17 copie.pdf

Embed Size (px)

Citation preview

  • 1

    17 La question de lorthodoxie dans lantiquit pose celle de lautorit de lvque de Rome, reprsent comme le chef de ce que lon appelle La Grande glise . Cette thorie, indispensable au catholicisme, entrane de nombreux problmes : - Source no-testamentaire. - Prsence, mort et spulture de Pierre Rome. - Listes piscopales. - Premires revendications de la primaut. - Les premiers papes et leur rle dans la lutte contre les hrsies. - Les contestations de lautorit de lvque de Rome. - Sa reconnaissance tardive. - Etc.

    Pages 176 226

    I.5 Orthodoxie et autorit A. LES PRINCIPES ET LA RALIT Qui ne sait que le catholicisme revendique un rapport trs particulier - en fait exclusif - avec cette valeur fondamentale qu'on appelle la Vrit ? D'autres branches du christianisme sont moins audacieuses, comme les principales familles du protestantisme mais, cependant, toutes branches confondus, la religion chrtienne revendique l'historicit de sa fondation. Et c'est aussi sur la base de l'histoire que le catholicisme prtend trela forme authentique du christianisme, toutes les autres formes existantes - et elles sont nombreuses - rsultant d'une fausse interprtation,- intervenue dans telles ou telles circonstances de l'histoire - d'un point de doctrine ou d'un autre. La justesse de la doctrine dpend de la justesse de sa transmission qui serait garantie par un principe de hirarchie : l'glise, ds son origine, aurait eu un chef, Pierre, qui lui-mme aurait t dsign par le Christ en personne, par consquent d'une lgitimit absolument incontestable. L'enseignement du Christ ne peut pas tre souponn de fausset. Selon la conception catholique, l'origine tait la doctrine juste qui ne contenait certes pas l'ensemble des dogmes dans les dveloppements qu'aujourd'hui on leur connat, mais qui, bel et bien, les contenait tous en germe, c'est le dpt de la foi. L'glise n'ayant jamais rien invent - surtout pas la divinit de Jsus - elle n'a pu faire qu'expliciter l'enseignement du Christ ; c'est sans doute Nice qui l'officialise, mais grce un certain nombre de penseurs, eux-mmes inspirs de l'Esprit Saint, et qui s'appuyaient sur la tradition issue des aptres. C'est le dbat qui opposait, comme on l'a vu prcdemment. Cette inspiration et cette tradition - c'est--dire l'intgrit du dpt de la foi - est garantie par la succession apostolique.

    Tout ceci est thoris dans le dcret conciliaire de Vatican I Pastor Aeternus p 176

  • 2

    Le principe d'infaillibilit pontificale, (dogme du XIXme sicle) est connu du grand public. L'est-il en toute exactitude ? c'est une autre question. Est-il aujourd'hui considr comme crdible ? C'en est une autre encore.

    p 177

    Le principe de primaut est beaucoup moins connu ; en fait, c'est l'autre face du premier. Il s'agit en ralit d'un double dogme. Ces dogmes sont, certes, promulgus en 1870, mais comme pour tous, il ne s'agit que d'une explicitation de cette vrit fondamentale partie intgrante de la rvlation. Dieu ne s'y est pas pris deux fois pour faire connatre sa Vrit aux hommes, mme si avant Jsus-Christ, il y eut les prcurseurs prophtes. Le principe de primaut se trouve, d'aprs cette thorie, dans le Nouveau Testament et, comme on le sait, dans la fameuse phrase de Jsus disant Pierre : "Tu es Pierre et sur cette Pierre, je btirai mon Eglise ". 1 Pour l'glise, le Nouveau Testament a valeur historique. La question est de savoir si, nous plaant l'cart des exigences de la foi, mais, dlibrment, sous le signe des exigences de la mthodologie historique, la thorie de l'glise catholique sur l'historicit de l'infaillibilit et de la primaut est recevable. Cette thorie comporte trois volets : 1) Du vivant de Jsus, celui-ci choisit l'un des douze aptres, Pierre, et lui confre la qualit de premier d'entre eux, avec la mission de diriger ce qui, l'instant mme, vient de se constituer, c'est--dire l'glise. 2) Pierre se rend, aprs diverses prgrinations, Rome qu'il entreprend d'vangliser ; tel est bien ce qu'il fait, rejoint aprs l'an 60, par Paul, avec lequel, quelques annes plus tard, il est mis mort dans le cadre des perscutions organises par Nron. 3) Les chrtiens primitifs de Rome prennent soin d'organiser la transmission successorale de ce qui est dsormais la papaut, ds la disparition de Pierre, tablissant ainsi la prennit d'une direction hirarchique sur ce que l'on va appeler " la Grande glise ". Nous allons entreprendre de contester, en termes d'histoire, les trois aspects de cette thorie et dire que : 1) La prsence de Pierre Rome ne peut pas se prouver, mais doit, au contraire, faire l'objet de doutes trs srieux. 2) Le choix de Pierre par Jsus et sa dsignation comme chef de l'glise a exactement la valeur historique qui est celle, globalement, de tous les pisodes du NT qui est, elle-mme, fonction du statut que l'on veut donner ce texte. En l'occurrence, comme tant d'autres pisodes, celui du choix de Pierre comme chef de l'glise souffre - sans tre impossible - d'un fort dficit de vraisemblance. 3) A supposer que le point 1 et le point 2 soient vrais, la littrature patristique dont nous disposons montre que les chrtiens des Ier et IIme sicles ignorent compltement que l'un d'entre eux, sigeant Rome, dans la fonction d'piscope (ou vque, c'est--dire surveillant, superviseur) ait la moindre autorit sur les autres.

    p 177-178

    1 Matthieu, 16, 18

  • 3

    Nous allons entreprendre de montrer que les premiers papes romains revendiquer une autorit hirarchique s'tendant aux autres diocses, ne le font pas avant le IIIme sicle, soulevant les plus vives oppositions de la part d'autres vques, qui se considrent comme tous gaux. Cette autorit hirarchique ne commence s'exercer qu'au quatrime sicle et s'appuiera sur l'immixtion de la force politique dans les affaires religieuses. Son tablissement est lent et difficile et ne sera jamais total, puisqu'au contraire, c'est la revendication de la primaut qui constitue la cause premire de tous les schismes connus actuellement. L'histoire de la papaut est le deuxime versant de la reprsentation classique des origines du christianisme et fait voir les mmes caractristiques que l'histoire de Jsus et des douze aptres Jrusalem : selon l'historiographie ecclsiale, beaucoup de choses resteraient dans l'ombre, mais un examen rigoureux et sans a priori permettrait de distinguer quelques repres o attacher des lments de connaissance, tnus mais srs.

    Selon nous, cette thorie repose sur la mme acceptation non critique des sources, la confusion entre la tradition et l'histoire, la sous-valuation, pour ne pas dire l'ignorance accepte, de toutes les raisons existantes de remettre en cause les allgations de deux mille ans d'historiographie chrtienne. On constate aussi ce sujet combien la prsentation destine au grand public de ce crucial problme s'appuie sur la prsentation qui en est faite dans les ouvrages se voulant scientifiques. Pour la doxa 2, Jsus, de son vivant, choisit Pierre pour tre le guide de ses compagnons. Plusieurs passages des vangiles l'attestent.3 Plusieurs attestations tangibles existeraient aussi dans la littrature chrtienne primitive prouvant que Pierre va bien Rome et qu'aprs lui sa charge est transmise une suite ininterrompue de responsables qui sont les premiers papes, lesquels trs tt font valoir qu'ils ont bien reu, via Pierre, la mission et la capacit d'exercer leur autorit sur les diverses glises locales. Cette historiographie concde volontiers que cette priode est pleine de zones d'ombres. Pierre avait-il lui-mme une claire conscience de son statut et des prrogatives de sa fonction ? Est-on bien sr de la date de son arrive Rome ? Est-ce en 43 ? Est-ce en 49 ? Ou bien plus tard ?

    N'est-ce pas que sa prsence Rome aurait t entrecoupe de quelques allers et retours Jrusalem ou Antioche ? Que sait-on exactement de son activit d'vangliste Rome ? Trs peu de choses. Nous manquons d'informations prcises. De mme pour sa mort. Intervient-elle en 64 ou en 67 ? Personne ne sait exactement quand, mais on sait qu'il a t crucifi la tte en bas, etc. Ce qui est certain, va-t-on conclure, c'est qu'il tait Rome. Le christianisme n'a pas pu s'implanter Rome autrement que par lui et avec l'aide de Paul sur le tard, quand aprs son procs Jrusalem, l'aptre des Gentils est transfr dans la capitale de l'empire. Enfin, l'on sait que les deux hommes auraient pri dans les perscutions organises par Nron.

    L'histoire de Pierre est d'importance capitale autant sur le plan historique que sur

    le plan de la doctrine, puisque c'est de cette histoire que dcoulent les deux principes de primaut et d'infaillibilit. Pierre et ses successeurs sont les garants de l'orthodoxie.

    p 179 B. PREMIRE REVENDICATION DE LA PRIMAUT

    2 ..... 3 Voir annexe, Les attestations vangliques de l'institution de la papaut

  • 4

    La revendication du Tu es Petrus par les vques de Rome eux-mmes, qui est

    la pice matresse de la prtention de l'glise catholique romaine l'orthodoxie

    vritable et la primaut n'apparat elle-mme qu'au IIIme sicle. C'est ce qu'crit,

    par exemple, dans le livre sur le christianisme des origines Constantin, de S.C.

    Mimouni, (reprsentant l'pistm) 4 :

    " Ce n'est qu' partir du IIIme sicle que les vques de Rome se sont appliqus le dit de Jsus : " Tu es Pierre et sur cette pierre, je btirai mon assemble ", rapporte en Mt 16, 18. La tradition romaine catholique va se rfrer constamment ce passage pour fonder la doctrine selon laquelle les successeurs de Pierre hritent de sa primaut, doctrine qui sera source de conflit d'abord avec l'Orient et ensuite l'intrieur mme de l'Occident".5

    Nous allons rechercher plus loin qui, dans quelles circonstances, en quels termes, avec quels effets, cette revendication apparat. On peut noter ds prsent que cette revendication, en tout tat de cause, est tardive.

    (...)

    Mais qu'est-il dit auparavant de Pierre dans le chapitre II de ce livre de rfrence ? Concernant sa prsence Rome, fort peu de choses, et pour cause. C'est seulement en page 181 que l'on trouve le nom de Rome mentionn, dans cette phrase : "La tradition attribue Pierre la paternit de deux lettres, qui ont t canonises, dont l'authenticit est conteste par la plupart des critiques qui situent la premire vers la fin du 1er sicle Rome et la seconde vers le dbut du IIme sicle Alexandrie dans des milieux plus ou moins loigns de l'aptre." En page 182, il est encore question de Rome o se trouverait Pierre, faisant face Simon le magicien, mais c'est dans un crit apocryphe, intitul les Actes de Pierre. En page 183, on lit : "La tradition atteste la prsence de Pierre Rome, mais la date de son arrive Rome et la dure de son sjour sont inconnues de manire prcise ". L'auteur n'en dira gure plus, si ce n'est que dans le courant du IIme sicle, la figure de Pierre est oppose celle de Paul ; puis on trouve quelques remarques parses, comme " Pierre est cens avoir subi le martyre Rome, au cours de la perscution organise par Nron en 64 aprs l'incendie de la ville..." 6 et d'autres sur la date du suppos martyre et, enfin, ce verdict :

    " La fin de Pierre restera pour l'historien dans une certaine obscurit, mme si les dcouvertes archologiques, ralises au cours des fouilles 7 qui ont eu lieu ces dernires dcennies depuis 1940, laissent entendre que Pierre a bel et bien subi le martyre Rome sous l'empereur Nron. Les plus anciennes attestations que l'on possde sur Pierre le situent parmi les grands missionnaires chrtiens (...) La figure de Pierre, aprs avoir t

    4 Voir infra, les paragraphes sur l'opinion publique, p 284 et s. 5 op. cit. ; .... 6 id. p... 7 Ces fouilles sont traites dans le paragraphe suivant, propos de l'ouvrage d'Oscar Cullmann sur saint Pierre.

  • 5

    attache aux communauts chrtiennes de Galile et en particulier de Capharnam, est devenue l'emblme de la communaut chrtienne de Rome et plus tard du catholicisme." 8

    C. INCERTITUDE SUR LA PRSENCE DE PIERRE ROME Beaucoup de choses sont suggres dans ce plus tard, et d'une manire gnrale, beaucoup de choses peuvent se lire entre les lignes. Mais il y en a aussi quelques unes sur les lignes et il y en a d'autres qui ne sont pas dites. Notamment que, si les Actes des Aptres (prsents aujourd'hui comme la premire histoire du christianisme 9) dcrivent en dtail l'action de Pierre jusqu' leur premire moiti, dans la seconde moiti, il disparat totalement, aprs l'pisode de sa dlivrance miraculeuse de la prison o l'avait enferm le roi Agrippa (Ac 12, 18). Il fait une rapparition-clair en Ac 15, 7, l'occasion de la runion dite "Assemble" (ou "Concile") de Jrusalem, encore ne sait-on pas d'o il vient et son nom n'est-il mentionn qu'une seule fois dans cet assez long pisode. Puis il disparat jamais. Lorsque Paul arrive Rome (Ac 28 14-31), il est accueilli par des frres Pouzzoles, puis par les notables juifs de la ville qui semblent particulirement peu renseigns sur la secte des Nazorens (Ac 18, 22). La prsence de Pierre est ignore de l'auteur des Actes. Peut-tre Pierre aurait-il pu ngliger de venir, ou bien l'auteur a-t-il omis de s'en souvenir ? Mais il y a plus grave : nous sommes supposs tre en l'an 60. Si Pierre vanglise la ville depuis prs de 20 ans, comme le veut la tradition, on s'tonne que les notables juifs n'en sachent pas plus. Si Pierre et Paul se connaissaient depuis prs de 30 ans, si l'action vanglisatrice de Paul dans toute la diaspora avait t aussi spectaculaire, on s'tonne galement que Pierre se tienne une telle distance, qui frise pour le moins lindiffrence. D'autre part, quelque temps avant de venir Rome, dans les circonstances que l'on sait, Paul avait crit une lettre aux Romains, d'ailleurs fameuse et qui constitue un vritable trait d'vanglisation. Il n'y fait pas la moindre allusion Pierre qui est suppos tre attel cette tche depuis deux dcennies. Mieux : il faut lire son salut final : " Saluez Prisca et Aquilas (...) Saluez Andronicus et Junias, mes parents et mes compagnons de captivit. Ce sont des aptres minents et ils ont mme appartenu au Christ avant moi. Saluez Ampliatus, qui m'est cher dans le Seigneur. Saluez Urbain, notre collaborateur en Christ et mon cher Stachys. Saluez Apelles, qui a fait ses preuves en Christ "10. Etc.

    Il ne cite pas moins de vingt-six noms. On chercherait en vain celui de Pierre.11 Il faut donc constater que la simple prsence de Pierre Rome, indpendamment de sa mort et de sa spulture n'est pas atteste de faon ferme et certaine. Non seulement elle ne l'est pas dans la littrature profane - alors qu'

    8 Id. p.... 9 Voir infra p. 239 et s. Luc, premier historien du christianisme ? 10 Paul Rom. XVI, 3 et s. 11 Dans Histoire du Christianisme, (?, .......

  • 6

    cette poque, selon la tradition, les chrtiens de Rome seraient devenus si nombreux que Nron aurait vu en eux une menace et aurait dcid de les liminer - mais mme dans la littrature chrtienne primitive, la figure de Pierre pose de srieux problmes. Elle en posera d'autres beaucoup plus tard quand il sera invoqu, comme nous verrons, comme la justification de la prtention de l'vque de Rome la juridiction de toute l'glise. Si donc cette question est examine de manire rigoureuse, la moindre des exigences serait qu'il soit dit que l'historicit de Pierre Rome est sujette caution. Ce ne sont pas des fouilles archologiques dans les soubassements de la Basilique de Rome, faites deux mille ans aprs, qui rsoudront la question, d'autant qu'il convient de dire que ces fouilles faites dans les annes 40 par des archologues recruts par le Vatican et dont les rsultats positifs furent proclams officiellement par Pie XII en 1950 avaient fait l'poque l'objet de trs vives contestations dans les milieux professionnels. 12 Du moins dans l'ouvrage qui vient d'tre utilis (Mimouni, op.cit.), si le scepticisme n'est pas prn (pour dire le moins) l'historicit de la figure de Pierre n'est pas non plus affirme. Il n'est question que de la tradition.

    p 183

    D'autres auteurs n'ont pas ncessairement cette rserve. Les exemples abondent. En voici un, quelque peu ancien, - 1952 - mais dont l'un des principaux intrts est d'maner d'un ancien titulaire de la chaire des origines du christianisme la Vme section de l'EPHE, label garantissant, en principe, la neutralit confessionnelle ; il s'agit d'Oscar Cullmann (1902-1999), ce poste de 1948 1972). Dans l'espoir de faire progresser le dialogue cumnique, O. Cullmann publie en 1952 un ouvrage ayant pour titre : Saint Pierre et sous-titre disciple, aptre, martyr, histoire et thologie. 13. Il le complte l'anne suivante par un autre, intitul La Tradition. Dans le premier de ces deux ouvrages, il note : " L'tude sur saint Pierre pose le problme de la tradition, l'tude sur la tradition celui de saint Pierre ".14 Cette phrase rsume les deux livres en mme temps qu'elle dfinit leurs limites et surtout condense toute la difficult, si ce n'est l'impossibilit, de l'tude historique. La prsence de Pierre Rome, son action d'vanglisation, sa mort, son tombeau - son existence en premier lieu - se posent rigoureusement dans les mmes termes, quoiqu'on se garde de le dire - que ceux qui se posent propos de Jsus-Christ. Que sert d'chafauder de complexes systmes interprtatifs propos de textes dont les statuts en termes d'authenticit historique sont mal tablis et peut-tre impossibles tablir ? Pierre apparat, videmment, dans le Nouveau Testament et dans quelques textes des 1er et 2me sicles et, notamment, nous l'avons vu, dans l'vangile de Matthieu figure la phrase d'o l'on tirera la justification du principe de primaut. Mais quelle est la garantie que de tels propos aient t rellement tenus ? Les positions qu'adopte Oscar Cullmann sont relativement classiques et nous allons les retrouver dans quelques ouvrages plus rcents, mais il est remarquable, sans tre surprenant, qu'en tant que protestant, il ne soit pas

    12 ] Vatican", au cours duquel six minutes taient consacres la question de la tombe de saint-Pierre. Pour ces deux ....... 13 Cullmann Oscar...... 14 Cullmann Oscar .......

  • 7

    convaincu que le Tu es Petrus de Matthieu confre rellement la primaut que l'glise catholique revendique. Ceci est, videmment, le rsultat de son interprtation, les sources dont il dispose tant les mmes que celles dont disposent les catholiques, la diffrence tant que les protestants revendiquent la rgle des seules critures, tandis que les catholiques, prcisment, tiennent que les critures ne se comprennent pas sans la tradition. L'ouvrage d'Oscar Cullmann se divise en deux parties, la premire s'intitule Le problme historique (de la page 11 la page 137) ; la seconde s'intitule le problme exgtique et thologique (de la page 139 la page 214) ; les conclusions thologiques dpendant, selon lui, de l'usage que l'on fait de l'histoire. Il s'en explique clairement dans sa prface :

    " Ce que nous prsentons ici est un travail historique sur l'aptre Pierre ". Mais l'histoire de Pierre dbouche immdiatement dans l'utilisation qui en a t faite au cours de l'volution historique postrieure. Cette utilisation, fait historique, est en mme temps de nature thologique et l'histoire de Pierre est devenue l'objet d'une affirmation dogmatique de l'glise catholique romaine. Ainsi, dans un travail historique consacr Pierre, le problme thologique ne peut tre lud ; mais d'autre part, ce problme ne peut tre tudi que si on le lie trs troitement l'histoire. Nous nous sommes efforc, en traitant cette question de faire un usage loyal des mthodes strictement historiques. Puissions-nous avoir ainsi pos un fondement sur lequel pourront discuter historiens chrtiens et non chrtiens, d'une part, et de l'autre les thologiens des confessions spares qui, tout en confessant ensemble une ecclesia catholica et apostolica, diffrent par l'ide qu'ils se font de sa ralisation prsente. 15

    L'auteur est donc convaincu que, quelles que soient ses intentions et ses prsupposs, - on ne s'tonnera pas qu'en tant que protestant il pense que l'utilisation que font les catholiques du Tu es Petrus matthen est errone - il ne fera appel qu' des mthodes strictement historiques. Un auteur catholique qui fera, un peu plus tard, une critique de l'ouvrage, restera sceptique sur ce point, sans aller jusqu' penser que la relation qu'il a lui-mme l'histoire est peut-tre galement sujette caution pour les mmes raisons : prenant acte de ce que la thologie est fonde dans l'histoire du christianisme primitif, cet auteur crit :

    " Le problme de la primaut romaine, comme tel, doit tre tudi l'intrieur de celui-l - c'est--dire l'histoire du christianisme primitif - et nous entranerait plus loin encore. Des historiens avertis se demandent avec insistance et gravit si jamais l'histoire pourra se librer de tout prsuppos. Du moins l'historien croyant doit-il tenter de n'tre pas dupe d'une partialit confessionnelle. Le Pr Cullmann l'a tent avec libert et courage, et, comme la plupart des recenseurs ont gard le mme ton, le dialogue ecumnique auquel il les conviait s'est engag dans la paix et se poursuivra avec fruit entre hommes honntes."16

    C'tait, effectivement, un terrain min, mais Oscar Cullmann avait parmi ses objectifs, de ne pas se fcher avec les catholiques, pari tenu tout au long de sa carrire et de ses ouvrages, puisqu'il sera invit en tant qu' observateur pour le protestantisme au Concile de Vatican II. Toutefois, l'historien demeurera trs prsent tout au long de cet ouvrage puisque les conclusions trs mesures qu'il tire ne sauraient tre contestes de ce

    15 op.cit. p....

    16 L. Dewailly, ...........

  • 8

    point de vue. Pierre tait probablement (probablement seulement) Rome et l'historien qui s'aventurerait dire qu'il n'y tait pas assumerait de gros risques. 17 Le dossier, constate Oscar Cullmann, est plein de zones d'ombres et l encore, les historiens (catholiques et protestants), reprsentants de l'pistm, abondent qui font le mme raisonnement pour aboutir au mme constat : de toutes faons, Rome est chrtienne sous Nron. Comment Rome aurait-elle t vanglise sans Pierre et Paul ?

    p 185

    D. LE TOMBEAU ET LES FOUILLES ARCHOLOGIQUES Elles avaient commenc en 1939, sur l'ordre de ce pape qui avait choisi ses archologues. Dans les annes suivantes, elles font l'objet de diverses communications partielles jusqu' ce que :

    " Dans le message de Nol qu'il diffusa le 23 dcembre 1950, il (Pie XII) affirma de faon catgorique qu'on avait " dcouvert la tombe du prince des aptres." En mme temps, il admit loyalement qu'il tait impossible d'identifier de faon certaine avec les restes mortels de l'aptre les dbris d'ossements humains dcouverts au-dessous de la tombe. C'est seulement un an plus tard, Nol 1951, que parut avec un retard singulier, la publication officielle qu'on annonait depuis si longtemps et que le monde savant attendait avec impatience." 18

    Incidemment, on apprend que des fouilles avaient eu prcdemment lieu au XVIIme sicle et que les rsultats de celles-ci se trouvaient remises en cause par celles du XXme. Oscar Cullmann se montre assez discret, mais mentionne nanmoins les ractions trs diverses et les vives discussions suscites dans le microcosme archologique. Comment, d'ailleurs, aurait-il pu ne pas les mentionner puisqu'elles se droulaient encore au moment o il crivait ? Aujourd'hui, en revanche, on peut s'abstenir : elles sont oublies.

    p 185

    . Cette vocation des fouilles, est aussi l'occasion pour O. Cullmann de faire l'histoire de la Basilique de Rome. On apprend donc que la premire basilique saint Pierre est commence sous Constantin en 333. Au sommet d'un versant de la colline, se trouvait l'emplacement d'un cimetire. Il ne faudra donc pas s'tonner outre mesure si, en 1940, on retrouve des dbris d'ossements humains. En revanche, dans le Liber Pontificalis, 19 dont on ne rptera jamais suffisamment qu'il s'agit d'un faux qui a fait fonction pendant plus d'un millnaire et demi d'histoire officielle de la papaut, il tait dit, dans la Vie de Silvestre, que Constantin avait pris soin de construire dans les soubassements un monument funraire pour recevoir les restes de Pierre (Liber pontificalis I, 176) 20 , qui faisait l'objet d'une description prcise : normes plaques de bronze, surmontes d'une croix d'or, etc. Rien de tout cela n'a t trouv. Oscar Cullmann conclut avec justesse :

    17 op. cit. ... 18 op. cit....... 19 ........ 20 ........

  • 9

    "Toutefois, les savants catholiques eux-mmes ne devaient gure s'attendre la dcouverte de reliques authentiques de Pierre. Cet espoir illusoire ne pouvait exister que chez les simples croyants catholiques, convaincus depuis des sicles, comme beaucoup d'autres, que dans l'actuelle glise Saint-Pierre, ils s'agenouillaient au-dessus des ossements du prince des aptres. Sur le plan scientifique, une seule question se pose : l'poque constantinienne, y avait-il encore ici des ossements de Pierre ? Or, nous n'en savons absolument rien (...) "Nous parvenons ainsi au rsultat suivant : (...) les recherches archologiques ne nous permettent pas de rsoudre le problme du sjour de Pierre Rome, que ce soit par la ngative ou par l'affirmative. La tombe de Pierre ne peut pas tre identifie. Avant comme aprs, ce sont les tmoignages littraires indirects qui fournissent les vraies preuves attestant que Pierre a subi le martyre Rome." 21

    Telle est donc la conclusion : pour Oscar Cullmann, les fouilles du Vatican (qui constituent le dernier chapitre de la premire partie historique de son livre) n'ont rien tabli et s'il est persuad de la prsence de Pierre Rome et du rle de fondateur qu'il y joue, c'est essentiellement en raison de preuves littraires et liturgiques qu'il pense trouver dans le dossier, comme le font aussi les historiens gnralement croyants, qui, leur tour, aujourd'hui, se penchent sur le dossier de Pierre Rome.22

    E. LE DOGME DE LA PRIMAUT AUJOURD'HUI Oscar Cullmann ne dissimule en rien son point de vue ni la finalit qu'il poursuit, savoir le dialogue cumnique avec la branche catholique du christianisme ; la base de ce sujet crucial, on trouve la primaut revendique par le pape de Rome. Il pense que cette revendication se fonde sur une mauvaise interprtation de l'histoire qu'il entend rectifier en proposant la sienne.

    p 186

    Klaus SChatz, La primaut du pape (1992)

    " La perspective de notre prsentation est donc en tout premier lieu historique ", sans cacher au lecteur que le dogme est prsent : " Pour autant, on ne mettra pas entre parenthses la question qui surgit aussitt, et qui concerne la manire dont il est possible de dire que cette primaut qui a pris corps dans l'histoire, est dogmatiquement inalinable, c'est--dire " institue par Jsus-Christ ". 23

    Au fond, il en va du dogme de la papaut romaine, comme du dogme de la divinit de Jsus (et tant d'autres) : ils prennent racine dans l'histoire. La question est de savoir si on peut interroger l'histoire scientifiquement quand la foi est en jeu aussi systmatiquement ? " Le sujet est explosif "24 observe justement l'auteur qui dveloppe la problmatique en ces termes :

    21 op. 22 Pour des fouilles plus ...... 23 op 24 op. cit. p

  • 10

    Peut-on poser le problme avec plus de clart et, tel qu'il est pos, comment l'auteur va-t-il le rsoudre ?

    p .187

    Au point de dpart, on peut observer un positionnement trs classique : il y a trois passages dans le Nouveau Testament qui tablissent, selon l'auteur, un statut hirarchique de Pierre par rapport aux autres aptres 25, quoi s'ajoutent diverses attestations complmentaires, tires de la littrature canonique ou de la littrature apocryphe 26. Peut-tre les rdacteurs de ces tmoignages sont-ils insuffisamment conscients de la vritable nature de la mission de Pierre 27 ce qui expliquerait qu' nos yeux la preuve puisse ne pas paratre assez convaincante, pense l'auteur. Mais plutt qu'aller plus avant dans la critique des documents, Klaus Schatz prfre se demander si nous posons vraiment les bonnes questions : "si on pose la question en ces termes, il faudra certainement rpondre par la ngative..."28 Au passage, les fouilles sous la basilique Saint Pierre sont voques. Le verdit n'est pas sans nuance, mais pour l'essentiel, il est probant :

    " Il n'est pas aussi certain que les fouilles effectues sous Saint-Pierre de Rome aient localis la tombe authentique de Pierre, d'autant plus qu'il existait une autre tradition romaine selon laquelle on vnrait Pierre Saint-Sbastien et sur la Via Appia. Ces fouilles attestent cependant avec certitude que les chrtiens du IIme sicle taient convaincus d'tre en prsence de la tombe de Pierre sur la colline du Vatican ". 29

    Klaus Schatz en revient la forme des questions :

    " Si on avait demand un chrtien autour des annes 100, 200 et mme 300, si l'vque de Rome tait le chef de tous les chrtiens, s'il existait un vque suprme plac au-dessus des autres vques et ayant le dernier mot dans les questions concernant l'glise universelle, il aurait certainement rpondu non. Mais la question est-elle bien pose ? " 30

    L'auteur pense que les questions que nous nous posons sont anachroniques. Il faut, par un effort de l'intelligence, nous transfrer dans le contexte de l'poque que l'on tudie. Il espre, semble-t-il, obtenir par ce moyen des rponses qui nous soient acceptables aujourd'hui, point de vue qu'il dveloppe en ces termes :

    " La faon de poser la question est trop grossire pour qu'elle puisse faire droit la ralit historique de l'glise. Il faut donc prendre ses distances, ds le dpart, par rapport la question : " existait-il en ce temps-l une primaut au sens d'aujourd'hui ? " Surtout, toute pense exprime en termes de supriorit ou de subordination conduit s'garer et empche tout simplement de voir de faon juste quelle tait la place de l'glise de Rome dans les commencements. Il faut au contraire ne pas introduire de faon

    25 ......... 26 ...... 27 ...... 28 op.cit. ... 29 op.cit. p... 30 id.

  • 11

    prcipite des catgories ultrieures, et interroger les tmoignages dont on dispose sur ce que reprsente pour eux l'glise de Rome." 31

    p 188

    Cette petite profession de foi mthodologique est introduite par une petite phrase particulirement clairante : " Ce qui fait dfaut ici, ce n'est pas la critique historique, c'est l'hermneutique historique. " 32 Cela veut dire que la critique historique est insuffisante pour tudier les origines de la papaut, il faut faire appel une autre technique, appele ici hermneutique historique, et dont nous avons vu en introduction que Benot XVI l'appelait de ses voeux, exactement comme le fait Klauss Schatz et pour les mmes raisons.33 Il va sans dire que cet indispensable secours de l'hermneutique historique s'applique exactement de la mme faon au Jsus de l'histoire qu'au Pierre de l'histoire. Un supplment de foi est ncessaire. Ce que Benot XVI rappelle c'est que, selon lui, l'hermneutique positiviste est proscrire ; l'hermneutique de la foi et l'hermneutique historique doivent se conjuguer, non pas uniquement au bnfice de la foi, mais au bnfice de l'histoire elle-mme, dont il est urgent qu'elle devienne consciente de ses propres limites.

    Dans des considrations voisines de celles de Klaus Schatz, Marcel Pacaut (1920-2002), crivant une histoire de la papaut, quelques dcennies plus tt, soulve aussi la question du rapport entre l'histoire, le dogme et la foi. Impossible de lui contester sa qualit d'historien.34 En revanche, l'analyse qu'il fait de ce rapport, les solutions pratiques qui sont les siennes peuvent donner lieu, semble-t-il, quelques critiques et mme servir d'exemples de dviations extrmement courantes dans ce domaine. Irrprochables sont les principes qu'il annonce : il constate d'abord 35 que la communaut religieuse des catholiques tient la papaut pour un pouvoir d'origine divine, que les prrogatives du pape sont dfinies par le dogme et constituent par consquent des articles de foi. L'historien n'a pas le droit de l'ignorer puisque c'est une donne, mais il n'a pas le devoir de souscrire un tel point de vue ; il a, au contraire, celui de rechercher les conditions de l'apparition de cette institution comme se situant dans l'ordre de l'histoire humaine. Il largit ensuite ce constat un principe gnral : il n'y a pas d'histoires particulires, il n'y en a qu'une seule, - avec un grand " H " - qui n'a que la particularit de prsenter diffrentes facettes. 36 Comment ne pas approuver le constat que fait l'historien ainsi dfini quand il aborde la dlicate question des premiers moments de la papaut ?

    31 op.cit. .... 32 id. 33 .... 34 Pacau... 35 ".... 36 " partir de .......

  • 12

    " Jusqu' la fin du Ier sicle, les documents qui tablissent l'existence de l'vque de Rome, plus encore que ceux qui clairent son activit sont trs rares (...) La Papaut sort de l'obscurit, prend forme, se laisse dcouvrir au cours d'un lent cheminement qui s'accomplit partir du IIIme sicle. Il ne sert rien d'apposer cette constatation une argumentation fonde sur une conviction dogmatique, car c'est en contradiction totale avec la dmarche de l'historien de vouloir retrouver dans quelques faits isols et parfois discutables une thse pralablement tablie". 37

    C'est probablement aux divergences entre catholiques et protestants comme on a pu en avoir quelque ide dans l'exemple d'Oscar Cullmann que Marcel Pacaut fait allusion. Pour tre rares, les documents primitifs n'en existent pas moins et l'auteur mentionne les trois classiques que sont : Mt 16, 18 ; Jn 21, 15-17 ; Lc 22, 31-32 et fait allusion quelques autres arguments scripturaires secondaires. C'est trs exactement l'argumentation de base de l'glise catholique, laquelle non seulement l'historien souscrit sans rserve, quoiqu'il en soit des ptitions de principe qui prcdent, mais en outre veut apporter le soutien de la neutralit scientifique qu'il a pralablement pris soin de hautement dclarer. L'auteur prend encore toutefois la prcaution d'affirmer que sur ce Matthieu 16, 18 l'argumentation n'est pas absolument irrfutable et que exgtes, thologiens et polmistes l'ont battue en brche 38 mais une fois la chose signale, tout se passe comme si la cause tait dsormais entendue. Marcel Pacaut ne va pas s'tendre sur les raisons de ceux qui ne trouvaient pas les arguments ecclsiastiques convaincants. Il va mme balayer d'un mot tout un courant qui, selon lui, n'en mrite pas davantage.

    " Il ne faut pas trop s'arrter aux rfutations issues d'une ardente conviction rationaliste et qui consistent nier l'historicit du Christ et l'authenticit des vangiles. La critique moderne a dmontr que Jsus a vcu sous le rgne de Tibre, qu'il a prch en Jude et en Galile une doctrine religieuse qui a boulevers et divis le judasme et les milieux juifs (...) Quant aux vangiles et autres livres du Nouveau Testament, on s'accorde reconnatre qu'ils ont t crits relativement peu de temps aprs la mort du matre par des tmoins rels ou par des personnages qui ont eu aisment la possibilit de s'informer ". 39

    Aprs donc avoir fustig svrement au passage l'ardente conviction rationaliste en la rduisant une sorte de ngationnisme de principe et sans la moindre nuance, aprs avoir introduit le sujet par une vibrante dclaration de l'autonomie de l'histoire vis vis de la foi, l'auteur adopte exactement les prsuppositions de l'glise, qu'incidemment, en sa qualit d'historien impartial, il confirme. Pensant aux protestants, il veut bien admettre que quelques unes de leurs rserves ne sont pas sans fondement - rserves, toutefois , (qui) ne prouvent pas grand-chose -, dit-il.40 D'ailleurs, ces rserves, en fin de compte, sont contradictoires, selon lui, et prouvent davantage qu'elles ne parviennent contester :

    37 op.cit. p . 38 op.cit. p 39 op.cit. p. 40 op.cit. p.

  • 13

    " Ces rserves, toutefois, si elles minimisent et tendent rduire nant l'autorit de Pierre sur les autres reconnaissent implicitement qu'il est le premier, puisque c'est lui que le Seigneur s'adresse plus directement et que c'est lui qui parle au nom de tous ". 41

    L'lment le plus intressant de toutes ces premires pages est peut-tre la notion de reconnaissance implicite. Il est exact que, tout en critiquant l'interprtation de l'glise catholique, un auteur comme Oscar Cullmann prcdemment cit, reconnat implicitement beaucoup de choses : d'abord que Jsus a, effectivement tenu ce fameux propos Pierre, ensuite que Pierre a bien t prsent physiquement Rome, mme s'il y a problme quant la dure du sjour, aux dates, etc. et qu'enfin, s'il y a question au niveau du tombeau, il n'y en a pas au niveau du martyr. L'affirmation implicite est un moyen constamment utilis chez les exgtes chrtiens catholiques (avec celui du consensus) et, en ces premires pages, en dsapprouvant les critiques (vertement pour les rationalistes, aimablement pour les protestants), M. Pacaut donne raison, peine implicitement, et en tout cas trs clairement, toutes les affirmations de l'glise catholique. Cette adhsion complte qui se prsente sous la forme d'une distanciation historienne s'exprime ainsi :

    "L'origine et le contenu du pouvoir de Pierre et de ses successeurs (...) furent reus en fonction d'une dmarche subjective que l'historien relve parce qu'elle claire l'volution de l'homme et de la socit, mais du bienfond de laquelle il n'a pas discuter. Ne s'arrtant pas telle ou telle " vrit " dogmatique qui est, de toute faon, vrit pour les uns et erreurs pour les autres, il doit, en revanche, tenter de dgager au mieux la vrit historique, c'est--dire dans le cas prsent, essayer de prsenter ce qui ressort des textes du Nouveau Testament dont il accepte l'authenticit et qu'il tudie comme n'importe quel document. "42

    En d'autres termes, Pierre aurait pu se tromper sur la nature, l'extension, les tenants et les aboutissants de la mission lui confie par le Christ, mais c'est un fait historique que le Christ lui a confi la direction des autres aptres, en lui confrant quelques pouvoirs spciaux et il est hors de question de mettre en doute la parole " Tu es Pierre et sur cette pierre... etc " ; il est hors de question de ne pas accepter comme documents historiques les vangiles tels qu'ils sont. L'historien tudiera le Nouveau Testament comme n'importe quel autre document. Toute la question est de savoir si le Nouveau Testament est, effectivement, un document historique. Et cette question n'est pas pose mais une rponse affirmative est postule. L'auteur n'est-il pas un peu rapide quand il crit par exemple :

    "L'glise nat Jrusalem le dernier jour de la fte des semaines de l'an 30 " 43 (...) " Le premier des aptres trouva la mort en 64, lors de la perscution que l'empereur Nron lana contre les chrtiens. Il fut supplici au Vatican et rien ne s'oppose absolument croire qu'il a t enseveli dans le tombeau qui fut, trs tt aprs, l'objet d'une grande

    41 op.cit.p. 42 op.cit p. 43 op.cit. p.

  • 14

    vnration et qui est situ sous l'actuelle Basilique Saint-Pierre. Paul fut mis mort quelques annes plus tard, sans doute en 67 " ?44

    Il est exact qu'en effet, rien ne s'y oppose absolument. Mais on est aussi en droit se demander ce qui autorise y croire et Marcel Pacaut et ceux qui adoptent les mmes positions ne semblent pas prouver grand intrt pour ce type de question. Ce sera exactement la mme inspiration que l'on verra l'uvre quand, plus loin, dfileront les tmoins de l'apparition de l'institution papale : Clment de Rome, Ignace d'Antioche, Irne, Tertullien, Cyprien. Ce sont les mmes tmoignages que nous-mme utiliserons et ils mneront d'autres conclusions.

    E.2 Franois, 265me successeur de Pierre ? De mme qu' la mort de Jean-Paul II, le 2 avril 2005, l'ensemble des mdias regrettait la disparition du 264me successeur de saint Pierre, c'tait donc l'intronisation du 265me pape qu'il fallait saluer et lorsque le 28 fvrier 2013, Benot XVI surprit le monde entier en annonant qu'il renonait sa charge, pas un commentateur ne manqua de saluer peu aprs, en le pape Franois lu le 13 mars 2013, le 266me pape, ou 265me successeur de saint Pierre. D'une lection l'autre, que le rgne soit long comme celui de Jean-Paul II (26 ans) ou court comme celui de Benot XVI (8 ans), un chiffre s'ajoute rgulirement au compteur et il en serait ainsi depuis qu'en l'an 64 - ou bien tait-ce en l'an 67 ? - Pierre mourut martyr sur la colline du Vatican. Les rgnes se seraient enchans sans discontinuer deux mille ans durant, crant ainsi la plus ancienne institution du monde et nous possderions la liste exhaustive des papes depuis saint Pierre jusqu' nos

    jours. Quelle voix se fera entendre pour oser une

    contradiction disant que, si l'institution

    effectivement remonte l'antiquit, la chose est

    dj suffisamment remarquable pour qu'il n'y ait

    pas besoin d'offenser la vrit en ajoutant des

    prcisions qui sont purement imaginaires et qui

    font qu'il est absolument impossible de donner un

    numro de succession au pape d'aujourd'hui, ne

    44 op. cit.p.

  • 15

    serait-ce que parce qu'il y eut des priodes

    conflictuelles durant lesquelles plusieurs papes

    rgnrent en mme temps. Mais l'glise ne souhaite pas trop qu'on s'en rappelle. En l'occurrence, ce qui nous intresse surtout, ce sont les dbuts de la papaut et nous avons vu prcdemment qu'un historien nous dit qu'il faut attendre le milieu du IIIme sicle pour qu'un vque de Rome en appelle au Tu es Petrus de Matthieu pour revendiquer le principe de primaut, ce qui devrait tre considr comme la premire fondation de la doctrine de la papaut au sens de l'glise catholique. Pour tre plus prcis, il s'agit du pape tienne 1er qui rgne de 254 257. Il se trouve qu'il occupe la 23me position sur la liste de l'poque qui conduit celle d'aujourd'hui o le pape Franois se classe 266me. Que faut-il penser du " pape " tienne et sa 23me position ? Dans quelles circonstances est-il amen revendiquer la primaut ? Avec quels effets ? Pourquoi aucun " pape " ne parat l'avoir fait parmi ses 22 prdcesseurs et que faut-il penser de ces 22 "papes "- l, en particulier ceux du premier sicle, 5 en comptant saint Pierre lui-mme ? Que faut-il penser des papes du IIme sicle, soit 9 aprs saint Pierre ? Sans attendre d'entrer, un peu plus loin, dans les dtails, disons qu'on en sait si peu de choses et que le peu qu'on sait est d'une nature telle, qu'il faut considrer qu'on se trouve l non dans l'ordre de l'histoire, mais dans celui de la tradition et qu'il n'y a pas plus de raison de considrer que le pape Franois soit le 266me, qu'il n'y en a de considrer que Tawadros II, port par tirage au sort le 4 novembre 2012 la tte de l'glise copte orthodoxe d'gype serait, effectivement, le 118me successeur de saint Marc comme le veut la tradition copte. Marc l'vangliste se serait, en effet transport de Rome Alexandrie si l'on en croit Eusbe de Csare, et y aurait prech l'vangile crit prcdemment, fondant ainsi l'glise d'gypte 45, information que l'glise catholique ne semble pas presse d'accrditer, alors qu'elle tient beaucoup la liste des vques de Rome dresse partir du mme Eusbe de Csare.46 Eusbe de Csare, avant que, depuis quelques dcennies, " Luc " ne soit promu cette premire place, tait considr comme le premier historien du christianisme. En ralit, il s'agit d'un compilateur (doubl d'un thologien, d'ailleurs fort peu orthodoxe) qui dispose d'un exceptionnell dpt de livres (la bibliothque d'Origne notamment) - dont il ne reste rien et grce quoi il est en mesure de transmettre une grande quantit d'informations qui sans lui ne nous seraient jamais parvenues, les noms des premiers " papes ", entre autres. Mais ce n'est une uvre d'histoire que par dfaut. Son " histoire " est truffe d'lments les plus fantaisistes. Par exemple, il fait tat d'une correspondance crite entre Jsus de Nazareth et le roi Abgar d'desse, et bien d'autres choses de la mme eau. Eusbe mlange la tradition, la lgende et l'histoire. Ds lors, en quoi la prsence de Pierre Rome 47 est-elle plus historique que celle de Marc Alexandrie ? Tout ce que les crits prouvent, c'est que les propos qu'ils mentionnent circulaient. Mais pourquoi ? Comment ?

    45 Eusbe de Csare, Histoire ecclsiastique, ... 46 Eusbe de Csare, Histoire ecclsiatique... 47 Eusbe de Csare, Histoire ecclsiastique, ........

  • 16

    d'o venaient-ils ? Nous n'avons aucune rponse, si ce n'est, dans de trop nombreux cas, des rponses qui rendent la prsence de Pierre Rome plutt douteuse. A partir de quand les traditions de l' glise (ou du christianisme) deviennent-elles l'histoire de l'glise (ou du christianisme) ? Pour rpondre une telle question, l'apparition progressive de la papaut peut apporter un clairage particulirement utile. Par consquent, cet examen n'est pas du tout moins important que celui de l'historicit de Jsus de Nazareth et des premires manifestations d'un mouvement de Jsus, dont on ne trouve aucune trace ailleurs que dans une littrature chrtienne, ventuellement trs tardive. La doxa, mme quand elle vhicule des informations fausses ou douteuses qu'elle prsente comme des certitudes, devient peu prs indestructible, quand elle est unanime, quand elle se rpte de priode en priode, quand elle n'est jamais contredite. C'est le cas avec le 264me, puis le 265me, puis le 266me successeur de saint Pierre. Pourquoi, alors que dans les tlvisions, dans les radios, dans les journaux, il est rgulirement fait appel, pour les commentaires, d'minents spcialistes dment authentifis comme historiens n'entendra-t-on jamais (ou pratiquement jamais) qu'il s'agit d'une pure tradition et que peu d'histoires sont aussi obscures que l'histoire des dbuts de la papaut. C'est le contraire que l'on entend, ce qui veut dire que l'pistm, vole au secours de la doxa. 48La science vole au secours des ides reues. L o elle aurait, de notre point de vue, le devoir de (pour le moins) nuancer, on la voit trop souvent renforcer, authentifier un discours qui est plus qu'hypothtique.

    p 194-195

    F. LES MDIAS ET L'HISTOIRE

    Il est frquent que les priodiques grand public, mensuels ou hebdomadaires, ouvrent leurs colonnes aux questions de religion, proposant l'occasion des numros hors srie, ou des dossiers, consacrs tantt un thme religieux spcifique : Nol, Pques, tantt des approches extrmement gnrales, comme des comparaisons entre les trois monothismes ou, comme c'est le cas de celui que nous allons utiliser dans cet exemple, un expos historique complet, des origines

    48 Un

  • 17

    jusqu' nos jours, ici, en l'occurrence du christianisme. Il s'agit d'un numro double de l'Express, en date du 22 dcembre 2010 au 4 janvier 2011. C'est un numro spcial de 100 pages, ayant pour titre LA GRANDE HISTOIRE DE LA CHRTIENT, l'un des sous-titres annonant Ce qu'on sait de nouveau sur Jsus, le grand public tant toujours friand d'apprendre sur ce sujet quelque nouvelle nouveaut. Il en sera pour ses frais d'ailleurs sur ce point prcis, aucun article ne renvoyant l'annonce claironne.

    En revanche, si ce sont des garanties de scientificit qu'il recherche, il peut tre satisfait, car les journalistes ont cd la prsance des personnalits connues du monde des sciences religieuses, plusieurs d'entre elles officiant dans l'universit rpublicaine, c'est--dire exempte, en apparence, de tout lien de dpendance par rapport l'institution ecclsiale. Tel est le cas des deux articles que nous allons lire de plus prs, puisqu'ils traitent, sous deux angles diffrents, de l'histoire de la papaut. Le premier est d Yves-Marie Hilaire, professeur mrite l'Universit Charles De Gaulle-Lille III. Il a dirig un ouvrage collectif consacr l'histoire de la papaut. 49 L'auteur du deuxime article (en ralit, une interview) est Philippe Levillain, professeur d'histoire contemporaine l'Universit de Paris-X Nanterre. Le lecteur lambda de l'Express ignorera qu'il est aussi membre du Comit pontifical des sciences historiques. 50 Les principaux auteurs des articles sont prsents comme des universitaires (franais pour bon nombre d'entre eux), qualit mise en avant par l'hebdomadaire, cependant qu'ils ont aussi des attaches, parfois particulirement troites avec l'institution religieuse, sans que cela ne soit mentionn. Nous ne nous attarderons pas sur le cas de chacun d'entre eux. Qu'il suffise de dire que Yves-Marie Hilaire et Philippe Levillain ne sont d'aucune manire une exception. Nous les retenons parce que c'est de l'histoire de la papaut qu'il est question, mais en ralit, c'est l'ensemble des reprsentants de l'pistm dans ses rapports avec la doxa qui est en cause.

    G. PERSPECTIVE A PRIORI CROYANTE

    ET HISTOIRE CONFESSANTE

    L'article de Yves-Marie Hilaire a pour titre Dans le sige de Pierre51 . C'est une rtrospective extrmement condense de l'histoire de la papaut de saint Pierre Jean-Paul II. On comprend que, dans un tel cadre, il soit exclus de dtailler les points ventuels qui seraient historiquement litigieux. Malheureusement, les cas litigieux, en l'occurrence, les toutes premires tapes de l'histoire de la papaut, sont voques comme s'ils ne l'taient pas. En voici l'exemple :

    " Saint Pierre est venu Rome aprs avoir vanglis Jrusalem, puis Antioche, l'une des capitales de l'Orient romain, puis l'Asie Mineure. Il a t martyris sous Nron, ainsi que saint Paul, mais probablement pas au mme lieu. Pierre a-t-il t vque de Rome ?

    49 Y.M. Hilaire. 50 Pour ce Comit pontifical des sciences historiques, voir en annexe 51 l'Express

  • 18

    Pour en tre certain, il faudrait tre sr que la fonction existait clairement l'ge apostolique. A Rome, Pierre, premier des aptres, a prsid la charit entre chrtiens, mais l'existence d'un vque n'est atteste que trente ans plus tard, vers 96, sous Clment".

    Apparemment, Yves-Marie Hilaire oublie de dire que Pierre est enterr sous la Basilique Saint-Pierre, moins qu'il ne laisse ce soin son collgue, Philippe Levillain, ce que celui-ci, effectivement, fera. Cela tant, ces courtes lignes sont truffes de formulations dont le moins qu'on puisse dire est qu'elles sont sujettes caution. Que penser de l'vanglisation de Rome par saint Pierre, puis d'Antioche, puis de l'Asie mineure ? Que penser de sa venue Rome, de son martyr sous Nron ? Du fait que, de son vivant, il prsidait la charit entre chrtiens ? Sur quels textes Yves-Marie Hilaire s'appuie-t-il pour afficher autant de certitudes ? Selon une technique prouve dans l'historiographie chrtienne qui veut se parer du recul critique indispensable la dmarche historique, l'auteur de l'article prend bien soin d'inviter le lecteur la distanciation : que faut-il entendre par la fonction piscopale, quand il s'agit de la priode apostolique, demande-t-il ? La fonction d'vque n'apparat, selon lui "que trente ans plus tard, vers 96 sous Clment". Cette affirmation-l est galement trs htive, au regard des documents que nous possdons, si du moins on veut les examiner selon la mthode critique et non avec les a priori de la foi. Par exemple, le premier vque qui se prsente, spontanment, la rflexion, n'est autre que Clment lui-mme dont on ne connat rien d'autre que ce document. On ne risque donc pas de savoir comment il exerce sa fonction d'vque, mais les experts pensent dtecter dans cette ptre, les traces peu prs certaines d'un exercice collgial du pouvoir piscopal. Ainsi en aurait-il t dans les diverses glises locales. D'ignace, vque d'Antioche, on ne sait peu prs rien non plus. C'est Eusbe, au IVme sicle, qui fait de Jacques le Juste le premier vque de Jrusalem Avant de rouvrir le dossier de " l'invention" de la papaut , selon une perspective a priori critique et non a priori croyante, on se contentera d'observer que les exigences de la dmarche historique auraient t satisfaites si Yves-Marie Hilaire, s'agissant de saint Pierre, avait seulement voulu noter qu'il s'agit essentiellement d'une tradition. C'est peut-tre la seule chose qui manque. Mais elle est de taille. En son absence, les faits voqus sont donns comme historiques.

    p. 197

    L'article qui parat sous l'autorit de Philippe Levillain est en ralit une interview, plutt courte puisqu'elle fait deux pages avec pour titre " Un patriarche pas comme les autres ", o, dans le chapeau, il apparait que la grande question est celle de la primaut. C'est une rtrospective des plus succinctes de l'histoire de la papaut puisqu'elle commence avec saint Pierre et va jusqu' Benot XVI. Il est impossible de confirmer en termes plus clairs et dfinitifs, - mme si un mot ou l'autre est parfois utilis pour envisager la possibilit de l'ombre d'un doute, - la thorie selon laquelle, via Pierre et Rome, la papaut est fonde par Jsus-Christ :

  • 19

    " Question : Pierre a-t-il t le premier pape ? Rponse : Pierre est considr comme le premier pape, car il est celui qui le Christ a lgu la charge de crer son glise, comme l'atteste la parole de l'vangile de Matthieu : " Tu es Pierre et sur cette pierre je btirai mon glise." L'glise - l'ecclesia, signifiant assemble - rassemble les disciples du Christ, qui a confi Pierre son glise mais lui a laiss aussi la charge de l'organiser, au del de sa propre histoire."

    Donc, non seulement, Le Christ confie l'glise Pierre, mais lui confie aussi

    le soin de l'organiser. Comment Pierre s'acquitte-t-t-il de la mission de l'organisation ?

    la question n'est pas traite au profit de celle de sa mort et de son ensevelissement. Ici

    encore, Philippe Levillain ne connat pas le doute. S'il en avait eu, les fouilles de Pie XII

    l'auraient convaincu.

    Question : Justement, Pourquoi Rome ? Rponse : Parce que Pierre a t martyris et enseveli Rome. La basilique Saint Pierre a t construite au IVme sicle sur ce que l'on croyait tre la tombe de Pierre. Or, les fouilles faites par Pie XII ont permis de retrouver le tombeau et d'attester que le premier chef de l'glise avait t enterr l'aplomb mme de l'autel pontifical de la basilique. (...)52 Question : Que signifie la primaut de l'vque de Rome et comment a-t-elle volu ? Rponse : La primaut est lie Pierre : il est l'aptre qui a la primaut sur les Douze. Tous les papes n'ont cess de la dfendre. Ils la consolident petit petit sur les autres vques, notamment d'Orient. Il est significatif que Benot XVI ait fait enlever de la fonction pontificale le titre de patriarche d'Occident. Cela montre que le pape n'est pas un patriarche comme les autres, mais est au-dessus des autres. Au fur et mesure que la figure de la papaut s'incarne dans l'institution, le rle du pape devient minent sur le plan doctrinal : il est le gardien du dogme.

    Les propos de Philippe Levillain ont le mrite d'tre clairs : l'historicit de Pierre, de son rle Rome dans la fondation de l'glise, de son ensevelissement dans cette ville, relve de la vrit historique ; par consquent, le principe de la primaut aussi et enfin - ultime conclusion - le fondement historique du dogme, qui a pour seule garantie la succession ininterrompue des papes ; il s'ensuit que le catholicisme est une branche du christianisme non pas diffrente des autres, mais suprieure aux autres, dtentrice de l'enseignement originel. Sa vrit dogmatique a pour base premire la vrit historique. Dans cet exemple, le croyant et l'historien qui, en l'occurrence, coexistent en la mme personne. sont d'accord ; mais l'un n'aurait-il pas, par hasard, pris le pas sur l'autre ? Le lecteur, quant lui, serait en droit de se demander si c'est le professeur de Paris-X Nanterre qui parle ou bien le confrencier du Comit pontifical pour les sciences historiques. Il ne se le demandera pas, car si l'Express annonce bien la premire qualit, la discrtion sur la seconde est totale. Le mrite minent de cette interview est aussi de montrer combien la thologie catholique est dpendante de la

    52

  • 20

    lecture catholique de l'histoire, laquelle est diffrente de celles que font les autres branches du christianisme.

    p 199

    H. RETOUR AUX TEXTES La premire question n'est pas de savoir quand et comment le passage incrimin de Matthieu est confectionn - ce qui est pourtant capital -, mais quand, comment, par qui, la premire liste des premiers papes est confectionne. La deuxime sera celle qui porte sur Pierre et son rle Rome, pour ce que l'on en sait... La troisime consistera rechercher la faon dont l'glise de Rome intervient dans les premiers conflits qui divisent les chrtiens, la quatrime quand, dans quelles circonstances, le Tu es Petrus est pour la premire fois invoqu. La documentation existe. Il s'agira donc d'observer les premiers stades de l'institutionnalisation de la papaut romaine, qui concide avec la dfinition des premiers dogmes, ou la tenue des premiers conciles (Nice, 325), Constantinople (381) et l'acquisition par le christianisme du statut de religion d'tat. L'option que nous souhaitons prendre n'est pas totalement nouvelle, puisque dans L'glise primitive de Maurice Goguel on peut lire :

    " D'aprs les thoriciens du catholicisme, Pierre ayant t le premier vque de Rome, ses successeurs ont hrit de la mission qui lui avait t confie et du privilge qui lui avait t accord. Dans quelle mesure cette thorie correspond-elle aux faits ? C'est l un problme que les proccupations confessionnelles et anticonfessionnelles ont troubl et qui est souvent tranch, dans un sens ou dans l'autre, d'une manire sommaire pour ne pas dire brutale. Il faudrait un gros livre pour l'examiner. Il ne sera pas possible de faire plus ici qu'indiquer comment il se pose et que prendre son sujet une position de principe. Il faut d'abord rechercher, quand, comment et dans quelles conditions s'est tablie la primaut de l'glise de Rome et de son vque et examiner si sa justification par le Tu es Petrus est concomitante de son apparition. S'il en tait ainsi, la parole de Jsus (ou la parole attribue Jsus) pourrait avoir t un des facteurs dterminants de sa formation. Un des lments qui permettront de rpondre cette question sera l'examen du Tu es Petrus lui-mme, la fixation de son sens et la dtermination de son origine relle." 53

    Cette citation ncessiterait de longs commentaires, d'autant qu'elle s'accompagne de notes de bas de page et que la mme ide est exprime en diverses occasions :

    " Cette primaut de l'glise de Rome repose-t-elle sur le fait qu'elle avait le sentiment d'avoir eu Pierre et Paul pour fondateurs ou pour premiers vques ou, au moins, d'avoir t honore par leur martyre ? Ou bien la tradition sur Pierre et Paul est-elle une lgende par laquelle on aurait, aprs coup, expliqu l'autorit de

    53

  • 21

    fait dont jouissait l'glise de Rome et dont il resterait chercher quelle tait l'origine relle ?"54

    On peut constater que s'expriment dans ces lignes des rserves dont on n'a gure trouv de trace dans les citations prcdentes d'auteurs plus rcents. Or, on pouvait penser et crire en 1947 que la tradition sur Pierre et Paul Rome pouvait tre une lgende... Maurice Goguel, protestant, signale qu'un gros livre serait ncessaire et il prcise, en note, qu'il avait caress le projet de l'crire, mais que " d'autres travaux [l'en avaient] jusqu'ici empch ". Ce projet ne verra jamais le jour. 55 En note, il fait allusion encore l'abondance des interprtations et l'ampleur des discussions comme la diversit des thories soutenues. 56 Ce qu'il dit clairement, c'est que le Tu es Petrus, dans l'hypothse o Jsus l'a effectivement dit, ne serait que l'un des facteurs ayant dtermin la formation du principe de primaut.

    p 200

    H.1 Les listes piscopales Faut-il attribuer l'pistm ou la doxa le fait que le monde entier entende, l'avnement du pape Francois qu'il est le 265me successeur de saint Pierre? En l'occurrence, le fait serait, apparemment, imputer la doxa, puisque tout ce qui relve de ce genre, (guides de poche, manuels de vulgarisation, abrgs de toutes sortes, encyclopdies-minute, etc) manque rarement de faire figurer des listes de papes dans leurs pages, tandis que les ouvrages plus savants se montrent aussi plus circonspects. Nanmoins, ce n'est pas la doxa qui a produit ces listes et s'il est un reproche faire, ventuellement, l'pistm, c'est de ne pas dnoncer ce type de peccadille et, par le fait mme, de lui permettre de s'tendre et de se perptuer. Quant son origine, nous allons voir que la liste remonte pratiquement aux origines de l'glise, mais que s'il faut chercher la cause de sa perptuation, c'est dans les publications rgulires annuelles de l'glise elle-mme qu'on peut la trouver. Mais qu'est-ce dire que la liste des papes est peu prs aussi ancienne que l'glise ? Peut-il y avoir une meilleure preuve de son authenticit ? Cela dpend, prcisment, de l'ide qu'on veut se faire des origines de l'glise. C'est toute la question. Si l'on place les dbuts de l'glise la mission fixe Pierre par Jsus en Mt 16, 18 et que, suivant une certaine tradition, on le fait venir Rome en 42 ou 43, la fondation de l'glise de Rome remonterait cette priode-l, puisque la liste nous fait connatre son deuxime, troisime, quatrime successeur, etc. C'est donc la preuve que l'glise est mise en place. Par le fait mme, nous avons l la preuve des origines de cette primaut que le catholicisme revendique. Mais il s'agit d'un raisonnement circulaire : la liste prouverait que la premre vanglisation de Rome a t faite par Pierre et la succession romaine de Pierre prouverait l'authenticit de la liste.

    54 id. p. 1 55 56 Il

  • 22

    Nous allons examiner si : 1) la prsence de Pierre Rome est, dans le meilleur des cas, hypothtique et que, dans l'hypothse la plus favorable - c'est--dire dans l'hypothse o il serait venu -, l'vanglisation de Rome par ses soins, ne le reste pas moins. 2) si, au cas o cette liste serait ancienne, les lments qui la constituent - c'est--dire les premiers noms des successeurs de Pierre, Lin, Clet, Clment, etc. - n'apparaissent pas avant la fin du IIme sicle et dans des circonstances qui les rendent douteux. 3) si l'historicit de cette liste crdible ; si la crdibilit est trs faible, cela va signifier, en dernire analyse, que les origines de la papaut, comme les origines de l'glise romaine, sont inconnues ; donc, que la revendication de la primaut - en consquence aussi, de l'orthodoxie doctrinale - est d'apparition tardive. tant donn l'enjeu, cela mrite d'tre examin de plus prs. Quant la perptuation jusqu' aujourd'hui de cette thorie trs discutable, selon laquelle tout remonte Jsus et saint Pierre, il ne faut pas en chercher la cause ailleurs que dans le fait que cette liste est publie chaque anne dans l'Annuario Pontificio, mise en vente par la Libreria Editrifice Vaticana, au pris de 74

    p 202 (...)

    Or, un tel classement est logiquement trs peu vraisemblable pour, au moins, deux raisons. La premire est que l'histoire des papes connat des priodes trs agites durant lesquelles plusieurs papes rgnent en mme temps, au moins une fois jusqu' cinq 57. Il plaira aux historiens ecclsiastiques d'en dsigner un, rtrospectivement, comme lgitime et de qualifier les autres d'antipapes, mais cela ne correspond pas la ralit de ce qui est vcu durant les pisodes en question, lesquels rgulirement s'expliquent par des raisons politiques. et trouvent des conclusions sous l'effet de facteurs politiques. Les premiers antipapes sont Hippolyte (217-235) et Novatien (251-258) que nous dcouvrirons bientt. La liste des antipapes est longue.58 La seconde raison pour laquelle la liste pontificale conduisant au 266me pape doit tre considre avec la plus grande rserve est que nous ne savons presque rien de la dizaine de premiers papes, c'est--dire ceux qui occupent le sige piscopal de Rome jusqu' la fin du IIme sicle et le peu que nous savons doit inciter la plus grande prudence, commencer par le plus grand d'entre eux, c'est--dire saint Pierre. Cette remarque vaut pour Pierre lui-mme et pour son 3me successeur, Clment de Rome, au sujet desquels nous allons faire le point sur ce que nous savons et nous ne savons pas. Pour les autres, jusqu'au 10me (Pie 1er, 140-155), nous ne savons peu prs rien. Outre cela, l'ordre des tout premiers papes, tel qu'il apparat dans cette liste (en quelque sorte officielle, ou semi-officielle) est contredit par les plus anciens auteurs qui parlent de la succession. Par exemple, s'agissant du personnage de Clment de Rome, qui est le seul dont on sache (plus ou moins) quelque chose

    57 On 58 On en tr

  • 23

    avant Anicet et Soter (milieu du IIme sicle), on le trouve sur cette liste officieuse en 3me successeur de saint Pierre. C'est Irne de Lyon dans son Contre les hrsies (paru vers 180) qui le dit. Mais selon un contemporain d'Irne, Tertullien, Clment est nomm directement par saint Pierre. 59 Lequel des deux faut-il croire et pour quelles raisons ? De telles contradictions montrent prcisment une absence de coordination entre les glises locales, que l'existence d'une glise centrale, sise Rome et dote d'un pouvoir de

    p 203

    juridiction sur les autres, ne devrait pas permettre. Ce que l'historiographie chrtienne appelle "la grande glise" c'est une glise largement rpandue territorialement, mais coordonne et dirige par l'autorit romaine. A cette poque, cette glise-l n'existe pas. Le dsaccord entre Irne et Tertullien (qui sont pourtant, l'un et l'autre en relation avec la ville de Rome) montre que chacun crit en toute indpendance, de sa propre autorit et en s'appuyant sur une tradition orale encore trs flottante, vhiculant d'un lieu l'autre, des informations tantt convergentes, tantt divergentes. Il n'est pas non plus inintressant de noter que c'est dans le mme temps - et, en l'occurence, dans la mme uvre, du mme auteur, Irne, - que, pour la premire fois les quatre vangiles sont mentionns, avec le nom des quatre vanglistes et les noms des treize premiers papes, c'est--dire jusqu' leuthre (175-189) (puisque c'est sous leuthre qu'Irne publie son trait). Ds les troisime, quatrime sicles, plusieurs pres de l'glise ou crivains (Hippolyte, Jules Africain, Jrme, Rufin, Augustin) se sont interrogs sur les sources que les premiers " tmoins " avaient bien pu utiliser, et cette interrogation a t reprise par les rudits du XIXme et du XXme sicle.60 Les recherches n'ont jamais abouti au moindre rsultat, ce que l'on comprend facilement, si leurs sources sont des traditions relatant des faits dj anciens. Ce qui est sr, en revanche, c'est que ds le VIme sicle, un document est mis en circulation, intitul Liber pontificalis qui, celui-l, donne des indications biographiques prcises, avec gnalogie, dates de dbut et de fin de rgne, circonstances de la mort, ensevelissement, etc. Ce liber pontificalis servit d'histoire officielle de la papaut tout au long de la vie de l'glise jusqu' ce qu'avec la plus grande difficult, Mgr Duchesne parvint enfin en dmontrer la fausset, la fin du XIXme sicle. L'histoire du Liber pontificalis montre, quant aux chrtiens de l'antiquit tardive, que l'absence d'informations prcises sur les papes les gnait, puisqu'ils ont d en forger ; et quant aux conclusions ventuelles en tirer pour jusqu' aujourd'hui, il faudrait rouvrir un dossier que la circonspection historiographique prfre garder clos. 61

    59 " C'est 60 Vo 61 Le Liber

  • 24

    H.2 Le Pierre historique et le Jsus historique Selon l'histoire ecclsiastique, il est entendu que Jsus fonde l'glise par la mission qu'il fixe Pierre, telle qu'on le lit en Mt 16,18 ; la religion nouvelle se dveloppe trs rapidement en Palestine. Pierre anime quelque temps la communaut de Jrusalem, puis cdant cette responsabilit Jacques, frre de Jsus, il sjourne quelque temps Antioche puis choisit de se rendre dans la capitale de l'empire o il continue son travail d'vanglisation. Il y meurt des suites de la perscution de Nron et est enseveli dans cette ville, peut-tre en un lieu dit ad catacumbas, avant que ses restes ne soient transfrs l'endroit o ils reposent aujourd'hui. Il est impossible - et nous n'essaierons pas - de prouver que cela n'est pas vrai. Mais si l'on veut examiner la question du seul point de vue de l'histoire, on peut tre fortement tent de dire - mme si les historiens des origines du christianisme y sont peu enclins - que rien ne permet de valider une telle position. Celle-ci pourrait mme paratre comme assez peu probable, sans le secours de l'a priori confessionnel. Le Pierre historique est l'exact pendant du Jsus historique. Ce qui relve incontestablement de l'histoire, c'est que des hommes ont cru Jsus de Nazareth, d'une part et que, d'autre part, d'autres hommes ont cru que Pierre tait venu, tait mort et avait t enseveli Rome. En tant que telles, ces croyances peuvent tre constates, tablies par des preuves et, ce titre, relvent, en effet, de l'histoire. En revanche, la question de savoir si ces croyances reposent elles-mmes sur des faits tablis, - question qui tait au centre de tous les dbats dans la premire moiti du XXme sicle, notamment, - semble tre aujourd'hui dvalue. passe de mode, anachronique. Cela apparat, par exemple, dans un ouvrage comme Les images de Pierre, de Christian Grappe,62 o l'auteur constate, comme cela est fait immanquablement pour Jsus, que l'tat de la documentation " ne permet pas d'crire sa biographie dtaille " (...) Par consquent l'objectif du livre est de s'intresser " au moins autant au devenir de Pierre qu' son histoire " (...)

    " Dans le cadre d'une telle dmarche, point ne sera besoin d'valuer prioritairement la fiabilit de tel tmoignage relatif Pierre, sa conformit avec ce que l'on peut entrevoir du personnage historique. Il importera d'abord de traiter ce tmoignage en tant que tel, de prendre en compte l'image ou les images de l'aptre qu'il fait apparatre, et de tenter de comprendre pourquoi, un moment et dans un milieu donns, on l'a eu ou les a faits valoir. "

    Ds cet instant, si l'on prend par exemple, la question du martyr et de l'ensevellissement, il n'est plus du tout pertinent de chercher savoir, si effectivement Pierre est bien mort sous Nron et s'il a t enterr ici ou l. L'enqute consistera tracer la construction de ces images. Il n'y aurait pas critiquer une telle perspective, en elle-mme plus que lgitime, s'il n'y avait pas en amont un grave problme qui n'est

    62

  • 25

    pas trait et qui est mme suppos n'avoir pas exist : la venue de Pierre Rome et l'vanglisation de la ville par ses soins. Ce parti pris est essentiel dans la stratgie qui consiste conforter la thse que le christianisme est une religion nouvelle fonde par Jsus, diffuse par douze aptres, rompant avec une religion ancienne dont elle est issue. La perscution de Nron contre les chrtiens dclenche en 64 suppose que les chrtiens soient suffisamment nombreux pour s'tre faits remarquer de l'empereur au point de l'importuner, voire de l'inquiter. Ceci est en contradiction avec une indication que l'on trouve dans le dernier chapitre des Actes des Aptres, (que nous avons dj mentionne et mentionnerons encore tant elle nous semble importante) savoir que les notables juifs de Rome invitent Paul qui vient d'arriver, en qualit de prisonnier en libert surveille, leur parler de la secte des Nazorens qu'il reprsente leurs yeux et dont, apparemment, ils savent trs peu de choses. (Ac 28,22).63 Rappelons, ce sujet, que ces mmes Actes dcrivent l'expansion du christianisme, cette fois en Palestine, comme fulgurante. Un jour, 3 000 personnes se font baptiser (2,41). Un autre jour, ils sont 5 000 (4.4), " Des croyants de plus en plus nombreux s'adjoignaient au Seigneur, une multitude d'hommes et de femmes (...) La multitude accourait mme des villes voisines (...) " (5,14-16) ; le Sanhdrin fait arrter les aptres parce que le succs rencontr par la nouvelle religion reprsente un danger pour eux (5, 17-28). Ce succs atteint un degr tel que mmes les prtres du judasme se convertissent : " Et la parole du Seigneur croissait ; le nombre des disciples augmentait considrablement Jrusalem et une multitude de prtres obissaient la foi ". (6, 7). Etc. Ce phnomne, pourtant spectaculaire chappe l'attention de l'historien juif Flavius-Josphe, ainsi qu'aux autres. Il faut supposer que l'quivalent se passerait Rome, si Nron ragit comme on sait et cela chapperait encore aux historiens romains de l'poque. C'est, sans doute, qu' l'poque, l'information est fractionne et les centres d'intrt varis. Pour en revenir aux Actes, nous avons dj constat que Pierre semble absent lorsque Paul arrive dans la ville et que, d'autre part, Paul semble ignorer l'existence de Pierre quand il crit sa lettre aux Romains. Au temps o les partisans de la mthode historico-critique pouvaient se faire entendre, des doutes trs forts et trs nombreux taient mis sur la place publique. Cela n'empchait pas les partisans de la juste doctrine de clamer leurs certitudes, mais du moins prenaient-ils la peine de nuancer leurs propos en tenant compte du fait que d'autres positions existaient, d'autres analyses taient possibles. Aujourd'hui, lire la production courante, tout se passe comme si la fondation de l'glise de Rome par Pierre tait une vidence. Mais beaucoup d'historiens ne s'intressent pas la production courante, sauf ceux qui y participent.

    p. 207

    H.3 Les tmoignages antiques sur Pierre Rome

    63 Un

  • 26

    Les tmoignages principaux voqus sont au nombre de quatre : la lettre de Clment de Rome aux Corinthiens, la lettre d'Ignace d'Antioche aux Romains, un tmoignage de l'vque Denys de Corinthe, rapport par Eusbe de Csare, enfin une courte mention de Tertullien. L'histoire traditionnelle avance encore quelques rfrences secondaires tendant tablir l'vidence d'une prsence de Pierre Rome, telle que la premire ptre de Pierre lui-mme o, lorsqu'il envoie ses lecteurs son salut depuis Babylone, il faudrait lire que c'est de Rome qu'il s'agit. 64De mme, la finale de Jean " Jsus parla ainsi pour indiquer de quelle mort Pierre devait glorifier Dieu "65 serait une allusion transparente au martyre de Pierre sous Nron. Il y a, d'autre part, quelques passages, dont certains particulirement obscurs, dans la littrature apocryphe qui, selon l'exgse, pourrait accrditer la thse de prdilection. 66 Pour en revenir aux tmoignages considrs comme principaux 67, ce sont les suivants : H.3.1Clment de Rome

    p 207

    H.3.2 Ignace

    p 208

    H.3.3 Denys de Corinthe

    p 208

    H.3.4 Irne

    p 208

    H.3.5 Tertullien

    p 208

    H.3.6 Eusbe de Csare

    p 209

    On peut examiner ces tmoignages de diffrentes faons, au risque de n'y voir que ce que l'on dsire. Ils taient, en tous cas, objets de dbats ouverts (et souvent passionns) dans la premire partie du XXme sicle. Il est noter qu'un seul de ces tmoignages remonte au Ier sicle, encore que la date de la lettre de Clment aux Corinthiens ait t elle-mme controverse, ainsi que la personne mme de l'auteur. Clment n'affirme d'ailleurs pas positivement la

    64 L'Eglise 65 Jn 21 19 66 Les 67

  • 27

    prsence de Pierre Rome ; mais on est en droit de considrer que l'allusion est claire. Quant Ignace d'Antioche, outre le fait que ses lettres et sa personne galement aient t discutes, il ne mentionne pas, mme allusivement, que Pierre et Paul aient dirig l'glise de Rome. Enfin, les autres tmoignages datent de la fin du IIme sicle, la mme poque o l'existence des quatre vangiles est atteste ; il est certain que la tradition de l'tat oral est passe l'tat crit et que les chrtiens de ce temps croient une glise fonde par Pierre et Paul Ils croient leur martyre sous Nron. Mais on est la fin du IIme sicle. Ils croient que leurs dpouilles demeurent parmi eux. Ici, en outre, on peut faire des rserves secondaires : le tmoignage du prtre Gaus est prsent comme datant de la fin du IIme sicle, mais il se trouve dans l'ouvrage d'Eusbe de Csare, lequel, lui, date du dbut du IVme. Ces tmoignages ont paru suffisants la plupart des exgtes pour en tirer la conclusion que la tradition concernant Pierre Rome renvoyait des ralits certaines. C'est le parti qui l'a emport et qui s'exprime, peu prs seul, aujourd'hui. D'autres, l'poque, en ont conclu qu'il s'agissait d'une pure lgende. 68 D'autres encore qu'une telle ralit tait pour le moins hypothtique. 69 C'est le point de vue de ces sceptiques que nous adoptons. 70 Mme si l'on aboutissait la certitude de la prsence de Pierre Rome, cette question est bien distinguer de la question de la primaut. Avec Eusbe de Csare, nous sommes au IVme sicle ; il est clair qu'il croit la fondation de l'glise Rome par Pierre ; il n'est pas moins clair qu'il n'a aucun soupon de la primaut. Se trouvant au cur de la querelle arienne, il n'aurait pas pu ne pas s'y rfrer. C'est au milieu du IIIme sicle, dans les circonstances que nous allons voir, que la notion fait son apparition, apparition trs discrte.

    p. 209

    I. LES FAITS ET LES ECRITS

    I.1 Le personnage de Clment de Rome

    " Avec la lettre de Clment, nous sortons de l'obscurit " , crit Louis Duchesne (1843-1922),71 un minent historien dont le souvenir tend s'loigner comme plusieurs autres de la mme poque. Mgr Duchesne fait peut-tre preuve d'un excs d'optimisme, car tout n'est pas clair dans ce document dont il parle et encore moins dans la personne de son auteur. Du moins, la lettre dite de Clment de Rome, remplit depuis les dbuts de l'histoire eclsiastique, cette fonction de repre, un vritable phare dans une nuit obscure, permettant, de faon inespre, de voir d'o l'on vient et o l'on va. Pourtant, de saint Pierre, on ne sait pratiquement rien qui soit sr et il va falloir attendre la fin du IIme sicle, avec les mentions que nous donne Irne pour avoir les noms d'une douzaine d'vques de Rome, dont - sauf la lettre de Clment - nous ne possdons absolument rien.

    68 Arthur

    69 70 Voir 71

  • 28

    Du moins du treizime pape, leuthre, nous pouvons tre convaincu de l'existence, puisque Irne lui-mme le rencontre ( en 177) et qu'aprs leur rencontre il lui crit. Des propos tenus par leuthre et de son action en gnral durant ses supposs treize ans de rgne (pourtant agits par la crise montaniste), on ne sait rien.

    p 210

    La lettre de Clment elle-mme, adresse aux Corinthiens, est crite l'occasion de dsordres qui se seraient produits dans cette glise du Ploponnse fonde par saint Paul o des chrtiens ambitieux se seraient rebells contre l'autorit de leur vque. On ne sait rien non plus de cette crise, si ce n'est par cette lettre. Plusieurs autres crits furent attribus Clment de Rome, avant d'tre classs par des experts comme inauthentiques. Une deuxime lettre aux Corinthiens fut longtemps en circulation, tandis que la premire disparaissait au IVme sicle pour n'tre retrouve qu'au XVIIIme. Outre ces deux lettres, l'une classe authentique, l'autre classe apocryphe, il existe aussi un roman pseudo-clmentin en deux parties, Les Homlies et les Reconnaissances, o Clment est mis en rapport troit avec l'aptre Pierre, entre autres. Quant au personnage de Clment, l'auteur suppos de la lettre, (laquelle, d'ailleurs, ne porte pas de signature et ne prsente pas un caractre personnel vident), il est lui-mme inconnu en dehors de l'existence de ces textes. Il est inconnu dans la littrature profane comme tous les autres chrtiens du premier sicle ; mais il est, en outre, prsent de manire fort incertaine dans la littrature chrtienne postrieure. Des traditions en font le Clment dont parle Paul parmi les compagnons qui " ont lutt pour l'vangile ", en Philippiens 4, 3. 72 Mais une telle hypothse ne concide pas avec la date suppose de la lettre, ni les dates d'exercice de la fonction donne par Eusbe (entre 92 ou 93 et 98 ou 100). 73 D'autres traditions l'ont assimil - mais sans raison particulirement crdible - un certain Flavius Clemens, personnage connu, celui-l, qui tait cousin de l'empereur Domitien et trs probablement un chrtien, ainsi que son pouse, Flavilla Domitilla. Arrts l'un et l'autre et accuss d'athisme (ce qui tait le grief oppos aux chrtiens), ce Flavius Clemens est excut en 95, alors qu'il tait consul en exercice. Nous avons vu prcdemment ce passage peu clair souvent considr comme la preuve de la fondation de l'glise de Rome par Pierre. Cette lettre contient plusieurs autres lments intressants : tout d'abord, on peut avoir le sentiment que l'vque de Rome attribue la rvolte de Corinthe au sentiment humain de jalousie , puisque tel avait dj t le cas Rome : " C'est cause de la jalousie et de l'envie que les plus grands et les plus justes d'entre eux (les aptres), les colonnes (Pierre et Paul) ont subi la perscution et combattu jusqu' la mort." 74Cela peut induire le lecteur moderne voir une allusion des rivalits de pouvoir qui auraient agit l'glise de Corinthe son tour. En fait, la jalousie est un thme de prdilection de l'auteur de l'ptre qui y voit la grande cause du malheur des hommes, comme l'atteste l'Ancien Testament. On l'observe, selon lui, dans cette mme lettre, entre Can et Abel, Jacob et Esa, David et Sal, etc. Ce qui est surtout trs remarquable, c'est qu'il ne

    72 ] 73, 74

  • 29

    semble pas connatre d'autres critures Sacres que ce que nous appelons l'Ancien Testament. Les citations qu'il en fait sont trs nombreuses. Il en fait une seule, trs vague, des vangiles canoniques, Matthieu et Luc en l'occurrence, mais sans les nommer. "Souvenons-nous surtout des paroles de Notre Seigneur par lesquelles il nous enseignait l'quit et la magnanimit "75 Il n'y a rien dans la lettre de Clment qui ne puisse tre dit par un juif de la Diaspora s'adressant d'autres juifs de la Diaspora.76 Cette lettre pose donc, notre avis, deux problmes essentiels. 1) Parvenus dj au 4me pape, les chrtiens de Rome connaissent-ils les vangiles ? 2) Si ce n'est qu'on l'affirme un sicle plus tard, est-il bien certain qu'il y ait, l'poque suppose de Clment de Rome, des chrtiens dans cette ville ? Dans la thorie classique, les vangiles synoptiques sont crits dans les annes 60, peut-tre dix ans avant, peut-tre dix ans aprs. Celui de Marc, en tout cas, est le premier et il serait crit sous la dicte de Pierre. Par consquent, seul l'vangile de Jean, prsent comme le plus tardif (aux alentours de 100) pourrait ne pas tre connu de Clment. Les autres devraient l'tre et tout spcialement celui dit de Marc. Comment Clment, trs proche successeur de Pierre, si ce n'est ordonn par Pierre lui-mme, pourrait-il ne pas connatre l'vangile dict par Pierre? Il ne semble pas connatre les vangiles, en revanche, il connat au moins une lettre de Paul, probablement, la lettre de Paul aux Romains que, dans un sens ou dans un autre, il qualifie d'vangile, puisqu'il crit : " Reprenons la lettre du bienheureux Paul. Que vous a-t-il crit dans les commencements de l'vangile ? "77 On est donc vraiment en droit de se demander quelle ide se fait Clment de l'vangile. La mme question se pose pour Paul dont il y a lieu, pour lui aussi, de s'interroger sur le point de savoir en quoi il diffre d'un juif de la diaspora s'adressant des juifs de la Diaspora 78. Mais il y a une grande diffrence entre Paul et Clment. Paul crit dans des annes o l'on s'accorde reconnatre que les vangiles crits n'existent pas. Clment, lui, crit trente ou quarante aprs, selon le consensus. Il ne semble pas en savoir davantage que Paul sur Jsus de Nazareth. En tous cas, on ne verra pas une seule allusion aux faits contenus dans les vangiles. Le mot de Nazareth n'apparat pas une seule fois dans la lettre de Clment. Le prnom de Marie y apparat une fois, mais c'est la sur d'Aaron. Le nom de Jsus n'apparat jamais seul, mais toujours dans un ensemble, comme Jsus Notre Seigneur, Jsus-Christ, le Christ-Jsus, le

    75 id 76 Tel n'est pas du 77 Cl 78 Il

  • 30

    Seigneur Jsus. Non seulement Clment de Rome ne dit pas une seule chose qu'un juif de la diaspora ne pourrait pas dire d'autres juifs de la diaspora, mais mme il dit quelque chose que SEUL un juif de la diaspora puisse dire d'autres juifs de la diaspora. Dans la premire partie de ce travail, propos de la Rsurrection, nous avons signal combien il tait trange que Clment de Rome voque, comme raison de croire la rsurrection de Notre-Seigneur-Jsus-Christ, la rsurrection du Phnix, dont il est trs sr de la ralit. 79 Il dit ses correspondants - en l'occurrence les " chrtiens " de Corinthe, mais on ne voit pas pourquoi cela ne vaudrait pas pour ceux de Rome ou d'ailleurs,- que le sacrifice votif doit se faire (sous peine de mort) Jrusalem, au Temple, devant le Grand Prtre. Incidemment, comme le Temple de Jrusalem est dtruit depuis 70, cela pose un srieux problme quant la date de rdaction de la lettre que l'exgse courante fixe postrieurement 90. Mais c'est secondaire par rapport au fait que ce pape chrtien semble se mettre sous l'autorit du grand prtre juif : " Ce n'est point partout, frres, qu'on offre le sacrifice perptuel, ou un sacrifice votif, ou pour les pchs et les fautes, mais seulement Jrusalem. Et l encore, ce n'est pas n'importe o qu'on l'offre, mais face au sanctuaire, sur l'autel, non sans que l'offrande ait d'abord t soigneusement examine par le grand prtre et les autres ministres dont il tait question plus haut.. Ceux qui contreviennent son ordre sont punis de mort. Vous le voyez, frres, plus grande est la connaissance que nous avons t jugs dignes de recevoir, plus grave est le risque que nous courons." 80 On cherchera en vain le moindre commentaire de ces deux passages dans l'historiographie conventionnelle- ; ils sont pourtant, selon nous, les plus importants du point de vue de l'histoire des origines du christianisme Rome. En effet, ils clairent la question cruciale de ce qu'on nomme la " sparation " du judasme et du christianisme que certains historiens datent trs prcocement, d'autres plus tardivement. Si Clment de Rome invite les " fidles " respecter les rites juifs, c'est qu' la fin du Ier sicle Rome, elle n'est pas ralise. La rsurrection du Phnix ainsi que le sacrifice votif Jrusalem sont deux questions places sous le signe du tabou. Un auteur comme Jean Dauvillier 81 ne consacre pas moins de sept longues pages commenter Clment de Rome et il ne souffle mot de ces lignes. Tout se passe comme si elles ne figuraient pas dans le texte. L'article sur Clment de Rome publi dans le Dictionnaire de la papaut (sign Jean-Marie Salamito) est tout aussi discret.

    I.2 Retour sur la primaut

    Si nous ne possdions pas, d'une part, le trait d'Irne Contre les Hrsies (180) et, d'autre part, la lettre de Clment de Rome aux Corinthiens que l'on a retrouve intgre au Codex Alexandrinus 82 , nous ne saurions rien de l'histoire durant les deux premiers sicles, qui sont, prcisment, ceux o ce qui va devenir

    79

    80 81 82 Il s

  • 31

    le christianisme que nous connaissons se met en place. Cela entrane une question grave : le christianisme aurait-il pu se mettre en place sans la papaut ? Ce que l'on peut tirer comme conclusion de l'examen de la lettre de Clment de Rome concernant la question de Pierre ne semble pas dcisif, pour le moins qu'on puisse dire. La prsence de Pierre Rome