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Duelle et dangereuse histoire que celle du design : ancrée dans le désir de créer un monde meilleur, entre beauté formelle et réforme sociale, elle s’épanouit dans un système capitaliste, au risque d’en devenir l’outil servile.Pleine de rêves prospectifs, cette discipline a multiplié à l’infini ses champs d’application : dans l’industrie et dans les services, dans les formes et les matériaux, à la croisée de l’art, de la technique et de la société, le design modèle nos existences. La revue 303 propose de faire découvrir un design contemporain qui s’aventure en terres spéculatives. En complément de contributions théoriques qui permettent de comprendre ce que la discipline recouvre, ce dossier fait la part belle aux entretiens et aux rencontres avec les acteurs et créateurs du design dans la région des Pays de la Loire.Loin des certitudes et des formules définitives, c’est aussi l’éthique de cette profession que ces pages interrogent : face aux enjeux écologiques intimement liés à la chaîne de production-consommation des biens, quels ressorts pour l’imaginaire ?

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DossierDesign­___05­–­Éditorial Éva Prouteau, critique d’art, conférencière et professeure d’histoire de l’art___06­–­Un point furtif sur le design Marc Monjou, professeur à l’Esad (École supérieure d’art et de design), Saint-Étienne___14­–­Abbaye de Fontevraud. Patrick Jouin et Sanjit Manku, ou le récit d’un dialogue entre design et patrimoine Éva Prouteau ___18­–­Design et design(s). Définitions et repères historiques Jocelyne Le Bœuf, historienne du design ___26­–­Béton salon Éva Prouteau___28­–­Strange design. Du design des objets au design des comportements Emanuele Quinz, historien de l’art, maître de conférences, université Paris VIII___36­–­Éclats de verre Éva Prouteau___40­–­Atelier Polyhedre Éva Prouteau ___42­–­Enseigner le design Entretien d’Éva Prouteau avec Nicolas Prioux, enseignant et responsable pédagogique à l’École de design Nantes Atlantique pendant douze ans___46–­Des usages du son Raphaël Brunel, critique d’art et commissaire d’expositions indépendant___48­–­Designer la relation, reconfigurer les paradigmes Pierre Litzler, directeur de la faculté des arts de l’université de Strasbourg___56­–­Je suis le composteur de Malakoff... Julien Zerbone, historien de l’art et critique d’art ___58­–­Tuning, Making… Design en temps de crise ? Julie Gayral, designer___62­–­Design’in : le design au carré Frédérique Letourneux, journaliste spécialisée dans les thématiques sociales et sociétales___64­–­Fichtre Éva Prouteau

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Carte­blanche­­___67­– Artiste invité : Hoël Duret, plasticien ___72­–­Extérieur nuit ou les nouveaux story-boards Mai Tran, auteure, chargée des éditions et de l’information à l’école des beaux-arts de Nantes

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Chroniques­___Architecture

74­–­Histoires d’avenir Christophe Boucher, architecte ___Art contemporain

78­–­Associations libres Éva Prouteau___Bande dessinée

82­–­« Petits morceaux de retraite » François-Jean Goudeau, directeur de La Bulle – Médiathèque de Mazé ___Littérature

86­–­Court, petit, bref et minuscule Alain Girard-Daudon, libraire___Patrimoine

88­–­Un patrimoine en béton Thierry Pelloquet, conservateur en chef du patrimoine ___Spectacle vivant

92­–­Un nouveau départ Julien Zerbone

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Dossier Design_______________

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« Pour moi, le design est une façon de discuter de la vie, de la société, de la politique, de l’érotisme, de la nourriture, et même du design. »

Ettore­Sottsass

Dans sa Petite philosophie du design, Vilém Flusser affirme que « tout est aujourd’hui affaire de design1 ». De fait, notre existence semble largement configurée par les valeurs qu’incarnent les objets qui nous entourent et les espaces que nous habitons.

Après avoir longtemps ignoré cette discipline, la France a désormais plutôt tendance à l’envisager comme une solution miracle. D’un côté s’élève un concert de louanges vantant le « design de service », qui fantasme un créateur concepteur de scénarios organisant tous les aspects de notre vie. De l’autre, on martèle le discours du design panacée, qui enrayerait comme par magie le déclin de notre économie. Entre les deux, une foule de beaux livres à l’iconographie luxueuse et lisse, proposant comme seule finalité une consommation culturelle. Nous sommes encore très nombreux à n’associer le design qu’à la production d’objets clinquants et hors de prix.

Tel qu’il est approché dans ce dossier de la revue 303, le design apparaît davantage comme une notion humble et dynamique, riche d’un extraordinaire potentiel de réforme politique, sociale et artistique, et qui demeure avant tout un instrument critique. Certes, on peine à cerner son essence tant elle est complexe : les pages qui suivent croisent différentes contributions théoriques qui retracent l’histoire de la discipline et permettent de mieux saisir ce qu’elle recouvre, d’éclairer les débats qu’elle soulève. Des entretiens et des rencontres les complètent : ils donnent la parole à des acteurs du design dans la région des Pays de la Loire, des enseignants mais aussi des artistes, des artisans ou des architectes qui se frottent quotidiennement à la production et remettent en question les territoires du design.

Des repères, donc, mais surtout des pistes de réflexion et des hypothèses, des manières de faire et des engagements pragmatiques. Modestement, ce dossier capte certains enjeux du design sans avoir l’ambition d’en figer les frontières conceptuelles. Si le théoricien Stéphane Vial déplore ce flou disciplinaire général, on peut aussi choisir de s’en réjouir, relativement, et penser qu’être traversé de toutes parts permet au design de rester vivant, en perpétuelle recherche de son identité. Comme le formule Jean-Louis Fréchin2 avec sobriété : « Le design est une activité dont nous tolérons l’indéfinition. »

Cette discipline aux contours souples n’est pourtant pas dépourvue de droiture. Dans l’inventaire de pensées et de pratiques dressé dans ces quelques pages, une morale du designer s’énonce clairement, profondément liée aux deux grandes préoccupations que sont la durabilité et l’impact environnemental des objets : « Produire sans détruire et concevoir un objet du quotidien, du plus élémentaire au plus subtil, en rendant son usage durable et sa fin assimilable par d’autres processus de vie », écrit Thierry Kazazian3. Dans Le principe de responsabilité, le philosophe Hans Jonas lançait dès 1979 une injonction assez proche : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre4. »

Éditorial__Éva­Prouteau

___1. Vilém Flusser, Petite philosophie du design, Belval, Circé, 2002, p. 11.___2. Jean-Louis Fréchin, Interfaces : un rôle pour le design, dans Bernard Stiegler (dir.), Le design de nos existences, Paris, Mille et Une Nuits, 2008, p. 255.___3. Thierry Kazazian, Design et développement durable. Il y aura l’âge des choses légères, Paris, Victoires éditions, 2003.___4. Hans Jonas, Le principe de responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, (1979), Paris, Le Cerf, 1991, p. 31. Cité par Stéphane Vial dans Court traité du design, Paris, PUF, 2010, p. 111.

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After Thonet, porte-manteau de Mathieu Lehanneur, bois cintrable à froid. Procédé Compwood©, 2003. © Mathieu Lehanneur.

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Pour s’emparer d’un concept ou d’un objet culturel quels qu’ils soient, outre le recours aux étymons dont l’actualité est par définition douteuse, on conseille souvent de commencer par se référer à leur acception la mieux partagée et la plus répandue. S’agissant du design, la démarche serait plutôt périlleuse : il apparaît en effet d’emblée que l’idée commune du design rompt avec ce que design veut dire pour les spécia-listes du champ. Pire, rien n’indique qu’il existe parmi les professionnels eux-mêmes un consensus quant à ce qu’il faut entendre par design. L’évocation de ces divers points de vue sur le design (profane vs expert) n’est pas à prendre ici comme un artifice rhétorique, mais plutôt comme le révélateur d’un ensemble de problèmes sérieux, plus ou moins solubles, auxquels l’existence sociale du design est confrontée. Les auteurs appelés à s’exprimer à propos du design étant presque toujours des spécialistes, la distinction entre sens commun et expertise permet de rappeler que le design est d’abord et très majoritairement une offre caractérisée, une ressource disponible à quiconque mène une existence plus ou moins ordinaire dans l’une de nos sociétés (industrielles ou post-industrielles), où l’acte de consommer est réglé par les lois de l’économie de marché. Et à ce compte, selon le milieu, l’éducation, le niveau de revenus, ou selon le goût, la curiosité et le niveau d’intérêt – chacun renforcé par l’exploitation médiatique et mercatique lui correspondant –, le design oscille entre une classe indistincte et mal identifiée d’objets étranges et trop chers, dont l’acquisition est culturellement et économiquement inaccessible (et souvent non désirée, par la voie d’une conséquence paradoxale), et un répertoire de formes et fonctions « modernes » (dont l’iPhone, Twitter, Facebook ou la nouvelle Mini incarnent parfaitement le type contemporain) : très désirables, jamais trop chères et fortement compatibles avec la manière de mener à notre époque une existence heureuse et prospère, qu’il serait aujourd’hui aussi démodé que malvenu de qualifier de bourgeoise. Entre ces deux extrêmes, on trouve pêle-mêle le tuning1, le mobilier low-cost2, Ikea, les jeux vidéo, la déco, le tatouage, les livres, les identités de marques (dont les récits et les produits sont autant de manifestations objectives), la mode, etc.

Quant aux experts du design, lesquels ne devraient pas être complètement déconnec-tés de la première espèce, qui sont-ils ? Bien que le design soit avant tout un métier, ils ne sont pas tous des professionnels. Pour l’amateur éclairé, par exemple, attentif à l’origine et au sens des objets qui l’accompagnent dans sa vie quotidienne, pour l’étudiant en design, qui a choisi de s’engager dans la réforme de nos environnements

Un point furtif sur le design

__Marc Monjou

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Projet esthétique ou stylistique, levier critique, enjeu économique, le design est assurément pluriel ; ses facettes sont si nombreuses que son unité peut nous paraître insaisissable.___

___1. Voir ici même la contribution de Julie Gayral, et Azimuts, no 42, p. 41-50.___2. Voir Marc Monjou, « Low-cost : le nouveau fonctionnalisme », Azimuts, no 37, p. 35-54.

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___1. Tim Brown, L’esprit design : le Design Thinking change l’entreprise et la stratégie, Paris, Pearson, 2010. Édition originale : Change by Design: How Design Thinking transforms organizations and inspires innovation, Harpar Business, 2009.

Quoi, le design ?

La médiatisation actuelle du design s’inscrit dans deux discours opposés. D’un côté, pour le grand public, le design reste traditionnellement limité à un univers d’objets pour les magazines de décoration et le mot est alors utilisé comme adjectif – un meuble design –, ce qui en général sous-entend un meuble « tendance », « futuriste », « original », un meuble de créateur que l’on ne trouvera pas dans la grande dis-tribution. De l’autre, il devient une discipline d’innovation sous la dénomination de design thinking, ou « pensée design ». L’expression a émergé dans des courants de recherche académique anglo-saxons des années 1980 visant à étudier les méca-nismes créatifs et cognitifs propres aux activités de design. Elle s’est propagée dans les milieux professionnels depuis une dizaine d’années à la faveur d’un livre de Tim Brown, L’esprit design1 (et des enseignements de la Design School de l’université de Stanford), comme stratégie créative centrée sur l’humain et le processus, plutôt que sur l’objet. Le design thinking s’est particulièrement développé, dans la culture des ingénieurs, des managers, des entreprises et des sphères institutionnelles, comme un moyen d’innover autrement. Certains y voient le danger d’une illusion qui consisterait à penser que l’on peut devenir designer en se passant d’une pratique de métier du design. Le sujet est largement débattu actuellement.

Mais de quoi parle-t-on finalement quand on parle de design ? Dans la langue anglaise, to design signifie « concevoir », « créer », « projeter », mais aussi « dessiner ». Le design est donc une activité de conception et de projet, mais aussi de mise en forme, sens que nous retrouvons en ancien français dans le mot « desseing », avant que les variantes orthographiques ne donnent naissance à deux mots, « dessein » et « dessin ». L’ouverture sémantique du design vient de son origine latine, designare, qui peut à la fois porter les notions de disposition, d’ordonnancement, de représentation, de distinction… Le champ très large des activités humaines visées explique le foisonnement des débats sur l’interprétation de ce mot. Un mouvement historique actif depuis les années 1960 propose d’aborder le design dans la globalité de la culture matérielle productrice d’artefacts depuis les débuts de l’humanité dans le monde entier, et pas seulement comme une discipline apparue à l’époque moderne, au moment du développement industriel des pays occidentaux (voir les recherches de Victor Margolin à l’université de

Design et design(s)

Définitions et repères historiques__

Jocelyne Le Bœuf___

Apparue à la fin du xixe siècle, la branche du design industriel est ici évoquée dans ses prémices et étapes au cours du xxe siècle, avant que de nouveaux enjeux apparaissent et redéfinissent les contours d’une discipline en mouvement.___

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Placebo Furniture, Anthony Dunne et Fiona Raby, 2001. Courtesy Anthony Dunne et Fiona Raby. Photo Jason Evans.

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L’histoire du design est liée au progrès technique et social. Plus précisément : en produisant des outils, par la maîtrise de la technique, le design devient l’instrument du progrès social. Cette connexion entre design et progrès est le fil rouge qui relie des textes historiques comme Pioneers of Modern Movement (1936) de Pevsner et Mechanization takes Command (1948) de Giedion, ou qui raccroche le Bauhaus à la pensée contemporaine de l’innovation. Allié de l’industrie et des pouvoirs économique et politique, le design est de plus en plus pensé comme un mode de conception global, qui s’étend des objets aux services et aux infrastructures, ayant vocation à trouver des solutions et à optimiser notre cadre de vie.

Mais cette définition du design, ancrée dans la tradition du rapport économique entre forme et fonction, n’est pas la seule possible. Récemment, les designers anglais Anthony Dunne et Fiona Raby ont revendiqué une autre posture en proposant un design qui refuse un rôle affirmatif, soumis aux impératifs de l’industrie et de la consommation, et qui se veut, au contraire, critique. Ce qu’ils appellent Critical Design propose « des projets de design spéculatif, réflexif, pour défier les affirmations rapides, les préjugés et les lieux communs sur le rôle des produits dans la vie de tous les jours1 ». La dimension spéculative, c’est-à-dire conceptuelle, de ce design, émerge grâce à une stratégie systématique de l’ambiguïté : les objets réalisés n’ont pas de formes ou de fonctions habituelles, ils impliquent des usages et des comportements étranges, et finalement déplacent l’attention sur le terrain des controverses profondes, sur le plan des valeurs (sociales, politiques) que les objets et les usages véhiculent. Les projets de Dunne et Raby, comme Designs for Fragile Personalities in Anxious Times (2004-2005) ou Placebo (2001), constituent des exemples de cette démarche. Dans Placebo, des objets mobiliers à l’apparence familière sont dotés d’interfaces qui modifient légèrement leur forme en introduisant une subtile étrangeté et leur attribuent de nouvelles fonctions : deux tétons se dressent sur le dossier de la Nipple Chair, des boussoles incrustées sur le plateau de la Compass Table réagissent aux champs électromagnétiques et sont capables de catalyser l’anxiété de leur utilisateur face à la pollution hertzienne. Cette approche n’est pas nouvelle. Son histoire s’écrit à la frontière entre art, architecture et design, et un nombre croissant d’expositions en démontre l’actualité.

Strange design

Du design des objets au design des comportements

__Emanuele Quinz

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Un design qui ne donne pas de réponse mais pose des questions : en dosant l’étrangeté et la fiction, le design critique déplace les enjeux du design des objets vers les comportements et les valeurs.___

___1. Anthony Dunne et Fiona Raby, Critical Design FAQ, http://www.dunneandraby.co.uk/content/bydandr/13/0

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Souffler, fusionner, couler, tailler, thermoformer, colorer, argenter, polir, dépolir, sabler ! Sous l’entité Glass-fabrik, Simon Müller et Stéphane Pelletier expérimentent tous azimuts les savoir-faire du métier de verrier. À Vertou, où l’atelier est installé depuis deux ans, Simon Müller évoque son travail avec les designers et les artistes.

Vous bénéficiez d’une aura certaine dans le monde de l’art et du design. Comment l’expliquez-vous ?–Nous sommes dans une énorme niche : peu d’artisans maîtrisent et mêlent autant de tech-niques que nous, et beaucoup nous renvoient des projets d’artistes. En France, le CIRVA (Centre International de Recherche sur le Verre et les Arts plastiques), à Marseille, est une référence, mais c’est une structure 100 % subventionnée, qui accueille peu de monde. Le CIAV (Centre International d’Art Verrier) de Meisenthal est l’autre institution dont nous sommes proches en esprit, qui développe des résidences d’artistes. Cela fait peu pour le territoire français !

Pouvez-vous décrire votre approche ?–Prendre le temps serait notre credo : la discussion avec les artistes se poursuit parfois sur de longs mois, entre la réflexion et le financement. Chaque artiste a son processus de maturation et notre médium demande de la confiance : l’artiste doit souvent faire faire, sans pouvoir toucher.

Essuyez-vous beaucoup d’échecs avant de parvenir à un objet satisfaisant ?–Le syndrome de la casse est inhérent à notre pratique expérimentale. Parfois, aussi, nous achetons de la matière pour un artiste et son projet évolue : il faut tout réviser et remettre en branle, ce qui est bien trop éprouvant pour certains artisans. Nous aimons cette tension expé-rimentale et ce grand huit émotionnel.

Éclats de verre__Éva Prouteau

Vos collaborations font apparaître certains noms du design…–Nous avons réalisé des projets avec Matali Crasset, Guillaume Delvigne ou Frédéric Richard, entre autres. Nous sommes requis pour des pièces en séries très limitées, voire du prototypage. On nous commande souvent des moules, puis nous assurons la finition et étayons le travail auprès de ceux qui vont ensuite produire en série industrielle. Nous sommes là pour mettre l’objet en forme, pour que le designer puisse en vendre la production à des investisseurs.

Quelles sont, selon vous, les différences entre un projet de designer et un projet d’artiste ?–Les designers arrivent avec des plans et des cotes, ils sont plus techniques, et d’une certaine manière plus exigeants. Un artiste peut arriver avec un dessin et repartir avec un objet qui n’a rien à voir : cela nous est arrivé avec Alain Declercq, Bettina Samson ou Sandrine Pelletier, des artistes « dans le chaud » qui ont besoin d’être dans l’atelier, d’éprouver le matériau. Après deux ou trois jours de flottement, ils arrivent un matin et ils ont trouvé. C’est la pirouette de l’artiste, le bon choix du dernier moment, la vision inattendue. Le travail avance, et nous sentons que l’artiste s’immisce dans le médium, plonge dans l’imagination de la matière.

Vous travaillez parfois sur des installations très volumineuses. Un exemple ?–La table que nous avons produite pour le palais de Tokyo avec Anthea Hamilton, un paysage de bulles rouges simplement posées en équilibre, a été un beau projet, très intense. Nous le remontons à la Biennale de Lyon 2015, car nous faisons aussi des suivis de montage pour les pièces compliquées de ce type.

Mais vous travaillez aussi sur des pièces minia-tures, très précises et méticuleuses.

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Lancé en 2010, ce paquet disparaît au bout de quatorze semaines. Conçu en matière biosourcée, il est également compostable : il répond à des normes de composition permettant son usage pour un compost de production agricole destinée à l’alimentation humaine. © Alan Levine.

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Du design comme esthétique au design comme attitude

Le design, cette attitude qui consiste à créer les objets de la vie quotidienne, est sans doute l’une des plus vieilles activités de l’homme. Acte essentiel pour l’évolution de l’humanité, la création d’objets, devenue conception design, s’est redéfinie constamment au cours des âges. Durant les dernières décennies, le design a été un vecteur important pour le progrès social, mêlant fonction, esthétique et marketing. Aujourd’hui, d’autres dimensions et impératifs se manifestent pour réenchanter nos sociétés : la question de l’intrication et de l’interaction des lieux, des milieux et des hommes, qui nous impose une réflexion sur les liens, les relations, les rapports, les interfaces entre l’homme et ce qui lui fait face et l’environne : l’objet (défini comme ce qui est autre que le sujet, qui est une entité naturelle ou artificielle que nous devons considérer). Devant cette modification de l’esprit même du design, nous avons à réexaminer cette idée réduc-trice mais répandue selon laquelle le design est un « enrobage » ou un « habillage », ou encore une « touche de style contemporain ». Peut-être, pour requalifier le design, faudrait-il revenir à son étymologie, « dessiner à dessein », qui le caractérise si bien et qui est pertinente, quels que soient le contexte et le moment historique.

En effet, le design est avant tout un mode d’approche qui interroge, invente, conçoit et transforme l’environnement des hommes, et qui s’instaure par la conception d’objets, d’espaces (édifices, villes, paysages), de services, et par différents supports de communication graphique. Il est fondamentalement impliqué dans la vie et se situe au croisement des domaines de l’art, de la culture, de la technologie, de l’envi-ronnement, de l’économie… On pourrait dire que le design, c’est faire du politique par le poïétique, et paraphraser ce que Robert Filliou disait jadis pour l’art : le design, c’est ce qui rend la vie plus intéressante que le design.

Vers une conception holistique

Dans cette période de mutation profonde, il est indispensable de dépasser nos idées reçues. Il ne faudrait pas qu’une vision arrêtée du design contredise la réalité en mouvement du monde actuel avec ses découvertes et perspectives scientifiques nouvelles, l’invention numérique, la compréhension du monde naturel, la mondialisation, tout

Designer la relation,

reconfigurer les paradigmes__

Pierre Litzler___

À la recherche d’interactions plus vivables entre l’homme, la technique et la nature, une nouvelle conception du design émerge, porteuse d’une pensée innovante de l’écologie.___

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Photos extraites d’un reportage réalisé en 2010 par Simon Davidson sur la culture australienne burnout. Le burnout consiste à faire déraper les roues de son véhicule en accélérant. Il en résulte du bruit, de la fumée et une trace de pneu dessinée sur le bitume. © Simon Davidson.

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Le tuning, comme pratique sauvage du faire, suit ses propres logiques de création, indépendantes, décomplexées et en autarcie par rapport aux autres domaines de production. Le tuning, à la limite de l’acceptabilité, fascine autant qu’il rebute le designer avec ses formes enragées. Cette position border line accidente et déroute nos considérations sur les processus de création. Si le tuning est en perte de vitesse en France, le contexte actuel de crise économique et le développement de l’apprentis-sage en ligne ont permis d’accroître le nombre des productions « rusées », parallèles à l’industrie. Le mouvement makers, par exemple, issu de la culture DIY, repose sur des valeurs manifestes de mise en commun d’outils et de connaissances dans le but de fabriquer soi-même, plutôt que de les acheter, des objets personnalisés. Ces pratiques, envisagées comme une réponse à la crise du système capitaliste, agissent comme point de rupture, comme élément qui met en crise notre rapport au standard, aux canons et modèles esthétiques, aux savoir-faire, etc. Si le tuning reste une pratique plus marginale, le rapprochement des écoles de design et des lieux de fabrication open source (les FabLabs) témoigne de cet intérêt croissant pour les pratiques de création-fabrication2.

Tuneurs, makers et designers centrent leur pratique sur la production-création, pourtant tuneurs et makers ne répondent que de façon biaisée aux logiques du marché. Le tuneur crée un objet beau : il n’économise pour cela ni son argent ni son temps pour parvenir à l’objet de son fantasme, c’est-à-dire un objet qui sublime le mythe de la puissance automobile et dans lequel sa personnalité et ses désirs sont objecti-vés. Si la beauté singulière du résultat motive le tuneur, le maker focalise davantage ses activités sur la réalisation de la machine, celle qui donne le pouvoir de fabriquer « presque n’importe quoi3 ». La fascination technique n’a donc pas le même objet, mais génère dans les deux cas des objets personnalisés, esthétiquement bien éloignés des standards industriels auxquels le designer doit répondre. En un sens, l’objet ainsi produit renvoie au designer le fantasme de l’objet non standard. En détournant la voiture, le tuneur dé-standardise l’objet industriel produit par le designer et se pose comme reflet décomplexé du design. À sa manière également, le maker produit selon des modes de fabrication alternatifs, émancipés des modèles.

Pourtant, la dé-standardisation opérée dans les deux cas reste ambiguë. Car le tuning, non sans de réels savoir-faire manuels, revient à combiner différents éléments issus des catalogues de constructeurs automobiles : si la marque est systématiquement retirée des véhicules, le résultat est indissociable d’un style identifié (Rat’s, Low-ride, German, etc.).

Tuning, Making…

Design en temps de crise ?__

Julie Gayral___

Regard sur certaines pratiques populaires de création-fabrication mettant en crise un design qui souhaiterait s’émanciper de l’industrie1.___

___1. Cet article est issu d’une réflexion initiée pour l’exposition Tu nais, Tuning, Tu meurs par le post-diplôme Design & Recherche (Saint-Étienne) pour la Biennale internationale de design de Saint-Étienne en 2015. Une version plus détaillée de cet article se trouve dans le no 42 de la revue Azimuts.___2. Design’in Pays de la Loire est une plateforme pour l’innovation par le design dans les Pays de la Loire. Elle a notamment comme partenaires la plateforme C (FabLab géré par l’association PiNG) et l’École de design Nantes Atlantique.___3. Neil Gershenfeld est considéré comme l’inventeur des FabLabs. Professeur au MIT, il est devenu célèbre grâce à ses cours intitulés « How to make (almost) anything ».