20130613_naturalisme

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    Figures du naturalisme

    Charlotte MURGIER

    Peut-on se passer de la dichotomie entre nature et culture ? Traversant les sicles, dePlaton Descola, un ouvrage collectif montre que le naturalisme, quelque forme quilprenne, est toujours renaissant.

    Recens : S. Haber et A. Mac (dir.), Anciens et Modernes par-del nature et socit,Annales Littraires de lUniversit de Franche-Comt n

    o898,Besanon, Presses Universitaires

    de Franche-Comt, 2012, 10 .

    Le collectif dirig par S. Haber et A. Mac, Anciens et Modernes par-del nature etsocit, poursuit un double objectif. Plac sous le patronage de Philippe Descola, commelindique la rfrence contenue en filigrane dans son titre, il prsente et discute les thses decelui-ci en souvrant sur la retranscription dun entretien avec lanthropologue, pour se clore surlexamen critique par S. Haber de Par-del nature et culture, paru en 2005. En mme temps ilentend mettre ces thses en perspective en parcourant diverses laborations du partage entrenature et socit depuis lAntiquit jusquaux rflexions les plus contemporaines. Ce croisementdes perspectives historique et anthropologique est loccasion dexaminer sous divers angles lanotion de naturalisme. Louvrage est organis autour de quatre tudes sur la nature et lenaturalisme antiques, suivies de quatre contributions portant sur les constructions modernes etcontemporaines.

    Gnalogie antique du concept de natureLtude dA. Mac, examinant la naissance de la nature en Grce ancienne travers

    un large corpus potique, historique, mdical et philosophique rvle que le sens de naturequi est pour nous le plus vident, savoir lensemble des choses ne relevant ni de linstitution nide lartefact, nest pourtant nullement premier. Renvoyant originellement au trait distinctifpermettant didentifier une chose qui peut appartenir indiffremment lordre naturel ousocial Dsignant originellement le trait distinctif qui permet didentifier une chose (quelleappartienne lordre naturel ou social), le terme phusis ne rejoint quau terme dune progressiveconstruction le sens contenu dans les verbes phuein (faire pousser) et phuesthai (pousser), celuidun mode de croissance et de reproduction immanent. Les tapes de cette concrtion (Pindare,Antiphon, Hippocrate) sont autant de jalons dans la naissance dune opposition entre le naturel etce qui est le produit de linitiative humaine, que cette dernire ait pour nom enseignement, art ouconvention. La mdiation supplmentaire du naturalisme sous-jacent aux enqutes sur lanature recherchant les proprits des tres dans les principes matriels prsidant leur gensefinit par aboutir la coalescence, chez Platon, de ces deux ensembles de significations, puisquaulivre X desLois, la nature se voit investie de sa double dimension, collective et causale, dsignanttout la fois un ensemble de choses et le principe de leur constitution.

    Inclure sans rduire laction humaine dans la natureLes deux tudes suivantes, centres sur deux corpus philosophiques minemment

    reprsentatifs du naturalisme antique, viennent en corriger les reprsentations simplificatrices.

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    P.-M. Morel dgage ainsi trois voies du naturalisme aristotlicien qui sont autant demanires denvisager laction humaine. La premire voie, gntique, sintresse la rduction,opre par les traits de philosophie naturelle, de laction ses conditions naturelles, savoir lesprocessus physiologiques sous-jacents la mise en mouvement de lanimal (y compris humain).La deuxime voie, qualifie danalogique, semble justifier en partie une telle reconduction,puisquelle se fonde sur l identit structurelle entre lactivit humaine et lensemble des

    conduites finalises quAristote, dans le corpus biologique, nhsite pas qualifier dactions(praxeis). Cet usage non restrictif du terme sexplique par le caractre autotlique (lauteurdfinit lautotlisme comme le processus qui possde, en lui-mme et immdiatement, sonpropre accomplissement ) des deux types daction (morale ou simplement naturelle) que necontredit ni la multiplicit interne des mouvements qui les constituent (la compltudeninterdisant pas la complexit) ni leur commune dpendance des conditions externes(lautotlie nimpliquant pas lautonomie). Le dpassement , troisime et dernire modalit dunaturalisme aristotlicien, engage une interprtation de la philosophie pratique du Stagirite qui servle chapper au rductionnisme et au dterminisme sans tomber pour autant dans lillusiondune autonomie absolue de lagent. La nature y circonscrit un espace de possibilits quilappartient lagent de raliser, cest--dire daccomplir et de dterminer. Le dveloppement parlagent de ses vertus et lexercice, dans la dlibration, de sa rationalit, viennent ainsi insrerdans laction humaine une distance vis--vis de ses conditions naturelles qui, comme le montre

    finement P.-M. Morel, nest jamais dtachement.

    T. Bnatoul se propose dexempter le stocisme, lune des formes les plus radicales dunaturalisme antique, du soupon de naturalisation des conduites humaines, dont lautonomiese verrait par l remise en cause. Aprs avoir recontextualis ce dbat en rappelant la diversitdes visions et fonctions de la nature dans les projets philosophiques des diffrentes coleshellnistiques, lauteur sinterroge sur les rpercussions thiques possibles de la naturalisationintgrale du rel opre par la physique stocienne. Lanalyse dtaille du traitement stocien dela notion de convenable (kathkon) lui permet de montrer que loriginalit du naturalismethique des Stociens rside justement dans le fait davoir su excepter les pratiques humaines decette naturalisation inconditionnelle. En effet, ce nest pas a priori mais en situation, autrementdit laune de la justification rationnelle que le sage est en dernire instance capable de produire,quune action sera juge convenable , cest--dire en cohrence avec la nature de ltre qui en

    est lorigine. Les naturalisations toujours relatives quautorise ce concept sont ainsireprables dans les deux types de stratgie luvre dans le stocisme : si la premire,dinspiration cynique, nhsite pas utiliser la nature comme instance critique pour dlgitimerun certain nombre dinterdits sociaux (inceste, anthropophagie ), la seconde, plus tardive etplus soucieuse de respectabilit, opte pour une dmarche casuistique en distinguant convenables circonstanciels et convenables usuels . Dans les deux cas, cest la raison quidemeure lultime arbitre de la convenance, transcendant lopposition entre naturalisme etconventionalisme .

    Lide de justice animaleLa dernire tude ancre dans le monde antique, celle de J.-F. Lhermitte, propose un point

    de vue inattendu sur le partage entre nature et socit depuis la dfense, par Plutarque et Elien dePrneste, de lexistence dune justice animale. Allant contre-courant de la thse dominante qui,depuis Hsiode, fait de la dik le privilge distinctif de lhumanit, Elien, en sappuyant sur uneinterprtation des conduites animales (fourmis honorant leurs morts, palombes respectueuses dela fidlit conjugale), va jusqu reprer dans le monde animal lexistence dune loi naturelle (quinest confondre ni avec la loi naturelle stocienne ni avec la loi du plus fort dfendue parCallicls dans le Gorgias), ainsi que la prsence de contrats conclus ponctuellement entre deuxespces en vue de leur bnfice mutuel. Ce double fondement de la justice animale nest pas sansengendrer une tension, dont lauteur souligne quelle demeure chez Elien non rsolue, entre deuxconceptions du bien moral, lune absolue, fonde sur lide de loi naturelle, lautre relative,exprime dans les contrats ns de la recherche pragmatique dun intrt bien compris.

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    Usages modernes du naturalisme

    Ltude de L. Gerbier assure la transition entre mondes antique et moderne en introduisantla mdiation de la pense mdivale chrtienne et avec elle un troisime terme venantreconfigurer le partage entre le naturel et le civil : le spirituel. Le naturalisme machiavlien quipense la vie civile sur le modle et dans les cadres de la philosophie naturelle savre en ralit

    laboutissement dune srie de dplacements de coupures entre le XIII

    e

    et le XVI

    e

    sicles . Larsurgence du naturalisme aristotlicien sous linfluence des traducteurs et commentateursdAristote partir du milieu du XIII

    esicle vient en effet faire bouger la ligne de partage, hrite

    de saint Augustin et jusque-l dominante, qui venait sparer les ordres spirituel et temporel,reconduisant de ce fait une commune imperfection et corruption le naturel et le civil. Lerenouveau de laristotlisme permet de penser nouveaux frais un ordre autonome et uneperfection propre de la vie civile ; retraant le chemin qui va de Thomas dAquin Machiavel enpassant par Dante et Marsile de Padoue, lauteur montre de faon trs convaincante commentlordre civil conquiert progressivement un rgime dintelligibilit mancip de la rfrencethologique, qui passe par lintgration des schmes explicatifs venus du discours mdical mis auservice dune science de la cit en train de natre.

    C. Spector adopte une perspective comparative en confrontant deux points de vue, lun

    moderne, lautre contemporain, sur les causes de lvolution diffrencie des socits : celui deMontesquieu dans lEsprit des Lois et celui de J. Diamond dans De lingalit parmi les socits,Essai sur lhomme et lenvironnement dans lhistoire (1997). Si leur commun naturalisme, tenantdans le fait de chercher dans le milieu de vie la cause de telles diffrences entre les cultures,rapproche de faon frappante ces deux auteurs distants de deux sicles, la comparaison jouenanmoins en faveur du premier puisque la thorie complexe de la causalit offerte parMontesquieu permet darticuler finement causes physiques et causes morales, en sappuyant surune anthropologie attentive au rle des croyances et des passions humaines dans lhistoire dessocits. Sans que les causes culturelles soient absentes des thories de Diamond, celui-ci tend,selon C. Spector, en minorer les effets tandis que le naturalisme multi-factoriel deMontesquieu restitue linteraction des socits humaines avec leur environnement naturel toutesa subtilit et sa complexit.

    Le naturalisme contemporain face ses critiquesLvaluation, par C. Larrre, de la manire dont les thiques environnementales

    contemporaines rsistent aux objections classiques faites au naturalisme (le passage indu dudescriptif au prescriptif investissant la nature dune valeur normative, larchasme dune visionfinaliste de la nature) nous plonge au cur des enjeux thiques et philosophiques du naturalismecontemporain. Lauteur met lpreuve deux formes de lcologisme contemporain : lthique biocentrique qui confre la nature une valeur intrinsque ainsi que lthique cocentrique mettant en avant la communaut de vie liant lhomme son environnement.Sans tre exemptes de certaines difficults thoriques internes releves par lauteur, ces deuxthiques environnementales proposent nanmoins des formes modernes et consquentes denaturalisme, en mesure de faire face aux critiques traditionnellement leves son encontre. C.Larrre les confronte pour finir la critique sociologique dun Bruno Latour qui leur reproche decontinuer prsupposer une irrductibilit ontologique de la nature . Cette critique dundualisme de moins en moins adquat un monde contemporain caractris par lexistence deralits hybrides , produits communs de la nature et de la socit (par exemple le trou dans lacouche dozone), nchappe pourtant pas elle-mme aux ambiguts dun monisme culturel ,rvlant la ncessaire mais difficile articulation mettant en jeu non pas deux mais trois termes : lenaturel, lartificiel et le social.

    Le dernier article prolonge, sous la forme dune lecture critique, lentretien liminaire avecPhilippe Descola o celui-ci, avant de rpondre aux questions de son auditoire, restituelitinraire intellectuel layant conduit mettre en cause le dispositif de triage

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    pistmologique , cristallis la fin du XIXe sicle, quest le partage entre nature et culture.Dans la description descolienne des formes de vie viables inventes par les socitsarchaques, S. Haber voit une invitation repenser le rapport que lhomme entretient aveclenvironnement la lumire de ces modes la fois intelligents et attentifs dinsertion danslenvironnement que sont les pratiques, au del des limites rencontres par les cologismesclassiques. Il lit aussi dans Par-del nature et culture lesquisse plus ambitieuse dune

    philosophie sociale de la nature , laquelle est nanmoins greve par une tension inhrente lutilisation du concept de naturalisme, tantt assum mthodologiquement par lanthropologuedans sa propre pratique, tantt dsign voire dnonc comme une ontologie particulire etprilleuse, propre une modernit occidentale dont P. Descola offrirait un portrait trop unilatral.Le dpassement de cette tension dans une ontologie sociale naturaliste dont S. Haber baucheles contours possibles permettrait alors au savoir anthropologique de contribuer de faon claire la prise de conscience cologique qui anime nos socits.

    Si ce parcours nous fournit un spectre vari et nuanc des dialectiques antiques etmodernes inhrentes au couple nature/socit, on attend la suite, annonce, de cette enqute pourvoir prcis et historiquement constitu un concept de socit que sa plasticit rend difficile cerner.

    Publi dans laviedesidees.fr, le 13 mai 2013

    laviedesidees.fr