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INTRODUCTION
Audrey CAMUS & Rachel BOUVET
Lespace a longtemps t le parent pauvre des tudes littraires, o
il na vri-tablement fait son apparition quau lendemain de la
Seconde Guerre mondiale. Le domaine ayant alors t durablement
investi par les analyses dinspiration bache-lardienne mais
relativement dlaiss par le structuralisme, cest surtout dans le
dernier quart du sicle que lintrt pour la reprsentation spatiale
sest, graduel-lement, accru. Durant cette priode, le constat dun
manque en la matire est rgulirement ritr, que les tudes de type
rgionaliste consacres tel auteur, tel genre ou telle priode peinent
combler. Cest que le domaine est vaste : de la dimension
spatialisante du langage la mtaphore de lespace littraire, de
lten-due matrielle de la page la perception de la lecture comme
voyage en passant par le territoire dorigine de luvre ou lunivers
imaginaire de lauteur, les liens qui unissent espace et littrature
sont dune extrme richesse.
Nous avons choisi de restreindre le champ pour consacrer cet
ouvrage ltude de lespace romanesque tel quil se donne voir dans
luvre travers lancrage gographique du rcit et la configuration
spatiale du monde quil dpeint. Dans la mesure o, de par sa nature
littraire, le monde reprsent consiste uniquement en la mention et
en la description de lieux le reste ressortissant la narration et
donc essentiellement laction , lespace romanesque constitue, de
fait, toute la ralit dans laquelle se meuvent les personnages :
loin de fournir le seul cadre de lintrigue, il est au fondement de
lunivers fictionnel. Comment le constitue-t-il ? Quel sens donner
ds lors aux notions despace mais aussi dunivers, de lieu ou de pays
dans le cadre du roman et comment les dcliner pour ltude de la
topographie fictionnelle ? Cette mise en question des relations qui
unissent espace du roman et univers de la fiction conduit en outre
sinterroger sur la manire dont la spatialisation conditionne la
gnricit du texte. tablissant la notion de chronotope comme
configuration spatio-temporelle originale, Bakhtine y voyait
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10 Topographies romanesques
un lment dfinitoire du genre du roman dont elle permet de saisir
les manifesta-tions conjoncturelles. Or, le chronotope, bien quil
lie indissociablement espace et temps, privilgie lapproche
historique. De quelle manire, peut-on se demander, les coordonnes
spatiales de lunivers romanesque dterminent-elles son inscription
sur la carte des genres ?
Cet ouvrage collectif propose des rponses multiples ces
questions, rassem-blant des rflexions la jonction des tudes
littraires et de la philosophie sur lapproche gocritique, la
fiction, la rfrence ou lhermneutique et dautres qui font appel des
disciplines spatiales telles que lurbanisme, la gographie, la
cartographie ou la thorie du paysage. Il sinscrit dans le
prolongement des tudes menes Figura, le Centre de recherche sur le
texte et limaginaire de lUniversit du Qubec Montral, o ont dj t
abordes successivement les relations entre littrature et gographie,
les modalits du parcours dans la littrature, les pays imaginaires,
la gopotique et les diverses dimensions de la carte et de la
cartographie, quelles soient gographiques, artistiques ou
littraires 1. Est-ce la convoitise ou le dsir dhospitalit qui
pousse ainsi les savants austres localiser les topographies
imaginaires ? Sagit-il de faire durer le plaisir de lmerveillement
ou de donner une ralit matrielle nos chimres ? Lensemble de ces
contributions, qui jette des ponts sur lAtlantique, peut aussi
apparatre comme une manire de rponse ces interrogations.
Louvrage sarticule en deux parties. La premire sessaye rendre
compte de la fabrique de lespace romanesque du triple point de vue
de la thorie, de la lecture et de lcriture. Il sagit dabord
darpenter le territoire, cest--dire de dlimiter le champ thorique,
de poser des balises notionnelles, dtablir des repres afin de mieux
circonscrire les particularits de lespace romanesque ; on sattache
ensuite parcourir lespace ainsi balis, comme le lecteur saventurant
dans cette contre nouvelle que constitue lunivers du rcit ; on
sintresse, enfin, la manire de faonner la topographie romanesque,
pour comprendre la posture de lcrivain engag dans linvention dun
monde. La seconde partie de louvrage retrace lvo-lution de ce
dispositif travers le temps, envisageant le traitement de la
topogra-
1. R.BOUVET et B. EL OMARI (dir.), Lespace en toutes lettres,
Qubec, ditions Nota Bene, 2003 ; R.BOUVET, A. CARPENTIER et D.
CHARTIER (dir.), Nomades, voyageurs, explorateurs, dam-bulateurs :
les modalits du parcours en littrature, Paris, LHarmattan, 2006 ;
A. CAMUS, Le Pays imaginaire dans la littrature narrative franaise
du XXe sicle, Thse de doctorat, Paris, Universit de Paris
3-Sorbonne Nouvelle, 2006 ; R.BOUVET et K. WHITE (dir.), Le nouveau
territoire. Lexploration gopotique de lespace, Montral, Universit
du Qubec Montral, Figura, Centre de recherche sur le texte et
limaginaire, coll. Cahiers Figura , 2008 ; R.BOUVET, H. GUY et .
WADDELL (dir.), La carte. Point de vue sur le monde, Montral,
Mmoire dencrier, 2008.
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Introduction 11
phie depuis lespace renaissant jusqu la banlieue contemporaine
en passant par le Paris balzacien, lEspagne, lAcadie, le Qubec ou
lAfrique du Sud. L encore, trois sous-parties ciblent des moments
spcifiques : celui des mergences correspond la priode durant
laquelle lespace commence affleurer dans le roman ; celui des
ancrages la stabilisation de cet espace auquel son large dploiement
permet dacqurir paisseur ; celui des divergences une certaine
fragilisation, lespace romanesque tendant se dfaire pour laisser
voir son htrognit, ses failles, ses zones dombre.
Cest avec une exploration tortueuse de la vaste contre de la
littrature en compagnie dun crivain-faussaire, Pierre Senges, que
souvre ce parcours. Nous conduisant des rivages dIthaque au passage
du Nord-Ouest rcemment remodel en passant par le Territoire du
crayon, cette circumnavigation fait demble planer sur notre projet
le complexe de Victor Brard du nom de lhistorien qui consa-cra son
existence identifier les lieux de LOdysse. Et de fait, le problme
soulev par les deux contributions qui suivent concerne le caractre
hybride de lespace romanesque et le rapport que ce dernier
entretient la ralit. Parce quil mle inextricablement le rel et
limaginaire, les paysages du quotidien et les mondes invents de
toutes pices, le roman pose la question de la rfrence fictionnelle.
Audrey Camus montre quen modulant la topicit du texte par la
combinaison de critres gographiques et gnriques, ou en la refusant
pour favoriser limmersion dans la matrialit de lespace fictionnel,
il induit des rgimes de lecture distincts : une tension stablit
entre la localisation et la spatialisation. Les toponymes tudis par
Yves Baudelle jouent cet gard un rle dterminant. Ils peuvent en
effet permettre de rintroduire des courbes de niveaux dans lespace
de la fiction, en mme temps que la profondeur et la perspective
dans son apprhension critique et thorique.
Ltude de la fabrique de la topographie romanesque du point de
vue de la lecture permet quant elle de comprendre comment lespace
sactualise dans le texte. En compagnie de Benoit Doyon-Gosselin, on
se prend rver dun livre en trois tomes intitul Espace et rcit , qui
reprendrait avec la mme profondeur danalyse que celle mise en uvre
par Paul Ricur lendroit du temps la ques-tion de la figuration
spatiale, de la configuration spatiale et de sa refiguration par le
lecteur. Rachel Bouvet sinterroge pour sa part sur la carte intime,
imaginaire, que le lecteur construit lui-mme, avec tout ce qui
compose sa propre subjecti-vit. Lacte de lecture se laisse ainsi
envisager comme un acte topographique, et la mtaphore du voyage
dans le texte prend une rsonance nouvelle ds lors que lon en dplie
toutes les dimensions : point, ligne, surface, volume.
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12 Topographies romanesques
Pour quun espace se cre dans un roman, il importe de fait quil
offre une certaine tendue, ainsi que le soutient Isabelle Daunais.
Il importe aussi que cette tendue prsente une prise , pour
reprendre lide dAugustin Berque propos du paysage, quun aspect
retienne lattention, devienne signifiant, quun lment se distingue
de lensemble, que des figures se dessinent sur lhorizon. Lespace
apparat donc dabord comme une matire modeler par lcrivain, et la
naissance du roman comme une cosmogonie. La chose nest jamais aussi
manifeste que dans le cas des gographies imaginaires, o la
topographie conserve une certaine opacit. Parce quil est par nature
un espace figur, lespace littraire comporte un grand nombre
dindterminations que le romancier pourra en effet choisir de ne pas
combler. Se rendre au pays de nulle part avec Andr Dhtel comme nous
le propose Marie-Hlne Boblet, par exemple, cest entreprendre un
priple o lindtermin rgne en matre. Claude Murcia, quant elle,
montre que la descrip-tion gographique et gologique du Rgion invent
par lauteur espagnol Juan Benet, relaye par la carte au 1/150 000
accompagnant le rcit, fait natre une tension entre cet espace que
lon croit vide et les formes pleines du relief, o se donne lire la
lutte entre ordonnancement et chaos qui prside toute topo-graphie
romanesque. Dans cette perspective, la figure du dsert apparat
comme emblmatique de ce vide qui cherche merger dans le rcit :
ainsi que le montre Yves Clavaron, le dsert entourant la forteresse
dans Waiting for the Barbarians de Coetzee sert ainsi de
contrepoint la civilisation quabritent ses murs. Chez tous ces
auteurs, comme dans les cartes recensant des terres inconnues, les
blancs appa-raissent comme le lieu de la fabulation. Et dans cette
gographie de lgarement travaille par le temps du mythe et celui de
la fable, lespace devient le gnrateur de lintrigue.
La carte, outil du gographe, offre par ailleurs la possibilit de
remodeler lespace lintrieur du roman, que ce soit pour donner une
consistance prten-dument relle un pays totalement imaginaire, pour
penser le monde aprs la dcouverte de lAmrique ou pour rendre compte
de lanthropologie morale. Comme on sen rend compte la lecture de
larticle de Lucia Manea, consacr lespace renaissant dans le roman
historique contemporain, la carte constitue un point dentre
privilgi dans la topographie romanesque, en mme temps quelle permet
dapprhender larticulation entre espace gographique et univers
mental, dont lvolution intresse au premier chef le romancier. Ainsi
la configuration de lespace renaissant se caractrise-t-elle par son
instabilit. Alors que les explorateurs dchiffrent les terres
nouvelles un livre la main, cest la place de lhomme dans le monde
qui se trouve bouleverse par cet appel dair subit, conduisant les
cri-vains contemporains soucieux de restituer cette poque
travailler lespace pour se
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Introduction 13
saisir du temps. Lucie Desjardins montre quau XVIIe sicle, o la
correspondance entre microcosme et macrocosme est questionne, cest
lespace intrieur, celui des valeurs morales et des passions
humaines, qui sera cartographi avec le plus grand soin. Sintressant
Rousseau, au sicle suivant, Cline Schmitt observe comment lcrivain
sapproprie lespace tel un scnographe travers une reconfiguration
des liens entre le discours, limage et le corps. Lespace est dabord
peru, construit par le biais des sens, et le toucher tend prendre
le pas sur la vue, tandis que chez Balzac cest le son qui incline
simposer. Ainsi que lexplique Jean-Franois Richer, certaines
perceptions auditives rsistent lidentification ; la sonographie
inscrit dans le texte des zones mystrieuses et permet daccder une
paisseur que noffre pas la vision. La dimension sonore, rarement
aborde dans les tudes litt-raires, ouvre de la sorte une nouvelle
perspective directement lie la spatialisation.
Il nen demeure pas moins quau XIXe sicle, alors que les
romanciers du rel cherchent dfinir les lieux autant quil est
possible, lespace romanesque, lais-sant miroiter lillusion
rfrentielle, semble gnralement priv de trous. Ltude de lespace
balzacien mene par Nathalie Solomon envisage celui-ci comme une
matire fortement structure et organise qui sert de support la
construction de lintrigue tout en donnant voir la machinerie
sociale. Ce fonctionnement mtonymique apparemment limpide appelle
une lecture dautant plus attentive la dsorientation et lindcision
que la spatialisation permet aussi de dceler dans son ambivalence.
Enfin, de manire gnrale, cest lespace habit qui retient lattention
des littraires, parce que la manire dont les personnages
investissent les lieux familiers en dit long sur leur manire dtre
au monde, mais aussi parce que la ville est devenue omniprsente
depuis le dbut de lre industrielle. Il existe pourtant des espaces
encore impenss, qui posent le problme de lhabiter autre-ment. Cest
le cas de la banlieue, quasiment absente des tudes littraires et
dont Daniel Laforest, tirant parti des rflexions menes par les
urbanistes, propose de rendre compte travers une approche
interdisciplinaire. De mme, on peut aujourdhui se demander comment
une ralit sociale et gographique telle que limmigration inflchit la
forme spatiale du texte. Sylvain Brehm, qui se penche sur la
reprsentation de la ville de Montral, constate que le roman
contribue redessiner lidentit de la ville en mouvement en intgrant
son criture lhtro-gnit culturelle, sociale et linguistique.
Espace figur, configur, refigur espace hybride, tiss de vides
bien quil donne parfois lillusion du plein espace peru par la vue,
loue, le toucher ; espace habit, reprsent, interprt : autant
daspects fondamentaux que cet ouvrage se propose dexaminer pour
comprendre la fabrique topographique et linscrire dans la
diachronie.
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