien. Mais cause de cela, notre information est incomplte.

    On remarquera aussi que les bardes sont absents de cettenomenclature, alors que le mot bardexiste en galique et quil at employ pour dsigner ultrieurement des potes et deschanteurs populaires. Le barde irlandais avait-il un statut fixe ?

    Faisait-il rellement partie de la classe sacerdotale ? Probable-ment, si lon compare avec la Gaule et aussi avec le pays deGalles o linstitution bardique a t maintenue trs tard,jusqu la fin du Moyen ge, dans le cadre chrtien. En fait, chezles Gallois, et dans une certaine mesure chez les Bretons armo-ricains, cest le barde qui a t lhritier du druide, tandis quenIrlande cest lefile qui a jou ce rle.

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    Tous ces noms qui servent dsigner les diverses catgoriesfonctionnelles lintrieur de la classe druidique ne doivent pas

    cependant nous faire oublier que lappellation essentielle de-meure le mot druide .Il faut bien dire que ce nom a t soumis rude preuve. Les

    formes modernes, druide en franais, druid en anglais,derwydden gallois et drouizen breton-armoricain, sont toutesdes reconstitutions savantes qui ne remontent gure plus hautque la fin du XVIIIe sicle. Le mot populaire, rsultant delvolution logique de la langue, est draoien galique moderne,

    qui signifie sorcier , et dryw, roitelet , en gallois contem-porain, le terme stant perdu dans le vocabulaire breton-armoricain. Ces reconstitutions savantes se sont faites sur leterme le plus anciennement attest, celui utilis par Csar, etqui est latinis en druis (gnitif druidis), auquel correspondtroitement lancien galique drui.

    Ces remarques sont dune grande importance, car elles cons-tituent la preuve que le druidisme, et par consquent les

    druides, ont disparu dans la mmoire populaire en tantquinstitution religieuse, et cela depuis bien des sicles. SeulslIrlande et le Pays de Galles en ont conserv un vague souvenirqui tmoigne dailleurs dune dprciation formelle. Il est hau-tement significatif que lvolution smantique du vieil irlandaisdruiait conduit au sens de sorcier . Cest mettre en rapportavec la dsaffection qui sest produite en Irlande, au moment dela christianisation, propos des druides, ravals au rang de ma-

    giciens de seconde zone, cela au profit des filiqui ont trouv ou gard leur place au sein de la socit celto-chrtienne. Ilest donc impossible de dcouvrir, comme le veulent certainsexgtes pourtant remplis de bonnes intentions, une quel-conque mention des druides dans un rcit ou un chant de la tra-

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    dition populaire, notamment en Bretagne armoricaine5. Unetelle tentative relve du dlire celtomaniaque le plus pur.

    Cela dit, il nest pas interdit de se poser des questions au su-jet de la signification du mot druide . Depuis plusieurssicles, on a adopt, sans rflchir, ltymologie quen donnePline lAncien (Histoire Naturelle, XVI, 249) dans un passageclbre o il parle de la vnration des druides pour le gui etlarbre qui le porte, cest--dire le chne. Et Pline ajoute : Ilsnaccompliront aucun rite sans la prsence dune branche de cetarbre si bien quil semble possible que les druides tirent leur

    nom du grec. On en a conclu que le mot druide provenait dugrec drus, chne , et cette explication, qui a la vie dure, se re-trouve encore dans certains ouvrages srieux de notre sicle.

    Il sagit dune tymologie analogique, btie sur une simpleressemblance et consolide par le rle effectif du chne dans lareligion druidique. Les auteurs grecs et latins ont fait grand

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    Cest malheureusement le cas de ceux qui persistent affirmer que le Barzaz-Breiz,dHersart de la Villemarqu, surtout les premiers chants dits historiques du recueil, sontauthentiquement populaires. Dune part, on sait maintenant, par la critique interne du textebreton, que ces chants miraculeusement retrouvs dans la mmoire populaire bretonneont t composs dabord en franais et traduits ensuite maladroitement en breton. Dautrepart, La Villemarqu avait beaucoup de talent et de nobles intentions : il voulait donner laBretagne lquivalent de ce qui se trouvait, en manuscrits du Moyen ge, au Pays de Galles eten Irlande. Cest pourquoi, peut-tre en partant de fragments de chansons populaires, il abrod, arrang, dvelopp ce qui lui tenait cur, dmarquant au passage tout ce quil con-naissait des bardes gallois. Le premier chant duBarzaz-Breizest prsent par la Villemarqucomme un dialogue entre un enfant et un druide. Et La Villemarqu den faire une sorte decatchisme de la sagesse druidique. On peut tout pardonner La Villemarqu qui tait un

    grand pote, mais que dire de ceux qui sefforcent de gommer la supercherie (que La Ville-marqu a dailleurs avoue la fin de sa vie dans une lettre son dtracteur Franois-MarieLuzel) contre toute logique ? Le dialogue suppos de lenfant et du druide, que La Villemar-qu intitule Ar Rannou, les Sries , est une trituration dun chant populaire authentique,Gosperou ar Raned, les Vpres des Grenouilles , sorte de litanies mnmotechniques fr-quentes dans la tradition populaire, et dont nous possdons plusieurs versions bretonnes. Ilny est videmment pas question dun quelconque druide , et si le mot sy trouvait, il auraitt ajout. Cela ne veut pas dire que les Vpres des Grenouilles ne contiennent pasquelques rminiscences dune tradition druidique, encore que cela soit bien problmatique,cela veut simplement dire quil est difficile, pour ne pas dire impossible, de retrouver lesdruides dans un chant populaire. Et que dire du jeu de mots entre Rannou etRaned? La Vil-lemarqu tait-il donc si innocent ?

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    usage de ce genre dtymologie, les auteurs du Moyen ge ga-lement. Quant aux innombrables tymologies populaires, elles

    sont toutes du mme ordre, et parfois elles font mme un rap-port subtil que la linguistique pure tend liminer. La Kabbalephontique est une ralit, et il faut toujours se mfier de ce quise cache derrire un raisonnement en apparence aberrant. Maisen loccurrence, le rapport entre le mot druide et le grec drus estinexistant6. Dailleurs, pourquoi le nom des druides gauloisproviendrait-il dun mot grec ? En toute logique, il devrait tredorigine celtique. Or chne se dit dervo en gaulois (cest un

    des rares mots gaulois dont nous sommes srs), daur en ga-lique, derw en gallois, derv (collectif, dervenn au singulatif, de-ru en vannetais) en breton armoricain. Il est bien difficiledaccrocher ces mots le terme druide sous ses diversesformes.

    De plus, le texte de Pline est assez confus. Le Naturaliste nedit pas expressment que lorigine est le mot grec drus : lesdruides tirent leur nom du grec, cest tout. Ce sont les commen-

    tateurs ultrieurs qui ont en fait dcid de cette tymologie, etnous allons voir que, dans le fond, et contrairement ce quonpense, Pline lAncien nest pas trs loin de la vrit.

    En effet, si lon se rfre la forme donne par Csar,druides, laquelle suppose un singulier druis au nominatif, etaussi la forme irlandaise druid, le mot ne peut que remonter un ancien celtique druwides qui peut se dcomposer facilementen dru-, prfixe augmentatif sens superlatif (que lon retrouve

    dans ladjectif franais dru ), et en wid, terme apparent laracine indo-europenne du latin videre, voir , et du grecidein, galement voir et savoir . Le sens est donc parfai-

    6 On a t plus loin dans ce domaine en voulant viter Jsus dtre juif, on en a fait un

    Celte, chose normale puisquil tait galilen, donc galate ou gaulois (les deux termes tant desvariantes dun mme mot). Rabelais sest moqu abondamment de ce genre dtymologies, enparticulier avec Gargantua ( que grand tu as , sous-entendu le gosier) et la Beauce ( quebeau ce !).

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    tement clair : les druides sont les trs voyants ou les trs sa-vants, ce qui parat conforme avec les diverses fonctions qui

    leur sont dvolues.Or, les clbres scholies qui se trouvent dans le manuscrit delaPharsale de Lucain, scholies fort prcieuses parce quellesnous donnent dutiles renseignements sur les Gaulois et leurscoutumes, fournissent ce sujet une indication qui corroborePline : les druides sont nomms daprs les arbres parce quilshabitent des forts recules 7. On notera que le passage de laPharsale sur lequel sexerce le talent du scholiaste est celui qui

    concerne une grande fort, prs de Marseille, o les druides of-ficient en plein air dans des sanctuaires qui sont des nemeton,cest--dire des clairires sacres. On remarquera aussi quilnest pas question de chne, mais darbres, en gnral. Et cestce que dit en ralit Pline lAncien.

    Cela dbouche sur une curieuse constatation : dans leslangues celtiques, il existe une indniable liaison entre le motqui signifie science et celui qui signifie arbre, en gaulois vidu

    (dont la racine donnera koed en gallois et breton vannetais,koad dans les autres dialectes bretons). Sagit-il dune simplehomonymie ? Sagit-il encore une fois de kabbale phontique ?Les celtisants parlent uniquement dune homonymie. Mais alorscomment expliquer, dans dautres traditions indo-europennes,cette mme ambigut, en particulier propos de lOdin germa-nique ? Odin-Wotan (en saxon Woden) remonte un ancienWthanaz attest par Tacite, et les germanistes y voient la ra-

    cine wutqui signifie fureur sacre , donc science totale ,ce qui est bien dans le caractre prt lOdin des sagas nor-diques, lui qui est devenu volontairement borgne pour tre ma-giquement voyant, et qui est le matre des runes , cest--diredes inscriptions magiques, comme par hasard graves dans desmorceaux de bois, de la mme faon que les druides satiristes

    7 J. Zwicker,Fontes Historiae Religionis Celticae, I, p. 50.

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    irlandais gravaient des incantations sur des branches, notam-ment de coudrier et dif. Car la racine Wut prsente une bien

    trange parent avec le nom germanique du bois reconnaissabledans langlais wood. Dailleurs, lun des pomes de lEdda scan-dinave nous dcrit Odin pendu un arbre (rituel chamaniquequon retrouve dans lIrlande paenne) et se librant par la forcedes runes quil suscite. Wotan-Odin est le dieu du Savoir, ledieu-magicien par excellence, qui nest pas sans faire penser Gwyddyon, fils de la desse Dn, hros de la quatrime brancheduMabinogigallois8. Or le nom de Gwyddyon, sil rfre une

    racine gwidqui signifie science (breton-armoricain gwiziek, savant ), peut aussi bien provenir de la racine du vidu gau-lois, dans le sens darbre (et devenu coiten moyen-gallois avantde prendre la forme coed). Si Odin-Wotan et Gwyddyon sontlis la fois lide de science et larbre, eux qui sont de vri-tables dieux-druides, il nest pas invraisemblable de penser quele nom des druides a cette mme ambivalence. Les relationsentre la science, surtout la science religieuse ou magique, et les

    arbres nont rien qui puissent nous tonner. Le mythe fonda-mental de lArbre de la Connaissance imprgne les traditions detous les peuples. Et si les druides sont les trs savants, ils sontaussi les hommes de lArbre , ceux qui officient et enseignentdans les clairires sacres, au milieu des forts.

    8 J. Markale,Lpope celtique en Bretagne, 2e d., Paris, Payot, 1975, pp. 59-76.

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    2) LA HIRARCHIE DRUIDIQUE

    La classe sacerdotale druidique comporte donc des fonctionsspcialises. Le problme se pose de savoir comment taient r-gis les rapports entre les diffrentes composantes de cette

    classe, et aussi de dfinir quelle pouvait tre la cohsion de cetensemble qui parat avoir t assez vaste.

    En partant des lments historiques qui concernent la chris-tianisation de lIrlande, partir du Ve sicle, on a cru pouvoirdiscerner des rivalits et des oppositions lintrieur de cetteclasse druidique. En effet, si lon examine la lettre lhistoire,ou lhistoire lgendaire, de saint Patrick, lvanglisateur delIrlande, on est amen constater que laptre chrtien sest

    heurt lhostilit des druides et des rois et quil a converti lesfili, faisant de ceux-ci les lites intellectuelles de la nouvelle reli-gion9. En somme, Patrick aurait jou de la rivalit entre druideset fili, privilgiant ces derniers et leur donnant mission de pour-suivre son uvre tout en luttant contre les pratiques magiquesattribues aux premiers.

    Cette constatation est vraie dans les faits, mais elle ne vautplus rien si lon examine attentivement les rapports entre

    druides et fili. Dabord, il y a, dans tous les textes, une propen-sion confondre les druides et les fili: il sagit seulement dunequerelle de terminologie. Dautre part, dans lvolution de la so-cit galique dIrlande volution qui na rien de comparableavec ce qui sest pass en Gaule , nous pouvons affirmer quil y

    9 Je me suis largement expliqu sur ce point dans mon Christianisme celtique, Paris.Imago, 1983, pp. 28-48.

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    a eu glissement de fonction entre les druides proprement dits etles fili, lesquels, rptons-le, ne sont pas tellement diffrents

    des druides puisquils appartiennent la mme classe, et quenIrlande, le terme druide sert essentiellement dsigner,dune faon gnrale, un membre de la classe druidique. Tout cequon peut supposer, cest qu lpoque de saint Patrick, leterme druide servait surtout qualifier un oprateur de ma-gie, alors que le file tait davantage un intellectuel, un vritabledruide au sens o nous lentendons. Lhagiographie irlandaisene peut pas ne pas avoir tenu compte de ce glissement, dautant

    plus que saint Patrick lui-mme, dans son adolescence, avait tcaptur (il tait Breton) par des pirates irlandais et avait tpendant plusieurs annes esclave chez un druide , autrementdit un oprateur de magie. Patrick savait donc quoi sen tenir.Non seulement il avait d apprendre certaines techniques au-prs de ce druide, mais en privilgiant les filiau dtriment desdruides, il prparait les futurs cadres du christianisme, surtoutdu point de vue intellectuel, philosophique, juridique et finale-

    ment politique.Il ressort de tout cela que la distinction entre druides pro-prement dits etfilinest point affaire de rivalit ou dopposition,mais de fonction. Du reste, le rapide passage de lIrlandepaenne au christianisme dont elle est devenue en quelque sortele fer de lance, prouve quen dfinitive cest toute la classe drui-dique qui sest convertie, entranant de ce fait les autres classesavec elle, et donnant ainsi une ide du pouvoir rel quelle re-prsentait dans la socit celtique. Or quand une classe socialerevt une telle importance, cest quelle constitue un tout coh-rent et organis.

    Sur ce point, les textes de lantiquit grecque et romaine etles textes irlandais (pope et hagiographie) sont, en dehors dedtails dinterprtation et de nuances de vocabulaire, en parfaiteconvergence : il y a une classe sacerdotale druidique compre-nant des prtres, des devins et des potes-philosophes, prati-

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    quant la thologie et les spculations mtaphysiques, prsidantles sacrifices, animant le culte et les rites divers, transmettant la

    doctrine des disciples et rglant la vie politique en tantquintermdiaire entre le monde divin et le monde humain.On conoit alors quune telle organisation nest pas due au

    hasard et quelle est la consquence dun plan qui rpartit lestches et les responsabilits. La classe sacerdotale druidique estfortement structure, mme si ses structures napparaissent pastoujours au premier plan. Un exemple est caractristique, celuide la Guerre des Gaules, plus particulirement le moment de la

    tentative de Vercingtorix pour librer la Gaule des Romains. Silon prend le rcit des vnements de la Guerre des Gaules, onpeut dire, quelques exceptions prs, que les druides sont cu-rieusement et inexplicablement absents. Mais quand on connatlorganisation sociale des Celtes, on ne peut douter un seul ins-tant de leur prsence, et surtout de leur action dcisive danstous les vnements, politiques et militaires, qui se sont drou-ls entre 58 et 52. Or, en 52, jamais la rvolte suscite par Ver-

    cingtorix naurait eu la moindre chance dclater sans le patro-nage de la classe druidique. Cette rvolte part en effet du paysdes Carnutes, o se trouvait le sanctuaire central de la Gaule, etelle gagne ensuite, une vitesse surprenante, lensemble du ter-ritoire peupl par les Gaulois10. Cest la preuve quil existait uneorganisation ayant ses ramifications parmi tous les peuples(pourtant rivaux et parfois trs diffrents les uns des autres) etcapable de mobiliser en un temps record une masse humaineaux intrts trop souvent divergents. La rvolte de Genabum, etle dbut de la tentative de Vercingtorix partir de sa base ar-verne, ne peuvent sexpliquer autrement.

    Tout cela suppose une hirarchie. Csar est le premier lavoir constat et il laffirme sans ambigut : tous cesdruides commande un chef unique qui exerce une autorit su-

    10 Sur ce sujet, voir J. Markale, Vercingtorix, Paris, Hachette, 1982, pp. 160-161 et 184-

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    prme sur eux ; quand ce chef meurt, si lun deux lemporte endignit, il lui succde, mais si plusieurs sont galit, ils se dis-

    putent la premire place par le suffrage des druides, parfoismme par les armes (VI, 13). La dsignation de ce quon pour-rait appeler larchidruide est donc assez souple, et toutcompte fait, dmocratique . La valeur du personnage faitautorit, et galit de valeur, on a recours llection. Et, bienentendu, comme dans toute consultation lectorale, les passionspeuvent sexacerber et les positions partisanes se durcir : do lepis-aller de la violence. Mais il ny a pas de succession automa-

    tique ou hrditaire. Cest dans lesprit du druidisme, puisquilne sagit pas dune caste, comme chez les Brahmanes, ni duncollge, comme chez les Flamines, mais dune classe laquelleon accde par ses dispositions et ses mrites intellectuels.

    Il y a donc un chef unique de tous les druides. Csar parle dela Gaule, mais nous ne savons pas trs bien dans quelles limitesprcises il enferme la Gaule. En tout cas, cette Gaule est un con-glomrat de peuples aux intrts parfois divergents et aux poli-

    tiques souvent contradictoires, peuples qui veillent jalousement leur autonomie sinon leur indpendance complte. On peutcomprendre le tmoignage de Csar de deux faons : ou bienchaque peuple de la Gaule a ses druides, et ces druides lisentun chef unique lintrieur de ce peuple, ou bien les druides dechaque peuple se choisissent un chef unique pour toute laGaule. Le problme a toujours t esquiv, mais il mrite pour-tant quon sy attarde, car il dbouche sur une question fonda-mentale : le druidisme est-il une institution nationale, interna-tionale ou supranationale ? Cette question, en tout tat decause, doit tre pose prudemment, en tenant compte du faitque lide de nation et le concept de nationalisme nont pas lamme signification pour des Gaulois de lpoque de Vercingto-rix, pour des Bretons de lpoque dArthur, pour des Irlandaisde lge des Saints et pour nos contemporains mouls ds leur

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    enfance dans les structures dun tat-nation quelque peu hg-lien.

    La situation semble paradoxale. Dune part, linstitutiondruidique concerne tous les Celtes sans exceptions, Gals etBrittons, de lIrlande au pays des Galates en Asie Mineure,mme si, pour ces derniers, le doute subsiste quant leur pr-sence et leur rle effectif (il ny a aucune mention de druidesgalates, mais cela ne prouve aucunement leur inexistence). Ledruidisme, avec la langue, est dailleurs un des seuls ciments delunit celtique. Mais, dautre part, les druides, par leur rle

    dans la socit, par la fonction quils occupent auprs du roi (oude tout substitut du roi), semblent avoir un destin national limi-t au peuple dont ils font partie. Cest ce qui ressort notammentde la lecture dun passage de la grande pope Irlandaise, laTain B Cualng, propos du fameux druide dUlster Cathbad.Le roi Ailill de Connaught vient de demander Fergus, exildUlster, qui est le personnage magnifique quil voit danslarme de ses ennemis. Fergus lui rpond : Cest le fondement

    de la science, le matre des lments, laccs du ciel ; Il aveugleles yeux, il saisit la force de ltranger par lintelligence desdruides, savoir Cathbad, laimable druide, avec les druidesdUlster autour de lui 11. Il sagit ici non seulement dune sortede rsum de la fonction druidique, mais aussi de la prsenta-tion dun personnage remarquable au milieu de subalternes :Cathbad est le chef des druides dUlster. Dans une autre popeirlandaise, Le Sige de Druim Damhgaire, deux druidessopposent dans des combats magiques, aids chacun par desdruides de moindre importance. Et ces deux druides sont auservice de deux rois ennemis, ce qui semblerait dmontrer lelien fondamental entre le druide et le peuple auquel il appar-tient. Dailleurs, le druide historique Diviciacos, dont nous par-lent Csar et Cicron, apparat nettement engag dans la vie po-

    11 Cit par Guyonvareh-Lc Roux,Les Druides, pp. 58-59.

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    litique de son peuple, les duens, mme si cette vie politique estcontraire aux intrts des autres peuples gaulois.

    De plus, si les druides ne sont pas, au tmoignage de Csar,soumis au service militaire, rien ne leur interdit de faire laguerre, condition que ce soit de leur plein gr. Le druide duenDiviciacos, partisan convaincu de lalliance avec Rome, ne senprive pas. Le druide pique des Ulates, Cathbad, pre du roiConchobar, est prsent comme tant la fois druide et guer-rier. Il pouse dailleurs une femme-guerrire. Quant au druidemythique Mog Ruith, hros du Sige de Druim Damhgaire,

    mme si ses combats sont magiques, il nen mne pas moinsune guerre acharne contre les druides de ses ennemis. Il nesagit pas de patriotisme, ce concept tant dnu de toute signi-fication dans le contexte des anciennes socits celtiques, maisde lattachement une cause, aussi bien celle du peupledorigine que celle dun roi ou dun peuple dlection. Mais celaprouve en tout cas que le druide appartient, dune faon oudune autre, un peuple dtermin dont il partage la destine. Il

    semblerait, dans ce cas, que le druidisme soit un phnomnenational, ou tout au moins tribal.Et pourtant linstitution druidique dpasse le cadre troit du

    peuple ou de la tribu. Encore une fois, Csar est un tmoin es-sentiel. Parlant des druides qui se choisissent un chef unique, ilajoute : une certaine poque de lanne, ils se runissent enun lieu consacr du pays des Carnutes que lon tient pour lecentre de toute la Gaule. L convergent de toutes parts ceux qui

    ont des contestations, et ils se soumettent leur avis et leurjugement (VI, 13). Il ne peut y avoir dambigut : les druidesde tous les peuples de la Gaule se runissent en un seul endroit.Peut-tre y lisent-ils un chef suprme, une sorte darchidruidedes Gaules. Pourquoi pas ? Mais Csar ne le dit pas. Cependantle fait que tout individu, quelque peuple quil appartienne,puisse venir exposer son cas constitue la preuve que le drui-disme est une institution au-dessus du cadre du peuple ou de la

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    tribu, quil est bel et bien supranational. Cela suppose videm-ment le sentiment dune communaut gauloise, que laventure

    de Vercingtorix met dailleurs en lumire. En somme, le sanc-tuaire du pays des Carnutes o se runissent les druides est unomphallos, un centre symbolique et sacr. tait-ce Saint-Benoit-sur-Loire, ou Fleury-sur-Loire, comme on la souventpropos12 ? Ou bien encore Suvres (Sodobria, lantique Sodo-Brivum) dans le Loir-et-Cher13 ? Peu importe. La mme ide seretrouve en Irlande, pays divis en quatre royaumes (divisseux-mmes en nombreuses tribus) et o la Colline prhistorique

    de Tara est devenue le centre mythique de lle, lomphallos au-tour duquel se tenaient les grandes runions cultuelles et poli-tiques, et sige dun cinquime royaume symbolique (Midhe,cest--dire le Milieu ) sur lequel rgnait thoriquement lArdRi, cest--dire le Roi Suprme dIrlande. Rappelons que,dans le monde hellnique, la mme coutume existait, puisqueDelphes tait une sorte de terrain neutre pour les cits grecquesbien souvent rivales et ennemies, lesquelles y dposaient leur

    trsor sous la garde de la divinit, autour de lomphallos depierre qui marquait un centre symbolique de lunivers.Mais ce nest pas tout. Lexistence dune institution druidique

    supranationale tant pose, on peut aller plus loin, grce, unefois de plus, au tmoignage de Csar : Leur doctrine a t la-bore en Bretagne [= Grande-Bretagne], et de l, ce quon

    12 Opinion de Joseph Loth. Les principaux arguments sont les suivants : limites des Car-

    nutes, des Snons, des duens et des Bituriges ; gale distance du Lac de Constance, du Razde Sein, des Bouches du Rhin et de la valle de la Garonne ; au centre dun triangle riche endcouvertes archologiques gauloises, notamment Neuvy-en-Sulias ; basilique de Saint-Benot contenant des chapiteaux romans dinspiration celtique ; abbaye bndictine surlemplacement dun sanctuaire celtique ; vestiges de trois bchers sacrificiels. Mais Csar, quiconnaissait lendroit, laurait certainement signal comme tant ce grand sanctuaire du paysdes Carnutes.

    13 lintersection de nombreuses voies romaines, donc de chemins gaulois rnovs parles Romains (Paris-Blois, Chartres-Bourges et Poitiers, Orlans-Tours). Vestiges prhisto-riques, gaulois et romains. Curieuse pierre dessins symboliques (actuellement au Muse deBlois) qui pourrait tre un omphallos.

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    pense, apporte en Gaule ; de nos jours encore, la plupart deceux qui veulent approfondir la connaissance de cette doctrine

    sen vont l-bas pour y faire des tudes (VI, 13). L, nous nesommes plus en Gaule, bien que les Bretons insulaires soient demme origine que les Gaulois (surtout aprs les migrationsbelges en Grande-Bretagne, au dbut du premier sicle avantnotre re) et quils aient parl une langue brittonique14 proba-blement peu prs identique la langue gauloise15. Curieuse-ment, la tradition irlandaise fait venir le druidisme des les dunord du monde et nous montre futurs druides et jeunes gens

    allant sinitier en cosse (ou dans toute autre partie de laGrande-Bretagne). Or, lcosse est au nord par rapport lIrlande, ce qui nest pas sans intrt pour notre propos.

    Il ny a pas lieu de douter de laffirmation de Csar. Familierdu druide Diviciacos, il savait trs bien, ne serait-ce que pourdes raisons politiques et stratgiques, quelles taient lesfiliresqui unissaient la Gaule lle de Bretagne. Ces filires taientnombreuses : il sen tait aperu lors de la rvolte des Vntes

    en 56, les Bretons ayant envoy des secours aux Armoricains, etil jugeait que toute conqute durable de la Gaule supposait laconqute de lle de Bretagne. Cette conqute, on le sait, fut trspartielle et incomplte, mais elle marque la dfiance du procon-sul lgard de peuples, souponns juste titre dtre les vri-tables matres de la pense celtique, celle qui, aux antipodes dusystme romain, constituait un danger permanent.

    14 Rappelons que lon divise les peuples celtes en deux groupes principaux daprs leurslangues : le groupe goidlique ou galique qui comprend encore de nos jours lirlandais, lemanx et le galique dcosse, et le groupe brittonique qui englobait le gaulois, le galate etlancien breton et comprend aujourdhui le gallois, le cornique et le breton-armoricain. Lebrittonique se distingue en particulier par la transformation duKw indo-europen enP(parexemplepemp en breton etpymp en gallois, signifiant cinq ), tandis que le galique, plusarchasant, a gard ce sonKw (par exemple, lirlandais coic = cinq).

    15 tel point quon a pu dire que le dialecte vannetais du breton-armoricain, trs diff-rent des trois autres dialectes de la pninsule, est un descendant du gaulois modifi parlapport du breton insulaire lors de limmigration bretonne en Armorique (thse de FranoisFalehun, intressante mais controverse).

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    Ainsi se trouve exprime lexistence dun centre en quelquesorte international du druidisme. tait-ce un sanctuaire ? Sans

    doute, mais avant tout une cole charge de maintenir une tra-dition et de la rpandre qui de droit. Il est quand mme re-marquable que les textes irlandais signalent tous limportancede lle de Bretagne dans linitiation des jeunes gens : cest l quele hros Cchulainn va parfaire son ducation, et il nest pas leseul. Ce quon ne sait pas, cest si ce centre druidique taitunique, et dans ce cas, o il se trouvait. On a avanc plusieurshypothses, en particulier celle de Bangor, dans le nord du Pays

    de Galles : le nom de Bangor signifie collge , assemble ,et il se retrouve sous cette mme forme en Irlande et Belle-leen Mer, en Bretagne armoricaine, tmoignant peut-tre de deuxfiliales du Bangor gallois. Il est possible que ce soit lle de Mo-na, la mystrieuse Mn de la tradition galloise, aujourdhui An-glesey : en lan 58 de notre re, il y avait l un immense tablis-sement de druides, daprs le tmoignage de Tacite (Annales,XIV, 29-30), tablissement qui fut ravag et dtruit par larme

    romaine de Paulinus Suetonius au moment de la rvolte gn-rale de la Bretagne.Quoi quil en soit, toutes ces observations nous font aperce-

    voir que linstitution druidique est fortement structure, lafois dans le cadre de la tribu et du peuple, dans le cadre de laGaule tout entire et dans le cadre de la communaut celtiquedorigine. Cela nous confirme dans la certitude que le druidismeest la religion de tous les Celtes. Et cela contribue galement mettre en lumire que linstitution druidique, avec ses struc-tures et sa hirarchie de tendance fdrale , est absolumentinsparable de la socit celtique avec laquelle elle fait corps etdont elle constitue lossature spirituelle.

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    3) LES DRUIDES ET LA SOCIT

    Or cette institution druidique a disparu, non pas brutale-ment, mais lentement, partir du premier sicle avant notrere, en Gaule, jusquau VIe sicle de notre re en Irlande et dans

    lle de Bretagne. On sest longuement interrog sur les causesde cette disparition et on en a donn des rponses multiples. Laplus connue est celle de linterdiction du druidisme par les auto-rits romaines. Cest une contre-vrit. Les Romains, sur le planreligieux, et sans doute parce quils taient fondamentalementagnostiques, ont t le peuple le plus tolrant quon ait jamaisvu. Ils ont admis Rome les cultes les plus divers, veillant seu-lement ce que ceux-ci ne troublassent point lordre public. Et

    sils ont perscut les chrtiens, cest pour des raisons poli-tiques, parce que ceux-ci refusaient de sacrifier aux dieux deltat, parce quils entraient en sdition contre ltat, cest tout :il ny a jamais eu dans lattitude des Romains contre les chr-tiens la moindre motivation spirituelle ou mtaphysique. Il en at de mme pour le druidisme : les Romains nont jamais in-terdit le culte, ils ont interdit lenseignement des druides quilsjugeaient dangereux pour lordre social quils voulaient imposer,

    la doctrine druidique tant en contradiction avec le systmeromain16. Mais il est bien vident quen empchant les druidesde dispenser leur enseignement et en remplaant les colesdruidiques par des coles romaines du type de celle dAutun, onportait un coup mortel la religion elle-mme.

    16 Voir J. Markale, Vercingtorix, pp. 58-65, ainsi que J. Markale, Le Roi Arthur et lasocit celtique, 2e d. 1981, Paris, Payot, pp. 351-396.

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    Une seconde raison avance pour expliquer cette disparitiondu druidisme est le triomphe du christianisme. Largument a

    beaucoup plus de valeur, mais il demande tre intgr dans unensemble complexe17 et ne constitue quune rponse partielle auproblme pos. Il en est de mme pour le problme de la dispa-rition de la langue gauloise, disparition due en grande partie aufait que cest le latin de la religion chrtienne qui a eu raison dugaulois, langue des pagani non encore convertis, cest--diredes paens , et non le latin des conqurants romains. Detoute faon, lIrlande, qui na jamais connue doccupation ro-

    maine, a gard sa langue celtique tout en se convertissant sansheurt au christianisme. Cela montre que le problme nest pas sisimple rsoudre.

    En ralit, la disparition de linstitution druidique concideexactement avec la disparition des socits celtiques. Une fois laGaule administre la faon romaine, une fois les Gaulois prisdans lengrenage des lois latines18 et prudemment autoriss devenir citoyens romains, linstitution druidique navait plus de

    raison dtre. Dans lle de Bretagne, la romanisation a t su-perficielle, et ds la fin de lempire (souvent mme avant), la so-cit celtique a refait surface pour un temps, avant de succom-ber sous lassaut des Saxons : mais cette socit tait dj chr-tienne, comme en Irlande, o elle ne se maintenait que parceque les prtres, les moines, les abbs et les vques chrtiensjouaient strictement le mme rle social que les anciensdruides19. LIrlande structures celtiques a perdur jusquauXIIe sicle, jusquau moment de la pntration des Cisterciens et

    17 Cest cet ensemble complexe que jai analys et comment dans la premire partie demon Christianisme celtiqueet ses survivances populaires. Il est inutile dy revenir ici.

    18 La vrit oblige dire que, surtout dans les classes aises, les Gaulois nont gure hsi-t adopter lordre nouveau. La romanisation de la Gaule est certainement le rsultat duneconqute militaire et dune dfaite (Alsia), mais elle sest poursuivie en douceur, aveclaccord des intresss eux-mmes, du moins de ceux qui avaient droit la parole. Il y auraitbeaucoup de clichs nationalistes corriger sur ce sujet.

    19 VoirLe Christianisme celtique.

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    de la mainmise dHenry II Plantagent, mais seulement en rai-son du caractre particulier quy possdait le christianisme. En

    Gaule, comme en Bretagne armoricaine, le druidisme est mortde la mort de la socit celtique.Cela ne veut pas dire que tout le druidisme ait disparu. Les

    religions ne seffondrent jamais dun coup. Ce qui est mort, cestlinstitution druidique elle-mme, son organisation, son systmehirarchique, son enseignement, linfluence quil avait sur la viepolitique et sociale. Dabord, il est infiniment probable quunefois interdits denseignement, certains druides se soient retirs

    dans des rgions plus ou moins recules et quils aient continu,dans le secret, rpandre leur doctrine qui voulait les en-tendre. Mais, prcisment, ceux qui voulaient encore les en-tendre taient-ils nombreux ? Il est permis den douter. Si lescoles druidiques se sont maintenues encore un temps aprs laconqute, de faon clandestine, ce ne peut tre que sous uneforme de plus en plus altre de gnration en gnration : destmoignages des IIIe et IVe sicles font tat de druides ou de

    druidesses qui sont encore en activit, mais dans quel tat !Ce ne sont plus que des devins, des prophtesses de bas tage,ou des sorciers de village. Que ces personnages aient recueillitout ou partie de lhritage des anciens druides, cest possible,mais on se doit de constater quils ne lont gure mis profit etquils nont pas laiss un souvenir imprissable dans lHistoire.

    Ensuite, une autre remarque simpose. Si le druidisme a lais-s des traces, ce ne peut tre que dans les consciences, dans les

    mentalits. Lhistoire ultrieure de la Gaule romaine, puis de laGaule franque, mriterait dtre tudie en fonction de ce postu-lat, la faon dont ont vcu les premiers Gaulois chrtiens gale-ment. Et puis, comme toute tradition non officielle est refoule,elle se retrouve dans ce quon appelle la sagesse populaire .Le trsor des contes, des chansons populaires, des coutumes,des superstitions, des rituels religieux dans le territoire delancienne Gaule peut devenir une mine de renseignements

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    pour ceux qui recherchent avec patience et objectivit de pos-sibles survivances du druidisme. Il en est de mme en Grande-

    Bretagne o, sous le vernis saxon et chrtien, se dclent biendtranges substrats. Cest en cosse, pays celtique, que laFranc-Maonnerie est ne au XVIIIe sicle, avec ses rites et sescroyances. Cest au Pays de Galles, rgion demeure trs cel-tique en dpit du poids de la religion mthodiste, quest apparu, la fin du XVIIIe sicle, un mouvement no-druidique qui sestensuite rpandu un peu partout. Bien que ce no-druidisme soitle rsultat dun bizarre syncrtisme intellectuel o limagination

    a jou un rle peu prs exclusif, ce nest certainement pas sansraison : cette rsurgence dun esprit druidique , mme inven-t de toutes pices, correspondait un besoin profond, rejoi-gnait une demande inconsciente. Cet esprit druidique , ilnest srement pas mort. Encore faudrait-il le dfinir. Encorefaudrait-il quil sappuie sur des structures sociales adquatesqui lui permettent de se manifester rellement. Ce nest pas lecas.

    Rptons-le : le druidisme (avec toutes les rserves quonpeut faire sur ce terme rcent) na aucune valeur, ni mme au-cune existence en dehors de la socit celtique qui la vu natre.En quelque sorte, le druidisme est la cause essentielle de la so-cit celtique, et il en est aussi la consquence. Do la place dudruide dans la socit.

    Un texte clbre, lpope irlandaise de LIvresse des Ulates,prsente ainsi la situation : Ctait un des interdits des Ulates

    que de parler avant leur roi, et ctait un des interdits du roi quede parler avant ses druides 20. On ne peut mieux, ni plus suc-cinctement, dfinir le rle du druide par rapport au roi. Il estbon de mettre en parallle avec ce tmoignage irlandais ce quedit Dion Chrysostome propos des prtres des peuples delantiquit : Les Celtes avaient pour prtres ceux qui sont ap-

    20 Trad. Guyonvarch, Ogam, XII, p. 497

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    pels druides ; ils taient experts en divination et en toute autrescience ; sans eux, il ntait permis aux rois ni dagir, ni de

    prendre une dcision, au point quen ralit, ctaient eux quicommandaient, les rois ntant que les serviteurs et les mi-nistres de leurs volonts 21. la lumire de diffrentes anec-dotes, le commentaire de Dion Chrysostome parat un peu exa-gr : il ny a pas de hirarchie directe entre le roi et le druide, etcelui-ci nest pas un super-roi. Le druide conseille, et le roi agit,mais il est des conseils quon ne peut pas se permettre dignorerou de refuser, surtout dans une socit qui refuse la distinction

    entre profane et sacr. Dans les festins, la place du druide est la droite du roi, et mme si le roi apparat comme le pivot de lasocit, le druide en est en quelque sorte la conscience . Leroi nest rien sans le druide. Au moment de la guerre desGaules, chez les duens qui avaient pris comme magistrat su-prme (substitut du roi) un certain Cotus, Csar, pour des rai-sons politiques, mais en jouant habilement sur les lois gau-loises, obligea Cotus renoncer au pouvoir et il fit remettre

    lautorit Convictolitavis qui avait t nomm par les prtres la magistrature vacante, selon lusage de la cit 22. On pour-rait multiplier les citations de ce genre : elles sont toutes aussiprcises.

    Cette conception apparat parfaitement logique, et son carac-tre archaque, contrairement ce qui se passe dans les autresSocits indo-europennes, la met en relief tout en la justifiant.Nous sommes en effet dans un cadre purement indo-europen,cest--dire dans une socit dont les structures sont stricte-ment rgles sur le modle indo-europen primitif que GeorgesDumzil est parvenu dfinir de faon trs claire. Le roi estlmanation de la seconde classe, celle des guerriers, mais ledruide appartient la premire classe, la classe sacerdotale. La

    21 Oratio, XLIX.22 Csar, VII, 33.

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    hirarchie thorique et thologique en quelque sorte veutdonc que le druide ait la primaut sur le roi, mme si le roi est

    celui qui gouverne dans les faits, celui qui symbolise et incarnelunit du groupe social considr. Cest une royaut de type sa-cr dans la mesure o le roi qui nest absolument pas un dieuincarn, ni un souverain divinis na de pouvoir que sil agitdans le monde des humains en appliquant ce monde les plansdu monde des dieux23. Ce nest absolument pas une monarchieabsolue, bien au contraire, le souverain tant davantage un pi-vot moral autour duquel se btit la socit. Ce nest pas non plus

    une monarchie de droit divin comme on lentendait lpoquecaptienne, le roi celtique ntant pas plac au-dessus des loismais au contraire troitement soumis elles dans des condi-tions qui dfient mme limagination24. Ce nest pas non plusune thocratie, puisque le roi nest pas un prtre. Cette concep-tion, qui a t reprise, dans une certaine mesure, lpoque deCharlemagne et du Saint-Empire, avec les rsultats dcevantsque lon sait25, est un archasme indo-europen qui na pas

    dautres exemples historiques que celui des Celtes. Chez lesRomains, ce ntait dj plus quun souvenir mythologique ;chez les Grecs et les Germains, cest galement un souvenir ;chez les Indo-Iraniens, cest incontrlable. Seules subsistent des

    23 On peut lire avec profit lexcellent livre de Jean Hani,La Royaut sacre, Paris, 1984,d. Trdaniel, qui, malgr quelques thses discutables, prsente une synthse historique peu prs complte du problme.

    24 En particulier les gessa (interdits) dessence magique qui entouraient le roi, et quonretrouve en partie, au moment de la Guerre des Gaules, propos de certains magistrats gau-lois successeurs des rois (en particulier lobligation de ne pas sortir hors des limites duroyaume, ou de la cit).

    25 Toute reposait sur laffirmation suivante : le Pape, inspir directement par Dieu, con-seille ; lempereur, ayant pris connaissance des conseils, dcide. Cette conception, thori-quement parfaite, na jamais pu tre applique, notamment parce que la Papaut sest dcou-verte des ambitions temporelles. Ce fut la fameuse querelle du Sacerdoce et de lEmpire.Dans le cadre purement celtique, le druide est dans limpossibilit de devenir roi, sauf cir-constance tout fait spciale, et, jouissant dun statut privilgi, il na aucunement besoin desatisfaire des ambitions temporelles.

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    figurations divines dans des rcits qui remontent trs loin dansle temps.

    En vrit, puisque tout ce qui est en haut est comme ce quiest en bas, et inversement, comme le dit la clbre Tabledmeraude des hermtistes mais la structure sociale desCeltes est btie sur cette affirmation , le couple druide-roi seretrouve dans le domaine mythologique. Dabord, chez lesCeltes eux-mmes : parmi les dieux mentionns dans les po-pes, et qui sont les fameux Tuatha D Danann, Ogm et Nuada,surtout dans le rcit de La Bataille de Mag-Tured, semblent

    former ce mme genre de couple, Nuada tant le roi dont le brascoup a t remplac par un membre dargent, Ogm tant lemagicien, le pote, le dieu de lloquence, celui qui charme. Onpeut aussi considrer que ce rle est tenu par le Dagda, dont lechaudron est inpuisable et dont la massue peut tuer quand ilfrappe avec un des bouts ou peut ressusciter quand il frappeavec lautre bout. Le doute reste permis, dautant plus que leDagda, aux noms innombrables, parat tre le grand dieu irlan-

    dais, aprs Lug, celui qui est, par ses multiples fonctions, abso-lument hors classe.On reconnat parfaitement bien ce couple dans la mythologie

    germanique : il sagit dOdin-Wotan et de Tyr. Odin est borgne,parce quil est voyant, Tyr est manchot parce quil a donn sonbras en change dun faux serment profitable la communautdes dieux. Odin est le matre de la science, des runes, de la ma-gie, et reprsente en somme le pouvoir sacerdotal, tandis que

    Tyr est le guerrier hroque, le dieu des contrats, le stabilisateur.Ce couple se reconnat de faon fortement historicise, dans latradition romaine rapporte par Tite-Live : cest Horatius Coclesle borgne, qui loigne les ennemis du pont Sublicius par la forcede son regard, et cest Mucius Scaevola, le manchot, qui, lui aus-si, a perdu son bras dans un hroque faux serment. Et si onanalyse le rcit de la fondation de Rome, on ne peut manquer demettre en parallle les deux personnages de Romulus, le roi

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    guerrier, et de Numa Pompilius, le roi lgislateur inspir par ladesse gria.

    Ce couple a son quivalent dans lInde vdique, comme ladmontr Georges Dumzil qui y voit une bipartition de lasouverainet , laquelle faisait partie du capital dides surlesquelles vivaient les Indo-Europens 26. Il sagit de Mitra, dieu souverain juriste , et de Varuna, dieu souverain magi-cien . Mitra est de ce monde-ci , et Varuna est de lautremonde . Ce couple forme un tout cohrent qui, sous son appa-rente dualit, demeure dun monisme implacable. Pour tre

    complmentaires dans leurs services, Varuna et Mitra sont anti-thtiques, chaque spcification de lun entranant une spcifica-tion contraire de lautre 27. Or, dans le domaine celtique, cettealliance entre le druide et le roi, alliance sans laquelle aucundeux na dexistence relle, dnote la force de ce monisme28.

    Cest dans la lgende arthurienne, dernier sursaut de la tradi-tion celtique travers les douteuses rcuprations cisterciennesdes XIIe et XIIIe sicles, que se manifeste peut-tre de la faon la

    plus clatante le rle de ce couple bifonctionnel du druide et duroi, savoir Merlin et Uther Pendragon, puis Merlin et Arthur.Merlin lEnchanteur est en effet un personnage complexe dontles origines sont multiples29, mais coup sr, il incarne ledruide tel que la tradition tait encore capable de le dcrire, no-tamment dans ses fonctions sociales.

    Si lon suit lhistoire de Merlin, telle quelle a t rdige surle schma primitif de Robert de Boron, qui puisait dans la tradi-

    tion galloise, on voit dabord le jeune prophte liminer le roi

    26 O. Dumzil,Les Dieux des Germains, Paris, p. U. F., 1959, p. 61.27Id., p. 59.28 Cest sur quoi certains personnages de notre poque feraient bien de mditer avant

    daffirmer urbi et orbiquils sont druides, au mpris dailleurs de toute rfrence tant soit peusrieuse.

    29 Voir J. Markale,Merlin lEnchanteur, Paris, Retz, 3e d. 1984.

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    Vortigern, qui est un usurpateur, et favoriser lintronisationdUther Pendragon. Le roi ne peut donc pas tre reconnu sans

    lassentiment du druide. Par la suite, il conseille Uther, mais segarde bien dintervenir lui-mme dans les affaires du royaume.Plus que jamais, il est la conscience du roi, lequel est le vritabledcideur. Mais cest un dcideur qui ne peut rien refuser sondruide.

    Cest ainsi que, profitant du violent amour dUther pourYgerne de Cornouailles, Merlin prpare la venue du roi prdes-tin qui sera Arthur. Merlin encourage et provoque mme

    laccouplement dUther et dYgerne, accouplement illgitime auregard de la morale sociale et religieuse, mais ncessaire pourlaccomplissement du royaume. Cest encore Merlin qui, parpersonne interpose, se charge de lducation du jeune Arthur,cest lui qui tablit les preuves par lesquelles Arthur sera re-connu monarque sacr, lpisode du perron dans lequel est fi-che lpe tant lquivalent des rituels magiques qui prc-daient llection du roi chez les anciens Irlandais. Cest Merlin

    qui conseille Arthur dans toutes ses actions, qui lui fait entre-prendre des expditions, qui lui fait tablir la Table Ronde etson compagnonnage. Cest enfin lui qui dvoile les grandeslignes de la lgende du Graal et qui provoque la fameuse Qutedu Graal. Et le royaume commencera pricliter le jour o Mer-lin disparatra. Arthur-Mitra ne peut rgner valablement sansMerlin-Varuna.

    Le roi dpend donc du druide. Ce nest pas le druide qui la

    choisi, puisque le roi est un guerrier lu par ses pairs. Mais cettelection reste sans valeur si elle nest pas ratifie par le druide,ou sil ny a pas eu de crmonie rituelle destine connatre ce-lui qui devra tre lu. Le roi ne peut pas agir contre son druide,mpriser ses avis et ses conseils. Mais, de lautre ct, le druide,chaque fois que le roi lui demande quelque chose, doitsexcuter, sauf sil sagit dun acte impie. Car le druide dpendgalement du roi auquel il est attach. Cette situation originale

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    nest justifiable que dans le cadre dune socit o tout acte poli-tique est en mme temps un acte sacr. Dans la socit celtique,

    il ny a aucune distinction entre le sacr et le profane. Ce sont,comme le druide et le roi, les deux visages dune mme ralit.Cest dire le rle minent du druide dans la vie politique et

    sociale du peuple, de la tribu ou du royaume dans lequel il setrouve. Quelle que soit sa spcialisation effective, il se trouvedonc amen tre conseiller politique, juge suprme, lgisla-teur, ambassadeur lorsque le besoin sen fait sentir. Nous avonsainsi un texte latin (Pangyrique de Constantin) qui dcrit

    larrive du druide duen Diviciacos, venu parler devant le S-nat de Rome pour demander de laide contre les Squanes : Comme on linvitait sasseoir, il refusa loffre quon lui faisaitet il parla appuy sur son bouclier. Diviciacos saffirmait ainsien tant quambassadeur et non en tant que druide. De nom-breux textes irlandais font mention de druides envoys en mis-sion auprs dun roi tranger. Et ce sont galement des druidesqui, allant jusqu la frontire des ennemis, font des incanta-

    tions rituelles qui quivalent une dclaration de guerre.Pour tre juste, il faut dire que bien souvent les druides sontdes pacificateurs. Un pisode bien connu du rcit irlandais deLIvresse des Ulates nous montre lesdits Ulates, aprs un festintrop copieusement arros, se quereller et en venir aux mains. Ily a des morts et des blesss. Mais il suffit que le druide Senchalve son rameau de paix au milieu des combattants pourque les Ulates, ivres et dchans, se tiennent tranquilles comme

    des petits garons rprimands et menacs du bonnet dne. Ce-la corrobore exactement ce que dit Diodore de Sicile : Sou-vent, sur les champs de bataille, au moment o les armessapprochent, les pes dresses, les lances en avant, ces bardessavancent au milieu des adversaires et les apaisent, comme onfait des btes sauvages, avec des enchantements (Diodore, V,31). Il arrive mme quun druide rduise une bataille range enun combat de mots, cest--dire une joute oratoire, comme cest

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    le cas dans une autre pope irlandaise, Le Festin de Bricriu. Etcomme, de bien entendu, les Ulates toujours eux

    schauffent au cours de cette joute oratoire et menacent de re-prendre leurs armes, le druide Sencha intervient de nouveaupour ramener le calme.

    Cela nempche nullement le druide de participer un com-bat si le besoin sen fait sentir, et mme dtre un chef militaire,voire un stratge. Mme au temps du Christianisme, en Irlande,lusage est rest que les moines allassent la guerre. Et lon citesouvent lexemple de saint Colum-Cill, ancien file devenu abb

    de monastre, nhsitant pas faire massacrer les troupes dunroi qui navait pas apprci son comportement, dailleurs fortdiscutable30. Quant au druide mythique Mog Ruith, on nous ledcrit allant au combat avec son bouclier aux nombreusescouleurs et toil, au cercle dargent blanc, avec une pe de h-ros grande prise son ct gauche, avec deux lances ennemieset empoisonnes dans ses mains 31. On a beau se dire que lecombat quil va mener est essentiellement magique, larmement

    de Mog Ruith est franchement redoutable. Et ses ennemis, quisont druides comme lui, sont autant de guerriers farouches etbien arms. Certes, il sagit dun rcit mythologique, mais Csardit presque la mme chose propos du druide Diviciacos quandil lexhorte et lui expose quel grand intrt il y a, pour le salutcommun, empcher la jonction des troupes ennemies, afin dene pas avoir combattre en mme temps une si grande multi-tude ; cela pouvait se faire si les duens faisaient entrer leurstroupes en territoire bellovaque et commenaient ravager leschamps ; layant charg de cette mission, il le renvoie 32. Enloccurrence, le druide duen, aux ordres de Csar, a d se com-porter en massacreur plutt quen pacificateur.

    30 J. Markale,Le Christianisme celtique, pp. 44-45.31Le Sige de Druim Damhgaire, Revue celtique, XLIII, p. 82.32 Csar, II, 5.

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    Tout cela peut sembler bien trange un observateur descoutumes indo-europennes : les brahmanes et les flamines ne

    font certes pas la guerre et ils sont mme soumis des interditssvres allant jusqu limpossibilit de voir une troupe enarmes. Par contre, mme si lon est dans le doute propos desprtres germains (y en avait-il ? Srement, mais nous ne savonsrien deux), on peut tre assur que dans le domaine germano-scandinave, ltat guerrier et ltat sacerdotal ne sont pas con-tradictoires : le personnage dOdin-Wotan, la fois dieu-guerrier (mais de la guerre magique) et dieu-prtre, semble en

    apporter le tmoignage. Et si lon sort du domaine indo-europen, les exemples ne manquent pas de prtres-guerriers,aussi bien chez les Hbreux que chez les chrtiens de toute na-tionalit. Alors, la question se pose : le caractre guerrier dudruide, mme temporaire, et non obligatoire, est-il un trait in-do-europen ou un hritage des peuples autochtones que lesCeltes indo-europens ont soumis leur arrive en Europe oc-cidentale, et avec lesquels ils ont form la communaut quon

    appelle celtique ? En un mot, le druidisme est-il celtique, ouseulement moiti celtique ? La rponse ne peut pas tre four-nie partir de cette unique constatation, et nous verrons plusloin ce quil faut en penser.

    Il y a dailleurs une contre-partie au thme du druide-guerrier. DaprsLHistoire dIrlande de John Keating, qui datedu XVIIe sicle mais qui est un prcieux condens de la traditionancienne, personne ne pouvait tre accept chez lesFiana, cettefameuse milice guerrire mi-historique, mi-lgendaire, dont lechef fut Finn mac Cumail, pre dOssian, sans tre pote, cest--dire sans appartenir la classe sacerdotale. Il y aurait beau-coup dire sur cesFiana dIrlande, sur cette communaut guer-rire et fraternelle itinrante33 dont les origines sont obscures,mais qui, incontestablement, sont les prototypes des Chevaliers

    33 J. Markale,Lpope celtique dIrlande, 2e d. 1978, Paris, Payot, pp. 139-140.

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    de la Table-Ronde. Prcisment, parmi ceux-ci, des person-nages comme Tristan, comme Lancelot ou comme Gauvain, r-

    unissent lhrosme guerrier et le raffinement courtois : ils sontaussi potes et musiciens, donc ils appartiennent, dans une cer-taine mesure, la classe des clercs , autrement dit la classesacerdotale.

    Les druides ont encore une autre fonction sociale impor-tante : ils sont en effet mdecins. Leurs connaissances des plus hauts secrets de la nature , comme dit Ammien Marcel-lin, daprs Timagne (XV, 9), des lois de la nature que les

    Grecs appellent physiologie , comme dit Cicron (De Divina-tione, I, 40) propos du druide Diviciacos, en faisaient vi-demment les plus capables de soigner les maladies et les bles-sures. Il nest pas douteux que la plus importante part de leurthrapeutique ait t la mdication par les plantes. Le fameuxpassage o Pline lAncien nous dcrit la cueillette du gui est as-sez explicite ce sujet : Ils croient que le gui, pris en boisson,donne la fcondit aux animaux striles et constitue u