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Christophe Solioz Retour aux Balkans Essais d’engagement 1992 – 2010

2010 Retour aux Balkans

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The contributions presented in this volume — most of them published between 1992 and 2010 — were written against the background of a robust presence throughout the Balkans since the early 1990s. Without pretending to be monumental, the chosen approach presents the scaffolding of a sequential process of thinking through the darkness of the war and post-war years. The texts’ juxtaposition multiplies the viewpoints and invites the reader to find his/her own way through the (post) Yugoslav labyrinth. While the country analyses focus on Bosnia and Herzegovina and Kosovo, the book also discusses regional cooperation and the European integration processes, the role of civil society and NGOs, and the characteristics and limits of the transition and democratisation process in the Balkans. Last, but not least, a gallery of committed politicians and artists — among them Alex Langer, Wolfgang Petritsch, Carla Del Ponte, Paul Parin, Slavenka Drakulic and Sejla Kameric — is presented.

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ISBN : 978-2-296-12446-235 €

Les textes réunis ici – publiés entre 1992 et 2010 –trouvent leur origine dans une présence assidue sur le terrainet un engagement conséquent. L’édifice se dévoile avec sonéchafaudage – l’ouvrage ne se veut pas monument. En lieu etplace, les traces d’un lent travail de réflexion, qui porte lamarque de l’événement : les récentes guerres balkaniques etun après-guerre truffé d’incertitudes. Juxtaposés, ces textesmultiplient les points de vue et invitent le lecteur à entrerdans le labyrinthe (post)yougoslave à sa guise. Après lesanalyses centrées pour l’essentiel sur la Bosnie-et-Herzégovine et le Kosovo, on se penche sur la problématiquerégionale, les perspectives d’intégration à l’Unioneuropéenne, l’action de la société civile ainsi que les limitesdes processus de transition et de démocratisation dans lesBalkans. Enfin, une série de contributions dressent le portraitde quelques « spectateurs engagés » : Alex Langer, WolfgangPetritsch, Carla Del Ponte, Paul Parin, Slavenka Drakulic etSejla Kameric.Christophe SOLIOZ, Suisse né à Brême en 1957,

a étudié la philosophie, la psychologie, la pédagogie,les langues et les littératures (italienne etallemande) aux universités de Zurich et de Genève.Socio-thérapeute puis enseignant à Genève, il estégalement coordinateur depuis 1992 de différentesinitiatives et recherches-actions dans l’espace post-yougoslave. Il dirige – avec Wolfgang Petritsch – lacollection « Southeast European Integration

Perspective » aux Éditions Nomos (Baden-Baden).

Photographie de Petra Spiola.

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© L’Harmattan, 20105-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris

http://[email protected]

[email protected]

ISBN : 978-2-296-12446-2EAN : 9782296124462

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Sommaire Je réunis dans ce livre…

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Quelques brèches mûrement réfléchies

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1. Les Balkans 1.1. Rhapsodies yougoslaves 23 1.2. [Im]possible Yougoslavie 31 1.3. Une nouvelle donne pour les Balkans 35 1.4. On est « fatigué » des Balkans 39 1.5. Une nouvelle coopération s’invente 43 2. Bosnie-et-Herzégovine

2.1. Pour la victoire des perdants 49 2.2. La reconstruction 55 2.3. La situation des ONG 61 2.4. Faut-il désespérer de la Bosnie-et-Herzégovine ? 67 2.5. Fragmentation et recomposition de l’économie 69 2.6. Appropriation des processus de transition 87 2.7. Sarajevo, guerre et paix, 1992-2002 109 2.8. De l’assistance à la souveraineté 113 2.9. Sarajevo, Belgrade, Pristina... Bagdad 127 2.10. Récrire l’histoire du siège de Sarajevo ? 131 2.11. La démocratie sous contrôle 133 2.12. Comment réussir la paix 141 2.13. La Bosnie-et-Herzégovine après Dayton 145 2.14. Transformer l’essai 151 2.15. Mostar un 9 novembre 167 2.16. Pour un nouvel élan 171 2.17. Au-delà de Dayton 175 2.18. Vers une autre identité 179 2.19. Transition sur le fil du rasoir 183 2.20. Réformer Dayton ! 205 2.21. Comment sortir de l’impasse ? 211 2.22. Au secours, l’Europe ! 225 2.23. La diplomatie après la contrainte 229 2.24. Bientôt peut-être le bout du tunnel 233

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3. Kosovo 3.1. Guerre et paix 245 3.2. L’avenir à la lumière de l’Accord de Dayton 247 3.3. Sortir de la logique de guerre 251 3.4. Pour une solution politique 257 3.5. Utopie et désenchantement 265 3.6. Avenir d’une illusion ou illusion d’un avenir 275 3.7. Décréter le Kosovo région européenne 279 3.8. L’indépendance, et après ? 285 4. L’Union Européenne

4.1. Europe 1996 — un engagement citoyens 289 4.2. Enjeux de l’élargissement 293 4.3. La cruelle absence d’une politique de sécurité 297 4.4. Les relations Russie — UE 299 4.5. L’Union européenne en ordre de marche 301 4.6. La Slovénie pilote l’UE sans complexe 305 4.7. Hâte-toi lentement

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5. Société civile 5.1. Il se fait tard 329 5.2. Réseau pour une Europe pantopique 331 5.3. L’alternative citoyenne pour sortir de la guerre 339 5.4. L’avenir d’une (dés)illusion 343 5.5. Piste pour recomposer l’espace public 347 5.6. Bilan critique dans les Balkans 353 6. Littérature et arts

6.1. Le trésor perdu et l’espérance de Paul Parin 361 6.2. Tourbillons et silences de Yougoslavie 371 6.3. Encore... un texte entre amour et amitié 375 6.4. Au-delà du tabou — Peter Handke 377 6.5. Lever l’ancre — Valérie Frey 381 6.6. Habiter l’Art — Sejla Kameric 383 7. Rencontres

7.1. Je suis venu vous dire que je m’en vais — Alex Langer 387 7.2. Quitte ou double entre la Save et la Drina — Petritsch 393 7.3. Dans l’ombre de Tito — général Vladimir Velebit 397 7.4. Carla Del Ponte, un brise-glace contre l’impunité 399

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Je réunis dans ce livre… Je réunis dans ce livre des textes rédigés entre 1992 et 2010. Il me revient de remercier en premier lieu les quotidiens et revues qui ont publié ces contributions et autorisé leur reprise dans le présent recueil : Le Temps, la Tribune de Genève, Le Courrier, Diagonales Est–Ouest, Le Courrier des pays de l’Est, La nouvelle Alternative et Economie et Humanisme. Ce travail d’écriture accompagne des années d’engage-ment et réflexions menés dans la cadre de différents réseaux : la Helsinki Citizens’ Assembly (hCa), le Balkan Peace Team, le Forum for Democratic Alternatives [isn], l’Association Bosnia and Herzegovina 2005 et, enfin, le Center for European Integra-tion Strategies (CEIS). Il conviendrait ici de mentionner de nombreuses per-sonnes amies que j’ai côtoyées ces années, mais je courrais alors le risque d’oublier l’un ou l’autre de ces très chers compa-gnons de route. Je me limite à mentionner deux personnalités qui émergent de cette famille choisie : Svebor Dizdarevic et Wolfgang Petritsch. Leur amitié exigeante m’a servi à la fois d’aiguillon et de boussole — les mots sont peu de choses au regard d’un sentiment de profonde gratitude. Il me revient de remercier la Ville de Genève, d’avoir soutenu de différents projets dont j’ai assumé la direction et d’avoir contribué à la réalisation de cet ouvrage. Enfin, la lec-ture littéraire de Johan-Frédérik Hel Guedj m’a aidé à trouver la distance nécessaire pour reprendre ces textes d’un œil neuf. Genève, le 24 mai 2010

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Quelques brèches mûrement réfléchies — une introduction Écrire, bâtir Les textes réunis ici — exceptés quelques inédits — ont été publiés entre 1992 et 2010. Ils apparaissent, répartis en cha-pitres thématiques, dans l’ordre chronologique et, à quelques rares exceptions 1, sous leur forme originale, sans modifications — sauf correction des fautes d’impression, de quelques lapsus calami et les harmonisations qui s’imposaient, avec parcimo-nie 2. La date et le lieu de publication sont chaque fois signalés en fin de texte 3. Plutôt que de fondre les différents textes en une appa-rente unité, j’ai préféré respecter le souffle et la cohérence de chacun. Leur juxtaposition permet de prendre la mesure de l’évolution d’une représentation. Hétérogénéité voulue, donc. J’ai aussi souhaité conserver l’alternance de morceaux courts, souvent des textes d’opinion, et d’essais plus fouillés — au risque d’imposer au lecteur quelques inévitables répétitions. À la différence de mes autres publications — le plus souvent des ouvrages collectifs — qui peuvent donner l’illusion d’un édifice achevé, l’édifice se mont(r)e ici comme il se doit : avec l’échafaudage. Ici, pas d’ouvrage monumental ou de sym-phonie. En lieu et place, les traces d’un lent travail de réflexion portant l’empreinte de l’événement, ainsi que celle des délais imposés par la publication en revue ou dans des quotidiens.

1 Certains quotidiens proposant un espace limité, j’ai été parfois contraint

d’écourter le texte soumis à publication ; je présente souvent dans ce vo-lume la version intégrale — parfois publiée par un média présent sur In-ternet.

2 J’ai ainsi utilisé ici systématiquement le terme de « Bosnie-et-Herzégo-vine » — il s’agit du nom officiel de ce pays.

3 Lire les notes de bas de page en fin de chaque texte ; celles-ci indiquent aussi, le cas échéant, les traductions disponibles ainsi que d’autres publi-cations personnelles poursuivant la réflexion sur le même thème.

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Penser, c’est entrer dans le labyrinthe Autant le préciser de suite, je ne me connais aucune attache dans l’espace (post) yougoslave autre que l’expérience d’un refus — du nationalisme, de la guerre… — ; plus précisé-ment ce que Maurice Blanchot appelait « l’amitié d’un Non certain, inébranlable, rigoureux » 4. Alors oui : « entrer dans le Labyrinthe (…) alors que l’on aurait pu “rester étendu parmi les fleurs, faisant face au ciel” » 5. Fallait-il ne pas franchir le pas, rester dehors ? Mais ne l’avais-je pas franchi déjà, depuis tou-jours ? À notre lecteur d’arpenter notre labyrinthe par mor-ceaux — indépendamment du découpage choisi —, et d’y dé-couvrir, au-delà de toute théorie, un fil et, à défaut de sympho-nie, une mélodie. Au vif du sujet Mon propos s’inscrit sur une courbe qui pointe en direc-tion d’un livre à venir qui ambitionne une « véritable compré-hension » — dont la source, en deçà de Turning Points in Post-War Bosnia 6, trouve son origine dans les textes recueillis ici. Chacun témoigne à sa façon d’une volonté de saisir, d’informer et, surtout, d’ (inciter à) agir. Le centre en est l’événement, soit l’expérience de l’inacceptable — la guerre —, et de l’espoir déçu — l’après-guerre. D’où la nécessité de maintenir ouvert le chantier de L’après-guerre dans les Balkans 7 afin de tenter de dépasser ce désespoir et, surtout, d’identifier l’action politique à même d’instituer un (nouveau) commencement ; promesse d’un

4 Maurice Blanchot, « Le Refus », texte de 1958 repris dans Ecrits politi-

ques (1958-1993), Fécamp, Lignes-Léo Scheer, 2003. 5 Cornelius Castoriadis, Les carrefours du labyrinthe, Paris, Seuil, 1978, p.

8 — Castoriadis cite ici le poème « Immer wieder » de Rainer Maria Ril-ke.

6 Christophe Solioz, Turning Points in Post-War Bosnia, Baden-Baden, Nomos, 2005 (deuxième édition revue 2007). 7 Au-delà de mon ouvrage L’après-guerre dans les Balkans (Paris, Kartha- la, 2003), il s’agit d’un work in progress.

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avenir autre 8. Ou le champ du politique à l’épreuve des ques-tions que Kant assignait à la philosophie : Que puis-je connaî-tre ? Que dois-je faire ? Que m’est-il permis d’espérer ? Insistons. La compréhension, dont l’ambition est de donner sens au savoir, trouve selon nous son point d’ancrage dans l’événement. Comme aimait à le rappeler Hannah Arendt : « la pensée elle-même naît d’événements de l’expérience vécue et doit leur demeurer liée comme aux seuls guides propres à l’orienter » 9. Il s’agit ici de la conséquence, non pas d’un a priori, mais d’une responsabilité et d’une certaine sensibilité ; pour appréhender l’événement, il faut aussi être touché. Il importe de restituer à la pensée d’Hannah Arendt tout son tranchant : c’est l’événement qui éclaire le passé et non l’inverse ; l’histoire advenant « chaque fois que se produit un événement assez insigne pour éclairer son propre passé » 10. Bien évidemment, une telle compréhension est un processus complexe : « une activité sans fin qui nous permet, grâce à des modifications et à des ajustements continuels, de composer avec la réalité, de nous réconcilier avec elle, et de nous efforcer de nous sentir chez nous dans le monde » 11. Cette dernière préci-sion permet d’appréhender d’occasionnels déplacements de points de vue, ainsi qu’une évolution personnelle qui apparaît en filigrane. Penser dans la brèche La parabole du « il » de Franz Kafka 12 illustre de belle façon la métaphore d’une brèche entre le passé et le futur ; d’un « maintenant », véritable espace intermédiaire entre le passé et

8 Cf. Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy (Presses Pocket, 2005), pp. 310-314. 9 Hannah Arendt, La crise de la culture, Paris, Gallimard (idées), 1972, p. 26. 10 Hannah Arendt, « Compréhension et politique », La nature du totalita- risme, Paris, Payot, 1990, p. 55. 11 Arendt, « Compréhension et politique », p. 39. 12 Arendt cite ce texte dans son livre La crise de la culture, Paris, Gallimard (folio), 2006 p. 16.

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l’avenir. Appliquée à l’être humain, au moi pensant, précise Hannah Arendt 13, elle n’est pas sans ressembler à l’éternelle présence qui hante la métaphysique de Parménide à Hegel ; rapportée au champ politique, elle invite à capter la situation d’un « ex pays » — l’ex-Yougoslavie — où le temps semble suspendu et le destin hésiter entre plusieurs scénarios 14. À l’image du personnage de cette parabole, les différentes répu-bliques ex-yougoslaves sont, elles aussi, prises dans cet entre-deux, cette sorte de présent immuable : faisant face à un passé qui n’est plus et à un avenir — pour le moins incertain — qui n’est pas encore. L’enjeu étant bien évidemment ce qui est ab-sent : le passé, car il a déjà disparu, et le futur, qui n’est pas encore apparu… avec l’Union Européenne en point de mire 15. La logique de cette métaphore est pour le moins para-doxale : à la suivre à la lettre, le futur nous repousse dans le passé. De son côté, ce passé ne tire pas en arrière, mais, au contraire, pousse bien en avant. Dans une version perverse, cette logique contribue à légitimer des programmes d’avenir (?) au nom du passé — un passé non seulement fragmentaire mais aussi et surtout fortement reconstruit… quant il n’est pas carré-ment inventé 16. À l’opposé de la parabole, il ne semble pas y avoir eu vraiment de résistance en ex-Yougoslavie 17 ; « il » ne résiste pas, ou si peu... Alors que ce serait précisément « sa »

13 Cf. Hannah Arendt, La vie de l’esprit, Paris, PUF (quadrige), 2005, pp. 259-272. 14 Précisons que nous poussons quelque peu l’interprétation arendtienne. Arendt prend en effet soin de préciser que cette métaphore permet de loca- liser la pensée — comme « petit espace du non-temps, au cœur même du temps » — et qu’elle ne peut être valable que dans le domaine des phé- nomènes mentaux, et n’aurait donc point de sens si on devait l’appliquer au temps historique. 15 Cf. Wolfgang Petritsch, Zielpunkt Europa, Klagenfurt, Wieser, 2009. 16 Comme le rappelle Catherine Lutard-Tavard, les nationalismes post- communistes yougoslaves se nourrissent d’une manipulation éhontée de l’histoire : La Yougoslavie de Tito écartelée, Paris, L’Harmattan, 2005, pp. 491-520. Au sujet de la nation en tant que construction imaginaire, cf. Benedict Anderson, L’imaginaire national, Paris, La Découverte, 1996. 17 Au sens où l’entend René Char, par extension cette expérience s’applique également aux partisans ; je ne parle donc ici pas de la défense du territoire (cf. notamment Marko Attila Hoare, How Bosnia Armed, Lon- dres, Saqi, 2004).

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résistance, aussi bien au passé qu’au futur, qui non seulement le ferait exister, mais prêterait également aux forces du temps leur sens respectif. La métaphore arendtienne permet donc de mieux cerner l’impression de chaos, l’incapacité à comprendre, à donner sens au passé, et, surtout, l’apparente impossibilité à concevoir l’avenir, si proche fût-il. On rétorquera que les conférences, séminaires et publications — sur le passé, proche ou lointain ; sur les projets d’avenir, de changements et de réformes — sont légions. Certes, mais l’abondance relève en fin de compte de la même logique que le manque, l’illusion en plus… L’impuis-sance des experts en relations publiques et des spécialistes en solution des problèmes n’en est, bien évidemment, que plus flagrant 18. Mais que manque-t-il donc là, au point de figer toute une région de la sorte ? La réponse, ici, est facile : un espace public commun, un consensus sur le futur des pays concernés. En effet, si les citoyens des différentes républiques ex-yougos-laves ne prennent pas en main leur propre avenir, ce n’est pas parce que des étrangers — au nom de je ne sais quel program-me impérialiste post-moderne 19 — les en empêcheraient, mais parce qu’il leur manque un consensus national 20. Reste alors à identifier un événement qui permettrait (néanmoins) de dégager ces pays en devenir de cette ornière. Rupture d’évidence Pour conclure, je regrette d’avoir parfois privilégié le versant technique d’une analyse politique critique, délaissant

18 Nous rejoignons ici Hannah Arendt qui, notamment dans Du mensonge à la violence (Paris, Calmann-Lévy, 1972), critique vertement les experts et autres technocrates. 19 Cf. David Chandler, Empire in Denial. The Politics of State-building, Lon- dres, Pluto, 2006. 20 En ce qui concerne la Bosnie-et-Herzégovine on lira avec intérêt Tihomir Loza in Solioz, Turning Points, p. 154 ; ainsi que Xavier Bougarel, « Dayton, dix ans après, le leurre des bilans ? », Critique internationale, 2005, n° 29, pp. 20-24.

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par trop ce que j’appellerais la « fabrique sociale » 21. L’analyse politique ne peut que s’enrichir au contact d’une approche an-thropologique et — pour le dire avec les mots de Foucault — de travailler dans le sens d’une « événementialisation ». Fou-cault précise ce qu’il faut entendre par là : « Une rupture d’évidence d’abord. (…) Ruptures des évidences, ces évidences sur lesquelles s’appuient notre savoir, nos consentements, nos pratiques » 22. Telle est, aux yeux de Foucault, la première fonc-tion de l’événementialisation, et d’ajouter : « L’événemen-tialisation consiste à retrouver les connexions, les rencontres, les appuis, les blocages, les jeux de forces, les stratégies, etc., qui ont, à un moment donné, formé ce qui ensuite va fonction-ner comme évidence, universalité, nécessité. À prendre les cho-ses de cette manière, on procède bien à une sorte de démultipli-cation causale » 23. L’espace (post) yougoslave comme rupture d’évidence — livre à venir donc. La rupture d’évidence comme événement non pas porteur de sens en soi, mais générateur, producteur de nouvelles pratiques ; d’une histoire qui place les acteurs sociaux et leurs pratiques au centre de sa démarche. Principe espérance Avec « Red », qui scrute à Sarajevo les traces d’explosifs, les œuvres présentées dans l’exposition Is it train or is it a hurricane examinant d’autres cicatrices (notamment des incisions portées dans l’écorce de cactus), Sejla Kameric expose des actes de mémoire et nous invite à en saisir le sens

21 Cf. mon chapitre consacré à l’informalité en Bosnie-et-Herzégovine dans Turning Points, pp. 61-85. 22 Michel Foucault, Dits et écrits II, 1967-1988, Paris, Gallimard (quarto), 2001, p. 842. 23 Ibidem. Foucault de préciser dans le même passage que « la démultiplica- plication causale consiste à analyser l’événement selon les processus mul- tiples qui le constituent. L’allègement de la pesanteur causale consistera donc à bâtir, autour de l’événement singulier analysé comme processus, un « polygone » ou plutôt « polyèdre d’intelligibilité » dont le nombre de face n’est pas défini à l’avance et de peut jamais être considéré comme fini de plein droit ».

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profond 24. L’incision porte à la fois la marque d’une souffran-ce, symbolisant souvent l’autre absent, et l’espoir d’« autre chose » — une autre manière de vivre et d’être. Ici, l’œuvre nous regarde et — pour qui veut bien (se) regarder — nous dévoile quelque chose de nous-mêmes. À sa façon, ce livre porte les traces et cicatrices de mes années de (l’après) guerre, de ma rencontre avec l’« autre » et de l’espoir jamais abandon-né d’un être et d’une vie autre/ment 25. 24 Cf. le chapitre « mémoires » dans le livre de Sejla Kameric, Two Words –

Deux Mots, Genève, La Baconnière / Arts, 2009, pp. 70-92. 25 Cf. Damir Arsenijevic, « Tout est dans l’illumination… », in Sejla Kame-

ric, Two Words – Deux Mots, Genève, La Baconnière / Arts, 2009, pp. 74-75.