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lintelligence de lautre

Du mme auteur

Michel Sauquet

Essais et documents Le voisin sait bien des choses, communication et participation en milieu rural : le cas du Brsil, Syros, 1990. Vivre ses tensions intrieures, d. de LAtelier, 2002. (avec Ye Shuxian) La passion, Descle de Brouwer/Presses littraires et artistiques de Shanghai, 2003 (traduit en chinois et en italien). (sous la direction de), Lidiot du village mondial les citoyens de la plante face lexplosion de la communication : subir ou matriser, d. Charles Lopold Mayer & d. Luc Pire/editora Vozes, 2004 (traduit en portugais). Fiction Cris touffs de Tadjoura, roman, d. Loris Talmart, 1987. Sauvegardes, ctions, d. Loris Talmart, 1988. LOiseau carcasse, roman, d. Franois Bourin/Julliard, 1991. LEscalier de Balthazar, roman, Julliard, 1994. Une goutte dencre dans locan, roman, Descle de Brouwer, 1996 (traduit en espagnol, arabe et tamoul). Pluie brle, pomes des interstices I, d. Loris Talmart, 1999. La nuit des princes, ill. Laurent Pughaupt, d. Alternatives, 1999. Un matin sur Babel, un soir Manhattan, ill. Julien Chazal, d. Alternatives, 2001 (traduit en arabe). Et fuguer ta place, roman, Le Flin, 2002. Azuleijos, pomes des interstices II, d. Loris Talmart, 2004. Le Chant des dunes, d. Alternatives, ill. Ghani Alani, 2004.

LIntelligence de lautrePrendre en compte les diffrences culturelles dans un monde grer en commun

avec la collaboration de Martin Vielajus

ditions Charles Lopold Mayer 38, rue Saint-Sabin Paris (France)

Les ditions Charles Lopold Mayer, fondes en 1995, ont pour objectif daider lchange et la diffusion des ides et des expriences de la Fondation Charles Lopold Mayer pour le progrs de lHomme (FPH) et de ses partenaires. On trouvera en n douvrage un descriptif sommaire de cette Fondation, ainsi que les conditions dacquisition de quelques centaines douvrages et de dossiers dits et coproduits. Les auteurs Michel Sauquet travaille depuis plus de trente ans dans le secteur de la coopration internationale et de la communication, notamment au sein de la Fondation Charles Lopold Mayer ; il dirige aujourdhui lInstitut de recherche et dbat sur la gouvernance (IRG) et enseigne Sciences Po Paris. Il est lauteur dune quinzaine douvrages. Martin Vielajus est directeur-adjoint de lIRG et enseignant Sciences Po Paris o il anime en 2008 avec Michel Sauquet le sminaire Approches interculturelles de la gouvernance .

Remerciements

Plusieurs amis, spcialistes ou intresss par les questions interculturelles, originaires pour certains de Chine, dInde, du monde arabe, dAfrique, des tats-Unis ou dAmrique latine ont bien voulu apporter ce texte de nombreuses corrections, nuances, suggestions et complments. Pour le soin et la prcision avec lesquels ils ont accept de dcortiquer le manuscrit et de lui viter trop derreurs et de raccourcis, et pour le tmoignage de leur propre exprience, je remercie trs vivement Larbi Bouguerra, Suzanne Bukiet, Chen Lichuan, Nathalie Doll, tienne Galliand, Catherine Guernier, Yudhishthir Raj Isar, Aline Jablonka, Thomas Mouris, lisabeth Paquot, Brengre Quincy, Thierry Quinqueton, Rita Savelis, dith Sizoo, Ousmane Sy, Isabelle Yal, et videmment Martin Vielajus qui, au-del de la rdaction de limportant chapitre 9, a accompagn et fortement inuenc la construction de ce livre. Je remercie galement Juliette Decoster et Pierre Calame pour leur constant appui ce projet dans le cadre du programme de formation linterculturel de la Fondation Charles Lopold Mayer, ainsi que mon pouse Brigitte pour sa patience tout au long de ce processus dcriture et pour ses qualits dintelligence de lautre ! M. S.

ditions-Diffusion Charles Lopold Mayer, 2007 Dpt lgal, octobre 2007 Essai n 164 * ISBN : 978-2-84377-135-4 Graphisme et mise en page : Madeleine Racimor

La nature nous a donn deux oreilles et seulement une langue an que nous puissions couter deux fois plus que nous ne parlons. Proverbe grec

Introduction Intercultural awareness

Il existait en Belgique jusqu une poque rcente un ministre de lgalit des chances et de lInterculturalit dont lintitul fait rver. La devise inscrite sur la page daccueil de son site Internet, Conjuguons nos diffrences, unissons nos ressemblances rappelait celle de lUnion europenne : Unie dans la diversit. Elle suggrait une ide simple : dans le monde daujourdhui, unit et diversit ne sont pas forcment deux surs ennemies, elles sont peut-tre mme les deux faces dune mme mdaille. Pour tous ceux qui sont appels travailler dans un milieu culturel diffrent du leur, cette ide suggre une dmarche dinterrogation de la culture de lautre. Ni pour la juger, ni pour ladopter, ni mme pour la comprendre ; mais pour tenter de la connatre, ft-ce imparfaitement, pour tre conscient des diffrences et des similitudes les Anglo-Saxons parlent dintercultural awareness pour sextraire de soi-mme, accepter lavance dtre surpris, choqu, contredit. Et pour identier aussi les lments communs sur lesquels sappuyer dans les actions collectives quappellent les ds cologiques, conomiques, sociaux, stratgiques de ce dbut de sicle.11

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INTRODUCTION

Linteraction entre unit et diversit dans la gestion de notre espace commun, du niveau local au niveau mondial, est en effet une ncessit impose par les faits. Dans le domaine de lenvironnement par exemple, la question des fondements culturels des rapports de lhomme avec la nature est cruciale. De la tradition judo-chrtienne du multipliez-vous, remplissez la terre et soumettez-l , inscrite dans la Bible, aux conceptions de la Terre-mre Pachamama dans les Andes ou aux reprsentations cosmogoniques alliant le monde visible au monde invisible dans les villages africains, les diffrentes civilisations sont loin davoir le mme rapport la nature, au temps, au sens de la vie, au futur, donc loin davoir les mmes rexes quant la gestion des ressources naturelles. La valeur symbolique de ces ressources, lair, leau, les sols, peut se rvler totalement diffrente dune culture lautre : sacre ici, insigniante l ds lors quil ne sagit que dune marchandise comme une autre. Or la mondialisation et laccroissement des interdpendances plantaires impliquent la ncessit dune gestion de plus en plus collective, internationale, de ces ressources. Il faut russir y combiner un respect de la diversit des approches culturelles tout en dnissant des rgles du jeu, des rfrences communes, peut-tre mme en jouant sur des valeurs communes. Les ngociations internationales sur le rchauffement plantaire illustrent cet impratif. Elles font intervenir une multitude dacteurs dont les intrts divergent et dont les rfrences historiques et culturelles divergent elles aussi. les ignorer, ou en faisant de la diffrence un simple obstacle dont il faut venir bout, on se condamne des logiques daffrontements qui compromettent lefficacit collective. Un autre exemple de la ncessit de combiner unit et diversit est celui des droits humains et de la sant. Quil sagisse des questions de lutte contre le sida, de genre, de discriminations sexuelles, de pratiques telles que lexcision ou linbulation, les rponses lemporte-pice ne manquent pas. Mais les diffrences dapproches culturelles sont considrables. Ainsi,12

lorsquun organisme vocation plantaire comme Amnesty International a cherch, au cours des dernires annes, dnir une stratgie commune pour aborder les problmes de discrimination sexuelle, il a t contraint de modier ses rgles internes de gouvernance, et de recourir au consensus, qui impose de trouver un plus petit commun dnominateur acceptable par tous et permettant au moins quelques avances l o elles sont possibles. Dans ce domaine comme dans celui de lenvironnement, on est bien oblig de trouver les moyens de conjuguer des forces de changement en dpit de ou peut-tre grce lextraordinaire diversit du monde. Une telle faon daborder la question interculturelle peut paratre moralisatrice. Il ne sagit ici pourtant que de rechercher les conditions dune meilleure pertinence dans lactivit de ces professionnels de linternational de plus en plus nombreux qui oprent dans un contexte de mondialisation. Et sil y a du bien-pensant dans les pages qui suivent, jaimerais quil aille au moins dans le sens du doute, dune sorte de culture de la vigilance questionnant les fausses vidences et prparant linattendu de lautre. Ni philosophe, ni moraliste, encore moins anthropologue, je ne me place pas ici sur le plan de la thorie ou de la doctrine. Je ne pense pas que les diffrences culturelles soient irrductibles, ni quil faille interdire tout regard critique sur lunivers de lautre. Je me situe plutt comme animateur ou formateur, voquant, avec la question du doute systmatique, lun des aspects de la simple conscience professionnelle : dans conscience il y a conscient , aware, et donc impratif de curiosit, dattention, dintelligence de lautre, devoir de ne pas foncer tte baisse dans nimporte quelle aventure en un autre milieu humain et culturel sans se proccuper de connatre les logiques propres de ce milieu, sa vision du monde et ses mthodes de travail, sans se poser un minimum de questions. Tte baisse Chacun est invitablement marqu par son exprience personnelle. Je le suis, dans mon apprhension13

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INTRODUCTION

de linterculturel, par le choc que jai prouv dans les dbuts de ma vie professionnelle au contact dune thiopie que javais prcisment aborde tte baisse. Je prends la libert de lvoquer ici non pour le plaisir de raconter ma vie, mais pour engager le lecteur, sachant do je parle, relativiser certaines de mes affirmations et en admettre lavance linvitable subjectivit. Car les pages qui suivent sont le fruit dun itinraire personnel autant que dune dmarche de recherche. Elles tirent leur contenu de lexploitation dune bibliographie relativement abondante, mais aussi et surtout des enseignements du programme ditorial et interculturel de la Fondation Charles Lopold Mayer 1 dans lequel je me suis investi pendant des annes ; du sminaire de master sur les enjeux de la communication interculturelle que janime depuis trois ans Sciences Po 2 ; enn, des leons que jai tent de tirer de mes phases dexpatriation ou de missions internationales depuis les annes 1970. thiopie. Jappartiens cette gnration de baby-boomers pour qui partir dans le tiers-monde reprsentait, dans les annes qui ont immdiatement prcd ou suivi mai 1968, un projet forcment bon, forcment pertinent, comme si lidalisme pouvait tenir lieu de savoir-faire, la bonne volont de comptence professionnelle. De quoi sagissait-il ? De participer pendant plusieurs annes, dans une petite ONG 3, la formation de paysans de la montagne thiopienne, quatre cents kilomtres de la1. www.fph.ch et www.eclm.fr. Soucieuse de contribuer la construction dune communaut mondiale , la Fondation Charles Lopold Mayer travaille dans le monde entier avec des milieux socioprofessionnels multiples. 2. Science Po : Institut dtudes politiques de Paris. Ce sminaire interactif sur les enjeux de la communication interculturelle accueille des tudiants de toute nationalit des deux masters Affaires internationales et Finances et stratgies. En tant que Chinois, Amricains, Latino-amricains, Europens, Africains, etc., ils ont pu apporter de nombreux complments et nuances la grille de questionnement sur linterculturel qui se trouve la n de ce livre. 3. Agri-Service thiopie, branche thiopienne dInades-Formation.

capitale. De qui sagissait-il ? Dun Parisien form Sciences Po et recal lENA, auteur dune vague thse dconomie urbaine et dcidant brutalement, 27 ans, de quitter son bureau dtudes durbanisme et ses lves de terminale pour rejoindre sur un coup de tte une zone dshrite et purement rurale de la Corne de lAfrique. Personne alors, ni lONG en question et pas vraiment moi-mme, ne stait demand si une telle embauche avait un sens, si javais la moindre exprience professionnelle pertinente, la moindre connaissance apporter, si javais dj entendu parler de la civilisation thiopienne, si La rponse eut t ngative sur toute la ligne, limposture tait, sinon volontaire, du moins relle. Trente-cinq ans aprs, je suis bien oblig de juger svrement la part de gchis de cette priode : je pense en particulier aux schmas et aux graphiques dont javais maill mes fascicules pdagogiques, avec leurs ches, leurs bifurcations, leurs retours la case dpart et je me souviens de la gentillesse des paysans wollamo faisant mine de les trouver intressants pour ne pas me dcevoir. Je pense galement cette obsession qui fut la mienne tout au long de mon sjour et demeure celle de trs nombreux expatris : avoir ralis quelque chose avant de partir, laisser une trace, sans forcment se demander si cette trace est conforme ce quattend la communaut locale. Mais je noublie pas pour autant les quelques leons que ces quatre annes marquantes en thiopie puis en Cte-dIvoire mont apportes. Premire leon : le temps de lautre nest jamais le mien. Deuxime leon : la logique de lautre, son rapport la nature, au destin, lusage de largent, aux relations humaines, ne sont pas toujours les miens. Troisime leon : il existe des savoirs, transmis oralement de gnration en gnration ou acquis partir de la pratique et de lobservation, que lon ne trouve dans aucun livre, aucune banque de donnes. Quatrime leon : la diffrence, condition dtre identie, nempche pas le dialogue, elle le permet, elle peut tre15

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INTRODUCTION

mobilise des ns positives. Il est bien sr indispensable que lexpatri soit porteur des connaissances techniques et mthodologiques qui lui sont demandes par lorganisme qui lemploie ; mais le plus important tient sans doute dans le bon usage de sa diffrence, de son extranit, dans sa capacit stimuler lchange de logiques, de visions du monde. Je nai pas cess par la suite de constater les proportions imprvues que peuvent prendre les distances entre cultures dans la vie professionnelle. Jai t plong pendant quatre nouvelles annes, aprs lAfrique, dans un autre univers qui ntait pas le mien, celui des associations sanitaires et sociales de la France rurale, puis pendant six ans, au Gret 4, dans un milieu dingnieurs et de techniciens auquel je nappartenais gure davantage, et qui tait lpoque trs investi sur le dveloppement de technologies dans le tiers-monde. Ensuite, une brve exprience de fonctionnaire international bas Braslia ma fait dcouvrir pendant deux ans lunivers des agences des Nations unies et de ladministration brsilienne. Un univers tantt passionnant, tantt ahurissant, qui ma fait beaucoup rchir, je dois dire, sur le lien incertain entre linternational et linterculturel lorsque les cultures institutionnelles (supra-tatiques comme tatiques) lemportent sur les cultures locales. Puis jai vcu dix-sept ans de grand brassage interculturel au sein de la Fondation Charles Lopold Mayer, confront quotidiennement la diffrence, dcouvrant ou pressentant ici ou l, lors de mes missions et de dialogues complexes, ce qui anime un universitaire chinois, un ducateur colombien, un chercheur indien, un diteur ouest-africain, un juriste belge, un vidaste4. Groupe de recherche et dchanges technologique, bureau dtudes, centre de ressources et oprateur de projets de dveloppement, lpoque largement nanc par le ministre franais de la Coopration. 5. www.institut-gouvernance.org, une initiative de la Fondation Charles Lopold Mayer.

canadien et quels problmes pose, avec ces professionnels, la confrontation des mthodes de travail. Aprs la cration en 2006 dun Institut de recherche et dbat sur la gouvernance (IRG) 5, nous vivons actuellement avec Martin Vielajus et nos collgues une nouvelle modalit de plonge dans linterculturel, surtout lorsquil sagit de relier, dun continent lautre, des univers aussi diffrents que luniversit, la socit civile, les agents de ltat et des collectivits locales, les institutions internationales, etc. Ce parcours professionnel htroclite est-il celui dune exprience difficile des relations interculturelles ? Oui, chaque fois que, trop press dans mes entreprises, jai eu limpression que la diffrence de lautre me mettait des btons dans les roues. Non, chaque fois que jai ni par dcouvrir lapport considrable de la complmentarit de lautre et du travail dquipe, chaque fois que jai consenti lcher prise, me laisser aller linattendu. La reconnaissance de laltrit, le miroir de lautre sont indispensables pour tre soi-mme, et tre soi-mme est indispensable pour dialoguer, ngocier, rsoudre les conits. Lenfer, cest les autres 6 , faisait dire Sartre lun des personnages de Huis clos ; je pense plutt que lenfer, cest de refuser que lautre soit autre ! Cest, en ramenant tout de lui nos propres catgories, le dvorer, lui imposer des rythmes et des pratiques quil ne peut pas accepter, cest peut-tre surtout se priver de son apport dynamisant.6. Cette expression a sans doute t ensuite abusivement exploite. Replace dans son contexte, elle dnonce moins le caractre infernal des autres en gnral que le huis clos lui-mme, qui condamne jour et nuit les protagonistes de la pice vivre sous le regard des autres, affronter leur mal de vivre et leurs jugements. 7. Le dtour par lautre nous aide comprendre nos propres bifurcations historiques, dconstruire nos fausses vidences. Ce qui nous semble aller de soi aujourdhui nallait pas de soi il y a trois cents ans, cest une banalit, mais que lon oublie facilement. En faisant sur les quatre sicles passs lanalyse

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INTRODUCTION

Enn, lanalyse des caractristiques des autres cultures pour ce qui est du rapport au temps, au prestige, largent, la nature, au sentiment, au pouvoir, ma aid, peut nous aider, mieux connatre notre propre rapport ces mmes notions 7. On pourrait aisment paraphraser en lappliquant la culture en gnral ce que le thologien indien Raimon Panikkar dit sur le registre religieux : Celui qui ne connat que sa propre religion ne la connat pas vraiment, il faut au moins en connatre une autre pour la situer et prendre conscience de sa spcicit 8. * * * Je ne crois pas quil existe proprement parler une science de linterculturel . Nous sommes ici au croisement dune foule de disciplines dans les sciences sociales : philosophie, sociologie, ethnologie, anthropologie bien sr, mais aussi histoire, gographie, droit (anthropologie juridique), cultural studies, sciences politiques, littrature, sciences des organisations, sciences des religions, linguistique, smiologie, psychologie sociale, sciences de lducation, sciences de linformation et de la communication, sciences de la gestion des ressources humaines, thique Inutile de chercher tre spcialiste de tout cela la fois, contentons-nous dy exploiter ce qui peut tre le plus directement utile aux professionnels appels travailler linternational. Je le ferai en trois tapes, en commenant par rchir, dans une premire partie consacre ce que jappelle limpratif interculturel , aux grands enjeux de la rencontre des cultureshistorique et sociale de la notion damour maternel, dans LAmour en plus, lisabeth Badinter en a donn une illustration saisissante : elle montre que mme le sentiment damour maternel unanimement clbr par les Franais serait plus nouveau quon le croit, au moins dans son intensit actuelle. Lauteur pose mme la question de savoir si ce sentiment relve de linstinct ou du comportement social. 8. Cit dans Cailliau, Hesna, LEsprit des religions, d. Milan, 2006.

aujourdhui et aux stratgies que les uns et les autres mettent en uvre, soit pour en bncier, soit pour sen protger. Jy voquerai, sous forme de quelques escales smantiques, les principaux mots-cls de linterculturel (culture, transculturel, relativisme, universalisme, etc.). Dans une deuxime partie intitule Interroger la culture de lautre , je proposerai les lments dune grille de questionnement en situation dimmersion professionnelle dans une autre culture, en mettant en vidence des points dentendus et de malentendus lis par exemple lenracinement historique et religieux des socits, ou au rapport la nature, au temps, au travail, largent, la notion dgalit, la hirarchie, la connaissance, tous terrains de rencontre et dachoppement qui ont des consquences en termes de communication interculturelle. Je dois beaucoup, dans la construction de cette grille, au soutien de Martin Vielajus, qui ma pouss la concevoir et lapprofondir ; cest avec lui que nous traiterons, dans une troisime partie, lun des lments essentiels de cette grille, qui porte sur les questions de langage, dinterprtation et dinstrumentalisation des mots, du statut de lcrit et de loral, etc. En laborant cette grille, jai pens notamment aux tudiants qui se prparent une carrire internationale, comme ceux que jaccompagne Sciences Po, et plus gnralement tous les jeunes appels effectuer, dans le cadre de la coopration au dveloppement ou de lentreprise, un sjour prolong ltranger. Jai dailleurs mis contribution plusieurs de ces futurs professionnels les tudiants du sminaire interculturel de 2007 pour exercer leur esprit critique sur les cinquante questions de la grille qui gurent en annexe de ce volume et pour en tester la lisibilit. Jai donc plutt limit le contenu des pages qui suivent aux problmatiques des relations entre aires goculturelles diffrentes, et aux relations de travail au plan international, concernant soit lexpatriation, soit la gestion dquipes multi19

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culturelles. Je suis conscient nanmoins que la question interculturelle se prsente aussi lintrieur dune mme socit, en France mme, lcole, dans les cits, dans les entreprises ou les administrations. Mais pour des raisons de temps et de comptence, cette problmatique nest pas le champ central de ce travail. Autre limite forte de ce livre : les questions interculturelles lintrieur de lEurope ne sont traites que de manire trs marginale. Non que je tienne lunit culturelle de lEurope pour un acquis ; cette unit, cette identit commune, si souvent proclame, ne sont-elles pas de lordre de lillusion ? Simplement lexhaustivit ici est impossible. Au moins suis-je pleinement conscient de cette lacune. Et pour les mmes raisons, je crois honnte de prciser que ces pages sont crites avant tout par un Franais pour un public franais avec qui je partage ce nous auquel jai souvent recours, ou ces expressions du type outreRhin ou outre-Atlantique que je me laisse aller utiliser ici ou l.

Premire partie

Unit, diversit, mondialisation : limpratif interculturel

1. De la culture linterculturel, le passage oblig du tournant de sicle

Au milieu du sicle dernier, deux anthropologues amricains, Alfred Kroeber et Clyde Kluckhohn 1, publirent la somme de toutes les dnitions quils avaient trouves du mot culture , soit pas moins de 164. On imagine aisment combien le chiffre a pu augmenter depuis ! Parce que lon ne saurait traiter dinterculturel sans voquer le mot mme de culture et parce quon ne saurait sen tenir une dnition unique, nous survolerons ici quelques familles de dnitions ce quon dit de la culture , avant daborder ce qui, mon sens, est le plus important : ce que lon en fait.

1. La culture : ce quon en ditUne partie des centaines de dnitions existantes est dabord associe lide dhritage, de patrimoine et dintellect, par exemple au patrimoine accumul en Occident depuis lAntiquit et sur lequel les nations europennes ont fond leur1. Culture : a critical review of concepts and denitions. Papers of the Peabody Museum, 47, n 1, Cambridge, MA, 1952.

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identit 2. De sicle en sicle, lEurope valorise la gure de lhomme cultiv , dtenteur dun privilge, dune culture qui nest autre, nous dit Hobbes dans Leviathan 3, que the training and renement of mind (lexercice et le raffinement de lesprit). Pour dautres, la culture se dnit partir des habitudes acquises, et se trouve par l mme assimile la notion de civilisation. La dnition de lanthropologue anglais Edward Burnett Tylor en 1871 a fait trs longtemps autorit : cet ensemble complexe compos par la connaissance, la croyance, lart, la morale, la loi, les coutumes et toutes les autres comptences et habitudes acquises par lhomme en tant que membre dune socit . Toute proche est la dnition de Ralph Linton en 1945 : Une culture est la conguration des comportements appris et de leurs rsultats, dont les lments composants sont partags et transmis par les membres dune socit donne. Ou encore celle de Edward Hall dans son remarquable livre La danse de la vie 4, lorsquil voit la culture comme un ensemble de rgles tacites de comportements inculques ds la naissance lors du processus de socialisation prcoce dans le cadre familial . Rgles tacites, rgles profondment inscrites en nous, consciemment ou non. La culture, disait aussi lhomme dtat franais Edouard Herriot, cest ce qui reste quand on a tout oubli Les anthropologues Kroeber et Kluckhohn cits plus haut ont dcrit quant eux la culture travers cinq ingrdients : les tats mentaux qui traduisent des diffrences dans la manipulation des registres sensoriels ; les types de comportements (habitudes, rites), les savoir-faire (mtiers et matrise du langage), les produits matriels de ce savoir-faire (uvres,2. On entre l, entre parenthses, dans lantichambre de toutes les prtentions. Il suffit pour sen convaincre de lire les quatre premires lignes du prambule du rcent projet de trait constitutionnel europen, modle dethnocentrisme : Sinspirant des hritages culturels, religieux, humanistes de lEurope partir desquels [!!] se sont dveloppes les valeurs universelles que constituent [], etc. 3. Folio Essais, Gallimard. 4. Seuil, 1984.

architecture) ; enn les institutions et modes collectifs dorganisation. Citons enn Raymond Williams 5 pour qui le mot culture est utilis habituellement pour dsigner, dune part, un processus gnral de dveloppement intellectuel, spirituel, artistique, esthtique, ainsi que le produit en termes duvres et de pratiques de cette activit ; dautre part, un mode de vie (way of life) spcique un groupe, une socit, un peuple ou une priode historique. Dans toutes ces dnitions, on retrouve lide dune culture trs distincte de la nature, tout ce par quoi, disait Freud, la vie humaine sest leve au-dessus de ses conditions animales et par o elle se distingue de la vie des btes . On peut noter par ailleurs la frquence de loccurrence du mot socit dans les diffrentes tentatives occidentales de dsignation de la culture. Doit-en en conclure quil ny a culture que sil y a socit ? Linsistance que lon trouve ici ou l sur la question de lappartenance le conrmerait.

Appartenances, strotypes, communautarismeDautres dnitions, identitaires, fondent en effet la culture sur la notion dappartenance. Une notion hautement ambigu, puisquelle sapprcie souvent par la simple comparaison avec les autres zones dappartenance, et parce quelle nest pas sans procder de reprsentations trs prcises, dimages mentales, de mises en catgories, de strotypes, de prjugs : ma reprsentation des Allemands est quils sont carrs , des Japonais quils sont mystrieux, etc. et tout cela, naturellement, en fonction de mes propres critres et des on-dit rcolts ici ou l. Dans un vigoureux article intitul Pour en nir avec les strotypes sur la Russie 6 , Pierre Forthomme et Irina Andryushchenko sen prennent quelques ides reues bien accroches dans les milieux daffaires : par exemple la fonction des bains publics5. Culture and Society, Chatto and Windus, Londres, 1958. 6. La Tribune, 14 mai 2007.

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pour conclure des affaires en Russie ou la ncessit davoir une bonne descente de vodka pour ne pas vexer linterlocuteur et ne pas perdre un contrat. Aprs avoir montr que ces clichs taient tout simplement faux, ils appellent les managers expatris tre capables de dcoller les tiquettes . Prendre acte que notre interlocuteur vient dun environnement culturel diffrent, ce nest pas lui coller une tiquette, mais accepter que nous ne partageons pas les mmes vidences. Cest prendre la peine dexpliciter les principes partir desquels nous fonctionnons, an dviter les incomprhensions et procs dintention, vite rationaliss en mettant en avant les diffrences culturelles. Les reprsentations qui sont de lordre du strotype, du prjug (prejudice en anglais !) ne nous inspirent donc premire vue aucune sympathie, partiaux et arbitraires quils sont par essence, souvent inexacts, parfois blessants. Ils peuvent se rvler cependant le meilleur moyen de faire le premier pas et dengager la communication avec lautre 7. Une culture sans strotypes est en effet une culture laquelle on ne peut rien associer, autrement dit une culture inconnue. En 2004, un universitaire de la cte ouest des tats-Unis, Martin Gannon, a publi un livre original intitul Comprendre les cultures globales : voyages mtaphoriques dans 28 espaces nationaux ou rgionaux 8. Il y propose une approche originale pour essayer de comprendre une culture : celle de la mtaphore culturelle , cest--dire dun aspect souvent trs connu dune culture partir duquel il sessaye drouler la singularit de celle-ci. Prs dune trentaine de mtaphores y sont proposes, procdant certes dun choix trs arbitraire : la danse de Shiva en Inde, la (le) samba au Brsil, la symphonie allemande, le vin franais, le football amricain, la grande muraille en Chine, le taxi-brousse en Afrique subsaha7. Voir Wolton, Dominique, Penser la communication, Flammarion, Paris, 1997. 8. Gannon, Martin J., Understanding Global cultures metaphorical journeys through 28 nations, clusters of nations and continents, Sage Publication, Londres, 2004.

rienne Le rsultat est beaucoup plus subtil et convaincant quon ne limaginerait premire vue. Le strotype est souvent utile aussi par les rfutations quil gnre. On lira avec intrt, par exemple, ltonnant ouvrage coordonn par Georges Courade, LAfrique des ides reues 9 qui, pour raconter la ralit africaine daujourdhui, dconstruit une srie de reprsentations simples du type le tribalisme explique tous les conits , lAfrique nest pas prte pour la dmocratie , les Africains sont tous polygames , les Africaines sont soumises , etc. Notons enn que le strotype est bien moins le rsultat dune construction intellectuelle que celui dun comportement de gobe-mouches de la part des individus, ou tout simplement celui dune exprience sensible limite trop peu dobservations. On connat la vieille histoire de lAnglais qui, dbarquant Calais, voit une femme rousse sur le quai et en dduit que toutes les Franaises sont rousses. On connat moins la lgende chinoise de laveugle qui touche par hasard la trompe dun lphant et en dduit que llphant est un grand serpent, tandis qu un mtre de l un autre aveugle touche la patte de lanimal et en dduit que tous les lphants sont des troncs darbre. Lappartenance culturelle ne se dnit pas que par la diffrence avec les autres. Elle se forme progressivement lintrieur mme des groupes sociaux, comme la montr Pierre Bourdieu en insistant sur la notion dhabitus, faon dont les structures sociales sinltrent spontanment et trs durablement lintrieur des esprits et des corps. Ce sont des manires dtre, de raisonner et dagir communes plusieurs individus de mme origine sociale, rsultant de lincorporation inconsciente des normes et pratiques vhicules par le groupe dappartenance. Communes vous et moi en quelque sorte.9. Belin, 2006.

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Lambigut de la notion dappartenance culturelle vient enn de ce quelle mne tout droit au dbat sur le communautarisme dans les socits multiculturelles. Communautarisme , on le sait peu, a dabord dsign un mouvement de pense amricain plutt gnreux sopposant lindividualisme de la socit aux tats-Unis et prnant la reconstitution des communauts, laffirmation des identits, la recration de liens sociaux au sein de ces communauts identitaires. voir les choses comme cela, le mot a une connotation plutt sympathique. Mais depuis une quinzaine dannes, il dsigne une ralit toute diffrente : celle du repli, des ghettos identitaires qui se constituent en Europe ou aux tats-Unis, des fractures ethniques croissantes en Inde ou en Afrique. On voit bien ce stade que lessentiel est moins dans les dnitions que dans les pratiques. Par ailleurs, lappartenance culturelle est souvent une multiappartenance. Nous aurons loccasion plusieurs reprises dans ce livre de signaler les phnomnes de croisement des cultures et dinuences rciproques. De mme que beaucoup dindividus sont dots didentits multiples, lappartenance culturelle des groupes humains est souvent loin dtre monolithique.

peut pas se dvelopper sans racines, semploient promouvoir les identits collectives, la parole des sans-voix, des cultures marginalises, comme une dynamique ascendante pour sopposer lhomognisation descendante des plus puissants. Cest une dmarche essentielle, plus que respectable, mais qui nest pas sans limites lorsquelle nit par verser dans la musologie.

La culture instrumentalise loppos des dmarches que lon vient de signaler, il mest arriv dtre en prsence de conceptions franchement mantes par rapport la notion mme de culture, allant jusqu postuler, ou plutt constater, que la culture, si elle existe, nest quune notion-valise, manuvre par ceux qui ont les moyens de tirer les celles du jeu social. Il y a une quinzaine dannes, la Fondation Charles Lopold Mayer avait runi une trentaine de ses partenaires du milieu des ONG et de la recherche confronts, sur des terrains situs dans quatre continents, des questions de gestion de la diversit culturelle. Au bout de trois jours, lun dentre eux, le sociologue franco-indien Guy Poitevin, avait explos : Vous manipulez tout bout de champ un mot virtuel, avait-il dit, vous mettez la culture sur un pidestal. Mais dans mon pays, la culture est un machin exploit par les hautes castes pour asservir les plus basses. Dans le Maharashtra, la culture, cest loppression. De nombreux travailleurs sociaux des pays du tiers-monde prennent ainsi de plus en plus de distance avec cette culture locale idalise en apparence, instrumentalise en ralit, machine produire les alibis, les rves, la ccit politique et sociale, et ceci bien souvent en contradiction avec le droit en vigueur au plan national. Le cas des femmes indiennes lillustre particulirement bien ; Elisabeth Moretti-Rollinde 11 rappelle par exemple, juste titre,11. Voir La Femme indienne : entre culture publique galitaire et culture prive discriminatoire dans Les Droits culturels, enjeux et contradictions,

2. La culture : ce que lon en faitLa culture musieSous des formes trs diffrentes, une conception identitaire trs marque se retrouve dans de nombreuses dmarches de mouvements sociaux et dorganisations internationales 10. Lide est simple : la culture tant la base du dveloppement des socits, il faut la prserver, la revitaliser, la sauver de loubli, face luniformisation galopante dun monde de plus en plus globalis. Il existe ainsi dans le monde de nombreuses ONG, qui, du Tibet lAltiplano andin, partant du principe que lon ne10. Les campagnes de lUnesco pour la diversit culturelle, dont nous ferons tat dans le prochain chapitre, nen sont pas loin mais leur enjeu ne doit surtout pas tre rduit cela.

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que, bien que la Constitution indienne ait garanti ds 1950 lgalit des droits entre hommes et femmes instaurant une culture publique galitaire alors que les femmes europennes ont mis plus dun sicle lobtenir, la ralit des villes et des villages de lInde est encore largement celle dune culture prive trs discriminatoire. Les femmes, officiellement admises aux fonctions publiques les plus hautes, continuent dtre enfermes dans un rle infrieur ds lors quelles ne font pas partie de llite et quil sagit de leur sphre prive. Au nom de la tradition, elles sont domines et brimes dans leur vie dpouse, de belle-lle, de travailleuse ou de croyante (surtout dans le cas de femmes musulmanes), parfois prcipites dans les rseaux desclavage moderne par des traquants sans scrupules. La culture est alors videmment un prtexte trop commode lorsquelle permet des potentats locaux de prendre pour concubines des llettes (les devadasis) supposes tre consacres une desse et les abandonner ensuite au statut de prostitues sacres lorsquils en sont lasss. Une pratique qui na plus grand-chose voir avec la tradition culturelle. Tout ceci rejoint dune certaine manire la conception de Durkheim, pour qui la civilisation dun peuple nest rien dautre que lensemble de ses phnomnes sociaux . Cela rejoint aussi peut-tre, de manire plus lointaine, les conceptions dites danthropologie structurale de Lvi-Strauss, qui crit, dans Tristes Tropiques, que les hommes ont toujours et partout entrepris la mme tche en sassignant le mme objet et quau cours de leur devenir, les moyens seuls ont diffr .

Saloperie de culture Guy Poitevin, mentionn plus haut, citait souvent le pome dun dirigeant dalit, Arun Kambl, qui, dans une apostrophe aux hautes castes de lInde, rsumait toute lambigut de la culture hindoue : culture de splendeur, oui, mais au prot de qui ? Nous : pour un bout de pain, coup de pied au cul et crachats Vous : chercheurs de plnitude, et nom du Seigneur Nous : cloaques immondes pourrissent notre hritage Vous : seul tabernacle, descendance des sages Nous : jamais une pice pour se gratter le cul Vous : le calice dor des offrandes en banque Ce pome me rappelle les espaces minuscules et nus que lon trouve dans les rutilantes glises baroques de toute la cte du Nordeste du Brsil. Ces espaces, situs ct du portail dentre, taient destins permettre aux paroissiens dextraction infrieure, ceux-l mmes qui avaient construit lglise de leurs mains, dor les statues, poli les boiseries dessence prcieuse, dassister de loin la messe sans incommoder le reste de lassistance, socialement plus leve. Saloperie de patrimoine culturel ! De Hugo Zola en passant par Amin Maalouf ou Breyten Breytenbach, les crivains et les potes, quant eux, ont eu et ont encore leur rle dans le plaidoyer pour la paix ou la dfense des droits de lHomme. Mais certains ont eu linuence contraire. Dans Le vertige de Babel 12, Pascal Bruckner, dont je suis souvent loin de partager les ides, rappelle que la guerre dans lexYougoslavie a t prpare et alimente par des romanciers (Dobrica Cosic, Milorad Pavic) et surtout par des potes dont le plus clbre est Radovan Karadjic, criminel de guerre notoire .

La culture-vernisUne autre conception que lon peut observer dans les milieux expatris du business, des organisations internationales ou de lhumanitaire, est celle de la culture-folklore, de la culture-vernis.Cedidelp centre de documentation internationale pour le dveloppement, les liberts et la paix, dcembre 2005. 12. Arlea, 1992.

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Cette conception de surface perdure parfois pendant des annes chez des professionnels de linternational qui adoptent et vantent les aspects culturels les plus apparents de leur pays daccueil, apprennent quelques bribes de la langue pour sen sortir avec les chauffeurs de taxi (ou mme lapprennent trs bien), font des ftes la locale 13 mais qui, oubliant que la culture nest pas que mode de vie mais aussi mode de pense, imposent leurs propres mthodes et leurs propres rythmes dans le quotidien du travail. Pour eux, le fait de voyager ou davoir voyag vaut connaissance, la culture nest que dans les couleurs, les saveurs et les sons, mais pas dans les modes de faire. Proust dnonait dj il y a un sicle cette attitude de facilit en notant que le vritable voyage de dcouverte ne consiste pas chercher de nouveaux paysages, mais avoir de nouveaux yeux . Et Gide, dans Les Nourritures terrestres, dinsister encore : Tout est dans le regard, non dans la chose regarde. Labsence de changement de regard nest pas forcment dlibre, mais elle est implicite, notamment chaque fois que la culture dentreprise ou dinstitution prime sur la culture locale.

3. Des cultures en perptuel mouvementPostures identitaires, postures mantes, postures supercielles, postures mercantiles Surtout pas de conclusions htives : nombreux sont aussi ceux qui refusent de considrer une culture en dehors de ses relations avec les autres cultures, de sa propre volution, de son propre mtissage. Une dynamique culturelle que nous oublions rgulirement les uns et les autres, par exemple lorsque nous opposons trop vite lOccident au reste du monde, ainsi quon pourra sans doute me le reprocher souvent dans les pages qui suivent. LOccident, cest aussi le lieu dinstallation des diasporas 15, lunivers qui accueille une grande partie des 30 50 millions de personnes de la diaspora chinoise, des 5 6 millions de la diaspora indienne, lunivers de destination des migrants historiques, des rfugis politiques, de lexode des cerveaux Une anecdote parmi dautres : lIRG, nous avons soutenu deux reprises des travaux dtudiants de luniversit de Columbia, New York, pour avoir une ide de la vision amricaine denjeux tels que la gouvernance mondiale ou la rpartition spatiale des ONG dans le monde. Columbia, pour une vision amricaine ? Oui par le cadre universitaire, mais sur un total de sept tudiants, une seule tait amricaine, les autres tant malaise, sudoise, rwandais, indien, japonaise et chinoise. Quest-ce que lAmrique ? Quest-ce que lOccident ? Question que lon peut poser dailleurs dans nimporte quel univers culturel suppos homogne. Axel-Long Leroy Deval, un de mes anciens tudiants de Sciences-po, raconte ci-aprs son exprience de lhtrognit chinoise.

La culture marchandiseEnn noublions pas que pour nombre dacteurs politiques et conomiques, la culture est aussi un march, une affaire de production, de consommation, de transactions. Un march et un enjeu, prement discut lors des runions du Gatt 14 puis de lOMC, notamment loccasion des ngociations sur laccord gnral sur le commerce et les services (AGCS). Cest contre cette conception et surtout ces pratiques que plusieurs pays ont men au sein de lUnesco la bataille de la convention pour la diversit culturelle. Nous y reviendrons un peu plus loin.

13. Je me suis un peu nerv et laiss aller sur cette question dans mon roman LOiseau-carcasse, paru en 1991 (ditions Franois Bourin, Paris) au retour de mon sjour de deux ans Braslia. 14. General Agreement on Tariffs and Trade.

15. Une dnition intressante car dynamique des diasporas se trouve dans lexcellent Atlas des migrations dans le monde (d. Autrement, 2005).

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Quest-ce quun Chinois ? Dans les milieux daffaires, les Franais ont souvent lhabitude de taxer les Chinois en bloc de tels ou tels types de comportement dans leur rapport au travail. Au cours dun stage de six mois que jai effectu Pkin au milieu de collgues chinois , jai pu constater au contraire une grande diversit dans les faons de procder. Le cas qui ma le plus marqu est celui des divergences agrantes entre deux collgues lun originaire du nord, lautre du sud. Le suprieur hirarchique du bureau o nous travaillions tait originaire de Canton, grande mtropole du sud de la Chine. Ceux qui connaissent un minimum la Chine savent que lun des reproches communment adress par les Chinois eux-mmes aux Chinois du sud est dtre calculateurs et de manquer de franchise. Sans tomber dans la caricature, il est vrai que notre suprieur donnait limage dune personne assez froide. De mme, il ntait pas dans son style de management de tenir chaque personne du bureau informe en dtail des dernires volutions de certains dossiers. linverse, un autre de mes collgues tait originaire de Pkin, et reprochait notre suprieur son manque de transparence son gard. Ce collgue correspondait sur ce point au portrait que les Chinois font des populations du nord : directs, donnant mme dans certains cas la priorit la franchise sur la recherche du compromis. La frquence des incidents entre ces deux collgues de bureau, incidents qui ont souvent trouv leur origine profonde dans cette diffrence dapproche du management et du travail, ma fait comprendre les limites des strotypes qui courent sur les Chinois en gnral . ceci il faut ajouter, me semble-t-il, lhistorique propre des personnes dont on parle. Les deux collgues en question avaient effectu plusieurs annes dtudes suprieures ltranger, mais dans deux pays aux cultures fort dissemblables. Notre suprieur cantonais avait t form lInstitut dtudes politiques de Paris, tandis que le collgue pkinois avait tudi HEC Montral. Jai eu le sentiment que ces formations taient venues renforcer plus encore les caractristiques propres leur rgion dorigine en Chine, y superposant les diffrences entre les cultures de travail franaise et

nord-amricaine. Cest pourquoi je demeure sceptique lgard des descriptions dune unique culture chinoise des affaires, et de lide dune uniformisation des techniques managriales par la globalisation.Axel-Long Leroy Deval, mai 2007

Dans LImposture culturelle 16, Hl Bji, crivaine tunisienne, universitaire et fonctionnaire lUnesco, voque de manire dcapante cette drive dune conception ge des cultures : Combien na-t-on pas dnonc les prjugs de lOccidental vis--vis de ses anciens coloniss ! Mais a-t-on pris la peine de remarquer ceux du dcolonis son encontre ? Cette mconnaissance est inquitante, car aucun des deux ne voit combien lOccidental nest plus le mme, et combien lautre est devenu occidental. Lintellectuel est le champion de ce malentendu. Dans ce face face, chacun croit avoir affaire un tre immuable, et cest ici que la conscience culturelle elle-mme se ge. Cest comme si chacun refusait de voir combien lautre le dtermine []. Chacun conserve de lautre une image articielle, comme pour sempcher de reconnatre combien il en est captif. Un scientique me disait rcemment la difficult norme du calcul des trajectoires des sondes spatiales. Si elles reliaient deux objets xes, ce serait presque simple. Si, comme le chasseur tirant un lapin, elles partaient dun point xe vers un point en mouvement, il y aurait dj une difficult supplmentaire. Mais le vrai problme vient du fait que les deux objets la Terre et Mars par exemple ne cessent chacun de se dplacer ! Ainsi en est-il des cultures : la ntre et celle de lautre sont en perptuel mouvement, et nos visions rciproques doivent suivre ce changement continuel.16. Stock, 1997.

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Acculturation, interculturation, enculturation, transculturationJamais statiques, les cultures sont profondment dpendantes des phnomnes dacculturation, ou dinterculturation, inuences rciproques qui peuvent aller jusquau mtissage ou mme au syncrtisme culturel (intgration dans un mme ensemble dattitudes de facteurs dorigine goculturelle ou religieux diffrentes). Lacculturation a t dnie en 1936 par Melville Herskovits comme lensemble des phnomnes qui rsultent du contact direct et continu entre des groupes dindividus et de cultures diffrentes avec des changements subsquents dans les types culturels de lun ou des autres groupes 17 . Une ralit qui constitue encore incontestablement la grande peur de nos socits mondialises : en France, la psychose de l islamisation du territoire agite notamment mais pas uniquement par lextrme droite 18, la terreur de voir altre la puret de la langue franaise, etc. Dans La mutation des signes 19, Ren Berger estime que lorsque deux cultures entrent en contact et agissent lune sur lautre, trois situations se produisent : dans la premire, la population la plus vulnrable cde et nit par seffondrer (cest le cas aujourdhui de presque toutes les socits dites primitives) ; la seconde aboutit au compromis socioculturel des populations les plus solides, et dans la troisime, une nouvelle prise de conscience sopre au passage dune culture dans lautre []. Au cours de son histoire chaque socit la fois senculture 20 et sacculture . Signalons enn le terme de17. Redeld, R., Linton, R. et Herskovits, M. J., Memorandum on the study of acculturation , in American Anthropology, 1936, p. 3. 18. Voir ce sujet le tout rcent Un mouton dans la baignoire, dAzouz Begag, Fayard, 2007. 19. Denol, Paris, 1972. 20. Le concept denculturation, plus commode manier en anglais quen franais, a t dni par Melville J. Herskovits dans Les bases de lanthropologie culturelle, Franois Maspero diteur, Paris, 1967. Cest le processus par lequel lindividu assimile durant toute sa vie les traditions de son groupe et agit en fonction de ces traditions. Lenculturation est certes avant tout un

transculturation employ par le Cubain Fernando Ortiz (parlant en particulier de la transculturation africaine de lAmrique ) pour exprimer le fait que le processus de transition dune culture lautre comprend ncessairement la perte ou lextirpation dune culture prcdente, ce qui pourrait sappeler une dculturation [ainsi que] la cration de phnomnes culturels nouveaux, une noculturation. Le concept dacculturation rappelle que lorsque lon se soucie de lire, des ns professionnelles, la culture de lautre, on retrouve forcment le rsultat dinuences croises et lon va probablement lire aussi quelque chose de sa propre culture. Ds lors, crivait Amin Maalouf, quon conoit son identit comme tant faite dappartenances multiples, certaines lies une histoire ethnique et dautres pas, certaines lies une tradition religieuse et dautres pas, ds lors que lon voit en soi-mme, en ses propres origines, en sa trajectoire, divers conuents, diverses contributions, divers mtissages, diverses inuences subtiles et contradictoires, un rapport diffrent se cre avec les autres, comme avec sa propre tribu. Il ny a plus simplement nous et eux deux armes en ordre de bataille qui se prparent au prochain affrontement, la prochaine revanche. Il y a dsormais, de notre ct, des personnes avec lesquelles je nai nalement que trs peu de choses en commun, et il y a, de leur ct, des personnes dont je peux me sentir extrmement proche 21. Cette ide, ou plutt cette ralit, va lencontre de la vieille cole de pense largement amricaine, le culturalisme, dont Samuel Huntington, cit plus loin, est dune certaine manire lhritier.

phnomne individuel, mais il vaut aussi pour les socits et se droule en mme temps que lacculturation. 21. Maalouf, Amin, Les Identits meurtrires, ditions Grasset, 1998.

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Le culturalisme Le culturalisme insiste sur le caractre crasant du facteur culture par rapport aux autres dterminants de la vie en socit (la production matrielle ou mme, selon Margaret Mead, gure de proue du culturalisme, le sexe biologique). Il postule que le monde est divis en aires culturelles formant des systmes relativement clos, au sein desquels se forge la personnalit des individus, et que les comportements humains dpendent avant tout du facteur culturel de leur aire propre (bien davantage que des facteurs conomiques et sociaux). En insistant sur la sparation et lirrductibilit des cultures les unes aux autres, le relativisme culturel sous-estime la ralit du phnomne dacculturation. Pour lanthropologue Arjun Appadurai, le culturalisme nest autre que la mobilisation consciente des diffrences culturelles au service de politiques nationales ou transnationales, [] presque toujours associes un combat pour une plus grande reconnaissance des tats-nation existants .

Avoir conscience non seulement de la ncessit mais aussi de la ralit des interactions et du dialogue entre univers diffrents, cest dnir la culture comme un phnomne vivant, llment indispensable de lamlioration du vivre ensemble , de la rduction des conits, et mme du progrs conomique. Cest oprer en quelque sorte le passage mental de la culture linterculturel.

Les mots pluriculturel et multiculturel ne dsignent que le multiple, la juxtaposition des phnomnes culturels, et concernent des socits dans lesquelles plusieurs cultures coexistent, mais ils ne disent rien de leurs interrelations. LAfrique du Sud de lapartheid tait ainsi une socit multiculturelle dont le dialogue tait absent, cest le moins que lon puisse dire ! Rajouter un isme multiculturel lui donne une dimension plus dynamique, importante dans des pays comme le Canada ou lAustralie : faire rfrence au multiculturalisme dans ces pays, cest revendiquer un statut officiel pour la pluralit culturelle sur le territoire national, et demander que toutes les communauts culturelles, dont celles des peuples autochtones, soient traites sur un pied dgalit. Armand Mattelart et ric Neveu 22 ne sont dailleurs pas tendres avec cette notion quils qualient de caoutchouteuse et quils rangent dans le registre de lidologie : aux tats-Unis, le maniement du terme peut pousser au communautarisme ; en France, il russit paradoxalement susciter lanimosit des tenants dune identit culturelle conservatrice en mme temps que celle dintellectuels de gauche attachs luniversalisme du modle rpublicain, au refus dun communautarisme qui serait typique du modle anglo-saxon .Multiculturalisme intgr, multiculturalisme clat Dans son ouvrage La Diffrence 23, Michel Wieviorka distingue nettement deux types de multiculturalisme. En Australie, en Sude ou au Canada, on peut observer un multiculturalisme intgr : il associe le culturel et le social, et propose des rgulations qui, simultanment, actent des diffrences culturelles et rduisent les ingalits sociales qui frappent les membres des minorits. loppos, et notamment aux tats-Unis, on trouve un multiculturalisme clat , qui sappuie largement sur la fameuse Affirmative action (discrimination positive) introduite en

4. De la culture linterculturelLes mots composs de la cultureUne multitude de mots, nous avons commenc le voir, ont t composs autour de la culture. Certains dentre eux (acculturation, interculturalit) ne font que dsigner une ralit, dautres (culturalisme, multiculturalisme), sont porteurs dune position, dune doctrine. Tous sont rvlateurs des dbats unitdiversit, et mritent une nouvelle escale smantique.38

22. Introduction aux Cultural studies, La Dcouverte, coll. Repres , 2003. 23. Balland, 2001.

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1965 par le prsident Lyndon Johnson. Depuis cette date, note Michel Wieviorka, les administrations [] ont commenc dnir les groupes raciaux et ethniques susceptibles de bncier dun traitement prfrentiel, puis se livrer des calculs savants, notamment pour dnir le pourcentage souhaitable de ces groupes par types dentreprise .

Cest Babel ! Il est dusage courant, en prsence dun mlange de langues et de nationalits diffrentes, ou mme pour caractriser lhtroclite, le chaos, de sexclamer Cest Babel ! . Or Babel, cest le contraire. Dans le mythe biblique 25, la tour de Babel a t construite par des hommes qui tous parlaient la mme langue, se servaient des mmes mots et staient dit Allons ! Au travail pour btir une ville, avec une tour dont le sommet touche au ciel ! Ainsi nous deviendrons clbres, et nous viterons dtre disperss sur toute la surface de la terre. Babel, ce nest donc pas le symbole de la diversit, mais celui de lunit. Cest seulement aprs que Dieu, dans sa colre, eut interrompu la construction de la tour, que la diffrence que beaucoup considrent ds lors comme un cadeau divin apparut parmi les hommes : Le Seigneur descendit du ciel pour voir la ville et la tour que les hommes btissaient. Aprs quoi il se dit : Eh bien, les voil tous qui forment un peuple unique et parlent la mme langue ! Sils commencent ainsi, rien dsormais ne les empchera de raliser tout ce quils projettent. Allons ! Descendons mettre le dsordre dans leur langage, et empchons-les de se comprendre les uns les autres. Le Seigneur les dispersa de l sur lensemble de la terre, et ils durent abandonner la construction de la ville. Voil pourquoi celle-ci porte le nom de Babel. Cest l, en effet, que le Seigneur a mis le dsordre dans le langage des hommes, et cest partir de l quil a dispers les humains sur la terre entire 26.

Le mot interculturel, lui, concerne les relations entre cultures, relations qui peuvent tre paciques comme guerrires, de simple coexistence ou de dialogue, ce qui suppose alors une dmarche : linterculturel ne dsigne pas seulement une ralit, il peut tre considr comme un art, comme laboutissement dun cheminement, ou mme comme moyen de produire de la culture nouvelle. Le sociologue Doudou Gueye, auteur dun mmoire sur les foyers de migrants sngalais, plaide ainsi pour un passage de lintraculturel (ce qui se passe lintrieur dune mme communaut) vers linterculturel, processus achev dune dynamique qui consiste en des formes de ngociation aboutissant une ou plusieurs formes de pratiques nouvelles acceptes par tous les protagonistes 24 . Se dveloppe ainsi, dans le rapport de forces nouveau issu de la globalisation conomique, un mouvement diffus de militants pour qui linterculturel nest pas quune donne. Si simple donne il y a, cest plutt celle de linterculturalit, ralit des relations entre les cultures.

Lexplosion du phnomne interculturelNe nous leurrons pas : la rencontre des cultures, les brassages, les chocs et les mtissages sont vieux comme le monde, vieux comme la guerre, vieux comme les croisades, vieux comme la Route de la Soie et la Compagnie des Indes, vieux comme les Lettres persanes et les Voyages de Gulliver, vieux comme le vieux mythe de Babel, dailleurs si mal compris.24. in Journet, Nicolas (dir), La Culture, de luniversel au particulier, ditions Sciences humaines, Auxerre, 2002.

Mais les temps ont chang : mlons au hasard dune phrase en forme dinventaire la Prvert, ce que mille livres, mille articles de presse ont dj dit : mondialisation, globalisation conomique, acclration des communications et de la mobilit25. Livre de la Gense, 11, 1-9. 26. Je me suis essay il y a quelques annes une vision littraire et dcale du mythe de Babel dans Un matin sur Babel, un soir Manhattan, dans la collection Grand Pollen des ditions Alternatives (Paris, 2001). Jai tent dy proposer une rexion sur ce cadeau de la diffrence , pourtant si mal gr dans le monde contemporain.

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humaine, rvolution Internet, chute du mur de Berlin, ouverture de la Chine, interdpendances croissantes, recomposition et compression du temps et de lespace, tendue plantaire des effets prdateurs de lactivit industrielle, retour en force du culturel et du religieux dans les conits arms, crise de la gouvernance et des rgulations internationales, etc. Depuis quinze ou vingt ans, la question des relations entre cultures a pris une intensit incontestablement nouvelle, avec une reconguration radicale, celle de lespace : lespace industriel est devenu espace mondial non seulement celui de la circulation des biens et des personnes mais aussi celui du salariat, avec les dlocalisations. Lespace des milieux de lhumanitaire et de la coopration internationale a lui aussi radicalement chang depuis quelques dizaines dannes. Je me souviens des rencontres dites mondiales que nous organisions dans les annes 1970 et 1980. Nous avions des dlgus dAfrique, dAmrique latine et dEurope, nous nous arrangions pour que les traductions soient faites en franais, en anglais et en espagnol, et nous avions lillusion que le monde tait couvert, oubliant tout simplement, avec lAsie, la moiti de la plante. Linternationalisation des mtiers et limplication de la population active dans le multiculturel sont aujourdhui des phnomnes majeurs. Les statistiques disponibles, dailleurs incertaines et contestes, indiquent que plus de 190 millions de personnes dans le monde vivaient, en 2005 27, en dehors de leur pays dorigine, dont une cinquantaine de millions de rfugis, le reste ayant migr pour des raisons professionnelles ou de regroupement familial. Quant la population franaise tablie hors de France entre 1,5 et 2 millions , elle a augment de prs de 40 % au cours des dix dernires annes 28 !27. Dpartement des affaires sociales des Nations unies, site Internet : http://www.un.org/esa. 28. Chiffres de la Direction des Franais de ltranger du ministre franais des Affaires trangres.

tre, par son travail, en prsence de rfrences et de rexes culturels diffrents nest pas, nest plus une exception. Nulle part les cultures ne sont isoles, coupes de linuence des autres, pas plus quelles ne sont dsormais homognes (lont-elles jamais t ?) ; toutes nos socits ou presque sont devenues pluriculturelles. Par choix ou par obligation, un nombre croissant de professionnels de lentreprise, de lhumanitaire, des forces de maintien de la paix, des organisations internationales vivent et travaillent aujourdhui dans un milieu goculturel qui nest pas le leur, ou se trouvent plongs humainement et professionnellement dans un milieu fortement pluriculturel : enseignants, professionnels de la ville, travailleurs sociaux, etc. La problmatique interculturelle est donc aujourdhui au cur dune multitude de pratiques professionnelles, et de tout engagement citoyen dans le contexte de la mondialisation. Face l explosion de cette problmatique, comment les individus, les groupes sociaux, les tats ragissent-ils ?

5. De la diversit des attitudes face la diversitLalibi interculturelLa diversit est parfois une excuse commode. Combien dentre nous voient de linconciliable partout et font jouer la fatalit et lalibi interculturel pour viter de rgler les problmes ! Quun conit survienne entre deux individus ou deux groupes, et lon entend aussitt cette formule expditive et fataliste : on est dans linterculturel . Certes, linterculturalit est omniprsente, notamment dans les relations entre les diffrents milieux professionnels et sociaux, ou au niveau du vivre ensemble dans un mme cadre local, lorsque ce cadre est lui-mme trs multiculturel lcole, lentreprise, la cit, la commune. Mais ce on est dans linterculturel se rfre un peu vite aux relations entre les traditions goculturelles. Pierre Calame, directeur de la Fondation Charles Lopold Mayer et auteur dun certain nombre douvrages dcapants sur la43

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gouvernance 29, a coutume de dnoncer certaines sous-cultures transnationales, rsultant de lorganisation en tuyaux dorgues de la socit tous ses niveaux, du local au mondial : une socit dmembre fonctionnant en lires dans laquelle des hauts fonctionnaires de Los Angeles et de Bombay, levs sur les mmes bancs des mmes coles de management public, porteurs des mmes rfrences, peuvent agir comme des clones, tout en tant dans lignorance la plus totale, pour le premier, des racines de la situation explosive des ghettos noirs de L. A., et pour le second de lorganisation (minutieuse) de la vie des dalits dans les slums qui sont leurs portes. Ainsi, lide toute faite quun Chinois et un Franais ont forcment plus de difficults se comprendre que deux Franais entre eux est souvent contredite par la ralit des situations socioprofessionnelles en prsence. Il y a peut-tre moins de diffrence culturelle entre un neuropsychiatre italien et un neuropsychiatre thalandais quentre un chercheur franais et un agent technico-commercial franais ou quentre un haut fonctionnaire berlinois et un ouvrier agricole de Basse Saxe. Ceci tant dit, ou suppos, nul nappartient un univers unique. Sils font partie de la mme lite, de la mme communaut scientique, et ont les mmes rexes professionnels, nos deux neuropsychiatres ont par ailleurs vraisemblablement un rapport la famille, la religion, au temps priv, trs diffrent. Comme le formule sans complaisance Dominique Blu 30, la culture a bon dos : dans les relations dites interculturelles, distinguer ce qui relve de la culture des cultures ou des enjeux de pouvoir ou des conditions sociales est un exercice prilleux . Prilleux en effet. Par exemple, la fameuse question de la gestion des minorits dans la ville est loin de ntre quaffaire de29. Voir notamment La Dmocratie en miettes, d. Charles Lopold Mayer et Descartes & Cie, 2003. 30. CDTM, Se former linterculturel expriences et propositions, d. Charles Lopold Mayer, dossier pour un dbat n 107, 2000.

respect ou non respect des coutumes ou de comprhension des modes de vie des uns et des autres. Elle est indissociable des tensions conomiques et sociales qui existent entre les diffrents groupes sociaux de lunivers urbain.

Le kit de certitudes linverse de ceux qui en abusent, bien des professionnels de linternational se rvlent naturellement ferms la donne interculturelle, trs peu curieux des fondements et des logiques de la culture de lautre, peu vigilants sur les possibles malentendus, peu ports au doute. Il mest arriv plusieurs reprises dentendre des reprsentants du monde des affaires affirmer que le choix du pays o lon travaille est secondaire ! Une vieille lgende chinoise 31 rsume avec humour la difficult intrinsque que nous avons tous prendre du recul par rapport notre propre point de vue. Un poisson demande un ami crapaud de lui raconter la terre ferme. Il ne connat que le milieu aquatique, et il voudrait savoir comment a se passe au sec, l haut. Le crapaud lui explique longuement la vie sur terre et dans les airs, les oiseaux, les sacs de riz, les charrettes, et la n, il demande au poisson de lui rpter ce quil vient de dire. Et le poisson de rpondre : Drles de poissons, dans ton pays ! Si je comprends bien, il y a des poissons qui volent, les grains de poisson sont mis dans des sacs, et on les transporte sur des poissons qui sont monts sur quatre roues. Voici une manire de rappeler que lorsque nous essayons de comprendre une culture qui nest pas la ntre, notre tendance naturelle est dy oprer des tris, de la dissquer et de la dcrire suivant nos propres rfrences. Cest un rexe gnralement inconscient. Le philosophe Heidegger remarquait que lobjet que lon voit le plus mal, cest la paire de lunettes que lon porte devant les yeux ! Margaret Mead, pionnire de lanthropologie humaniste, observait quant31. Rapporte par Yue Dai Yun dans La Licorne et le dragon, d. Charles Lopold Mayer, 2001.

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elle, pour en revenir nos amis nageoires, que si un poisson pouvait tre anthropologue la dernire chose quil songerait tudier ce serait leau 32 . Mais cest un rexe grave de consquences ds lors que lire le monde suivant nos propres critres, nos propres mthodes, nos propres habitudes nous amne, mme involontairement, chercher le conformer, ce monde, nos critres, nos mthodes, nos habitudes. Ainsi, rares ne sont pas les professionnels de linternational qui se lancent aujourdhui dans leur mission avec leur kit de certitudes, leur panoplie de mthodes, dvidences, de prtention parfois, de gnrosit souvent, sans se poser la question de savoir si ces vidences sont aussi celles des gens chez qui ils sinstallent, et si cette gnrosit, souvent assortie dune extrme impatience, est bien celle quon leur demande davoir. Ils font ainsi la dramatique exprience du dtour par le point de vue de lautre dont ils ignorent, souvent bien involontairement, la diffrence, comme lillustre joliment limage du canard-lapin.Le canard-lapin Vers la n du XIXe sicle, le psychologue amricain Joseph Jastrow avait illustr par une image simple (une illusion doptique) le fait quun mme objet, une mme ralit, puisse tre perue de manire totalement diffrente selon langle dobservation dans lequel on se place.

Un canard caquette ici horizontalement vers la gauche, comme on le voit en tenant normalement cette page devant les yeux, mais lorsquon le positionne verticalement il devient un lapin. On verra dans les pages qui suivent de nombreux exemples de diffrences de visions dune mme ralit : le temps, la distance, lautorit

Cette observation sur le kit de certitudes et sur les vidences inconscientes me parat valable dans presque tous les milieux : la coopration technique, les institutions internationales, les ONG, la diplomatie, lentreprise Dans le domaine industriel ou commercial, nombre de ngociations, dimplantations ltranger, de dlocalisations, de fusions, de joint-ventures, fondes sur une approche exclusivement conomique, se rvlent des checs par manque de prise en compte des diffrences culturelles. Diffrences gnratrices non seulement derreurs mais aussi, comme le signale L. Hebert, dun stress sur la relation entre les partenaires dune alliance stratgique 33 . En insistant sur ce risque derreur, nous ne prtendons nullement ici un jugement de valeur : le plus souvent, ces professionnels, invitablement formats par leur culture dorigine, leur mtier ou leur ducation, ne sont pas, ou sont trop peu, sensibiliss au d, essentiel au travail international, de laltrit.

Le d de laltritSi laltrit est un terme que lon rencontre en permanence dans le domaine interculturel, il est souvent utilis tort et travers. Dans son acception la plus stricte, cest le fait dtre un autre, le caractre de ce qui est autre 34. Le problme, signale le chercheur canadien Grard Baril 35, cest que, dans le monde contemporain, aucun individu et aucun groupe ne veut plus33. Hebert, L., La Gestion des alliances stratgiques, ds et opportunits, Presses HEC, Montral, 2000. 34. Dnition du dictionnaire Le Robert. 35. Dans une note de la revue Altrits (vol. 1, n 1, automne 1996).

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32. Dans une confrence cite par G. Spindler dans Doing the ethnography of schooling, Hole, Rinehart and Winston, New York, 1982.

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tre dni comme autre de quelquun (ou compar une culture talon) et que tous revendiquent tre pleinement quelquun . Ne voir partout que de laltrit nirait alors tout simplement par nuire nos identits et la uidit des dialogues que nous pouvons avoir entre personnes de cultures diffrentes. Chacun dentre nous a pu prouver cette gne dtre class, dni, rang dans une case oppose une autre. Nul nest par sa seule nationalit lambassadeur de son pays, nul ne peut accepter non plus, en situation de coopration, de formation, ou de business, dtre le Franais, le Chinois ou lAfricain de service, invoqu sans cesse pour caractriser sa culture dorigine. Malgr ces drives qui remettent dailleurs en cause les tendances trop portes sur lexotisme de certaines coles anthropologiques la notion daltrit demeure importante. Laltrit, rige en principe et non plus en simple constat par Emmanuel Lvinas 36 que lon nest pas oblig de suivre dans son aspect mystique et transcendantal, me parat tre lun des matres mots du travail interculturel : la reconnaissance de lautre dans sa diffrence, lintelligence de lautre. Le principe daltrit va-t-il de pair avec celui de la tolrance ? Je nen suis pas certain, parfois effray par le risque de paternalisme que ce mot contient. Pour ma part, je prfre le premier principe au second. Les frictions interculturelles ne se rsoudront pas par la tolrance, mais par lapprentissage, leffort de connaissance, de comprhension. Comment, dans une vie professionnelle en milieu multiculturel ou dans une culture lointaine, passer du stade du ils sont fous ces gens-l au stade du nous nous tions mal compris ? Voil, mon sens, le grand d.

Ethnocentrisme, culturocentrisme, nombrilismeLa difficult sortir de soi, la propension privilgier le groupe humain auquel on appartient et en faire le seul modle36. Voir notamment le livre de Simone Plourde, Levinas, Altrit et responsabilit : guide de lecture, ditions du Cerf, Paris, 1996.

de rfrence sont souvent dsignes par les mots ethnocentrisme, ou culturocentrisme. Pourtant, cette attitude nest pas quaffaire dethnie, elle est aussi affaire de formatage socioprofessionnel, affaire du clan auquel on appartient. Tzvetan Todorov 37 dnit lethnocentrisme de manire trs large comme ce qui consiste riger, de manire indue, les valeurs propres la socit laquelle [nous appartenons] en valeurs universelles . Ce nest pas forcment de la stratgie, de la domination consciente ; cest pire. Cest la conviction profonde, indracinable quil ny a pas de meilleure faon de penser que la ntre. Cette conviction a des racines historiques, symboliques et philosophiques trs profondes, que lon est loin de ne trouver que dans la sphre occidentale ! On en voit le signe, ce nest pas quanecdotique, dans la dnomination mme de certaines villes du monde : Cuzco, capitale de lEmpire inca, signie nombril ; la Mexico prcolombienne (Tenochtitlan) se considrait aussi comme le centre du monde, de mme que, jadis, la Rome antique, ou Pkin, capitale de l empire du Milieu . Les gyptiens continuent dire que Le Caire 38 est la mre du monde . On peut penser aussi La Mecque : selon la religion musulmane, Dieu aurait implant la matire de la Kaaba au centre du chaos puis organis tout autour le reste du monde. On peut penser Delphes, aprs que Zeus eut lch deux aigles aux deux extrmits de la terre et que ces aigles sy rencontrrent : les savants grecs dmontrrent ensuite, mathmatiquement, que la pierre, omphalos marquant lendroit de la rencontre, tait bien le centre du disque plat de lunivers. On peut se souvenir de Sville qui, au XVIe sicle, rgnait sur un empire sur lequel le soleil ne se couchait jamais ; de Babylone, qui renfermait la tour de Babel ; de la Bagdad des califes ; de la Byzance impriale De toutes ces villes qui, un moment donn de lHistoire, se sont37. Todorov, Tzvetan, Nous et les autres la rexion franaise sur la diversit humaine, Seuil, coll. Points-essais , 1989. 38. En arabe gyptien populaire, signale Larbi Bouguerra, Le Caire et lgypte sont dsigns par le mme mot, Misr.

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penses au centre, de ces capitales qui se sont sincrement vues non comme celles dun empire parmi dautres, mais comme celles de lEmpire . Dans presque tous les cas, leur complexit interne, remarque Jrme Monnet, en faisait un monde en soi, reet et matrice la fois du monde extrieur 39 . On pourrait en continuer la liste, de Manhattan Jrusalem en passant par le Londres du XIXe sicle ou le Paris du XVIIe, et mme par Dubai, qui, projetant la cration du plus grand centre commercial de la Terre, saffiche peut-tre par l mme comme le futur centre dun monde rsolument moderniste. Mentionnons encore Braslia, ville o lon peut voir une multitude de pyramides, parce que les spirites locaux sont persuads que leur cit toujours davant-garde, est le centre de la plante et que cest le meilleur endroit pour capter les ondes clestes. Jusqu une poque rcente, on pouvait aller aussi se promener sur ltonnant site www.nombril.com, aujourdhui teint, qui offrait une liste complmentaire bien fournie de lieux centres de lunivers : Ayer Rocks en Australie, Thbes, Stonehenge, lle de Pques, le mont iranien Demavan, le mont Kalas au Tibet, le mont Ararat, lle de Malekula au Vanuatu et bien dautres encore. Restons-en l pour ne pas en arriver la gare de Perpignan dont la faade apparut subitement Salvador Dal, en 1965, comme le centre cosmique du monde ! La varit des planisphres illustre elle aussi la logique de la vision autocentre du monde. Nous avons acquis lhabitude de voir lEurope au centre des planisphres ; les Amricains et les Chinois procdent videmment diffremment et se placent au centre eux aussi. En Australie, on trouve couramment des planisphres cul par-dessus tte, plaant lAustralie en premire ligne, et non point comme un pays du Sud , mais de manire provocatrice, en haut de la carte.39. Jrme Monnet, confrence lUniversit de tous les savoirs, 12 avril 2000.

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Dernire remarque pour attnuer la connotation pjorative du mot nombrilisme. Aprs tout, le symbole de lautocentrage aurait pu tre une autre partie du corps humain : le visage, les yeux, le torse Mais non, cest le nombril, cest--dire le lieu qui fait mmoire du lien vital avec la mre, le signe de lenfantement. Le nombrilisme exprime invitablement lenracinement profond dans une culture, linterface avec notre origine, le rsultat dune longue gestation 40.

Luniversalisme loccidentaleAinsi, lOccident est loin davoir le monopole du nombrilisme. Mais il est charg dune tradition complmentaire qui explique lorigine de beaucoup de nos rexes : une tradition40. Dans LEsprit des religions, dj cit, Hesna Cailliau signale que si en Occident, lexpression se regarder le nombril voque une personne trop proccupe delle-mme, elle a, en Asie, exactement le sens contraire, comme le montrent les statues des bouddhas et bodhisattvas en mditation. En effet, le nombril est un symbole bouddhique dhumilit : il rappelle que la vie nous a t donne par une autre personne. La nature a plac ce signe, bien visible au centre du corps, pour contrecarrer la tendance humaine saccorder trop dimportance .

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universaliste militante, qui est la fois religieuse (porter lvangile aux nations) et rationaliste, avec le sicle des Lumires, la Rvolution franaise, la Dclaration des droits de lHomme. Sur le premier point la volont de convertir cette tradition nest certes pas unique, et se retrouve, par exemple, dans lislam. Sur le deuxime la ert rationaliste lhritage occidental est particulier. Beaucoup duniversalistes dhier et daujourdhui ont la conviction quil existe des valeurs absolues, valables pour tous car inhrentes la nature humaine 41, indiscutables, et estiment naturel de les imposer l o on les refuse encore. Parce que la Dclaration universelle des droits de lhomme doit tre accepte par tous les tats souhaitant devenir membres de lOrganisation des Nations unies, et puisque, de fait, tous sont membres, le pas est facile franchir qui permet dy voir la preuve irrfutable du caractre universel des valeurs, largement occidentales, qui y sont inscrites. Il existe certes aussi, selon la formule de Benjamin Matalon 42, un universalisme tolrant, qui met [plutt] laccent sur notre commune appartenance lhumanit , mais, mme si nous navons quun trs mince vernis de culture philosophique ou historique, cette ide de lexistence de vrits universelles adhre nos consciences de manire quasi indlbile. Sous dautres latitudes en revanche, la conception de la vrit est tout autrement relative, et la propension accueillir les lments dautres cultures est souvent plus grande. Un intellectuel suisse en visite dans un monastre du nord de la Thalande, demandait il y a quelque temps un moine bouddhiste ce quil pensait de la vrit. Le moine rchit longuement, et rpondit que cette question tait bien intressante, mais quil ne se ltait jamais pose. En fait, dit-il, vous me parlez de la vrit, et je ne sais que dire. Mais dans ma langue, les articles nexistent pas. Si vous41. Le XVIIIe sicle europen sest libr du droit divin en y substituant la raison et la connaissance. Pour les philosophes des Lumires, lhomme tant un tre de raison, et la nature humaine tant universelle, la raison est universelle. 42. In Face nos diffrences : Universalisme et relativisme, LHarmattan, 2006.

me demandez ce que je pense de vrit, alors cest autre chose : il y a tant comprendre et dire de vrit que ma tte est bien trop petite pour en saisir et en exprimer toutes les dimensions 43 ! Sans doute est-il difficile de nier que, dune culture lautre, dune sagesse ou dune religion lautre, il existe des valeurs communes. Cest en tout cas la conclusion dune tude mene sur les cinq continents avec le soutien de la Fondation Charles Lopold Mayer par lquipe dAndr Lvesque, dveloppe dans le livre Des gots et des valeurs 44. Mais selon les cultures ou selon les circonstances, la hirarchie de ces valeurs et leurs modalits de mise en uvre peuvent se rvler trs diffrentes. Sans verser dans lexcs inverse de celui de luniversalisme, je pense quil est important que les professionnels de linternational, en particulier les Occidentaux, soient de plus en plus conscients des adhrences universalistes qui sont les leurs, et de mieux en mieux forms dcrypter la culture de lautre, pour des raisons qui tiennent, comme nous lavons dit dentre, lthique et la pratique professionnelles.

Le relativisme culturel loppos de luniversalisme, une posture courante est celle du relativisme culturel , prn par certains anthropologues qui estiment que les diffrences entre les cultures sont irrductibles. Ils affirment que les cultures forment des entits spares, dont les limites sont clairement identiables, impossibles 43. dith Sizoo, qui racontait cette histoire lors du sminaire de Sciences Po, ajoutait quun thologien chrtien lui avait fait remarquer que Jsus lui-mme ignorait dans sa langue (laramen) lusage des articles dnis et que ds lors il navait pas pu dire Je suis le chemin, la vrit, la vie (traduction actuelle de lvangile de Jean, ch. 14-6) mais Je suis chemin, vrit, vie , ce qui change tout ! 44. Levesque, Georges et al., Des gots et des valeurs ce qui proccupe les habitants de la plante, enqute sur lunit et la diversit culturelles, d. Charles Lopold Mayer, Paris, 1999.

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comparer, incommensurables entre elles. Mais le relativisme culturel est entendu galement comme la position suivant laquelle toutes les cultures se valent , position qui interdit le jugement et la hirarchisation des cultures, et que lon assimile souvent tort la tolrance. La tolrance peut tre jugement aussi : tolrer la culture de lautre ne sous-entend-il pas quen fait on la dsapprouve ? La notion du transculturel claire cette question dun jour particulier. Le transculturel, selon Jacques Demorgon 45 dsigne soit des caractristiques communes qui traverseraient plusieurs cultures, soit des caractristiques communes qui ne relvent pas des systmes culturels eux-mmes. Ce qui est intressant, dans ce concept, cest la question quil pose par lusage du conditionnel : y a-t-il des universaux culturels ? Et si ces universaux existent, do viennent-ils ? De la biologie, des apports des grandes traditions spirituelles ? Et lorsque, ici ou l, lon voque des valeurs universelles, de quoi parle-t-on ? Quest-ce quune valeur, quel est le rapport entre valeur et croyance ? Les valeurs seraient-elles, comme le suggre Agusti Nicolau 46, ces racines mythiques sur lesquelles, souvent trs inconsciemment, chaque culture fonde sa manire de concevoir la ralit ? Ou sont-elles des constructions ? Ou sont-elles des prtextes, des tendards, des outils de domination, ce bien et ce mal de laprs 11 septembre qui justie mme lillgalit ? Il me semble tout aussi simpliste de balayer le problme dun revers de manche toutes les populations du monde partagent les mmes valeurs de base que daffirmer quil nexiste aucune valeur universelle, de penser que luniversel lui-mme na aucun sens. La thse des valeurs communes me parat en revanche potentiellement perverse45. Demorgon, Jacques, Lipianski, Edmond-Marc, Guide de linterculturel en formation, Retz, Paris, 1999. 46. Nicolau-Coll, Agust, Propositions pour une diversit culturelle et interculturelle lpoque de la globalisation. disponible sur : https://infotek.awele.net/d/f/2001/2001_FRE.pdf?public=ENG&t=.pdf

lorsquelle est mise au service de la diffusion et de limposition de ses propres valeurs, ou de sa propre hirarchie de valeurs. Et lon entre ici au cur des stratgies de rsolution de lquation unit-diversit.

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2. Cultures et mondialisation : les stratgies de rsolution de lquation unit-diversit

Dans les pages qui prcdent, nous avons insist sur des attitudes de rapport lautre plus ou moins spontanes, reposant surtout sur des prsupposs et des hritages culturels. Edward Hall 1 a parl ce sujet dun inconscient culturel , notant qu une part importante des systmes de projection fonctionne en dehors du champ de la conscience. La formation, le dveloppement, lemploi et le changement de ces systmes de projection tombent donc en majeure partie dans la culture non consciente . Mais il existe aussi aujourdhui des stratgies collectives, fondes parfois sur une claire conscience des enjeux interculturels, et rpondant souvent des intrts conomiques ou idologiques prcis. Selon les acteurs conomiques ou sociaux concerns, il peut sagir de stratgies duniformisation, de stratgies dfensives, de stratgies de lalternative ou de stratgies de dialogue. Nous les voquerons successivement sans oublier qu lintrieur des tats eux-mmes, la diversit culturelle est souvent forte, et quil existe aussi des stratgies nationales, voire locales, de gouvernance de la diversit.1. In La Danse de la vie : temps culturel, temps vcu, Seuil, Paris, 1984.

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1. Les stratgies duniformisationLunilatralisme amricain : ralits et limitesSommes-nous, sommes-nous encore dans un monde unilatral, domin par le rouleau compresseur de la culture commerciale et politique amricaine ? Il est difficile de rfuter que, travers les mdias, la mode, les marques de vtements, le cinma ou la musique, les tats-Unis continuent dimprimer leur marque sur les cultures du monde. condition bien sr que lon prcise sur les cultures des villes du monde , ou sur les cultures de certains quartiers des villes du monde , ou encore sur certaines catgories sociales de certains quartiers des villes du monde , et que lon se souvienne que, mme si le poids des villes est important, le monde nest encore urbanis qu 50 %. Je peux accepter lide que les rves dun adolescent de Paris, Phnom-Penh, Dakar ou Sydney soient les mmes que ceux dun adolescent de Los Angeles, mais jaimerais que lon prcise alors de quels adolescents il sagit, quel milieu est le leur, et ce que lon sait des fondements profonds de leurs rves. La prsence simultane des mmes formes culturelles occidentales dans certains secteurs de certaines villes de certains des quatre coins du monde ne peut gure tre prise pour preuve que le monde est homognis. Lalignement progressif des codes vestimentaires est un phnomne superciel. Une vritable homognisation supposerait une mutation gnralise des reprsentations et des imaginaires, ce qui ne correspond pas la ralit 2. Internet est souvent voqu comme loutil dcisif de luniformisation, ce qui est sans doute moins vrai aujourdhui que par le pass avec lextraordinaire diversication des lieux de ralisation des sites, mais on ne saurait oublier que lintensit de lusage de cet outil est encore trs faible au Sud. La plateforme2. Voir sur ce point lexcellente introduction de Jonathan Xavier Inda et Renato Rosaldo, pour le livre quils ont coordonn chez Blackwell Publishing en 2002 : The Anthropology of Globalization.

TeleGeography 3 prsentait il ny a pas si longtemps une carte tonnante des ux de connexion Internet dans le monde, qui montre lcrasante dissymtrie dutilisation entre le Nord et le Sud.

D. R.

Quil y ait, par ailleurs, une tendance lamricanisation des cultures politiques sur toute la plante est un fait. Dans un livre remarquable, Encore un sicle amricain ? 4, lAnglais Nicholas Guyatt dmonte les mcanismes du phnomne en montrant dune part que ce mouvement et celui de la globalisation conomique lamricaine a pris tout son essor sous la prsidence Clinton, et quil sest dvelopp partir du formatage des esprits des futures couches dirigeantes du monde entier dans les grandes universits de la cte est, telle la Kennedy School of Government de Harvard, bien davantage que dans le Bureau ovale ou mme dans le sige des grands conglomrats industriels. Nul ne conteste la force qua eu, jusquici, limprialisme culturel amricain, mode spcique dimprialisme que Herbert3. Division de PriMetrica, Inc. 4. ditions Charles-Lopold Mayer, coll. Enjeux Plante , 2002.

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Schiller avait fort bien thoris il y a trente ans comme lensemble des processus par lesquels une socit est introduite au sein du systme mondial moderne, et la manire dont sa couche dirigeante est amene, par la fascination, la pression, la force ou la corruption modeler les institutions sociales pour quelles correspondent aux valeurs et aux structures du centre dominant du systme 5 . Mais ce phnomne, on le sait, est dj en perte de vitesse : lAsie qui, elle, reprend toute allure sa part du gteau dans le monde moderne, na pas tout intgr, loin de l, des strotypes amricains. Le titre du rcent ouvrage dEmmanuel Todd, Aprs lempire ; essai sur la dcomposition du systme amricain 6 tiendra sans doute bientt plus de la banalit que de la provocation. Dautre part, il est temps de cesser dassimiler mondialisation et unilatralisme amricain. La mondialisation a sans doute bien plus daspects positifs (mobilit, meilleure connaissance de la diversit culturelle, change de valeurs, notamment en matire de droits de lhomme, etc.) que daspects ngatifs. Dans La dmocratie en miettes 7, Pierre Calame distingue nettement la mondialisation, ralit irrversible, de la globalisation conomique, la fois stratgie, phnomne effectivement impuls lorigine par les rmes amricaines, et idologie ultra-librale conforme au fameux consensus de Washington 8, suivant lequel seuls le march et le libre-change peuvent venir bout des problmes du monde, y compris de la grande pauvret 9. La mondialisation,