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REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 321 Cour de cassation, 1re chambre, 19 janvier 1973. Président : Chevalier RuTSAERT, conseiller faisant fonctions de président. Rapporteur: M. DE VREESE. Conclusions conformes : M. GANSHOF v AN DER MEERSCH, procureur général. Plaidant: M. BAYART. I. COMMERCE-COMMERÇANT. - ARTICLE 2 DU CODE DE COMMERCE. - ACTE DE COMMERCE. - ESPRIT DE LUCRE. II. COMMERCE-COMMERÇANT. -ARTICLE 2 nu CoDE DE COMMERCE. - PRÉSOMPTION QUE LES ACTES DE COMMERCE SONT ACCOMPLIS DANS UN ESPRIT DE LUCRE. - PRÉSOMPTION SUSCEPTIBLE DE PREUVE CONTRAIRE. III. COMMERCE-COMMERÇANT.- ARTICLE 2 DU CODE DE COMMERCE. - ACTE DE COMMERCE. - PRÉSOMPTION QUE LES ACTES DE COMMERCE SONT ACCOMPLIS DANS UN ESPRIT DE LUCRE. - PREUVE CONTRAIRE. - APPRÉCIATION SOUVERAINE PAR LE JUGE. IV. COMMERCE-COMMERÇANT. - ARTICLE 2 nu CoDE DE COMMERCE. - ACTE DE COMMERCE. - EXPLOITATION D'UN BASSIN DE NATATION. - ENTREPRISE DE SPECTACLES PUBLICS. - AMÉNAGEMENT ET DIRECTION D'UN BASSIN DE NATATION PAR UN CURÉ DANS LE CADRE DES SERVICES QU'IL REND A SA PAROISSE ET A LA POPULATION.- AMÉNAGEMENT ET DIRECTION DE CE BASSIN DE NATATION SANS ESPRIT DE LUCRE. - DÉDUCTION DE CES CONSTATATIONS QUE CE CURÉ N'EST PAS COMMERÇANT.- LÉGALITÉ. I. Si, aux termes de l'article 2 du Code de commerce, certains actes sont réputés par la loi actes de commerce, c'est parce que Revue Critique, 1974, 3 - 21

321 - KU Leuven · REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 321 Cour de cassation, 1re chambre, 19 janvier 1973. Président : Chevalier RuTSAERT, conseiller faisant fonctions de président

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  • REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 321

    Cour de cassation, 1re chambre, 19 janvier 1973.

    Président : Chevalier RuTSAERT, conseiller

    faisant fonctions de président.

    Rapporteur: M. DE VREESE.

    Conclusions conformes : M. GANSHOF v AN DER MEERSCH,

    procureur général.

    Plaidant: M. BAYART.

    I. COMMERCE-COMMERÇANT. - ARTICLE 2 DU CODE DE COMMERCE. - ACTE DE COMMERCE. - ESPRIT DE LUCRE.

    II. COMMERCE-COMMERÇANT. -ARTICLE 2 nu CoDE DE COMMERCE. - PRÉSOMPTION QUE LES ACTES DE COMMERCE

    SONT ACCOMPLIS DANS UN ESPRIT DE LUCRE. - PRÉSOMPTION

    SUSCEPTIBLE DE PREUVE CONTRAIRE.

    III. COMMERCE-COMMERÇANT.- ARTICLE 2 DU CODE DE COMMERCE. - ACTE DE COMMERCE. - PRÉSOMPTION QUE LES

    ACTES DE COMMERCE SONT ACCOMPLIS DANS UN ESPRIT DE

    LUCRE. - PREUVE CONTRAIRE. - APPRÉCIATION SOUVERAINE

    PAR LE JUGE.

    IV. COMMERCE-COMMERÇANT. - ARTICLE 2 nu CoDE DE COMMERCE. - ACTE DE COMMERCE. - EXPLOITATION D'UN

    BASSIN DE NATATION. - ENTREPRISE DE SPECTACLES

    PUBLICS. - AMÉNAGEMENT ET DIRECTION D'UN BASSIN DE

    NATATION PAR UN CURÉ DANS LE CADRE DES SERVICES QU'IL

    REND A SA PAROISSE ET A LA POPULATION.- AMÉNAGEMENT

    ET DIRECTION DE CE BASSIN DE NATATION SANS ESPRIT DE

    LUCRE. - DÉDUCTION DE CES CONSTATATIONS QUE CE CURÉ

    N'EST PAS COMMERÇANT.- LÉGALITÉ.

    I. Si, aux termes de l'article 2 du Code de commerce, certains actes sont réputés par la loi actes de commerce, c'est parce que

    Revue Critique, 1974, 3 - 21

  • 322 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

    le législateur pTésume que ceux-ci sont accomplis da.ns un esprit de luc1·e.

    II. La présomption que les actes énumérés à l'article 2 du Code de commerce sont accomplis dans un esprit de lucre et que, partant, ce sont des actes de commerce est susceptible de preuve contraire.

    III. Il appartient au juge d'apprécier en fait si la preuve contraire de l'existence de l'esprit de lucre, présumée dans les actes q~talifiés actes de commerce qu'énumère l'article 2 du Code de commerce, a été administrée, pour pouvoir refuser à ces actes le caractère d'actes de commerce.

    IV. De ce qu'un bassin de natation, qui doit être considéré comme une entreprise de spectacles publics, au sens de l'article 2, alinéa 5, du Gode de comme'rce, n'a été aménagé et dirigé par un curé que dans le cadre des services que celui-ci rend à sa paroisse et à la population de celle-ci et de ce qu'il1·end ces services sans esprit de lucre, le juge peut légalement déduire que le curé n'est pas commerçant.

    (CAMPENS, C. CARRON.)

    ARRÊT (traduction).

    Vu l'arrêt attaqué, rendu le 24 juin 1971 par la cour d'appel de Gand;

    Sur le premier moyen, pris de la violation des articles 1350, 1352 du Code civil, 1er, 2 du Code de commerce, 4, 40, 41, 42 et 44 des lois relatives au registre du commerce, coordonnées par arrêté royal du 20 juillet 1964,

    en ce que l'arrêt attaqué rejette le moyen par lequel le deman-deur faisait valoir que le défendeur exploitait un bassin de natation ayant une clientèle et un revenu journalier importants, que le défendeur était donc commerçant, et qu'à défaut d'im-matriculation au registre du commerce, l'action du défendeur était irrecevable, aux motifs que le demandeur devrait faire admettre que, contrairement à sa façon coutumière d'agir dans

  • REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 323

    d'autres affaires, le défendeur avait agi dans un esprit de lucre, 1nais reste en défaut d'apporter cette preuve,

    alors que si, comme l'arrêt ne le conteste pas, le défendeur accomplissait habituellement des actes reputés actes de com-merce par l'article 2 du Code de commerce, il doit, en vertu de l'article 1er dudit code, être considéré comme commerçant, d'où il suit que, conformément aux articles 1350 et 1352 du Code civil, la charge de la preuve de ce que le défendeur était un commerçant agissant dans un esprit de lucre n'incombait pas au demandeur, mais que le défendeur devait apporter la preuve contraire de la présomption légale instituée par les articles 1er et 2 du Code de commerce, et d'où il suit également que c'est par un déplacement illégal du fardeau de la preuve que l'arrêt a rejeté la fin de non-recevoir que, conformément aux articles 4, 40, 41, 42 et 44 des lois coordonnées précitées relatives au registre du commerce, le den1andeur avait déduite du défaut d'immatri-culation du défendeur au registre du commerce :

    Attendu que, si aux termes de l'article 2 du Code de commerce certains actes sont réputés par la loi actes de commerce, c'est parce que le législateur présume que ceux-ci sont accomplis dans un esprit de lucre;

    Que ceci n'est toutefois qu'une présomption juris tantum, susceptible de preuve contraire; que le juge apprécie si cette preuve contraire est administrée;

    Attendu que l'arrêt déduit cette preuve contraire de la cir-constance que le défendeur est curé, qu'il a aménagé et dirigé le bassin de natation dans le cadre des services qu'il rend à la paroisse et à la population en sa qualité de curé et qu'il rend ces services sans esprit de lucre;

    Attendu que la cour d'appel a pu légalement déduire de ces circonstances que, même si l'exploitation du bassin de natation doit être considérée comme une entreprise de spectacles publics au sens de l'article 2, alinéa 5, du Code de commerce, elle ne peut, à défaut d'esprit de lucre, être considérée comme une entreprise commerciale exploitée par le défendeur et que celui-ci ne doit, dès lors, pas, en vertu de l'article 1er du code précité, être considéré comme commerçant;

    Attendu que, sans violer les dispositions légales citées au 1noyen, ni déplacer illégalement le fardeau de la preuve, l'arrêt

  • 324 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

    a pu décider qu'il appartenait au demandeur d'établir que, contrairement à son habitude, le défendeur avait, en l'espèce, effectivement agi dans un esprit de lucre;

    Attendu que l'arrêt ne décide pas que la charge de la preuve de ce que le défendeur était un commerçant agissant dans un esprit de lucre, appartient au demandeur;

    Que le moyen ne peut être accueilli;

    Sur le second moyen, pris de la violation des articles 1319, 1320 et 1322 du Code civil,

    en.ce que l'arrêt attaqué rejette le moyen par lequel le deman-deur faisait valoir que le défendeur exploitait un bassin de natation ayant une clientèle et un revenu journalier importants, que le défendeur était donc commerçant, et qu'à défaut d'im-matriculation au registre du commerce, l'action du défendeur était irrecevable, aux motifs qu'il n'était pas contesté que le défendeur était curé, qu'il avait aménagé et dirigeait un bassin de natation dans le cadre des services qu'en qualité de curé, c'est-à-dire sans esprit de lucre, il rendait à la paroisse et à la population de la commune et des environs,

    alors que le demandeur avait fait valoir en conclusions que l'exploitation du bassin de natation procurait au défendeur un revenu journalier important, ce qui implique que le demandeur contestait que cette exploitation eût lieu dans le cadre des services désintéressés que le défendeur rendait à la paroisse et à la population en qualité de curé, de sorte qu'il s'ensuit que l'arrêt viole la foi due en vertu des articles précités du Code civil auxdites conclusions :

    Attendu que le demandeur alléguait en conclusions que l'ex-ploitation du bassin de natation assurait au défendeur un revenu journalier de 3.000 francs;

    Attendu que, sans donner de ces conclusions une interprétation inconciliable avec leurs termes, la cour d'appel a pu considérer qu'il n'est pas contesté que le défendeur avait aménagé le bassin de natation et dirigeait celui-ci dans le cadre des services qu'en qualité de curé, c'est-à-dire sans esprit de lucre, il rendait à la popul~ ti on de la paroisse;

    Que le moyen manque en fait;

    Par ces motifs, la Cour rejette le pourvoi; condamne le deman-deur aux dépens.·

  • REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 325

    NOTE.

    Esprit de lucre et droit commercial.

    1 n the neoclassical firm there was one goal -the maximization of profits. In consequence there was one patte1·n of behavio1· - one theory of the firm . . . This is a serious er1·or.

    (GALBRAITH, Economies and the public purpose, p. 108.)

    1. - Un curé, dans l'exercice de ses activités pastorales, avait fait construire un bassin de natatio:q., dont il assumait personnellement l'exploitation. Estimant que l'installation de filtrage était défectueuse, il assigna l'entrepreneur de travaux. Celui-ci objecta que l'exploitation d'un bassin de natation est une ((entreprise de spectacles publics>>, au sens de l'article 2, alinéa 5, du Code de commerce, et que, en conséquence, l'exploitant était commerçant. Comme il n'avait pas indiqué dans la citation son numéro d'immatriculation au registre du commerce, son action devait être déclarée non recevable, par application des articles 41 et 42 des lois coordonnées sur le registre du commerce.

    Cette fin de non-recevoir fut rejetée par la Cour d'appel de Gand, dans un arrêt, non publié, du 24 juin 1971. Selon la Cour, ... perdent leur caractère commercial lorsqu'ils sont accomplis sans but de lucre. Or, il n'est pas contesté que l'intimé, qui est curé, a installé et exploite le bassin de natation dans le cadre des services qu'il rend comme pasteur, c'est-à-dire sans but de lucre, à la paroisse et, par suite, à la population de la commune et des environs ... L'appelant devrait établir que l'intimé a agi dans un but de lucre, contrairement à son habitude, mais il reste en défaut de le faire ... Même une entreprise sans but lucratif peut avoir un > et subir > sans devenir un fonds de commerce. En l'espèce, il n'apparaît pas que l'intimé retire un avantage personnel quelconque de l'exploitation litigieuse>>.

    2. - L'arrêt commenté (1) a rejeté le pourvoi formé contre cette décision. Il déclare que les , mais que c'est là seule-ment une présomption juris tantum. La preuve de l'absence de but de ]ucre empêche donc l'acte d'être un acte de commerce.

    (1) Le texte original de l'arrêt a été publié dans le R. W., 1972-1973, 381. On en trouvera la traduction dans Pas., 1973, I, 492 avec une note signée W. G.

  • 326 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

    Or, le juge du fond a pu légalement déduire des faits relevés par lui que le curé exploitait le bassin de natation sans esprit de lucre ; dès lors,

  • REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 327

    l'égard des marchands, que pour les litiges relatifs à des >. Le seul souci exprimé à cette occasion est celui de modifier le moins possible les textes anté-rieurs. Or, ceux-ci, nous l'avons rappelé, n'avaient certainement pas pour objet l'institution de la présomption légale dont se prévaut, à tort selon nous, l'arrêt de la Cour de cassation.

    Les articles 632 et 633 du Code de commerce, encore en vigueur en France, introduisent aussi la liste des actes de commerce par la phrase . Mais la doctrine française n'a jamais cru devoir attribuer à ces mots le sens d'une>. Lorsque les auteurs français cherchent- laborieusement d'ailleurs- à dégager le caractère général des actes de commerce (l'esprit de spéculation, par exemple), c'est principalement pour permettre, par une interprétation extensive des articles 632 et 633, de reconnaître un caractère commercial à d'autres actes que ceux énumérés par le Code de commerce (HAMEL et LAGARDE, I, n° 145; Encycl. Dalloz, Droit com-mercial, 2e éd., t. rer, v 0 Acte de commerce, n° 30) (8). L'absence de but de lucre n'est invoquée que pour refuser le caractère commercial aux

    (6) Gours de droit commercial, t. rer, n° 88. (7) Traité élémentaire de droit commercial, 3e éd., n° 276. (8) Rappelons que, selon la doctrine belge, ces dispositions ont un caractère limitatif,

    qui interdit toute extension du domaine des actes de commerce (FREDERICQ, I, n° 25; DAUBRESSE, op. cit., no 7).

  • 328 ItEVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

    actes à titre gratuit, ou à certaines activités de l'Etat (Encycl .. Dalloz, vo cit., nos 34 et 36).

    3. - Pourtant une partie importante de la doctrine belge, sans se préoccuper des objections rappelées ci-dessus, admet la thèse de l'arrêt commenté (9).

    Les uns (notamment Daubresse) se fondent simplement sur les mots . Les autres (notamment Fredericq) s'abstiennent de justifier leur point de vue, si ce n'est par l'affirmation >. On ne saurait mieux dire.

    (11) Cass., 10 octobre 1895, Pas., 1895, I, 286. L'arrêt, rendu sur les conclusions contraires du procureur général Mesdach de ter Kiele, a été fort critiqué. Voyez Principes de droit comme1·cial, I, no 80; L. et S. FREDERICQ, Beginselen van Belgisch Handelsrecht, J, n° 40; DAUBRESSE, nos ll, 25, 292 et 293; 419 à 425; DEBACKER, note sous comm. Bruxelles, 9 avril 1947, J.T., 1947, 556; Bruxelles, 28 avril 1954, J.T., 1954, 501; comm. Bruxelles, 18 mars 1968, Jur. comm. Belg., 1968, 637. Voyez toutefois dans le sens de l'arrêt de 1895 : Liège, 18 janvier 1966, Ju1·. Liège, 1966-1967, 124. Comp. en ce qui concerne la notion d'agent d'affaires : oass., 19 septembre 1963, Pas., 1964, I, 64. Selon la note signée W. G. et publiée sous l'arrêt commenté, celui-ci reprend la doctrine de l'arrêt de 1895 en> (Pas., 1973, I, 493).

  • REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 329

    sation décide, dans un litige purement privé, que la phrase introductive de l'article 2 () institue une présomption juris tantum. Il en résulte que, selon la Cour, les entreprises de spec-tacles, de transport, d'assurances, etc., ne sont pas des entreprises commerciales quand elles sont exploitées sans but de lucre. Notre regretté collègue, P. Demeur, avait cependant adressé à cette conception des critiques à nos yeux décisives (12). On est surpris que la Cour ne paraisse même pas les avoir prises en considération (13).

    4.- La notion>. En d'autres termes, selon cet arrêt, des actes de commerce peuvent parfaitement, sans perdre ce caractère, être accomplis dans une intention étrangère à l'esprit de lucre.

    (14) Nous en trouvons un exemple frappant dans certains commentaires de M. De Page pour lequel (t. V n° 5, A) le but de lucre est un caractère commun aux sociétés civiles et aux sociétés commerciales, > (t.V. no 8, A), mettant cette fois sur le même pied les deux notions (le but de lucre et la spéculation) qu'il avait commencé par opposer l'une à l'autre.

    (15) J. SAVATIER, Contribution à une étude juridique de la profession dans Etudes de droit commercial, offertes à J. Hamel, p. 8; voyez, dans un sens analogue : J. EsaARRA, Cours de droit commercial, nos 40 et 85; RIPERT et RoBLOT, 7e éd., I, n° 145.

  • 330 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

    civil) et non de la nature, commerciale ou civile, de l'activité envi-sagée (16). Les bénéfices doivent, aux termes des statuts, faire l'objet d'une répartition entre les membres de la personne morale. Sinon, celle-ci n'est pas une société, mais une association sans but lucratif (VAN RYN et VAN ÜMMESLAGHE, cette revue, 1973, 320 à 326) (17).

    Cette règle, qui s'impose en vertu de l'article 1832 du Code civil, paraît avoir été méconnue par un arrêt rendu en matière fiscale par la Cour de cassation. Une société anonyme, cherchant à échapper à un impôt prévu par le Code des taxes assimilées au timbre, soutenait qu'elle exerçait une et qu'elle n'avait donc pas la qualité d'agent d'affaires. La Cour lui a donné raison, parce que le juge du fond avait constaté qu'elle > a aussi engendré quelque confusion en ce qui concerne le régime fiscal des associations sans but lucratif. Avant la loi de réforme fiscale du 20 novembre 1962, la question qui se posait était de savoir si la pré-tendue association ne recueillait pas des bénéfices provenant d'tme exploitation industrielle, agricole ou commerciale ou d'une , au sens de l'article 25, 1° et 3°, des lois coordonnées relatives aux impôts sur les revenus. Aujourd'hui, c'est l'applicabilité de l'impôt des sociétés qui est en cause (articles 94, 103 et 13 du Code des impôts sur les revenus}, mais le problème fondamental est resté le même, si bien que la jurisprudence antérieure a conservé tout son intérêt (19).

    Dans la présente note, nous n'avons pas l'intention de prendre parti sur le problème proprement fiscal. Nous examinerons seulement la jurisprudence de la Cour de cassation dans la mesure où elle est fondée sur une certaine interprétation du Code de commerce.

    (16) VAN RYN et VAN ÜMMESLAGHE, cette revue, 1967, 280. (17) Cf. l'erreur commise par DAUBRESSE (op. cit., nos 823 et 824) qui écrit qu'une

    {c société à but philanthropique>> n'a pas un caractère commercial, même si elle exerce son activité en accomplissant des actes de commerce. En réalité, un tel groupement ne saurait être une société. Voyez également P. WIGNY, Droit administratif, 46 éd., n ° 86, selon lequel >; la société t civile >> aurait-elle donc un objet désintéressé, comme semble l'admettre implicitement l'auteur! L'éminent publiciste paraît avoir perdu de vue l'article 1832 du Code civil. La même confusion se retrouve dans le commentaire de l'arrêt de la Cotu de cassation du 12 décem-bre 1968 par DELPÊRÉE (cette Revue, 1970, 256).

    (18) Cass., 7 janvier 1960, Pas., 1960, l, 506. ( 19) V oyez sur le régime fiscal actuel des associations sans but lucratif V AN FRAEYEN ·

    ROYE dans 'T KINT, Assoc. sans but lucratif, 2e éd., n°8 552 et suivants. A notre connais-sance, la Cour de cassation ne s'est pas prononcée sur ce problème tel qu'i] se présente selon la loi de 1962.

  • REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 331

    7. - Peut-être est-il utile de rappeler au préalable les limites de l'activité qu'une association sans but lucratif peut exercer en vertu de la loi du 27 juin 1921 (article 1er, alinéa 2) :

    a) Une association sans but lucratif ne peut avoir pour objet essentiel de procurer à ses membres un avantage patrimonial. Elle serait en ce cas une société déguisée.

    b) Elle ne peut non plus avoir pour but l'exercice d'une activité économique destinée à accroître son patrimoine (20).

    8. - Au point de vue où nous nous plaçons, la jurisprudence de la Cour de cassation a évolué. Dans un premier temps, elle a cru nécessaire de résoudre la question en invoquant

  • 332 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

    exploitation commerciale suppose essentiellement que les bénéfices et profits réalisés par elle l'ont été par esprit de lucre>> (cass., 9 novembre 1948, Pas., 1948, I, 623). Elle ajoute toutefois qu'il appartient . Mais n'appartient-il pas à la Cour elle-même de définir une notion qui lui paraît aussi essentielle et qui est susceptible de plu-sieurs acceptions ?

    La même affaire étant revenue devant la Cour de cassation, celle-ci se contenta cette fois d'interpréter la loi fiscale. En termes excellents, elle déclara : > (24). Dans la troisième, la Cour relève que, selon le juge du fond, la prétendue association obtenait ses ressources grâce à une activité d'agent d'affaires, sans rapport avec son objet (25), tandis que dans le quatrième arrêt, la Cour s'est contentée de déclarer que le juge du fond avait pu décider, sur la base des faits par lui constatés, que l'association n'était pas une agence d'affaires (26).

    Il n'est donc plus question de lier le régime fiscal des associations à l'existence ou à l'absence de l'> qui caractériserait les entreprises commerciales comme telles (27). On ne peut que se féliciter de cette évolution. Malheureusement, l'arrêt de 1935 conserve son autorité pour une grande partie de la doctrine et de la jurisprudence (cf. supra, note 9, et Bruxelles, 27 février 1968, J.T., 1968, 385).

    (22) Cass., 22 janvier 1952, Pas., 1952, l, 285, arrêt rendu sur les conclusions en partie conformes de M. Ganshof van der Meersch, alors avocat général. La divergence entre la Cour et l'éminent magistrat ne concernait que l'interprétation de l'arrêt attaqué.

    (23) Cass., 27 octobre 1953, Pas., 1954, l, 140. (24) Cass., 16 février 1954, Pas., 1954, I, 538. (25) Cass., 1er juin 1965, Pas., 1965, l, 1065. (26) Cass., 18 avril 1967, Pas., 1967, l, 981. (27) Comp. cass., 9 septembre 1958, Pas., 1959, l, 21, qui décide avec raison que la

    notion« d'exploitation commerciale>>, au sens de l'article 25 (1°) des lois coordonnées relatives aux impôts sur les revenus, doit être interprétée sans faire référence au Code de commerce.

  • REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 333

    9. - Inutile et inconsistante, la notion d'

  • 334 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

    les profits de l'association sont taxables lorsqu'ils résultent d'une activité principale sans rapport avec son objet (31). Or, le problème fondamental est le même que celui qui se posait dans le cas tranché par l'arrêt annoté : s'agit-il d'une activité unique, quoique complexe, ou d'activités dis-tinctes (32)?

    11. - La théorie de

  • REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 335

    ment de Bruxelles, qui a décidé, contrairement à l'opinion dominante (37), que la Régie des télégraphes et des téléphones est une entreprise com-merciale ( 3 8).

    Cette notion objective s'accorde bien mieux que le vieux concept subjectif de l'esprit de lucre avec les données économiques et sociales de notre époque. Elle présente l'avantage de fournir un critère valable en permanence pour toutes les entreprises commerciales, au lieu d'un critère étroitement lié au système économique d'une époque, le régime capitaliste, dont

  • 336 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

    Cour de cassation, tre chambre, 4 janvier 1973.

    Président : M. VALENTIN,

    conseiller faisant fonctions de président.

    Rapporteur: Baron RICHARD.

    Conclusions conformes: M. PAuL MAHAUX, premier avocat général.

    Plaidants : MM. PmLIPs et BAYART.

    RESPONSABILITÉ (HORS CONTRAT). - ADMINISTRATION PUBLIQUE. - RENSEIGNEMENTS ERRONÉS DONNÉS A UN ADMINISTRÉ PAR L'ADMINISTRATION CHARGÉE DE L'APPLICA-TION D'UNE LOI.- RESPONSABILITÉ DE L'ADMINISTRATION.-CoNDITioNs.

    L'erreur commise dans l'interprétation d'une loi par l'administra-tion chargée de l'appliquer ne constitue pas, en soi, une faute quasi délictuelle; cette erreur constitue toutefois une faute enga-geant la responsabilité de l'administration qui renseigne inexac-tement un administré sur l'étendue de ses droits, lorsque l'inter-prétation erronée a été formulée sans investigations suffisantes ou sans laisser apparaître l'incertitude de la solution indiquée. (Code civil, art. 1382 et 1383.)

    (PREUTENS, C. ÉTAT BELGE, MINISTRE DE LA DÉFENSE NATIONALE, ET ÉTAT BELGE, MINISTRE DU BUDGET.)

    ARRÊT.

    Vu l'arrêt attaqué, rendu le 27 octobre 1971 par la Cour cl/appel de Bruxelles;

    Sur le premier moyen, pris de la violation des articles 1382, 1383, 1384 du Code civil et 97 de la Constitution,

  • REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 337

    en cè que, après avoir déclaré certain qu'aux renseignements sollicités des services du premier défendeur par le demandeur, avant sa mise à la pension, il fut répondu dans le sens favorable à l'application, in casu, de la loi du 30 juin 1951, l'arrêt attaqué déclare non fondée la demande en réparation du préjudice résultant de ces indications erronées; que, selon ses motifs, l'erreur ainsi commise ne constitue pas en soi une faute quasi délictuelle, l'interprétation inexacte s'explique du fait que la situation du demandeur se compliquait d'états de service déro-geant au développement d'une carrière normale, la solution du cas ne pouvait se déduire d'une disposition expresse de la loi, et l'erreur n'est, dès lors, pas l'effet d'une négligence ou d'une légèreté coupable,

    alors que, lorsqu'elle donne des informations susceptibles d'en-gager l'avenir d'un requérant et de déterminer l'acceptation par celui-ci d'une mise à la retraite anticipée, une administration publique est, en vertu de sa nature, tenue de procéder, avec une particulière attention, à des investigations suffisantes pour que les renseignements fournis soient exacts; que, si le cas soumis se révèle spécialement complexe, il lui incombe, en tout état de cause, d'éviter des assurances fallacieuses et de signaler, au contraire, à l'intéressé cette complexité et l'incertitude qui en découle; qu'en exonérant le défendeur de toute responsabilité sans constater l'accomplissement par lui desdits devoirs, l'arrêt méconnaît la notion de la faute (violation des articles 1382 à 1384 du Code civil); qu'à tout le moins, ses seuls motifs ne suffisent pas à justifier ladite exonération (violation de toutes les dispositions légales indiquées au moyen) :

    Attendu qu'il ressort des constatations de l'arrêt que le demandeur a renoncé à poursuivre une carrière lui donnant droit à une pension pleine en raison des assurances qui lui furent données, en réponse à ses demandes de renseignements, par les services du premier défendeur, ministère de la défense nationale, que le bénéfice de la loi du 30 juin 1951 accordant des avantages aux officiers et sous-officiers mis à la retraite par suite du rajeunis-sement des cadres lui était applicable;

    Attendu que, comme l'admet le demandeur, l'erreur commise par ces services dans l'appréciation de l'étendue des droits du demandeur à la pension ne constitue pas en soi une faute quasi

    Revue Critique, 1974, 3 - 22

  • 338 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

    délictuelle; que pareille erreur constitue toutefois une faute engageant la responsabilité de l'administration chargée de l'ap-plication de la loi, qui fournit semblables renseignements, si l'interprétation erronée a été formulée sans investigations suf-fisantes ou sans laisser apparaître l'incertitude de la solution indiquée;

    Attendu que l'arrêt décide qu'aucune faute ne peut être retenue à charge du premier défendeur et fonde cette appré-ciation sur les seules circonstances que la situation du demandeur se compliquait d'états de services dérogeant au développement d'une carrière normale et que la solution du cas ne pouvait se déduire d'une disposition expresse de la loi;

    Attendu que s'il résulte de ces circonstances que la situation du demandeur était complexe en fait et en droit, il n'en découle ni que les services du ministère de la défense nationale aient procédé aux consultations utiles, ni qu'ils aient attiré l'attention du demandeur sur les controverses dont leur interprétation était susceptible;

    Qu'ainsi, l'arrêt ne justifie pas légalement le dispositif critiqué;

    Attendu que le défendeur excipe vainement de la nouveauté du moyen en raison de ce que le demandeur se serait borné à soutenir devant les juges du fond que la responsabilité de l'Etat était engagée du simple fait que l'ad1ninistration lui avait donné des renseignements erronés;

    Que le demandeur a soutenu, tant dans l'exploit introductif d'instance que dans ses conclusions de première instance et d'appel, qu'il n'avait renoncé à se constituer une carrière lui donnant droit à une pension pleine que des services du premier défendeur que pareille pension lui était déjà assurée par application de la loi du 30 juin 1951 et qu'en induisant le demandeur en erreur, ces services ont commis une faute dont ce défendeur doit répondre;

    Qu'il suit des considérations qui précèdent que le moyen est recevable et fondé;

    Par ces motifs, la Cour casse l'arrêt attaqué, sauf en tant qu'il décide que le demandeur ne peut prétendre au bénéfice de la loi du 30 juin 1951 ; déclare le présent arrêt commun à l'Etat

  • REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 339

    belge, ministre du budget; ordonne que mention de cet arrêt sera faite en marge de la décision partiellement annulée; réserve les dépens pour qu'il soit statué sur ceux-ci par le juge du fond; renvoie la cause, ainsi limitée, devant la cour d'appel de Liège.

    NOTE.

    La responsabilité de l'Etat du chef de renseignements erronés

    fournis par ses services.

    L'arrêt rendu par la Cour de cassation le 4 janvier 1973, en cause Preutens contre l'Etat belge, Ministère de la défense nationale, et l'Etat belge, Vice-Premier Ministre, Ministre du budget, ayant l'admi-nistration des pensions dans ses attributions, mérite de retenir l'atten-tion car, à notre connaissance, il est le premier arrêt de cette Cour à se prononcer sur la responsabilité de l'Etat en matière de renseignements erronés fournis par une administration à un administré.

    Pour bien comprendre la portée de cet important arrêt, il nous paraît nécessaire de voir dans quelles circonstances il a été rendu. Nous pro-céderons ensuite à son analyse pour essayer enfin de dégager les ensei-gnements que l'on peut en tirer.

    l. - LES FAITS. - LA PROCÉDURE.

    Le demandeur originaire, le sieur Preutens, avait été comrmsswnné en qualité de sous-lieutenant auxiliaire à l'armée belge, le 26 décembre 1944, et avait prêté le serment d'officier en février 1945.

    Le 24 octobre 1945 il était mis en congé sans solde et admis avec effet à la même date dans les cadres de réserve. Dans ce cadre il était promu lieutenant le 26 juin 1946, puis capitaine le 26 décembre 1949.

    Le 1er septembre 1950, il était, à sa demande, rappelé sous les armes. Ce rappel fut renouvelé à plusieurs reprises et sans discontinuité jusqu'au 1er mai 1957 -pour des périodes de un an et six mois. Entretemps, le 26 décembre 1955, il était promu au grade de capitaine commandant en qualité d'officier de réserve. Le 1er mai 195 7 il souscrivait un ren-gagement de cinq ans, ce qui avait pour effet de le faire rentrer dans le cadre des officiers de carrière, subdivision des capitaines commandants aviateurs de complément. Ce rengagement fut renouvelé à plusieurs reprises.

    En 1966, en tant que capitaine commandant aviateur de complément, le demandeur réunissait les conditions voulues pour être mis à la retraite

  • 340 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

    par application des dispositions réglementaires sur le rajeunissement des cadres ( 1).

    Mais un problème se posait à lui avant d'accepter cette mise à la retraite.

    Etait-il en droit de bénéficier des avantages d'ordre pécuniaire que prévoyait la loi du 30 juin 1951, au profit des officiers mis à la retraite par suite du rajeunissement des cadres? Si oui, il bénéficiait d'une pen-sion complète. Si non, il n'avait droit qu'à une pension réduite. Dans cette dernière hypothèse, il n'avait évidemment pas intérêt à accepter sa mise à la retraite, car il pouvait se constituer une carrière pleine en demandant à être maintenu en activité en passant dans le cadre du personnel navigant ou dans un emploi au sol.

    Que dit cette loi du 30 juin 1951?

    Son article l er est rédigé comme suit.

    41 Les officiers et les sous-officiers de carrière qui sont mis à la retraite par application de l'article 3, A, 4° ou 5o, B, 2° ou 3°, des lois coordon-nées sur les pensions militaires, à un âge inférieur à celui prévu par les dispositions réglementaires en vigueur avant le 31 mars 1946, peuvent supputer, comme service effectif pour le calcul de leur pension, un temps égal à celui qui s'étend entre leur mise à la retraite et la date à laquelle ils auraient été mis à la retraite en vertu des dispositions réglementaires en vigueur avant le 31 mars 1946 1>.

    Toutefois son article 6 dit que :

    (l La présente loi n'est pas applicable

    1° aux officiers nommés sous-lieutenants après le 31 mars 1946;

    2° aux militaires mis à la retraite à leur demande 1>.

    Or, d'une part, on l'a vu, le demandeur avait été commissionné au grade de sous-lieutenant auxiliaire le 26 décembre 1944, il avait prêté le serment d'officier en février 1945 et, d'autre part, il est admis que le commissionnement doit être assimilé à une nomination.

    Le fait qu'il était sorti du cadre de carrière le 24 octobre 1945, pour y rentrer en 1957, tout en étant resté sous les armes sans discontinuer depuis 1950 en qualité d'officier de réserve rappelé, était-il de nature à lui faire perdre le bénéfice ·de la loi? Telle était la question à laquelle l'intéressé devait avoir une réponse pour prendre décision en connais-sance de cause.

    Il se tourna donc, pour être éclairé, vers l'administration de la Défense nationale. Le dossier révèle que, aux demandes de renseignements qui lui furent adressées, les services de cette administration l'assurèrent que, par application de la loi du 30juin 1951, il bénéficierait bien d'une pension complète.

    L'intéressé fit confiance à ces assurances et accepta sa mise à la retraite.

    (1) Arrêtés du Régent des 29 mars-14 novembre 1946 et 6 février 1950.

  • REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 341

    Pendant plusieurs années, il perçut en effet une pension complète jusqu'au jour où la Cour des comptes, dans le cadre de sa mission de contrôle des pensions, fit savoir que l'intéressé n'avait pas le droit de bénéficier de la loi de 1951, puisque au moment de l'entrée en vigueur de cette loi il n'était plus officier de carrière depuis plusieurs années (1945). Sa pension devait donc être recalculée, et il y avait lieu de récu-pérer le trop-perçu. Le Ministère de la défense nationale s'inclina devant la décision de la Cour. L'intéressé protesta, puis, le 21 mai 1968, assigna devant le tribunal de première instance de Bruxelles le Ministre de la défense nationale ainsi que le Vice-Premier Ministre, Ministre du budget, ayant l'administration des pensions dans ses attributions.

    Il entendait faire dire pour droit que sa pension militaire devait être calculée et payée avec le profit des avantages alloués par la loi du 30 juin 1951 aux officiers mis à la retraite par suite du rajeunissement des cadres de l'armée. Subsidiairement il demandait la réparation du préjudice résultant pour lui des indications erronées qui lui avaient été fournies par les fonctionnaires du Ministère de la défense nationale.

    Le tribunal, par jugement du 25 février 1970, fit droit à la pre-mière demande du demandeur.

    Sur appel des deux défendeurs, la Cour rendit un arrêt le 27 octobre 1971 : elle déclara l'action non fondée. Elle rejeta la demande prin-cipale parce que, au moment de l'entrée en vigueur des mesures décré-tant l'abaissement de la limite d'âge, le demandeur n'était plus officier de carrière et que, dès lors, il ne pouvait bénéficier des avantages de la loi du 30 juin 1951, ces avantages n'étant prévus que pour les officiers dont la carrière se trouvait écourtée contrairement à leur attente, ce qui ne pouvait être le cas pour ceux qui entraient dans la carrière en connaissant les limites d'âge nouvelles.

    Quant à la demande subsidiaire - la demande de dommages et inté-rêts, - la Cour la rejeta aussi. Pour elle, l'erreur commise par les services du département de la Défense nationale, dans l'appréciation de l'étendue des droits à pension, ne constituait pas en soi une faute quasi délictuelle; - l'interprétation inexacte des règles à appliquer s'expli-quait du fait que la situation de l'intéressé se compliquait d'états de services dérogeant au développement d'une carrière normale ; - la solution du cas _ne pouvait se déduire d'une disposition expresse de la loi. Et la Cour conclut

  • 342 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

    articles 1382 à 1384 du Code civil et' de l'insuffisance des motifs de l'arrêt pour justifier l'exonération de faute dans le chef de l'Etat.

    Le pourvoi admettait que le seul fait d'une information erronée n'en-traîne pas nécessairement la responsabilité de l'administration dont elle émane. Mais il soutenait que, lorsqu'une administration publique est appelée à fournir à un administré des renseignements qui relèvent de sa compétence et qui peuvent avoir des conséquences graves pour l'avenir de ce dernier, elle doit procéder avec une particulière attention à des investigations suffisantes pour que les renseignements fournis soient exacts. Si le cas est complexe, elle a l'obligation de signaler à l'intéressé cette complexité et l'incertitude qui en découle. Elle doit éviter de donner des assurances fallacieuses.

    En agissant autrement, elle manquerait au devoir particulier qui lui incombe en tant qu'administration publique et qui est

  • REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 343

    III. - ÜBSERVATIONS.

    Dans cet arrêt du 4 janvier 1973 la Cour de cassation a eu l'occasion de se prononcer dans un domaine où il n'existe que ·peu ou pas de juris. prudence et sur un problème qui n'a guère été étudié en doctrine: celui de la responsabilité d'une administration publique à propos de ren-seignements fournis par ses services (3).

    §1er. - L'erreur de droit est-elle ou non une faute en soi?

    Examinons tout d'abord la première proposition de l'arrêt, à savoir que

  • 344 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

    C'est aussi l'opinion du procureur général Ganshof van der Meersch «Lorsqu'une requête en annulation de l'acte d'une autorité administra-tive a été introduite devant le Conseil d'Etat et que l'acte a été annulé pour excès de pouvoir, rien ... ne saurait priver le requérant du droit d'assigner devant la juridiction judiciaire en réparation du préjudice causé par l'acte annulé. L'arrêt du Conseil d'Etat aura, toutefois, comme effet nécessaire de faire perdre au juge judiciaire sa totale liberté d'appré-ciation. La décision qui porte sur l'excès de pouvoir a autorité de chose jugée. Si donc la demande est fondée sur le même fait, le juge est lié par cette décision. Le tribunal ne pourra rejeter la demande de dom-mages et intérêts fondée sur l'acte incriminé devant le Conseil d'Etat que dans la mesure où la faute invoquée ne s'identifie pas avec les élé-ments de l'excès de pouvoir ou du détournement de pouvoir qui auraient été retenus par le Conseil d'Etat)) (6).

    Cette opinion n'est pas partagée par certains auteurs et une certaine jurisprudence (7).

    Pour eux,

  • REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 345

    conduite de la puissance à celle de l'homme moyen s'avère immédiate-ment impossible. Certes, on peut comparer la conduite de l'agent à celle d'un autre agent, normalement prudent, avisé et replacé dans les mêmes circonstances et nous verrons ainsi que le critère garde son entière valeur lorsqu'il s'agit d'affirmer la faute d'exécution. Mais lorsque l'organe décide, s'identifiant à l'être moral dans son pouvoir réglemen-taire ou de délibération, l'application du critère n'est plus possible parce que les principes qui régissent alors la conduite de l'être moral sont différents de ceux qui gouvernent l'activité des individus. La puissance publique ne peut agir que dans le cadre de la loi, mais elle agit souve-rainement dans ce cadre. Le critère de la faute ne sera plus alors la comparaison avec la conduite de l'individu, ce sera la limite fixée par la loi >> (9).

    Lorsque les services d'une administration fournissent des renseigne-ments, nous quittons le domaine de l'exercice du pouvoir réglementaire, de délibération ou de décision pour celui de l'exécution, avec toute la différence que cela comporte pour l'appréciation de la faute. Constituera une faute à propos d'un acte d'exécution, le fait pour un ministre de donner à un collègue des renseignements inexacts, incomplets et par-tiaux sur un fonctionnaire ( 10), le fait pour un fonctionnaire des finances de communiquer à des tiers des renseignements sur les bénéfices d'un contribuable (11), le fait, comme dans l'arrêt commenté, de donner des renseignements inexacts à une demande formulée par un administré.

    On peut dès lors se demander si la manière dont la Cour s'est exprimée est tout à fait exacte, et s'il n'eût pas été préférable d'utiliser une for-mulation plus nuancée qui aurait mieux tenu compte de cette différence dans l'appréciation de la responsabilité de l'Etat suivant que celui-ci est tenu d'une obligation de résultat ou d'une obligation de moyen. Il nous semble qu'il eût été plus correct de dire que

  • 346 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

    de renseignements fournis par des services administratifs, une question préalable nous paraît devoir être abordée. L'administration est-elle tenue de répondre à une demande de renseignement qui lui est adressée par un administré?

    La réponse à donner à la question posée dépend de la conception que l'on a du rôle de l'administration et de ses rapports avec les admi-nistrés.

    Ou bien, on peut considérer que Chacun se voit donc reconnaître un véritable droit à obtenir des renseignements sur l'appareil administratif. De surcroît,· l'administra-tion, placée au service du public, doit également renseigner celui-ci sur les raisons d'être, la portée et les modalités d'application des textes légaux et réglementaires, procède soit spontanément, soit à la demande des intéressés, à l'interprétation ou tend au moins à l'explication des textes>> (13).

    Cette dernière conception du rôle de l'administration trouve son fon-dement dans la notion même d'une vraie et saine démocratie.

    Où en est-on en Belgique? Malgré les réticences, inévitables, de certains, il semble qu'on puisse déceler une évolution des idées dans le sens de la seconde formule.

    L'intervention de l'Etat dans de multiples domaines de l'activité humaine, la complexité des textes légaux et réglementaires, leur nombre toujours croissant, font que l'administration d'un Etat moderne ne peut se désintéresser de la situation difficile dans laquelle trop souvent l'admi-nistré est placé.

    Certes,

  • REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 347

    à une vérité? Il y a dès lors pour l'administration un devoir d'aider l'administré et au besoin de l'informer, de le renseigner, de l'éclairer (14).

    Dans le cadre d'une telle évolution, on peut penser que le droit d'obte-nir de l'administration des renseignements sera un jour reconnu de façon générale aux administrés. Les pays nordiques - comme la Suède -ainsi que les Etats-Unis s'orientent dans cette voie.

    Cependant, il faut reconnaître qu'en Belgique comme en France aucun texte ne consacre formellement un tel droit, sauf d'une manière limitée dans des cas bien déterminés (15). Ne pourrait-on dès à présent soutenir qu'il s'agit d'un principe général de droit dont les contours devraient être précisés? La doctrine se trouve en présence d'un domaine qu'elle pourrait utilement explorer. Quant à la jurisprudence belge, elle semble n'avoir pas eu l'occasion d'aborder la question.

    Bornons-nous à constater que, dans certains cas, les services admi-nistratifs se sont préoccupés d'assurer une documentation aux assujettis à certaines réglementations (comme par exemple en matière de sécurité sociale ou en matière fiscale) (16) et qu'en général, sans être tenus par un texte, ils répondent aux demandes de renseignements qui leur sont adressées ( 17).

    § 3. - Dans quelle mesure la responsabilité de l'administration peut-elle être engagée en Belgique du fait de renseignements erronés?

    Nonobstant les différences qui existent, notamment en matière de structure et de conception, entre la Belgique et la France, certains enseignements pourraient être tirés de la jurisprudence abondante que l'on trouve dans ce dernier pays (18).

    (14) On remarquera d'ailleurs qu'une profonde évolution est en train de se produire dans les relations entre administration d'une part et administrés d'autre part. De plus en plus la première a besoin de la collaboration des seconds pour réaliser ses objectifs. Dans le même temps les seconds demandent à être mieux informés des activités adminis-tratives, voire à participer à ces activités, notamment par le procédé de la consultation. Les rapports se modifient aussi dans les moyens d'action. Au procédé traditionnel de l'acte d'autorité viennent s'ajouter d'autres techniques, comme la concertation, et même le contrat, comme les contrats de Programme de l'arrêté-loi du 22 janvier 1945 (loi sur la réglementation économique et les prix) et les contrats de progrès de la loi du 30 décembre 1970 sur l'expansion économique.

    (15) Ainsi en est-il par exemple dans l'article 63 de la loi du 29 mars 1962 organique de l'aménagement du territoire et de l'urbanisme modifiée par les lois du 22 avril1970 et du 22 décembre 1970. Cet article se situe dans le chapitre (Il) intitulé>.

    (16) En matière sociale, l'O.N.S.S. adresse régulièrement aux assujettis une documen-tation fournissant des renseignements sur l'application des textes. En matière fiscale, T.V.A., au début de la mise en œuvre de la réglementation, l'administration a mis à la disposition des assujettis un service d'information verbal et écrit.

    (17) Voyez aussi SoAILTEUR, op. cit., p. 354:

  • 348 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

    I. La jurisprudence française.

    De cette jurisprudence on peut dégager les lignes directrices suivantes. Elle fait tout d'abord la distinction entre la faute personnelle de l'agent et la faute de service. Il y aura faute personnelle lorsque l'agent a fait preuve d'une négligence particulièrement grave, lorsqu'il aura volontai-rement induit en erreur l'administré (19). ·

    La responsabilité de la puissance publique ne sera engagée du fait d'une faute de service qu'aux conditions suivantes :

    1° Il faut que le renseignement donné ait un ca;ractère officiel.

    Selon la jurisprudence, il en sera ainsi :

    a) lorsque l'administration est tenue de donner le renseignement demandé; ainsi en est-il en matière de tarifs douaniers (20), de certificats d'urbanisme (21), d'attestations concernant des travaux effectués (22). Dès lors, les renseignements fournis à titre bénévole, ou à titre gracieux sans que l'administration soit tenue par un texte de les fournir, ne pourront engager sa responsabilité (23).

    b) il faut aussi que le renseignement émane de l'autorité compétente. Un renseignement donné à titre officieux par un fonctionnaire qui n'avait pas qualité pour traiter de la question posée n'engagera donc pas la responsabilité de l'Etat (24).

    2° Il faut que la teneur des renseignements fournis puisse être établie (25) et que ceux-ci permettent une précision suffisante.

    Les renseignements fournis peuvent avoir été donnés par écrit ou verbalement, mais dans ce dernier cas (26) la jurisprudence se montre très réticente en raison non seulement des difficultés à établir la teneur exacte des renseignements donnés mais aussi des conditions dans les-quelles ces renseignements peuvent avoir été donnés.

    Dès lors la responsabilité de l'administration ne sera pas engagée si les renseignements donnés n'ont qu'un caractère approximatif (27) ou

    (19) C.E., 12 juin 1953, Caisse Nationale des Marchés de l'Etat c. Secrétaire d'Etat aux forces armées, Rev. O.E., p. 282.

    (20) C.E., 16 janvier 1935, Jaque, Rev. O.E., p. 62. (21) Trib. adm. Marseille, 12 novembre 1958, Sté Imm. Marseillaise, C.M.R.L.,

    Avt. ju1·id., 1958, II, 485; C.E., 10 juillet 1964, (22) C.E., 23 mars 1962, Syndicat Interc. des Eaux de la

    Rev. O.E., p. ll08. (23) C.E., 23 octobre 1957, Cornilliat, Rev. O.E., p. 548; C.E., 31 mars 1950, Grenouil-

    leau, Rev. O.E., p. 331. (24) C.E., 15 juin 1923, Fellus, Rev. O.E., p. 496, et C.E., 22 octobre 1948, Castelnau,

    Rev. O.E., p. 391. (25) C.E., 22 mai 1939, La soie artificielle de Valenciennes, Rev. O.E., p. 346; C.E.,

    12 juin 1953, Caisse Nationale des Marchés de l'Etat c. Secrétaire d'Etat aux Forces armées, Rev. O.E., p. 282; voir aussi note TIXIER, s., 1953, rn, 105.

    (26) Trib. adm. Selle, 14 décembre 1960, Consort Leroy, Rec. O.E., p. 842. (27) C.E., 29 avril 1949, Sté Crédit mobilier Indust., Rev. O.E., p. 192.

  • REVUE ORITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 349

    lorsque ces renseignements sont donnés sous réserve de vérification et à titre d'avis (28).

    3° Il faut que l'administré ait subi un préjudice qui découle directe-ment du renseignement erroné.

    Dès lors la responsabilité des pouvoirs publics ne sera pas engagée si l'intéressé, malgré l'inexactitude des indications qui lui ont été don-nées, n'a pas subi de préjudice. Ainsi en est-il lorsqu'un agent de l'admi-nistration qui a demandé sa mise à la retraite après avoir reçm l'assu-rance qu'il remplissait les conditions requises à cet effet a vu la mesure rapportée parce qu'il est apparu que les renseignements fournis étaient erronés (29).

    La responsabilité de l'Etat ne sera pas engagée lorsque le dommage subi n'a pas sa cause dans le renseignement inexact (30).

    De même, enfin, ne donne pas lieu à réparation le dommage qui serait la conséquence indirecte de faux renseignements. La victime d'un dom-mage ne peut se prévaloir de l'inexactitude d'un renseignement fourni à un tiers.

    > (31).

    4° Il faut enfin que la victime n'ait fait preuve ni d'imprudence ni de négligence.

    Dans le cas contraire, il en résulterait soit une atténuation soit une exonération de la responsabilité des pouvoirs publics.

    Aussi le Conseil d'Etat a-t-il décidé de décharger l'Etat de toute responsabilité lorsqu'un requérant, quand bien même les renseignements incomplets lui auraient été donnés par le service compétent, a négligé de se référer à un texte réglementaire sur lequel son attention devait être attirée par des documents en sa possession (32), ou encore lorsqu'il a omis de se rapporter à certains textes cités dans la lettre qui con-tenait les renseignements incriminés (33).

    II. Que peut-on tirer de cette jurisprudence pour la Belgique ?

    Notons tout d'abord que la théorie de la distinction entre la faute personnelle de l'agent et la faute de service ne se retrouve pas en Belgique.

    (28) C.E., ll février 1955, Fabriq. Réunies de Lampes Electriques, Act. fur., 1955, II, 230.

    (29) C.E., 9 mars 1951, Dame Bernard, Rec. O.E., p. 152. (30) C.E., 8 mars 1939, Urquiyz fils et Diar, Rec. O.E., p. 149. (31) C.E., 26 octobre 1939, Deydier, Rec. O.E., p. 546; voir aussi C.E., 17 a.vril1953,

    Banque Bastide, Rec. O.E., p. 177; JACQUES SAUBEYRAL, «Communication des docu-ments administratifs aux administrés&, J.D.A., 1958, 1, p. 43 et suiv., sp. p. 48.

    (32) C.E., 17 juillet 1936, de Noailles, Rec. O.E., p. 791. (33) C.E., ll février 1955, Fabriq. Réunies de Lampes Electriques, Rec. O.E.,

    p. 83 et jurispr. citée pa.r PIERRE DI MALTA, op. cit., p. 234.

  • 350 REVUE ORITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

    Cependant, on peut penser que la plupart des critères retenus peuvent être appliqués dans notre pays sous les réserves qui seront formulées ci-après.

    Ainsi on peut admettre que les renseignements donnés doivent avoir un caractère officiel, c'est-à-dire qu'ils doivent émaner de l'autorité administrative compétente. L'arrêt de la Cour du 4 janvier 1973 semble bien l'avoir souligné lorsqu'il constate que les renseignements ont été fournis par l'administration chargée de l'application de la loi.

    Par contre, en Belgique, l'administration pourra être déclarée respon-sable si elle a fourni un renseignement erroné du simple fait qu'elle a fourni ce renseignement, sans qu'on exige qu'elle ait été tenue par un texte de le fournir.

    Dans le cas soumis à la Cour, aucun texte n'imposait à l'administra-tion des pensions de répondre à la demande de renseignement qui lui était adressée.

    Mais la responsabilité de l'administration sera engagée dès qu'il sera démontré qu'tme faute a été commise par ses services, cette faute fût-elle légère, du moment qu'il y a eu préjudice et relation de cause à effet entre la faute et le préjudice.

    Cette faute pourra consister, comme le dit l'arrêt à propos de l'inter-prétation d'un texte, si celle-ci a été formulée sans investigations suffi-santes. En d'autres termes, si l'administration a fourni des renseigne-ments erronés, elle ne pomTa se justifier en invoquant la complexité de la question posée, elle devra apporter la preuve qu'elle a fait le néces-saire pour donner un renseignement adéquat, en faisant des recherches, ou en procédant >, pour reprendre les termes de l'arrêt. Et dans le cas où la complexité du cas ou les ambiguïtés du texte seraient telles que la solution donnée à titre de renseignement pourrait être incertaine, elle aurait pour obligation d'attirer l'attention de l'administré sur l'incertitude de la solution indiquée, sur le caractère controversé de l'interprétation adoptée.

    On peut admettre aussi, pensons-nous, qu'il n'y aura responsabilité

    a) que si la preuve des renseignements fournis peut être établie et qu'ils présentent une précision suffisante;

    b) que si le préjudice découle directement du renseignement erroné ;

    c) et que si la victime, de son côté, n'a commis ni négligence ni impru-dence.

    § 4. - La solution donnée par l'a'rrêt peut-elle être appliquée à d'aut1·es cas?

    Peut-on étendre la solution donnée par l'arrêt à propos des pouvoirs publics à des personnes de droit privé, qui sont appelées professionnelle-ment à donner des renseignements de caractère juridique, comme notam-ment les avocats, les notaires, les conseillers privés ou ceux des syndicats?

  • REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 351

    Une réponse affirmative nous paraît certaine. Ainsi, en ce qui con-cerne les avocats, par exemple, comme l'écrit Fagnart (34) : .

    Mais la solution donnée par l'arrêt de la Cour pourra être étendue aussi à tous ceux qui sont appelés à donner des renseignements, comme les banquiers, les agences de renseignements.

    C'est précisément ce caractère général des possibilités d'application de cette solution qui fait toute l'importance de l'arrêt examiné.

    JACQUES STASSEN,

    PROFESSEUR A L'UNIVERSITÉ DE LIÈGE.

    (34) Commentaire sous l'arrêt du 4 janvier 1973, J.T., 1973, p. 552. (35) Civ. Bruxelles, 21 février 1963, Pas., 1963, III, p. 54. (36) Voir Novelles, DALCQ, Droit civil :

  • 352 REVUE ORITIQUE DE JURISPRUDENOE BELGE

    Cour de cassation, tre chambre, 13 septembre 1973. (*)

    Président : M. LEGROS,

    conseiller faisant fonctions de président.

    Rapporteur : M. LIGOT.

    Ministère public : M. DETOURNAY, avocat général.

    Plaidants : MM. FALLY et DE BRUYN.

    I. CONVENTION. - CONTRAT SYNALLAGMATIQUE. - DEFAIL-LANOE DU OOOONTRAOTANT DEVENUE DÉFINITIVE.- NE FAIT

    PAS OBSTAOLE A L'EXOEPTION D'INEXÉOUTION.

    II. COMPENSATION. - MODE D'EXTINOTION DES OBLIGA-TIONS.- NOTION DISTINOTE DE L'EXOEPTION D'INEXÉOUTION.

    III. CONVENTION. -CONTRAT SYNALLAGMATIQUE. - EXOEP-

    TION D'INEXÉOUTION. - SUSPENSION DE L'EXÉOUTION DES

    OBLIGATIONS. - NOTION DISTINOTE DE OELLE DE LA OOM-

    PENSATION.

    IV. VENTE.- TRANSPORT DE ORÉANOE.- DROITS DU DÉBI-

    TEUR OÉDÉ ENVERS LE OESSIONNAIRE.

    V. VENTE.- TRANSPORT DE ORÉANOE.- AooEPTATION PAR

    LE DÉBITEUR OÉDÉ. -EFFETS.

    VI. CONVENTION. -CoNTRAT SYNALLAGMATIQUE. - ExoEP-

    TION D'INEXÉOUTION. -EsT INHÉRENTE AU OONTRAT.

    I. En matière de contrats synallagmatiques, la circonstance que la défaillance du cocontractant est devenue définitive en raison de

    (*) Cet arrêt est reproduit dans la. Pasicrisie, 1974, 1, 31, avec d'abondantes réfé· renees, ainsi que dans le Journal des t1·ibunaux, 1973, p. 634.

  • REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 353

    sa faillite ne prive pas l'autre partie du bénéfice de l'exception d'inexécution.

    II et III. L'exception d'inexécution et celle fondée sur la compen-sation ne se confondent pas, la compensation étant un mode d'extinction totale ou partielle des obligations réciproques, tandis que l'exception d'inexécution n'a d'autre effet que de suspendre l'exécution des obligations incombant à celui qui s'en prévaut. (Code civil, art. 1102, 1134, 1184, 1289 et 1290.)

    IV. En cas de transport de créance, le débiteur cédé conserve, en règle, à l'égard du cessionnaire les droits et les exceptions qu'il pouvait opposer au créancier cédant.

    V. En cas de transport de créance, l'acceptation de la cession par le débiteur cédé, sans renonciation à ses droits, ne prive celui-ci que du bénéfice de la compensation qu'il aurait pu opposer au cédant. (Code civil, art. 1295.)

    VI. L'exception d'inexécution fondée sur l'interdépendance des obligations réciproques des parties, est inhérente à la nature du contrat synallagmatique. (Code civil, art. 1102, 1134 et 1184.)

    (RÉGIE DES TÉLÉGRAPHES ET TÉLÉPHONES,

    O. SOCIÉTÉ ANONYME

  • 354 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

    annoncé le versement les 27 mars et 24 avril 1964 au plus tard, et que la demanderesse n'est pas fondée à opposer, en invoquant la compensation ou l'exception d'inexécution, que, la société susdite ayant été déclarée en faillite le 9 mars 1964 et des mesures d'office ayant dû être prises pour l'achèvement des travaux conformément au cahier général des charges régissant l'entreprise, les dettes de l'entrepreneur dépassent les sommes réclamées par la défenderesse, aux motifs que, si malgré la faillite une compensation continue à s'opérer entre les créances réciproques du failli et de son cocontractant, le débiteur cédé cesse de pouvoir opposer la compensation au cessionnaire de la créance lorsqu'il a accepté la cession qui lui a été signifiée, que sans doute l'une des parties à la convention synallagmatique peut opposer l'exception d'inexécution à son cocontractant défaillant et suspendre l'exécution de la convention momenta-nément ou aussi longtemps qu'elle serait en mesure de le con-traindre à remplir ses obligations, mais que ce droit cesse d'exister dès qu'il est devenu certain, comme en l'espèce, que l'exception d'inexécution ne saurait encore atteindre un tel résultat, la défaillance du cocontractant étant devenue définitive, que dans ce cas il n'y a plus qu'à établir les comptes entre parties et que la demanderesse, en acceptant la cession pour les sommes de 118.000 francs et 266.000 francs, s'est, comme le prévoit l'arti-cle 1295 du Code civil, privée du droit d'invoquer la compen-sation, à laquelle l'exception d'inexécution n'est pas étrangère et dont elle constitue l'une des sources,

    alors que, même si, en présence de la défaillance irrémédiable d'un cocontractant, il ne reste qu'à établir les comptes entre parties, ce n'est point une véritable compensation qui est appelée à jouer, que les dettes réciproques nées de rapports synallag-matiques ne se compensent pas en vertu de la loi, mais doivent s'exécuter trait pour trait 9onformément à la volonté des par-ties, que la faillite de l'entrepreneur ne met pas fin à l'inter-dépendance des obligations réciproques trouvant leur cause dans le contrat d'entreprise et que l'exception d'inexécution, qui ne disparaît que lorsque l'entrepreneur est considéré comme ayant satisfait à ses obligations, peut, le cas échéant, être invoquée indéfiniment par le maître de l'ouvrage, d'où il suit que l'arrêt méconnaît les effets des rapports synallagmatiques, consacrés

  • REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 355

    notamment par les articles 1108, 1131, 1134, 1135, 1612, 1613 du Code civil et 570 du Code de commerce, de même que la notion de compensation légale et les effets de celle-ci, violant ainsi les articles 1289 et 1295 du Code civil :

    Attendu que l'arrêt rejette la défense de la demanderesse, fondée sur l'exception d'inexécution, aux motifs que cette excep-tion ne peut être invoquée lorsque, comme en l'espèce, le con-tractant n'est plus en mesure d'exécuter ses obligations par suite de sa faillite, et que la demanderesse, ayant accepté la cession de créance, ne peut, en vertu de l'article 1295 du Code civil, se prévaloir d'une compensation résultant de l'inexécution ;

    Attendu que la circonstance que la défaillance du cocontrac-tant est devenue définitive en raison de sa faillite ne prive pas l'autre partie du bénéfice de l'exception d'inexécution ;

    Attendu que l'exception d'inexécution et celle qui est fondée sur la compensation ne se confondent pas, la compensation étant un mode d'extinction des obligations réciproques jusqu'à concurrence de la plus faible, tandis que l'exception d'inexécu-tion n'a d'autre effet que de suspendre l'exécution des obliga-tions incombant à celui qui s'en prévaut;

    Attendu que le transport de créance ne peut nuire au débiteur cédé; que celui-ci conserve, en règle, à l'égard du cessionnaire les droits et les exceptions qu'il pouvait opposer au créancier cédant;

    Attendu que l'acceptation de la cession par la demanderesse, sans renonciation à ses droits, ne l'a privée que du bénéfice de la compensation qu'elle aurait pu invoquer à l'égard du cédant;

    Attendu que la demanderesse pouvait, dès lors, opposer à la défenderesse l'exception d'inexécution dont elle disposait envers le cédant en vertu du contrat d'entreprise qu'elle avait conclu avec ce dernier; que cette exception, fondée sur l'interdépen-dance des obligations réciproques, est inhérente à la nature du contrat synallagmatique ;

    Que le moyen est fondé ;

    Par ces motifs, la Cour casse l'arrêt attaqué; ordonne que mention du présent arrêt sera faite en marge de la décision annulée; réserve les dépens pour qu'il soit statué sur ceux-ci par le juge du fond; renvoie la cause devant la Cour d'appel de Liège.

  • 356 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

    NOTE.

    La compensation après faillite et l'exception d'inexécution opposées par le débiteur

    d'une créance cédée.

    LES FAITS.

    1. - Le 23 août 1962, les Entreprises générales de travaux Lucien Godart et fils sont chargées de construire un immeuble à Spa pour .le compte de la Régie des Télégraphes et Téléphones ensuite d'une procé-dure d'adjudication restreinte.

    Pour obtenir du crédit de la Geoffrey's Bank, l'entrepreneur lui cède, par conventi()n du 10 janvier 1964, sa créance sur le maître de l'ouvrage.

    Cette cession est signifiée le 16 janvier 1964 au maître de l'ouvrage qui l'accepte en écrivant le 11 février et le 4 mars 1964 à la banque cessionnaire qu'il lui sera payé 118.000 francs et 266.000 francs res-pectivement le 27 mars et le 24 avril 1964 au plus tard.

    Le 9 mars 1964, l'entrepreneur est déclaré en faillite.

    Le maître de l'ouvrage met alors en œuvre les mesures d'office prévues dans Je cahier général des charges et procède à la réadjudication ·.du marché. Il se trouve ainsi créancier de l'entreprise faillie pour un mon-tant de près de 3.000.000 de francs (1).

    Le 5 mai 1964, il notifie à la banque cessionnaire qu'il refuse de lui verser les sommes de 118.000 et de 266.000 francs.

    Le 23 décembre 1965, la banque assigne la Régie des Télégraphes et Téléphones devant le tribunal de commerce de Bruxelles Em paiement de ces sommes.

    2. - La régie invoque l'articie 48 G du cahier général des charges aux termes duquel .

    Elle oppose en outre l'exceptio non adimpleti contractus en raison de l'inexécution de ses obligations contra'ctuelles par l'entrepreneur cédant.

    Ces deux moyens de défense sont repoussés tant par le tribunal que par la Cour d'appel. Les deux juridictions considèrent en effet que la compensation après faillite ne peut plus intervenir lorsque, comme en l'espèce, le débiteur cédé a expressément accepté la cession de créance qui lui a été notifiée. Elles appliquent ainsi l'article 1295 du Code civil. D'autre part, l'exception d'inexécution ne peut être accueillie dès qu'il

    (1) Article 48, D, du cahier général des charges de l'Etat : «Outre le montant des pénalités, des amendes pour retard et des frais de démolition, le coût supplémentaire des travaux que le nouveau mode d'exécution peut entraîner est à la charge de l'entre-preneur».

  • REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 357

    est certain que la défaillance du cocontractant est définitive (ce qui est le cas en l'espèce puisque l'entrepreneur est en faillite) parce que son rôle est de suspendre momentanément l'exécution de la convention synallagmatique pour contraindre le cocontractant à remplir ses obli-gations, ce qui est impossible lorsqu'il est failli. Enfin, cette exception n'est pas une notion étrangère à la compensation dont elle constitue une des sources.

    LES PROBLÈMES SOUMIS A L'APPRÉCIATION

    DE LA CoUR DE CASSATION.

    3. - Le pourvoi ne conteste pas l'application de l'article 1295 du Code civil, mais s'attache à démontrer que la notion d'exception d'in-exécution et son mécanisme ont été méconnus par le juge du fond.

    Il invite la Cour de cassation à examiner si l'exception d'inexécution peut être invoquée lorsque la défaillance du cocontractant est définitive, si cette notion est réellement étrangère à la compensation ou si, comme le déclare le juge du fond, il faut voir dans cette exception une source de la compensation et lui appliquer les mêmes règles.

    4. - Enfin, la Cour de cassation doit répondre à une question délicate soulevée par le mémoire en réponse : l'exception d'inexécution peut-elle être opposée par le débiteur cédé au cessionnaire d'une créance lorsque la défaillance du cocontractant cédant est postérieure à la notification de la cession?

    LE MÉCANISME JURIDIQUE INTERVENU.

    5. - L'intervention des organismes de crédit est extrêmement cou-rante dans les marchés de travaux publics. L'entrepreneur qui désire obtenir du crédit peut donner en gage la créance à terme qu'il possède sur le maître de l'ouvrage, ou lui céder cette créance. ((On sait en effet que toute entreprise importante fait l'objet de paiements par tranches au cours de l'avancement des travaux et après la constatation de l'état d'avancement par des procès-verbaux spécialement rédigés à cette fin ... )) (2).

    La cessibilité de la créance à terme de l'entrepreneur sur le maître de l'ouvrage pour travaux à exécuter n'est pas contestée (3) pas plus que ne l'est la validité de la cession d'une créance née d'un contrat synallagmatique (4).

    (2) M. A. FLAMME, Traité théorique et prâtique des marchés p-Ublics, t. II, 1969, n° 1001. (3) A la condition bien sûr qu'il existe un contrat d'entreprise. Voy. DE PAGE,

    t. IV, no 395. (4) LEPARGNEUR, «De l'effet à l'égard de l'ayant cause particulier des contrats

    générateurs d'obligations relatifs au bien transmis»; Rev. trim. dr. civ., 1924, p. 540 et 541; PLANIOL et RIPEBT, 2° éd., t. VII, no 1115; AuBRY et RAU, t. V, § 359, note 26.

  • 358 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

    Le mécanisme intervenu en l'espèce est donc classique mais il présente un intérêt particulier par le fait de l'acceptation expresse de la cession de créance par le débiteur cédé.

    LE PRINOIPE DE L'OPPOSABILITÉ DES EXCEPTIONS

    EN MATIÈRE DE OESSION DE ORÉANOE.

    6. - L'expression imagée de Huc traduit fort bien un des effets de la cession de créance entre le cessionnaire et le cédé ( 5) : (6). Le débiteur cédé n'est tenu envers le cessionnaire que comme et dans la mesure où il l'était envers le cédant; il peut donc lui opposer toutes les exceptions qu'il aurait pu faire valoir contre le cédant, la créance s'étant transportée avec ses vices sans qu'il y ait eu novation (7). Un acte de cession ne peut ni nuire au débiteur ni aggraver sa position (8). Cependant, si la cession de créance entraîne la cession des exceptions attachées à cette créance, elle n'implique pas la cession des obligations corrélatives à la créance cédée. La Cour de cassation l'a précisé récemment (9).

    D'autre part, seules seront opposables au cessionnaire les exceptions qui existaient au moment de la cession et qui sont nées au profit du cédé avant la signification de la cession de créance, son acceptation par acte authentique ou son opposabilité par un quelconque acte équipollent à ceux prévus par l'article 1690 du Code civil (10).

    L'article 1295, alinéa 2, du Code civil constitue une application de ce principe en matière de compensation :

  • REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 359

    il sera possible de considérer que l'acceptation de la cession est rédigée en des termes tels qu'elle constitue un engagement personnel du cédé de payer au cessionnaire le montant de la créance et implique sa renon-ciation à opposer à ce cessionnaire les exceptions qu'il avait contre le cédant (12).

    Mais, en règle générale, l'acceptation du cédé ne constituera que la reconnaissance de l'existence de la cession (13) car, selon la formule de la Cour de cassation : . Cette disposition n'est pas d'ordre public, le cédé pouvant faire des réserves quant au maintien de l'exception (16), et doit s'interpréter restrictivement, car elle est exceptionnelle (17) ; elle ne s'applique qu'à l'exception de compensation.

    8.-En l'espèce, le juge du fond s'est fondé sur l'article 1295, alinéa 1er, pour rejeter la compensation après faillite opposée par le maître de l'ouvrage, débiteur cédé.

    On peut se demander pourquoi il était nécessaire de faire état de l'acceptation du cédé. En effet, puisque, sans être quant à cela censuré par la Cour suprême, le juge du fond décidait d'appliquer les dispositions du Code civil régissant la compensation, il pouvait sans peine trouver dans l'article 1295, alinéa 2, la base légale du rejet de cette exception.

    L'article 1295, alinéa 2, est rarement analysé par les auteurs. Cassin rappelle sa portée :

  • 360 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

    le cas est bien rare, le tiers consent à laisser le débiteur cédé ... opposer la compensation au préjudice de ses droits>> (18). En l'espèce, il ne s'agissait d'aucune de ces trois hypothèses. La créance du maître de l'ouvrage contre l'entrepreneur était née postérieurement à la notifica-tion faite au maître de l'ouvrage du transport de la créance de l'entre-_preneur à un cessionnaire.

    LA COMPENSATION A.PRÈS FAILLITE.

    9. - Se pose alors une question connexe mais dont la solution a des implications assez importantes : fallait-il appliquer en l'espèce l'arti-cle 1295 du Code civil? La compensation après faillite invoquée par le maître de l'ouvrage ne constituait-elle pas une compensation qui écartait l'application des dispositions du Code civil relatives à la matière de la compensation?

    Il est assez aisé de démontrer que la compensation après faillite n'a de commun avec la compensation sensu stricto que son mécanisme : l'imputation d'une dette sur une autre dette avec extinction de celles-ci (article 1290 du Code civil).

    Tout le reste les sépare en effet, leur origine est différente de même que leurs conditions d'application.

    La compensation après faillite en cas de dettes réciproques issues d'un même rapport synallagmatique est une création purement juris-prudentielle destinée à atténuer la rigueur des textes normatifs (arti-cle 1298 du Code civil et article 444 de la loi sur les faillites) qui inter-disent toute compensation après faillite (19). Son fondement a été recherché par de nombreux auteurs qui ont fait appel, souvent simul-tanément, aux notions de compte indivisible, de connexité ou d'inter-dépendance entre les obligations, d'exception d'inexécution et de droit de rétention (20).

    (18) CASSIN, De l'exception tirée de l'inexécution dans les rapports synallagmatiques, thèse, 1914, p. 265.

    (19) Casa., 7 décembre 1961, Pas., 1962, I, 440; comm. Bruxelles, 15 novembre 1941, J.O.B., 1942, 7; 10 juillet 1947, R.O.J.B., 1948, 53 avec une note de FREDERIOQ; Liège, 21 février 1951, Jur. Liège, 1950-1951, 210; Bruxelles, 9 juin 1954, J.T., 1954, 536; Bruxelles, 12 décembre 1962, Pas., 1964, II, 186; Bruxelles, 2 février 1963, Pas., 1964, II, 240; comm. Bruxelles, 11 juin 1968, J.O.B., 1968, 470; comm. Bruxelles, 15 février 1968, J.T., 1968, 277; comm. Verviers, 22 février 1968, J.O.B., 1969, 122; Liège, 2 février 1971, Jur. Liège, 1970-1971, 250.

    (20) BESSON, note sous casa. fr., 7 février 1928, D., 1928, I, 70, et note sous casa. fr., 25 mai 1943, D., 1944, I, 25; BoYER, note sous cass. fr., 2 mars 1948, D., 1949, I, 361; CoPPENS,« Pour la compensation après faillite 1>, J.O.B., 1968, 205; DE PAGE, t. III, n° 644, 3; FLAMME, op. cit., n° 984; FREDERIOQ, note BOUS Gand, 10 juillet 1947, op. cit.; MAZEAUD, note sous casa. fr., 18 janvier 1967, D., 1967, I, 358; PEROEROU et DESSER-TE.A.ux, Faillites et banqueroutes, 1937, t. II, no 867; PmET, ~De la compensation après faillite, principes et tempéraments 1>, J.T.O., 1951, 154, et Examen de jurisprudence sur les faillites et les concordats, R.O.J.B., 1957, 215; PLANIOL et RIPERT, t. VII, n° 1287bis; VAN ÛMMESL.A.GHE, note sous Gand, 4 mai 1961, R.O.J.B., 1963, 69; VAN RYN et HEENEN, Droit commercial, t. IV, n° 2682.

  • REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 361

    La jurisprudence a invoqué également ces diverses notions. Il faut bien reconnaître que celle de compte indivisible est insuffisante en cas d'absence de compte courant, quand les obligations gardent leur vie auto-nome (21). Aussi le recours à celles de connexité et d'interdépendance entre les obligations issues d'un même rapport synallagmatique a-t-il l'avantage de pouvoir couvrir toutes les hypothèses où la jurisprudence admet la compensation après faillite. Faire appel au droit de rétention et à l'exception d'inexécution est plus dangereux, car cela entretient la confusion entre ces deux notions et celle de compensation sensu stricto (22). Le fondement le plus simple de cette construction jurisprudentielle semble finalement être l'équité qui commande la dérogation à la règle de la non-compensation après faillite en cas de communauté d'origine des obligations réciproques issues d'un même rapport synallagma-tique (23).

    Quoi qu'il en soit, la source de la compensation après faillite ne se confond pas avec celle de la compensation légale réglementée par le Code civil.

    Les conditions d'application de la compensation après faillite ne sont pas non plus celles de la compensation légale : la liquidité de la créance que l'on souhaite compenser avec celle du failli n'est pas exigée (24). Par contre, pour que la compensation après faillite puisse opérer, il faut, comme nous l'avons vu, que les obligations réciproques émanent d'un même rapport synallagmatique, ce qui n'est pas nécessaire pour la compensation ordinaire qui intervient entre deux dettes provenant de causes différentes,

  • 362 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

    Il n'y a aucune raison de réserver un sort différent à l'alinéa 2 de cet article qui devrait donc également s'appliquer en matière de compen-sation après faillite. Cela aurait pour conséquence le rejet de toute com-pensation lorsque le débiteur du failli opposerait au cessionnaire de la créance une autre créance, issue du même rapport synallagmatique le liant avec le failli mais née postérieurement à la notification de la cession de créance.

    Dans des espèces où les tribunaux acceptent la compensation après faillite, en matière de contrats d'entreprise de travaux publics, la créance d'indemnités et de pénalités du maître de l'ouvrage naît pourtant pos-térieurement à la notification de la cession de créance consentie par l'entrepreneur à un organisme de crédit (26).

    La solution adoptée dans ces espèces se justifie à partir du moment où l'on considère que la compensation après faillite est une fausse com-pensation pour laquelle les règles de la compensation légale et en parti-culier l'article 1295 du Code civil sont sans effet.

    C'est notre position. En effet, les divergences entre les deux institu-tions sont telles qu'il est concevable de ne pas leur appliquer les mêmes règles.

    Du reste, la Cour de cassation, dans son arrêt du 7 décembre 1961 (27), précise entre guillemets que la créance du maître de l'ouvrage et celle de l'entrepreneur

  • REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 363

    12. -L'exception d'inexécution est de droit dans les contrats synal-lagmatiques (29), elle sanctionne le principe de l'exécution trait pour trait des obligations réciproques (30), car elle constitue un moyen de défense permettant au cocontractant de (39). Il est aussi contraire à la bonne foi d'invoquer l'exception d'inexécution lorsqu'on a, par sa faute préalable, déclenché cette inexécu-tion (40), lorsqu'on s'est soi-même abstenu de remplir ses obligations

    (29) Casa., 26 avril1945, Pas., 1945, I, 184; casa., 24 avril 1947, Pas., 1947, I, 174; casa., 23 février 1956, Pas., 1956, I, 652; casa., 18 mars 1971, Pas., 1971, I, 669.

    (30) HUET, note sous oass. fr., 3 juillet 1965, D., 1966, I, 313. (31) DE PAGE, t. II, no 859. Voy. aussi : CARBONNIER, Droit civil, 1957, t. II, 2e par-

    tie, no 167; CAssiN, op. cit., p. 440; DE BERsAQUES, note sous casa., 24 avril 1947, R.O.J.B., 1949, 125; MAZEAUD, Droit civil, 1971, t. II, vol. 1, n° 1124.

    (32) Ou tout au moins un rapport synallagmatique : CAssiN, op. cit., p. 447; DE PAGE, t. II, no 866, A; PLANIOL et RIPERT, t. VI, n°8 448 et 449.

    (33) DE PAGE, t. II, n° 866, A; PLANIOL et RIPERT, t. VI, n° 453. (34) DE BERsAQUEs, op. cit., p. 132 et suiv.; casa., 30 septembre 1965, Pas., 1966,

    I, 147. (35) CARBONNIER, op. cit., no 167, A; DE PAGE, t. II, n° 866, A, et t. VI, n° 808, O. (36) Cass. fr., 27 décembre 1961, Bull. civ., 1961, I, n° 630. (37) Casa., 8 décembre 1960, Pas., 1961, I, 382; Bruxelles, 6 mars 1962, Pas., 1962,

    n, 273. (38) Casa. fr., 28 avril1965, Bull. civ., 1965, I, n° 266; casa. fr., 8 juillet 1965, Bull.

    civ., 1965, IV, no 576; casa. fr., 30 juin 1966, Bull. civ., 1966, IV, n° 662; cass. fr., 16 avril 1969, Bull. civ., 1969, III, n° 285.

    (39) CARBONNIER, op. cit., n° 167, A. (40) Comm. Bruxelles, 26 juillet 1966, J.C.B., 1966, 257.

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    364 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

    durant de longs mois (41), lorsqu'on a auparavant refusé d'exécuter ses propres obligations alors que les conditions de l'exception d'inexécution n'étaient pas remplies (42), ou lorsqu'on a dès le début manqué totale-ment à ses obligations contractuelles (43).

    Si l'exception d'inexécution ne se concevait que comme un moyen de pression destiné à forcer le cocontractant à s'exécuter, on pourrait peut-être considérer qu'en cas de défaillance définitive de ce cocontrac-tant, celui qui soulèverait l'exception d'inexécution en connaissance de cause, l'invoquerait dans des circonstances contraires à la bonne foi.

    Telle n'est toutefois pas la situation. L'exception d'inexécution n'est pas uniquement un moyen de pression. Dans un ouvrage récent, Pillebout démontre qu'elle a un double effet:> (45).

    Sans faire cette distinction entre contrainte et garantie, l'exception d'inexécution en cas de défaillance définitive a, du reste, toujours été admise par la jurisprudence et la doctrine (46). Le pourvoi souligne d'ailleurs que la solution adoptée par le juge du fond .

    La position de la Cour de cassation, parfaitement conforme à la juris-prudence et à la doctrine, constitue donc une mise au point manifeste-ment nécessaire pour les juges du fond.

    13. - Trois notions font très classiquement l'objet de confusions : l'exception d'inexécution, le droit de rétention (47) et la compensation. Preuve nous en est donnée par l'arrêt d'appel qui voit dans l'exception d'inexécution une notion non étrangère à la compensation

  • REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 365

    la compensation ont été systématiquement envisagées par le professeur Huet dans une très intéressante note (48).

    Toutes deux sont « une manifestation de la justice privée » remarque-t-il. (1 Le créancier qui n'obtient pas ce qui lui est dû n'a pas à prendre l'initiative de poursuivre son débiteur en justice, car, étant lui-même débiteur, il lui suffit, grâce au jeu de l'exception, de s'en tenir à une attitude purement passive en refusant l'exécution de sa propre obliga-tion . . . De même, la compensation légale opère de plein droit sans intervention du juge» (49). Toutes deux, de plus, ne jouent que lorsque les créances respectives sont certaines et exigibles.

    Tels sont les seuls points communs entre ces deux institutions. Leur finalité, leur domaine et leurs conditions d'application les différencient profondément.

    La compensation est un mode d'extinction des obligations, l'exception d'inexécution est un mode de suspension de l'exécution des obligations.

    Le champ d'application de l'exception d'inexécution se limite aux créances réciproques issues d'un même rapport synallagmatique. La compensation intervient quelle que soit l'origine des deux créances.

    La compensation ne joue qu'entre des créances liquides, condition non exigée pour pouvoir invoquer l'exception d'inexécution.

    Cependant, si la source de la compensation est la loi et non l'excep-tion d'inexécution, la compensation après faillite peut, elle, être rattachée à cette exception (50). L'origine de l'erreur du juge du fond quand il déclare que l'exception d'inexécution est une des sources de la compen-sation est sans doute la confusion entre la compensation légale et la compensation après faillite.

    14.- L'exception d'inexécution peut-elle être invoquée par le maître de l'ouvrage alors que la défaillance de l'entrepreneur qui la justifie survient postérieurement à la notification de la cession de créance? Comme nous l'avons rappelé BUpra, le principe de l'opposabilité des exceptions au cessionnaire d'une créance ne s'applique qu'à celles des exceptions qui existent au profit du débiteur cédé avant cette notifi-cation. Pour admettre l'exception d'inexécution, il faut donc considérer qu'elle préexiste à cette notification. Telle est la position de la Cour de cassation : l'exception d'inexécution est . En d'autres termes, la défaillance de l'entre-preneur a provoqué la mise én œuvre d'une exception née en même temps que le contrat d'entreprise.

    La justification de cette thèse est le fondement même de l'exception d'inexécution : l'interdépendance. des obligations qui doivent s'exécuter trait.pour trait selon la volonté des parties (51), si bien que le cocon-

    (48) Op. cit., p. 3ll et 312. (49) HUET, op. cit., p. 3ll. (50) Voir supra, note 20. (51) DE PAGE, t. II, no 836; CA:RBONNIER, op. cit., n° 167, p. 559.

  • 366 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

    tractant de la partie défaillante peut surseoir à l'exécution de ses propres prestations sans même devoir s'adresser au tribunal. Dire que l'excep-tion d'inexécution est inhérente au contrat synallagmatique, c'est donc simplement consacrer le caractère simultané de l'exécution des obliga-tions dans un tel contrat (52).

    C'est la première fois que la Cour de cassation se réfère expressément à l'inhérence de l'exception d'inexécution au contrat synallagmatique, mais non qu'elle en fait application. Dans l'arrêt du 25 mars 1965 (53), elle admet en effet que l'acheteur d'un appareil de télévision oppose à une société de financement, cessionnaire de la créance du prix, l'excep-tion d'inexécution en raison de l'absence de livraison de l'appareil par le vendeur alors que ce manquement est postérieur à la cession de créance consentie par ce vendeur à la société de financement.

    L'intérêt pratique de cette conception est évident non seulement lorsque la cession de créance porte sur un contrat d'entreprise (54) ou de vente, mais également quand elle intervient dans un bail (55) et chaque fois que, dans un contrat synallagmatique, le débiteur cédé se heurte au refus ou à l'impossibilité d'exécution de son créancier et que cette inexécution survient après que le transport des droits de son créan-cier lui a été rendu opposable par son acceptation ou par la notification de la cession.

    LA PORTÉE DE L'ARRÊT DU 13 SEPTEMBRE 1973.

    15. - La compensation après faillite opposée à un organisme de crédit cessionnaire le tout autant que l'exception d'inexécu-tion. Dans les deux cas, en effet, le maître de l'ouvrage se refusera à tout paiement si sa créance sur l'entrepreneur est supérieure à la créance cédée, le cessionnaire n'aura comme seul recours qu'une action en garantie contre l'entreprise défaillante (56) ... et sera payé le plus souvent en monnaie de faillite.

    Par contre, la situation est différente pour le maître de l'ouvrage selon qu'il oppose la compensation ou l'exception d'inexécution. L'excep-tion de compensation ne lui permet de produire à la faillite de l'entre-preneur que le montant de sa créance diminué du montant de la créance cédée. L'exception d'inexécution lui est bien plus favorable : rien ne l'empêche de produire à la faillite sa créance tout entière. Elle n'est

    (52) MAZEAUD, op. cit., no 1130. (53) Pas., 1965, I, 788; voir aussi GLANSDORFF, note sous cass., 17 février 1972,

    J.T., 1973, 585. (54) DE BERSAQUES, note sous cass., 24 avril 1947, R.O.J.B., 1949, 138. (55) DE PAGE considère cependant que «le bailleur ne peut invoquer la règle de

    l'opposabilité des exceptions si le cédant refuse de s'exécuter parce qu'il s'agit d'excep-tions nées postérieurement à la cession de créance» (t. IV, n° 739, note 4). On peut se demander toutefois quelle est l'incidence réelle de cette note qui est en opposition avec les principes consacrés par l'auteur en matière de contrats synallagmatiques et d'excep · tion d'inexécution.

    (56) DE PAGE, t. IV, no 427.

  • REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 367

    pas compensée avec la créance cédée, elle n'a donc subi aucune diminu-tion dans son montant.

    Cette solution est, il faut bien le reconnaître, assez déconcertante. Ne devient-elle pas vraiment déraisonnable si le montant de la créance cédée est supérieur à celui de la créance d'indemnités? Dans ce cas, en effet, l'enseignement de la Cour de cassation ne permet-il pas au maître de l'ouvrage de se refuser à payer l'organisme de crédit cessionnaire sur la base de l'exception d'inexécution (57) ... alors que le jeu de la compensation après faillite permettrait au moins à l'organisme de crédit de récupérer la différence entre le montant de la créance cédée et celui de la créance d'indemnités?

    CONCLUSION.

    16. - L'arrêt du 13 septembre 1973 nous paraît peu conforme aux exigences de la