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José-Maria Asensio – Jean-Pierre Astolfi – Michel Develay Licence de sciences de l’éducation Apprentissage et didactique Cours 8 7002 TG PA 00 05

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José-Maria Asensio – Jean-Pierre Astolfi – Michel Develay

Licence de sciences de l’éducation

Apprentissage et didactique

Cours

8 7002 TG PA 00 05

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Licence de sciences de l’éducation

Apprentissage et didactique

Cours

Rédaction José-Maria AsensioJean-Pierre AstolfiMichel Develay

Coordination pédagogiqueThibaut Poupard

Directeur de publicationJean-Luc Faure

Conception graphiqueCnedInstitut de Poitiers – Futuroscope

ImpressionFabrègue (87)

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Table des matièresTable des matièresT

Introduction .................................................................... 5

Plan du cours ..................................................................... 5

Conseils généraux ............................................................ 6

Orientation bibliographique ......................................... 7

Chapitre 1

État des lieux : le fonctionnement standardde la « forme scolaire » ............................................. 9

1. La forme scolaire et ses origines ........................... 10

2. « Métier d’élève » et coutume didactique ......... 112A. Métier d’élève et vie scolaire ............................ 112B. Métier d’élève et moment des apprentissages 19

3. Le bas « niveau taxonomique » des activitésscolaires ........................................................................ 22

4. Le « rapport au savoir » et ses processusdifférenciateurs .......................................................... 24

4A. Approche psychologique .................................... 254B. Approche sociologique ....................................... 304C. Approche épistémologique ................................ 33

Chapitre 2 39

Apprendre, avec toutes ses variables ...............39

1. Apprendre, entre complexité et paradoxes ....... 401A. Les variables-leviers de l’apprentissage(avec leurs contrepoints) ............................................ 401B. Les variables-freins de l’apprentissage(avec leurs contrepoints) ............................................ 461C. La motivation : un concept à construire .......... 491D. Le paradoxe de l’apprentissage ......................... 55

2.La différenciation pédagogique ............................. 572A. La diversité des styles cognitifs .......................... 572B. L’éducabilité cognitive ......................................... 61

Chapitre 3 67

Le savoir, dans tous ses états ...............................67

1. Trois termes à contraster : information,connaissance, savoir ................................................. 68

1A. L’information ....................................................... 681B. La connaissance ................................................... 681C. Le savoir ............................................................... 69

2. Concepts et disciplines ............................................. 702A. Des notions aux concepts .................................. 702B. Les disciplines scolaires et leurs composantes . 712C. Les matrices disciplinaires et leur cohérence ... 72

3. Disciplines et interdisciplinarité ........................... 733A. La pluridisciplinarité ............................................ 733B. L’interdisciplinarité ............................................... 743C. La transdisciplinarité ........................................... 74

Chapitre 4 77

Enseigner, par tous ses modèles .........................77

1. Trois modèles et leur usage fl exible .................... 781A. Le modèle de la transmission ............................ 781B. Le modèle du conditionnement ........................ 801C. Le modèle constructiviste ................................. 811D. Vers des modèles composites ............................ 83

2. Les référents théoriques de l’enseignant ........... 852A. Quelques concepts-clés pour construiredes séquences ............................................................. 852B. Piaget, Bachelard, Vygotski ..............................105

3. Didactique et pédagogie .......................................110

Corrigés des exercices ........................................... 113

Chapitre 1 .......................................................................113

Chapitre 2 .......................................................................117

Chapitre 3 .......................................................................123

Chapitre 4 .......................................................................127

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Introduction

Plan du coursCe cours, intitulé « Apprentissages et didactiques », a été rédigé par José Maria Asensio, professeur à l’université autonome de Barcelone, Jean-Pierre Astolfi , professeur à l’université de Rouen et Michel Develay, professeur à l’université Lumière, Lyon 2.

État des lieux : le fonctionnement standard de la « forme scolaire »

Nous débuterons par une présentation, à tonalité critique, du fonctionnement « standard » de la forme scolaire actuelle. Le but n’est en aucun cas de dénigrer tout ce qui se passe dans les écoles et établissements concernant les apprentissages, mais de relever des points problématiques susceptibles d’amélioration. La rapidité des évolutions sociales et économiques conduit la société à être de plus en plus exigeante vis-à-vis de l’école et, en un sens, il est même rassurant de pouvoir identifi er des « gains » encore possibles en termes de modalités d’enseignement.

Nous rappellerons ici les origines de la « forme scolaire » actuelle, comme lieu séparé des appren-tissages au regard de l’expérience quotidienne et de l’univers familial ou professionnel. Seront notamment évoquées les notions récentes de « métier d’élève » et de « rapport au savoir », avec les processus différenciateurs que nous relèverons.

Puis, nous détaillerons successivement les trois pôles du « triangle pédagogique et didactique »,lequel relie au sein d’un même système l’apprenant, le savoir et l’enseignant.

Apprendre, avec toutes ses variables

Le « pôle Apprendre » détaille la complexité des processus qui sont à charge de l’apprenant, auquel nul ne pourra se substituer. Il faut noter – comme une curiosité porteuse de sens en français, da-vantage que dans d’autres langues – le fait qu’on puisse dire que le maître apprend des notions à l’élève... alors qu’il ne peut que les enseigner ! C’est l’élève (ou le formé) qui apprend, et nous en préciserons les mécanismes diversifi és, en nous attardant un peu sur le concept de motivation, tant caricaturé par ses usages quotidiens.

Nous insisterons sur le fait qu’à la complexité s’ajoute souvent le paradoxe, car toute variable posi-tive (l’intérêt, la coopération...) peut facilement inverser son effet, quand une variable négative (le milieu socio-familial ou les aléas de l’histoire personnelle) ne sont jamais des déterminismes absolus. Nous ajouterons à ces considérations générales sur l’apprendre des éléments précis concernant la diversité des styles cognitifs individuels et la nécessité pédagogique d’en tenir compte.

Et nous conclurons sur l’importance de l’éducabilité cognitive, dans la mesure où c’est là une posture essentielle de l’enseignant pour favoriser la réussite, même si cela ne suffi t jamais à la garantir.

Le savoir, dans tous ses états

Mais à trop se centrer sur l’élève, on risquerait d’en oublier le « pôle Savoir », qui est pourtant la raison d’être première de l’école. Bien sûr, celle-ci vise aussi d’autres objectifs de formation, de so-cialisation, de citoyenneté, etc., mais ces derniers ne doivent pas venir en compétition avec le savoir, encore moins en substitution. L’école est d’abord un lieu conçu par la société pour « programmer » la rencontre avec des savoirs jugés désirables pour tous, sans les laisser soumis à l’aléatoire des parcours individuels.

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Introduction

Nous distinguerons trois termes souvent confondus, que nous avons nommés information, connais-sance et savoir, en précisant leurs caractéristiques contrastées. Il ne s’agit bien sûr pas de défi nitions formelles, car peu nous importent les étiquettes, mais de repérer trois statuts théoriques différents pour les savoirs scolaires, dont nous tirerons les conséquences très concrètes sur l’effi cacité des enseignements.

Nous insisterons alors sur les notions essentielles de « disciplines » et de « concepts », souvent mal compris des élèves mais aussi des enseignants, parce que conçus comme un simple découpage de la connaissance quand ils en sont les pôles organisateurs. S’ensuivra naturellement une réfl exion sur les signifi cations de l’« interdisciplinarité ».

Enseigner, par tous ses modèles

Il sera alors temps d’en venir au « pôle Enseigner », qui tirera les conséquences des développe-ments précédents, tout en ajoutant des points de vue spécifi ques. Après avoir défi ni trois modèles pédagogiques de référence qui donnent sens aux pratiques, nous présenterons un ensemble de concepts-clés (notamment ceux issus des recherches en didactique), qui permettent de fonder ce qu’on nomme aujourd’hui des pédagogies constructivistes. En nous appuyant sur une diversité d’auteurs, nous évoquerons successivement les conceptions alternatives et les obstacles épistémo-logiques, les confl its socio-cognitifs, la zone proximale, l’étayage et le format de l’apprentissageformat de l’apprentissageformat , de l’apprentissage, de l’apprentissageenfi n la métacognition, le transfert et la médiation.

Nous recentrerons ensuite la réfl exion sur les apports majeurs mais divergents de Jean Piaget, Gaston Bachelard et Lev Vygotski, en proposant une façon de les mettre en perspective, sans les amalgamer. Mais nous conclurons pourtant, malgré la puissance de telles fi gures tutélaires, sur le caractère irréductible de la pédagogie par rapport aux sciences voisines, sur lesquelles elle s’appuie sans jamais s’y confondre. C’est là une condition essentielle pour qu’elle reste un « métier de l’hu-main » et puisse se professionnaliser davantage.

Conseils générauxComment travailler ?

Ce cours a été conçu pour permettre votre travail personnel à un rythme individualisé. Avant d’en entreprendre la lecture, ainsi qu’en cours de lecture, réfl échissez aux modalités favorables à l’ap-prentissage. Travaillez de préférence par grandes plages horaires, afi n d’avoir le temps d’examiner un chapitre entier. Ne vous limitez pas à une lecture linéaire et séquentielle, car la compréhension d’un texte suppose que vous vous en construisiez une vue d’ensemble et que vous en dégagiez les mots-clés. Les exercices proposés au fi l des pages sont également destinés à vous permettre de revenir sur votre lecture, pour mieux assimiler le cours. Pensez à prendre des notes, cherchez la signifi cation des mots qui ne vous sont pas familiers, et plus généralement accompagnez votre lecture de diverses formes d’écriture personnelle : schémas, listes d’éléments, fi ches personnelles, renvois à d’autres chapitres, d’autres cours, d’autres lectures. Une compréhension véritable suppose une mise en réseau des informations, ce qui nécessite toutes sortes de mises en correspondance. Un plan, aussi logique et « didactique » qu’il soit, n’est jamais qu’une facilité d’exposition des choses choisie par les auteurs, laquelle doit être transgressée par l’apprenant pour que l’ensemble parvienne à faire sens pour lui.

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Introduction

Et l’évaluation ?

Après les moments d’évaluation formative grâce aux exercices intégrés, votre connaissance du cours sera évaluée par une épreuve écrite dont les devoirs vous donnent une idée de la structure. Il ne vous sera évidemment pas demandé une restitution mémorisée du cours, ce qui serait contraire aux objectifs de réfl exion visés, mais il est attendu de vous l’expression d’une réfl exion personnelle à partir d’un ou plusieurs textes proposés, et d’une compréhension de leurs enjeux éducatifs. N’oubliez jamais qu’un vocabulaire précis, un respect des règles de syntaxe et de ponctuation, aident à la co-hérence de votre propos et interviennent dans la notation.

Orientation bibliographiqueLes ouvrages suivants vous permettront des lectures complémentaires, de façon à prolonger la réfl exion sur tel point qui suscite votre intérêt, ou sur tel autre qui vous pose des problèmes de compréhension. S’ils constituent une aide précieuse en vous permettant d’élargir votre culture didactique et pédagogique, vous pouvez tout autant vous y égarer et c’est pourquoi la liste ci-des-sous est hiérarchisée et limitée. Il n’est pas question que vous deviez tout lire ! Il est simplement recommandé d’alterner les moments de travail du cours avec la consultation de certains ouvrages, de façon à vous familiariser avec leur style et leur mode de construction.

Ouvrages de base

ASTOLFI Jean-Pierre (1992). L’école pour apprendre. Paris : ESF.

ASTOLFI Jean-Pierre (1997). L’erreur, un outil pour enseigner. Paris : ESF.

CHARLOT Bernard, BAUTLER Élisabeth & ROCHEX Jean-Yves (1992). École et savoir, dans les ban-lieues... et ailleurs. Paris : Armand Colin.

CHARLOT Bernard (1997). Du rapport au savoir. Paris : Anthropos.

DEVELAY Michel (1996). Donner du sens à l’école. Paris : ESF.

MEIRIEU Philippe (1987). Apprendre... oui, mais comment ? Paris : Apprendre... oui, mais comment ? Paris : Apprendre... oui, mais comment ? ESF.

MEIRIEU Philippe (1995). La pédagogie entre le faire et le dire. Paris : ESF.

PERRENOUD Philippe (1994). Métier d’élève et sens du travail scolaire. Paris : ESF.

RAYNAL Françoise & RIEUNIER Alain (1997). Pédagogie : dictionnaire des concepts clés. Paris : ESF.

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Introduction

Pour approfondir

• sur les modèles pédagogiques

ALTET Marguerite (1997). Les pédagogies de l’apprentissage. Paris : PUF.

AUMONT Bernadette & MESNIER Pierre-Marie (1992). L’acte d’apprendre. Paris : PUF.

NOT Louis (1979). Les pédagogies de la connaissance. Toulouse : Privat.

FABRE Michel (1994). Penser la formation. Paris : PUF.

• sur les processus d’apprentissage

DOISE Willem & MUGNY Gabriel (1981). Le développement social de l’intelligence. Paris : InterÉditions.

HUTEAU Michel (1987). Style cognitif et personnalité. Lille : PUL.

LIEURY Alain & FENOUILLET Fabien (1996). Motivation et réussite scolaire. Paris : Dunod.

MONTEIL Jean-Marc (1993). Soi et le contexte. Paris : Armand Colin.

RICHARD Jean-François (1990, 1995). Les activités mentales. Paris : Armand Colin.

• sur les savoirs et la construction des concepts

BARBIER Jean-Marie, dir. (1996). Savoirs théoriques, savoirs d’action. Paris : PUF

BARTH Britt-Mari (1987). L’apprentissage de l’abstraction. Paris : Retz.

JONNAERT Philippe & VANDER BORGHT Cécile (1999). Créer des conditions d’apprentissage. Bruxelles :De Boeck.

REY Bernard (1996). Les compétences transversales en question. Paris : ESF.

• sur les didactiques des disciplines

ASTOLFI Jean-Pierre & al. (1997). Mots-clés de la didactique des sciences. Bruxelles : De Boeck.

DEVELAY Michel (1992). De l’apprentissage à l’enseignement. Paris : ESF.

DEVELAY Michel, dir. (1995). Savoirs scolaires et didactiques des disciplines. Paris : ESF.

FABRE Michel (1999). Situations-problèmes et savoirs scolaires. Paris : PUF.

GIORDAN André & VECCHI Gérard de (1987). Les origines du savoir. Neuchâtel, Paris : Delachaux et Niestlé .

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État des lieux : le fonctionnement standard de la « forme scolaire »

Chapitre 1

Il n’existe pas deux classes semblables, deux manières identiques d’enseigner, deux fa-çons analogues d’apprendre. Nous nous proposons néanmoins de pointer les éléments invariants dans des contextes différents d’enseignement-apprentissage afi n de dresser un état du fonctionnement standard de ce que, après Guy Vincent, nous nommerons la « forme scolaire ». D’origine récente dans l’histoire de l’enseignement, celle-ci organise le temps, l’espace, la communication, les relations de pouvoir que les élèves ont à décou-vrir, auxquels ils ont à s’adapter… auxquels certains résistent. Le métier de professeur est formellement de mettre en actes cette forme scolaire en enseignant (nous ajouterons pour éduquer). Celui de ses élèves est symétriquement d’apprendre, afi n de comprendre le monde, les autres et eux-mêmes. C’est en décodant le rapport à la connaissance en général et à l’institution scolaire en particulier de ses élèves, en déchiffrant leur rapport au savoir particulier qu’il enseigne que le professeur se constitue aujourd’hui comme un professionnel de l’enseignement au service de l’apprentissage.

Ü Objectifs Renouveler sa perception de l’activité de l’élèveen l’analysant comme celle d’un acteur au sein d’un système

Examiner le type d’exigence intellec-tuelle attenduparfois supérieur, parfois inférieur à ce qu’on en imagine

Transformer la conception qu’on se fait du savoiren l’examinant en termes de processus et de rapport, plutôt qu’en termes réifi és

Ü Contenu La forme scolaire Un mode d’organisation récent de l’édu-cation à l’échelle historique

Métier d’élève et coutume didactique Le métier d’élève concerne la vie scolaire, avec ses règles spécifi ques et le temps des apprentissages (contrat et coutume didac-tiques)

Le bas niveau taxonomique des acti-vités scolaires

La diversité des rapports au savoirpsychologique, sociologique et épistémo-logique

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Chapitre 1 État des lieux : le fonctionnement standard de la « forme scolaire »

1. La forme scolaire et ses originesPourquoi l’école, peut-on s’interroger aujourd’hui comme hier, aujourd’hui peut-être davantage encore qu’hier ? Réponse : pour aider l’enfant à se former, à se développer, à s’élever, certes. Mais tout autant pour faire advenir de l’humanité en l’homme en construi-sant du lien social, c’est-à-dire de la capacité à vivre ensemble et à s’enrichir de cette vie collective. Pourquoi l’école ? Pour éduquer donc par l’acquisition de savoirs. Seulement la famille et la rue (à travers les associations) concourent au même projet, celui d’éduquer, que le philosophe Emmanuel Kant défi nissait comme la possibilité de « développer dans chaque individu toute la perfection dont il est capable ».

Alors si l’école, comme la famille ou les clubs, associations diverses, a bien comme projet d’éduquer, cette fi n découle d’un moyen qui lui est somme toute spécifi que, à travers la forme qu’elle lui donne : instruire. L’école est l’institution créée par la société pour éduquer ses enfants à travers l’instruction qu’elle leur dispense. L’école instruit afi n de permettre l’entrée de l’enfant dans la culture de son groupe d’appartenance sociétale, à travers l’appropriation des savoirs qui lui sont enseignés. Pourquoi enseigne-t-on l’histoire, les mathématiques, les sciences ou l’EPS à l’école ? Pourquoi les programmes scolaires et la kyrielle des savoirs qui les constituent ? Pour aider des enfants, à travers le métier d’élève qu’ils se construisent, à se sentir membre d’une communauté qui dépasse leur famille, leur appartenance socioculturelle, ce qui leur donne la possibilité de se comprendre, de comprendre les autres, de comprendre le monde. En d’autres termes : à l’école, on instruit pour éduquer. Les savoirs constituent une fi n et un moyen. Une fi n, car leur appropriation permet à l’enfant de découvrir les réalités qu’ils éclairent. Ainsi le calcul facilite la compa-raison de deux grandeurs et leur combinatoire dans les opérations et la grammaire permet de comprendre comment est constitué le discours. Mais les savoirs sont simultanément le moyen pour amener les enfants dans le moment où ils se les approprient, à découvrir la valeur de l’échange, du débat, du groupe. Cette forme scolaire, qui vise la découverte par les enfants de leur culture d’appartenance, ambitionne, écrira Célestin Freinet de « dé-velopper l’autonomie, d’éveiller au monde, de permettre l’épanouissement de l’individu, de faire se développer tous les bourgeons ».1 Simultanément, aurait pu lui répondre Jean 1 Simultanément, aurait pu lui répondre Jean 1

Piaget, « éduquer, c’est adapter l’individu au milieu social adulte, c’est-à-dire transformer la constitution psychobiologique de l’individu en fonction des réalités collectives auxquelles la conscience commune attribue quelque valeur ». 2

Au passage, reconnaissons que « la forme scolaire », – le terme est de Guy Vincent3 –, est 3 –, est 3

une construction récente, en dépit d’une école que certains font remonter à Charlema-gne. En effet, l’école s’oppose au mode de socialisation pratique qui conduit à apprendre « sur le tas », par imitation, des savoirs non séparés des pratiques dans lesquelles ils sont enchâssés. À l’inverse, à l’école, les élèves découvrent des savoirs démontés, décontextua-lisés des situations desquelles ils ont été extraits, une grande importance étant accordée à l’écrit. Guy Vincent met en rapport cette forme scolaire avec le développement des milieux urbains, insistant sur le lien essentiel qui unit l’école à un réaménagement profond

1 FREINET, C. (1968), FREINET, C. (1968), FREINET Pour l’école du peuple, Paris, Maspero. 2 PIAGET, J. (1965), Psychologie et pédagogie, Paris, Denoël-Gonthier.3 VINCENT G. (1980), L’école primaire en France, Lyon, PUL.

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État des lieux : le fonctionnement standard de la « forme scolaire » Chapitre 1

du politique et du religieux dont la ville est la scène. Le changement d’articulation entre politique et religion semble lié au fait que les sociétés anciennes sont des sociétés de parole – le divin fait signe à travers toute chose –, et de sens – les origines et les fi ns du monde et de la vie sont données d’avance. À l’inverse, la société moderne, en instituant le marché de biens et de services, crée un espace autonome désacralisé, et développe l’écrit comme forme de régulation.

Nous avons suggéré que l’école aujourd’hui revêt une forme scolaire particulière. Il nous faut maintenant éclairer cette idée pour apprécier en quoi consiste le métier d’élève du-rant en moyenne une dizaine à une quinzaine d’années.

2. « Métier d’élève » et coutume didactiquePhilippe Perrenoud4 , parle de 4 , parle de 4 « métier d’élève » car selon lui, « l’élève exerce un genre de travail déterminé reconnu et toléré par la société, et dont il peut tirer ses moyens d’existence ». Le terme, qui est sémantiquement exact si l’on considère l’élève comme une phase nécessaire pour accéder au statut d’adulte travailleur, est de surcroît prolifi que. Nous le conserverons sans problème. Alors, qu’est-ce que le métier d’élève présente de particulier ?

2A. Métier d’élève et vie scolaire Être élève constitue un état social qui dure de 6 à 16 ans, soit au minimum dix ans.5 Plus 5 Plus 5

fréquemment, les enfants entrent vers 3 ans à l’école (à cet âge 99% sont scolarisés) et en sortent aux alentours d’une vingtaine d’années. Ces dix-sept années d’école constituent entre le quart et le cinquième de l’espérance de vie. Plagiant Emmanuel Lévinas qui écrit « L’homme n’est pas d’un seul coup », il serait possible d’écrire « L’élève n’est pas d’un seul coup ». Dans la douleur pour certains, dans l’indifférence pour d’autres, avec passion pour quelques-uns, s’opère cette évolution. Élève semble être pour plus d’un enfant une diffi culté à assumer. Sont dénoncés pêle-mêle les enseignements, les relations, l’atmosphère du collège ou du lycée, les enseignants et l’équipe de la vie scolaire, le manque d’ouver-ture sur la vie, sur les autres, sur la compréhension du monde. Être élève paraît diffi cile. Mais pourquoi ? Qu’est-ce qui se joue de manière explicite et implicite au cours de cette activité ? Comment dès lors atténuer la diffi culté du métier d’élève ?

4 PERRENOUD, P. (1994), Métier d’élève et sens du travail scolaire, Paris, ESF.5 Cette partie s’inspire très largement de DEVELAY, M. (1997), « De la diffi culté d’être élève », in : LANGOÜET, G. (dir.), L’état de l’enfance en France, Paris, Hachette.

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Chapitre 1 État des lieux : le fonctionnement standard de la « forme scolaire »

2A1. L’école, lieu de découvertes

L’adulte qui, à l’occasion d’un séminaire, d’un colloque, d’une formation, est ballotté d’ateliers en conférences, assis et mutique pour une plus grande partie d’un temps géré par d’autres à son insu, l’adulte qui, assistant à des interventions qui se succèdent, doit se plier aux diverses problématiques évoquées, se met un temps dans la situation de l’élève. C’est quoi, en effet, être élève ? C’est écouter souvent, parler parfois, agir plus rarement. C’est répondre à des questions fausses puisque celui qui les pose est parfois le seul en classe à en connaître la réponse. C’est intégrer des normes du parler correct, du bien écrire, du comportement de celui qui sait être le bon élève. Il serait ainsi possible de multiplier les fl ashes de l’attitude de ce qu’il convient de faire pour « être scolairement correct ».

L’école est bien un temps d’explorations et de découvertes, faites de manière implicite ou expli-cite, consciente ou non, qui structurent autant la personne que ne le fait la famille ou la rue.

À l’école, on découvre les autres« L’enfer c’est les autres ». Ce qui est vrai, lorsqu’il convient de travailler, voire même de jouer avec un élève que l’on n’aurait jamais choisi. « On va constituer des groupes de cinq pour jouer au basket. Pierre, tu te mettras avec Samuel, François, Yann, Mamoud, et Yasmin. » Le jeu peut se transformer en punition, tant il est diffi cile de faire alliance avec ceux qui par ailleurs vous ont pris pour tête de turc ou qui vous ont ignoré, voire méprisé jusqu’alors. À l’école, on ne choisit pas ceux avec lesquels il faut travailler. Et lorsqu’il arrive qu’on ait un copain, parfois même on en est séparé arbitrairement par le maître qui pré-vient ainsi les risques de l’entente. Les autres élèves sont ainsi perçus, proches ou lointains, amis ou ennemis, aimés, haïs ou indifférents. Quoi qu’il en soit, il faut faire avec. On ne choisit jamais sa classe, rarement son équipe, généralement pas sa place. La socialisation est d’abord obligation à faire avec les autres, sous le regard permanent de chacun.

Mais les autres sont aussi les adultes dont il convient de découvrir les exigences, les ma-rottes, les travers, les rigueurs, les faiblesses et les forces. Ce que demande tel enseignant, tel autre l’exige et tel encore le bannit. Découvrir l’adulte, c’est pour l’élève se rendre attentif à des attentes, rarement explicitées. Cette année-là, l’instituteur exige qu’on emprunte des livres à la bibliothèque et même qu’on fasse une petite fi che de lecture. L’année suivante l’instituteur ne fera aucune obligation de lecture. Et puis, si une année donnée la rédaction sera rendue avec une marge à gauche correspondant à celle de la feuille, l’année suivante, la marge sera tracée à droite, et l’année d’après, on agrandira la marge à la moitié de la feuille.

Découvrir les autres, c’est faire l’apprentissage de l’imprévu, de l’interdit, de l’obligation. C’est intérioriser la socialité, les arbitraires à partir de laquelle cette socialité se construit, chaque élève étant, selon les circonstances (avec les adultes ou les autres jeunes), partie pre-nante ou exclu des règles. L’école est le temps des copains et des rivaux, des identifi cations et des rejets, des transferts et des projections fortement modélisatrices pour l’avenir.

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État des lieux : le fonctionnement standard de la « forme scolaire » Chapitre 1

À l’école, on s’initie à des savoirs« La culture, c’est ce qui demeure dans l’homme lorsqu’il a tout oublié », écrivait Édouard Herriot. Certains élèves se dépêchent alors sans doute de devenir des hommes cultivés, pour-rait-on galéjer, en pensant à ceux d’entre eux qui se dépêchent d’obéir à cette maxime.

À la question « Pourquoi enseigne-t-on à l’école ce qu’on y enseigne ? », des élèves de collège répondaient récemment : « Pour que ceux qui n’arriveront pas à comprendre n’aillent pas au bout » ! L’expression pourrait prêter à sourire, si elle n’était pas dramatique dans l’absence de lien entre les disciplines scolaires et la culture à laquelle ces dernières renvoient. Et pourtant, comment les élèves pourraient-ils ne pas envisager l’école comme une vaste machine à sélectionner, comme une vaste entreprise qui résiste aux problèmes du moment ? Alors que les questions qui se posent à l’élève sont existentielles (pourquoi les parents sont-ils toujours angoissés par les résultats scolaires ; comment vais-je faire pour pouvoir aller voir jouer le groupe que j’aime ?), chargées d’affectivité (est-ce que mon père s’intéresse à moi vraiment ?), concernent des questions d’actualité (comment peut-on espérer avoir du travail lorsqu’on sera grand ? quand les massacres dans le monde cesseront-ils ?), les questions scolaires sont hors du temps et de l’actualité.

La société vit de plus en plus dans l’instant davantage que dans la durée. Les évolutions économiques et sociales en témoignent, ne pouvant être prévues généralement dans le court et le moyen terme. La société informationnelle en atteste avec le zapping comme fi gure emblématique. Les programmes scolaires sont découpés en disciplines étanches, alors que les questions qui se posent au niveau mondial (économiques, sociales, écolo-giques, de santé, d’éthique, de religion) sont par nature interdisciplinaires, et n’entrent dans aucun des tiroirs disciplinaires.

Les savoirs correspondent à des enseignements davantage qu’à des initiations culturelles. On enseigne les sciences et non la culture scientifi que. On enseigne l’EPS et non une culture du corps. S’intéresser à la culture scientifi que, ce n’est pas qu’enseigner des savoirs pour eux seuls, c’est en percevoir l’origine et aborder l’usage que l’homme en fait. La culture scientifi que, c’est l’enseignement scientifi que, plus le souci éthique et historique de ce qui est enseigné. Et on pourrait poursuivre ce décalage entre l’enseignement littéraire, artistique… et la culture littéraire, artistique…

Les savoirs disciplinaires n’apparaissent que rarement comme des occasions de découvrir le monde, les autres hommes et soi-même. Il n’y a que rarement découverte du sens des savoirs. Plus ordinairement on les acquiert davantage qu’on ne se les approprie. L’école est davantage le temps des apprentissages de savoirs que celui de la découverte de la culture humaine à partir de ces savoirs.

À l’école, on déchiffre des codes sociaux, généralement distincts des codes familiaux

La famille transmet des valeurs et une certaine vision du monde en formant la personnalité sociale, en faisant acquérir une identité sexuelle, en construisant une certaine conscience po-litique, sociale, religieuse, en anticipant une position sociale. L’enfant devra confronter ce jeu des représentations, nées au sein de la famille, avec celles que l’école fera naître et développer.

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Chapitre 1 État des lieux : le fonctionnement standard de la « forme scolaire »

Ainsi, durant le temps de la scolarisation, l’élève aura à surmonter une diffi culté d’en-vergure : l’espérance scolaire née au niveau familial (lorsqu’elle existe) n’est pas toujours compatible avec celle que l’élève découvre à l’école. Une transaction entre ces images est à entreprendre, qui conduira l’élève très précocement à estimer son devenir à l’école, tant les résultats semblent souvent inéluctables, et les possibilités de s’amender peu nom-breuses. Ainsi semble-t-il diffi cile de pouvoir continuer à être aimé de ses parents lorsque leurs espoirs sont déçus.

Pour certains élèves la distance entre les codes familiaux et les codes scolaires est de taille. Peuvent alors se confronter et s’affronter pour certains une image paternelle absente et une image d’enseignant (ou d’enseignante) soucieuse de la loi et donc très présente. L’école est ainsi le lieu où le rapport à la loi doit se construire par la confrontation des désirs. « J’ai envie de…, tu as envie de… » : discutons et arrêtons ensemble nos droits et nos devoirs. C’est la maxime qui devrait être davantage d’actualité dans de nombreuses classes et dans tous les établissements scolaires.

Dans d’autres circonstances, la distance entre codes familiaux et codes scolaires est pa-tente au niveau du rapport au savoir. Il est des familles dans lesquelles on ne cherche à savoir quelque chose que pour ce que l’on en fera. Le rapport au savoir est un rapport de fonctionnalité. Dans d’autres familles, le rapport au savoir est un rapport de distinction.On ne cherche pas à savoir pour faire, mais pour paraître. Et si même on ne sait rien, on a la possibilité d’en parler, et ainsi de donner l’illusion que l’on sait. Le rapport au savoir à l’école est un rapport de gratuité, plus proche de la seconde partie de l’alternative ci-dessus. On ne cherche peut-être pas à savoir pour paraître, mais pour montrer que l’on sait à l’occasion du contrôle. L’école est ainsi un lieu où l’on découvre davantage que des savoirs, le rapport au savoir. Et ce rapport au savoir n’a pas à être entaché de questionne-ments tels que « à quoi ça sert ? qu’est-ce qu’on peut en faire ? ».

Confronter les valeurs, les manières d’être au monde est sans doute la grande découverte scolaire, qui ne pose pas beaucoup de problèmes aux « héritiers », dont les codes familiaux sont proches des codes scolaires en matière de comportements et d’attitudes. Par contre, elle en pose aux enfants pour lesquels l’école est une planète à découvrir, tant les manières d’y agir et d’y exister sont exogènes à leur milieu d’appartenance.

À l’école, fi nalement on se découvreJacques Lacan évoque le stade du miroir entre 6 et 18 mois, comme le moment où le sujet se découvre à travers l’image qui lui est renvoyée. Toute sa vie durant, l’image de soi se construira en grande partie à partir de l’image que les autres vous renvoient. L’école est le lieu où la confi ance en soi, l’image de soi, se nourrira de ce que chacun vous renvoie, adulte, pair, proche, lointains, en classe et dans la cour. En découvrant la culture et les autres, l’élève se construit dans la proximité ou la distance à des valeurs, des codes, des savoirs, des comportements qu’il construit aussi ailleurs, dans les associations et la famille.

« Homme, je suis tous les hommes », écrivait Jean-Paul Sartre. La fonction de l’école est bien dans cette découverte permanente que chacun est d’abord riche des autres, qu’à plusieurs on est plus intelligent, plus performant que seul, que les potentialités individuelles gagnent à se confronter à d’autres manières de penser et d’agir. L’école est un lieu de construction des personnalités, par, grâce, contre, à cause des autres, des savoirs et des codes et des règles.

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État des lieux : le fonctionnement standard de la « forme scolaire » Chapitre 1

En ce sens, l’école est le lieu d’accès à l’universalité par les valeurs qui y sont prônées, les savoirs qui y sont enseignés, les méthodes qui y sont développées. Mais cette universa-lité, qui conduit à apprécier la dimension de l’humanitude, aide simultanément à mieux comprendre sa propre singularité.

L’école est bien un lieu de diffi cultés pour tout élève, car elle est un lieu de construction de soi, par la confrontation avec les autres, actuels (le maître, les autres élèves) et passés (présents à travers les savoirs qu’ils nous ont légués).

2A2. L’école, fabrique de temps, d’espace et de communication singuliers

Il est commun de rappeler que les deux grands concepts qui structurent nos personnalités sont ceux de temps et d’espace. Émile Durkheim, dans Les formes élémentaires de la vie religieuse, rappelle que les notions de temps et d’espace constituent les cadres solides qui enserrent la pensée. Nous en apprécierons les particularités en situation scolaire, en leur adjoignant le concept de communication.

Le temps scolaireIl est possible de distinguer le temps tel que le vivent les élèves au quotidien des activités, de celui auquel renvoient les programmes enseignés.

Le temps des activités : un temps monotone entièrement prédéterminé

C’est le temps scolaire qui gère les apprentissages, ce ne sont pas les apprentissages qui gèrent le temps scolaire. De l’école primaire à l’université, c’est le plus souvent la sacro-sainte heure de cours qui ponctue l’action. Les emplois du temps confi nent ainsi à une grande régularité, source d’ennui. L’enseignant d’EPS souhaiterait avoir, en hiver dans un collège de montagne, trois heures consécutives, quitte à ne pas revoir de sitôt ses élèves pour s’adonner à la pratique du ski de fond ; et avoir au printemps un emploi du temps découpé en heures pour des entraînements plus intenses. Cela n’est pas possible car l’em-ploi du temps est annuel dans la quasi totalité des établissements scolaires. Cet état de fait pourrait être illustré par d’autres niveaux d’enseignement, d’autres disciplines. L’école ne sait pas fonctionner autrement qu’en recherchant une régularité uniforme et monocorde, excluant l’imprévu, donc l’exceptionnel, source de nouveauté. Le temps mobile réclamé en son temps par des auteurs comme Aniko Husti n’est toujours pas d’actualité. Le sera-t-il un jour ? Il est possible d’en douter.

Le temps des apprentissages : un temps linéaire plus qu’un temps en réseau

La confusion à l’école est largement entretenue entre la programmation et la progression. La programmation correspond à ce que les élèves doivent avoir acquis au terme d’un niveau de leur scolarité. Une large part de l’activité enseignante est occupée à suivre le programme, c’est-à-dire à concevoir ce dernier comme un ensemble d’éléments se succé-dant dans un ordre quasi immuable, du simple au complexe, du facile au diffi cile. Cette manière d’aborder les savoirs donne aisément à penser que les contenus scolaires sont cumulatifs, sans liens forts les uns avec les autres, ce qui conduit de nombreux élèves à considérer qu’il est nécessaire d’oublier ce qu’on a appris pour pouvoir mieux apprendre ce qui est nouveau.

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Chapitre 1 État des lieux : le fonctionnement standard de la « forme scolaire »

L’image d’un savoir construit en réseaux, dans lequel les contenus sont reliés fortement les uns aux autres, à la manière des fi ls de chaîne et des fi ls de trame d’un tissu, est la plupart du temps absente de la conception des disciplines scolaires. Ainsi, à la monotonie du dé-coupage du temps scolaire se cumule la linéarité du temps des apprentissages, rarement abordé comme occasion de retours en arrière sur ce qui a été déjà vu, pour le mettre en rapport avec ce que l’on voit actuellement. Le temps de l’enseignement correspond à une fuite en avant, sans que l’on puisse regarder en arrière, « s’asseoir » pour relier des acquis. À la régularité des emplois du temps s’adjoint la linéarité des enseignements, alors que les apprentissages nécessiteraient davantage de souplesse, donc de l’irrégularité et des temps de mise en relation et de retours.

Le temps scolaire : un temps paradoxal où l’on est toujours pressé et où il faut tou-jours attendre

Philippe Perrenoud, déjà cité, écrit : « On apprend à l’école qu’on n’a jamais le temps et en même temps qu’on a toujours le temps : le temps d’attendre que les autres aient fi ni, que les autres vous donnent la parole, que les autres veuillent bien vous écouter, donc un rapport assez paradoxal au temps et à la communication, fait d’un mélange de précipi-tation et d’impatience. »

Les rythmes individuels sont largement absents de l’organisation générale de l’école. Tous les exercices qui sont donnés le sont dans un temps fi xé à l’avance (« Vous avez cinq mi-nutes pour écrire au brouillon quelques idées qui vous paraissent importantes »), qui est un temps médian, apprécié par l’enseignant comme la norme sur laquelle chacun doit se régler. Et l’on échoue fréquemment à l’école parce que l’on est en retard, mais aussi parce qu’on est en avance, et qu’ainsi on se distrait en attendant que les autres aient terminé l’exercice. L’école est ainsi un lieu de standardisation, d’uniformisation qui apprend aux élèves les règles de l’organisation sociale à leur insu.

La diffi culté d’être élève provient, entre autres, de l’organisation du temps scolaire qui, bien au-delà du réglage des activités, construit un rapport standardisé et uniformisé à ces dernières, sans expliciter les choix ainsi faits. Ainsi échoue-t-on à l’école parce qu’aux moments cruciaux pour réussir, ces moments lors desquels les élèves sont livrés à eux-mê-mes pour agir, sans cadre organisateur (les devoirs à faire à la maison, les révisions avant l’examen), ils ne parviennent pas à gérer leur temps. À trop gérer le temps des élèves, on les dépouille de leur possibilité de le faire lorsqu’ils sont seuls. Certains élèves échouent ainsi au baccalauréat parce qu’ils ne savent pas apprécier le temps qui leur sera néces-saire pour réviser, d’autres ont les plus grandes diffi cultés à occuper le temps réservé à un exercice en classe.

Le temps est un cadre organisateur de la pensée qui agit à notre insu sur notre manière de voir le monde. À ne pas en rendre les élèves comptables, on prend le risque de les déresponsabiliser.

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État des lieux : le fonctionnement standard de la « forme scolaire » Chapitre 1

L’espace scolaireL’espace scolaire est un espace pauvre, impersonnel et restreint.

Un espace étriqué

Qui entre dans une classe est frappé du territoire exigu dont disposent les élèves. Une chaise, un bureau, le tout sur une surface de moins d’un mètre carré. Et il est fréquent que dans certaines classes, l’enseignant ne puisse circuler entre les tables, tant le cocon est plein. Qui inventera un jour des bureaux superposés à la manière des lits, peut espérer un marché ! Les éthologues ont montré sur les rats, qu’en en disposant un nombre toujours plus grand dans le même espace, se développent des réactions d’agressivité. Les diffi cultés de la communica-tion proviennent aussi des effectifs scolaires. Quel temps de parole est encore possible dans le cas de l’apprentissage d’une langue étrangère avec une classe de première de trente cinq élèves ? Moins de deux minutes évidemment en une heure de cours.

Un espace pauvre

Qui parcourt les couloirs d’un établissement secondaire peut se demander s’il ne déam-bule pas dans un hôpital. Les murs mornes sont ceux qui prêtent le plus à la concentration de l’esprit semble la maxime de nombreuses écoles, collèges et lycées. Est-il impossible d’espérer des établissements scolaires dans lesquels des statues habiteraient les pelouses, le CDI étant un lieu d’expositions au montage desquelles les élèves auraient participé, les couloirs, des galeries de peintures, de collages, de dessins, de fresques des élèves ? À ne faire exister que des établissements cleans, on attire les tags. À n’exposer les travaux d’élèves que dans le cadre des classes, on fait des établissements des lieux sans saveurs, desquels le contact avec le beau est absent.

Un espace impersonnel

Il est déroutant de visiter une classe d’école maternelle. On y découvre une organisation spatiale riche de signifi cations. Les maîtresses parlent des « coins » à la maternelle. Le coin peinture, le coin livres, le coin plantations, le coin cuisine... L’espace est pensé et les murs sont riches des productions d’élèves. Lorsqu’on passe à l’école primaire, les classes ont perdu de leurs spécifi cités et, dans le meilleur des cas, on trouve un coin documentation et un coin bricolage. Les murs sont fréquemment plus pauvres, mais encore recouverts de productions, les plus achevées, des élèves. L’espace se dépersonnalise. Quant aux classes de lycée, elles sont fréquemment d’une banalité hospitalière : des murs vierges, des tables alignées.

Je ne connais pas de travaux relatifs à l’importance de la personnalisation des lieux de travail dans l’acquisition des savoirs. Et pourtant on sait, par les travaux des éthologues, comment la notion de territoire est forte dans les rapports entre personnes. On sait aussi, plus empiriquement, l’importance d’un environnement personnalisé pour travailler. Quand l’école envisagera-t-elle que la personnalisation de l‘espace scolaire constitue une des conditions facilitantes du travail scolaire ?

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Chapitre 1 État des lieux : le fonctionnement standard de la « forme scolaire »

La diffi culté d’être élève est liée aux conditions dans lesquelles il convient de travailler, tout autant qu’à la nature du travail. À ne pas réfl échir avec les élèves sur leur espace, la manière de l’aménager, de le rendre le plus proche possible d’un lieu de vie, on accroît la diffi culté d’être élève, car on se rend indifférent au cadre de travail. À être pensé comme un lieu de passage, et non un lieu de séjour, l’école perd de vue les liens dialectiques entre le contenant et le contenu, excluant toute osmose entre les lieux et l’activité des personnes. Ici encore, à ne pas rendre les élèves aménageurs de leur espace, on ne leur permet pas de se sentir à l’école dans un milieu choisi, mais dans un milieu subi parce que contraint.

La communication scolaireIl n’y a pas d’apprentissages sans échanges. Ceux-ci sont parfois restreints, limités à quel-ques questions de l’enseignant aux élèves, l’inverse étant moins fréquent. Lorsque ce sont les pratiques d’enseignement qui l’emportent sur les pratiques d’apprentissage, il arrive que la communication verbale soit restreinte. Elle n’est cependant jamais absente au plan non verbal.

Une fausse communication

À l’école, c’est celui qui sait qui pose des questions à celui qui ne sait pas, ce qui est le contraire de toute activité vraie de communication. Aussi les élèves doivent-ils intégrer la manière dont les enseignants se comportent vis-à-vis des réponses qu’ils proposent. Tel enseignant accueille celles-ci avec intérêt et essaie de les discuter ou, mieux, de les faire discuter par la classe. Tel autre hausse les épaules lorsque la réponse est fausse. Tel autre encore pose des questions sans même s’arrêter pour donner aux élèves le temps de répondre. En tout état de cause, les élèves comprennent rapidement qu’il suffi t fréquem-ment d’attendre quelques secondes pour espérer une réponse de l’enseignant lui-même à la question qu’il vient de poser. Ainsi, le bon élève est celui qui décode les implicites et sait s’y adapter, parce qu’il a intégré les attentes supposées de l’enseignant et adapte son comportement en conséquence. Être un bon élève, ce n’est pas seulement faire ou savoir, c’est d’abord comprendre ce qu’il faut faire et ne pas faire, répondre et ne pas répondre. Le bon élève est un bon communicateur, attentif et prudent.

Une communication « chausse-trappe »

Le chasseur creuse parfois un trou qu’il recouvre, et dans lequel tombera sa proie. Il est un constructeur de chausse-trappe. La communication scolaire est de cet ordre. Une question posée l’est parfois davantage pour le bon maniement de la langue qu’elle suppose, que pour la réponse qu’on en attend. Ainsi, la norme est toujours au cœur de la communication. Le mot juste, la bonne formule, la règle de syntaxe adéquate, constituent autant d’attentions qu’il convient de prêter à ce qui est dit, davantage qu’à ce qui se dit. La forme l’emporte parfois sur le fond. Pas étonnant, dans ces conditions, que certains élèves soient peu enclins à intervenir ; seuls osent les téméraires ou les imprudents, les plus sûrs d’eux aussi.

Le regard permanent des autres et du maître sur ce que l’on fait, sur ce que l’on dit, fait que la classe est un lieu où, en permanence, chacun est sous le regard de tous. Cette cons-tante évaluation réciproque fait que les chausse-trappes ne sont pas toujours le fait de l’enseignant, mais aussi des autres élèves, dont les moqueries peuvent fuser et être aussi diffi ciles à supporter que celles de l’enseignant.

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État des lieux : le fonctionnement standard de la « forme scolaire » Chapitre 1

Une communication souterraine

En classe, il convient de distinguer comme le fait Régine Sirota dans L’école primaire au quotidien, deux réseaux de communication. Le réseau légitime, placé sous la tutelle de l’enseignant, est voué aux nécessaires relations pour apprendre et enseigner. Le réseau parallèle, sous la responsabilité des élèves, permet de survivre dans le premier. C’est le domaine des bavardages, des messes basses, des temps d’échanges d’objets divers sous le manteau, des lectures, voire des jeux qui se déroulent généralement à l’abri du regard et de la conscience du professeur. Il convient de donner le sentiment de participer à l’activité scolaire, tout en faisant autre chose que suivre la leçon. Ce réseau parallèle, plus ou moins bien maîtrisé par l’enseignant, est la marque d’un nécessaire exutoire au désintérêt des activités proposées. Souterrain, il n’accède au grand jour que par la négligence d’un élève, la soudaine attention portée par l’enseignant à un bruit, un comportement qui lui avait jusqu’alors échappé. Les coupables sont alors stigmatisés, l’ordre formel est rétabli, et l’on retourne à une dimension plus normale de ce qu’il convient de faire. Ainsi va le métier d’élève : faire, ne pas faire, participer, se mettre à l’écart, rêver, s’isoler mentalement, se laisser distraire, distraire.

La diffi culté à être élève tient aux conditions dans lesquelles s’exerce cette activité, tout autant qu’aux activités elles-mêmes. Les conditions de temps, d’espace et de communica-tion, renvoient à une déresponsabilisation des élèves relativement à leur cadre d’action. L’adulte décide pour eux de la gestion du temps, de l’organisation de l’espace et des con-ditions de la communication. Les élèves sont objets davantage qu’ils ne sont agents ou acteurs de leur métier d’élève. On ne naît pas élève, mais on le devient. Dommage que, le plus souvent, ce soit dans le cadre de contraintes non contractualisées, qui ne trouvent que peu de sens tant elles sont arbitraires.

2B. Métier d’élève et moment des apprentissages

2B1. Comprendre la demande

L’élève doit en permanence comprendre la demande de l’enseignant, afi n de référer les activités qui lui sont proposées à la forme scolaire. Ainsi Jean-Pierre Astolfi évoque le cas d’une photo de bord de mer, sur une page d’un manuel, montrant au premier plan la plage, en plan médian l’océan, et au lointain le ciel sur l’horizon. La question qui l’accompagne: « Que pouvez-vous observer sur cette photographie ? » permettrait d’attendre comme réponse de la part des élèves, « une vue de bord de mer », ou « une mer calme en été », ou « un paysage océanique ». La bonne réplique n’est pas celle-ci, mais celle-là : « Sur cette photographie, il est possible d’observer les trois états de la matière : l’état liquide (la mer), l’état solide (le sable de la plage) et l’état gazeux (l’atmosphère) ». Lorsqu’on aura précisé que cette photographie est celle d’un manuel de physique, on aura mieux compris la règle qu’il fallait connaître comme élève : cette photographie était montrée dans le contexte de la physique, et donc c’est dans l’inventaire des savoirs de cette discipline qu’il convenait de chercher des éléments de réponse à la question posée.

Le problème dit de « l’âge du capitaine » est maintenant un classique de la didac-tique des mathématiques pour illustrer, ici encore, la notion de contrat didactique.

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Chapitre 1 État des lieux : le fonctionnement standard de la « forme scolaire »

« Sur un bateau, il y a 26 moutons et 10 chèvres. Quel est l’âge du capitaine ? » À ce problè-me posé par des chercheurs de l’IREM de Grenoble, à 171 élèves de cours élémentaire, 127 ont répondu en additionnant ou en soustrayant les nombres donnés, et l’âge du capitaine proposé assez régulièrement est 36 ans ! Une question subsidiaire était posée aux élèves : « Que penses-tu de ce problème ? ». Réponse d’élèves : « Un problème bizarre : pourquoi parle-t-on de moutons, et après on demande l’âge du capitaine ? ». Ainsi avaient-ils cons-cience que répondre à la question posée, c’était se comporter comme il convient qu’un bon élève se comporte : dès lors qu’on lui donne des nombres et qu’il est en mathématiques, il doit fournir une réponse. Ne pas répondre, c’est peut-être faire preuve de discernement, mais cette situation est trop fréquente à l’école pour qu’on s’y adonne.

La notion de contrat didactique explique les deux situations précédentes. Dans le cas d’un problème de mathématiques à l’école primaire, les élèves ont intégré qu’un pro-blème conduit à une réponse et une seule, que la responsabilité du problème incombant à l’enseignant, les données à traiter ne se discutent pas, que pour parvenir à la bonne réponse, il faut utiliser toutes les données proposées, qu’aucune autre indication n’est nécessaire, que la solution fait référence aux connaissances enseignées (ici, les opérations sur les nombres).

Ces situations révèlent pour Guy Vincent des caractéristiques de la forme scolaire pour laquelle « Des savoirs enseignés aux méthodes d’enseignement, en passant par les moin-dres aspects de l’organisation de l’espace et du temps scolaire, rien n’est laissé au hasard, tout est objet d’écriture, de décomposition, de fi xation des mouvements, des séquences, permettant ainsi une systématisation accrue et un enseignement simultané ». L’école peut être ainsi perçue comme une micro-institution, avec ses règles le plus souvent implicites, qui expliquent le jeu des acteurs.

2B2. La « coutume didactique »

Nicolas Balacheff6 , pour expliquer comment fonctionne la forme scolaire en matière d’ap-6 , pour expliquer comment fonctionne la forme scolaire en matière d’ap-6

prentissage, utilise le terme de coutume didactique. Pour cet auteur, la classe peut être lue comme une société de droit coutumier, c’est-à-dire régie non pas par des règles de droit écrit, mais par un ensemble de pratiques que l’usage a établies, et dont la transgression conduit à des sanctions. On peut donc dire que les élèves raisonnent fréquemment « sous infl uence ».

Michel Brossard distingue trois types d’opérations intellectuelles que l’élève doit utiliser pour suivre le cours des activités en classe. Des opérations de cadrage lui permettent de se situer par rapport à telle ou telle partie du cours, à telle ou telle notion. Des opérations d’anticipation l’amènent à se questionner sur l’usage qui pourra être fait plus tard de ce qui lui est enseigné maintenant. Des opérations de sélection, par une mise à distance des apprentissages successifs, conduisent à trouver le sens de ce qui est enseigné, en décantant les situations passées. Cette « épaisseur » dans l’apprentissage, que certains élèves ne dé-couvrent pas, permet aux plus habiles de distinguer l’essentiel de l’accessoire, aux moins exercés de vivre l’école comme une succession de moments sans dynamique.

6 BALACHEFF, N (1988), « Le contrat et la coutume, deux registres des interactions didactiques », in LABORDE, C., dir. Actes du premier colloque franco-allemand de didactique des mathématiques et de l’informatique, Grenoble, La Pensée sauvage.

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État des lieux : le fonctionnement standard de la « forme scolaire » Chapitre 1

Ainsi en va-t-il des apprentissages scolaires qui pourraient être analysés à travers la lecture de Michel Crozier et de Erhard Friedberg7 dans 7 dans 7 L’acteur et le système qui, analysant des systèmes sociaux, montrent qu’il existe, quelles que soient les contraintes de l’organisation qui pèsent sur les acteurs, une liberté de ces derniers. La coutume didactique peut être analysée ainsi en termes de contrainte et de liberté. La contrainte qui pèse sur les acteurs (élèves et enseignant prioritairement, auxquels s’ajoutent aussi parfois les parents, le chef d’établissement, l’inspecteur) est que l’enseignant doit enseigner et l’élève, apprendre. La liberté des acteurs réside dans la possibilité qu’ils ont de choisir la stratégie qui leur semble la meilleure, dans le cadre des règles du jeu. Ces règles sont formelles et explicites pour une part (le règlement écrit), mais implicites pour une autre part (elles sont à l’origine du métier d’élève). Ainsi, lorsqu’en début d’année le professeur annonce qu’il n’acceptera pas les devoirs en retard, les élèves savent fort bien que seule l’expérience permettra de fi xer peu à peu les règles de fonctionnement à ce sujet. Lorsque le professeur annonce qu’on peut l’interrompre, et qu’à la première question son comportement laisse entendre que la question est mal posée, voire n’a que peu de sens, la classe sans doute s’abstiendra par la suite.

Exercice 1

Caractériser ce qui distingue les apprentissages scolaires des autres apprentissages, tels qu’ils se déroulent au quotidien. En déduire un certain nombre de diffi cultés spécifi ques pour les élèves

Exercice 2

Expliquer la signifi cation des expressions « forme scolaire » et « métier d’élève », en mon-trant leur prégnance dès l’école primaire.

Exercice 3

Dites en quoi l’école est, pour les élèves, beaucoup plus qu’un lieu d’apprentissage intel-lectuel fondé sur la seule rationalité. Que signifi e l’expression « curriculum caché » ?

Exercice 4

Décrivez ce qui est susceptible de faire réussir ou échouer un élève à l’école, indépendam-ment des différences de ses possibilités cognitives.

7 CROZIER, M. & FRIEDBERG, E. (1977), L’acteur et le système, Paris, Seuil, Coll. Points.

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Chapitre 1 État des lieux : le fonctionnement standard de la « forme scolaire »

3. Le bas « niveau taxonomique » des activités scolaires

L’école n’enseigne pas toujours ce qu’elle annonce, ce que précisent les notions de cur-riculum réel et de riculum réel et de riculum réel curriculum caché. Ainsi, vis-à-vis du même contenu à enseigner, des différences notables peuvent être observées d’une classe à l’autre, l’accent étant davan-tage mis sur certaines parties plutôt que sur d’autres. Sylviane Gasquet8 interroge des 8 interroge des 8

professeurs de mathématiques enseignant en classe de seconde, à propos de notions du programme qu’elle leur demande de classer par ordre d’importance pour réussir en classe de première. Elle observe que la même notion est considérée par certains comme la plus fondamentale et, pour d’autres, comme la moins importante. À ces accents différents mis sur les contenus, s’ajoutent des différences dans les méthodes d’apprentissage. Il existe donc des variations sur un même thème que traduisent les diverses versions de traitement d’un même programme, selon les enseignants. Si bien que la fameuse égalité devant l’école est un leurre et que le parcours d’un élève est soumis à bien des aléas sur lesquels il n’a que peu de prise.

Un double paradoxe peut être noté pour l’école. Entre, d’une part, une société qui ré-clame de l’école l’égalité d’accueil de tous ses enfants et qui, au quotidien, montre une inégalité de traitement. Entre, d’autre part, une société qui affi che à travers les fi nalités de l’école une grande ambition (il est fait état du développement de l’esprit critique, de l’autonomie, de la créativité, des capacités de synthèse…), et qui propose fréquemment des activités didactiques réelles de bas niveau taxonomique.

Benjamin Bloom9 dans les années 1950-1960 a hiérarchisé six niveaux d’objectifs à travers 9 dans les années 1950-1960 a hiérarchisé six niveaux d’objectifs à travers 9

les activités pédagogiques, depuis des niveaux « factuels » comme la connaissance de faits particuliers ou d’une terminologie, jusqu’à des niveaux plus élaborés, renvoyant à l’application, l’analyse, ou la synthèse.

• Savoir qu’une abeille a six pattes, ou que les jours sont plus longs que les nuits entre le 21 mars et le 21 septembre, est la connaissance de faits particuliers. À ce premier niveau, on demande à l’élève de retenir des éléments de connaissance, des façons de mettre en relation des éléments (les classifi cations notamment), ou des systèmes de relations abstraites (des lois ou des théories).

• Au second niveau taxonomique nommé par Bloom compréhension, l’activité intellectuelle consiste à saisir le sens littéral de ce qui est communiqué, oralement ou par écrit – à décoder donc une situation – sans forcément saisir les liens logiques entre les éléments, l’intérêt ou la valeur de ce qui est communiqué. Transformer diverses données en un graphique, poursuivre le dessin d’une frise ou d’une sinusoïde en sont des exemples.

• Le troisième niveau est celui de l’application. Appliquer une règle de grammaire, ou la formule de résolution d’une équation à un exemple précis, illustre ce niveau.

8 GASQUET, S. (1991), Les mathématiques au lycée, Paris, ESF. 9 BLOOM, B..S. (1969), Taxonomie des objectifs pédagogiques. T.1 : le domaine cognitif, Montréal, Éducation nouvelle.

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État des lieux : le fonctionnement standard de la « forme scolaire » Chapitre 1

• Le quatrième niveau est celui de l’analyse qui consiste à dissocier les éléments d’un en-semble : par exemple reconnaître les différentes parties d’un texte, les relations entre différents personnages dans un arbre généalogique.

• Produire une œuvre personnelle, élaborer un plan d’action, créer un système de pensée original illustrent le cinquième niveau : celui de la synthèse.

• Le sixième niveau enfi n, celui de l’évaluation, consiste à juger d’une production de façon critique, donc d’avoir maîtrisé les cinq niveaux précédents.

On peut s’interroger sur le pourquoi de ces écarts entre des principes affi chés pour l’école – l’égalité des élèves et la valorisation d’activités de haut niveau taxonomique – et les pratiques réelles – l’aléatoire des parcours scolaires en fonction des choix pédagogiques et didactiques, et les bas niveaux taxonomiques constatés généralement au travers des activités scolaires. Pourquoi une telle distance entre l’intention et l’action ?

• par impossibilité à gérer le système éducatif comme il est possible de gouverner un sys-tème de production industrielle ? Tant mieux et heureusement, sinon les enseignants ne seraient pas dans l’éducatif mais dans le conditionnement. Tout le monde ferait au même moment la même chose, ce que croient encore possible certains administrateurs, transformant les professeurs en tâcherons et non en professionnels ;

• par manque de formation ? Peut-être, tant certaines modalités de formation relèvent parfois davantage du registre de la connaissance que de l’évaluation, parce qu’enseigner est d’abord de l’ordre du jugement. Mille fois par jour l’enseignant doit juger de ce qu’il doit faire. Et le jugement ne s’enseigne pas et ne se forme sans doute pas facilement ;

• par conscience que c’est en demandant beaucoup (des ambitions taxonomiques de haut niveau) qu’il est possible d’obtenir un peu ;

• parce qu’existerait une irréductible résistance à notre action, qui ne serait pas liée à l’enseignant ou au système éducatif, mais au fait que l’un et l’autre ont la conviction qu’au moment même où le maître agit, souhaite faire faire, c’est l’élève qui agit et qui décide de faire (ou de ne pas faire), décidant de son destin, ce qui est là précisément la fi n de toute éducation10 . Aussi faut-il accepter cette coupure radicale entre l’intention éducative et l’instrumentation pédagogique… Pourtant, dans ce cours, conscient de cette béance, il nous faut veiller à développer la seconde en tentant de mieux comprendre la manière dont les élèves se situent dans leur rapport au savoir.

Exercice 5

Comment expliquez-vous les écarts entre les ambitions formatives élevées de l’école et la réalité de ses pratiques quotidiennes, en termes d’activités demandées aux élèves ?

10 MEIRIEU, P. (1995), La pédagogie entre le dire et le faire, Paris, ESF.

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Chapitre 1 État des lieux : le fonctionnement standard de la « forme scolaire »

Exercice 6

Entraînez-vous à caractériser différentes activités scolaires, à l’aide de la taxonomie de Bloom. Vous pouvez vous appuyer sur votre expérience d’enseignant ou d’ancien élève, analyser les exercices demandés à des enfants de votre entourage, ou prendre comme support les manuels scolaires

4. Le « rapport au savoir » et ses processus différenciateurs

La classe dialoguée, dont il convient de rappeler toute l’ambivalence, puisque le maître qui sait pose des questions à l’élève qui ne sait pas, constitue une forme « crypto-dogma-tique » d’enseignement. Dogmatique, car ce faux dialogue est entièrement déterminé par celui qui pose les questions ; crypto-dogmatique, tant les questions peuvent donner l’illusion d’une participation intellectuelle active de l’élève. Ce faux échange ne modifi e pas fondamentalement le rapport de l’élève au savoir.

Ce qu’il convient maintenant d’expliciter, avant de proposer une manière d’envisager l’apprentis-sage, c’est ce que nous savons du rapport de l’élève au savoir. Pour ce faire, nous emprunterons à quatre disciplines : la psychologie, la sociologie, l’épistémologie et l’anthropologie11 .

Deux auteurs à ce jour ont particulièrement contribué à éclairer toute la portée de la notion de rapport au savoir : Bernard Charlot12 d’une part comme sociologue de l’éduca-12 d’une part comme sociologue de l’éduca-12

tion, Jacky Beillerot13 d’autre part, en empruntant aux concepts de la psychanalyse. Nous 13 d’autre part, en empruntant aux concepts de la psychanalyse. Nous 13

reprendrons ici quelques-uns de leurs propos.

Parler de rapport au savoir, c’est convenir que les élèves entretiennent une certaine liaison, un certain commerce avec le savoir, comme lorsqu’on parle de rapport amoureux entre deux êtres. Le rapprochement entre rapport au savoir et rapport amoureux n’est du reste pas totalement fortuit. Freud n’a-t-il pas écrit que « Apprendre, c’est investir du désir dans un objet de savoir ». Il n’y a pas d’apprentissage scolaire sans désir d’apprendre, sans chercher à vivre avec le savoir et ce que représente son acquisition : une liaison de plaisir, une certaine érotique.

Cependant plutôt qu’employer les idées de liaison, de relation, ou de commerce avec le savoir, nous préférons l’expression de « rapport au savoir ». Justifi ons l’emploi de cette tournure plutôt que celles de commerce avec..., de relation à...

• Le mot « relation » évoque le lien entre deux choses qui peut être un lien de dé-pendance (la relation de l’esclave à son maître), d’interdépendance (les relations entre États), ou d’infl uence réciproque (la relation entre le langage et la pensée).Dans tous les cas, le mot relation évoque un lien caractérisable. La relation de Fran-çois au savoir peut être qualifi ée de bonne ou mauvaise, de souffrance ou de plaisir.

11 Ce qui suit est emprunté en grande partie à DEVELAY, M. (1996), Donner du sens à l’école, Paris, ESF.12 CHARLOT, B., BAUTIER, É. & ROCHEX, J.-Y. (1992), École et savoir dans les banlieues… et ailleurs, Paris, Armand Colin.13 BEILLEROT, J. (1989), Savoir et rapport au savoir, Paris, Éd. Universitaires.

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État des lieux : le fonctionnement standard de la « forme scolaire » Chapitre 1

Parler donc de la relation d’un élève au savoir introduit l’idée d’une certaine matérialité de ce lien qui pourrait être explicité.

• Le mot « commerce » marquerait davantage encore la matérialité et la consistance du lien entre l’élève et le savoir. Parler du commerce de François au savoir, c’est évoquer une relation que François entretient de manière délibérée, intentionnelle avec le savoir, commerce dont il aurait conscience.

• Le terme « rapport à » est plus énigmatique que les précédents. Le rapport de François au savoir induit que quelque chose de lâche, de non prémédité, de fl ottant, existe entre François et le savoir. L’idée de « rapport à » renvoie à un processus vraisemblablement non conscient, non prémédité, non voulu entre les deux entités que sont une personne et le savoir. Afi n de différencier les termes de relation et de rapport, le premier plus objectivable, le second plus indéfi ni, Beillerot rappelle qu’il existe un ministre des Rela-tions extérieures, mais qu’on ne parle pas de ministre des Rapports extérieurs. Charlot considère quant à lui, d’une part, que ce qui s’exprime dans le rapport au savoir, c’est l’identité même de l’individu constituée par une « constellation de repères, de prati-ques, de mobiles et de buts engagés dans le temps » ; et d’autre part, qu’il est pertinent et légitime de parler de rapport au savoir d’un groupe, car le rapport au savoir d’une personne émerge du rapport au savoir du (ou des) groupe(s) au(x)quel(s) il appartient (sa famille, son milieu social).

Nous venons de dire le caractère indécis du terme rapport au savoir, lequel n’est pas for-cément conscient, est diffi cilement caractérisable, possède des dimensions individuelles et groupales. Nous nous proposons maintenant d’évoquer quels éclairages un enseignant peut s’en donner, à travers les outils de la psychologie, de la sociologie et de l’épistémologie.

4A. Approche psychologiqueLa psychologie peut d’abord nous aider à comprendre le rapport au savoir d’un élève. Le savoir doit avoir un sens pour l’individu afi n qu’il se l’approprie (le contraire de ce qui se passe lorsqu’on dit d’un enfant qu’il n’apprend pas parce qu’« il n’a pas envie de savoir. »). La psychanalyse parle de rapport au savoir comme d’une relation d’objet. Le premier « ob-jet » qui permet au bébé de se différencier du monde extérieur est sa mère, dont il n’a, à la naissance, qu’une image morcelée, le sein constituant un élément fort. Ces objets, qui vont aider l’enfant à s’autonomiser par la pensée de son environnement et lui permettront de créer son moi, sont donc des personnes, mais aussi des choses investies du désir de connais-sance. Dès la naissance, la connaissance est donc la seule possibilité pour l’enfant d’exister, car elle lui permet de se différencier, en se mettant à distance de son environnement.

Parler de rapport au savoir comme d’une relation d’objet, c’est convenir que les objets de savoir enseignés à l’École doivent être investis de désir pour être appropriés. Accepter de savoir, c’est accepter de désirer savoir.

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Chapitre 1 État des lieux : le fonctionnement standard de la « forme scolaire »

« — Je ne comprends pas pourquoi tu n’écris rien Benoît, alors que la phrase que je vous ai donnée à traduire est simple : « la fourrure de mon chat est noire » dit le professeur d’anglais.

— Non, M’dame.

— Est-ce que tu ne te souviens plus de la manière dont on traduit la forme possessive « la fourrure de mon chat » », en anglais ?

— Non, M’dame.

— Alors, pourquoi tu n’écris rien ?

— C’est parce que je n’ai plus de chat. Le mien d’abord il était gris, et puis il est parti et on ne l’a jamais revu. Il a dû se perdre, ou on me l’a pris. »

Il est évident que nous ne nous serions vraisemblablement pas posé ces questions si nous avions eu à traduire la fourrure de mon chat… Nous aurions d’emblée compris et accepté que peu importait la couleur de la fourrure de ce chat, et que de plus il ne s’agissait pas de notre chat.

« Apprendre, c’est investir du désir dans un objet de savoir », écrivait Freud, avons-nous déjà rappelé. Benoît n’était pas disposé à investir du désir dans cette traduction. La tra-duction n’était pas ce jour-là objet de désir, mais de rejet, car l’enfant ne parvenait pas à trouver la bonne distance avec ce savoir.

Le savoir, au départ de tout apprentissage, constitue une réalité extérieure à l’élève. Ob-servant Benoît dans différentes situations où il est confronté à une langue étrangère, on pourrait dire qu’il y a Benoît et l’anglais de son livre d’anglais, qu’il y a Benoît et l’anglais de son professeur d’anglais. Lorsque Benoît a compris le cours, il n’y a plus Benoît d’une part et l’anglais d’autre part. Benoît a fait siennes certaines notions de cette langue étrangère. Il s’est approprié de l’anglais. Ce mécanisme est fréquemment désigné par les termes de compréhension (« en langues, il comprend bien, il pige vite ») ou d’incompréhension (« il ne comprend rien en langues, en anglais il est nul »). On évoque, en effet, davantage des mécanismes cognitifs qu’affectifs pour expliquer la réussite ou l’échec d’un élève.

Certes, on entend dire qu’un élève est nul en langues parce qu’il n’aime pas les langues, ou qu’il est bon en langues parce qu’il aime l’anglais, les mêmes remarques étant tenues à propos de l’éducation physique, de la philosophie, de la musique ou de la technologie. L’affectif vient alors se mêler au cognitif. Pour apprendre des maths, de la géographie, de l’histoire de l’art ou des sciences, il ne faut pas seulement les comprendre, il faut les aimer. On vit donc avec le savoir une relation affective et pas uniquement cognitive. Examinons alors les positions respectives que l’on fait jouer à l’affectif et au cognitif. Certains auteurs estiment qu’il s’agit de deux domaines sans relations entre eux : « Pour être bon en dictée, il suffi t d’apprendre du vocabulaire et ses règles de grammaire. » D’autres auteurs consi-dèrent l’affectivité comme le moteur de la cognition, comme ce qui la précède et l’induit le cas échéant : « Si tu te mets à aimer écrire, alors tu deviendras bon en orthographe. »

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État des lieux : le fonctionnement standard de la « forme scolaire » Chapitre 1

Pour beaucoup, par exemple l’affectivité est réduite à avoir un rôle inhibiteur ou facili-tateur dans les apprentissages. Dans ce cas, faut-il considérer l’anxiété comme un facteur inhibiteur ou comme un facteur facilitateur ? Jacques Nimier14 cite un auteur américain, 14 cite un auteur américain, 14

Degnan, qui compara les attitudes et le degré d’anxiété de 22 étudiants considérés comme bons en mathématiques avec ceux de 22 étudiants considérés comme mauvais en mathé-matiques. Cet auteur montra que les étudiants qui réussissaient étaient généralement plus anxieux que ceux qui ne réussissaient pas, et que ceux qui réussissaient avaient des attitudes plus positives en mathématiques que les autres. L’anxiété, a priori considérée a priori considérée a prioricomme un facteur inhibiteur se révèle être un facteur facilitateur. Nous voyons donc bien la nécessité qu’il y a à approfondir ce qu’on entend par affectivité.

Afi n de donner consistance au terme affectivité, dont on parle beaucoup sans toujours tenter de le préciser, nous dirons et chercherons à expliquer que le rapport au savoir peut se comprendre par les pulsions qui nous animent et par les fantasmes que ces dernières génèrent. Les pulsions sont ce qui nous pousse à agir, qui a pour origine notre psychisme et que nous ne maîtrisons pas. Quatre attributs expliquent la pulsion : la poussée, le but, la source et l’objet :

– la poussée est l’aspect dynamique, le moteur de la pulsion. On observe par exemple des élèves qui à l’égard de certaines parties d’une discipline scolaire expriment une poussée d’intérêt, alors que d’autres éprouvent dans les mêmes circonstances une poussée de passivité ;

– le but de la pulsion est ce vers quoi elle tend. Certains élèves se donnent pour but but de la pulsion est ce vers quoi elle tend. Certains élèves se donnent pour but butde savoir, afi n d’apparaître comme de bons enfants aux yeux de leurs parents, alors que d’autres, avec le même but cherchent avant tout à accéder à une autre position sociale que celle de leur milieu d’origine, à s’en différencier donc ;

– la source de la pulsion est ce qui la déclenche ;

– son objet est ce en quoi, ou par quoi, elle peut atteindre son but. La note, l’ap-objet est ce en quoi, ou par quoi, elle peut atteindre son but. La note, l’ap-objetpréciation des enseignants constituent autant d’objets pour l’expression de la pulsion de savoir.

On observe chez certains élèves (trop peu nombreux sans doute) une pulsion pour la lec-ture qui leur fait dévorer tout ce qui leur tombe sous la main. Le but de la pulsion peut être l’évasion du quotidien que permet la lecture ou la possibilité de parvenir à se mieux connaître en s’identifi ant à des personnages, ou la possibilité de briller en montrant ses connaissances. La source peut être l’ennui, la peur de soi, l’amour de soi, le besoin de briller… L’objet est la lecture, la source le livre. Pas de déterminisme donc. Chacun aime lire, ou déteste lire, ou n’aime lire que telle catégorie d’ouvrage, pour des raisons chaque fois particulières. Dans le même ordre d’idées, on peut aimer la biologie parce qu’on af-fectionne la nature et qu’on aime les animaux, parce qu’on est à la recherche du mystère de la vie, voire de sa vie, parce que la biologie, c’est la vie, et la vie la sexualité, et qu’on se pose des questions fortes à son propos.

14 NIMIER, J. (1988), Les modes de relation aux mathématiques, Paris, Klincksieck.

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Chapitre 1 État des lieux : le fonctionnement standard de la « forme scolaire »

Ainsi parler, dans sa dimension psychologique, du rapport au savoir de Benoît, c’est com-prendre ce qui dans le savoir scolaire en général, ou dans tel savoir scolaire en particulier, répond au désir de cet enfant.

Cherchant à expliquer les raisons pour lesquelles il s’était intéressé à la biologie, un en-seignant en vint à expliquer comment certains domaines l’intéressaient particulièrement dans cette discipline. Il dit comment toute naissance et toute enfance le bouleversaient ; par association, comment la vision d’un enfant malheureux dans un fi lm le touchait beaucoup, comment il s’était toujours demandé et continuait à se demander aujourd’hui encore, alors qu’il avait passé un diplôme d’embryologie, quel type de relation le fœtus entretenait avec le liquide amniotique, si ce dernier ne rentrait pas dans ses narines, si… Par association toujours, il accepta de dire comment la naissance le renvoyait à la dimension fantasmatique du retour dans l’utérus maternel, auquel il avait le sentiment de songer parfois en rêve. Il en vint à dire que ce qui l’intéressait dans l’apprentissage c’était « l’apprenti sage », c’est-à-dire la nécessité dans laquelle il se sentait de considérer l’enfant comme un sage, comme un être qui a une connaissance juste des choses et non pas comme un être qui n’a pas encore atteint l’âge de raison. Par associations encore, il évoqua le second domaine qui le passionnait en biologie : la connaissance des relations entre le cerveau et la pensée. Il ajouta qu’il achetait de nombreux livres dans ce domaine, attentif à comprendre comment la neurobiologie actuellement expliquait certains aspects des liens cerveau-esprit mais se montrait incapable d’en expliquer d’autres. L’intention, le sens étaient de ce registre. Cela lui permit d’expliquer que ce qui l’intéressait aussi dans l’apprentissage, c’était « j’apprends tissage », comme capacité à relier des éléments de savoirs fréquemment dissociés – la biologie, la psychologie, l’éthologie notamment. Ce mécanisme de liens et de tissage, il le mit en relation avec un intérêt permanent qu’il avait à faire vivre des groupes d’amis.

Cet enseignant de biologie revint à son rapport à sa discipline, et il comprit comment cette dernière l’avait attiré, parce qu’elle lui permettait de répondre à des questions fortes qu’il se posait.

L’enseignant n’est pas un analyste. La classe n’est pas un lieu de thérapie. Le maître n’a pas la compétence et ne doit pas avoir le projet de jouer à l’apprenti-psychologue. Et pourtant, la classe peut être l’occasion d’aider l’élève à prendre de la distance à l’égard des savoirs enseignés et de se rendre attentif au rapport qu’il vit à l’égard des savoirs scolaires.

Le questionnaire ci-après mériterait une adaptation à chaque discipline, et à chaque niveau d’enseignement. Il est inspiré des travaux de J. Nimier15 et serait susceptible d’amorcer une 15 et serait susceptible d’amorcer une 15

réfl exion d’élèves à propos de leurs rapports à la physique.

15 NIMIER, J., op. cit.

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État des lieux : le fonctionnement standard de la « forme scolaire » Chapitre 1

1. Qu’est-ce que vous éprouvez devant un problème de physique ?

– J’ai l’impression que je n’arriverai jamais au bout 1, 2, 3, 4, 5

– J’ai l’impression de construire quelque chose en y arrivant 1, 2, 3, 4, 5

– J’ai rapidement envie d’abandonner 1, 2, 3, 4, 5

– Si j’y arrive, j’ai l’impression de combler un manque 1, 2, 3, 4, 5

– Au début, j’ai l’impression d’être devant un trou noir 1, 2, 3, 4, 5

2. Pour moi, faire de la physique, c’est...

– absurde, ça ne représente rien 1, 2, 3, 4, 5

– faire quelque chose qui ne sert à pas grand chose 1, 2, 3, 4, 5

– découvrir des choses nouvelles 1, 2, 3, 4, 5

– faire quelque chose de fondamental 1, 2, 3, 4, 5

– une façon de discipliner mon esprit 1, 2, 3, 4, 5

– essayer d’établir des liens entre différentes choses 1, 2, 3, 4, 5

3. Que pensez-vous des phrases suivantes ?

– En physique, il n’y a pas de place pour la personnalité : tout ce qu’on a à trouver, d’autres l’ont déjà trouvé 1, 2, 3, 4, 5

– La physique, c’est un moyen d’avoir une forte personnalité 1, 2, 3, 4, 5

– La physique, risque d’apporter des destructions : il n’y a qu’à penser à la bombe atomique 1, 2, 3, 4, 5

– La physique, c’est intéressant parce qu’il y a des expériences qui permettent de faire des choses 1, 2, 3, 4, 5

– La physique permet de penser et d’agir 1, 2, 3, 4, 5

– La physique permet un raisonnement plus fondamental que les maths parce qu’il faut raisonner et expérimenter 1, 2, 3, 4, 5

– Ceux qui font trop de physique risquent parfois de ne plus avoir les pieds sur terre 1, 2, 3, 4, 5

4. La physique, c’est quoi, pour vous ?

Comment, de manière plus générale, faciliter le rapport de l’élève aux savoirs disciplinai-res qui lui sont enseignés, et au savoir en général ? En facilitant des temps d’oraux et des temps d’écrits qui permettent aux élèves de se « délier » des savoirs scolaires et du savoir scolaire. Chaque enseignant peut le faire dans le cadre de son propre enseignement, pour sa discipline. Le professeur principal ou le professeur de français peuvent le réaliser dans le cadre de leur enseignement à travers des activités d’expression et de communication, pour ce qui concerne le savoir scolaire en général. La capacité à se délier des savoirs, à chercher à comprendre les raisons pour lesquelles ils présentent de l’intérêt ou entraînent un rejet, permet de s’en mettre à distance, et ainsi d’apprécier le rapport qu’on vit avec ceux-ci. On ne peut parler que de la singularité du rapport au savoir de chaque élève, tant celui-là noue et dénoue des questions que se pose celui-ci. Le maître peut accompagner un enfant dans cette aventure, à condition d’avoir pour soi-même préservé son désir de savoir.16

16 CIFALI, M. (1994), Le lien éducatif, contre-jour psychanalytique, Paris, PUF.

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Chapitre 1 État des lieux : le fonctionnement standard de la « forme scolaire »

4B. Approche sociologiqueLa sociologie, en tant que discipline concernée par les phénomènes de groupe, est utile tout autant pour éclairer la question du rapport au savoir. Il ne faut jamais oublier que le rapport au savoir de l’élève à l’École tire ses origines du rapport au savoir qu’il a vécu antérieurement, dans sa famille notamment. Or, toutes les familles ne vivent pas avec le savoir un rapport identique :

– il est des familles qui fuient le savoir, considéré par elles comme relevant d’une autre culture que la leur, et qu’il convient d’éviter afi n de conserver son identité ;

– il est des familles qui cherchent à accaparer le savoir, dans le but de se particu-lariser et de se distinguer d’autres milieux ;

– il est des familles qui ni ne fuient ni ne tentent de monopoliser le savoir, mais cherchent seulement à l’apprivoiser quand il leur est utile pour agir. Le savoir, oui, mais à condition qu’il soit fonctionnel, qu’il serve à quelque chose.

Il est donc des familles qui consomment avec boulimie du savoir, alors que d’autres sont anorexiques, et d’autres encore gourmets. Ainsi le rapport au savoir de Benoît à l’École est-il nourri du rapport au savoir de Benoît à la maison, lequel se nourrit aussi du sentiment d’appartenance de sa famille à une culture propre (que les anthropologues nomment fréquemment subculture, et qui correspond au groupe auquel on s’identifi e socialement et culturellement).

Le rapport au savoir vécu dans la famille inclut au moins trois réalités.

• D’une part, la manière dont les familles développent des stratégies d’attente vis-à-vis de l’École. Attend-on quelque chose et quoi de cette institution, met-on en place des stratégies, lesquelles ?

• D’autre part, la manière dont les familles vivent un certain rapport à l’égard du savoir dispensé par d’autres instances que l’École, telles le musée, la télévision, le cinéma, la lecture, la discussion en général. La nature des émissions regardées à la télévision et la manière dont on en discute on non, la visite de musées, tout autant que la pratique du bricolage ou du jardinage, constituent autant d’occasions de se positionner en consom-mateur, en producteur, en inventeur de savoirs à son niveau de pratiques.

• Enfi n le rapport au savoir dans la famille n’est pas sans relations avec le rapport au sa-voir du groupe social auquel s’identifi e la famille. Comment par exemple, se transforme le rapport au savoir dans une famille ouvrière dont le père accède au fi l du temps au statut de cadre dans une entreprise ? Comment, écrit Charlot, se transforme le rapport au savoir de paysans maghrébins devenant ouvriers dans une usine d’automobiles de la région parisienne, comment aussi se transforme le rapport au savoir de leurs femmes déportées de la campagne marocaine dans une cité de banlieue ? Mais aussi comment se transforme le rapport au savoir dans une famille dans laquelle une promotion par les cours du soir permet à un parent de changer de statut social ?

Le concept qui permet de lire les rapports de l’enfant à la famille est celui d’identifi cationet non pas de détermination. L’enfant n’est pas surdéterminé par ce qu’il vit dans sa famille. Il lui est possible d’échapper aux désirs, idéaux, destins que sa famille lui attribue.

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État des lieux : le fonctionnement standard de la « forme scolaire » Chapitre 1

Ainsi le destin des élèves, dont le milieu familial semblait ne pas les prédisposer à un in-vestissement et à une réussite scolaire, sont-ils extrêmement intéressants à comprendre. Généralement ils montrent que « Pour accepter de changer, et donc d’avoir une histoire, il faut accepter de ne pas se perdre, de pouvoir conjuguer permanence et changement. Pour que l’enfant ou l’adolescent puisse réussir à désirer cette différence de soi à soi que signifi e tout changement, pour qu’il accepte ce risque, il faut que se préserve une relation de continuité entre ce qu’il a été et ce qu’il est. »17

Le rapport au savoir de l’enfant se construit donc de manière identifi catoire dans l’attente, ou la non-attente que développe la famille par rapport à l’École. Ces comportements incluent d’abord les visées stratégiques de la famille par rapport à l’institution scolaire, ensuite le suivi familial de la scolarité, enfi n les relations avec les enseignants. Nous repre-nons ci-après des données issues de réfl exions d’auteurs, sociologues de l’éducation comme Marie Duru-Bellat et Agnès Henriot-van Zanten18 . Les visées stratégiques des familles font intervenir des considérations extrêmement diverses :

– Les familles des classes supérieures sont particulièrement bien placées pour installer des tactiques permettant à leurs enfants de réussir car elles possèdent l’information utile (le bon établissement, le bon enseignant, la bonne fi lière), et ont la capacité de faire pression de manière insidieuse sur les enseignants, en apparaissant fréquemment dans les conseils de classe, en ne craignant pas de demander des explications, en affi chant leur statut.

– Les familles salariées des classes moyennes abordent l’École comme l’élément déterminant de leurs projets.

– Les familles populaires paraissent se répartir en deux groupes : les premières, à cause de la précarité économique, de la distance symbolique à l’École trop forte, du peu d’ouverture sur l’extérieur, n’engagent pas une démarche positive à l’égard de l’École. Les secondes, plus stables professionnellement, plus instruites, plus ouvertes à des infl uences extérieures, intègrent l’École dans un projet de mobilité sociale.

– Les familles d’immigrés qui sont intéressées par la réussite scolaire des enfants semblent être celles qui bénéfi cient d’une plus grande stabilité professionnelle du père, du plus haut degré d’instruction des parents, du mariage plus tardif des femmes, du regroupement plus précoce de la famille.

Le suivi familial de la scolarité révèle là encore des différences signifi catives selon les familles. Dominique Glasman19 montre qu’il existe une « école hors l’École », soit sous 19 montre qu’il existe une « école hors l’École », soit sous 19

la forme de cours particuliers qui continuent à s’étendre auprès d’enfants de milieux « favorisés », soit sous la forme d’un soutien scolaire développé sous des formes diverses par des travailleurs sociaux, des militants associatifs, des bénévoles auprès d’enfants de milieux « défavorisés ». Cette école hors l’École est sans doute en train d’opérer une nou-velle discrimination, selon la nature de l’aide apportée, soit sous forme de cours privés opérationnels parce que dispensés par des enseignants avertis de ce domaine, soit sous celle d’actions de soutien scolaire mises en place par des bénévoles souvent non formés et employés par des associations ou des municipalités.

17 CHARLOT, B., BAUTIER, É. & ROCHEX, J.-Y., op. cit.18 DURU-BELLAT, M. & HENRIOT-VAN ZANTEN, A. (1992), Sociologie de l’école, Paris, Nathan.19 GLASMAN, D. (1992), L’école hors l’école, Paris, ESF.

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Chapitre 1 État des lieux : le fonctionnement standard de la « forme scolaire »

Les relations avec les enseignants sont aussi très diverses et seules les familles porteuses d’un projet, davantage d’ailleurs dans l’enseignement primaire que secondaire, engagent une collaboration avec les enseignants vécus comme de véritables alliés. Quant aux en-seignants, leur origine sociale semble intervenir dans cette relation. Ceux d’entre eux qui sont issus des classes supérieures développent des initiatives individuelles de contact avec les familles que manifestent moins les autres, issus des classes moyennes.

Le rapport au savoir de l’élève se construit dans son milieu familial, à travers le système d’attentes et le jeu des attitudes que celui-ci entretient avec l’institution scolaire. Mais intervient aussi le rapport au savoir des familles à travers les divers médias écrits, sonores, audiovisuels, ou visuels. La place et la nature des livres à la maison, les incitations à la lec-ture dans le milieu familial et à travers la fréquentation des bibliothèques, les éventuelles visites de musée, les programmes télévisuels ou radiophoniques vus, entendus et le cas échéant discutés, la présence de journaux, hebdomadaires, revues diverses déterminent un certain rapport au savoir dans le cadre familial. Mais les pratiques domestiques de jardinage, de bricolage, de cuisine, de réparation et le maintien du matériel technique, organisent aussi un rapport au savoir et renvoient à des identifi cations parentales diver-ses, avons-nous déjà affi rmé. Reprenant Pierre Bourdieu, on pourrait distinguer aux deux extrêmes d’un gradient, des familles dans lesquelles le rapport au savoir est un rapport d’usage et des familles dans lesquelles il est un rapport de distinction. Dans les premières, le savoir permet de faire, et l’on cherche à savoir pour agir. Dans les secondes, le savoir permet de se distinguer, et l’on cherche à savoir pour montrer que l’on sait. Et si l’on ne sait rien à propos de quelque chose dont on parle, on peut avoir suffi samment de confi ance en soi ou d’aplomb, pour donner le sentiment qu’on sait tout ou presque sur le sujet. Peu importe de connaître, pourvu qu’on puisse donner l’impression de savoir. Entre ces deux pôles existent des familles qui sont en attente de réussite sociale pour leurs enfants et qui, bien que vivant avec le savoir un rapport d’usage généralement, s’occupent des enfants, leur font réciter les leçons, et montrent ainsi des attentes qui incitent les enfants à la réussite.

Il existe encore de nombreuses attitudes familiales comme celle, que privilégie l’École sans le dire, d’entretenir avec le savoir un rapport de gratuité intime. On ne cherche pas à montrer qu’on sait : on aime savoir par un plaisir personnel spéculatif de comprendre les réalités du monde.

Le savoir est dans la réalité une tentative pour expliquer les choses, les hommes et leurs interrelations. Mais dans l’imaginaire et le symbolique, il est ce qui permet de faire, d’espérer être, de paraître. Le rapport au savoir est ainsi chargé de tous les symboles qui opèrent dans le rapport du sujet avec ce qui l’entoure. Les comportements familiaux, dans leur rapport au savoir, sont autant des attitudes relatives aux savoirs en tant que contenus d’explication du monde, que des attitudes ayant trait à des principes éducatifs, des valeurs, à un rapport au monde et aux autres.

Il faut comprendre qu’il est très diffi cile à un élève de milieu « défavorisé » d’avoir des am-bitions scolaires supérieures à ce que furent les trajectoires scolaires parentales. Pour espérer un avenir différent, nécessitant une réussite scolaire, il faut que cet enfant soit convaincu qu’en tout état de cause il ne reniera pas la culture familiale. C’est à la condition d’être réassuré sur son image, d’être serein quant à son identité qu’on peut désirer se changer.

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État des lieux : le fonctionnement standard de la « forme scolaire » Chapitre 1

Le rapport au savoir scolaire n’est pas déterminé par le rapport au savoir dans la famille. Celui-ci n’est pas la cause de celui-là. Le rapport au savoir scolaire est pouvons-nous dire, gouverné par le rapport au savoir dans la famille qui en dirige la conduite.

Nous avons montré précédemment que le rapport au savoir est un rapport singulier, car il est le rapport à son propre désir de savoir. Nous ajoutons que ce dernier s’enracine à son tour dans le désir au savoir familial et qu’il le dépasse parfois.

4C. Approche épistémologiqueL’épistémologie scolaire, enfi n, qui est une réfl exion sur les savoirs enseignés à l’École dans le but d’en expliciter les fondements, les méthodes, les conclusions, permet à son tour d’approcher la question du rapport au savoir.

« Quelles sont les trois idées clés d’un programme d’histoire en sixième ? », « Les métho-des du biologiste diffèrent-elles de celles du géographe ? », « Quelles sont les principales théories en économie ? », « En quoi la technologie diffère-t-elle des sciences physiques ? », « La médecine est-elle une science ? », sont autant de questions épistémologiques. Les raisons pour lesquelles un même élève accroche davantage à la biologie qu’à la géogra-phie tiennent ainsi à la nature particulière de ces savoirs. Nous avons parlé dans ce cas de rapports aux savoirs pour préciser la variété de ceux-ci.

Pour un non-mathématicien, les mathématiques sont constituées de domaines séparés les uns des autres. L’arithmétique travaille avec des nombres, l’algèbre s’occupe d’inconnues, la géométrie de formes, la trigonométrie de mesures d’angles, et les probabilités du ca-ractère aléatoire des phénomènes.

Pour un mathématicien, il s’agit certes de domaines distincts car les objets sur lesquels chacune de ces disciplines travaille sont différents, mais d’une part ces objets peuvent être « retranscrits d’une discipline dans une autre », et d’autre part une même méthode fonde les mathématiques, au delà des différents domaines mathématiques : la démonstration.

Ainsi avez-vous fait, par exemple la relation entre la formule algébrique classique et la fi gure géométrique suivante : (a + b) 2= a2 + 2 ab + b2 ?

a

a

b

b

a

b

ab

ab

Ainsi, ce qui devrait différencier le mathématicien du non-mathématicien, c’est la capacité du premier à caractériser ce que sont les mathématiques.

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Chapitre 1 État des lieux : le fonctionnement standard de la « forme scolaire »

Les mathématiques ne sont pas l’éducation physique et sportive, l’histoire n’est pas la biolo-gie. Il nous faut donc éclairer en quoi les savoirs scolaires se différencient les uns des autres, et nous parlerons de rapports aux savoirs (au pluriel), comme s’ajoutant au rapports aux savoirs (au pluriel), comme s’ajoutant au rapports aux savoirs rapport au savoir(au singulier). Pour y parvenir, l’épistémologie des savoirs scolaires sera notre référence.

L’épistémologie se défi nit comme une réfl exion critique sur les principes, les méthodes et les conclusions d’une science. Réfl exion critique, son projet est d’analyser sans complai-sance, de soumettre à la réfl exion les attributs d’une science. Il faut entendre par science, un corps de savoirs constitués et, de ce point de vue, la psychologie est une science, au même titre que l’histoire ou les mathématiques. Les principes d’une science renvoient à ses fondements, ses origines, donc au type de questions qui lui sont propres. Les questions du psychologue ne sont pas celles de l’historien, ni celles du mathématicien. Chaque science pose des questions à des objets qui lui sont propres, et répond par des méthodes qui lui sont spécifi ques. Les objets du chimiste sont différents de ceux du linguiste ou de ceux de l’économiste. Les méthodes du physicien ne sont pas celles du psychologue, qui diffèrent encore de celles du biologiste. Les conclusions des différentes disciplines (leurs concepts, leurs lois et leurs théories) diffèrent bien évidemment, elles aussi, tout autant que leurs principes ou leurs méthodes.

L’épistémologie des savoirs scolaires cherche à porter le même regard sur les savoirs scolaires que l’épistémologie générale le fait, comme nous venons de le voir, sur les sciences avérées (fréquemment qualifi ées de savoirs universitaires). Trois types d’analyse sont avancés par une épistémologie des savoirs scolaires.

4C1. Une analyse historico-socialeLe questionnement historico-social permet de s’interroger à propos des conditions d’émer-gence et d’évolution des disciplines scolaires. Ainsi les arts plastiques se sont antérieurement appelés dessin. Isabelle Ardouin20 montre comment cette discipline scolaire, de 1909 à 1968, a largement été construite autour du paradigme de l’imitation. Rappelez-vous ces séances de dessin où il convenait de reproduire une corbeille à papier, une composition fl orale ou un plâtre d’un empereur romain posé sur le bureau. Les séances se passaient en exécution de dessins ou de peintures, selon des techniques diverses (aquarelle, fusain, peinture à l’huile). C’est le faire qui prédominait, largement sous la dépendance de l’imitation.

De 1968 aux environs de 1980, c’est le paradigme de la créativité qui l’emporte. Ainsi pouvait-on observer dans les écoles maternelles des enfants revêtus d’un tablier qui étaient invités à mettre leurs mains dans des pots de peinture et à créer leur œuvre sur une tapisserie. Songeons aux propos pédagogiques d’alors, qui insistaient sur l’importance de la pensée divergente, sur la place à accorder à la création, comme libératrice de la personne. C’était la période de la valorisation des processus divergents et la place forte accordée à l’intention.

Isabelle Ardouin décrit l’émergence récente d’un nouveau principe d’intelligibilité de la discipline dessin qui est devenue arts plastiques : le paradigme de la réfl exivité. Ce qui devient important pour l’élève c’est non seulement de faire, mais surtout d’apprécier la distance entre son intention de faire et le résultat achevé. Les arts plastiques insistent moins sur le résultat que sur la compréhension de ce résultat.

20 ARDOUIN, I. (1995), “ Les arts plastiques ”, in : DEVELAY, M., Savoirs scolaires et didactiques des disciplines, Paris, ESF.

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État des lieux : le fonctionnement standard de la « forme scolaire » Chapitre 1

Le même regard historico-social pourrait être porté sur l’ensemble des disciplines ensei-gnées. Il montrerait, par exemple, en français au lycée, la succession et la juxtaposition de paradigmes tels que l’histoire littéraire, la lecture de textes, l’expression et la communi-cation, le développement de la capacité d’argumenter. En mathématiques, il permettrait de comprendre comment est apparue à l’école élémentaire l’idée des maths modernes et comment et pourquoi cette approche des mathématiques a disparu par la suite. En biologie, il expliquerait comment à une conception de la discipline scolaire de type Histoire naturelle(décrivant la nature et l’évolution de la vie), s’est substituée une discipline nommé Scien-ces naturelles (revendiquant une dimension plus explicative), puis Sciences et techniques de la vie et de la nature (insistant sur le lien entre sciences et techniques), et aujourd’hui Sciences de la vie et de la terre. La géographie se centrait hier sur la géographie physique (le climat, le relief, les sols, l’hydrographie) comme déterminant la géographie humaine (la répartition de l’homme dans la nature). Aujourd’hui, elle emprunte à la « nouvelle géographie », attentive aux stratégies, décisions, enjeux des acteurs pour aménager le territoire. Une centration sur les processus et sur les enjeux des transformations géogra-phiques se substitue en partie à une centration sur les produits de l’existant.

Ces évolutions des disciplines d’enseignement doivent être mises en relation avec les idées philosophiques, les conceptions de l’apprentissage d’une époque déterminée, afi n de com-prendre les origines et d’expliquer le sens de ces évolutions. Le travail est passionnant qui inscrit une discipline d’enseignement comme un savoir vivant qui naît, grandit, se transforme et meurt parfois, sous la dépendance de rapports de force liés aux divers groupes de pression qui pensent avoir leur mot à dire sur les savoirs à enseigner. C’est la raison pour laquelle nous parlons de regard historico-social. D’autres parlent de sociologie du curriculum.

4C2. Une analyse logiqueIl est ici question de ce qui est considéré comme vrai pour une discipline scolaire donnée. Ce qui est vrai, donc possible et pensable logiquement en histoire, n’est pas vrai en mathé-matiques ou en économie. Caractériser chaque discipline scolaire dans son rapport au vrai conduit à distinguer, avec l’épistémologie générale, trois types de disciplines : des disciplines formelles, des disciplines empirico-formelles et des disciplines herméneutiques.

• Les disciplines formelles, essentiellement les mathématiques, à travers l’arithmétique, l’algèbre, la géométrie, la trigonométrie, les probabilités, ont pour objet d’étude des « idéaux » mathématiques qui n’existent pas dans la nature, mais résultent d’une cons-truction de l’homme. Le nombre, la droite, les unités, les inconnues, les fonctions sont des exemples de ces idéaux mathématiques sans existence naturelle. En mathématiques, on essaie de résoudre des problèmes posés sur ces idéaux mathématiques. La méthode privilégiée en mathématiques et en logique est la démonstration qui consiste en un enchaînement de propositions, découlant les unes des autres par déduction, à partir d’axiomes de départ qui, eux, sont des indémontrables et qu’il convient d’admettre comme tels. Exemple d’axiomes : en géométrie euclidienne (dans le plan), il ne passe par un point extérieur à une droite qu’une parallèle à cette droite ; mais dans la géométrie de Lobatchevski (une géométrie dans l’espace), il passe une infi nité de parallèles à cette droite ; et dans la géométrie de Rieman (géométrie des espaces courbes), il ne passe aucune parallèle à cette droite.

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Chapitre 1 État des lieux : le fonctionnement standard de la « forme scolaire »

• Les disciplines empirico-formelles comme les sciences physiques, les sciences de la vie et de la terre, la technologie, ont pour objet des réalités qui, à la différence des sciences formelles, ne sont pas des constructions de l’homme, mais qui lui préexistent. Expliquer le vivant ou la matière, les origines de la terre ou de l’univers pour en percer les secrets, c’est toujours travailler à partir d’objets qui n’ont pas été construits par l’homme et qui lui préexistent. Par ailleurs, les sciences empirico-formelles ne peuvent pas se contenter de démontrer la validité de leurs idées par un raisonnement, quelle que soit sa rigueur. Il leur faut, par l’expérience, vérifi er la validité de ce dernier. Expliquer que toute piqûre à la surface de la peau entraîne un saignement parce qu’il existerait sous cette dernière une couche uniformément répartie de sang est un raisonnement en apparence valide, mais que l’expérience viendra ruiner, montrant la circulation du sang dans les capillaires. Les sciences empirico-formelles tirent leur qualifi catif du fait qu’elles nécessitent l’expérience (empirikos en grec a pour sens premier qui a trait à l’expérience) et qu’elle sont formelles (parce qu’elles visent à mathématiser leurs résultats, comme les mathématiques).

• Les disciplines herméneutiques, comme l’histoire, la poésie, les arts ou la psychologie clinique sont davantage intéressées à comprendre qu’à expliquer. Un philosophe du siècle dernier, Wilheim Dilthey a opposé explication et compréhension. Expliquer, c’est au sens littéral ex plicare, c’est-à-dire déplier les plis dans lequel une réalité à comprendre était pliée, impliquée (in plicare). La diffi culté dans les disciplines herméneutiques tient au fait que la compréhension précède l’explication, laquelle nécessite une attitude d’extérioritévis-à-vis d’une réalité au regard de laquelle j’ai antérieurement vécu un rapport d’inté-riorité. Dans les objets des disciplines herméneutiques l’homme est toujours présent. La méthode nécessaire pour répondre aux questions qui sont du ressort de ces disciplines est clinique plus qu’expérimentale.

Jauger les disciplines scolaires, c’est ainsi comprendre ce qui les particularise, pas seulement en termes de contenus, mais aussi en termes de rapport au vrai, de rapport à ce qui est logique dans une discipline donnée. Nous venons de le montrer, le vrai en mathématiques n’est pas le vrai en physique ou en biologie. Et il y a davantage de proximité entre le vrai en physique et le vrai en biologie qu’entre le vrai en mathématiques et en biologie. Le vrai en mathématiques s’apprécie par une démonstration qui porte sur des objets idéaux. Le vrai en physique ou en biologie se construit par une expérimentation sur des réalités qui préexistent à celui qui les étudie. Le vrai en histoire s’estime par un raisonnement qui fait intervenir aussi des sentiments, vis-à-vis desquels il est nécessaire de prendre de la distance.

4C3. Une analyse plus strictement épistémologiqueNous venons de chercher à illustrer qu’appréhender une discipline scolaire, c’est en com-prendre les principes, les méthodes et en apprécier les conclusions. Ainsi le bon élève en économie se différencie-t-il de celui qui peine, parce qu’il a, lui, assimilé les « clés » de cette discipline. Ces clés lui permettent de comprendre quelles questions on se pose en économie, quels sont les concepts importants qui permettent de les aborder, quelles méthodes sont spécifi ques de ce domaine, quel est l’état du savoir et ses questions vives actuelles, quelles sont les questions anciennes qu’on ne se pose plus.

Une des grandes différences entre l’élève et l’enseignant est que ce dernier possède (en prin-cipe) les clés des disciplines dont il a la charge. Lorsque l’année scolaire débute, l’enseignant a déjà en tête les trois idées essentielles que ses élèves devront avoir retenues en fi n d’année.

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État des lieux : le fonctionnement standard de la « forme scolaire » Chapitre 1

Ceux-ci sont dans l’attitude inverse d’avoir à les identifi er progressivement au cours de l’année. Le rapport des élèves aux savoirs scolaires réside dans cette compréhension des enjeux disciplinaires qui leur sont enseignés. De sorte que posséder des savoirs de haut niveau pour les enseignants, c’est d’abord être capable de regarder « de haut » les savoirs enseignés.

Le questionnaire ci-dessous s’adresse à des élèves de terminale en fi n d’année. Un question-nement de même nature, susceptible de permettre une mise à distance à l’égard d’un con-tenu enseigné, pourrait être proposé à d’autres niveaux de classe, même élémentaires.

1. Quelles sont les trois idées clés que vous retenez de la biologie qui vous a été enseignée cette année ?

2. Quelles différences faites-vous entre la biologie et la physique :– en termes d’objets (ce qui est étudié dans les deux cas) ?– en termes de méthodes (la manière dont on répond aux questions qu’on se pose) ?– en termes d’usage technologique des savoirs en jeu ?

3. Quelles questions éthiques (morales) un biologiste devrait-il se poser ?

4. Quelles différences entrevoyez-vous entre la biologie enseignée en classe de terminale et la biologie telle qu’elle se construit dans un laboratoire ?

5. Si vous comparez la biologie, les mathématiques et la philosophie, quelles différences entrevoyez-vous entre ces domaines ?

Le rapport au savoir de l’élève, dans sa dimension épistémologique, se construit au long de la scolarité, à travers sa capacité à prendre du recul vis-à-vis des disciplines qu’il côtoie, pour en apprécier les caractéristiques logiques (qu’est-ce qui est vrai en économie et qui ne l’est pas en géographie), les transformations historiques (comment l’économie et la géographie ont-elles évolué), et les caractéristiques sociologiques (comment les savoirs géographiques et économiques s’articulent-ils à une période donnée avec les idées géné-rales de cette dernière).

4C4. Rapport au savoir, rapport au Savoir, rapports aux savoirsNous avons montré la diversité des dimensions du rapport au savoir imbriquées dans le comportement scolaire d’un élève par rapport à l’École et aux disciplines qui en structurent les enseignements. Nous en avons évoqué trois angles d’analyse psychologique, sociologi-que et épistémologique. Devant cette multi-factorialité de rapports subjectifs et objectifs au savoir, comment l’enseignant peut-il agir ?

• Il peut souhaiter adopter l’attitude du scientifi que qui chercherait à isoler les facteurs explicatifs des comportements observés, dans le but de comprendre ce qui dans l’attitude d’un élève relèverait d’une dimension psychologique, sociologique ou épistémologique. C’est l’espoir d’une rationalité qui rendrait transparent le comportement d’autrui. C’est la posture de celui qui chercherait à comprendre avant d’agir, qui déduirait de son dia-gnostic un protocole d’action, faisant muter une conduite de rejet ou d’indifférence en une attitude de désir à l’égard du savoir. Espoir fou, espoir vain, car le pédagogue n’est pas le psychologue. Le premier doit d’abord agir pour transformer les choses, et s’il comprend tant mieux. Le second doit discerner ce qui se passe, ce qui ne lui dicte d’aucune manière comment agir en retour. L’enseignant ne peut se prendre pour un psychologue. Il n’en possède pas la formation (inversement, le psychologue ne possède pas les outils du pédagogue) et son rôle est autre.

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Chapitre 1 État des lieux : le fonctionnement standard de la « forme scolaire »

• Il peut souhaiter ne pas forcément tout comprendre mais, par une attitude d’écoute, espérer saisir des bribes, discerner des éléments, qui lui permettraient d’aller plus avant dans l’explication de ce qu’il constate. Cette attitude n’est pas empreinte du désir de toute rationalité et d’entière maîtrise de l’élève, comme précédemment. Elle oblige même l’enseignant à savoir se décentrer suffi samment pour accepter de découvrir des îlots de sens dans le rapport au savoir de ses élèves. Mais si la posture n’est pas la même, le positionnement est semblable : la compréhension est sensée précéder l’action.

• Il peut adopter aussi une attitude de pédagogue, soucieux d’installer sciemment des actions susceptibles de permettre à l’élève d’apprécier son rapport au savoir. Deux mots doivent alors diriger son action pédagogique : liaison et déliaison. Des temps où il fait adhérer l’élève à son projet d’enseigner, et des temps où à l’inverse l’élève peut se mettre à distance des situations vécues, dans le but de les analyser.

Exercice 7

Expliquez ce qui distingue les divers types de rapport au savoir : psychologique, sociologi-que, épistémologique. Précisez les fondements théoriques de chacun de ces rapports.

Exercice 8

Précisez les différentes façons possibles de concevoir et de vivre une discipline scolaire et ses exi-gences. Vous distinguerez le cas de l’élève et celui de l’enseignant, voire celui des parents.

Exercice 9

Que permet de comprendre la différence entre le rapport générique « au » savoir et le rapport spécifi que « aux » savoirs disciplinaires ? Indiquez comment cela peut infl uer sur le devenir scolaire des élèves

Exercice 10

Expliquez ce qu’on appelle l’épistémologie d’une discipline. Voyez-vous des différences entre son épistémologie « savante » et son épistémologie « scolaire » ?

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Apprendre, avec toutes ses variables

Chapitre 2

Apprendre est un phénomène complexe, dans lequel interviennent une multitude de facteurs en interaction, cognitifs, affectifs, ou encore motivationnels. Nous analyserons les variables les plus signifi catives et leur incidence sur l’acquisition des nouveaux sa-voirs. Bien que l’apprentissage relève d’abord des structures biologiques du sujet, il su-bit les infl uences du milieu social ainsi que du milieu didactique. Mais il existe aussi des variables personnalisées, qui conduisent chaque sujet, en fonction de son style cognitif, à s’approprier différemment les savoirs. Cela oriente l’enseignant vers des différencia-tions pédagogiques possibles. Nous évoquerons également la question de l’éducabilité, et des différentes méthodes cognitives qui permettent de faire de l’enseignement un instrument effi cace du développement humain.

Ü ObjectifsIdentifi er ce qui détermine la possi-bilité d’un apprentissagepar l’examen de ses conditions psycholo-giques et didactiques

Caractériser les stratégies de motivation et souligner l’éducabilité humainela stimulation du désir d’apprendre et l’autonomie de la construction du savoir

Repérer les caractéristiques indivi-duelles de l’acte d’apprendre avec ses conséquences pédagogiques

S’initier aux fondements des métho-des cognitivesqui prétendent éduquer l’intelligence à l’écart des contenus de savoirs

Ü ContenuApprendre, entre complexité et pa-radoxes

Les variables décisives pour la réussite d’un apprentissage

La motivation

Entre l’auto-structuration et l’hétéro-structurationou les paradoxes de l’apprendre

La différenciation pédagogiqueet ses enjeux

La diversité des styles cognitifspour différencier la pédagogie

L’éducabilité cognitiveet ses problèmes

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Chapitre 2 Apprendre, avec toutes ses variables

1. Apprendre, entre complexité et paradoxesSi le professeur enseigne, c’est toujours l’élève qui apprend, et personne ne peut se subs-tituer à lui dans un processus toujours fragile et incertain. L’apprentissage n’est jamais le décalque ni le miroir fi dèle de l’enseignement qui a été dispensé. Il est d’ailleurs curieux (et pour le moins impropre) qu’en langue française, on puisse intervertir si aisément les verbes apprendre et enseigner. Ainsi, ne devrait-on pas dire qu’on « apprend quelque chose à un élève » ! Il est impossible de s’exprimer ainsi dans d’autres langues voisines, où l’on ne peut échanger teaching et learning, ni même en espagnol enseñar et enseñar et enseñar aprender.Apprendre vient du latin aprehendere, qui signifi e littéralement « prendre », et prendre n’est pas donner. On appréhende un savoir comme on appréhende un voleur…

En réalité, l’acte d’apprendre est un acte intime, dont les ressorts sont particuliers à cha-que individu. C’est un processus complexe, qui résulte de l’interaction non linéaire et mal prévisible de multiples facteurs. Nous pouvons repérer de l’extérieur certaines manifes-tations de l’apprentissage, faire des inférences raisonnables, mais le facteur déterminant pour l’élève risque de toujours nous échapper. Ce que nous croyons bon pour un sujet cesse de l’être pour un autre, et parfois pour la même personne, selon les moments ou les circonstances.

Pourtant, la complexité n’est pas le règne de l’incohérence ou de la confusion. Il est pos-sible de reconnaître un certain nombre de variables décisives pour les apprentissages : les unes positives, qui constituent autant de points d’appui possibles, et qui ont été repérées par l’histoire de la pédagogie pour favoriser la réussite ; les autres plus problématiques, qui expliquent largement de nombreux échecs. Nous allons passer en revue ci-dessous les « variables-leviers » et les « variables-freins » dont le jeu nous paraît essentiel, sans que leur effet soit jamais mécanique ni automatique.

1A. Les variables-leviers de l’apprentissage (avec leurs contrepoints)

1A1. L’appui sur l’activité matérielle

Chacun sait par expérience qu’il retient mieux ce qu’il fait que ce qu’il a simplement en-tendu. Célestin Freinet faut toutefois donner son plein sens au mot activité, car celle-ci ne se réduit pas à une simple action matérielle, concrète et pratique. Dans sa « théorie de l’activité », le psychologue Alexis Leontiev 22 distingue trois niveaux emboîtés comme des poupées russes, qu’il nomme respectivement l’opération, l’action et l’activité dans sa plénitude :

• l’opération concerne la dimension matérielle de l’activité. Elle décrit le « com-ment », en termes de mode opératoire, de moyens et de procédures. Cela con-cerne la fonction de réalisation ;

• l’action inclut une dimension cognitive, car on agit toujours autant avec sa tête qu’avec ses mains. Elle décrit le « pourquoi » des choses, en termes d’obtention

21 FREINET, C. (1968, 1971). Essai de psychEssai de psychEssai ologie sensible appliquée à l’éducation (2 vol.). Neuchâtel, Paris : Delachaux et Niestlé.

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Apprendre, avec toutes ses variables Chapitre 2

d’un but et de représentation anticipée d’un résultat. Cela concerne la fonction d’orientation ;

• mais pour parler véritablement d’activité, il faut élargir celle-ci à sa dimension pro-jective pour l’individu, c’est-à-dire celle qui définit son projet, en termes de mobile et de motif. C’est ici le « pour quoi », qui concerne la fonction d’incitation.

Jean-Yves Rochex a proposé un exemple saisissant de ce qui sépare ces trois niveaux, en examinant l’activité de trois peintres, qui rénovent leur appartement en le lessivant et en le repeignant de blanc.23 Le premier remet les lieux en état après plusieurs années de location, afi n de récupérer à son départ la caution qu’il avait versée en entrant. Le second est un professionnel du bâtiment, payé à la tâche et pressé d’en fi nir pour améliorer son salaire. Quant au troisième, c’est un peintre amoureux qui se prépare à accueillir sa nouvelle compagne. Si les opérations sont comparables dans les trois cas, il est clair que les mobiles ne sont pas les mêmes, et il y a fort à parier que, même à compé tence égale, le résultat sera différent, ainsi que la satisfaction qui en sera retirée. Face à une retouche à faire pour un résultat fi nal de meilleure qualité, mais qui allongerait la durée du travail, il est probable que le peintre amoureux sera plus facilement porté à trancher en faveur de la qualité, alors que le professionnel et le loca taire sur le départ refuseront cette prolongation.

Si la mise en activité est un point d’appui didactique à ne pas négliger, elle ne suffi t pourtant pas à garantir que cela débouchera sur un apprentissage. Le risque est d’en rester à des tâches « occupationnelles », qui peuvent d’ailleurs satisfaire les élèves et les conduire à en réclamer la poursuite. Car l’activité porte toujours sur un exemple, sur une production concrète, mais la compréhension suppose de s’affranchir de cet exemple pour accéder à la règle, à la loi ou au théorème. Piaget a bien montré tout ce qui sépare réus-sir et comprendre.24 Par exemple, avec ces sujets qui réussissent un lancer de fronde, en la faisant tournoyer au dessus de leur tête et qui, dans le feu de l’action la lâchent dans la bonne position pour qu’elle atteigne la cible. Mais quand Piaget leur demande après coup quelle était la position de la fronde lorsqu’ils l’ont lâchée, nombreux sont ceux dont la déclaration n’est pas conforme à ce qu’ils ont fait. Ils disent par exemple l’avoir lâchée lorsqu’elle était devant eux, alors qu’elle était sur le côté, puisque la fronde part tangen-tiellement au cercle de sa trajectoire. Ils ont donc réussi, mais n’ont pas compris. C’est la situation de nombreux élèves, qui à la sortie d’un cours, peuvent expliquer ce qui a été fait pendant la séance (consigne, matériel, dispositif de travail)… mais sans avoir identifi é l’objectif que visait l’enseignant.

Mais il y a plus. Car un véritable apprentissage nécessite le passage d’un problème pratique à un problème théorique, d’une question « intéressée » à une question spéculative. On a pu faire des plantations dans le coin jardin en conservant l’idée fausse selon laquelle les végétaux verts puisent l’essentiel de leur nourriture dans le sol (alors qu’ils se nourrissent principalement à partir du CO2 atmosphérique !). Apprendre suppose toujours une rupture avec la perception immédiate, avec les fausses évidences du sens commun.

22 LEONTIEV, A. (1975), Activité, conscience, personnalité, Moscou, Éd. du Progrès.23 ROCHEX, J.-Y. (1995), Le sens de l’expérience scolaire, Paris, PUF.24 PIAGET, J. (1974), Réussir et comprendre, Paris, PUF.

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Chapitre 2 Apprendre, avec toutes ses variables

1A2. La prise en compte les intérêts de l’élève

Un autre levier classique des pédagogies actives consiste à prendre appui sur les intérêts des élèves (exprimés ou seulement ressentis), et à inscrire les propositions didactiques dans leur droit fi l. Cela afi n d’enraciner le savoir dans la dynamique de leur curiosité, de s’appuyer sur leur questionnement spontané, de faire bénéfi cier les apprentissages de la motivation induite.

C’est sans doute Édouard Claparède qui a le mieux développée cette « pédagogie de l’in-térêt », en parlant d’éducation fonctionnelle.25 La pédagogie traditionnelle, dit-il, regarde volontiers l’enfant comme étant capable d’œuvrer sans motif, d’acquérir sur commande les connaissances exigées, d’exécuter ce qui est exigé par l’école, sans que cela réponde à un besoin émanant de lui-même, alors que l’adulte a besoin d’une raison pour agir, d’un mobile pour entreprendre. L’enfant aurait la même structure mentale que l’adulte (capa-cité à saisir ce qui est logiquement évident) mais serait fonctionnellement différent de lui (capacité à agir sans besoin). La vérité est à l’opposé, poursuit Claparède : entre l’enfant et l’adulte, existe une différence de structure (stades de développement différents), mais une identité fonctionnelle. Tout être humain dispose d’une curiosité innée qui le pousse à apprendre et à développer ses capacités.

Le problème qui se pose à l’enseignant est celui d’articuler les intérêts des élèves avec les objectifs explicités par l’école. Le problème consiste à les attirer vers des savoirs envers lesquels ils ne se sentent pas encore concernés, mais dont l’école sait qu’ils seront néces-saires à leur formation. Pour Philippe Meirieu, promouvoir cet intérêt exige que l’ensei-gnant sache proposer des problèmes qui soient à la fois diffi ciles… et accessibles à leurs possibilités. Qu’il parte de ce qu’ils savent déjà, afi n de « créer l’énigme » qui avivera leur curiosité.26 Cela sera d’autant plus effi cace que l’enseignant fera montre pour lui-même, et face à la classe, du même intérêt contagieux envers la connaissance.

Cependant, il ne faut pas négliger le fait que si l’intérêt peut être un précieux allié du pro-cessus apprendre, il est par nature conservateur. En effet, celui qui dispose d’une passion, d’un hobby, d’un violon d’Ingres, tend à s’y complaire et à laisser perdurer cet intérêt, au détriment d’autres orientations possibles qui se trouvent négligées. Or, l’accès au savoir suppose un renouveau, une découverte, un nouvel aiguillage vers des pistes jusque là insoupçonnées, et les débuts dans la nouvelle direction sont plutôt ingrats.

De surcroît, on tend à confondre la notion d’intérêt avec celles de besoin et de motivation, alors qu’elles sont foncièrement différentes. En effet, les besoins objectifs de l’individu peuvent ne pas coïncider avec ses intérêts subjectifs. Et la motivation est une notion com-plexe sur laquelle nous reviendrons ultérieurement.

25 CLAPARÈDE, É. (1921), L’éducation fonctionnelle, Neuchâtel, Paris : Delachaux et Niestlé.26 MEIRIEU, P. (1987), Apprendre... oui, mais comment ?, Paris, ESF.

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Apprendre, avec toutes ses variables Chapitre 2

1A3. La qualité de la relation

La tradition scolaire nous incite à séparer la pensée de l’émotion, en dépit des apports classiques d’Henri Wallon à ce sujet,27 mais aussi des données actuelles des neurosciences, qui montrent la proximité des zones cérébrales gérant le raisonnement et l’affectivité. Développer la qualité de la relation est donc également un déterminant important de l’apprentissage. Ceci justifi e un climat de classe basé sur le respect mutuel et la confi ance, évitant l’arbitraire, la peur et l’ennui. La façon de traiter les erreurs des élèves est sans doute le meilleur indicateur d’un tel climat favorable.

La fi gure de Carl Rogers, avec son approche centrée sur la personne (ACP), est la plus em-blématique de l’effet de cette variable éducative.28 Son approche met l’accent sur l’estime, l’écoute empathique, l’authenticité et l’absence de jugement. L’empathie, exprimée par des messages verbaux et non-verbaux, est une attitude à rapprocher de l’écoute, si ce n’est qu’elle cherche une réelle compréhension de l’autre, et lui renvoie une idée de la qualité de sa personne. Elle s’appuie sur la reformulation de ce qu’a dit l’interlocuteur, ce qui lui signifi e qu’on lui parle à partir de son propre cadre de référence. À l’empathie s’ajoute ce que l’auteur nomme la congruence, qui fait référence à l’authenticité de l’accompa-gnateur, à sa capacité à être lui-même ; ainsi que la considération positive qui développe la chaleur de la relation. L’accueil inconditionnel fait à l’autre suppose un principe de non-jugement à son égard.

Cette centration sur la relation ne doit pas faire oublier que l’objet premier de la relation didactique, c’est le savoir avec ses contraintes propres et ses obstacles. Car c’est d’abord le savoir qui est autoritaire, par delà le caractère et la personnalité du professeur. La qualité de la relation n’est donc qu’une condition favorable aux apprentissages, puisqu’elle ne dit rien sur le contenu de ce qu’il convient d’apprendre, le « tout relationnel » pouvant même conduire à évacuer le conceptuel.

La diffi culté réside donc dans une combinatoire à développer entre une estime, qui valo-rise positivement a priori l’élève, et une a priori l’élève, et une a priori estimation, qui s’efforce de rester vrai dans une relation lucide, sans masquer les problèmes quand il y en a. L’École de Palo Alto a montré à quel point la communication comporte souvent plusieurs registres simultanés qui peuvent entrer en confl it pour l’individu, en provoquant chez lui injonction paradoxale (« doubles liens »)29. Un déséquilibre au détriment de l’estime risque de faire jouer l’effet Pygma-lion,30 qui décrit l’infl uence des préju gés de l’enseignant sur la réussite scolaire. Mais un déséquilibre au détriment de l’estimation peut conduire l’élève à regretter de n’avoir pas été correctement informé, et même à se plaindre d’avoir été manipulé.

27 WALLON, H. (1941), L’évolution psychologique de l’enfant, Paris, Armand Colin.BAUTIER, É. & ROCHEX, J.-Y. (1999), Henri Wallon : l’enfant et ses milieux, Paris, Hachette.

28 ROGERS, C. (1968), Le développement de personne. (1969), Liberté pour apprendre? Paris, Dunod.Liberté pour apprendre? Paris, Dunod.Liberté pour apprendre?29 BENOIT, J.-C. (1981). Les doubles liens, Paris, PUF.30 ROSENTHAL, R. A. & JACOBSON, L. (1972), Pygmalion à l’école, Tournai, Cas terman.

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Chapitre 2 Apprendre, avec toutes ses variables

1A4. Le rôle des interactions sociales

Tandis que l’œuvre de Piaget se concentre sur le sujet individuel, en privilégiant ses relations avec l’environnement naturel et technique pour expliquer la genèse de l’intelligence, ce qu’on nomme le socio-contructivisme met en avant les apports du milieu social considéré comme un élément-clé du développement cognitif.Ceci est bien sûr lié au caractère social de l’espèce humaine depuis ses origines. On n’apprend donc jamais tout seul, puisque l’apprentissage n’est pas un dialogue à deux termes avec la connaissance, mais qu’inter-viennent différentes interactions humaines. Cela est plus particulièrement net avec les apprentissages qui, en plus de leur composante physique (phénomènes) ou matérielle (objets), ont une forte dimension culturelle.

Jérôme Bruner a ainsi développé l’importance des « interactions de tutelle », par lesquel-les les adultes jouent un rôle d’étayage.31 Les tuteurs effi caces sont ceux qui introduisent une relation d’aide avec l’enfant pour accompagner ses actions, mais sans se substituer à lui en vue de leur réussite. Ce qui veut dire, a contrario, que seront moins effi caces ceux qui n’interviennent pas au nom du respect absolu de son autonomie, mais tout autant ceux qui le réduisent à l’état d’exécutant. Il met en évidence le changement progressif du « format » des interactions, dans lequel le langage joue un rôle essentiel. L’enfant peut alors développer sa propre conscience en devenant capable d’utiliser le même système de signes que l’adulte, à la fois pour communiquer avec lui et pour construire sa propre pensée. Il devient ainsi capable de « négocier » ses représentations avec autrui en opérant sur elles.

Pour Lev Vygotski,32 les capacités psychiques supérieures du sujet se développent par un processus d’intériorisation de ce qui est d’abord la propriété globalement « inter-psychi-que » du groupe. Peu à peu, et grâce là encore à l’appui sur le langage, se construisent des compétences « intra-psychiques ». Il considère, contrairement à Piaget, que l’apprentissage ne doit pas être à la remorque du développement, mais plutôt anticiper sur lui en accé-lérant le potentiel du sujet. De cette manière, l’adulte fonctionne comme un dynamiseur des fonctions mentales.

La psychologie sociale cognitive (Perret-Clermont, Doise, Mugny),33 montre pour sa part que les interactions entre pairs activent chez les sujets le désir de savoir, et accélèrent leur accès à des habiletés mentales nouvelles. Et cela, même lorsque aucun des membres du groupe n’est plus avancé que les autres, ce qui laisse penser que les interactions sociales, à elles seules, favorisent le développement mental. Les échanges d’idées, de conceptions, d’arguments entre semblables provoquent des « confl its socio-cognitifs », qui combinent une dimension d’opposition (chacun doit conserver son point de vue sans complaisance ni acquiescement), avec une dimension de coopération (tous doivent s’ajuster sur la né-cessité de s’ajuster).

31 BRUNER, J. (1983), Le développement de l’enfant : savoir faire, savoir dire, Paris, PUF.32 VYGOTSKI, L. (1985), Pensée et langage, Paris, Messidor.

SCHNEUWLY, B. & BRONCKART, J.-P. (1985), Vygotsky aujourd’hui, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé.33 PERRET-CLERMONT, A.-N. (1979), La construction de l’intelligence dans l’interaction sociale, Berne, Peter Lang.

DOISE, W. & MUGNY G. (1981). Le développement social de l’intelligence, Paris, InterÉditions.

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Apprendre, avec toutes ses variables Chapitre 2

Les apprentissages sont ainsi favorisés aussi bien par la médiation des adultes que par celle des coéquipiers. Mais, comme il a déjà été noté, la relation d’aide et la coopération ne s’avèrent effi caces qu’à la condition de n’être pas substitutives de l’activité propre du sujet. Philippe Meirieu a ainsi distingué le groupe d’apprentissage du groupe fusionnel et du groupe productif.34 Dans le groupe fusionnel, ce qui prime c’est le maintien d’un lien affectif privilégié, qui cherche d’abord à perdurer. La réussite de la tâche est alors redoutée puisqu’elle met en péril la poursuite de l’intimité de la petite équipe, soudée par le plaisir d’être et de rester ensemble. Dans le groupe productif, ce qui prime c’est la réussite du projet d’équipe, mais cela s’opère souvent par un partage des tâches en fonc-tion des compétences déjà disponibles, de telle sorte que les apprentissages sont évités d’une autre façon. En fait, apprendre est un détour toujours coûteux, que l’on cherche généralement à éviter, sauf si le dispositif de travail est expressément conçu à cet effet. Plusieurs modalités peuvent être diversement combinées :

• le calcul de la tâche, pas trop diffi cile pour ne pas décourager le groupe, mais suffi samment exigeant pour provoquer une sorte de défi . Vygotski parle ici de « zone proximale » ;

• l’individualisation des consignes, qui concentre chacun sur l’amélioration d’une compétence limitée, et profi te de l’effet de groupe pour que chacun se sente responsable du projet collectif. Meirieu parle ici de contrats individualisés passés avec chaque membre du groupe ;

• la conception du dispositif, apte à provoquer un engagement du groupe pour résoudre une diffi culté qui a été anticipée par l’enseignant, et qui produit un engagement de la classe dans la tâche par une sorte de « pied dans la porte ». Brousseau parle ici de « dévolution » ;

• la mise en débat des représentations et des procédures divergentes dont les élè-ves sont porteurs (« confl its socio-cognitifs »).

Exercice 1

Précisez l’intérêt des supports matériels pour les apprentissages intellectuels, en recher-chant éventuellement des exemples personnels. Voyez-vous aussi des limites, des dangers ou des dérives à une « pédagogie concrète » ?

Exercice 2

Indiquez de quelles manières les relations entre maître et élèves infl uent sur les situations d’apprentissage et sur les acquisitions des élèves

34 MEIRIEU, P. (1984), Apprendre en groupe (2 vol.), Lyon, Chronique sociale.

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Chapitre 2 Apprendre, avec toutes ses variables

1B. Les variables-freins de l’apprentissage (avec leurs contrepoints)

Les variables précédentes ont été qualifi ées de « leviers » dans la mesure où c’est sur elles que s’appuient l’ensemble des innovations et des pédagogies qui cherchent des alterna-tives à l’enseignement traditionnel. Nous avons vu que si ces leviers peuvent être décisifs, leur effi cacité n’est jamais mécanique, et qu’une vigilance est toujours nécessaire face à des dérives toujours possibles. Nous complétons maintenant cette analyse par l’examen de trois « variables-freins », souvent convoquées pour rendre compte des diffi cultés d’ap-prentissage des élèves. De façon symétrique, nous insisterons sur le fait que si ces variables pointent des problèmes réels, elles ne correspondent à aucune fatalité, et peuvent aussi se renverser.

1B1. L’inachèvement des opérations mentales

Les activités scolaires proposées aux élèves gagnent à être examinées à la lumière des opérations mentales qu’elles mettent en jeu. Leur réussite suppose en effet la maîtrise de certaines formes de raisonnement (induction, déduction, analyse, comparaison, inférence, pensée hypothétique…) qui peuvent ne pas être disponibles à certains niveaux d’ensei-gnement ou chez certains apprenants. Elle mobilise également différentes opérations logiques (inclusion, combinatoire, transitivité…), et nécessite une certaine structuration de l’espace et du temps. Tout cela renvoie aux stades de l’évolution intellectuelle, tels que les a décrits Piaget.

Pierre Higelé a ainsi décrit des erreurs d’origine cognitive, qu’il associe à une non-maîtrise de la sériation, de la classifi cation, de l’inclusion, de la substitution, de la conservation ou de la proportionnalité.35 Or, il arrive souvent que les enseignants ne se focalisent que sur les notions du programme, et qu’ils multiplient à cet effet les problèmes ou exercices, mais sans percevoir la nature des opérations mentales que leur résolution exige. Lorsque celles-ci sont trop abstraites, les élèves évidemment échouent, mais ce n’est pas nécessairement le concept qui leur pose problème. Une vigilance s’impose donc quant aux exigences cogniti-ves requises par les activités scolaires, car une même question peut être formulée de façon plus ou moins abstraite. Et il suffi t parfois de peu de choses, en termes de formulation des énoncés notamment, pour qu’ils deviennent plutôt faciles ou plutôt diffi ciles. Les cahiers d’évaluation de début de CE2 et de début de Sixième comportent ainsi souvent plusieurs items pour apprécier les compétences des élèves, dont certains sont largement réussis et d’autres régulièrement échoués.

Pour autant, il ne s’agit pas de s’enfermer dans une sorte de « déterminisme des stades ». Il ne faudrait pas déduire de ce qui précède que l’on doit attendre passivement la matu-ration des structures cognitives des élèves pour leur proposer des activités bien calibrées par rapport à leurs possibilités. Car cette maturation ne se fait pas de façon automatique en fonction de l’âge, sans qu’une mobilisation intellectuelle de leur part soit nécessaire. Il faut ici suivre davantage Vygotski que Piaget, en proposant des activités exigeantes pour accélérer l’évolution intellectuelle et en faire le « moteur » du développement mental.

35 HIGELÉ, P. (1997). HIGELÉ, P. (1997). HIGELÉ, P Construire le raisonnement chez les enfants: analyse critique des exercices, Paris, Retz.DROZDA-SENKOWSKA, E. (1997), Les pièges du raisonnement, Paris, Retz.

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Apprendre, avec toutes ses variables Chapitre 2

Autrement dit, le repérage des opérations mentales impliquées par une activité didactique est plutôt un outil de diagnostic qu’un interdit. Rien n’empêche de proposer une activité qui soit à la limite supérieure du possible pour la classe (en restant raisonnable…), à con-dition de ne pas sous-estimer ce qu’on lui propose.

1B2. L’énergétique du désir (et de la peur) de savoir

La psychanalyse développe l’idée que le désir de savoir vient s’ancrer dans ses pulsions sexuel-les infantiles (rupture de la relation fusionnelle avec la mère, problématique œdipienne…). Il se développe en réaction à la frustration provoquée par l’absence du « bon objet » et vise à reconstruire l’expérience de la première satisfaction. Le rôle de la mère est ici essen-tiel, comme le montrent aussi bien Mélanie Klein que Wilfred Bion, car elle est capable de « détoxiquer » le sentiment d’abandon et de rage de l’enfant, de calmer ses hallucinations. Lorsque ce processus de pacifi cation fonctionne correctement, les peurs archaïques peuvent être sublimées, et changer d’objet pour muter en désir de savoir abstrait.

Si au contraire, la frustration n’est pas assez compensée par le désir, le socle des apprentis-sages ultérieurs peut s’en trouver perturbé de façon profonde.36 Car, explique Emmanuelle Yanni, « si savoir est un état, apprendre est un instant ».37 Et l’instant d’apprendre suppose toujours une certaine déstabilisation par rapport à ce qu’on savait ; il passe par une sus-pension du jugement pour rendre possible une nouvelle élaboration intellectuelle. Si le sujet est alors envahi et débordé par une réactivation de ses angoisses archaïques, la peur de penser risque de l’emporter chez lui sur le désir d’apprendre. Cette peur fonctionne comme une sorte de protection, qui est sans doute aberrante du point de vue cognitif, mais cherche à lui éviter de sombrer psychiquement.

Faut-il en déduire que tout est joué dans la petite enfance, et qu’il ne reste plus, face à ce type de problèmes qu’à envisager un traitement clinique hors l’école ? Ce serait là une démission didactique, contradictoire avec la structure même de l’appareil psychique. Car Freud a insisté sur le fait que dans l’inconscient règne une « énergie libre », propice aux condensations et déplacements, comme le montre l’analyse des rêves et des lapsus. Il doit donc être possible trouver des biais cognitifs pour surmonter les diffi cultés affectives. C’est ce qu’a pu montrer Serge Boimare, aux prise avec des adolescents capables de vio-lence verbale – et même de passages à l’acte – face aux exigences disciplinaires.38 Il a pu expérimenter l’effi cacité d’un recours aux grands mythes de l’Antiquité, dont la lecture joue curieusement un rôle apaisant. En effet, il s’agit souvent d’histoires sexualisées (viols, incestes, accouplements monstrueux…) qui entrent en résonance avec l’origine incons-ciente de leurs problèmes. Ces textes (mais aussi les romans de Jules Verne) fonctionnent fi nalement comme des « objets transitionnels » (au sens de Winnicott), assez proches tout en permettant une mise à distance. Sans doute s’agit-il là de situations extrêmes, mais à un degré moindre, la dimension affective des apprentissages concerne de nombreux élèves, et Emmanuelle Yanni montre que des solutions existent dans le sens indiqué.

36 BEILLEROT, J. (1989), Le rapport au savoir : genèse et histoire, in : Savoir et rapport au savoir, Paris, Éd. Universitaires.BEILLEROT, J. & al. (1996), Pour une clinique du rapport au savoir, Paris, L’Harmattan.BION, W. R. (1979), Aux sources de l’expérience, Paris, PUFDOREY, R. (1988), DOREY, R. (1988), DOREY Le désir de savoir, Paris, Denoël.

37 YANNI, E. (2001). Comprendre et aider les élèves en échec : l’instant d’apprendre, Paris, ESF. 38 BOIMARE, S. (2001), L’enfant et la peur d’apprendre, Paris, Dunod.

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Chapitre 2 Apprendre, avec toutes ses variables

1B3. Le poids des déterminismes sociaux

Depuis les années 70, la « sociologie de la reproduction »39 a montré à quel point l’école reproduit les inégalités sociales. Malgré la conscience professionnelle du maître, sans qu’il y ait de sa part une volonté sélective, la différence de « capital culturel » entre les élèves fait que certains entrent de plain pied dans la culture scolaire, quand elle reste toujours un peu étrangère à d’autres. Aujourd’hui encore, toutes les statistiques sociologiques montrent des biais de représentation au détriment des élèves issus des milieux populaires, et un taux d’échec beaucoup plus important chez eux. Ces travaux ont eu l’intérêt de nous alerter sur le poids des déterminismes familiaux et sociaux, et de combattre l’« idéologie des dons » qui prévalait jusque là à l’état naturalisé. De là vient l’expression de « handicap socio-culturel », avec le succès qu’on lui connaît, et avec ses effets positifs notamment dans les ZEP.

Mais cette notion a subi depuis un étrange retournement. Car elle fonctionnait chez Bourdieu comme une dénonciation du fonctionnement du système, et il appelait à une réforme de l’école pour limiter l’exclusion de nombreux enfants des milieux populaires. Trente ans après, l‘idée de handicap sert trop souvent à externaliser les causes de l’échec (c’est la faute du milieu social, de la famille, du quartier), et du coup à s’en exonérer comme enseignant. Elle fonctionne dès lors sur le mode de l’impuissance pédagogique, c’est-à-dire comme un renoncement, et sert facilement de caution d’immobilisme à ceux qui ne veulent rien changer dans l’école. Voire à ceux qui aspirent à une restauration des pratiques scolaires traditionnelles. Celles que dénonçait Bourdieu justement !

Il revient à des chercheurs comme Bernard Charlot, Élisabeth Bautier et Jean-Yves Rochex, d’avoir réouvert un champ de pratiques qui évite cette démobilisation professionnelle.40

S’il n’est pas question de renoncer à la lucidité introduite par la sociologie de la repro-duction, il faut remarquer que cette lucidité est d’ordre statistique. Elle montre, de façon indiscutable, les différences importantes de pourcentages des élèves en fonction de leur classe sociale, mais elle ne rend pas compte du fait que d’importantes minorités n’obéis-sent pas à leur destin social. Il existe de nombreux cas d’enfants de milieux défavorisés, et même d’enfants immigrés dont les parents maîtrisent mal le français… et qui pourtant réussissent parfaitement à l’école. Le milieu d’origine n’est donc pas en lui-même la cause de l’échec, et pour identifi er la cause réelle, il faut s’intéresser à ceux qui « font mentir les statistiques ».

Celle-ci est à chercher du côté du « rapport au savoir », tel que l’établissent les élè-ves.41 Nombreux sont ceux (dans les milieux populaires, mais pas seulement, et pas toujours…) qui n’établissent pas avec le savoir le type de rapport que l’école suppose et attend. En particulier, ils vivent l’école comme un lieu d’obéissance aux consignes mais, malgré une bonne volonté et même une bonne conscience, ils ne se mobilisent pas face au travail. Ils pensent qu’au fi l du temps, le savoir les pénétrera comme par im-prégnation, et ils en restent donc à une sorte d’activisme occupationnel. Ils « font leurs heures », sans identifi er les savoirs à extraire de la noria des activités de la semaine et de l’année. Ils passent ainsi les quatre années du collège sans en tirer vraiment profi t.On comprend que de telles recherches puissent remobiliser les enseignants, en ouvrant

39 BAUDELOT, C. & BAUDELOT, C. & BAUDELOT ESTABLET, R. (1971), ESTABLET, R. (1971), ESTABLET L’école capitaliste en France, Paris, Maspero. Bourdieu P. & Passeron J.-C. (1970), La reproduction : éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Minuit.

40 CHARLOT, B., BAUTIER, É. & ROCHEX, J.-Y. (1992), École et savoir, dans les banlieues... et ailleurs, Paris, Armand Colin.41 CHARLOT, B. (1997), Du rapport au savoir, Paris, Anthropos.

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Apprendre, avec toutes ses variables Chapitre 2

à des pratiques qui aident les élèves ne trouvant pas chez eux les ressources du « bon » rapport au savoir, à les identifi er au sein de l’école.

1B4. « L’effet Papillon »

En conclusion, on retiendra que de nombreuses variables agissent sur le processus appren-dre et puissent interférer avec lui, les unes pour le faciliter (variables-leviers), les autres pour y faire obstacle (variables-freins). Mais aucune n’agit de façon mécanique, et toutes sont sujettes à des dérives susceptibles d’inverser leur effet attendu.

Pour comprendre cette causalité complexe, nous évoquerons le célèbre « effet Papillon » mis en évidence par Edward Lorenz (1963). On connaît sa célèbre formule, selon laquelle un battement d’aile de papillon dans la baie de Sydney est susceptible de provoquer un typhon en Floride ! C’est dire qu’une infi me variation des données initiales peut conduire à des états fi naux très divergents. Si la prévision du temps est si aléatoire, c’est que l’ef-fet global des grandes masses d’air interfère avec de multiples effets locaux, diffi ciles à anticiper et qui entrent en interaction avec les premiers, de telle sorte que le système doit constamment être recalculé. La « théorie du chaos » (René Thom) permet ainsi de comprendre que certains phénomènes complexes puissent être entièrement déterminés, en même temps qu’ils restent défi nitivement imprévisibles !

Ce qui est vrai de la météorologie, l’est a fortiori pour le processus apprendre, encore plus a fortiori pour le processus apprendre, encore plus a fortioricomplexe et beaucoup moins strictement déterminé. Comme l’explique Jacques Lévy, « une myriade de fl èches causales convergent vers l’individu, mais ne l’empêchent pas d’exister comme force d’organisation unifi ée ».42 Il convient donc de développer une lucidité au sujet de la diversité des facteurs qui peuvent affecter un apprentissage, et simultanément de réfréner les explications mécanistes du type « une cause, un effet ».

Exercice 3

Expliquez pourquoi les diffi cultés d’apprentissage ne sont pas des fatalités. Cherchez, y compris dans votre expérience personnelle, des exemples qui contredisent les statistiques et les effets globaux.

Exercice 4

Quelle importance accordez-vous à la question du rapport au savoir ? Comparez notamment le point de vue sociologique (Charlot) et le point de vue clinique (Beillerot) à ce sujet.

1C. La motivation : un concept à construireCe qui vient d’être dit sur l’apprentissage en général, peut l’être également de fa-çon plus spécifi que au sujet de la motivation. C’est à elle que pensent d’abord les enseignants quand il s’agit de comprendre les réussites scolaires, et surtout c’est son absence qui apparaît comme la cause première de l’échec des élèves en diffi culté.

42 LÉVY, J. (1995), in : Penser la complexité, LÉVY, J. (1995), in : Penser la complexité, LÉVY Sciences humaines, 47.

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Chapitre 2 Apprendre, avec toutes ses variables

Car ils se la représentent comme une sorte d’attitude « spontanée » que les élèves devraient adopter, comme le prérequis indispensable à défaut duquel toute action pédagogique semble vaine.

1C1. Qu’est-ce que la motivation ?Pour autant, sait-on ce qu’est la motivation ? Le sens commun la rapproche de l’intérêt porté à ce que l’on fait, de la prise d’initiative dont on est capable. On dit d’une personne qu’elle est motivée lorsqu’elle déploie une certaine autonomie pour réussir ce qu’elle entreprend, lorsqu’elle se vit comme responsable de ses succès comme de ses échecs, lors-qu’elle dispose de son propre « moteur ». La motivation représente alors ce qui fournit l’« énergie » nécessaire pour convertir un projet en réalité.

La défi nition donnée par la psychologie est un peu différente. Il s’agit de l’étude des fac-teurs qui déterminent le comportement d’un sujet, qui le dirigent vers certains buts, qui déclenchent son activité, la prolongent si nécessaire, et l’arrêtent le moment venu. Ces facteurs sont de deux ordres :

• l’un est interne, et renvoie étymologiquement au « mobile ». La motivation correspond à ce qui meut l’individu, à ce qui le mobilise (ses besoins de…, ses désirs de…) ;

• l’autre est externe, et renvoie cette fois au « motif ». La motivation correspond alors à ce qui s’impose à l’individu, à ce qui est saillant pour lui (ses raisons de…, ses obligations de…).

Selon que l’accent est mis davantage sur le mobile ou le motif, la motivation se présente différemment. Avec le mobile, elle se défi nit comme une qualité qui caractérise la per-sonne en soi, comme « son ressort » intime. Avec le motif, elle est liée davantage à une situation, à un contexte particulier qui « ressort » (comme ressort le motif d’un papier peint) et produit un effet.

Lorsqu’on cherche à dépasser le sens commun pour conceptualiser la motivation, on décou-vre vite qu’il n’en existe pas de défi nition univoque. Il existe même toute une littérature à son sujet, qui nous conduirait à balayer l’ensemble des théories de l’apprentissage, et même l’ensemble de la psychologie.43 Il est impossible de parcourir ici un champ aussi large, et nous nous limiterons à préciser quelques conceptions de la motivation, en insistant sur le modèle pédagogique que chacune sous-tend.

1C2. Facettes de la motivation

Le désir mimétiqueRené Girard explique qu’une personne peut construire son identité à travers une autre, et qu’elle est alors amenée à se projeter dans ce qui intéresse celle-ci et la mobilise. C’est ainsi, dit-il, non sans paradoxe, que « le modèle peut désigner au sujet son propre désir ».44

L’amorçage de la boucle mimétique s’effectue par une imitation du sujet-modèle et, dans ce premier temps, c’est de sa reconnaissance que vient d’abord la gratifi cation.

43 VALLERAND, R.-J. & Thill, É. (1993), Introduction à la psychologie de la motivation, Paris, Vigot DELANNOY, C. (1997), DELANNOY, C. (1997), DELANNOY La motivation : désir de savoir, décision d’apprendre, Paris, Hachette.

44 GIRARD, R. (1961), Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, Grasset.COLLECTIF (1992). La motivation, Cahiers pédagogiques, 300.

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Apprendre, avec toutes ses variables Chapitre 2

Peu à peu, ce n’est plus le sujet qui sera imité, mais le centre d’intérêt dont il est porteur. Celui-ci prend alors le relais et devient motivant en lui-même, de telle sorte que la satis-faction en quelque sorte s’objective. Lorsque cette substitution d’objet sera complète, le sujet-modèle pourra s’effacer sans que cesse pour autant la motivation qu’il a induite, volontairement ou non. C’est ainsi qu’on dit de telle ou telle personne qu’elle a été le mentor d’une autre, au cours de sa formation. Ce nom commun dérive de Mentor, person-mentor d’une autre, au cours de sa formation. Ce nom commun dérive de Mentor, person-mentornage grec ami d’Ulysse et précepteur de Télémaque, qui sert de conseil avisé, de guide, de gouverneur.

Le modèle de la « mimesis » de Girard met le ressort essentiel de la motivation du côté du mobile, lié aux affects du sujet. Mais on voit que la nature de l’objet d’investissement joue également son rôle.

La hiérarchie des besoins Abraham Maslow a rencontré un grand succès avec sa célèbre « pyramide des besoins », composée de cinq niveaux hiérarchisés : les besoins physiologiques à la base (entretien de la vie matérielle), puis les besoins de sécurité (survie, confort, tranquillité), les besoins d’appartenance et de relation (fraternité, amour, solidarité, convivialité), les besoins de reconnaissance (estime, amour-propre, pouvoir), enfi n les besoins de réalisation de soi (dé-réalisation de soi (dé-réalisation de soiveloppement du potentiel personnel).45 Selon ce modèle, l’individu pourvoit à ses besoins à partir de la base de la pyramide en remontant vers son sommet, chaque type de besoin pouvant se développer lorsque les niveaux de besoins inférieurs ont pu être satisfaits.

Mais en s’appuyant sur la différence entre Adam, notre père biologique, et Abraham (prénom de Maslow), notre père spirituel, il a été remarqué que les niveaux inférieurs de la pyramide ne fonctionnent pas sur le même mode que les niveaux supérieurs. À la base, en effet, ce sont les « besoins d’Adam » qui fonctionnent avec une boucle de rétro-action négative, puisque la satisfaction des besoins physiologiques (alimentation, sommeil) tend à leur extinction. Mais au sommet, avec les « besoins d’Abraham », la boucle de rétro-action devient positive. Plus on est lecteur et plus on a besoin de lire, plus on est socialement valorisé et plus se développe souvent le besoin de reconnaissance.

Le modèle de la hiérarchie des besoins met cette fois le ressort essentiel de la motivation du côté du motif, puisque ce sont les conditions de satisfaction des besoins élémentaires qui conditionne l’émergence possible des besoins nouveaux. Mais, pour Maslow comme pour Carl Rogers, autre grand représentant de la psychologie humaniste, c’est la tendance naturelle à la réalisation personnelle qui procure à l’individu sa plénitude en tant qu’être humain.46

Le conditionnement opérant

La psychologie béhavioriste de Burrhus Skinner situe encore plus nettement la motivation du côté des conditions de l’apprentissage, c’est-à-dire du motif. Le conditionnement opérant fonctionne comme un stimulus qui provoque une réponse du sujet, laquelle au début peut n’être que fortuite.C’est le renforcement positif de cette réponse, grâce à la répétition de la situation et aux récompenses gratifi antes accompagnant les progrès qui développera la motivation.47

45 MASLOW, A. H. (1954), Motivation and personnality, New York, Harper.Motivation and personnality, New York, Harper.Motivation and personnality46 ROGERS, C. R. (1969), Liberté pour apprendre ?, Paris, Dunod.47 SKINNER, B. F. (1968). La révolution scientifi que dans l’enseignement. Bruxelles : Dessart.

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Chapitre 2 Apprendre, avec toutes ses variables

Le dynamisme de l’auto-développement

Joseph Nuttin considère, avec son modèle cybernétique de la motivation, que l’échange avec le milieu éco-socio-culturel constitue le besoin de base qui conditionne, à tous les niveaux, le développement personnel progressif de chaque individu.48 Les situations per-mettent simplement de satisfaire plus ou moins les potentialités de l’individu, sa tendance à la croissance et à l’auto-développement. Ici, c’est le mobile interne qui l’emporte sur le motif externe.

On pourrait décliner plus longuement la diversité des « théories de la motivation », en analysant comment chacune privilégie le mobile ou le motif, et comment elle articule ces deux éléments. On distinguerait notamment :

• des modèles « innéistes », mettant en avant les idées d’instinct, d’énergie, voire de pulsion ;

• des modèles « béhavioristes », fondés sur le stimulus-réponse et le développe-ment d’associations ;

• des modèles « cognitivistes », cherchant à décrire des processus mentaux en ter-mes de plans, de buts, de représentations… ;

• des modèles « humanistes », postulant les potentialisés de tout individu, et sa tendance à développer ses potentialités.

1C3. Motivation extrinsèque, motivation intrinsèque

Pour ne pas en rester à une perspective classifi catoire, il est intéressant de creuser da-vantage ce qu’on entend par motivation, notamment en distinguant ses deux formes : la motivation extrinsèque et la motivation intrinsèque. La motivation extrinsèque fait référence à toutes les situations où l’individu effectue une activité pour en retirer quelque bénéfi ce réel ou symbolique, ou pour éviter un désagrément. La motivation intrinsèqueconduit au contraire l’individu à effectuer une activité pour le plaisir qu’elle procure, à justifi er ses efforts par la seule obtention des buts d’apprentissage, sa récompense étant l’amélioration de ses compétences et capacités.

Il faut les distinguer car ce qui favorise la première peut inverser ses effets, et obérer le développement de la seconde. En effet, dans la motivation extrinsèque, l’acquisition de savoirs et compétences n’est plus en lui-même un but pour le sujet, mais devient un but pour le sujet, mais devient un butmoyen pour atteindre d’autres fi nalités (obtenir une gratifi cation, éviter une punition). La situation du sport est ambivalente de ce point de vue : si l’idéal olym pique (« l’essentiel c’est de participer ») se situe du côté intrinsèque, la compétition contient sa récompense extrinsèque : le fait de gagner.

Lorsque les individus sont intrinsèquement motivés, ils ont tendance à s’attribuer la causede leur activité (« ça m’intéresse ») et ils se sentent dès lors autodéterminés. Inversement, s’ils sont extrinsèquement motivés, la cause de leur activité leur apparaît extérieure.

Récompense, surveillance…Alain Lieury et Fabien Fenouillet relatent une expérience a conduit à proposer à 80 enfants de 4 à 5 ans, une activité de puzz les, auparavant évalués comme attractifs 49 :

48 NUTTIN, J. (1980), Théorie de la motivation humaine, Paris, PUF.49 LIEURY, A. & FENOUILLET, F. (1996), Motivation et réussite scolaire, Paris, Dunod.

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Apprendre, avec toutes ses variables Chapitre 2

• dans un groupe, on promet en récompense du bon travail sur les puzzles, de pou-voir jouer ensuite à des jeux encore plus attractifs (robot, station lunaire...) ;

• dans l’autre groupe, l’activité des puzzles est réalisée pour elle-même.

De plus, chaque groupe est séparé en deux, selon les conditions de sur veillance. Dans les sous-groupes surveillés, une caméra vidéo est placée à côté de l’enfant, et l’expérimentateur lui dit que la caméra l’enregistre en son absence pour voir s’il a bien travaillé. Une à trois semaines plus tard, on teste la motivation intrinsèque en lui proposant, pendant une heure d’activités libres, une table avec des puzzles. Deux observateurs cachés, non au courant de la première phase, comptent les enfants qui spontanément jouent aux puzzles.

Les résultats montrent que la récompense diminue la motivation in trinsèque, mesurée par le libre choix de l’activité. Il en va de même de la surveillance : celle-ci la fait chuter dans le même ordre de grandeur (20 %) l’attrait pour l’activité libre. D’autres expériences montrent que l’imposition d’un temps limite joue dans le même sens d’une réduction de la motivation intrinsèque. Or, c’est pourtant la motivation intrinsèque qui devrait faire l’objet de toutes les attentions dans le processus d’apprentissage, puisque c’est elle qui conduit l’élève vers la pleine compréhension de ce qu’est un savoir digne de ce nom. C’est le succès qui doit réalimenter le désir d’en parfaire la maîtrise, par un feed-back positif qui réamorce la motivation intrinsèque. C’est de cette façon que l’élève, partant de ses intérêts initiaux, pourra progressivement déplacer son désir de connaître vers des objets de savoir qui échappaient initialement à son univers perceptif et volitif.50

Quatre fi gures d’élèves

Edward Deci et Richard Ryan51 précisent que la motivation intrinsèque se trouve favorisée par le jeu de deux variables : d’une part, le sentiment de compétence du sujet ; d’autre part, son degré d’autodétermination. Cela permet à Lieury de caractériser quatre fi gures emblématiques d’élèves :

• le « bon élève » se sent compétent, mais il travaille de façon contrainte en fonc-tion des exigences scolaires ;

• le « bosseur » se sent également compétent, mais il travaille d’abord pour le plaisir que lui procure son travail ;

• l’« amateur » est moins compétent mais plus auto-déterminé ;

• le « nul » cumule sentiment d’incompétence et travail contraint. Son « a-motiva-tion » ne doit pas être interprétee comme une absence de motivation, mais au contraire comme un effet pervers de l’enseignement. Il se trouve, disent Deci et Ryan, dans un état (appris) de résignation acquise !

1C4. La motivation comme processus

Nous conclurons, avec Jean Houssaye, sur le fait que « tant qu’un élève n’est pas rendu inap-te à apprendre, il peut être intéressé par n’importe quoi, si deux conditions sont respectées : que la situation ait du sens pour lui ; qu’elle comporte une certaine dose de nouveauté.

50 DELANNOY, C. (1997), La motivation: désir de savoir, décision d’apprendre, Paris, Hachette.COLLECTIF (1999). Les ressorts de la motivation, Sciences humaines, 92.

51 DECI, E. & RYAN, R. (1982). Effects of performance standards on teaching styles, Journal of educationnal psychology, 74.

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Chapitre 2 Apprendre, avec toutes ses variables

On ne résiste pas à l’apprentissage mais aux situations dans lesquelles on redoute de ne pas réussir à apprendre. L’apprentissage doit permettre à chacun de s’affi rmer par la réussite et le progrès. Sinon, il ne reste plus que d’autres moyens d’affi rmation de soi, comme le chahut, la paresse, etc. ».52

La motivation n’est donc fi nalement pas une caractéristique individuelle pure, pas plus qu’elle n’est entièrement déterminée par la situation. Sa complexité ne saurait se résoudre par une conception unitaire, forcément réductrice. Elle nécessite l’usage de modèles fl exi-bles, qui mobilisent plusieurs facteurs explicatifs. De plus, elle ne fonctionne pas comme un état stable, mais comme un processus, toujours remis en question. Elle se construit dans le temps (mémoire autobiographique) et se renouvelle sans cesse.

Voilà qui remet en question bien des pratiques pédagogiques, exigeant des élèves une motivation préalable, alors que celle-ci est tout autant un produit obtenu au terme de l’enseignement, un résultat des efforts didactiques entrepris pour la développer. Dans la relation éducative, les incitations et récompenses fi nissent par apparaître comme des moyens habituels pour stimuler l’effort. Elles sont pourtant loin d’avoir toujours l’effet bénéfi que supposé, quand elles ne produisent pas le contraire. Si elles semblent faciliter la résolution de tâches simples, elles entravent souvent celles dont la diffi culté est plus grande. Une autre tendance convergente consiste à proposer des travaux peu créatifs, provoquant ainsi une perte d’enthousiasme.

Quant aux renforcements négatifs, ils peuvent produire des conduites d’empêchement généralisé, puisqu’on rejette non seulement l’activité censurée, mais tout ce qui est en rapport avec elle (la personne qui a puni, la discipline où l’on a reçu la sanction, etc.). L’image de soi du sujet s’en trouve affectée, ce qui renforce les attitudes défensives et rend diffi cile les relations inter-personnelles.

On comprend mieux ainsi comment l’école « étouffe » la motivation intrinsè que, et oriente au contraire vers l’attente d’un travail assigné, vers l’ap probation et la dépendance vis-à-vis des professeurs. Tout y concourt : l’école est obligatoire, son système de notation est largement évaluatif et rarement informatif, la compétition sociale (entre bons et faibles) y est fréquente, la hiérarchie des disciplines y règne. Tout est réuni pour que le système soit, en fait, élitiste.

Exercice 5

Peut-on parler, d’une façon générale, d’élèves non motivés ? Indiquez ce que peuvent recou-vrir, selon vous, les comportements ainsi qualifi és. Recherchez dans plusieurs directions.

Exercice 6

Expliquez la différence entre motivation intrinsèque et motivation extrinsèque. De quelle façon la motivation extrinsèque peut-elle nuire à l’apprentissage ? Cherchez avec quelles théories d’apprentissage on peut la mettre en relation..

52 HOUSSAYE, J. (1993), La motivation, in : La pédagogie : une encyclopédie pour aujourd’hui, Paris, ESF.

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Apprendre, avec toutes ses variables Chapitre 2

1D. Le paradoxe de l’apprentissageAprès avoir étudié la complexité systémique du processus d’apprentissage, lequel n’est jamais totalement assuré, mais n’est jamais non plus désespéré, il nous faut faire un pas de plus en montrant comment ce processus est, d’une certaine façon, fondé sur un pa-radoxe. Comment, en effet, concilier la nécessaire autonomie du sujet pour acquérir des savoirs avec son inévitable dépendance envers l’enseignant ? Nous nous appuierons ici sur les travaux de Louis Not, qui a bien caractérisé les méthodes par auto-structuration et par hétéro-structuration de la connaissance, pour les renvoyer dos à dos.53

• L’hétéro-structuration de la connaissance, qui fonde aussi bien les pratiques tra-ditionnelles que l’enseignement programmé (avec ses variantes informatiques actuelles), mise sur le primat de l’objet du savoir, qu’il faut bien transmettre puisque le sujet, par définition, l’ignore. Pourtant, on risque constamment ainsi de remplacer une construction active par du « préconstruit » et du « jalonné ». La compréhension ne se transmet pas, elle est le fruit d’une transformation du sujet par l’activité qu’il déploie, afi n de structurer la situation qui lui est proposée ;

• L’auto-structuration de la connaissance, à laquelle se réfèrent les méthodes ac-tives et le courant de l’éducation nouvelle, mise au contraire sur le primat du sujet et sur l’action propre de l’élève. C’est lui – et lui seul – qui est en mesure sujet et sur l’action propre de l’élève. C’est lui – et lui seul – qui est en mesure sujetd’apprendre, à son rythme et selon ses intérêts. Mais là encore, on tombe vite dans une impasse, dans la mesure où la pensée naturelle est conservatrice, vise à l’économie, et reproduit volontiers ce qu’elle sait faire. Alors qu’apprendre, c’est quitter son sillon, bifurquer vers un nouveau chemin. Et l’on voit mal comment l’élève pourrait s’engager lui-même dans cette voie diffi cile et coûteuse, quand ce n’est pas déstabilisante et anxiogène.

Ce paradoxe est bien réel, et d’une certaine façon indépassable, puisque chacune des deux voies rencontre une objection majeure. La force de l‘auto-structuration, c’est d’insister sur la construction personnelle d’un chemin de l’apprendre, auquel nul ne peut se substituer ; mais sa faiblesse, c’est de sous-estimer l’altérité du savoir pour celui qui s’engage dans sa conquête. Inversement, la force de l’hétéro-structuration, c’est d’insister sur le fait que le savoir est une construction sociale qui précède son appréhension par sujet ; mais sa faiblesse, c’est de penser qu’il peut s’acquérir par une transmission passive.

L’histoire légendaire du baron de Münchhausen, racontant qu’il avait réussi à s’extraire seul des marais où il s’était embourbé, en tirant sur ses propres cheveux et en serrant très fort ses jambes autour de son cheval, est une métaphore parlante pour ce qu’est appren-dre, mais n’oublions pas que c’est une fi ction ! En fait, deux choses contradictoires sont simultanément vraies : 1) qu’on ne comprend bien que ce qu’on apprend par soi-même, 2) que nous n’avons pas inventé l’essentiel de ce que nous savons !

Pourtant, si ce paradoxe était total, l’apprentissage serait impossible, alors que la réa-lité quotidienne des classes ne montre heureusement pas que des échecs, loin de là. Chaque jour, les élèves apprennent bien quelque chose ! Le concept d’autonomie dit seulement qu’il revient à l’élève – et non à l’enseignant – de transformer ses structures mentales pour apprendre et en apprenant.Mais pour autant, l’apprentissage n’est pas un processus automatique, dépendant du seul sujet. Pour en augmenter les chances, les actions de l’enseignant et les dispositifs qu’il met en place sont souvent décisifs.

53 NOT, L. (1979), Les pédagogies de la connaissance, Toulouse, Privat.

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Chapitre 2 Apprendre, avec toutes ses variables

Mais ils ne sont effi caces que si l’apprenant parvient à les intérioriser en première per-sonne. Bref, on peut être enseigné sans apprendre, et apprendre sans être enseigné, les deux processus n’allant pas nécessairement de pair.

Certains apprentissages peuvent être provoqués de façon régulière et linéaire, notamment ceux qui portent sur des savoirs simples (acquisition d’informations, apprentissages par con-ditionnement…), et donnent à l’enseignant le sentiment de pouvoir les contrôler. D’autres, au contraire, nécessitent des stratégies didactiques plus élaborées, plus longues, plus indirectes, et c’est là que l’autonomie de l’apprenant apparaît la plus évidente.

Il importe de ne jamais perdre de vue que tout apprentissage authentique (au contraire d’un simple dressage) nécessitera toujours un « changement de pied » en cours de route. Si l’on part du pied auto-structurant, il faudra veiller au moment où l’élève réorientera son activité mentale pour échapper aux nécessités contingentes et à l’urgence, prendra du recul et des risques pour entrer dans un savoir nouveau dont il ne pouvait pas anticiper la structure. Si l’on part du pied hétéro-structurant, il faudra veiller au moment où l’élève sera en mesure d’extraire, pour les faire siens, les outils de pensée mis à sa disposition.

En défi nitive, le paradoxe règne irréductiblement sur l’apprentissage, puisque l’élève est le centre organisateur incontournable d’un savoir qui lui est fondamentalement hétéro-gène (il faut prendre toute la mesure du caractère antinomique des éléments d’une telle phrase). C’est dire qu’on apprend en utilisant, faute de mieux, les seuls outils intellectuels dont on dispose, sans voir au départ qu’ils sont inadaptés ou insuffi sants – sinon, il n’y a rien à apprendre. Pour aboutir à une nouvelle organisation des connaissances, qui ne sera identifi able qu’in fi ne, puisque l’accès au savoir suppose justement une rupture avec la façon dont on se représentait jusque là la question. C’est bien ce qu’exprime la formule suivante de Louis Not : « Résoudre un problème, ce n’est pas appliquer un processus élucidé conduisant à coup sûr au résultat, mais découvrir un cheminement de pensée conduisant, à travers des données, d’une question qui n’est pas toujours posée explicitement, à une réponse qu’il faut construire ».

Exercice 7

De quelles façons l’enseignant et le formateur doivent affronter dans leur pratique diffé-rents paradoxes qui se présentent dans la relation d’apprentissage ? Recherchez de quelles façons ces paradoxes peuvent être pris en compte.

Exercice 8

Dites en quoi l’autonomie de l’élève est nécessaire pour apprendre, et en quoi elle ne saurait suffi re. Proposez une ou plusieurs défi nitions de l’autonomie.

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Apprendre, avec toutes ses variables Chapitre 2

2. La différenciation pédagogiqueNous avons jusqu’ici considéré l’élève d’une façon générique, en décrivant des caracté-ristiques du processus d’apprentissage communes à tous. C’est un peu la perspective du « sujet épistémique », tel que l’avait nommé Piaget. Mais la psychologie différentielle, ainsi que la didactique et la pédagogie, décrivent à partir de leurs points de vue théoriques respectifs, des particularités individuelles dans le mode de fonctionnement mental des sujets pour atteindre leurs buts. Face à la réalisation d’une même tâche, ceux-ci peuvent procéder d’une manière ou d’une autre, donner priorité à certaines voies sensorielles, ou privilégier des stratégies de réfl exion différentes. On parle ainsi, selon les auteurs, de styles cognitifs variés, de stratégies d’apprentissage différenciées, de profi ls pédagogiques, ou encore de pilotage personnel.

Antoine de La Garanderie considère par exemple, tout comme les partisans de la pro-grammation neuro-linguistique (PNL), l’existence de formes différentes d’évocations ou de représentations mentales, associées à l’utilisation préférentielle de telle ou telle modalité sensorielle. Bien que tout le monde utilise ses cinq sens pour accéder aux informations du monde extérieur, il conviendrait de distinguer une prédominance soit auditive, soit visuelle, dans l’évocation des choses, des relations, des mots, etc. Pour La Garanderie, ces « profi ls pédagogiques » différents des sujets jouent un rôle essentiel dans l’acquisition des savoirs.54

Pour leur part, Georges Lerbet et Jean-Louis Gouzien considèrent que chaque individu dispose d’une forme typique d’appropriation, ou « système personnel de pilotage de l’apprentissage (SPPA) ». L’idée de SPPA souligne l’infi nité des « formules personnelles » que les sujets emploient, souvent sans en être conscients, afi n d’atteindre un objectif d’apprentissage. Par exemple, certains mettent en jeu préférentiellement des démarches de « consommation de savoir » (en favorisant, à travers la lecture ou l’écoute attentive, la compréhension) et d’autres poursuivent le même objectif à travers des démarches de « production de savoir » (par l’écriture, le langage verbal ou la construction d’objets).55

2A. La diversité des styles cognitifsIl existe environ une vingtaine de styles cognitifs qui concernent différents aspects des processus perceptifs et de l’activité mentale, et qui s’avèrent assez stables chez les sujets. Ceux-ci sont généralement décrits de manière bipolaire, au moyen de termes opposés (par exemple : dépendance / indépendance à l’égard du champ, impulsivité / réfl exibilité), mais qui ne doivent pas être interprétés comme une échelle de qualités positives ou négatives. Selon les activités en effet, il peut être mieux adapté de se situer près de l’un ou l’autre pôle de chaque style cognitif.

Parmi les styles les plus étudiés, nous évoquerons de façon un peu plus détaillée les suivants : la dépendance-indépendance à l’égard du champ, la réfl exivité-impulsivité et l’accentuation-égalisation.

54 LA GARANDERIE, A. de (1980), Les profi ls pédagogiques, Paris, Le Centurion.55 LERBET, G. (1993), Système, personne et pédagogie, Paris, ESF.

GOUZIEN, J.-L. (1991). La variété des façon s’apprendre, Paris, Éd. Universitaires.

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Chapitre 2 Apprendre, avec toutes ses variables

2A1. La dépendance-indépendance à l’égard du champ

Nous percevons la verticalité d’un objet ou d’une image, en faisant usage des informations qui nous arrivent à travers la vision, mais aussi à travers celles qui proviennent de l’oreille interne, des muscles et des articulations. Les nombreuses expériences réalisées par Her-man Witkin et ses collaborateurs ont permis d’établir qu’une proportion assez importante des sujets ont tendance à privilégier la référence visuelle (le champ externe), alors que d’autres font d’abord confi ance à leurs capteurs corporels internes. D’où la dénomination, pour les premiers de « dépendants du champ (DC) », pour les seconds d’« indépendants du champ (IC) ».56

Cette distinction, primitivement établie à partir des perceptions différentielles de la ver-ticalité, ont pu être mises en relation avec d’autres modalités du fonctionnement mental, concernant plus directement la cognition.

Dépendance du champ Indépendance du champ

Confi ance envers les informations externes (« le champ »)

Attitude extravertie, accordant de l’importance au contexte social et affectif de l’apprentissage (« cognition chaude »)

Traitement d’ensemble de l’information, lié aux aspects fi guratifs et aux confi gurations perpectives (« style global »)

Restitution des données telles qu’elles ont été fournies

Besoin d’une défi nition externe des buts

Confi ance dans les repères personnels internes

Attitude introvertie, conduisant à des apprentis-sages plus impersonnels (« cognition froide »)

Traitement plus analytique, isolant des éléments au sein d’un ensemble (« style articulé »)

Restructuration personnelle des données fournies

Auto-défi nition possible des buts

La priorité accordée à l’une ou l’autre forme invite l’enseignant à les prendre en considé-ration au moment d’établir ses stratégies didactiques, en termes de matériel à employer, de planifi cation des activités, d’organisation des informations, de relation des savoirs avec le contexte social, etc. Le but, nous l’avons déjà souligné, n’est pas celui d’une adaptation passive de l’enseignant au style cognitif, mais plutôt de faciliter la progression, à partir de celui-ci, vers d’autres modalités complémentaires du fonctionnement mental.

2A2. La réfl exibilité-impulsivité

Il s’agit d’un autre style cognitif, décrit par Jérôme Kagan, qui relate des différences indi-viduelles en rapport avec la tendance, soit à considérer comme bonnes les premières solu-tions trouvées, soit à évaluer d’abord intérieurement des alternatives et à les « soupeser ». Les « impulsifs » préfèrent, dans une plus large mesure que les « réfl exifs », la rapidité de résolution de la tâche, malgré les risques d’erreur accrus que cette promptitude implique. C’est donc un rapport vitesse / effi cacité qu’il faut considérer.

56 WITKIN, H. & al. (1978). Les styles cognitifs « dépendant du champ » et « indépendant du champ » et leurs implica-tions éducatives, in : L’orientation scolaire et professionnelle, n°4, Paris, Inetop.HUTEAU, M. (1985), Les conceptions cognitives de la personnalité, Paris, PUF.HUTEAU, M. (1987), Style cognitif et personnalité, Lille, Pul.REUCHLIN, M. & BACHER, F. (1990), Les différences individuelles dans le développement cognitif de l’enfant, Paris, PUF.

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Apprendre, avec toutes ses variables Chapitre 2

Tout au long de sa formation, l’élève évolue dans le sens d’une augmentation réfl exive, en rapport avec ses capacités d’attention et, bien sûr, avec les infl uences sociales et éducatives. La comparaison et la sélection d’alternatives possibles favorise le développement d’une pensée mûre, qui ne procède pas continuellement par essais, erreurs et approximations successives, mais s’astreint à un temps d’élaboration plus long.

Pourtant, la réfl exivité n’a pas non plus que des avantages, car à la promptitude peut se substituer l’indécision. En ce sens, la réfl exivité peut s’interpréter comme une intolérance à l’erreur (le sujet préférant faire le tour d’une question avant de s’exposer), et l’impulsivité l’erreur (le sujet préférant faire le tour d’une question avant de s’exposer), et l’impulsivité l’erreurcomme une intolérance à l’incertitude (le sujet préférant rapidement savoir à quoi s’en tenir, quitte à se tromper). Ces deux stratégies peuvent être diversement valables selon les situations ou les problèmes à résoudre, ce que le maître doit prendre en compte au moment de planifi er l’enseignement.

2A3. L’accentuation-égalisation

David Ausubel met l’accent sur l’importance du « déjà connu », comme point de départ de l’acquisition d’un nouveau savoir. Il insiste sur l’importance de la structure cognitive déjà présente en mémoire, et sur les « ponts cognitifs » que doit effectuer l’apprenant pour lier l’information nouvelle avec le connu. Il distingue, de ce point de vue, les sujets qui procèdent par « accentuation » et ceux qui fonctionnent par « égalisation ». Les premiers ont tendance à procéder par contraste, en privilégiant les différences ou les antagonismes entre les savoirs dont ils disposent déjà et les nouveaux contenus informatifs. Les seconds préfèrent s’attacher aux similitudes, aux régularités, aux analogies entre les concepts ou objets qu’ils comparent.

2A4. Autres tendances et styles cognitifs

En marge de ceux qui viennent d’être commentés, d’autres styles cognitifs ont été décrits, par exemple ceux qu’on désigne par « centration / balayage » (Bruner), par « approche dure / maîtrise douce » (Papert), ou encore par « pensée convergente / pensée latérale »(de Bono). Leurs caractéristiques principales sont décrites dans le tableau suivant, à la suite des styles précédemment détaillés.

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Chapitre 2 Apprendre, avec toutes ses variables

Auteurs Tendances perceptivo-cognitives Orientations pédagogiques complémentaires

La Garanderie

Évocation visuelle ou auditive des objets, mots, relations, etc., avec laquelle le sujet opère mentale-ment

Encourager l’usage de la « langue pédagogi-que » inhabituelle ou peu employée

Lerbetet Gouzien

Tendance à s’approprier les savoirs en situation de production (efférences) ou de consommation (afférences)

Diversifi er les pratiques scolaires(agir/observer, lire/écrire, etc.) de sorte que puisse se manifester le SPPA de chaque élève

Witkin et Huteau

Préférence pour l’utilisation des informations générées à partir du milieu (dépendance à l’égard du champ) ou à partir des références personnelles (indépendance)

Stimuler l’initiative personnelle des DC pour la planifi cation(objectifs, consignes, temps, etc.) de leurs activités scolaires.Favoriser les relations et le sens social des IC

Kagan

Tendances à produire des réponses immédiates, à résoudre les tâches par essai-erreur (impulsivité), ou à mûrir mentalement les solutions possibles avant d’opter pour l’une d’elles (réfl exivité)

Développer chez les « impulsifs » les pro-cessus d’observation et de réfl exion, ainsi que le self-control face à l’incertitude.Éviter que l’hésitation ou la peur de l’erreur soit un obstacle pour les « réfl échis »

Ausubel

Tendance à acquérir les nouveaux savoirsen procédant par différen-ciations et oppositions (accentua-tion), ou par similitudes et analo-gies (égalisation)

À partir des conceptions de l’élève (analo-gies) diversifi er les stratégies didactiques qui permettent de dépasser plus facilement les obstacles (oppositions) de l’apprentissage

Bruner

Tendance considérer les contenus-de façon ponctuelle et séquentielle (centration), ou à leur vision pano-ramique et simultanée (balayage)

Pratiques scolaires qui alternent les proces-sus sériels et globaux, les inductions et les déductions, etc.

Papert

Tendance à procéder d’une ma-nière structurée et programmée (approche dure), ou à être spon-tané et créatif (maîtrise douce)

Favoriser la résolution de problèmes tantôt de manière algorithmique, tantôt par des procédés heuristiques et intuitifs

de Bono

Tendance à résoudre les problèmes par une pensée conforme à la norme apprenne (pensée conver-gente), ou en générant des formes d’interprétations plus ouvertes et originales (pensée latérale)

Promouvoir la décentration de la pensée, afi n que l’attention ne reste pas prisonnière de certaines lectures, présentations ou données

L’ensemble de ces apports met l’accent sur la nécessité d’adapter les stratégies didactiques aux « profi ls pédagogiques » des élèves et à leurs SPPA respectifs. Mais cela implique qu’on puisse classifi er les particularités des élèves en ce qui concerne leurs formes privilégiées de perception et de cognition, afi n d’élaborer les différenciations pédagogiques correspon-dantes. La tâche n’est pas aisée ni les résultats toujours probants, en raison des risques que tout système classifi cateur induit en réifi ant les choses dans une « caractérologie » fi gée. D’autant que les élèves ont à modifi er, élargir, compléter dans la mesure du possible leurs routines mentales, une fois établie chez eux la prédominance d’un certain style cognitif.

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Apprendre, avec toutes ses variables Chapitre 2

Il est donc moins onéreux, et sans doute plus effi cace, de sensibiliser les enseignants à l’existence de préférences cognitives et de les encourager à diversifi er les approches, plutôt que de pratiquer sur les élèves des tests spécifi ques, en vue d’une classifi cation préalable de ces préférences.

Comme le dit Philippe Meirieu, la différenciation, c’est le souci de faire jouer l’une sur l’autre la différence et l’unité, non comme des stratégies contradictoires, mais comme des réalités indissociables s’étayant l’une l’autre. Différencier, c’est avoir le souci de la per-sonne sans renoncer à celui de la collectivité. C’est pourquoi tout élève a besoin, à la fois, d’une pédagogie à sa mesure et de se mesurer à d’autres pédagogies, de se confronter à l’altérité pour pouvoir se dépasser.

Exercice 9

Recherchez quelles infl uences peut avoir le style cognitif de l’apprenant dans l’appropria-tion des savoirs scolaires. Dans quel sens la diversifi cation des pratiques d’enseignement peut-elle se révéler comme une bonne stratégie pédagogique ?

Exercice 10

Examinez les effets possibles d’inadaptation scolaire des styles d’apprentissage impulsif et réfl exif. Quelle différence faites-vous entre un élève réfl exif et un élève réfl échi ?

2B. L’éducabilité cognitiveL’idée de différenciation pédagogique s’est élargie au cas des personnes, élèves et adultes, qui pour différentes raisons n’ont pu tirer profi t de la situation scolaire, et pour lesquelles d’autres voies d’accès à la connaissance paraissent nécessaires. En particulier celles qui évitent, de les replonger dans l’univers des disciplines, parce que celles-ci les ont souvent mises en échec. C’est l’enjeu de l’éducabilité cognitive, qui vise un développement direct des opérations mentales, une restauration des fonctions cognitives, sans l’intermédiaire des contenus académiques.

La notion d’éducabilité renvoie à la possibilité d’apprendre à tout âge, parce que les sujets ne sont pas entièrement déterminés par l’hérédité, et que leur pensée présente une certaine plasticité, une modifi abilité en fonction de l’expérience. Apprendre, comme l’a montré Jean-Pierre Changeux, consiste à ce que la trace cognitive des situations vécues se refl ète dans l’évolution des micro-circuits du cortex cérébral, produisant des modifi cations d’itinéraires dans l’ensemble des cellules nerveuses.57 L’organisation des cent milliards de neurones, avec leurs 1014 synapses, est à la naissance assez uniforme et « cristalline », et la structure des zones du cortex ne se différencie que peu à peu.La trace en mémoire des apprentissages ne correspond pas à un mécanisme de stockage, mais à l’élaboration d’itinéraires préférentiels de l’infl ux nerveux, certaines synapses deve-nant « potentialisées à long terme », avec facilitation du passage, quand d’autres s’inhibent. C’est l’hétérogénéité résultante de la « toile » qui est porteuse d’information.

57 CHANGEUX, J.-P. (1983), L’homme neuronal, Paris, Fayard.

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Chapitre 2 Apprendre, avec toutes ses variables

2B1. Méthodes d’éducabilité cognitive

Pour favoriser l’éducabilité, un certain nombre de méthodes pédagogiques ont été mises au point, en formation d’adultes comme en formation initiale. Leur ambition est de favo-riser, d’une manière ou d’une autre, le développement des compétences intellectuelles des apprenants, en dépassant les dysfonctionnements observés, et en optimisant le processus d’apprentissage. Elles ont généralement en commun de s’appuyer sur la prise de cons-cience par des sujets de leurs propres mécanismes cognitifs, et des acquis que leur mise en œuvre explicite permet de réaliser. C’est ce que John Flavell a appelé la métacognition.58

Les compétences métacognitives sont, en fait, essentielles pour pouvoir identifi er les pro-cédures qu’implique la résolution d’un problème, la hiérarchie des opérations logiques qu’elles pratiquent plus ou moins bien, la nature des obstacles qu’elles rencontrent dans la compréhension, les problèmes dans la communication avec autrui, etc. Leur fonction régulatrice est essentielle sur les processus d’appropriation des savoirs.

Bien qu’il soit problématique d’établir une classifi cation opératoire des méthodes d’édu-cabilité cognitive, en raison des plans différents sur lesquels elles se situent (compétences recherchées, modalités d’intervention, etc.), nous proposerons les distinctions suivantes en nous appuyant sur les ouvrages de synthèse récents.59

Méthodes centrées sur les opérations mentales

Il s’agit, pour la plupart d’interventions pédagogiques « hors contexte », qui s’inspirent de l’épistémologie de Piaget, à laquelle se réfèrent les concepteurs. Ces méthodes n’éta-blissent pas de relation directe avec les savoirs scolaires, et tendent plutôt même à s’en démarquer, dans la mesure où ce sont eux qui ont conduit les élèves ou les adultes à leur situation d’échec présente. Elles recherchent donc l’amélioration des processus de pensée et le développement des structures opératoires, indépendamment des contenus discipli-naires. Cela se fait à travers la réalisation de gammes d’exercices stimulant des opérations mentales, essentiellement logico-mathématiques, et recherchant l’apparition de confl its cognitifs chez l’apprenant. Parmi les méthodes les plus représentatives de ce groupe, on peut citer :

Les ateliers de raisonnement logique (ARL)

Initialement destinés aux adultes en reconversion professionnelle à la suite de la crise in-dustrielle du bassin lorrain, les Ateliers de raisonnement logique s’adressent aujourd’hui aux personnes de tous âges, qui tout en ayant des diffi cultés cognitives ne sont pas en situation de refus d’apprendre. Des séries de fi ches, conçues par Pierre Higelé, Gérard Hom-mage et Isabelle Perry, concernent le niveau concret et le niveau formel du raisonnement, et sont respectivement consacrées à des compétences cognitives telles que l’inclusion, la sériation, la combinatoire, la transitivité, la classifi cation, la généalogie, la proportionna-lité, la logique propositionnelle, etc.60

58 Ce concept de métacognition sera repris de façon plus détaillée au chapitre 4.59 SOREL, M. (1994), Pratiques nouvelles en éducation et en formation : l’éducabilité cognitive, Paris, L’Harmattan.

PERRAUDEAU, M. (1996), Les méthodes cognitives, Paris, Armand Colin.DELANNOY, C. & PASSEGAND, J.-C. (1992), L’intelligence peut-elle s’éduquer ?, Paris, Hachette.

60 HIGELÉ P., HOMMAGE G. & PERRY I. (1989), Ateliers de raisonnement logique, Nancy-Metz, CAFOC (3e éd.).

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Apprendre, avec toutes ses variables Chapitre 2

Le programme d’enrichissement instrumental (PEI)

Le Programme d’enrichissement instrumental est né dans l’après-guerre, pour répondre Programme d’enrichissement instrumental est né dans l’après-guerre, pour répondre Programme d’enrichissement instrumentalaux besoins des enfants qui n’avaient pu être correctement scolarisés. Destiné à des publics à plus bas niveau de qualifi cation que les ARL, y compris les illettrés, il est composé de fi ches qui évitent d’avoir recours à la lecture et sont d’abord basés sur l’analyse de fi gures. Chacun est basé sur le travail de ce que son promoteur, Reuven Feuerstein, appelle une« fonction cognitive défi ciente » : organisation de points, orientation spatiale, perception analytique, relations familiales, comparaisons, progressions numériques, etc.

Méthodes en rapport avec la gestion des apprentissages

Ces méthodes cherchent à développer les compétences mentales qui concernent les systèmes de représentation dont disposent les élèves, la résolution des problèmes, l’ap-propriation des savoirs des diverses disciplines et la potentialisation de l’autonomie. Elles recherchent, à travers leurs différentes stratégies, l’accès à un savoir donné plutôt que la maîtrise des instruments mentaux en soi.

La pédagogie de la médiation

Développée par Alain Moal et Maryvonne Sorel, la pédagogie de la médiation est étroite-ment en rapport avec les conceptions théoriques qui servent de référence aux PEI bien que, d’une manière différente, elle préfère développer les moyens conceptuels, opérationnels, fonctionnels, motivationnels, etc., nécessaires à l’acquisition des connaissances. Considé-rant comme impossible pour l’apprenant d’arriver, par sa seule initiative, à actualiser ses potentialités d’apprentissage, elle s’appuie tant sur l’environnement social que sur celui de la formation.

SPPA et SPPE

L’idée de système personnel de pilotage de l’apprentissage (SPPA) et de pilotage de l’enseignement (SPPE) a été développée par Georges Lerbet et Jean-Louis Gouzien. Des questionnaires à renseigner visent l’auto-compréhension des stratégies adoptées par les élèves pour apprendre et par les enseignants pour enseigner. Le but est de mieux les mettre en correspondance pour compenser les défi cits d’apprentissage observés et améliorer le rendement scolaire.

Méthodes basées sur les caractéristiques personnelles

On inclura dans cette catégorie un ensemble de méthodes qui sont en rapport, non seule-ment avec l’apprentissage au sens strict, mais aussi avec les formes plus larges d’adaptation des individus à leur environnement physique et social.

• La programmation neuro-linguistique (PNL), de Richard Bandler et John Grinder, prétend établir pragmatiquement les connexions se produisent entre notre pen-sée, notre langage et nos actions, dans le but de faciliter les relations interper-sonnelles et l’effi cacité de la communication.

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Chapitre 2 Apprendre, avec toutes ses variables

Elle développe une analyse de la signifi cation des mots employés par les sujets (prédicats), ainsi que celle de la position des yeux dans la communication, pour inférer à partir de ces indicateurs le type de gestion mentale qu’ils privilégient (auditive, visuelle ou kinesthésique) et pour s’entraîner à user du même canal de communication qu’eux.61

• La Pédagogie interactive, de Gabriel Racle intègre les connaissances sur le fonc-tionnement cérébral, en incluant celles en rapport avec les rythmes biologiques et avec les caractéristiques du savoir que les sujets veulent s’approprier, afi n d’établir ainsi la stratégie d’enseignement qui convient et d’éviter les échecs dans les apprentissages.62

2B2. Pari et limites de l’éducabilité cognitive

Dans leur diversité, les méthodes d’éducabilité cognitive répondent à un problème sco-laire et social d’importance : celui de la lutte contre l’échec scolaire, la déqualifi cation et l’exclusion. C’est la raison première de leur succès. Pour ce faire, elles sont construites sur le pari d’un contournement des apprentissages disciplinaires, ceux qui précisément ont mis ces publics en diffi culté à l’école, en faisant travailler directement des opérations mentales non disciplinaires.

Malgré ces enjeux majeurs, ces méthodes souffrent de limites à la fois théoriques et pratiques. Le problème théorique est celui du transfert d’apprentissage, postulé a priori,puisque leurs promoteurs visent le réinvestissement dans de nouveaux contextes des opérations mentales travaillées par leurs fi ches et activités. De ce point de vue, elles se distinguent donc moins qu’elles ne le disent des contenus scolaires, puisqu’elles se situent elles aussi « hors contexte » et nécessitent un transfert d’apprentissage. Ce n’est d’ailleurs sans doute pas par hasard que le PEI, par exemple, met si fortement l’accent sur ce qu’il appelle le « bridging » (la réalisation de « ponts »), mais d’une façon souvent plus incantatoire que réelle.

Or, le transfert s’avère toujours problématique et nécessite des conditions exigeantes dont il faut bien s’assurer.63 Cela se confi rme par des études objectives qui discutent for-tement des effets réels de l’éducabilité cognitive, malgré la certitude de ses promoteurs, entachée de biais interprétatifs. Lorsqu’on est convaincu de l’effi cacité d’une méthode, on tend à ne retenir que les signes allant dans le sens des attentes, et à interpréter dans ce même sens les signes ambigus. Surtout, les exercices proposés sont proches des items de tests, et ils en sont même quelquefois directement inspirés. Cette proximité est certes justifi ée par les postulats de l’éducation cognitive, mais on peut se demander si les sujets ont réellement acquis une capacité cognitive générale… ou s’ils n’ont pas plus simplement appris à résoudre des items de tests ! Du coup, ces exercices ne permettent pas, comme le présument ces méthodes, de faire accéder directement les apprenants à des opérations mentales dépouillées de contenus, puisque ce sont les tests eux-mêmes qui servent de contenu, sans que le transfert se trouve favorisé.64

61 BANDLER, R. & GRINDER, J. (1982). Les secrets de la communication, Montréal, Le Jour.62 RACLE, G. (1983), La pédagogie interactive, Paris, Retz.63 Les problèmes posés par la notion de transfert seront étudiées de façon plus détaillée au chapitre 4.transfert seront étudiées de façon plus détaillée au chapitre 4.transfert64 COLLECTIF (1992). L’éducabilité cognitive : problèmes et perspectives, L’Orientation scolaire et professionnelle, 21.1,

Paris, INETOP.COLLECTIF (2000). L’intelligence, ça s’apprend ? Cahiers pédagogiques, 381, Paris, CRAP.

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Apprendre, avec toutes ses variables Chapitre 2

Nous proposons l’hypothèse que l’effi cacité réelle de ces méthodes, même si elle doit être modulée, repose moins sur leurs qualités annoncées de remédiation cognitive que sur la restauration de l’image de soi des publics concernés dont elles sont l’occasion. Cela semble particulièrement être le cas lors des phases d’échange collectif, après que chacun ait répondu individuellement, et surtout grâce à l’attitude empathique et médiatrice du formateur. Reste à prouver que ces acquis demeurent, une fois sortis de ce contexte.

Exercice 11

Comment caractériseriez-vous le pari de l’éducabilité cognitive ? Recherchez ce qui a con-duit à développer ce type de méthode, au cours des dernières années.

Exercice 12

Recherchez les points communs aux différentes méthodes d’éducabilité cognitive. Précisez leurs effets positifs, mais aussi ce sur quoi elles obligent à la vigilance. Réfl échissez aux façons de rendre l’autonomie du sujet compatible avec ces méthodes.

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Le savoir, dans tous ses étatsChapitre 3

L’école est le lieu de l’instruction et des contenus d’enseignement. Mais qu’entend-on exactement par là ? Trois mots sont fréquemment employés comme synonymes, que nous allons préciser, distinguer et faire jouer : il s’agit de l’information, de la connaissance et du savoir. Au terme galvaudé de « notion », nous préférerons celui de « concept », afi n d’insister sur le caractère dynamique et problématique d’un vrai savoir. Car ce sont les concepts qui structurent le savoir par disciplines, bien plus que les objets qu’elles tra-vaillent. Nous caractériserons donc les éléments d’une discipline scolaire et la cohérence évolutive des « matrices disciplinaires ». Enfi n, nous évoquerons l’idée d’interdisciplina-rité, souvent invoquée mais peu présente dans les pratiques. Cette notion n’est pas non plus dépourvue d’ambiguïtés, et nous en caractériserons plusieurs modalités, en termi-nant sur la façon de penser les rapports entre disciplines et interdiscipline.

Ü ObjectifsÊtre en mesure de distinguer plusieurs formes de la connaissance afi n de mieux structurer les savoirs scolaires

Distinguer les disciplines académi-ques des disciplines scolaires

Modifi er sa conception des disciplines en les envisageant moins comme tiroirs de la connaissance que comme points de vue sur le monde

Penser les liens entre disciplines et interdisciplinaritéafi n de mieux les faire jouer dans l’équili-bre de la formation

Ü ContenuInformation, connaissance, savoir Trois termes à défi nir, à contraster et à relier

Concepts et disciplines Notions et conceptsLes disciplines scolaires et leurs caracté-ristiquesLes matrices disciplinaires et leur cohé-rence

Disciplines et interdisciplinaritéTrois formes d’interdisciplinaritéDialectique entre disciplines et interdis-ciplinarité

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Chapitre 3 Le savoir, dans tous ses états

1. Trois termes à contraster : information, connaissance, savoir

Nous emprunterons les distinctions qui suivent à Jean-Marc Monteil65 et Jacques Legroux66, les apports de ces deux auteurs ayant été intégrés et mis en perspective par Jean-Pierre Astolfi 67 auquel ce chapitre doit beaucoup.

1A. L’informationLe mot « information » semble emprunter à deux origines. Une origine latine qui renvoie à forma : la forme. L’information est ce qui permet de donner une forme à ce qui existe, de se faire une idée de quelque chose et, par extension, le mot désigne au pluriel (vers 1500), l’ensemble des connaissances réunies sur un sujet donné. Mais c’est aussi ce qui obéit à une certaine mise en forme. L’anglais information désigne un élément ou un système, pouvant être transmis par un signal ou une combinaison de signaux. On comprend dès lors que ce mot désigne des faits, des commentaires, des opinions transmissibles par un mot, un son, une image. L’information télévisée en constitue une illustration. Ainsi l’information est-elle placée sous le primat de l’objectivité. Elle est extérieure au sujet qui peut ou non en prendre connaissance ; elle est stockable dans des mémoires diverses (bibliothèque ou disquette, cédérom, DVD, fi lm…) ; elle peut facilement circuler. Ainsi en lisant ces lignes tous les lecteurs sont-ils confrontés à une même information.

1B. La connaissanceSi l’information est d’abord défi nie en extériorité vis-à-vis du sujet, la « connaissance » relève de l’intériorité à l’égard de ce dernier. Elle est placée sous le primat de la subjec-tivité. Du reste, l’étymologie du mot renvoie à l’idée de « co-naissance », c’est-à-dire de naissance avec. Dès la naissance, le sujet se construit en prélevant des informations dans le milieu ambiant, qu’il fait siennes par des recombinaisons d’éléments cognitifs, affectifs, sociaux. Cette connaissance qu’a chacun des mêmes réalités est très personnelle et « idio-syncrasique », c’est-à-dire très diffi cile à transmettre étant donné l’absence d’un langage de l’intime. On sait les diffi cultés pour faire dire à une personne âgée l’expérience du monde disparu de sa jeunesse, comme les efforts nécessaires pour conduire un spécialiste à expliciter son expertise. Dans les deux cas, il faut extraire et mettre en mots quelque chose de diffi cilement communicable, parce qu’intégré à l’histoire et à l’identité même de la personne. On « est » cette connaissance davantage qu’on ne l’« a ». Face à la même information, chacun se construit donc sa propre connaissance, de la façon la plus intime. Ainsi, la lecture de ce cours conduira-t-elle chacun, en fonction de ses intérêts présents, de son passé, de la résonance que ces lignes entraîneront, à se construire sa propre con-naissance de la même information.

65 MONTEIL, J.-M. (1985). Dynamique sociale et systèmes de formation, Maurecourt, Éd. Universitaires-UMFREO.66 LEGROUX, J. (1981), “ De l’information à la connaissance ”, in : Mésonance, I, IV.67 ASTOLFI, J.-P. (1992), L’école pour apprendre, Paris, ESF.

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Le savoir, dans tous ses états Chapitre 3

1C. Le savoirLe mot « savoir » a pour origine latine sapere, c’est-à-dire que c’est un doublet du mot saveur. Le savoir est ce qui donne au réel une certaine saveur, ou si l’on préfère une colo-ration particulière. Il ne désigne pas une réalité objective comme l’information extérieure à tous les individus, ni une donnée subjective comme la connaissance propre à chacun. Il est le fruit d’un processus d’objectivation, au terme duquel un sujet construit une nou-velle approche de la réalité, grâce à une rupture épistémologique, par une sorte d’ascèse intellectuelle. Un lecteur, attentif aux informations contenues dans ce fascicule, peut les apprendre et les mémoriser comme telles en vue de l’examen. Mais, en les confrontant à sa connaissance intime de l’acte d’apprendre, il se peut que cela lui fournisse un jour des grilles de lecture et d’interprétation des situations didactiques qui le conduisent à porter un regard différent sur ses élèves et sur les contenus enseignés. Il disposera alors d’un nouveau savoir. Peut-être aussi remettra-t-il en question les idées ici développées, et cons-truira ainsi une nouvelle saveur, une nouvelle manière d’aborder ce dont il est question, à partir d’une théorie nouvelle qu’il construira peut-être. Il fera émerger alors un autre savoir sur le thème qui nous occupe : « Apprentissages et didactiques ».

On le pressent, il existe une circularité entre les trois termes information, connaissance et savoir. L’information, comme ensemble de données, peut devenir connaissance par un processus que Jean Piaget a qualifi é d’« assimilation accommodation ». Cette connaissance se mutera en savoir si le sujet parvient à expliciter en quoi il regarde ce donné autrement qu’on ne le fait d’ordinaire, franchissant alors un obstacle épistémologique tel que le décrit le modèle bachelardien. Enfi n ce savoir, manière nouvelle de modéliser les données, pourra redevenir information, dès lors qu’il deviendra un objet circulant dans le champ social, par exemple en donnant naissance à un livre que de nouvelles personnes consulteront.

Notons au passage que cette circularité s’explique par des processus complexes que nous venons de simplifi er. Le processus d’assimilation-accommodation, dans la pensée piagétienne ne prend pas en compte la distance entre le niveau de développement de l’apprenant et la nature de l’information à laquelle il est confronté. Ce processus s’explique différem-ment chez un auteur comme Vygotski, puisque l’information nouvelle ne permet un réel apprentissage, qu’à la condition de se situer dans ce qu’il nomme la « zone proximale de développement » de la personne. Quant à la rupture épistémologique, elle nécessite en amont chez Bachelard, un autre regard sur le monde, une autre manière de voir les choses, et s’accompagne d’une nouvelle théorie de référence. C’est sans doute la raison pour la-quelle les connaissances ne deviennent savoir qu’après un processus de détachement, une sorte de catharsis intellectuelle. Quant à la diffusion des savoirs, elle ne donne réellement lieu à des informations nouvelles qu’à la condition d’être revisitée par des processus de vulgarisation, de communication, de diffusion (on parle aujourd’hui davantage de transfert de connaissances) qui en permettront l’appréhension par un large public.

Exercice 1

Recherchez dans des manuels scolaires de différentes disciplines, ce qui est de l’ordre des informations et ce qui est de l’ordre du savoir. Comparez la longueur des listes obtenues et examinez les conséquences en termes de compréhension par les élèves.

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Chapitre 3 Le savoir, dans tous ses états

Exercice 2

Expliquez pourquoi la présentation aux élèves des résultats de savoirs disciplinaires ne suffi t pas à leur procurer un savoir digne de ce nom. Dites quelle activité mentale supplé-mentaire est nécessaire pour leur en permettre l’accès.

Exercice 3

Commentez l’idée selon laquelle l’école enseigne des contenus décontextualisés, comme si les savoirs étaient des réalités éthérées, sans histoire. Faites appel à votre expérience personnelle pour repérer quelles disciplines vous ont donné un savoir plus opératoire et vivant que d’autres, et essayez d’en comprendre les raisons.

2. Concepts et disciplinesNous venons de montrer que l’école relaie fréquemment auprès des élèves des informa-tions qui n’ont pas réellement le statut d’un savoir théorique ni d’un savoir pratique, mais d’un savoir de nature propositionnelle, car constitué de propositions, certes logiquement connectées entre elles, mais qui se contentent d’énoncer des contenus, sans proposer un nouveau modèle de compréhension des choses.68

2A. Des notions aux conceptsDu coup, les élèves y construisent davantage des notions que des concepts, les premières restant déclaratives et terminales (la leçon se termine quand la notion est énoncée), les seconds fonctionnant comme des ouvertures intellectuelles, comme des possibilités d’accès à de nouvelles problématiques.

Une grande diffi culté de la relation didactique concerne ce « chassé-croisé » entre infor-mation, connaissance et savoir :

• L’enseignant spécialiste d’un savoir ne transmet souvent aux élèves que des informations qui leur restent étrangères, dans la mesure où ceux-ci disposent souvent déjà d’une forme de connaissance personnelle sur le sujet (souvent nommée représentations).

• Comprendre, signifi e pour eux renoncer à cette connaissance intime et familière, pour s’acculturer à un savoir vivant sous forme de concepts, dans le cadre d’une certaine discipline de l’esprit. Il devient alors en mesure, non pas seulement de comprendre les notions, mais de les penser.

• Mais dès lors qu’il atteint ce stade, et deviendra peut-être à son tour enseignant, il tend à considérer comme évident ce cadre théorique pourtant chèrement acquis, et pensera facilement qu’il lui suffi t désormais de l’expliquer clairement, plus clairement qu’on ne le lui a expliqué à lui-même.

En dépit de ce que nous venons d’indiquer, nous nommerons désormais savoirs (au sens large) ce qui est enseigné à l’école. Mais nous montrerons que, ce faisant, l’école n’aide guère les élèves à s’approprier les disciplines à l’intérieur desquelles ces savoirs prennent sens.

68 DELBOS, G. & JORION, P. (1984), La transmission des savoirs, Paris, Maison des Sciences de l’Homme.

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Le savoir, dans tous ses états Chapitre 3

2B. Les disciplines scolaires et leurs composantesNous suggérons de décomposer la nature des disciplines scolaires en termes d’objets, de tâches, de connaissances déclaratives et de connaissances procédurales. Cette capacité à fractionner une discipline pour en analyser les caractéristiques, permet d’en apprécier les idées-forces et les notions clés. 69

Les objets d’une discipline désignent les matériaux utilisés en vue de son enseignement. Certains matériaux n’ont qu’une existence scolaire tels les livres de textes choisis, les livres d’exercices, certains objets utilisés dans les enseignements scientifi ques (table à coussin d’air en physique…).

Les connaissances déclaratives sont de l’ordre du discours. Une règle de grammaire, une défi nition de géographie, une loi de physique, un théorème en mathématiques en sont des illustrations. Ces connaissances déclaratives peuvent être elles-mêmes particularisées en faits et notions, registres de conceptualisation, concepts intégrateurs et champ notionnel.

• Une discipline est constituée de faits, comme éléments particuliers opposables aux no-tions. En biologie, quand on étudie la notion de respiration, l’inspiration ou l’expiration sont des faits. En histoire, le 14 juillet 1789 est un fait, quand on étudie la notion de révolution. En géographie, les fl ux de matières premières sont des faits quand on s’in-téresse au commerce mondial, alors que ce sont des notions par rapport au commerce des ressources naturelles.

• Un fait donné est enseigné à un registre de conceptualisation donné. La notion de respi-ration en biologie est enseignée comme un mouvement permanent des poumons, puis comme un échange de gaz, puis comme un processus d’oxydoréduction, puis comme un changement d’orbitales électroniques. Les notions de civilisation en histoire, de nombre en mathématiques, de marché en économie constituent autant de notions qui, selon le niveau où elles sont enseignées, relèvent de registres de conceptualisation différents.

• Les concepts intégrateurs sont les cadres théoriques qui, pour une discipline déterminée, concepts intégrateurs sont les cadres théoriques qui, pour une discipline déterminée, concepts intégrateursà un niveau d’enseignement donné, intègrent l’ensemble des notions à enseigner. Ces concepts intégrateurs permettent de distinguer l’essentiel de la structure d’une discipline, de ce qui est accessoire.

• Le champ notionnel correspond à l’ensemble des notions et de leurs interrelations, qu’il champ notionnel correspond à l’ensemble des notions et de leurs interrelations, qu’il champ notionnelconvient de maîtriser pour assimiler une notion donnée. Ainsi entrevoit-on le champ notionnel lorsqu’on se livre à l’inventaire des notions qui, articulées les unes aux autres, donnent corps à cette notion. Le champ notionnel de civilisation regroupe entre autres les idées de société, de religion, de science, de techniques, de morale. L’idée de société regroupe elle, dans son champ notionnel, les notions de classe sociale et de pouvoirs po-litiques, entre autres. Et on pourrait à son tour dissocier la notion de classe sociale, etc.

Les connaissances procédurales sont de l’ordre des savoir-faire. Savoir calculer la valeur du rayon d’un cercle en connaissant son aire est une connaissance procédurale, comme savoir rédiger l’introduction d’une dissertation. Une des questions clés des apprentissages scolaires est de comprendre comment s’opère chez les élèves le passage des connaissances procédurales en connaissances déclaratives et vice versa.

69 Ce chapitre s’inspire très largement de DEVELAY, M. (1999), De l’apprentissage à l’enseignement, M. (1999), De l’apprentissage à l’enseignement, M. (1999 Paris, ESF, 5e tirage.

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Chapitre 3 Le savoir, dans tous ses états

Une tâche est un but à atteindre dans des conditions déterminées. Résoudre un problème en mathématiques est une tâche, comme écrire une dissertation en français ou arbitrer un match en EPS. On constatera que certaines disciplines sont caractérisées autant par des tâches que par des connaissances déclaratives (le français). Pour d’autres, c’est l’inverse, les connaissances déclaratives semblent prendre le pas sur les tâches (l’histoire).

2C. Les matrices disciplinaires et leur cohérenceL’idée de « matrice disciplinaire » intègre les éléments précédents, en se défi nissant par le critère d’intelligibilité de la discipline, par le type de cohérence qu’on peut en dégager. Hier, la matrice disciplinaire de l’enseignement du français relevait de la littérature, puis elle a correspondu à la compréhension de la langue. Aujourd’hui elle se centre sans doute sur la compréhension de la spécifi cité des formes d’écrits (distinguer un texte narratif, un texte argumentatif, un texte explicatif…). La matrice disciplinaire correspond à ce qui structure une discipline scolaire, et peut évoluer, alors même que les disciplines conservent le même intitulé. Évidemment, elle ne s’enseigne pas comme telle, et elle reste souvent implicite. Bien des débats sur les contenus disciplinaires, correspondent à des affrontements souterrains entre matrices alternatives, qui ne s’expriment pas comme telles.

Les professeurs qui enseignent aujourd’hui la biologie enseignent le vivant au niveau de la molécule, alors qu’hier ils l’enseignaient au niveau de l’organisme. La matrice disciplinaire des sciences de la vie et de la terre était hier ramassée autour de la biologie, expliquant le vivant au niveau de la cellule. Avant-hier, cette matrice disciplinaire (on parlait alors de professeurs de sciences naturelles) était construite autour de l’idée de sciences, attentive à prendre de la distance avec la seule observation pour valoriser la démarche expérimen-tale mise en lumière par Claude Bernard. Plus éloignée dans le temps, sous l’infl uence de Darwin, c’est l’histoire naturelle qui était enseignée à l’école. Et au début du siècle, dans le prolongement du positivisme, les leçons de choses.

Ainsi une discipline scolaire est-elle un objet complexe et vivant, en permanents remanie-ments sous la dépendance conjuguée de l’évolution des savoirs universitaires, du carac-tère programmable ou non de ce qui peut être enseigné, de valeurs que certains savoirs semblent davantage receler que d’autres, de la réponse à l’actualité que certains savoirs permettent plus que d’autres… Pour se maintenir dans le long terme, il faut qu’une cer-taine cohérence, qu’un point d’équilibre suffi sant se trouve entre les éléments suivants, comme l’indique Joël Lebeaume pour l’enseignement de la technologie70 :

– une compatibilité entre les tâches scolaires demandées aux élèves et les visées éducatives poursuivies, de façon à s’assurer qu’on forme bien aux compétences et aux valeurs désirées ;

– une légitimité de ces tâches au regard d’une référence extra-scolaire, de telle façon qu’on reconnaisse comme authentique l’enseignement dispensé, sorte de transposition d’activités qui ont sens au dehors.

– une compatibilité de la référence sociale choisie avec les visées éducatives, de tel-le façon que l’enseignement soit jugé en phase avec les besoins de la société.

70 LEBEAUME, J. (2000), L’éducation technologique, Paris, ESF.

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Le savoir, dans tous ses états Chapitre 3

On peut parler d’une véritable « alchimie » entre une véritable mosaïque de considérations, épis-témologique, sociétale, axiologique et didactique pour construire les bases du curriculum réel.

Exercice 4

Pouvez-vous trouver des exemples empruntés à votre scolarité où, au lieu de comprendre seulement les notions enseignées, vous soyez devenus capables de les penser ? Pouvez-vous situer ces moments de bascule dans votre chronologie personnelle ? À l’inverse, citez des domaines que vous pensez avoir compris sans disposer d’une autonomie intellectuelle suffi sante pour en comprendre les enjeux.

Exercice 5

À la lecture de cette partie, comment distingueriez-vous un concept d’une notion ? Cher-chez à les contraster sous forme d’une courte liste de caractéristiques.

Exercice 6

Cherchez à caractériser par contraste la matrice disciplinaire de deux ou trois domaines. Listez, à titre d’exemple, des objets, des tâches caractéristiques, des connaissances décla-ratives et procédurales, des concepts intégrateurs.

3. Disciplines et interdisciplinarité L’école enseigne, à travers les différentes disciplines qui l’organisent, des savoirs « démon-tés », à la manière dont elle présenterait aux élèves les différentes pièces d’un mécano, alors que la vie en dehors de l’école est complexe, voire compliquée, nécessitant pour comprendre ce qui s’y déroule, des imbrications conceptuelles, de l’interdisciplinarité.

Trois termes sont fréquemment confondus : interdisciplinarité, pluridisciplinarité et trans-disciplinarité que nous nous proposons ci-dessous de distinguer.71

3A. La pluridisciplinaritéLa « pluridisciplinarité » existe lorsque des disciplines différentes sont convoquées autour d’un projet ou d’un thème commun. La notion de centre d’intérêt chez Ovide Decroly est un exemple de pluridisciplinarité. Le centre d’intérêt « L’automne », donnera alors lieu à la lecture de poèmes qui traitent de cette saison, permettra de faire dessiner des feuilles d’arbre diversement colorées, conduira à s’intéresser aux travaux des champs, et notam-ment aux vendanges qui sont de saison (on fera par exemple fermenter du jus de raisin et même on distillera du vin), mais aussi aux marées d’équinoxe…

71 DEVELAY, M., op. cit.

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Chapitre 3 Le savoir, dans tous ses états

La logique de la pluridisciplinarité pour les disciplines engagées est de l’ordre du côte-à-côte, de la juxtaposition parfois un peu « maraboutiste » (comme dans la litanie connue :J’en ai marre, marabout, bout de fi celle, selle de cheval…) davantage que de l’ordre de l’intrication véritable. Ce que l’on recherche, c’est d’abord un « bout de fi celle » pour donner une cohérence – qu’on sait artifi cielle mais qu’on espère motivante – à l’ensemble des disciplines, pour éviter leur habituel décousu. Notons aussi que la dynamique obtenue est divergente, puisque partant d’un centre commun, chaque développement disciplinaire suivra sa logique propre.

3B. L’interdisciplinaritéL’idée d’« interdisciplinarité » met l’accent sur ce qui est entre les disciplines qu’on a réunies, et qu’on fait converger pour concourir à l’élucidation d’une problématique commune. Si converger pour concourir à l’élucidation d’une problématique commune. Si convergerle choix des disciplines réunies dans la pluridisciplinarité était aléatoire et n’avait rien de nécessaire (on aurait pu aussi bien, pour le centre d’intérêt sur l’automne, convoquer la musique avec les Quatre saisons de Vivaldi), il apparaît dans l’interdisciplinarité comme une nécessité, tant chacune concourt par son apport à élucider un aspect de la question abordée.

Ainsi cette classe qui se prépare à une compétition en ski de fond. Le professeur d’EPS a fait travailler le pas de patineur, la glisse, la meilleure façon d’aborder une descente et de se relaxer pendant un tracé rectiligne sur le plat. Le professeur de physique-technologie a expliqué en quoi consistait le fartage et quel fartage était le plus adapté à un type de neige particulier ; il a aussi justifi é la manière de farter les skis. Le professeur de biologie, parce que l’épreuve est de 30 km, a travaillé la nutrition la mieux adaptée aux efforts en jeu. On a même construit le menu des deux jours précédant la course, et déterminé minutieusement les apports énergétiques nécessaires pendant son déroulement.

Dans l’interdisciplinarité, ce qui est entre les disciplines, c’est donc la question à résoudre, le projet à conduire, qui en déterminent et en justifi ent la présence en tant qu’outils théoriques adaptés au problème. L’interdisciplinarité joue donc sur la motivation, tout comme la pluridisciplinarité, mais elle est de surcroît de l’ordre du fonctionnel. Elle donne davantage aux savoirs une dimension opératoire.

3C. La transdisciplinaritéSi la pluridisciplinarité est dans l’ordre de la juxtaposition et l’interdisciplinarité dans l’ordre de l’intrication, dans les deux cas la nature des activités détermine le choix des contenus et donc des disciplines impliquées. Il s’agit d’abord de penser en termes d’activités, ensuite en termes de disciplines. L’inverse se produit dans le cas de la « transdisciplinarité ». Le préfi xe trans a deux sens : à travers (comme pour le Transsibérien ou la Transcanadienne) et au-delà (les transuraniens sont des isotopes de l’uranium dont la masse atomique est au-delà de la masse atomique 238 de l’uranium). La transdisciplinarité vise à rechercher ce qui peut exister à travers et au-delà des disciplines enseignées à l’école. Deux réponses nous semblent donc possibles.

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Le savoir, dans tous ses états Chapitre 3

• La première consiste à rechercher ce qui est commun à travers un ensemble de disci-plines, notamment des connaissances déclaratives et des connaissances procédurales. Par exemple, la notion d’énergie est commune à la physique, à la géographie, à l’EPS. Faire de la transdisciplinarité entre ces trois disciplines pourrait consister à préciser le sens particulier de cette notion dans ces trois champs. L’argumentation (compétence procédurale) est à l’œuvre en mathématiques, en littérature et en philosophie. Faire de la transdisciplinarité entre ces trois disciplines pourrait consister à préciser le sens parti-culier de cette compétence transversale au sein de ces trois domaines. On voit qu’il ne s’agit pas là d’un amalgame fusionnel niant les disciplines, puisqu’on a vu précédemment que chacune avait sa cohérence, mais d’une occasion de les confronter, de les comparer, en conservant la spécifi cité de chacune. On n’est plus ni dans l’ordre du motivationnel(pluridisciplinarité), ni dans l’ordre du pragmatique (interdisciplinarité), mais dans l’ordre de l’épistémologique. C’est par comparaison que les élèves seront le mieux en mesure d’identifi er ce qui caractérise profondément chacune.

• La seconde réponse conduit à rechercher ce qui réunit des disciplines au-delà d’elles-mê-mes. On y trouvera sans doute des attitudes communes, de grandes visées en termes de fi nalités, comme le développement de l’esprit critique, de la curiosité, de l’imagination… Mais aussi des postures récurrentes, comme une certaine façon de délimiter l’objet et de le construire, d’éliminer ce qui ne fait pas partie du système, de faire appel à la quan-tifi cation, à des cadres d’interprétation, etc. Bref, une certaine stylisation originale du réel ou d’un champ de préoccupation.

En défi nitive, la transdisciplinarité n’est pas une négation des disciplines, car le mouve-ment premier du savoir, pour échapper aux mirages du sens commun, est bien celui de leur construction. Chacune a ses limites, mais c’est ce qui fait leur puissance. La transdis-ciplinarité permet seulement d’éviter leur enkystement en les mettant en perspective, de parer aux effets « autistes » d’enfermement, comme à leur réifi cation sur le mode de la fausse « évidence ».Jean-Paul Resweber explique en ce sens que « si la discipline vise à mesurer un écart prési-dant à la constitution du savoir, la méthode interdisciplinaire aura pour tâche de ressaisirla façon complexe dont progresse toute connaissance, d’analyser le jeu des facteurs di-vers qui font que tel problème se pose sous une forme précise, de signaler les carrefoursoù les discours hétérogènes se recoupent, de relever les correspondances existant entre ceux-ci, au niveau des modes de signifi cation plutôt qu’à celui des contenus ». À défaut de cette ouverture intellectuelle, prévient-il dans une formule assassine, « le tâcheron de la spécialité reste aveugle : l’œil a chez lui tué le regard ».72

72 RESWEBER, J.-P. (1981). La méthode interdisciplinaire, Paris, PUF.

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Le savoir, dans tous ses états Chapitre 3

Exercice 7

Faites un tableau comparatif de la pluridisciplinarité, de l’interdisciplinarité et de la trans-disciplinarité. Cherchez pour chacune de nouveaux exemples

Exercice 8

Dites comment les disciplines et l’interdisciplinarité (au sens large) se complètent plus qu’elles ne s’opposent.

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Enseigner, par tous ses modèlesChapitre 4

Après avoir caractérisé les pratiques standard de la « forme scolaire », après avoir ana-lysé les nombreuses variables interactives susceptibles de faire réussir ou échouer un apprentissage, après avoir précisé les contraintes du savoir lui-même, ce chapitre en exa-mine les conséquences pour l’enseignement. Il se centre sur la personne du professeur et les modalités de son action. Après la présentation critique de trois modèles qui donnent cohérence aux pratiques didactiques, nous détaillerons divers concepts de référence, en précisant chaque fois leur rôle dans la construction des dispositifs. Nous situerons, dans ce contexte, les points d’appui que nous fournissent les fi gures tutélaires de Piaget, Ba-chelard et Vygotski. Enfi n, nous insisterons sur le fait que tous ces référents ne sont pas destinés à être appliqués d’une façon normative, mais que subsiste une part essentielle de décision dans l’action et d’adaptation fi ne aux situations, qui fait de l’enseignement un « métier de l’humain ».

Ü ObjectifsSavoir situer l’action enseignante par rapport à des modèles de référence Chaque modèle a sa logique et ses limites. Chacun dispose d’atouts mais présente aussi des conditions d’usage

Disposer de repères théoriques au servi-ce de dispositifs didactiques raisonnésCes concepts proviennent de plusieurs champs (psychologie, didactique, épis-témologie). Ils résultent de recherches relevant d’orientations variées

Mettre en perspective les pratiquesTout enseignement s’inscrit, souvent im-plicitement dans une certaine école de pensée

Ü ContenuTrois modèles et leur usage fl exibleModèle transmissif, modèle béhavioriste, modèle constructiviste

Des concepts-clés pour construire des séquences Conceptions alternatives, obstacles et ob-jectifs-obstacles, confl its socio-cognitifs, zone proximale, étayage, métacognition, transfert, médiations

Trois fi gures tutélaires Piaget, Bachelard, Vygotski

Didactique et pédagogieLa part du calcul et celle de l’improvisa-tion, la méthode et la personne, un métier de l’humain

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Chapitre 4 Enseigner, par tous ses modèles

1. Trois modèles et leur usage fl exibleNous examinerons successivement trois modèles de référence pour l’enseignement, en précisant immédiatement deux choses. La première, c’est qu’aucun d’eux n’existe ainsi à l’état « pur » dans les pratiques de classe. C’est pourquoi nous parlons ici de modèles, dont la logique domine à tel ou tel moment, et qui permettent de dégager l’intelligibi-lité des situations. La seconde remarque préalable consiste à indiquer d’emblée qu’il ne s’agira pas ici de désigner le « bon » modèle, même si les travaux actuels, pédagogiques et didactiques, privilégient plutôt le troisième. En réalité, chacun possède sa cohérence propre que nous préciserons, et ses points forts dès lors que sont respectées ses conditions de validité. Nous appellerons plutôt à une gestion plurielle et raisonnée de ces modèles, en fonction des objectifs et des situations.73

1A. Le modèle de la transmissionLe modèle transmissif est le plus décrié dans les formations... mais pourtant encore le plus employé ! C’est le modèle de la classe traditionnelle, frontale ou dialoguée, dont il faut d’abord dégager les caractéristiques.

Ses caractéristiques

C’est un modèle cartésien de la transmission (« Ce qui se conçoit bien... »), dans lequel la clarté expositive est à elle-même sa propre pédagogie. Il s’agit de commencer par le plus simple, de choisir les bons exemples aux bons moments pour que fonctionne le « tapis roulant » des connaissances et que s’opère la mémorisation. Il obéit à un schéma assez rustique de communication par émission-réception (souvent qualifi é de modèle « télégraphique »), où la situation de l’élève est passive, même quand il est sollicité par des questions.

Dans ce modèle, tout est conçu pour qu’il n’y ait normalement pas d’erreurs, et l’on compte pour les éviter sur l’attention des élèves, sur leur concentration, sur leur motivation. Lors-qu’une erreur toutefois survient, elle est imputée à l’élève, dont on attend qu’il soit un bon « décodeur » des situations et qu’il en tire le meilleur profi t.

L’erreur est donc une « faute », avec les connotations moralisantes associées à ce terme, et se trouve donc logiquement sanctionnée, à défaut sans doute de savoir autrement la traiter.. Au mieux, cela conduira à une réitération à l’identique (mais plus lente) de ce qui n’a pas marché...

Ses points forts

Avant de critiquer le principe même de ce modèle traditionnel, il vaut mieux en analyser la logique, car c’est sans doute elle qui permet de comprendre la stabilité de son usage scolaire. C’est fondamentalement un système économique, dès lors qu’il faut diffuser une information abondante, en temps limité, pour un public nombreux. C’est cette qualité es-sentielle qui fait perdurer le système classique malgré toutes les critiques dont il est l’objet. Et l’on ne se prive pas de l’utiliser lors de conférences ou d’enseignements universitaires, la télévision fonctionnant sur un principe assez comparable.

73 Les développements suivants s’inspirent largement de ASTOLFI, J.-P. (1992), L’école pour apprendre, Paris, ESF.

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Enseigner, par tous ses modèles Chapitre 4

Ses limites d’usage

Plutôt que d’en disqualifi er le principe, mieux vaut donc examiner les conditions requises pour son utilisation effi cace.

• Ce modèle fonctionne lorsqu’il s’adresse à un public motivé, qui fait une démarche per-sonnelle en fonction de ses intérêts ou de ses projets. Cette première condition n’est généralement guère remplie en milieu scolaire, le public étant « captif » par défi nition, et n’ayant pas de raisons a priori d’être « motivé » par les enseignements successifs de a priori d’être « motivé » par les enseignements successifs de a priorila semaine, seulement dictés par l’ordre aléatoire de l’emploi du temps.

• Il suppose que les structures intellectuelles de l’auditoire soient relativement compara-bles à celles de l’enseignant. Pour que la transmission fonctionne, il faut bien, en effet, que les mots aient la même signifi cation pour tous, que les raisonnements puissent être compris et suivis. Bien sûr, il existe une dissymétrie dans les compétences relatives au sujet traité, et c’est pour cela que l’un est émetteur quand les autres sont récepteurs. Mais cet écart de connaissances n’est pas incompatible avec des possibilités cognitives équivalentes, qui permettent la compréhension et même le dialogue avec l’intervenant. Sur ce deuxième critère, la situation scolaire est plus contrastée : à l’évidence il n’est pas rempli à l’école primaire, alors qu’il peut l’être au lycée et à l’université ; le niveau du collège présente des cas de fi gure contrastés chez les élèves.

• Lorsque le sujet dispose déjà de certaines connaissances, mais lacunaires et mal hiérarchi-sées entre elles, l’exposé peut être l’occasion d’une réorganisation et d’une structuration de savoirs partiels, complétées par des informations nouvelles. Si au contraire, tout est nouveau, la densité informationnelle devient vite telle que la mémoire de travail s’en trouve saturée. Chacun le vit lorsqu’un spécialiste lui explique le fonctionnement d’un matériel ou d’un logiciel informatique par exemple, en enchaînant des développements intellectuellement coûteux... même quand ils sont clairs. On décroche vite ! Ce critère est peu compatible avec l’organisation linéaire des programmes scolaires, les recherches d’Alain Lieury ayant montré à quelle masse déraisonnable d’informations éclatées sont journellement confrontés les élèves de collège.74

• Philippe Meirieu ajoute une quatrième condition plus subtile. Ce modèle fonctionne bien, explique-t-il, pour les élèves qui font de la leçon la réponse à une question. Parfois, il s’agit d’une question préalable, rencontrée dans l’action, lors de discussions où à l’occasion de lectures, et qui trouve sa résolution dans la leçon du jour. Mais le plus souvent, il s’agit d’une question à venir. Cette condition discrimine positivement ceux qui sont capables d’entendre l’exposé comme la réponse anticipée à une question qui sera formulée plus tard, leur permettant alors de se dire rétrospectivement : « Ah, voilà pourquoi nous avons eu droit à ces explications ! Voilà où l’on voulait en venir ! ». Ceux qui, au contraire, restent rivés à l’instant didactique présent, en tirent un profi t beaucoup plus incertain. Ici, ce n’est donc pas le niveau scolaire ni l’« âge mental » qui sont en jeu, mais, à tous les niveaux, la diversité des « rapports au savoir » établis par chacun (voir chapitre 1).

Ce n’est donc pas le principe de la transmission qui serait condamnable, mais le fait que dans la majorité des classes d’aujourd’hui, trop de ces conditions ne sont généralement pas réunies, et le caractère économique du modèle se retourne alors en autant d’incon-vénients. Là résident les raisons réelles de sa faible effi cacité pratique.

74 LIEURY, A. (1997), LIEURY, A. (1997), LIEURY Mémoire et réussite scolaire, Paris, Dunod (3e éd. refondue).

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Chapitre 4 Enseigner, par tous ses modèles

1B. Le modèle du conditionnementSi le béhaviorisme, dérivé du conditionnement animal, a longtemps dominé la psycho-logie, il est aujourd’hui remplacé par d’autres modèles (psychologie développementale, psychologie cognitive, etc.). Pourtant, il fournit encore un modèle de référence pour l’en-seignement initié par Burrhus Skinner75 et James Watson, qui a eu son heure de gloire avec l’enseignement programmé, et dont on trouve encore la trace vivace dans de nombreux logiciels éducatifs.

Ses caractéristiques

Ce modèle sert de référence chaque fois que l’on découpe la tâche en une succession de petites unités, que la correction s’effectue à mesure et que chaque réussite partielle est valorisée. C’est le cas de nombreux « drills » de l’enseignement des langues, et d’autres exercices d’entraînement systématique. Les unités successives s’enchaînent, comme si le tout était la somme des parties, à la façon dont opère l’apprentissage animal. Rappelons que Skinner conditionnait ainsi des pigeons, auxquels il parvenait à apprendre des danses assez complexes, en renforçant chaque réussite par une récompense.

Une seconde caractéristique de ce modèle est l’accent qu’il met sur ce dont l’élève doit « être capable », en ajoutant chaque fois un verbe d’action correspondant à un comportement observable espéré. Dans la pédagogie par objectifs, le mot comportement ne s’oppose comportement ne s’oppose comportementpas à apprentissage (comme lorsqu’on parle du comportement regrettable d’un élève malgré ses bons résultats), mais décrit ce que l’élève a appris en termes opérationnels.76

Rappelons que pour le béhaviorisme, le fonctionnement mental est une « boîte noire » inaccessible, et qu’il considère plus réaliste de s’intéresser aux performances réussies par l’élève qu’à ses processus intellectuels supposés. À des intentions générales exprimées en termes « mentalistes » (telles que le développement de l’esprit critique ou des capacités de synthèse), mais peu suivies d’effet, se substitue alors le regard porté sur les performances concrètement réussies, lesquelles défi nissent l’objectif atteint.

Ici aussi, les erreurs doivent normalement être évitées, mais d’une façon symétrique à ce qu’on notait pour le modèle transmissif. En effet, au lieu d’être imputées, lorsqu’elles surviennent, aux défi ciences des élèves ou à l’absence de prérequis, elle conduisent à un réexamen de la progression d’enseignement. Loin d’être une « faute », l’erreur est considérée par analogie informatique, comme un « bogue ». Sa survenue non désirée est le signe qu’une « marche » d’apprentissage s’est avérée plus haute que prévue, et l’on y remédie par un fractionnement supplémentaire de la diffi culté. Ou bien, elle indique qu’un prérequis sur lequel on comptait n’est pas disponible, et l’on introduit, pour ceux qui en ont besoin, une boucle de dérivation dans le programme. À la sanction fait donc place une réécriture, destinée à supprimer le « bogue » à l’avenir, le but restant normalement la non-émergence de l’erreur.

75 SKINNER, B. F. (1968), La révolution scientifi que dans l’enseignement, Bruxelles, Dessart.76 HAMELINE, D. (1979), Les objectifs pédagogiques en formation initiale et continue, Paris, ESF.MAGER, R. F. (1974), Comment défi nir les objectifs pédagogiques, Paris, Bor das.

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Enseigner, par tous ses modèles Chapitre 4

Ses points forts

Ce modèle est une première tentative pour se centrer effi cacement sur l’apprenant, et sur la tâche qu’on lui propose, afi n de lutter contre le dogmatisme verbal, trop centré sur le seul savoir. Les exigences sont sans cesse réajustées à partir de ce qui s’avère possible. C’est une pédagogie de la réussite, avec usage du renforcement positif pour stimuler l’appren-tissage. C’est un modèle pragmatique, qui cherche à s’assurer à tout instant des effets de l’enseignement mis en place. Il s’agit d’une forme didactique éprouvée chez l’animal et que le béhaviorisme a cherché à adapter au contexte humain.

C’est aussi un modèle qui favorise l’individualisation, l’adaptation à la vitesse de travail de chacun ainsi qu’à ses diffi cultés spécifi ques, puisqu’en principe chacun travaille à son rythme à partir d’un document ou d’un logiciel. Cela n’empêche évidemment pas les mo-ments de mise en commun, ni les temps collectifs de synthèse.

Ses limites d’usage

L’expérience montre qu’il est particulièrement bien adapté à des apprentissages d’ampleur circonscrite, particulièrement lorsqu’il s’agit d’acquérir une certaine effi cacité technique dans la maîtrise d’un automatisme (application d’une règle, ou usage d’une procédure systématique par exemple). Il s’avère ainsi effi cace dans de nombreuses situations pro-fessionnelles de formation continue, quand un savoir-faire ou une nouvelle compétence doivent être maîtrisés.

Mais lorsqu’il s’agit d’un apprentissage à long terme, comme c’est souvent le cas en contexte scolaire, la décomposition en nombreuses unités élémentaires hiérarchisées, conduit vite à une matrice trop complexe pour en gérer tous les paramètres. On se trouve alors face à un trop grand nombre d’objectifs opérationnels, ce qui conduit à une certaine « implosion » des contenus complexes, avec une perte du sens de la succession des activités élémentaires.

De plus, en se centrant sur l’obtention d’un résultat opérationnel, on ne s’assure pas que celui-ci corresponde bien à la maîtrise d’une opération mentale. Le dressage peut insidieu-sement se substituer à l’apprentissage. De telle sorte que l’apprentissage à long terme est compromis si le résultat obtenu l’est pour lui-même, au lieu de n’être que l’indicateur repérable d’un progrès intellectuel, au sein de la « boîte noire » mentale. Le transfert reste donc problématique.

1C. Le modèle constructiviste Le modèle constructiviste opère un « retour au mentalisme », et au contenu de la fameuse « boîte noire », tout en conservant la centration sur l’élève-apprenant.

Ses caractéristiques

Les travaux psychologiques et didactiques récents ont mis l’accent sur l’importance des « représentations » (encore appelées « conceptions alternatives ») que se font les élèves du contenu qu’on leur enseigne. Non seulement elles préexistent à la notion, mais elles perdurent très longtemps sur le long terme de la scolarité, si elles ne font pas l’objet d’un travail spécifi que pour les faire évoluer. Nous en préciserons plus loin quelques exemples, concernant particulièrement les enseignements scientifi ques.

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Chapitre 4 Enseigner, par tous ses modèles

De même, il apparaît que dans la résolution de nombreux problèmes (ce mot étant pris dans un sens large débordant les mathématiques), de nombreux élèves utilisent des savoir-faire personnels qui peuvent être pertinents, même s’ils n’ont pas l’élégance ni l’économie de moyens des procédures canoniques qui leur sont enseignées. Mais cela reste invisible pour l’enseignant, qui tend à les considérer comme des erreurs de raisonnement, voire comme des fautes de logique.

Enfi n, le bénéfi ce a été souligné de l’effet des interactions entre élèves au cours de l’ap-prentissage, lesquels s’expliquent mutuellement leurs idées et les mettent en débat. Nous évoquerons plus loin les recherches sur lesocio-cognitifs_ « confl it socio-cognitif », entre autres formes d’interaction.

Il faut noter le nouveau statut que prennent les erreurs dans ce dernier modèle. Ni dé-fi cience à charge des élèves, ni défaut du programme à charge de l’enseignant, elles se présentent comme des symptômes intéressants des modes de pensée des élèves. Elles per-mettent de caractériser leur « état des lieux » cognitif, ainsi que les obstacles auxquels la tâche les affronte. Loin de procéder par évitement, il paraît alors judicieux de les accepter comme un matériau didactique pertinent, voire même dans certains cas de les provoquer pour conduire à une prise de conscience. « Vos erreurs m’intéressent », peut-on alors dire aux élèves, car elles sont au coeur même du processus d’apprentissage, et le traitement didactique permettra de les faire apparaître afi n de mieux les dépasser.

Ses points forts

Ce modèle respecte mieux que les précédents le fait que c’est l’élève qui apprend (indi-viduellement et collectivement), avec ses démarches propres, sans que personne puisse se substituer à lui sur le « chemin de la connaissance ». L’enseignant agit d’abord comme un facilitateur, comme un « médiateur » de l’apprentissage, mais aussi comme un stimu-lateur, quelquefois comme un provocateur ! Il n’y a donc là nulle trace de non-directivité, mais le souci d’intervenir sans se substituer à l’élève, comme c’est souvent le cas avec le fonctionnement de la classe dialoguée. Guy Brousseau a bien montré l’impact négatif de certains effets pervers fréquents :

– il les nomme « effet Topaze » quand le maître fournit subrepticement les indices que la classe recherche (à la façon dont le Topaze de Marcel Pagnol dicte : Les moutonsses étai-hunt...) ;

– et « effet Jourdain » quand le maître accepte comme valable une proposition plus ou moins proche de celle qu’il attend, en feignant de considérer la diffé-rence comme une simple question de formulation (les élèves « le sauraient sans le savoir », l’auraient compris sans pouvoir l’exprimer, à l’instar de Monsieur Jourdain et sa célèbre prose).77

On vise ici à ne pas en rester au fonctionnement standard du « métier d’élève » décrit au chapitre 1, mais à stimuler au mieux l’activité intellectuelle. On en attend évidemment une solidité plus grande des apprentissages, fruit d’une construction personnelle plus active. On crée ainsi de meilleures conditions pour le transfert des acquis à de nouveaux contextes.

77 BROUSSEAU, G. (1986), “ Fondements et méthodes de la didactique des mathémati ques ”, Recherches en didactique des mathématiques, 7.2, Grenoble, La Pensée sauvage.

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Enseigner, par tous ses modèles Chapitre 4

Ses limites d’usage

Pourtant, comme les autres, ce troisième modèle actuellement valorisé, possède lui aussi ses limites d’usage :

• La première objection concerne la « gourmandise » de ce modèle, gros consommateur de temps didactique. Certes, on perd souvent du temps en croyant en gagner par des procédures d’enseignement plus conventionnelles, et l’on se plaint ensuite du peu qui reste des efforts consentis. Mais il serait irréaliste de faire comme si le temps était extensi-ble, ou comme s’il suffi sait que les élèves n’aient vu que quelques points du programme, du moment qu’ils ont été solidement travaillés. La nécessité s’impose donc de cibler au mieux les points d’application possibles.

• D’autre part, il convient de ne pas s’illusionner sur la possibilité de tout faire redécou-vrir par soi-même. La « pédagogie de la redécouverte » a eu, elle aussi, son heure de gloire, mais on a pris une plus claire conscience du fait qu’aucun de nous n’a reconstruit personnellement la totalité de son savoir. Une partie non négligeable des programmes doit donc être présentée par d’autres moyens, et l’on est amené à faire le pari que les parties transmises prendront une signifi cation nouvelle si, par ailleurs, une fraction a pu en être construite activement.

• Enfi n, l’acte d’apprendre ne saurait se résumer à une « course d’obstacles » successifs, les contenus d’enseignement étant très divers. L’enjeu est donc de bien diagnostiquer un nombre limité de « nœuds de diffi cultés » récurrents (pour chaque matière et à chaque niveau) qui vaillent la peine d’un tel investissement lourd.

1D. Vers des modèles compositesPlutôt que de rechercher en vain le « bon » modèle, la voie consiste plutôt à mettre en œuvre ce qu’on peut nommer des « modèles composites ». Des recherches déjà anciennes de Jean Drévillon et de Jacques Lautrey avaient montré que le développement cognitif est activé par des pédagogies « fl exibles » d’une part, par une « structuration souple » du milieu familial d’autre part.78 Mais souplesse et fl exibilité ne signifi ent pas amalgame anomique. Il s’agit plutôt de construire, de façon calculée, une combinatoire raisonnée à partir de différents modèles. Cela joue d’ailleurs aussi sur la dynamique de l’enseignement, en évitant la fréquente monotonie didactique qui démobilise élèves et enseignants.

Les critiques du modèle transmissif ont donc moins à être fondées sur des raisons de modèle transmissif ont donc moins à être fondées sur des raisons de modèle transmissifprincipe (idéologiques ou militantes) que sur la vérifi cation des conditions de son effi -cacité. Et celles-ci ont souvent peu à voir avec les arguments que mettent en avant leurs promoteurs. Mais quand les méthodes traditionnelles « marchent » – et cela arrive –, il n’y a aucune raison de s’en priver par principe ! On gagnerait même, dans certains cas, à user plus franchement de ce modèle, pour une explication magistrale qui ne se cache pas, au lieu de tout dissoudre dans une méthode pseudo-dialoguée. À condition que ce ne soit pas tout le temps, et que ce soit techniquement bien fait. Là, on gagnerait un temps précieux, réutilisable pour l’usage d’autres modèles.

78 DRÉVILLON, J. (1980), Pratiques éducatives et développement de la pensée opératoire, Paris, PUF.

LAUTREY, J. (1980), Classes sociales, milieu familial , intelligence, Paris, PUF.

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Chapitre 4 Enseigner, par tous ses modèles

Le modèle béhavioriste est, lui, très utile pour les apprentissages techniques, pour les algorithmes à automatiser, pour les remédiations ponctuelles. On pourrait, dans ces cas-là, l’utiliser plus systématiquement, car il est souple et permet l’individualisation des appren-tissages (respect des rythmes personnels, possibilité d’introduire des « branchements » supplémentaires dans le programme ou d’en court-circuiter des éléments inutiles...). Même Célestin Freinet n’avait pas négligé l’intérêt des « bandes enseignantes » dans sa péda-gogie nouvelle ! Mais ce modèle devient vite fastidieux par son caractère répétitif, par le fait que l’élève a « la tête dans le guidon », comme noyé dans des tâches parcellisées, qui risquent à tout moment de lui faire perdre le but et le sens des activités.

Quant au modèle constructiviste,modèle constructiviste,modèle constructiviste ce n’est pas une nouvelle panacée, car tout appren-tissage n’est pas l’envers d’un obstacle à franchir. Sans doute est-il celui qui traite le mieux les diffi cultés récurrentes, dans lesquelles élèves et maîtres se plaignent de rester englués sans jamais « prendre le mal à la racine ». Mais il est exigeant pour l’enseignant comme pour l’élève. Le chemin du premier devient plus incertain et mal balisé, puisqu’il lui faut tout à la fois « garder le cap » et « s’accrocher au terrain ». Celui du second devient plus exigeant et plus exposé, puisque le travail porte principalement là où « ça fait mal », et qu’il risque de n’avoir jamais fi ni... Comme ce mode d’activité dévore un temps précieux, il est indispensable d’en raisonner l’usage, et de limiter son emploi au traitement de « nœuds de diffi cultés », limités et bien identifi és.

Exercice 1

Recherchez dans votre expérience personnelle d’ancien élève, d’enseignant ou de for-mateur, les modèles pédagogiques que vous avez rencontrés. Mettez vos réussites et vos diffi cultés en relation avec les limites de validité de chaque modèle.

Exercice 2

Recherchez dans la littérature pédagogique (du côté des grands pédagogues mais aussi dans les revues pédagogiques) les modèles qui vous paraissent dominants. Vous pouvez examiner de la même façon des manuels scolaires, des fi ches pédagogiques ou des docu-ments multimédia destinés aux élèves.

Exercice 3

Tentez de caractériser vos propres dominantes si vous êtes enseignant ou formateur, ou si vous vous destinez à le devenir. Réfl échissez à des évolutions personnelles qui vous semblent possibles ou souhaitables après la lecture de cette partie.

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Enseigner, par tous ses modèles Chapitre 4

2. Les référents théoriques de l’enseignantL’enseignement n’apparaît pas comme une activité à fondement théorique et d’ailleurs les enseignants se méfi ent souvent du théorique. Quelquefois avec raison, mais souvent en oubliant que toute pratique est sous-tendue par un cadrage de l’action qui donne sens aux événements et qui, en premier lieu, oriente la façon dont on observe les apprenants, dont on comprend leurs diffi cultés, dont on considère leurs erreurs.

2A. Quelques concepts-clés pour construire des séquences

Nous passerons d’abord en revue huit concepts issus des recherches en didactique, psy-chologie et épistémologie. Il s’agit là d’un choix qui n’est pas exhaustif, mais qui éclaire par diverses facettes la conception des dispositifs d’enseignement. Nous présenterons successivement chacun d’eux (y compris ceux qui paraissent connus comme transfert ou médiation), mais qui méritent une reconceptualisation. À chaque fois, nous poserons pour fi nir la question : Quel rôle dans la construction des séquences ?

2A1. Les conceptions alternatives D’innombrables recherches en didactique, notamment en didactique des sciences, ont mis en évidence le fait que les élèves disposent déjà, au moment où commence une leçon, de représentations personnelles des notions enseignées, souvent qualifi ées de conceptions alternatives. Plus étonnant, ces conceptions tendent à perdurer tout au long de la scola-rité, et à se retrouver intactes en fi n de parcours si elles n’ont pas été travaillées. Cela ne signifi e pas que les élèves n’aient rien appris, mais qu’ils ne pensent pas à mobiliser les connaissances scolaires dans des situations qui ne leur paraissent pas les nécessiter.

Quelques exemplesOn dit souvent que chaque élève possède sa propre représentation, ce qui serait un gros handicap pour pouvoir les prendre en compte dans la classe. Mais la diversité des formu-lations écrites ou dessinées cache en fait des régularités, ce qui en facilite la gestion. Voici quelques exemples classiques79 :

• La digestion est souvent conçue comme s’effectuant dans une « tuyauterie continue » de la bouche à l’anus, avec souvent un branchement entre estomac et vessie qui évidemment n’existe pas. Il s’agit là d’un « modèle plomberie », par lequel les aliments transitent en « suivant des canalisations ». Une telle conception s’éloigne du savoir biologique qui place l’entrée des éléments nutritifs dans l’organisme, non au niveau de la bouche mais à celui de l’intestin grêle. À ce niveau, les nutriments doivent traverser activement les parois cellulaires du tube digestif et des capillaires sanguins, ce qui est contraire au « modèle plomberie ».

79 GIORDAN, A. & DE VECCHI, G. (1987), Les origines du savoir, Neuchâtel-Paris, Delachaux et Niestlé.

GIORDAN, A., GIRAULT, Y. & CLÉMENT, P. (1994), Conceptions et connaissances, Berne, Peter Lang.

DEMOUNEM, R. & ASTOLFI, J.-P. (1996), Didactique des sciences de la vie et de la terre, Paris, Nathan.

VIENNOT, L. (1979), Raisonnement spontané en dynamique élémentaire, Paris, Hermann.

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Chapitre 4 Enseigner, par tous ses modèles

• Le mouvement d’un corps semble devoir avoir une cause, celle-ci étant une force qui s’exerce sur lui. Du coup, l’ascension d’une balle lancée paraît déterminée (si l’on néglige les frottements de l’air) par la résultante de deux forces : la pesanteur d’une part qui la tire vers le bas, la « force du lancer » qui s’y oppose et explique sa montée, jusqu’à l’épuisement du « capital de force ». Derrière cette conception, apparaît l’opposition entre le repos qui serait un état stable, et le mouvement qui serait un processus dyna-mique. Cela empêche d’accéder aux lois de la mécanique, indiquant qu’il n’y a pas de différence entre la partie ascendante et la partie descendante de la balle lancée, la seule force en présence étant la pesanteur dans les deux cas.

• Les organes du futur bébé sont souvent décrits comme étant soit d’origine maternelle (le spermatozoïde paternel étant conçu comme activateur d’un embryon déjà formé mais pas encore vivant), soit d’origine paternelle (dans ce cas, c’est le spermatozoïde, en raison de sa mobilité, qui est censé contenir les organes embryonnaires, l’ovule n’intervenant qu’en tant que « matrice » pour le protéger et le nourrir). Ce sont là deux modalités d’une conception « préformiste » qui empêche de comprendre la genèse d’organes non préexistants à partir de l’information génétique des chromosomes.

• La représentation de l’espace d’un pays conduit presque naturellement à concevoir sa capitale comme étant la plus grande ville, placée près du centre du pays, alors que dans un nombre important de cas la capitale est très excentrée, voire placée sur la frontière, et n’est pas nécessairement la plus grande ville du pays.

Un double statutEn défi nitive, le statut des représentations des élèves apparaît double.

• C’est d’une part celui d’un écart au savoir savant, qui en fait le contrepoint du projet didac-tique. L’enseignant s’y intéresse parce qu’elles occupent la même « niche écologique » que les savoirs scientifi ques dont il vise l’acquisition. De ce point de vue donc, la représentation s’oppose à l’objectif puisqu’elle elle est ce qui empêche de l’atteindre facilement.

• Mais aussi fausses qu’elles soient au regard du savoir savant, ce ne sont pas de simples erreurs sans signifi cation. Ce sont des explications fonctionnelles qui, pour l’élève, « marchent » depuis longtemps, souvent même depuis l’enfance. De ce point de vue, la représentation, loin de s’opposer à l’objectif, se situe même au cœur du projet didactique et des transformations intellectuelles que l’enseignant s’efforce de provoquer.

Des origines multiplesCes conceptions alternatives peuvent avoir des origines diverses, qui ne sont pas exclusives les unes des autres, l’analyse devant être faite cas par cas.

• Elles peuvent être liées à l’inachèvement du développement cognitif puisque la tranche d’âge de la scolarité obligatoire recoupe celle des étapes majeures de la construction de la pensée logique et de l’abstraction, telles que les a décrites Piaget. Les raisonnements spontanés des élèves s’expliquent dans ce cas par le fait que certains « schèmes de pen-sée » ne sont pas encore disponibles et que les élèves obéissent à une autre logique que celle de la pensée formelle.80

80 PIAGET, J. & PIAGET, J. & PIAGET INHELDER, B. (1955), De la logique de l’enfant à la logique de l’adolescent, Paris, PUF.

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Enseigner, par tous ses modèles Chapitre 4

Ex : les phénomènes naturels sont fréquemment attribués à une cause humaine ou an-thropomorphique, jusque vers 9-10 ans (bateaux construits pour fl otter par « les mes-sieurs », chaînes de montagnes dues à la force des dinosaures…), ce que Piaget nommait l’artifi cialisme enfantin.

• Elles peuvent correspondre à l’usage de la pensée commune et d’une « logique du quotidien ». En effet, même quand la logique formelle est théoriquement dispo-nible, celle-ci n’est pas toujours mobilisée, y compris chez l’adulte, et laisse sou-vent place à une « logique naturelle » moins exigeante, le fonctionnement men-tal ne fonctionnant pas toujours au maximum de ses possibilités théoriques.81

Ex : L’idée de changement d’état de la matière est contrariée par l’idée que l’état « nor-mal » de l’eau serait liquide, l’état solide étant un écart à la norme (avec une dénomina-tion spécifi que : la glace), et l’état gazeux constamment oublié (le terme d’eau gazeuse ne convient manifestement pas ; et l’idée de vapeur, scientifi quement plus correcte, est plutôt associée à des situations comme celle de cocotte-minute ou de machine à vapeur où ce qui se voit n’est précisément pas du gaz !).

• Elles peuvent être la manifestation d’une représentation sociale, véhiculée par la famille ou les médias, et dont les élèves sont porteurs sans le savoir. Chacun peut, en ce sens, être considéré comme une occurrence singulière du social dans lequel il baigne.82

Ex : le renard est durablement considéré comme carnivore, même lorsqu’on présente aux élèves le détail de son régime alimentaire beaucoup plus éclectique, la logique de la chasse et des contes enfantins l’emportant sur l’analyse des données fournies.

• Elles peuvent aussi résulter d’une ambiguïté du langage (en raison de la polysémie fré-quente des mots), de la prédominance d’une analogie, d’une réminiscence de l’histoire personnelle, etc.

Quel rôle dans la construction des séquences ?Pour éviter que de telles représentations ne subsistent inchangées dans la tête des élèves malgré les efforts didactiques, il est nécessaire, selon la formule, de les « faire émerger » dans la classe, en sollicitant des élèves des réponses orales ou écrites, des dessins, etc., in-dividuellement ou par petits groupes. Il s’agit alors, selon l’heureuse expression d’André Giordan, de « faire avec pour aller contre ».

Cela peut se faire en début de leçon, pour diagnostiquer « l’état des lieux » cognitif de la classe, au cours même de l’activité, et aussi après-coup pour évaluer l’impact de l’enseignement, souvent plus limité qu’on ne l’espérerait. La discussion collective de ces conceptions alternatives et les débats dans la classe qui s’ensuivent ne les suppriment pas instantanément mais contribuent à les déstabiliser, et il convient d’en suivre l’évolution dans le moyen terme.

81 GRIZE, J.-B. (1982), De la logique à l’argumentation, Genève, Droz.82 JODELET, D. (1997), Les représentations sociales, Paris, PUF (5e éd.).

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Chapitre 4 Enseigner, par tous ses modèles

2A2. Les obstacles épistémologiques et les objectifs-obstaclesLa surprenante stabilité des conceptions alternatives, telle que nous l’avons décrite, leur résistance aux efforts didactiques déployés, s’expliquent mieux si l’on comprend que cel-les-ci sont stabilisées en profondeur par ce que Gaston Bachelard a appelé des obstacles épistémologiques.

Sous les représentations, les obstaclesContrairement au sens commun, et même à l’étymologie du mot (du latin obstare, ce qui se tient devant), l’obstacle n’est pas une diffi culté, encore moins un blocage, mais une facilité que l’esprit s’octroie. Il n’est pas extérieur au sujet apprenant, tel un élément qui obstruerait son chemin, mais dans la « pente naturelle » du fonctionnement mental. L’obstacle, c’est un confort intellectuel, une réponse toute prête dont on dispose, un raisonnement « à l’économie ». Bachelard oppose ainsi la pensée commune, qu’il faut réfréner, à la pensée scientifi que, qu’il s’agit de valoriser, d’où sa formule : « Quand il se présente à la culture, l’esprit n’est jamais jeune. Il est même très vieux car il a l’âge de ses préjugés ».83

Pensée commune Pensée scientifi que

Recherche du succès« Avoir raison », « faire ses preuves »

L’objet traduit des besoins pragmatiques(Usage commode)

Pensée « routinière »(Logique cumulative, résistance au changement)

Cohérence locale suffi sante(Îlots non reliés)

Exercice du soupçon critique« Rendre raison », « établir la preuve »

L’objet résulte d’une constructionmentale (Théorie matérialisée)

Pensée « polémique »(Logique réfutatrice, rectifi cations)

Souci d’une cohérence globale(Réseau conceptuel)

Des objectifs-capacités aux objectifs-obstaclesPour sa part, la notion d’objectif pédagogique a fait l’objet d’innombrables travaux dans les années 60-70 (voir 1B), dont les plus célèbres sont ceux de Benjamin Bloom et de son équipe, avec le souci de rendre opérationnels les contenus enseignés.84 Il s’est agi de s’as-surer que l’enseignement produit bien les effets escomptés, et qu’on ne se satisfait pas d’intentions généreuses mais mal contrôlées. À cet effet, on s’oblige à préciser ce dont on attend que l’élève soit concrètement capable à la fi n de la séquence, d’une façon obser-vable. D’où l’idée de caractériser les objectifs, non par des verbes « mentalistes » (penser, déduire, imaginer…) mais par des verbes d’action (produire, résumer, comparer…).

83 BACHELARD, G. (1938), La formation de l’esprit scientifi que, Paris, Vrin.84 DE LANDSHEERE, V. & G. (1980), Défi nir les objectifs de l’éducation, Paris, PUFHAMELINE D. (1979), Les objectifs pédagogiques en formation initiale et conti nue, Paris, ESF.

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Enseigner, par tous ses modèles Chapitre 4

Si ce souci d’opérationnalisation s’est révélé par certains aspects très bénéfi que, il en est résulté deux inconvénients majeurs :

– versant élèves : celui d’une caractérisation a priori des objectifs, à partir des seuls a priori des objectifs, à partir des seuls a prioritermes des programmes, sans faire entrer dans leur défi nition le niveau réel des élèves ni leurs diffi cultés dans l’apprentissage ;

– versant enseignants : celui de l’explosion du nombre d’objectifs possibles, puis-qu’un même contenu peut se traduire par une multitude d’objectifs opération-nels, sans que le professeur sache lequel privilégier, ni sur quels critères le faire.

C’est dans ce contexte que Jean-Louis Martinand a introduit l’idée d’objectif-obstacle, terme curieux puisqu’il associe dans un mot composé deux éléments plutôt antagoniques, les obstacles apparaissant d’abord comme ce qui empêche l’atteinte des objectifs. En fait, il s’agit de partir des obstacles rencontrés (notamment ceux dont témoignent les repré-sentations des élèves) en se fi xant comme objectif leur dépassement par la classe.

De la sorte, au lieu que l’objectif soit établi de façon statique, comme une simple capacité (être capable de), comme un comportement attendu qu’on vérifi e mais dont la signifi cation formative échappe, il se trouve défi ni d’une façon dynamique comme une transformation intellectuelle à provoquer. De même, au lieu que l’obstacle soit vu comme un empêche-ment d’apprendre, il désigne « en creux » le progrès intellectuel qui sera obtenu par son dépassement.

Objectifs opérationnels Objectifs-obstaclesCadre béhavioriste

Formulation a priori, à partir des seuls contenus

Caractérisés de façon statique par un comportement

Divergence des objectifs possibles (trop) nombreux

Cadre constructiviste

Formulation in situ, à partir des obstacles

Caractérisés de façon dynamique par un progrès intellectuel

Convergence sur des objectifs sélectionnés et calibrés

Comme le dit Martinand : « Dans la mesure où les obstacles ont une signifi cation épisté-mologique profonde, il paraît légitime de faire de leur franchissement les vrais objectifs conceptuels ».85

Quel rôle dans la construction des séquences ?L’idée d’objectif-obstacle permet de diversifi er les types de séquences didactiques. À côté de celles qui sont centrées, comme c’est fréquemment le cas, sur une notion à introduire, cela conduit à en développer d’autres qui, à un certain moment, se focalisent sur un nœud de diffi cultés récurrent.

En biologie, on peut expliquer la photosynthèse, mettre en évidence un dégagement d’oxygène par des plantes aquatiques éclairées, noter la production d’amidon dans les feuilles, expliquer les mécanismes biochimiques en jeu, mais cela n’empêche pas que nombre d’élèves continuent à considérer la photosynthèse comme une « respiration à l’envers », alors qu’il s’agit d’un mécanisme de type nutritif. L’idée d’objectif-obstacle conduira alors à introduire une séquence fonctionnant sur un mode différent, où cet obstacle sera précisément travaillé.

85 MARTINAND, J.-L. (1986), Connaître et transformer la matière, Berne, Peter Lang.

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Chapitre 4 Enseigner, par tous ses modèles

En Français, les élèves produisent des textes narratifs, dans lesquels on corrige habituelle-ment l’orthographe, la grammaire et la syntaxe. Face aux erreurs commises, le professeur tend à réexpliquer les règles non appliquées, mais les élèves se lassent car, de fait, ils les connaissent. L’obstacle consiste ici, au moins jusqu’au niveau du Collège, à produire des textes écrits qui correspondent à de l’oral transcrit, et qui conservent dans l’écrit certai-nes marques de l’oral : défaut dans la construction des phrases qui sont absentes à l’oral, utilisation différente des connecteurs logiques qui sont beaucoup plus polyvalents à l’oral (alors, et puis…), absence de phrases complexes, d’anaphores, etc. L’idée d’objectif-obs-tacle conduira par exemple à leur fournir une transcription brute d’oral et à la leur faire transformer pour qu’elle devienne compréhensible à l’écrit en l’absence du locuteur.

2A3. Le confl it socio-cognitifLes successeurs de Piaget comme Anne-Nelly Perret-Clermont, Willem Doise et Gabriel Mugny ont démontré expérimentalement les effets positifs des interactions entre élèves, même lorsqu’aucun d’entre eux ne possède la « bonne réponse ».86 Ils se sont appuyés sur des situations piagétiennes étalonnées concernant la conservation des longueurs et des volumes. On sait que jusqu’à 5-7 ans, les enfants n’envisagent pas la longueur comme une propriété intrinsèque des objets (tels que des réglettes) mais ils se déterminent en fonction de leur confi guration spatiale. Dans les dessins ci-dessous, les mêmes réglettes seront successivement déclarées égales en A, et inégales en B et en C avec inversion de celle déclarée plus longue entre B et C.

A B C

Réglettes déclarées égales Réglette inférieure Réglette inférieure

déclarée plus courte déclarée plus longue

Tant qu’ils raisonnent ainsi, ils sont dits non-conservants (NC). Ils deviennent conservants (C) lorsqu’ils évaluent les longueurs respectives indépendamment de leur disposition. Ils peuvent alors raisonner par identité (« C’est la même réglette »), soit par compensation (« Ce qui manque à gauche s’ajoute à droite »), soit encore par réversibilité (« On peut les remettre l’une sous l’autre »).

Il en va de même lors de transvasement de sirop d’un verre haut et étroit dans un autre bas et large. Les sujets NC déclarent que maintenant il y en a moins, alors que les sujets C se prononcent sur une conservation du volume, également par identité (« On n’a ni ajouté ni enlevé de sirop »), par compensation (« On retrouve en hauteur ce qu’on perd en lar-geur »), ou par réversibilité (« Il suffi t de remettre le sirop dans le premier verre »).

86 PERRET-CLERMONT, A.-N. (1979), PERRET-CLERMONT, A.-N. (1979), PERRET-CLERMONT La construction de l’intelligence dans l’interaction sociale, Berne, Peter Lang.

DOISE, W. & MUGNY, G. (1981), Le développement social de l’intelligence, Paris, InterÉditions.

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Enseigner, par tous ses modèles Chapitre 4

L’effet des interactionsUne expérience consiste à constituer des « triplettes », d’enfants de 5 à 7 ans, composées d’un NC et de deux C (déterminé par un pré-test), les sujets ignorant évidemment leur niveau de développement différent. Chacun dispose d’un verre de hauteur et de diamè-tre différents. La bouteille est confi ée au NC avec pour consigne de verser du sirop pour qu’ils en aient autant les uns que les autres, en lui précisant qu’il devra demander l’avis de chacun pour qu’ils puissent boire tous les trois. Ils sont ensuite soumis à deux reprises à un post-test, une semaine et un mois après, afi n d’examiner les évolutions intellectuelles. Un progrès signifi catif est constaté sur un très grand nombre de sujets qui deviennent C. Celui-ci ne peut résulter d’un processus d’imitation dans l’ignorance de leurs statuts respectifs. Le progrès ne peut donc être dû qu’aux seules interactions entre enfants, aux confl its socio-cognitifs qu’ils ont dû surmonter pour s’entendre. Cela est confi rmé par un groupe de contrôle qui, n’étant soumis qu’au pré-test et aux post-tests, sans mise en œuvre de l’expérience interactive, ne progresse guère.

Dans une autre expérience, deux enfants NC sont placés face à face, de part et d’autre d’une table. Ils disposent de deux réglettes semblables, mais décalées latéralement sur la table de telle sorte qu’ils tendent à les déclarer d’inégale longueur, mais en sens contraire l’un de l’autre. Ils doivent là encore ajuster leurs points de vue et se mettre d’accord. Les progrès individuels après une telle épreuve sont aussi nets que dans l’expérience précé-dente, alors que les deux sujets, rappelons-le, sont NC.

Il ressort de ces expériences que ce sont les interactions, et elles seules, qui sont à l’origine du progrès. Comme l’explique Perret-Clermont : « Si l’on parvient à déclencher un progrès cognitif chez l’enfant NC à une épreuve de conservation en lui opposant une réponse simi-laire à la sienne (reposant donc sur un même raisonnement pré-opératoire) mais contradic-toire, on aura alors l’assurance que ces pro grès ne peuvent résulter que d’un processus de cons truction, d’élaboration de réponses nouvelles dans un confl it de nature proprement sociale ». La nature des oppositions entre enfants n’est pas exactement la même dans les deux cas, puisqu’il s’agit dans le premier d’un confl it de niveau (entre NC et C, même s’ils l’ignorent), et dans le second d’un confl it de centration (tous deux sont NC, mais c’est leur position topologique autour de la table qui les conduit à se prononcer différemment, ce qui est plus long pour l’un étant plus court pour l’autre dans la position qu’il occupe).

Confl it et coopérationCe qui caractérise le confl it socio-cognitif est une combinatoire particulière d’opposition et de coopération :

– une opposition cognitive, puisque les situations sont construites pour favoriser des jugements différentiels, et qu’il importe que chacun conserve son point de vue sans dépendance ni soumission à l’égard de l’autre. Cette opposition ne peut être facilement niée ni « oubliée » dans la mesure où les deux sujets sont co-pré-sents, et ne manquent pas de rappeler constamment leur avis ;

– mais simultanément une coopération sociale, puisqu’aussi différents que soient leurs jugements, les sujets s’accordent pour rechercher de concert une solution commune. La perspective de boire ensemble le sirop stimule assurément la chose dans la première expérience !

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Chapitre 4 Enseigner, par tous ses modèles

Quel rôle dans la construction des séquences ?La notion de confl it socio-cognitif permet de comprendre l’importance des débats entre élèves, notamment à l’occasion du travail par groupes. On sous-estime trop les potentialités de ce mode de travail, craignant qu’en l’absence de contrôle magistral, des idées fausses ne s’ancrent dans la tête des élèves. Si c’est bien l’effet des interactions en tant que telles qui est déterminant dans les progrès, cela minimise d’autant le contenu de ces interactions. Celles-ci ont des chances d’être plus intenses qu’avec le maître, en raison de la trop grande dissymétrie de leurs positions qui ne les met pas à « armes égales » dans le débat.

Évidemment, l’effet du confl it socio-cognitif n’est ni exclusif, ni magique.

• Il n’est pas exclusif dans la mesure où cela ne nie pas que d’autres modalités de l’appren-Il n’est pas exclusif dans la mesure où cela ne nie pas que d’autres modalités de l’appren-Il n’est pas exclusiftissage, notamment la transmission ou l’imitation, n’aient pas aussi leur rôle, mais c’est un type de dispositif didactique particulièrement effi cace dont il n’y a pas de raison de se priver.

• Il n’est pas magique car il ne suffi t pas de mettre les élèves en débat pour que s’instaure automatiquement un confl it socio-cognitif. Le succès considérable de la notion a conduit, de ce point de vue, à certaines déceptions et désillusions. C’est qu’en classe, bien plus souvent qu’au laboratoire, les élèves adoptent une attitude stratégique voire tactique, font leur « métier » face aux questions de l’enseignant et gardent souvent pour eux leurs désaccords pour éviter d’être sur le devant de la scène (voir chapitre 1), tiennent compte des hiérarchies de compétences reconnues au sein de la classe, etc. De telle sorte qu’un confl it socio-cognitif n’a des chances de s’instaurer que si un climat de confi ance est éta-bli, si l’expression des idées divergentes est encouragée, si le droit à l’erreur est reconnu. Bref, si une prise de risque n’apparaît pas, à tort ou à raison, périlleuse à la classe.

2A4. La zone proximaleL’idée de zone proximale du développement (ZPD) est due au psychologue russe Lev Vygotski, qui l’a forgée dans les années 30 avant de disparaître prématurément. Il aurait été, s’il avait vécu, le challenger intellectuel de Piaget, qui n’a pas hésité à dialoguer avec lui post mortem, devant l’importance de ses analyses.

Anticiper le développement... et non le suivreVygotski introduit une distinction décisive entre ce que l’enfant est capable de réussir seul, et la plus grande capacité dont il fait montre en coopération avec des pairs ou avec l’adulte. La ZPD correspond précisément à cette diffé rence entre la réussite solitaire et la réussite collaborative. L’auteur distingue ainsi ce qu’il appelle le niveau de développe-ment actuel du niveau de développement actuel du niveau de développement actuel potentiel. La distance entre ces deux niveaux est certes limitée, mais signifi cative. Il ajoute que « ce que l’enfant sait faire aujourd’hui en collaboration, il saura le faire tout seul demain ».87

87 VYGOTSKI, L. (1985), Pensée et langage, Paris, Messidor.

SCHNEUWLY, B. & BRONCKART, J.-P. (1985), Vygotsky aujourd’hui, Neuchâtel-Paris, Delachaux et Niestlé.

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Alors que pour Piaget, c’est le niveau du développement qui détermine les possibilités d’ap-prentissage à un moment donné, Vygotski inverse la perspective. Pour lui, l’effi cacité dans l’apprentissage ne consiste pas à se « caler » sur le présent mais à prendre les devants, à anticiper sur le développement. D’où cette expression fameuse : « Si l’enfant fait un pas par l’apprentissage, il avance de deux pas dans son développement ». C’est donc en stimulant l’élève dans les limites de la ZPD qu’on favorisera au mieux ses progrès intellectuels.

Une autre formule de l’auteur est souvent citée : « Chaque fonction psychique supérieure apparaît deux fois au cours de l’histoire d’un sujet : d’abord comme fonction inter-psychique, puis la deuxième fois comme activité individuelle, comme propriété intérieure de la pensée de l’enfant, comme fonction intra-psychique ». Autrement dit, l’activité de médiation « tire » d’abord l’enfant, dans un cadre collectif, à fonctionner au-delà de ce qu’il serait capa ble de produire seul (c’est l’inter-psychique). Mais, on doit lui permet-tre ensuite de stabiliser seul ce qu’il a réussi en collaboration, en intériorisant des acquis encore fragiles (c’est l’intra-psychique).

Alain Moal schématise de la façon suivante le processus. Alors qu’avec Piaget, on conçoit un développement linéaire faisant passer l’élève du niveau N, au niveau N+1, puis N+2, il faut envisager avec Vygotski un accès dédoublé à chaque niveau. Partant de N, l’enfant parvient d’abord à N+1 inter-psychique (en collaboration), puis à N+1 intra-psychique (en solitaire), puis à N+2 inter-psychique, etc., suivant une démarche balancée.

Développement actuel Développement potentiel

N

N + 1

N + 1

N + 2

N + 2

médiation

intériorisation

Quel rôle dans la construction des séquences ?Ce que la notion de ZPD met sous notre regard, c’est qu’à la fi n d’une leçon, une moitié seulement du processus d’apprentissage est généralement engagé : le niveau inter-psy-chique. Ce n’est pas encore chaque élève qui maîtrise la notion, mais c’est la classe en tant que groupe, dont les membres ont pris appui les uns sur les autres au cours des activités. Reste à opérer l’autre moitié – celle de l’intériorisation individuelle – qui, bien qu’elle soit

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également coûteuse, est laissée à la sphère privée du travail personnel et des devoirs à la maison. Car lorsque l’élève sera interrogé individuellement lors de la séance suivante, c’est au niveau intra-psychique qu’il se trouvera en effet sollicité. Par voie de conséquence, c’est souvent le moment de l’évaluation qui constitue pour l’élève le premier temps où il s’empare du savoir, jusque là collectif, pour s’en débrouiller personnellement. Il est évi-demment injuste que cette phase, qui relève encore de l’apprentissage, soit déjà notée.

La notion de ZPD permet de comprendre un autre phénomène, souvent observé sans être compris. Lorsque la tâche scolaire est diffi cile, par exemple en faisant ses devoirs, il est fréquent que l’élève se mette brusquement à parler tout seul, quelquefois à haute voix, avec des propos du genre : « Qu’est-ce que j’ai fait là ? Bon, je reprends ! Oh, là là… attends un peu… Ah, oui, c’est çà ! » Ce genre de soliloque apparemment sans objet, revient à simuler (pour ne pas dire à « halluciner ») l’existence d’un groupe virtuel pour tenter de reconstituer le niveau inter-psychique où les choses étaient plus faciles ! On comprend qu’il serait logique de favoriser ces moments d’intériorisation dans le cadre de la classe, plutôt que de les abandonner à l’aléatoire individuel.

2A5. L’étayageC’est maintenant vers le psychologue américain Jérôme Bruner, qui contribua d’ailleurs à faire connaître Vygotski en Occident, qu’il faut se tourner pour comprendre la notion qu’il appelle « étayage » ou « interactions de tutelle ». Lors d’expériences avec de jeunes enfants de 3 à 5 ans, il leur propose de travailler avec des blocs de bois encastrables de formes différentes, évidés de trous et munis de chevilles, pour construire une pyramide à base carrée, avec 6 niveaux. Le système est attrayant pour les en fants, mais assez com-plexe car les pièces possèdent des demi-chevilles et des demi-trous, qu’il faut relier deux à deux avant de les encastrer dans une troisième. Ils tentent volontiers des réalisations imaginaires et n’apprécient pas toujours de renoncer à leur jeu pour la tâche géométrique plus astrei gnante qu’on leur propose. Les plus jeunes ne tiennent d’ailleurs guère compte des suggestions et pour suivent leur activité ludique…

Les fonctions de l’étayageCe qui intéresse Bruner, c’est de repérer quelles sont les « tutrices » les plus effi caces auprès des enfants, et d’analyser leurs modes d’intervention. Il apparaît vite que ce sont celles qui lais sent les enfants agir à leur guise tout en les guidant, autrement dit qui « étayent » le processus sans se substituer à l’activité propre des sujets. Leur « fonction de tutelle » porte sur les aspects suivants88 :

• l’enrôlement : il revient à la tutrice d’engager l’intérêt et l’adhésion de l’enfant envers les exigences de la tâche qu’on lui propose, en la prenant en charge en « première per-sonne » au lieu de se laisser guider passivement.

• le maintien de l’orientation : il ne suffi t pas qu’elle amorce le processus, car les enfants s’attardent facilement et rétrogradent volontiers vers d’autres usages moins contrai-gnants des cubes. Elle doit donc stimuler la poursuite de l’objectif défi ni, en faisant en sorte que cela vaille la peine de continuer.

88 BRUNER, J. (1983), Le développement de l’enfant : savoir faire, savoir dire, Paris, PUF.

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• la réduction des degrés de liberté : quand la tâche est trop complexe pour l’enfant, il revient à la tutrice de la réduire pour permettre l’atteinte de buts intermédiaires.

• le contrôle de la frustration : ses interventions concernent aussi le niveau émotionnel et affectif, pour qu’avec elle la tâche soit plus facile et plus agréable que sans elle. Elle en-courage, rassure, relance, sans toutefois mettre l’enfant en situation de dépendance.

• la signalisation des caractéristiques déterminantes : lorsqu’une action de l’enfant produit un résultat intéressant par hasard ou tâtonnement, elle en souligne l’importance et la signifi cation afi n qu’il soit en mesure de la réinvestir ultérieurement. Elle l’aide aussi à repérer les écarts entre ce qu’il exécute et ce qu’il conviendrait de faire.

• la démonstration : elle reprend les réussites partielles en « imitant », sous une forme épurée et stylisée, un essai de solu tion tenté par l’enfant, dans l’espoir qu’il l’« imite » en retour sous une forme mieux appropriée.

Le changement de formatEn défi nitive, la tutelle ne doit pas être comprise comme une « mise sous tutelle » aliénante, mais sur le mode du tuteur qui aide à grandir en respectant ce que fait le sujet, mais en l’accompagnant, en le dédramatisant, en le stylisant, en le nommant. Cela revient :

– à protéger l’enfant contre les distractions, par la convergence entre son atten-protéger l’enfant contre les distractions, par la convergence entre son atten-protéger l’enfanttion et celle de l’enfant ;

– à opérer des médiations lorsqu’il ne peut pas encore comprendre le but à attein-dre ou les moyens effi caces d’y parvenir ;

– à assurer les conditions du succès en limitant la diffi culté de la tâche mais en le poussant au-delà de ses capacités immédiates ;

– à créer des conventions d’interaction avec lui, à travers un certain usage des signes, en particulier langagiers.

Tout cela permet à l’enfant de travailler et penser dans un certain « format » qui le rap-proche de la façon dont les adultes organisent le monde. Bruner explique que « lorsqu’il existe un ajustement fl exible entre l’adulte et l’enfant dans les formats, l’enfant peut déve-lopper sa propre conscience en devenant capable d’utiliser le même système de signes que l’adulte, pour se représenter lui-même ses propres actions et interactions avec les autres. Il ne s’agit pas bien sûr pour l’enfant d’avoir les mêmes représentations que l’adulte, mais plutôt d’utiliser le même système de signes que lui, à la fois pour communiquer et pour construire la représentation. Il devient capable de « négocier » ses représentations avec autrui en opérant sur elles ».

À travers ces formats qu’il propose, l’adulte construit avec l’enfant une « mini-culture » grâce à laquelle il s’agrège à la culture générale, tout en fonctionnant à son niveau propre. Il lui fournit un « microcosme maîtrisable » qui permet l’ajustement progressif de leurs systèmes respectifs.

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Quel rôle dans la construction des séquences ?La notion d’étayage souligne les modalités d’intervention effi cace de l’adulte en faveur de l’apprentissage. On notera d’abord la nécessité de réfréner la tentation pédagogique constante à trop expliquer, trop tôt, en faisant fi nalement à la place de l’élève. Lorsque « démonstration » il y a, elle a lieu après coup, par une reprise stylisée de ce qui a été tenté, de telle sorte que l’apprenant soit en mesure de mesurer l’écart entre ce qu’il a fait et ce qu’il conviendrait de faire. Une démonstration prématurée le démobilise au contraire, aliène son intelligence en le rendant passif. L’enseignant effi cace est d’abord celui qui sait se taire pour privilégier l’observation attentive de l’activité propre du sujet.

Pour autant, il n’est pas non-directif ni passif. Son rôle est même essentiel puisque l’appre-nant ne réussirait pas sans lui. Il y parvient d’abord en désignant à l’élève des buts, des « biens culturels » désirables pour lui, mais qu’il n’est pas encore à même d’envisager. Ensuite, en l’accompagnant d’une manière empathique, stimulante… mais pas séductrice ! Enfi n, en « reformatant » ses actions, grâce à l’attention portée à certaines réussites contingentes, par leur identifi cation comme telles dans l’esprit de l’élève, et en mettant des mots nouveaux sur ce qui a été acquis. Philippe Meirieu explique, de façon convergente, qu’il faut sans doute s’intéresser autant aux réussites des élèves qu’à leurs échecs. Car cette réussite change de statut quand d’un processus circonstanciel, réussi dans l’action sans l’avoir programmé, on « extrait » avec lui une procédure invariante, qui dépasse la situation présente et fournit un nouvel outil réinvestissable pour les apprentissages à venir.

2A6. La métacognitionLa métacognition, terme créé par le psychologue américain John Flavell, désigne étymo-logiquement une cognition « au second degré », une activité réfl exive de l’apprenant qui l’amène à être plus lucide sur son fonctionnement intellectuel, comme sur les méthodes qu’il utilise au quotidien. Une conduite plus consciente de sa pensée vise donc à permettre à la fois une meilleure connaissance de soi, et une mobilisation plus raisonnée des procé-dures de travail effi caces dans les situations didactiques ulté rieures.

Conduire consciemment sa penséePour Flavell, La métacognition joue sur deux plans principaux :

– celui des savoirs métacognitifs (ou métaconnaissances) : il s’agit par exemple de « savoir que » faire un schéma aide à structurer les relations entre des notions. Les métaconnaissances portent aussi bien sur les processus person nels d’appren-tissage, que sur le repérage d’outils facilitateurs ou sur les conditions de sa propre réussite ;

– celui des démarches métacognitives, quand il s’agit de « savoir comment » opti-miser la méthode qu’on emploie, grâce à un retour sur sa conduite opératoire, et par la comparaison de celle-ci avec les pro cédures employées par d’autres élèves, afi n de dégager les critères permettant de mieux réaliser et réussir la tâ che.89

89 FLAVELL, J. H. (1985), « Développement métacognitif », in Bideaux, J. & Richelle, M., Psychologie expérimentale, Bruxel-les, Mardaga.NOËL, B. (1991), La métacognition, Bruxelles-Paris, De Boeck-Éd. Universitai res.GRANGEAT, M. (1999), Métacognition et aide au travail des élèves, Paris, ESF.

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Enseigner, par tous ses modèles Chapitre 4

La relation entre ce pro cessus de prise de conscience et le développement des compéten-ces mérite dis cussion. La compétence suppose, en effet, une automatisation qui tend à rendre les procédures « invisibles », quand la métacognition suppose leur explicitation et leur réexamen conscient. Le risque n’est-il pas d’encombrer l’espace de traitement limité en mémoire de travail, alors même que la résolu tion effi ciente d’un problème suppose la mise en place d’automatismes économiques justement pour la mémoire ? Lever cette apparente contradiction conduit à envisager deux processus non pas synchrones mais successifs : la prise de conscience métacognitive constituerait alors une aide dans la phase d’appropria tion, mais elle devrait ensuite s’effacer pour permettre une ex pertise automa-tisée. Comme si la « visibilisation » transitoire favorisait l’automatisation ultérieure. De surcroît, ces deux processus peuvent aussi s’articuler par la capacité (consciente) à choisir d’enclencher tel ou tel automatisme disponible, en fonction du problème auquel on est confronté, puis à procéder aux ajuste ments nécessaires, en cas de non-pertinence de la procédure par rapport au but poursuivi.

Quel rôle dans la construction des séquences ?L’importance didactique de la métacognition est de plus en plus souvent soulignée. Cela conduit à ne pas laisser les élèves constamment immergés dans la suite des actions, aux prises avec la réalisation routinière des tâches scolaires qu’on leur demande, mais à fa-voriser les « moments assis » qui leur permettent d’en dégager le sens et les modalités. Ceux-ci jouent à la fois en termes méthodologiques (pour que chacun puisse identifi er des procédures effi caces) et en termes différenciateurs (pour que chacun puisse repérer celles qui lui conviennent personnellement le mieux).

Cette question n’est pas indépendante de celle du « rapport au savoir », évoquée au chapitre 1. Cela suppose évidemment que l’on y consacre des temps spécifi ques, pouvant être brefs, mais qui favorisent la mobilisation intellectuelle de l’apprenant, l’aident à se projeter en avant tout autant qu’à récapituler ses actes, au lieu d’en rester à la succession mécanique des exercices et activités. Mais cela suppose aussi qu’on favorise les échanges entre les élèves sur ces questions, afi n qu’ils reconnaissent chez d’autres les procédures qui les ont mieux fait réussir, et qu’ils identifi ent par contraste des modes de fonctionnement individualisés.

2A7. Le transfert d’apprentissageLa capacité à transférer ses acquis d’une situation dans une autre est la fi nalité même de l’action éducative, puisqu’à défaut l’apprenant en serait réduit à répéter à l’identique des comportements appris. Le dressage ne serait pas loin. Pourtant, toutes les recherches soulignent la diffi culté du transfert, aussi bien chez l’adulte que chez l’enfant.

Traits de structure, traits de surfaceLe tableau ci-après présente quatre problèmes que le spécialiste juge isomorphes, dans la mesure où ils mettent en jeu les mêmes modalités de résolution, les mêmes opérations intellectuelles. Où donc le transfert devrait opérer facilement.

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Chapitre 4 Enseigner, par tous ses modèles

L’ATTAQUE DE LA FORTERESSE

Un général rebelle veut s’emparer d’une forteresse tenue par un dictateur. Cette forteresse est située dans une plaine entourée de fermes et de villages. De nom-breuses routes conduisent à la forteresse. Le général sait qu’il peut s’emparer de la forteresse s’il utilise toute son armée. Mais il sait aussi que toutes les routes sont minées. Néanmoins, elles peuvent être employées de façon sûre par de petits groupes d’hommes, puisque le dictateur a besoin lui aussi de sortir de temps en temps de sa forteresse.

Comment le général peut-il s’y prendre pour parvenir à s’emparer de la forteresse ?

LA RADIATION D’UNE TUMEUR

Supposez que vous êtes un médecin face à un patient qui a une tumeur maligne à l’estomac. Il est impossible d’opérer le patient, mais si l’on ne détruit pas la tumeur, il mourra. Certains rayons peuvent détruire la tumeur mais il faut en utiliser une grande quantité en même temps. Malheureusement, si tous les rayons passent par le même endroit, les tissus sains seront également détruits.

Comment faire pour détruire la tumeursans détruire pour autant les tissus sains ?

LA RÉPARATION DE L’AMPOULE

Dans un grand laboratoire de physique, une ampoule spéciale est fréquemment utilisée pour des expériences. Or, l’ampoule ne fonctionne plus, suite à une trop longue surchauffe qui a fait fondre le fi lament. L’ampoule coûte très cher et ne peut être remplacée. Le fi lament peut être ressoudé en utilisant des rayons laser avec une intensité suffi samment forte. Mais si tous les rayons laser passent par le même endroit, le verre de l’ampoule, très fragile, se brisera...

Comment faire pour réparer quand mêmele fi lament ?

L’INCENDIE

Face à un incendie, des sauveteurs disposent d’un réservoir d’eau, mais ils n’ont que de petits seaux. L’incendie est si violent que chaque fois qu’on jette un seau d’eau sur le feu, l’eau s’évapore immédiatement. Pourtant la quantité d’eau disponible paraît suffi sante pour éteindre le feu.

Quelle solution peut adopterle chef des pompiers ?

Dans tous les cas, la solution consiste à combiner une dispersion des moyens avec une simul-tanéité des actions dispersées, mais les sujets la reconnaissent diffi cilement comme telle. On leur demande d’abord de résoudre le problème de la « Forteresse ». Si la solution attendue n’est pas trouvée (diversifi cation des voies d’accès par petits groupes et convergence vers la forteresse), celle-ci leur est proposée. On demande ensuite de résoudre le problème de la « Tumeur », qui admet le même schéma de solution, mais les résultats montrent que seuls 30 % des sujets transfèrent spontanément la solution précédente. Mais il suffi t d’attirer l’attention sur la similitude des deux problèmes pour que la réussite atteignent 75 %. Si c’est maintenant le problème de la « Tumeur » qui sert de problème-source à celui de l’« Ampoule », ce sont alors 80 % des sujets qui transfèrent le schéma de résolution. L’in-terprétation est que les situations « Radiation » et « Ampoule » s’avèrent sémantiquement plus proches que ne le sont les situa tions « Forteresse » et « Ampoule ».

La question est de défi nir comment les sujets « calculent » le degré de ressemblance entre deux situations, quelle est la « métrique de similarité » qu’il reconnaissent entre eux :

– deux situations sont dites analogiquement proches quand elles se ressemblent par des caractéristiques contingentes, notamment par le contenu factuel des énoncés ;

– elles sont dites structurellement proches s’il y a recouvrement des éléments, des propriétés, des relations et des buts qui y sont impliqués de façon nécessaire.

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L’exemple précédent montre qu’ils accordent davantage d’importance aux traits de surface(l’habillage extérieur du problème) qu’aux traits de structure (sa structure logique pro-fonde). Du coup, le transfert spontané est généralement très fai ble lorsqu’une nouvelle situation, pourtant isomorphe de la première, re lève d’un domaine très différent. Inver-sement, un transfert par analogie est souvent opéré à tort quand les situations paraissent se ressembler superfi ciellement.90

Les compétences transversales en questionDe tels résultats paraissent défi er la logique. Ils viennent en confl it avec l’attente des ensei-gnants qui espèrent toujours que l’identité d’une structure transversale soit naturellement reconnue comme telle par les apprenants. Mais, comme l’explique Bernard Rey, on imagine que l’identité suscite par elle-même sa mobilisation par le sujet. Or, l’équivalence n’agit pas comme un stimulus, et le fait que deux problèmes se résolvent pareillement n’a aucun effet sur l’attention qu’une personne y portera.91 Le fait qu’un couteau ait un manche ne provoque fort heureusement pas l’intention automatique de s’en saisir… !

Soient, par exemple, les deux problèmes suivants :

J’avais 10 billes, J’ai 4 francs,

J’en ai perdu 4. Je voudrais acheter un stylo à 10 francs.

Combien m’en reste-t-il ? Combien me manque-t-il ?

Leur cadre logique est bien comparable, puisqu’il faut, dans les deux cas, soustraire 4 de 10. Mais, dans le premier cas, il s’agit d’une perte, et dans le second, d’un espoir ou d’une attente. De plus, un dénombrement suffi t pour compter les billes (ce sont celles qui res-tent), alors que le calcul est nécessaire pour connaître la somme à économiser (c’est celle qui manque). Des réseaux différents d’idées associées et d’émotions éloignent ainsi les deux situations, ce qui n’engage guère à les traiter pareillement. Pourtant, la similitude saute ra aux yeux de l’enseignant qui projette l’apprentissage de la soustraction. Mais peut-être à lui seul… On peut donc avoir sur un énoncé une intention logicienne privilégiant les opérations logiques communes qu’il implique. Mais on peut, tout aussi légitimement, avoir sur lui une intention réaliste à partir de son contexte et des évocations différentielles qu’il génère.

La distribution aux poupéesDe tels modes de fonctionnement intellectuel sont confi rmés par des expériences dues à Michel Gilly. Il a de mandé à des enfants de grande section maternelle de distribuer des ob-jets à des poupées installées autour d’une table. Pour la même consigne donnée par l’adulte, le résultat est différent selon que ces objets sont, soit des couverts, soit des fl eurs :

– dans le premier cas, les enfants ventilent fourchettes, cuillers et couteaux, de telle sorte que chaque poupée dispose d’un élément de chaque catégorie ;

90 CAUZINILLE-MARMÈCHE, É. (1991), “ Apprendre à utiliser ses connaissances pour la résolution de problèmes : analogie et transfert ”, Bulletin de psychologie, XLIV, 399

91 REY, B. (1994), Les compétences transversales en question, Paris, ESF.

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Chapitre 4 Enseigner, par tous ses modèles

– par contre, les mêmes enfants attribuent un bouquet en tier de fl eurs à chaque poupée, sans répartir également les différents types de fl eurs. Alors qu’il ne leur viendrait jamais à l’idée de distribuer tous les couteaux à l’une, toutes les fourchet tes à une autre, etc.

Bien que, là encore, les deux tâches soient logiquement équivalentes, le transfert de l’une à l’autre n’est pas évident, car les enfants ne les reconnaissent pas comme telles. Les pro-cédures qu’ils utilisent dépendent d’abord de la si gnifi cation sociale des consignes :

– savoir mettre le couvert : « Il faut que les poupées puissent manger » ;

– faire plaisir par un cadeau : « Elles sont toutes les trois gentil les ».

En fait, poursuit Bernard Rey, lorsqu’on pense avoir mis à jour des structures transversales, ou bien lorsqu’on déplore que les élèves n’en possèdent pas, c’est qu’on a présup poséqu’il y avait matière à transversalité. Ce n’est donc pas l’identité de structure qui joue par elle-même, mais bien le projet que l’on développe à partir d’elles. Ainsi, la transversalité n’est pas le pré-requis des disciplines, mais elle est leur horizon.

C’est dire si ce projet doit être désigné comme tel aux élèves, car il se trouve que l’école est un lieu au mode de fonctionnement tout à fait singulier au regard de la vie courante : elle préfère toujours ce qui est systématique à ce qui est ponc tuel, ce qui est général à ce qui est anecdotique, ce qui est réfl exif à ce qui est spontané… Il existe une relative constance dans ce que les disciplines scolaires estiment « intéressant » ou « important », comme s’il y avait des manières typiques du savoir scolaire de sélectionner ce qui fait sens, de développer un « regard instruit sur les choses ».

Seuls ceux qui adoptent ce « regard instruit », à l’écart d’autres modes pragmatiques de traitement possible des données, arrivent à transférer « spontanément ». Les autres ont besoin qu’on oriente leur action en direction d’une « intention rationnelle » qui n’est pas donnée, mais construite. Et l’aide à la prise de conscience est le seul moyen qu’on ait encore trouvé pour favoriser le transfert.

Deux modèles du transfertEn fait, l’idée de transfert oscille entre deux modèles. L’un, hérité de Piaget, présuppose que la pensée fonctionne à partir de schèmes transversaux qui s’actualiseraient chaque fois dans les situations particulières. Le transfert est ici postulé comme le fonctionnement nor-mal du cerveau, qui « computerait » naturellement les opérations mentales dont il dispose pour résoudre les problèmes successivement rencontrés. Mais la psychologie cognitive du traitement de l’information est venue moduler sérieusement ce beau schéma. Le cerveau apparaît moins logique que pragmatique, et développe des stratégies particulières face à chaque situation. Le transfert n’a plus rien ici d’évident, et doit lui aussi être appris. Le transfert, c’est donc encore l’apprentissage, et non l’application automatique sur un nouvel objet de ce qu’on a appris sur d’autres.

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Enseigner, par tous ses modèles Chapitre 4

LE MODELE DE LA PSYCHOLOGIE GENETIQUE LE MODELE DU TRAITEMENT DE L’INFORMATION

Recherche de règles générales(point de vue structuraliste)

Construction d’invariantspar généralisation et abstraction

(schèmes, opérations mentales, invariants opératoires)

Valorisation de l’intelligence

Transfert postulé

Recherche de résolutions locales(point de vue fonctionnaliste)

Analyse de chaque tâchedans un « espace de problèmes »

(connaissances, procédures, algorithmes, routines)

Valorisation de la mémorisation

Transfert réfréné

Quel rôle dans la construction des séquences ?Pour passer du « mythe » à la réalité du transfert, un certain nombre de conditions didac-tiques sont donc nécessaires, mises en évidence par le congrès international organisé par Philippe Meirieu en 1994.92

Transport ?

Le transfert, contrairement à l’étymologie du mot, n’est pas le simple « transport » d’une compétence acquise, de A en B. Il nécessite la variation systématique des contextes, le recadrage permanent des connaissances et leur pontage (« bridging »). Une répétition à l’identique cède alors le pas à l’idée d’une « distance » entre les tâches, à un « espace des problèmes ». Transférer, c’est produire du lien entre des champs de savoirs, tout en prenant acte de leur hétérogénéité épistémologique. C’est « se transporter » à travers des situations discontinues et hétérogènes, sans cesse à reconstruire.

Rapport au savoir

Le transfert n’est pas un processus inné ni spontané chez l’apprenant (ni chez l’adulte), ce que présume pourtant l’étonnement récurrent – et le re gret – que les élèves « ne transfè-rent pas ». Son obtention suppose que puisse s’établir un mode particulier de rapport au savoir, que se développe un investissement des élèves à travers leur investissement des élèves à travers leur investissement mobilisation cognitive. Cette posture suppose tout particulièrement :

– qu’ils échappent à la contingence des exemples, pour penser que l’école est tou-jours le lieu des savoirs les plus globaux et transversaux ;

– qu’ils échappent au temps didactique, au profi t d’une anticipation du sens des activités successives, même quand celui-ci n’est encore qu’entr’aperçu.

Terminal ou permanent ?

Le transfert ne concerne pas le terme de l’apprentissage, postérieur au travail didactique, mais il doit être pensé tout au long de celui-ci. En ce sens, il n’est pas terminal mais permanent. Toute activité intellectuelle est capacité à rapprocher deux contextes, afi n d’en apprécier les différences et les similitu des. Il n’existe pas, d’un côté, des savoirs stockés en mémoire et, de l’autre, des aptitudes à transférer qui en seraient indépendantes. Le transfert n’est pas l’indicateur évaluatif d’une performance, c’est un déterminant moteur de sa maîtrise.

92 MEIRIEU, P. & DEVELAY, M. (1996), DEVELAY, M. (1996), DEVELAY Le transfert de connaissances en formation initiale et en formation continue, Lyon, CRDP.

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Modèle pédagogique

Le transfert n’est pas indépendant du modèle pédagogique mis en oeuvre. Il n’est guère possible quand l’élève est face à des tâches si simples qu’il n’a qu’à appliquer ce que le maître dit. Peut-on d’ailleurs transférer lorsque les programmes sont cycliques, de telle sorte que l’école est vécue comme l’éternelle reprise des mêmes choses ? Peut-on transfé-rer quand on est cons tamment pressé, bousculé, emporté dans une temporalité émiettée, quand on n’a pas le temps d’essayer (de s’essayer), de (se) mettre à l’épreuve, de véri fi er, d’hésiter, de tâtonner ? Le transfert implique une situation cognitive assez « ouverte », situation cognitive assez « ouverte », situation cognitive asc’est-à-dire présentant un minimum de complexité.

Prise de risque

Le transfert est lié à une certaine prise de risque pour l’apprenant, par la remise en débat de ce qui a été (péniblement ?) acquis et par la transgression de frontières confortables. Il peut réactiver le caractère anxiogène de l’acte d’apprendre (on raccorde ici avec la signi-fi cation psychanalytique du terme), de telle sorte que « penser par blocs » peut présenter des bénéfi ces de sécuri sation, même si c’est au prix d’un certain renoncement intellectuel. On com prend mieux ainsi l’inquiétude et la résistance de certains élèves à l’idée de faire jouer les disciplines scolaires, voire les chapitres d’une même discipline.

Principe régulateur

Le transfert passe par le contrôle métacognitif de son activité cognitive par l’élève. Il cons-titue alors un « principe régulateur » essentiel des activités pédagogiques, et la médiation enseignante y est décisive. Le sujet ne pro gresse que s’il est en mesure de pratiquer un travail de changement de cadre, et d’expérimentation personnelle, des outils qu’il maîtrise aux situations qu’il rencontre. Le transfert renvoie fi nalement à l’activité d’un sujet qui se construit dans une histoire cognitive, mais aussi subjective et identitaire.

2A8. Les médiationsLe terme de médiation jouit actuellement d’un succès certain, sans que son sens soit tou-jours bien stabilisé. On parle de « médiateur » au plan didactique, pour décrire le nou-veau rôle de l’enseignant qui ne se cantonne plus à la transmission du savoir, mais aussi au plan social, pour nommer les fonctions de lutte contre les violences scolaires. Ces deux sens, d’une certaine façon se rejoignent, puisque les développements précédents ont mis en évidence que l’accès au savoir relevait d’une certaine violence, certes symbolique et épistémologique, mais pourtant bien réelle.103

La médiation comme interface (l’« accompagnateur »)

La médiation évoque d’abord l’idée d’un intermédiaire, d’un entre-deux. On peut en reconnaître plusieurs fi gures :

– la figure diplomatique du négociateur entre parties adverses, qui tente de cher-figure diplomatique du négociateur entre parties adverses, qui tente de cher-figure diplomatique du négociateurcher un compromis entre belligérants ;

– la figure religieuse de l’intercesseur, qui défendra la cause d’un sujet face à l’autorité suprême ;

– la figure initiatique du mentor, au bénéfi ce d’un novice ou d’un disciple.

93 Ce paragraphe s’inspire de ASTOLFI, J.-P. (1996), “ Médiations éducatives ”, Éducations, 9, Villeneuve d’Ascq, Émergences.

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Enseigner, par tous ses modèles Chapitre 4

L’idée de médiation va ici de pair avec celle de faire du lien, de faire du « liant ». Le mé-diateur est une sorte de « passeur » d’une logique à l’autre. Cela peut s’interpréter dans une perspective curative, pour restaurer un apprentissage défaillant, mais tout aussi bien dans une perspective développementale, avec des modèles de formation où l’enseignant prend conscience qu’un savoir ne s’impose pas et respecte le cheminement propre de l’ap-prenant. La médiation devient alors une nouvelle posture enseignante, avec construction de situations didactiques, observation et accompagnement de sujets reconnus comme tels. C’était précédemment le cas avec la notion d’étayage chez Bruner.

La médiation comme transition (le « temporisateur »)Un second sens du mot s’appuie sur l’opposition entre médiat et immédiat. Ici, la médiation a à voir avec l’installation d’une transition, avec le respect d’une latence, avec l’inscription dans le moyen terme. On identifi e des intervalles, des stades ou des étapes.

L’idée-clé est qu’aucun apprentissage véritable ne se donne d’emblée, mais qu’il s’effec-tue nécessairement dans la durée, dans le détour, qu’il oblige souvent à des formulations intermédiaires, qu’il s’accroche à des points d’appui provisoires devant être ensuite dé-passés. Elle est présente avec les notions d’objectif-obstacle chez Martinand, ou de zone proximale chez Vygotski, qui aident à déterminer le « décalage optimal » possible à un moment donné.

La médiation comme séparation (le « castrateur »)Toute autre est la lignée dans laquelle la médiation, retrouvant son étymologie en ancien français, cherche à signifi er une division, une séparation. Le médiateur est alors plutôt celui qui, comme le dit Francis Imbert, va rompre les identifi cations primitives et les illusions fusionnelles. Il y a plus ici à délier qu’à créer du liant. Grandir et apprendre exigent dans ce cas l’instauration d’une distance, condition de l’autonomie à construire de la personne, à la manière de la castration symbolique lacanienne.

Elle est présente avec les notions de représentation et d’obstacle avec lesquels l’esprit doit rompre pour emprunter des directions nouvelles, en rupture épistémologique avec le sens commun. Gaston Bachelard n’appelait-il pas à une « psychanalyse de la connaissance objective » pour se déprendre des facilités du sens commun.

Bref, la médiation a toujours quelque chose à voir avec le milieu (le mot vient du latin mediare : être au milieu). Mais son sens peut osciller parce que justement, « être au milieu » renvoie tout aussi bien au passage qu’à l’interposition, ou encore à l’idée de « milieu du gué ». C’est que le fl euve peut s’avérer tout à la fois point de rencontre et lieu frontalier...

Quel rôle dans la construction des séquences ?L’idée de médiation, dans sa diversité d’acceptions, est au cœur de la nouvelle défi ni-tion du métier d’enseignant, dans une optique de professionnalisation plus grande. Devenir « professionnel de l’apprendre », selon une formule de Philippe Meirieu, c’est renoncer à l’apparente facilité de la transmission puisque le savoir ne se transmet pas. Si transmission il y a, elle est sociale, d’une génération à l’autre, et c’est tout l’enjeu de l’école de la favoriser puisque, nous dit Bruner, « la culture donne forme à l’esprit ».

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Chapitre 4 Enseigner, par tous ses modèles

Cette culture est là, disponible à tous, mais chacun doit la prendre et se la réapproprier personnellement. Chercher à l’imposer, par une sorte de nostalgie républicaine dont cer-tains intellectuels se font les hérauts dans les médias, risque fort d’être inopérant si on ne dit pas comment procéder, sauf pour ceux qui sont déjà en connivence sociale avec la culture. Mais laisser les élèves effectuer seuls le chemin serait une démission coupable, et aboutirait au même résultat sociologiquement déterminé.

C’est pourquoi les chemins de traverse sont de mise, le jeu sur plusieurs leviers est néces-saire, l’accompagnement côtoie la rupture. Louis Not écrivait que « l’homme a sur l’animal cet immense avantage de vivre dans une société détentrice d’une culture qu’elle met à la disposition des individus, et c’est ce qui fait sa puissance ». Surtout, ajoutait-il, « cette culture n’est pas donnée mais offerte, et tout reste à découvrir ».94 Effectivement, si nous sommes programmés pour apprendre… l’apprentissage n’est jamais programmable à coup sûr ! Ce qui est inscrit dans les caractéristiques de l’espèce humaine est loin d’être inscrit dans les caractéristiques de l’espèce humaine est loin d’être inscrit écritd’avance pour chaque individu. Telle est la tâche enseignante d’aujourd’hui, déroutante et exaltante à la fois, dès lors qu’elle concerne l’ensemble d’une classe d’âge et non plus ceux que les circonstances ont présélectionné. Aucune simplifi cation réductrice n’aura raison de ce défi .

Exercice 4

Faites l’inventaire des concepts précédents dont vous connaissiez l’existence et de ceux que vous avez découverts à la lecture. Pour ceux qui vous étaient connus, précisez quel regard nouveau le texte vous a permis de poser sur eux.

Exercice 5

Recherchez, à l’aide des ouvrages cités en référence, une citation caractéristique du plus grand nombre d’auteurs cités. Vous pouvez aussi vous aider du Dictionnaire encyclopédique de l’éducation et de la formation (Nathan) et de Pédagogie : dictionnaire des concepts-clés(ESF) pour compléter votre compréhension et confronter des sources différentes

Exercice 6

Interrogez-vous, pour chacun des concepts, sur leur usage possible au moment de la pré-paration d’une séquence, pendant son déroulement et au moment du bilan (par exemple à l’occasion de l’évaluation).

94 NOT, L. (1979), NOT, L. (1979), NOT Les pédagogies de la connaissance, Toulouse, Privat.

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Enseigner, par tous ses modèles Chapitre 4

2B. Piaget, Bachelard, VygotskiJean Piaget, Gaston Bachelard et Lev Vygotski sont trois « fi gures tutélaires » pour la compréhension des processus d’apprentissage, bien que leur positionnement par rapport à l’école soit très différent. Seul Vygotski se situe résolument dans un contexte scolaire d’apprentissages explicites. Il met en avant l’action de l’adulte – et particulièrement de l’enseignant – pour stimuler le développement intellectuel de l’enfant. Piaget, bien qu’il ait longtemps dirigé le Bureau international de l’éducation, n’accorde lui qu’une infl uence limitée à l’école, pariant davantage sur la richesse d’un milieu de vie stimulant pour l’en-fant ; mais il a pourtant joui longtemps d’une infl uence considérable en pédagogie. Quant à Bachelard, son infl uence est indirecte, dans la mesure où ses recherches en philosophie et en épistémologie des sciences sont restées nourries de son passé d’ancien professeur de physique au lycée de Bar-sur-Aube, auquel il fait à maintes reprises allusion.

Ces trois références, aussi éminentes soient-elles, sont profondément hétérogènes, et nous nous proposons ici de mettre en perspective les trois auteurs, en évitant tout amalgame. Ils ont quand même en commun de proposer, chacune à sa façon, une conception dynamique et projective de l’activité humaine et de l’apprentissage. Ils utilisent tous trois des concepts et des méthodologies dialectiques, jamais mécaniques. Leur mobilisation raisonnée éclaire différentes facettes de l’acte d’apprendre et de ses diffi cultés. Nous examinerons leurs apports respectifs par une comparaison deux à deux, puis nous proposerons une synthèse d’ensemble.

2B1. Piaget-Bachelard : deux épistémologiesPiaget n’est pas seulement un psychologue, puisqu’il a lui-même revendiqué pour son travail le statut, certes controversé, d’épistémologie génétique. En étudiant les étapes du développement intellectuel, il a tenté de dégager des situations les plus diverses réussies par les enfants et les adolescents, ce qu’il nomme des « schèmes », c’est-à-dire des inva-riants opératoires dans leurs conduites cognitives. Il ne s’intéresse pas à chaque individu en particulier, avec son histoire personnelle et son milieu socio-familial, mais à ce qu’il appelle le « sujet épistémique », c’est-à-dire le noyau rationnel commun à tous, pour en dégager une structure régulière. Il décrit ainsi les « stades » successifs du développement, depuis les opérations concrètes du bébé (préhension, succion…), jusqu’aux opérations les plus abstraites de la pensée formelle (proportionnalité…). Il réfère constamment les progrès observés aux opérations décrites par les logiciens.95

Piaget s’intéresse à la cognition, conçue comme un système général de schèmes « à tout faire », lesquels, dès qu’ils sont disponibles, s’actualisent dans chacun des problèmes à résoudre, moyennant quelques « décalages ». Son apport nous est donc essentiel chaque fois que nous cherchons à comprendre l’apprentissage en termes d’outils généraux de la pensée, ou de compétences transversales. Bachelard s’intéresse, lui, à la conceptualisation spécifi que à chaque domaine, même s’il en tire une liste plus générale d’obstacles pour accéder à la pensée scientifi que. Son apport nous est donc essentiel chaque fois que nous voulons examiner des diffi cultés d’apprentissage particulières à chaque discipline scolaire, caractériser ce qu’il a fallu dépasser du « sens commun » pour construire un concept.

95 PIAGET, J. & PIAGET, J. & PIAGET INHELDER, B. (1966), La psychologie de l’enfant, Paris, PUF, Que sais-je ?PIAGET, J. & INHELDER, B. (1968), Le structuralisme, Paris, PUF, Que sais-je ?PIAGET, J. (1970), L’épistémologie génétique, Paris, PUF, Que sais-je ?

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Chapitre 4 Enseigner, par tous ses modèles

Nous sommes donc en présence de deux épistémologies, autrement dit de deux conceptions différentes de la connaissance. Piaget opte pour des formes de pensée disponibles de façon générale (les fameux schèmes), et capables de s’appliquer aux situations les plus diverses, lesquelles apparaissent comme autant d’habillages concrets des mêmes capacités. On peut donc parler chez lui d’une épistémologie logique et structurale. Quant à Bachelard, il con-sidère la connaissance générale comme le premier des obstacles à surmonter et appelle à une épistémologie critique et régionale, examinant dans chacun des champs du savoir les problèmes spécifi ques rencontrés, ainsi que les obstacles qu’il a fallu surmonter, et dont témoignent la lenteur et les détours de l’histoire des découvertes scientifi ques.96

Piaget Bachelard

Cognition Conceptualisation

Recherche des opérations logiques impliquées ou requises par les activités et les situations

Postulat d’un fonctionnement général de la connaissance

Conquête des concepts qui doivent être cons-truits spécifi quement par chaque discipline

Postulat d’un fonctionnement particulier du savoir dans chaque domaine

Deux épistémologies

2B2. Piaget-Vygotski : deux psychologiesPour Piaget, les interactions de l’enfant avec son milieu sont décisives, car ce sont elles qui sont la source d’un « déséquilibre » de la pensée, lorsqu’une explication disponible ne s’applique plus. Le sujet doit alors construire de nouveaux schèmes plus puissants, et parvient ainsi à une « rééquilibration majorante ». Mais tant qu’un certain niveau du développement n’est pas atteint, il est inutile de le placer dans une situation qui reste hors d’atteinte possible à ce moment-là. Pour lui, l’apprentissage est donc le « fruit » du développement, conçu sur le mode biologique d’une maturation progressive des structures cognitives.

Pour Vygotski au contraire, ce sont les interactions sociales entre les sujets qui sont d’em-blée décisives, puisque c’est en provoquant l’apprentissage de façon sociale, notamment grâce à l’école, qu’on stimule le mieux un développement qui n’a rien de naturel ni de spontané.97 Les apprentissages représentent plutôt pour lui les « fl eurs » ou les bourgeons du développement que ses « fruits ». Évidemment, il ne faut pas en demander trop à l’en-fant, mais il convient de le faire travailler un peu au-delà de ce qu’il sait faire aujourd’hui, dans ce que l’auteur nomme la « zone proximale ».

96 BACHELARD, G. (1938), La formation de l’esprit scientifi que, Paris, Vrin.FABRE, M. (1985), Bachelard éducateur, Paris, PUF.97 VYGOTSKI, L. (1985), Pensée et langage, Paris, Messidor.

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Enseigner, par tous ses modèles Chapitre 4

Nous sommes donc en présence de deux psychologies, expliquant de façon différente les réussites et les échecs. Chez Piaget, c’est une psychologie cognitive individuelle, avec un mouvement d’externalisation qui va du sujet à son environnement, les interactions sociales ayant un statut second. Son apport nous est essentiel chaque fois que nous cherchons à diagnostiquer les « prérequis » qui manquent à un élève, les fonctions cognitives défi -cientes qui expliquent les diffi cultés scolaires. Chez Vygotski, c’est une psychologie socio-cognitive, qui accorde une place essentielle au mouvement d’internalisation, c’est-à-dire à l’intériorisation progressive par chacun d’un savoir qui est d’abord social. Son apport nous est essentiel chaque fois que nous cherchons des procédés pédagogiques propres à stimuler les acquisitions sans attendre.

Piaget Vygotski

Externalisation Internalisation

Apprentissages déterminés par l’état de maturation des structures cognitives

Primauté du biologique qui doit s’ouvrir au monde

Développement stimulé par les apprentissages intentionnels

Primauté du social qui doit s’intérioriser en chacun

Deux psychologies

2B3. Bachelard-Vygotski : deux anthropologiesContrairement aux deux « couples » précédents, il n’existe pratiquement rien dans la littérature concernant les rapports théoriques entre Bachelard et Vygotski. Ils sont pour-tant porteurs de deux projets culturels intéressants à comparer, de deux conceptions de l’« homme nouveau » auquel chacun appelle à sa façon.

Pour Bachelard, l’acculturation passe par le renoncement aux facilités du sens commun, c’est-à-dire à ce que nous savons ou croyons déjà savoir. Les obstacles ne sont pas des diffi cultés, mais le lot commun de notre pensée quotidienne. Ils nous guettent en perma-nence et nous font retomber dans notre fonctionnement coutumier. Seule une vigilance épistémologique du sujet lui permet d’en limiter les effets et d’en parer, autant que faire se peut, le retour.

Pour Vygotski, la nature de l’homme (et de l’enfant) est d’être insérée dans une culture disposée autour de lui dès la naissance, et c’est à son contact que se produit une sorte d’accélération sociale du psychisme, laquelle transforme à mesure son rapport au monde. L’entrée dans la culture est conditionnée par des institutions (dont l’école, émanation de la société), la maîtrise du langage étant l’un des vecteurs principaux de cette « domesti-cation de l’esprit ».

Nous sommes donc en présence de deux anthropologies. Celle de Bachelard met l’accent sur le renoncement par chacun aux facilités qui s’imposent à son es-prit, sur l’ascèse intellectuelle de l’homme qui doit « penser contre le cerveau ».

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Chapitre 4 Enseigner, par tous ses modèles

Son apport nous est essentiel pour prendre conscience des obstacles dans lesquels nous baignons sans le savoir. Celle de Vygotski nous décrit comme nous agrégeant progressi-vement à une communauté qui nous précède, et nous offre des médiations pour nous approprier des outils, des concepts, des œuvres, principalement par le moyen du langage.Son apport nous est essentiel pour comprendre la façon dont nous devenons progressive-ment nous-mêmes, en prenant appui sur le social disposé autour de nous.

Bachelard Vygotski

Ascèse personnelle Médiation sociale

Inhibition des propensions naturelles de l’esprit à disposer d’explications toutes faites

Effort individuel coûteux à fournir

Stimulation par le milieu social de l’accès aux objets culturels disposés autour de nous

Effort collectif d’entraînement dynamique

Deux anthropologies

2B4. Mise en perspective ternaire

Après cette analyse deux à deux, nous proposons pour terminer une tentative de « trian-gulation », afi n de mieux identifi er ce que chacun des auteurs met principalement sous notre regard, et la façon dont les deux autres modulent et nuancent ce regard. Piaget joue le rôle du réaliste (grâce au diagnostic clinique des étapes du développement qu’il décrit), là où Bachelard serait le pessimiste (en raison du « travail de deuil » permanent auquel il appelle) et Vygotski l’optimiste (par l’ambition éducative en vue de laquelle il nous outille).

Piaget sous contrôle Mais chacun gagne à rester placé sous le contrôle des deux autres. Piaget explique « com-ment ça marche », mais il reste sous la vigilance critique :

• de Bachelard, qui pointe le fait que le développement ne résulte pas seulement des progrès positifs de la pensée, mais nécessite également une inhibition de nos réponses spontanées.

• et de Vygotski, qui nous alerte sur le caractère virtuel des processus piagétiens, puisque bien des adultes n’accèdent pas à la pensée formelle, et l’on n’apprend pas en dormant ! Les potentialités du sujet épistémique restent à concrétiser pour chaque sujet réel, et les institutions comme l’école y contribuent de façon décisive.

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Enseigner, par tous ses modèles Chapitre 4

Bachelard sous contrôleBachelard, qui nous fait comprendre « pourquoi ça résiste », est lui sous le double contrôle :

– de Vygotski, parce que le seul accent sur les risques encourus ne décrit qu’en « creux » les apprentissages escomptés, et risque d’être démobilisateur en n’in-sistant que sur les diffi cultés, à défaut d’un projet mobilisateur et dynamisant ;

– et de Piaget, parce que les obstacles ne sont pas seulement des freins : leur dé-passement désigne des progrès intellectuels à réussir, des niveaux de dévelop-pement auxquels accéder.

Vygotski sous contrôleQuant à Vygotski, il désigne « jusqu’où on peut aller », mais sous la surveillance conjointe :

– de Bachelard, puisque l’acculturation entreprise serait réduite à une inculcation forcée, à un procès aliénateur dont le marxisme qui l’inspirait a montré les limi-tes, sans une « conversion » personnellement assumée ;

– et de Piaget, dans la mesure où le volontarisme didactique serait velléitaire et vain en l’absence de potentialités cognitives du sujet, en vertu de l’adage selon lequel « on n’apprend rien à un morceau de bois ».

Exercice 7

Faites le point de ce que vous avez appris de nouveau sur chacun de ces trois auteurs, en combinant les points de vue épistémologique, psychologique et anthropologique. Faites un tableau récapitulatif de leurs points communs et de leurs différences théoriques.

Exercice 8

Lisez au moins un chapitre de ces trois auteurs, en vous servant des références bibliogra-phiques indiquées. Vous pouvez compléter votre information en consultant des ouvrages de présentation de ces auteurs, pour mieux vous imprégner de leur problématique.

Exercice 9

Dites quel regard particulier chacun permet de poser sur les diffi cultés des apprenants et leurs erreurs. Quelles interrogations chacun permet-il de poser sur les modalités de l’intervention pédagogique ?

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Chapitre 4 Enseigner, par tous ses modèles

3. Didactique et pédagogieL’abondance des références ci-dessus pourrait laisser croire que nous entrons dans l’ère d’une pédagogie scientifi que. Cette idée est pourtant une vieille lune puisque déjà, en 1912, Édouard Claparède, prédécesseur de Piaget à Genève, pouvait écrire : « Seul un fondement scientifi que et psychologique donnera à la pédagogie l’autorité qui lui est indispensable pour conquérir l’opinion et forcer l’adhésion aux réformes désirables ». Non seulement, on sait ce qu’il est advenu depuis, mais rétrospectivement, l’œuvre de Claparède ne nous apparaît plus vraiment comme un modèle de scientifi cité. Aujourd’hui, une certaine conception normative de la didactique, s’estimant légitimée par le fruit des recherches des vingt dernières années en ce domaine, risque de reproduire le même mo-dèle… et d’aboutir aux mêmes illusions.

Évidemment, la didactique – mais aussi la psychologie, la sociologie et d’autres sciences humaines – fournissent des outils conceptuels décisifs pour construire et organiser de façon cohérente et raisonnée les dispositifs d’enseignement. Nous y avons suffi samment insisté tout au long de ce chapitre. Mais elles ne fournissent jamais de recettes « clés en mains » qu’il faudrait suivre de façon normative. C’est d’ailleurs pourquoi nous avons employé pour décrire ces outils le mot de « référent ». La pédagogie n’est pas une science d’application de principes supérieurs, mais un champ de l’action humaine dans lesquels ces principes se trouvent impliqués par la décision enseignante d’y recourir, en les mettant au service, non seulement de l’effi cacité didactique, mais aussi de fi nalités éducatives.

Enseigner, c’est déciderCe n’est pas pour autant qu’il faille renvoyer l’enseignement à un art ineffable et intrans-missible, ni au champ de la seule technique de classe. Il faut sans doute suivre Philippe Meirieu, quand il décrit « l’obstination didactique » comme une « folie nécessaire »,puisque c’est la condition pour faire jouer ce qu’il a justement nommé le « postulat d’édu-cabilité ». Autrement dit, la recherche inlassable d’un chemin de l’apprendre mal balisé, là où jusqu’ici tout a échoué. Cela conduit à structurer les situations d’apprentissage en tentant d’en traquer l’aléatoire, jusqu’à ce qu’elles fonctionnent à coup sûr. Mais il ajoute immédiatement l’heureuse existence d’un « reste irréductible », puisqu’aussi parfait que soit le montage didactique, il doit permettre sa subversion par le sujet. Il s’agit simplement d’accepter que la personne de l’autre ne se réduise pas à ce que j’ai pu en programmer. L’effi cacité didactique est donc aussi sa limite. Meirieu conclut, avec le goût du paradoxe qui le caractérise : ” Tout prévoir sans avoir tout prévu. Tout organiser en laissant, pourtant, place à l’imprévisible. « Faire comme si » n’est pas « faire semblant ». Bien au contraire, c’est la seule façon de »faire face » “.98

Philippe Perrenoud ajoute, de façon convergente, que tout auteur d’une méthode aime-rait croire que la démarche d’enseignement qu’il propose est si « bien pensée » qu’elle anticipe les questionnements de l’élève, ses perplexités, ses doutes, ses découvertes, ses cheminements. Mais on passe ainsi à côté de ce fait essentiel que le succès des appren-tissages se joue dans la régulation continue et la correction des erreurs, davantage que dans le « génie de la méthode ». L’erreur et l’approximation sont donc la règle, et il faut constamment rectifi er le tir. Dans cet esprit, la régulation n’est pas un moment spécifi que de l’action pédagogique, elle en est une composante permanente.99

98 MEIRIEU, P. (1991), Le choix d’éduquer, Paris, ESF.99 PERRENOUD, P. « Pour une approche pragmatique de l’évaluation formative », Mesure et évaluation en éducation, 13, 4.

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Enseigner, par tous ses modèles Chapitre 4

Un métier de l’humainEnseigner est donc un métier de la décision en situation, avec ce que cela suppose d’écoute attentive, de réadaptation de la progression établie face aux circonstances, d’improvisa-tion parfois. Quand on le refuse, c’est fi nalement, expliquent encore Meirieu et Develay, une façon pour nous de lutter contre l’angoisse : « Nous préparons des cours et des pro-gressions, nous imaginons tout ce qui pourrait se passer, nous établissons des plans sur lesquels nous restons rivés, incapables d’entendre le léger frémissement d’une parole qui cherche à dire, à se dire. […] Nous savons pourtant bien que le monde n’est vivable que par ses imperfections, et que les machineries sociales parfaites, en leur belle totalité close, interdisent le moindre déplacement qui pourrait survenir à l’initiative d’un vivant. De la « république idéale » de Platon au « meilleur des mondes » d’Orwell, se prolonge la même songerie dangereuse d’un univers de perfection programmée, où les choses n’adviennent que selon des plans savamment établis. Tout ce qui est humain est alors banni ».100 On 100 On 100

connaît le magnifi que petit ouvrage que Meirieu a consacré à ce thème sous le titre Fran-kenstein pédagogue.101

La psychanalyste Mireille Cifali ajoute, sur le registre qui est le sien, que le « technocrate du savoir » s’engage dans la relation au titre même de son aveuglement. Posséder un objet de savoir est rassurant, mais accepter que « j’y suis pour quelque chose » l’est moins. Les maintenir l’un et l’autre tient de la gageure.102

Le principe de retenueMichel Fabre évoque pour sa part le principe de retenue, cher à Michel Serres, qui pour-rait bien apparaître comme la seule façon de déjouer les pièges. Jouir d’une puis sance et ne pas s’en prévaloir, là est le commencement de la sagesse. Le propre de la folie ou de la barbarie – même rationnelles – est de s’étaler toujours, de tendre à occuper tout l’espace. La pédagogie deviendrait alors l’œuvre d’un agent sur un agent sur un agent patient, et non le fruit de l’échange, même dissymétrique, entre des personnes.

Il reprend la distinction aristotélicienne entre praxis et poiesis, qui se distinguent de la façon suivante :

• La praxis est l’activité par excellence, qui ne renvoie à rien d’autre qu’à elle-même, et qui ne cesse pas quand sa fi n se trouve atteinte (la contemplation esthétique, l’exé-cution musicale, la vie elle-même…). Elle est donc autotélique, c’est-à-dire possède en elle-même ses propres fi ns.

• La poiesis signifi e au contraire la production, au sens artisanal d’une fabrication. Ici, l’acte poiesis signifi e au contraire la production, au sens artisanal d’une fabrication. Ici, l’acte poiesisne réside pas dans l’agent mais dans l’oeuvre : le poème, le théorème comme l’objet fabriqué. Elle est au contraire transitive, puisque la fi n réside en de hors de l’action qui en constitue seulement le moyen.

Qu’en est-il de l’enseignement et de la formation ? Il s’agit, selon Fabre, d’une activité mixte, dite « practico-poiétique » :

– praxique, puisque l’individu à former n’est pas un objet à manipuler, mais une personne autonome, à écouter, à respecter, avec qui communiquer ;

100 MEIRIEU, P. & DEVELAY, M. (1992), Émile, reviens vite... ils sont devenus fous, Paris, ESF.101 MEIRIEU, P. (1996), Frankenstein pédagogue, Paris, ESF.102 CIFALI, M. (1994), Le lien éducatif : contre-jour psychanalytique, Paris, PUF.

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Chapitre 4 Enseigner, par tous ses modèles

– mais en même temps poïétique, puisque si le formateur se doit de reconnaître et de respecter l’autonomie de l’autre, il est là pour en favoriser le développement, parfois contre le désir explicite du formé. Son rôle est aussi de le « façonner » en usant de tous les disposi tifs effi caces dont il peut disposer.

C’est pourquoi la formation est toujours de l’ordre du paradoxal, voilà pourquoi y règne souvent la double contrainte.93

Moment didactique, moment pédagogiqueOn peut dès lors caractériser l’acte d’enseigner comme un balancement permanent entre le « moment didactique » et le « moment pédagogique ».

« Moment didactique » « Moment pédagogique »

Objectifs d’enseignementRationalitéIngénierie

Validation rigoureuseStratégie calculéeDéduction logique

ExpérimentationVolonté scientifi que

Finalités éducativesValeursGeste

Parcours collectif

Souffl e transporteurCréation inventive

Expérience cumuléeAventure humaine

C’est dire à quel point il est essentiel d’investir son intelligence dans les situations, en pre-nant appui sur des repères objectifs, mais sans jamais renoncer au jugement personnel.

Exercice 10

Expliquez quelles nouvelles perceptions du métier d’enseignant ou de formateur ce cha-pitre vous a permis de développer. Faites une liste des caractéristiques professionnelles qu’il conviendrait de développer en formation de formateurs.

Exercice 11

Précisez les points sur lesquels ces métiers deviennent, selon vous, plus faciles ou diffi ciles après la lecture de ce chapitre, ainsi que les points d’exigences nouvelles. Interrogez-vous sur la dynamisation nouvelle que peuvent produire les développements précédents.

Exercice 12

Comment vous situez-vous personnellement entre la conception techniciste et la concep-tion humaniste de ces métiers ?

103 FABRE, M. (1994), Penser la formation, Paris : PUF.

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Corrigés des exercicesChapitre 1

Exercice 1

Caractériser ce qui distingue les apprentissages scolaires des autres apprentissages, tels qu’ils se déroulent au quotidien. En déduire un certain nombre de diffi cultés spécifi ques pour les élèves

L’école est un vrai lieu de vie pour les élèves, étant donné l’emprise quotidienne du temps scolaire sur le reste de leurs activités et relations possibles, mais c’est aussi un lieu tout à fait spécifi que à plusieurs points de vue développés dans ce chapitre (rapport à l’espace, au temps, aux autres, à soi...). Et puis, il y a ce fait étrange que ce soit celui qui connaisse le mieux les réponses... qui pose les questions, ce qui confère un statut tout à fait particulier au « dialogue » scolaire.

Exercice 2

Expliquer la signifi cation des expressions « forme scolaire » et « métier d’élève », en montrant leur prégnance dès l’école primaire

La notion de « forme scolaire » a été développée par Guy Vincent pour attirer l’attention sur son caractère historique récent, alors qu’elle nous paraît être la forme « naturelle » et atemporelle de l’enseignement. Elle correspond à l’idée d’une programmation des apprentissages qui, du coup, ne sont plus laissés à l’aléatoire des circonstances et occasions. Mais en même temps, elle délègue au corps enseignant une responsabilité qui était auparavant partagée, et dont d’autres se trouvent désaisis. Elle est fi nalement liée à l’invention de l’enfance.

L’expression « métier d’élève », développée par Philippe Perrenoud, insiste sur le caractère construit des relations sociales scolaires, sur le respect de codes « coutumiers » que les uns et les autres s‘ap-proprient diversement. Elle permet de trouver du sens à des comportements qui peuvent paraître curieux, sinon absurdes, quand on les considère hors de ces constantes tentatives pour décoder les attentes et implicites de l’école.

Exercice 3

Dites en quoi l’école est, pour les élèves, beaucoup plus qu’un lieu d’apprentissage intellectuel fondé sur la seule rationalité. Que signifi e l’expression « curriculum caché » ?

L’expression « curriculum caché », d’usage plus fréquent dans le monde anglo-saxon, attire l’attention sur le fait que les élèves apprennent à l’école bien autre chose que des savoirs. C’est que le métier d’élève évoqué ci-dessus concerne aussi, et peut-être d’abord, des habitudes et attitudes construites au quotidien : apprendre à rester longuement assis, à ne pas coopérer, à morceler ses activités, à vivre en permanence sous un regard évaluatif, à ne pas faire montre plus qu’il ne faut de ses compétences, à supporter les injustices, à faire des choses sans les comprendre, etc. À travers ce mode d’organisation de la vie quotidienne, se trouvent en jeu la création d’habitus, une acculturation à certaines valeurs... qui peuvent s’avérer assez éloignées de celles que proclame par ailleurs l’institution.

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Chapitre 1

Exercice 4

Décrivez ce qui est susceptible de faire réussir ou échouer un élève à l’école, indépendamment des différences de ses possibilités cognitives

On peut comprendre, à partir de ce qui précède, que la réussite ou l’échec ne sont pas liés au seul contenu cognitif des apprentissages ni aux seuls obstacles à la rationalité des disciplines. Il n’y a d’ailleurs aucune correspondance simple entre le « niveau scolaire » et les scores obtenus aux dis-ciplines qui, comme les mathématiques, mettent le plus en jeu la logique. Les choses dépendent largement d’une capacité à s’adapter aux caractéristiques du système, et à dissimuler leurs incerti-tudes. Les élèves sont toujours gagnants à « raisonner sous infl uence » et à doser leurs efforts sur un mode stratégique. Les « bons » le savent et intègrent vite les codes gagnants !

Exercice 5

Comment expliquez-vous les écarts entre les ambitions formatives élevées de l’école et la réalité de ses pratiques quotidiennes, en termes d’activités demandées aux élèves ?

Derrière les déclarations d’intention ambitieuses, le fonctionnement quotidien de l’école relève plutôt de la monotonie répétitive, de la lenteur des leçons et de leur bas niveau d’exigence théori-que. Le décalage s’explique par une convergence entre systèmes d’explications divers : sociologique (l’affi chage ambitieux évitant le regard soupçonneux), bureaucratique (en reproduisant des formes d’enseignement économiques, idéologique (la légitimité de l’école se maintenant en masquant l’hétérogénéité « fi n de siècle » des attentes sociales dans le discours), formatif (les enseignants sous-estimant la diffi culté de leurs exercices), pragmatique (en demandant beaucoup dans l’espoir d’obtenir peu)... Mais de tels écarts sont peut-être inévitables, sinon nécessaires, pour éviter l’ins-trumentalisation des pratiques scolaires.

Exercice 6

Entraînez-vous à caractériser différentes activités scolaires, à l’aide de la taxonomie de Bloom. Vous pouvez vous appuyer sur votre expérience d’enseignant ou d’ancien élève, analyser les exercices demandés à des enfants de votre entourage, ou prendre comme support les manuels scolaires

Il est rappelé que Benjamin Bloom a classé les objectifs pédagogiques en six catégories hiérar-chisées, de la plus mécanique et répétitive à la plus exigeante et créative (connaissance, compré-hension, application, analyse, synthèse, évaluation). La « mode » des objectifs est un peu passée aujourd’hui (même si on peut la retrouver derrière certains référentiels de compétences) mais les grilles d’analyse de la pédagogie par objectifs fournissent encore d’utiles indicateurs du fonction-nement didactique.

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Chapitre 1

Exercice 7

Expliquez ce qui distingue les divers types de rapport au savoir : psychologique, sociologique, épistémologique. Précisez les fondements théoriques de chacun de ces rapports

Le rapport au savoir psychologique renvoie aux dimensions affectives et émotionnelles de tout apprentissage, qui bouscule nécessairement l’équilibre de la personne. la psychanalyse a même montré que tout rapport au savoir s’enracine dans les pulsions sexualisées de la petite enfance, qui doivent être sublimées. Il arrive autrement qu’un profond désir de savoir soit contrecarré par une peur d’apprendre.

Le rapport au savoir sociologique évoque les infl uences sociales sur la signifi cation des savoirs, et les stratégies d’attentes des familles vis-à-vis de l’école. Chaque élève vit ainsi sa scolarité de façon différentielle, sur un mode valorisé ou dévalorisé (selon qu’on envisage la connaissance comme un « gai savoir », ou que la « vraie vie » est considérée comme ailleurs), autonome ou dépendant(selon qu’on se mobilise personnellement, ou tout est passivement attendu de l’enseignant), pré-sent ou différé (selon que les compétences futures sont préparés dès aujourd’hui en fonction d’un projet personnel, ou qu’on attend de l’école qu’elle procure plus tard un « bon métier » comme par imprégnation).

Le rapport au savoir épistémologique porte plus précisément sur la conception des connaissances qu’élaborent les élèves à travers leur histoire scolaire. Certains en restent aux dimensions pragmati-ques et utilitaires, quand d’autres entrevoient au moins une part de gratuité spéculative. En suivant les mêmes leçons, les uns et les autres peuvent vivre les mêmes savoirs comme résultats ou processus, comme conquête ou asservissement, comme mémorisation ou ouverture à d’autres mondes.

Exercice 8

Précisez les différentes façons possibles de concevoir et de vivre une discipline scolaire et ses exi-gences. Vous distinguerez le cas de l’élève et celui de l’enseignant, voire celui des parents

La perception des disciplines est caractéristique du rapport épistémologique évoqué ci-dessus. Elles peuvent être vues comme un simple découpage « géographique » commode des secteurs de la connaissance, ou comme une entrée dans le type d’intelligence des choses que chacune rend possibles. Qu’est-ce qui caractérise une discipline pour les élèves : la personnalité des professeurs qui la leur ont enseignée ? le type de salle et de matériels didactiques utilisés ? la forme des acti-vités, exercices ou problèmes ? C’est souvent un mélange des ingrédients précédents, davantage qu’une claire conscience des questionnements et problématiques mis en œuvre, ainsi que des outils conceptuels que l’histoire de la discipline a permis de construire. Mais à vrai dire, est-ce toujours si limpide pour les enseignants eux-mêmes ?

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Chapitre 1

Exercice 9

Que permet de comprendre la différence entre le rapport générique « au » savoir et le rapport spécifi que « aux » savoirs disciplinaires ? Indiquez comment cela peut infl uer sur le devenir sco-laire des élèves

Le rapport générique « au » Savoir infl uence la perception qu’a l’élève de la signifi cation d’ensem-ble des activités scolaires. Tous ne réalisent pas suffi samment qu’ils sont à l’école pour apprendre ; il y a en tout cas ambiguïté sur la signifi cation de ce terme. Certains se contentent d’effectuer et d’enchaîner les tâches demandées (même avec conscience), avec le sentiment d’avoir travaillé mais sans se mobiliser pour en « extraire » les savoirs : qu’ai-je appris aujourd’hui ? pourquoi nous a-t-on fait cette leçon ?

Le rapport à « un » savoir spécifi que joue davantage sur la signifi cation intellectuelle de chaque discipline, sur sa logique de fonctionnement, sur ce qui la différencie des autres disciplines voisines. Il concerne la réussite immédiate en aidant à dégager les idées-clés de la leçon, faute desquelles tout reste mis sur le même plan, et encombre l’esprit au lieu de l’éclairer. Il infl uence le devenir scolaire des élèves en permettant des rencontres théoriques, lesquelles peuvent déclencher un parcours intellectuel et professionnel qui n’était pas joué d’avance.

Exercice 10

Expliquez ce qu’on appelle l’épistémologie d’une discipline. Voyez-vous des différences entre son épistémologie « savante » et son épistémologie « scolaire » ?

L’épistémologie d’une discipline examine le mode d’élaboration particulier de la connaissance dans le champ qui la concerne. C’est ainsi qu’une théorie ne s’élabore pas de la même façon en physique et en histoire, ou l’administration de la preuve n’emprunte pas les mêmes modes de raisonnement en mathématiques ou en biologie. Chaque discipline fait fonctionner un forme d’argumentation spécifi que, auquel l’enseignement essaie d’initier les élèves. L’histoire de chaque discipline est également très instructive sur son mode de fonctionnement théorique.

Mais pour autant, l’épistémologie scolaire n’est pas l’épistémologie savante, dans la mesure où l’enseignement n’est jamais le décalque de la recherche. C’est tout le problème de la transposition didactique. Certes, pour être légitimes, les contenus enseignés ne doivent pas être trop distants des disciplines académiques, mais dans le même temps les activités scolaires sont mises en œuvre pour discipliner l’esprit des élèves. Elles développent des opérations mentales et des formes de raisonnement qui ont leur logique propre. L’école dispose d’une autonomie de fonctionnement par rapport aux contraintes du savoir savant.

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Corrigés des exercicesChapitre 2

Exercice 1

Précisez l’intérêt des supports matériels pour les apprentissages intellectuels, en recherchant éven-tuellement des exemples personnels. Voyez-vous aussi des limites, des dangers ou des dérives à une « pédagogie concrète » ?

La pensée la plus abstraite a besoin de se cristalliser dans des modèles ou des images permettant de se la représenter et de la « manipuler » mentalement. A fortiori, l’apprentissage gagne, une fois déterminé l’objectif conceptuel, à utiliser des supports matériels variés, qui mettent en jeu la diversité de nos systèmes sensoriels. La richesse de son « encodage » favorise toujours la mémori-sation d’un concept.

Ce n’est pas pour autant une « pédagogie concrète », avec ce qu’elle peut laisser supposer d’abais-sement des exigences, car l’image et la manipulation sont aussi à l’origine de tous les obstacles. Il s’agit de prendre appui sur le concret pour mieux abstraire, au lieu que l’enseignement plonge d’emblée les élèves dans un univers théorique qui leur est étranger. Abstraire, comme un processus, n’est pas synonyme de l’abstraction comme un état.

Exercice 2

Indiquez de quelles manières les relations entre maître et élèves infl uent sur les situations d’ap-prentissage et sur les acquisitions des élèves

L’apprentissage n’est pas un pur jeu de l’esprit, mais implique des interactions personnelles, no-tamment avec l’enseignant. Il appartient à ce dernier de créer dans la classe le climat de confi ance et de respect mutuel, nécessaire à la prise de risque que constitue tout apprentissage. La place de l’erreur doit être envisagée de ce point de vue. Sur un autre plan, l’enseignant ne doit jamais oublier que, quoi qu’il fasse, il est pour les élèves un adulte de référence possible et que ceux-ci peuvent chercher à s’identifi er à lui pour construire leur vie. L’enjeu est d’accepter tranquillement de tels jeux d’identifi cation, en évitant d’en abuser d’une façon démagogique ou captatrice. La proximité et l’écoute n’empêche nullement la relation d’autorité, dans ce qu’elle a de nécessaire pour faire apprendre et faire grandir.

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Chapitre 2

Exercice 5

Peut-on parler, d’une façon générale, d’élèves non motivés ? Indiquez ce que peuvent recouvrir, selon vous, les comportements ainsi qualifi és. Recherchez dans plusieurs directions.

La motivation est trop souvent envisagée comme un préalable nécessaire chez l’élève pour que les dispositifs didactiques puissent fonctionner. Du coup, les enseignants n’en parlent généralement qu’en « creux », en se plaignant d’une absence de motivation qui nuit à leur effi cacité profession-nelle. C’est oublier trois choses essentielles : 1) que les élèves dits non motivés montrent souvent d’autres motivations dès qu’ils quittent l’école ; 2) qu’il n’y a aucune raison qu’ils soient motivés a priori sur tout ce qu’on leur propose, surtout à heure fi xe ; «) que la motivation est aussi un pro-priori sur tout ce qu’on leur propose, surtout à heure fi xe ; «) que la motivation est aussi un pro-prioriduit des activités scolaires, et qu’il appartient au maître de la faire naître et croître, plutôt que de l’attendre passivement.

La non-motivation de certains n’est pas une absence, un manque, mais elle résulte plutôt d’un « trop plein » lié à une mémoire scolaire diffi cile, quand ce n’est pas douloureuse. Elle relève d’un état de résignation appris, lorsque instruits par l’expérience ils redoutent de ne pas réussir. On sous-estime à quel point les élèves en diffi culté tirent des bénéfi ces symboliques... de leur persévérance dans l’échec, quand réussir à apprendre leur paraîtrait plus inconfortable.

Exercice 6

Expliquez la différence entre motivation intrinsèque et motivation extrinsèque. De quelle façon la motivation extrinsèque peut-elle nuire à l’apprentissage ? Cherchez avec quelles théories d’ap-prentissage on peut la mettre en relation

La motivation extrinsèque est déterminée par l’espoir d’un bénéfi ce, d’une récompense, ou par l’évitement d’un inconvénient, d’une sanction. Elle est donc pilotée « de l’extérieur » de l’individu, et peut être reliée à une psychologie béhavioriste, basée sur le conditionnement. La motivation intrinsèque est liée, elle, au plaisir d’une activité pratiquée pour elle-même et pour les bénéfi ces qu’en tire le sujet, « de l’intérieur ». Elle est mieux en résonance avec la psychologie cognitive fon-dée sur la résolution de problèmes.

Le problème qui se pose à la pédagogie est que l’appui sur la motivation extrinsèque, fréquent à l’école (ne serait-ce que par les notes), vient en confl it avec le développement de la motivation intrinsèque. Il faut savoir si la fi nalité de l’école vise la simple réussite des activités didactiques avec un faible investissement personnel, ou si celles-ci ne sont que des stratégies destinées à développer un engouement pour la connaissance elle-même ?

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Chapitre 2

Exercice 7

De quelles façons l’enseignant et le formateur doivent affronter dans leur pratique différents paradoxes qui se présentent dans la relation d’apprentissage ? Recherchez de quelles façons ces paradoxes peuvent être pris en compte

Les paradoxes de l’acte d’apprendre sont nombreux. D’abord le fait que ce soit l’élève qui doive ap-prendre par ses moyens propres, sans qu’on puisse se substituer à lui, alors que ceux-ci sont notoirement insuffi sants puisque précisément il est ignorant. L’enseignant doit donc procurer une connaissance (dont l’élève ne peut avoir idée sans lui), mais ce qu’il propose risque constamment de biaiser le processus cognitif qu’il a en charge d’initier (en installant l’élève dans la dépendance). Toute la pédagogie des situations-problèmes, avec les énigmes qu’elle propose, cherche à travailler ce paradoxe en motivant les élèves de façon intrinsèque. D’autres paradoxes pourraient être notés ainsi :

– les activités de résolution de problème ou sur projet génèrent un engouement facile, mais elles peuvent opacifi er l’objectif visé pour ceux qui en resteront à la logique de l’action. Cer-tains ne voient que le plaisir de la « lettre aux correspondants », quand réussir suppose une lucidité sur le fait qu’on apprend ainsi l’orthographe et la grammaire !

– les élèves en diffi culté, par les activités de remédiation et de soutien qu’on organise pour eux, sont appelés à en « faire plus » quand ils aspirent souvent à en « faire moins », d’autant plus qu’ils sont ainsi désignés négativement ;

– l’appui sur les intérêts spontanés est favorable à la motivation et à la signifi cation des activi-tés, mais avec le risque constant de laisser les élèves dans leur « rail », quand apprendre c’est accéder à un monde d’intérêts nouveaux, a priori insoupçonnables ;a priori insoupçonnables ;a priori

–inverser la spirale de l’échec suppose qu’on mette en valeur le moindre progrès de chacun, au risque d’entretenir une illusion sur le niveau réel et de buter sur une déconvenue fi nale...

Exercice 8

Dites en quoi l’autonomie de l’élève est nécessaire pour apprendre, et en quoi elle ne saurait suffi re. Proposez une ou plusieurs défi nitions de l’autonomie

L’autonomie est conforme aux acquis de la psychologie sur la façon dont peuvent évoluer les structu-res mentales de l’élève. Toute pédagogie qui ne postule pas l’autonomie du sujet risque de tomber dans un conditionnement qui n’atteindra pas les objectifs de formation. Il est donc très utile de favoriser l’expression de diverses démarches de résolution, de faire comparer différentes stratégies de raisonnement dans la classe, plutôt que de privilégier la conformité à un canevas imposé.

Il n’en reste pas moins que la défi nition de l’autonomie reste toujours problématique. Elle peut être considérée comme une fi n désirable mais qui nécessite les moyens du guidage étroit ; elle peut au contraire s’envisager comme un préalable nécessaire pour libérer l’énergétique du sujet apprenant ; elle peut encore se comprendre à travers la maîtrise de concepts qui permettent à la pensée de s’envoler dans de nouvelles directions. Bref, la question de l’autonomie ne se ramène jamais à une simple question d’effi cacité didactique, mais doit aussi se discuter en termes d’enjeux sur les valeurs et fi nalités de l’éducation.

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Chapitre 2

Exercice 9

Recherchez quelles infl uences peut avoir le style cognitif de l’apprenant dans l’appropriation des savoirs scolaires. Dans quel sens la diversifi cation des pratiques d’enseignement peut-elle se révé-ler comme une bonne stratégie pédagogique ?

Le style cognitif personnel à chaque apprenant vient nécessairement interagir avec celui qui est propre à l’enseignant. Les méthodes choisies peuvent être favorables à une façon personnelle de piloter les apprentissages ou, au contraire, la prendre à contre-pied. Elles ne doivent donc pas seu-lement être examinées en fonction de la nature des opérations mentales sollicitées, mais aussi en fonction de leurs modalités de sollicitation (auditive/visuelle, dépendante/indépendante à l’égard du champ, etc.)

Dans ces conditions, on pourrait penser utile de « tester » les élèves au sujet de leurs styles co-gnitifs, dans le but de s’y adapter. Mais ces styles s’avèrent très complexes et multidimensionnels, donc diffi ciles à « cartographier » sans simplisme. De plus, le risque serait de les réifi er en pensant seulement les diagnostiquer, alors qu’il s’agit plutôt de favoriser leur enrichissement évolutif. Une diversifi cation des stratégies pédagogiques utilisées dans chaque discipline (successive et simulta-née) est alors mieux à même de permettre un appui sur les identités tout en confrontant les élèves à l’altérité, de leur fournir des points d’appui en introduisant de la souplesse.

Exercice 10

Examinez les effets possibles d’inadaptation scolaire des styles d’apprentissage impulsif et réfl exif. Quelle différence faites-vous entre un élève réfl exif et un élève réfl échi ?

« Être réfl exif » n’est pas synonyme de « réfl échir », et l’impulsivité n’est pas l’absence de réfl exion. Il s’agit de deux modalités d’accès à la réfl exion, qui s’analysent par les délais de réponse plus ou moins long de chacun, en relation avec l’effi cacité de la réponse proposée.

L’avantage scolaire de l’impulsivité est sa bonne adéquation avec le désir, souvent noté dans les bulletins scolaires, que les élèves « participent » activement à la leçon : les impulsifs sont souvent ceux qui font « marcher » la classe ! Mais en même temps que les enseignants exigent des réactions immédiates à leurs questions pour que fonctionne le « dialogue pédagogique », ils se plaignent souvent de l’insuffi sance ou de la pauvreté des réponses. « Réfl échissez ! », disent-ils souvent, sans voir qu’ils ne le permettent pas. Ils suffi rait, pour qu’interviennent davantage les réfl exifs, plus in-tolérants à l’erreur, que soient respectées ne seraient-ce que quelques secondes de silence en vue d’une élaboration mentale. D’autres mains alors se lèveraient....

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Chapitre 2

Exercice 11

Comment caractériseriez-vous le pari de l’éducabilité cognitive ? Recherchez ce qui a conduit à développer ce type de méthode, au cours des dernières années.

L’éducabilité est le pari porté sur la possibilité de tout sujet à entrer dans la connaissance, dès lors qu’on lui désigne une voie d’accès possible. C’est un postulat nécessaire pour contrer les « effets de fermeture » si naturels au système (« Avec lui, tout a été essayé », « J’ai déjà eu son frère »...), et relancer un volontarisme qui ne prend pas son parti de l’état des choses. L’éducabilité est le contraire du renoncement pédagogique, avec ses explications bien connues sur le handicap socio-culturel.

L’intérêt pédagogique pour cette question a été activé par les questions liées à l’hétérogénéité croissante des classes, aux diffi cultés scolaires de nombreux élèves défavorisés, et au souci de différencier la pédagogie dans une école de la réussite. Cette perspective a conduit à « recycler » certaines méthodes plus anciennes.

Exercice 12

Recherchez les points communs aux différentes méthodes d’éducabilité cognitive. Précisez leurs effets positifs, mais aussi ce sur quoi elles obligent à la vigilance. Réfl échissez aux façons de rendre l’autonomie du sujet compatible avec ces méthodes

Dans le prolongement de la question précédente, il ne faut pas confondre l’éducabilité envisagée comme une posture, fondamentalement philosophique et éthique, avec diverses méthodes dites d’éducabilité cognitive, dont l’effi cacité est encore aujourd’hui discutée (les plus connues étant les PEI et les ARL). En cherchant utilement à opérationnaliser le postulat d’éducabilité, elles prennent le risque de l’instrumentaliser. Souvent inspirées de la psychologie de Piaget, et du caractère transversal que celui-ci attribue aux « schèmes » de pensée, elles cherchent à faire l’économie du détour par les disciplines pour faire accéder directement à des opérations mentales ou à des fonctions cogni-tives générales. Mais outre qu’elles ne sont pas toujours exemptes d’enjeux lucratifs, ces méthodes viennent buter sur les diffi ciles problèmes du transfert, examinés dans le chapitre 4.

Ces méthodes, chaque fois qu’elles permettent une « remobilisation cognitive » renforcent l’auto-nomie intellectuelle des sujets, et leur ouvrent l’accès à des modes de raisonnement qui leur étaient barrés. Mais le risque est celui d’un enkystement dans des séries d’exercices répétitifs, adaptés des épreuves piagétiennes, justement construites hors contenus scolaires pour qu’elles ne soient pas objets d’apprentissage. Si bien que certains auteurs critiques expliquent qu’en fait d’éducation de l’intelligence, cela revient à un entraînement systématique au passage de tests !

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Corrigés des exercicesChapitre 3

Exercice 1

Recherchez dans les manuels scolaires de différentes disciplines, ce qui est de l’ordre des informa-tions et ce qui est de l’ordre du savoir. Comparez la longueur des listes obtenues et examinez les conséquences en termes de compréhension par les élèves

La différence est spectaculaire. Le nombre d’informations élémentaires d’une leçon « ordinaire » est fréquemment de l’ordre de 40 à 50, dans lesquelles se mêlent indistinctement les notions im-portantes, les rappels au déjà connu, le vocabulaire associé et les exemples développés. Les notions clés se limitent, elles, à 2 ou 3. Cette opposition renvoie aux positions respectives de l’élève novice pour qui tout se situe sur le même plan, et de l’enseignant expert capable d’extraire et synthétiser les informations centrales.

Les conséquences sont importantes en termes de signifi cation comme de mémorisation. L’incapacité des élèves à hiérarchiser ces informations les laisse face à une accumulation hétéroclite qui masque le sens de la leçon. Celle-ci ne répond plus à aucune question, et ils font face à une « marée haute » qui les submerge. Le décalage est donc net entre la structuration hiérarchique de la mémoire séman-tique et ce fl ux anomique. Par voie de conséquence, la mémorisation de telles listes reste aléatoire, souvent au-delà du possible dès lors que les élèves sont en situation de surcharge cognitive.

Exercice 2

Expliquez pourquoi la présentation aux élèves des résultats de savoirs disciplinaires ne suffi t pas à leur procurer un savoir digne de ce nom. Dites quelle activité mentale supplémentaire est néces-saire pour leur en permettre l‘accès

L’élaboration d’un savoir disciplinaire nouveau se traduit par de nouvelles publications. Mais le sta-tut de celles-ci est différent au sein de la communauté de recherche et pour le grand public, même cultivé. Chez les chercheurs du champ, ces écrits alimentent le débat et restructurent les positions théoriques (elles participent du processus d’investigation), alors qu’elles ne sont qu’un processus d’investigation), alors qu’elles ne sont qu’un processus produit pour produit pour produitles lecteurs extérieurs. C’est le moment où un savoir se réifi e en informations nouvelles, ce qui est souvent le cas de la vulgarisation scientifi que.

Pour accéder à un savoir digne de ce nom, les élèves doivent non seulement prendre connaissance des informations contenues dans leurs manuels (ce qu’imagine trop souvent l’enseignant), mais accéder à la problématique correspondante. Cela suppose souvent une rupture épistémologique pour renoncer à ce qu’ils savent déjà, condition pour entrer dans un questionnement nouveau.

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Chapitre 3

Exercice 3

Commentez l’idée selon laquelle l’école enseigne des contenus décontextualisés, comme si les savoirs étaient des réalités éthérées, sans histoire. Faites appel à votre expérience personnelle pour repérer quelles disciplines vous ont donné un savoir plus opératoire et vivant que d’autres, et essayez d’en comprendre les raisons

Les savoirs ne sont pas des « choses », mais correspondent à l’établissement de nouvelles relations entre les choses et de nouveaux éclairages. En ce sens, ils ne sont pas déclaratifs mais opératoires, au sens quasi chirurgical du terme (opérer selon une découpe nouvelle du réel). De plus, les savoirs ne sont jamais défi nitifs, mais correspondent à la meilleure adéquation possible, à un moment donné, entre les concepts et modèles d’une part, les données empiriques d’autre part. Ils sont toujours « en sursis », la science étant un mode de connaissance critique.

Mais si les théories antérieures à celles qui ont cours aujourd’hui sont défi nitivement sanctionnées par le progrès des connaissances, elles ne sont pas sans intérêt pour reconstituer l’histoire des ques-tions et des problèmes étudiés par la discipline. C’est là une condition pour comprendre le sens de ceux qu’elle traite aujourd’hui, mais aussi pour interpréter les obstacles auxquels sont affrontés les apprenants (voir chapitre 4).

Exercice 4

Pouvez-vous trouver des exemples empruntés à votre scolarité où, au lieu de comprendre seule-ment les notions enseignées, vous soyez devenus capables de les penser ? Pouvez-vous situer ces moments de bascule dans votre chronologie personnelle ? À l’inverse, citez des domaines que vous pensez avoir compris sans disposer d’une autonomie intellectuelle suffi sante pour en comprendre les enjeux

À chacun de reconstituer ces moments de bascule... qui peuvent être très tardifs dans une scolarité. Ce n’est quelquefois qu’à un niveau universitaire déjà avancé que s’effectue la prise de conscience qu’on n’apprend pas des faits, mais qu’on se construit des outils. La pensée scientifi que (de l’as-tronomie à la sociologie, de la biologie à la psychanalyse) diffère de la pensée commune par cette capacité à revisiter à nouveaux frais ce que chacun doit avoir su, croit avoir vu. Toute science est ainsi une « philosophie du non », selon l’expression de Bachelard, dans la mesure où elle bouscule les évidences, ébranle les certitudes, contredit l’intuition, se méfi e des données sensibles.

Exercice 5

À la lecture de cette partie, comment distingueriez-vous un concept d’une notion ? Cherchez à les contraster sous forme d’une courte liste de caractéristiques

Notion ConceptÉlément à mémoriser Outil à faire fonctionnerInformation déclarative Système explicatif ou interprétatif Clôt un travail scolaire Ouvre sur une activité intellectuelle Remplit le vide de l’ignorance Transforme des conceptions préalables

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Chapitre 3

Exercice 6

Cherchez à caractériser par contraste la matrice disciplinaire de deux ou trois domaines. Listez, à titre d’exemple, des objets, des tâches caractéristiques, des connaissances déclaratives et procédu-rales, des concepts intégrateurs

• Objets : ballon, grenouille, livre de lecture, équerre, carte murale

• Tâches caractéristiques : fi gure gymnique, dessin d’observation, tracé géométrique, dissertation, coupe topographique

• Connaissances déclaratives et procédurales : élan, appui, participe passé, isolant, triangle isocèle, pschent, Mésopotamie

• Concepts intégrateurs : civilisation, énergie, évolution, équilibre chimique, grammaire de textes

Exercice 7

Faites un tableau comparatif de la pluridisciplinarité, de l’interdisciplinarité et de la transdiscipli-narité. Cherchez pour chacune de nouveaux exemples

Exercice 8

Dites comment les disciplines et l’interdisciplinarité (au sens large) se complètent plus qu’elles ne s’opposent

La connaissance est d’abord disciplinaire puisque chaque discipline se défi nit par un fonctionne-ment particulier, avec ses concepts, ses formes de raisonnement, ses modalités de conclusions et d’inférences. Le réel n’est rationalisable que par plaques limitées, et la « disciplinarité » est même une condition de possibilité pour la connaissance, qui autrement reste générale. Or si la quête du général répond à un besoin psychologique d’unité et de synthèse, pour échapper à la « balkani-sation » de l’esprit, elle relève du mythe nostalgique. Bachelard défi nissait même la connaissance générale comme le premier obstacle à l’émergence d’une pensée scientifi que, et appelait à une connaissance « régionale ».

Faut-il pour autant en conclure que l’interdisciplinarité (au sens large) soit un leurre ? La réponse est négative, dès lors que la primauté du mouvement disciplinaire est assurée. Pour autant, la spécialisation ne gagne pas à tourner à l’enfermement autiste. Les confrontations théoriques et épistémologiques sont même essentielles à la compréhension de ce qui fait la spécifi cité de chaque champ, dès lors que la confusion et l’amalgame sont évités.

Pluridisciplinarité

Travail sur un thème commun à partir duquel les différentes disciplines divergent

Logique motivationnelle

L’eau, l’arbre, la mort, la ville, l’enfance...

Interdisciplinarité

Contribution de diversesdisciplines à la résolution d’un problème complexe

Logique pragmatique

Réalisation d’un spectacle, or-ganisation d’un voyage...

Transdisciplinarité

Recherche de compétences transversales et analyse com-parée du fonctionnement

Logique épistémologique

Les modes de raisonnement, l’imagination, les fonctions...

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Corrigés des exercicesChapitre 4

Exercice 1

Recherchez dans votre expérience personnelle d’ancien élève, d’enseignant ou de formateur, les modèles pédagogiques que vous avez rencontrés. Mettez vos réussites et vos diffi cultés en rela-tion avec les limites de validité de chaque modèle

Relisez les caractéristiques, et surtout les limites de validité des trois modèles présentés : transmissif, béhavioriste et constructiviste. Rappelez-vous qu’aucun modèle n’est absolu, sans contreparties ni dérives, ce qui doit conduire à raisonner et calculer leur usage composite.

Exercice 2

Recherchez dans la littérature pédagogique (du côté des grands pédagogues mais aussi dans les revues pédagogiques) les modèles qui vous paraissent dominants. Vous pouvez examiner de la même façon des manuels scolaires, des fi ches pédagogiques ou des documents multimédia desti-nées aux élèves

Vous noterez sûrement des décalages entre le fond et la forme des documents pédagogiques. Bien des cédéroms actuels dits interactifs, reposent sur les mêmes principes que ceux de l’enseignement programmé des années 70, avec une logique fondamentalement béhavioriste. les bonshommes à cliquer et les graphismes sympa n’y changeant rien ! De la même façon, la superstructure des ma-nuels scolaires a beaucoup évolué, avec usage de la quadrichromie et questionnements attrayants. Mais dans bien des cas, ce n’est là que simple rhétorique (voire argument commercial), avec une conception de la connaissance et des apprentissages qui reste foncièrement cumulative.

Exercice 3

Tentez de caractériser vos propres dominantes si vous êtes enseignant ou formateur, ou si vous vous destinez à le devenir. Réfl échissez à des évolutions personnelles qui vous semblent possibles ou souhaitables après la lecture de cette partie

À titre, d’illustration, vous trouverez ci-dessous 40 propositions pouvant compléter la phrase : « FAIRE APPRENDRE, C’EST D’ABORD... ». Choisissez les trois propositions auxquelles vous adhérez le plus, et les 3 que vous rejetez le plus nettement. Si vous le pouvez, comparez vos choix avec ceux d’autres enseignants et personnes de votre entourage, et discutez des implications en termes de modèle pédagogique personnel.

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Chapitre 4

1. Amener les élèves à vérifi er leurs idées, justes ou fausses

2. Favoriser les échanges dans des petits groupes

3. Faire bien apparaître les deux ou trois idées importantes

4. Utiliser les contradictions qui apparaissent dans la classe

5. Tolérer des idées fausses, le temps d’une prise de conscience

6. Bien expliquer ce qui doit être fait et comment le faire

7. Donner des responsabilités dans la conduite du travail

8. Mettre en relation des éléments appris à différents moments

9. Développer des arguments face aux opi nions émises

10. Rendre actif pour faciliter l’appropriation des notions

11. Bien organiser les traces écrites qui restent au tableau

12. Introduire des situations de jeu et des simulations

13. Surveiller la manière dont sont prises les notes

14. Aborder les notions selon une progression rigoureuse

15. Laisser place à des essais et à des tâtonnements

16. S’appuyer sur des schémas pour faciliter la structuration

17. Provoquer des erreurs parce qu’on les sait productives

18. S’appuyer sur un bon manuel de référence

19. Faire travailler sur des documents authentiques

20. Éviter les situations qui génèrent l’émotion ou l’angoisse

21. Conclure chaque activité par un résumé très clair

22. Établir un climat favorable et de bons rapports dans la classe

23. Vérifi er que chacun est bien attentif à la tâche demandée

24. Développer des situations d’énigme et de défi

25. Donner à chacun le temps d’une reformulation personnelle

26. Faire vivre un plaisir intellectuel partagé

27. Contrôler la qualité du travail personnel fourni

28. S’attacher à rendre possible un succès pour chacun

29. Corriger attentivement les fautes commises

30. Prendre appui sur les savoirs déjà disponibles

31. Choisir avec soin ses exemples et illustrations

32. Bien ajuster ses explications aux diffi cultés repérées

33. Faire comprendre le « pourquoi » de chaque activité

34. Prévoir des variantes possibles de la leçon

35. Structurer le cours en allant du simple au complexe

36. Donner un corrigé chaque fois qu’on rend un devoir

37. Permettre aux élèves de s’évaluer eux-mêmes

38. Prendre appui sur l’expérience et le vécu des élèves

39. Respecter la diversité des démarches individuelles

40. Veiller à l’enchaînement rigoureux des séquences

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Chapitre 4

Exercice 4

Faites l’inventaire des concepts précédents dont vous connaissiez l’existence et de ceux que vous avez découvert à la lecture. Pour ceux qui vous étaient connus, précisez quel regard nouveau le texte vous a permis de poser sur eux

Nous rappelons la liste des concepts présentés : conception alternative (ou représentation des élèves), obstacle épistémologique et objectif-obstacle, confl it socio-cognitif, zone proximale, étayage et for-mat, métacognition, transfert et compétence transversale, médiation. Chacun d’eux possède un (ou des) sens précis, en référence à des auteurs et publications que nous avons signalés, mais victimes du succès des didactiques, certains font l’objet de reprises avec des signifi cations assez relâchées. Entraî-nez-vous à reconnaître les usages rigoureux de ces termes des simples « vulgates ». Dans le premier cas, ces concepts permettent de nouvelles lectures des situations d’enseignement ; dans le second, on risque l’habillage modernisé, « didactiquement correct », de pratiques inchangées.

Exercice 5

Recherchez, à l’aide des ouvrages cités en référence, une citation caractéristique du plus grand nombre d’auteurs cités. Vous pouvez aussi vous aider du Dictionnaire encyclopédique de l’édu-cation et de la formation (Nathan) et de Pédagogie : dictionnaire des concepts-clés (ESF) pour compléter votre compréhension et confronter des sources différentes

Il s’agit là d’un travail de longue haleine, que vous ne ferez ici qu’amorcer. C’est une habitude à prendre à l’occasion de toute lecture en sciences de l’éducation. N’omettez pas dans chaque cas de noter rigoureusement les références de la citation notée (auteur, année, titre exact, éditeur, pages). À défaut, vous risqueriez de le regretter ultérieurement.

Exercice 6

Interrogez-vous, pour chacun des concepts, sur leur usage possible au moment de la préparation d’une séquence, pendant son déroulement et au moment du bilan (par exemple à l’occasion de l’évaluation)

C’est bien là la fonction essentielle de ces concepts, s’ils possèdent bien une dimension opératoire. Certains sont plutôt destinés à l’analyse des situations didactiques, d’autres permettant d’en renou-veler la construction. N’oubliez jamais que l’évaluation est un miroir de l’enseignement-apprentis-sage, qui conduit à se reposer toutes les questions en feed-back.

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Chapitre 4

Exercice 7

Faites le point de ce que vous avez appris de nouveau sur chacun de ces trois auteurs, en combinant les points de vue épistémologique, psychologique et anthropologique. Faites un tableau récapitu-latif de leurs points communs et de leurs différences théoriques

Jean Piaget Gaston Bachelard Lev Vygotski

• Usage commun de concepts et méthodologies toujours dialectiques, jamais mécaniques (qu’il s’agisse du processus d’équilibration chez Piaget, de la notion d’obstacle chez Bachelard, ou de la zone proximale de développement chez Vygotski) ;

• Conception commune, dynamique et projective de l’activité humaine et des processus d’apprentissage

Fondamentalement psycholo-gue du développement

Fondamentalement épistémo-logue et historien des sciences

Fondamentalement pédagogueInsistance sur les propensions régressives de l’esprit humain

Insistance sur les structures de la pensée et les phases de leur évolution

Insistance sur les propensions régressives de l’esprit humain

Insistance sur la stimulation nécessaire de l’esprit au-delà de ses limites actuelles

Outils au service d’un diagnos-tic réaliste

Outils pour une vigilance critique

Outils pour une ambition éducative

Exercice 8

Lisez au moins un chapitre de ces trois auteurs, en vous servant des références bibliographiques indiquées. Vous pouvez compléter votre information en consultant des ouvrages de présentation de ces auteurs, pour mieux vous imprégner de leur problématique

On peut suggérer les titres suivants, parmi les plus accessibles :

• PIAGET J. & INHELDER B. (1955). De la logique de l’enfant à la logique de l’adolescent. Paris : PUF.

• BACHELARD G. (1938). La formation de l’esprit scientifi que. Paris : Vrin.

• SCHNEUWLY B. & BRONCKART J.-P. (1985). Vygotsky aujourd’hui (Textes de base en psychologie).Lausanne : Delachaux et Niestlé.

Exercice 9

Dites quel regard particulier chacun permet de poser sur les diffi cultés des apprenants et leurs erreurs. Quelles interrogations chacun permet-il de poser sur les modalités de l’intervention pé-dagogique ?

Piaget permet de poser un regard structural sur les diffi cultés des apprenants (fonction diagnosti-que). Celles-ci manifestent souvent une insuffi sance transitoire ou une défi cience des opérations mentales. L’intervention pédagogique est indirecte puisque c’est en stimulant les capacités opéra-toires du sujet, qu’on verra du même coup disparaître certaines erreurs, lesquelles n’étaient que les symptômes d’un certain stade du développement.

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Chapitre 4

Bachelard permet de poser un regard polémique sur les diffi cultés des apprenants (fonction critique). Celles-ci manifestent une propension à revenir à des explications simples, confortables, économiques, qu’il nomme obstacles épistémologiques. L’intervention pédagogique pour fonction d’augmenter la vigilance à l’égard de la pensée commune dont le retour menace constamment. Il faut toujours lutter contre nous-mêmes pour fonctionner au maximum de notre potentiel.

Vygotski permet de poser un regard dynamisant sur les diffi cultés des apprenants (fonction éman-cipatrice). Celles-ci peuvent être dépassées grâce à une aspiration par le haut, en plaçant les élèves dans des situations de défi « calculé », et en profi tant de l’appui sur le groupe pour anticiper l’in-tériorisation des compétences en de chacun.

Exercice 10

Expliquez quelles nouvelles perceptions du métier d’enseignant ou de formateur ce chapitre vous a permis de développer. Faites une liste des caractéristiques professionnelles qu’il conviendrait de développer en formation de formateurs

Ce chapitre recentre l’enseignant ou le formateur sur la part d’effi cacité propre qui est la sienne, par le jeu d’une attribution interne des causes de la réussite ou de l’échec. De ce point de vue, il rompt avec la tradition du « handicap » qui, après avoir tout misé sur l’idéologie des dons et l’héritage biologique a basculé du côté du déterminisme socio-familial. Mais le résultat est symétriquement le même, car le maître mot reste celui d’« héritage » (qu’il soit biologique ou sociologique). C’est celui d’une démobilisation de l’acteur, surtout sensible qu’à ce qui entrave de l’extérieur ses actions et décisions. La professionnalisation du métier d’enseignant oblige au contraire à identifi er les le-viers à partir desquels être effi cace, sans rien méconnaître des surdéterminations externes de tous ordres, mais sans les considérer comme des causes absolues.

Quelques caractéristiques professionnelles à développer :

– postuler l’éducabilité de chacun, sans angélisme mais sans renoncement ;

– développer l’écoute des élèves pour ne pas s’apercevoir trop tard qu’on n’a pas été suivi ;

– conduire des diagnostics aussi fi ns que possible sur les stratégies employées par les élèves et les diffi cultés rencontrées ;

– prévoir des alternatives ou des variantes aux stratégies mises en œuvre, pour ne pas rester prisonnier d’un schéma initial rigide ;

– savoir prendre des informations en situation sur l’état des acquisitions pour réajuster ses dispositifs ;

– échanger sur des cas précis au sein d’une équipe pédagogique, etc.

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Chapitre 4

Exercice 11

Précisez les points sur lesquels ces métiers deviennent, selon vous, plus faciles ou diffi ciles après la lecture de ce chapitre, ainsi que les points d’exigences nouvelles. Interrogez-vous sur la dynamisa-tion nouvelle que peuvent produire les développements précédents

À chacun ici de se déterminer par une réfl exion personnelle. La question de la diffi culté du métier est subjective dans la mesure où elle inclut une part d’identité professionnelle. Sans doute y a-t-il de nouvelles compétences, individuelles et collectives, à construire, ce qui a conduit au blocage de bien des réformes. La question est de savoir, pour chacun, s’il est plus coûteux et fatiguant de prendre à bras-le-corps une part de responsabilité personnelle dans la conduite de la classe et la construction des dispositifs, ou de se plaindre avec fatalisme de l’impuissance pédagogique à transformer les choses. Freinet disait, parlant des élèves, que travailler ne fatigue pas, car ce qui fatigue c’est plutôt le sentiment usant de buter constamment sur les mêmes obstacles. Qu’en est-il aujourd’hui pour les professeurs ?

Exercice 12

Comment vous situez-vous personnellement entre la conception techniciste et la conception hu-maniste de ces métiers ?

Là encore, plus que pour la question précédente, il revient à chacun de conduire une sorte d’in-trospection personnelle. La question ne relève pas d’une alternative, puisqu’il n’est pas de tech-nique sans fi nalités même cachées, ni d’humanisme qui ne soit pas instrumenté. Simplement les sensibilités peuvent être différentes et les portes d’entrées dans le métier contrastées. À chacun de voir comment joue sa propre constellation, et d’échanger avec d’autres formateurs sur le modèle professionnel dont chacun est porteur.