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7/21/2019 1987 Ozouf_Quand l'individu se sufiit lui-mme_Nouvel obs
1/1
~ ~ ~ w f r
. 1 > 1
Quand l individu sesuffit
ui-meme
Deux
livres
de
Pierre
Manent sur l histoire
du libe
m
Liberer l homme
des pouvoirs comme des
religions, ce
fut
le
gmnd
reuvrejamais
accompli
de,s
penseurs
liberaux. D anarchie
en
egalitarisme,
d
independance
en
dependance, ils
n ont
cesse de corriger leur
copie. Sans
trop d illusions ..
P
erre Manent a
le pas
vif et
degage
de
celui
qui a
choisi
la
societe des
grands esprits.
Sa
promenade a
travers es pensees politiques
evo
que
es
bords
de
l'Illyssos,
Ja lu
miere transparente d'un monde
delivre
de
l 'urgence,
et
communique au lec
teur l'euphorie de Ja liberte. Apres tant de
livres
qui
font
tenir
es
grands auteurs dans l'inven
taire
de leurs
nevroses ou Je compte de leurs
proprietes,
il est bon
de rencontrer
une ceuvre
Oll Je conte
nu
des
pensees importe
plus
que es
conditions de leur engendrement. Engen
drees, elle
s
le sont du reste
bien
moins que
generatric
es
. Montesquieu
precede la Revolu
tion ameri
c
aine comme
Rousseau
la Revolu-
PierreManent
tion f r a n ~ a i s e
:
loin
de
devancer la
philosophie,
c'est l'histoire
ici
qui
s'essouffie
a
la suivre et
s'evertue a l'incarner.
L'originalite
de
Pierre Manent tient
encore
a
son
equanimite. L'accompagnateur
qui in
vite, dans
>,
qui tente
de
replacer
Ja
politique
liberale
dans
ses
conditions
generales de
possi
bilite. II y accueille
des pensees
qui sont autant
de
coup s
de
pistolet dans
Je
concert liberal :
Hobbes,
q
ui denonce
chez
l'homme
une
re
pu
gnance
instinctive a
Ja cooperation
;
Rousseau,
qui ouvre une fracture geologique entre
l'homme de
Ja societe et
l'homme
de
la nature.
Mais
l'un et l'autre ont Je merite d'explorer -
et
c'est
ce qui
interesse
le plus
Manent - es
difficultes du
liberalisme.
Car le liberalisme
est
une entreprise
delibe
ree, directement polemique, pour secouer
l'etreinte du christianisme, construire un
monde
humain qu i se
donne
a
lui-meme ses
fins,
sans
recourir
a a grce.
Dans l'effort
extraordinaire
qu
'ils
font
pour rendre a l'indi
vi
du son autonomie,
es
liberaux
ne
peuvent
pourtant plus s'appuyer sur cette nature
palenne qui faisait aller l'homme
au
Bien
comme Je volubilis au
soleil. Le
monde politi-
ue
qu'ils edifient contre Je
pouv01r
de Ja
reh
g1on ott etre auss1 contre a nature
natu
relle
.Et c'est
pourquo1
leur
har de nature
a
une allure
si contrainte.
II y a
eu
tant
de
penseurs liberaux pour
precher l'arrangement nature
et
spontane
des
i
nterets et
l'opposer
au
mauvais dirigisme de la
v
olonte humaine que nous avons oubli
e a
quel
point l'etat de nature qu'ils invoquent est
lui
meme un artifice. L'individu libre
et
egal
que
se donne la
politique
moderne est bien loin en
effet d'etre l'argile fmentaire dont
est
petrie
la
societe
democratique .
II est
un etre reinstitue
ex nihilo, une e aboration abstraite, une fiction
laborieuse pour echapper a Ja fois au monde de
la
nature naturelle
et au monde de
Ja
grce.
Or
ce
bricolage laisse
entiers
des
problemes
redoutables . Pour reconstruire le
monde poli
tique sur
1indi
vidu
qui
ne
se fie
qu
a
son
propre
jugement, c'est-a-dire sur le citoyen
democra
tique,
il
a
fallu Je
reduire
prealablement
a
ce
qu'il y a de plus chetif, de
moins
articule
dans
l'homme : la peur panique (pour Hobbes), la
fringale (pour Locke)
,
1'.amour-propre
a
peine
frone de pitie (pour
Rousseau)
. Fabriquer
un
tuf pauvre,
qui fait des etres
independants et
egaux
sans doute,
mais
egalement nuls . Acette
nullite Ja
vie
chretienne
avait
une reponse : la
grce
sauvait la creature denuee
en
la ratta
chant au
principe
universel des etres. Mais
,
en
sortant leur
homme nature
de Ja coquille reli-,
gieuse, es
liberaux l'exposent
nu
, frissonnant
etseul.
Avec
ces
individus affranchis
des
influences
mais desormais poses es uns
a
cte des
autres,
comment
refaire
un
corps
social ? Cette
diffi
culte centrale
du
liberalisme n'est pour Pierre
Manent
jamais tout
a
fait resolue.
L'echafau
dag
e
de
relations humaines bricole a partir
d'une nature si
rebelle au lien social risque
a
tout
moment de
se
defaire.
L'artificialisme
que
Pierre Manent prete
aux fondateurs
du
libera
lisme
ne
se
naturalise donc jamais, ne
se
tran
quillise
jamais: c'est
pourquoi es
auteurs
qui
exhibent es
felures
internes de la construction
et
leur appliquent
des
colmatages
desesperes
l'interessent particulierement :
Rousseau plus
que
Constant
et Hob bes plus que Lpcke
.
La
verite du liberalisme est donc
a chercher,
soit en
dehors
des liberaux
,
soit parmi eux,
dans
leurs
varietes pessimiste
s :
chez
Tocque
ville, par exemple, qui
a
compris mieux que
quiconque de quoi
se
paie
Je
penchant
liberal
a
la
separation.
Avec
Tocque
ville, nou
s
voici
chez
nous. Nous
sommes bien
ces
etres
solitai
res
,
de plus en plus interchangeables, de moins
en moins originaux ;
separes des
autres
par
le
Thermolactyl
de
l'indifference, frileusement
contractes sur notre quietude personnelle ;
in
capables desormais
de
nous identifier
au col
lectif,
de nous sacrifier aux destinecs
d'autrui,
de mourir pour la patrie ou pour la liberte ;
prets, pour
avoir
Ja
paix,
a
nous
confier a
un
pou
voir immense ' pourvu
qu'il
soit tute-
Jaire Bref,
de 'extreme
independance
a
'ex
treme dependance
nous
avons parcouru la
dis
tance et co
mpris a
secrete parente.
Peut-on rebrousser le chemin
qui
nous a
conduits a l'hedonisme
plat
et
au despotisme
indolore de
Ja
societe
liberale
?
I
n'y a
pas chez
Pierre
Manent
de
tentation
rea
c
tionnaire
.
Le
mouvemem
lu
i parait irreversible, il ne corn;oit
pas de
substitut
au
liberalisme. Mais cette
ab
sence
le laisse desenchante . Comme
Aron
a
l'egard de Hayek,
il
ne
menage
ases liberaux ni
son
attention ni son admiration, mais il "
-
serve
sa foi .
J'ai simplifie
outrageusement la promen
ade
buissonniere de Pierre Manent. Je n'ai
rien dit
non
plus de son
style eclatant
et
raffin
e, ni
du
plaisir
que font
ses lecteurs
des
pa
ge
s paille
t e e ~
de
form.ules tocqu.evillienne s. J'espere
avotr
fa t devmer
la tens1on
que donnent a ses
livre
s le tranchant de l'exigence intellectuelle
et la douceur de l'
analyse
.
Avec
, tout au fond la
n ~ t e d e c ~ i r a n t e
de l'esprit
qui redoute ce q ~ i l
sall
mevltable,
la
lucidite resignee
des
saints
sansesperance.
MON OZOUFe
Les
Liberaux
presente par PierreMan enr 2
tom
es. Hachette, 522
page
s et 380 page
s 50
F
chaque volume;
Histoir
e inte
ll
ectuelle
du libe
ralisme,
dix
lefons
,
par Pierre
Manent,
Cal
mann-Levy, 252 pages, 98 F.