253

4 000 Ans de Mystifications Historiques - Gerald Messadie

Embed Size (px)

Citation preview

  • GRALD MESSADI

    4 000 ANSDE MYSTIFICATIONS HISTORIQUES

    lArchipel

  • Lhomme est de glace aux vrits,Il est de feu pour les mensonges.

    Jean de La Fontaine

    Il est permis de violer lHistoire, condition de lui faire un enfant.

    Alexandre Dumas

  • Avant-propos

    Dnoncer la mystification, cest dnoncer le mensonge. Entreprise philosophique si vaste quelleprendrait toute une vie. De surcrot, il nest pas deux visions identiques de la ralit ; il sensuit quetoute personne qui dcrit la sienne ment involontairement lautre. Ladage est dailleurs ancien : Chacun voit midi sa porte.

    Dire le faux se prsente cependant sous des formes diverses, souvent enchevtres. Le mensongesincre, par exemple celui du tmoin dun fait divers qui sest tromp sur lapparence dundlinquant, se diffrencie du mensonge intentionnel, tel que celui du faux tmoin : celui-l est unmanipulateur.

    Dans la Grce antique, personne navait jamais vu Athna, mais clamer quelle nexistait pas taitun crime passible de mort. Sa ralit appartenait cette forme de fiction ou de mensonge sincre quisappelle mythe et qui permet de rallier un grand nombre de citoyens la dfense dune noble cause.Se prtendre dlgu par les dieux pour prendre une dcision politique importante tait en revancheun mensonge manipulateur, cest--dire une mystification, elle aussi passible de la peine de mort.

    Distinguer entre les deux est ardu. Peut-tre le mystificateur est-il sincre ? Peut-tre a-t-il eu unsonge et se croit-il vraiment dlgu par les dieux ? Dans la vie des nations, ces questions revtentbien plus dimportance que dans un amphithtre. Car la parole est instrument du pouvoir et celle quisexprime publiquement est signe de lautorit. Seul celui qui dtient les deux dispose du privilge desadresser au plus grand nombre.

    Quon mautorise ici un souvenir personnel ; il me parat opportun. En 2006, la tlvision suisseromande dcida dorganiser un dbat public sur le Diable et runit cette fin un prtre catholique, unpasteur protestant, un imam musulman et un lac, en loccurrence moi-mme, parce que javais publiune Histoire gnrale du Diable (1). Le dbat aborda la place de ce personnage dans les thologies.Il fut convenu par les invits quil incarnait lessence du Mal et lennemi de Dieu, mais quand montour vint de rpondre, je diffrai deux. Je rappelai que, selon lAncien Testament, il tait le serviteurde Dieu. Ltonnement, teint de scandale, se manifesta sur le plateau. Je citai alors ces lignes duLivre de Job : Le jour vint o les membres de la Cour des cieux sassemblrent en prsence duSeigneur, et Satan tait l parmi eux. Le Seigneur lui demanda o il avait t. Je parcourais la Terredun bout lautre, rpondit-il. Le Seigneur lui demanda alors : As-tu remarqu mon serviteurJob ? Tu ne trouveras aucun autre comme lui sur la Terre. (Job, I, 6-8). Satan tait donc membrede la Cour des cieux. La consternation succda au scandale et le rabbin dclara que je venais dedmontrer la raison pour laquelle il ne fallait pas mettre les Livres saints dans les mains desprofanes.

    La raison implicite en tait que seule lautorit peut interprter ces livres. Cependant, lautorit esthumaine. Elle a parfois dfailli au cours des sicles, comme on sait.

    *

    Depuis la seconde moiti du XXe sicle, une rvolution silencieuse se fait de plus en plustonitruante. Elle est internationale. Son cri de ralliement : On nous a menti ! Sur quoi ? Sur lepass. Qui sont les manifestants ? De jeunes historiens. Aux tats-Unis, en France, en Angleterre, enItalie et ailleurs, ces rudits dont le mtier est de raconter le pass poursuivent une insurrection qui

  • en dconcerte plus dun. Ils multiplient les livres, les tudes et les numros spciaux de revues surles falsifications qui constitueraient la trame de la mmoire collective et transmissible.

    Aussi, ds le XIXe sicle, lhistorien Fustel de Coulanges les avait-il prvenus : Enseignerlhistoire est une guerre civile.

    Les mensonges aprs lesquels en ont ces rebelles ntonneront que les nafs : depuis les peinturesdes grottes prhistoriques, il est vident que lesprit humain est en qute perptuelle de mythes. Seulle mythe fait palpiter son cur et lui infuse le got de laction. Limage de laurochs perc de flchessymbolisait le triomphe de lhumain sur la bte, et la dpouille de lanimal assurait la nourritureessentielle la vie, tout comme les os quon pouvait aiguiser en poignards, la peau dont onshabillait. Et les guerriers prirent lhabitude de planter des cornes sur leur casque : ils avaientvaincu laurochs, ils taient des hros, ils sen taient appropri les armes. lpoque historique,des lgions partirent se battre sous lgide dun dieu de la Guerre, Mars, Ars, Bellone, Ogmios ouautre. Personne ne lavait jamais vu, mais il existait puisquil le devait. On lui inventa mme unebiographie et lon sesclaffait au rcit de la msaventure de Mars, par exemple, quand Vulcain lavaitpris avec son filet alors quil sbattait avec Vnus.

    Car le mythe est plus fort que la vrit.Mais il est mensonge.Au fur et mesure que limprimerie fixa et rpandit le savoir, on savisa que nombre de gens

    avaient fabriqu des mythes et que, en plus dtre des instruments de pouvoir, ils pouvaient tretoxiques. La naissance de la propagande les rendit encore plus dangereux. Quelques fabricants demythes galvanisrent, par exemple, une nation aussi cultive que lAllemagne avec le mythe de la race aryenne .

    Repus des fadaises dont leurs ans les avaient gavs, les jeunes historiens partirent en guerre,pareils des exterminateurs. Ils nont pas fini leur tche : les mythes pullulent, en effet. Ils se nichentdans les recoins des mmoires.

    Mais comment les reconnatre ?

    *

    Tout savoir est par dfinition incomplet et sujet rvisions, donc erreurs. Tout mdecin peutvrifier que lart de gurir au XXIe sicle na que de lointains rapports avec celui du dbut du XXe.Lhistoire ne fait pas exception la rgle. Quest-elle ? Un rcit ou la combinaison de plusieursrcits du pass, daprs des documents et tmoignages de lpoque. Mais quil sagisse de lhistoireantique, de celle des sicles passs ou bien des dernires dcennies, elle est constamment modifiepar des dcouvertes archologiques ou par lapparition de documents et de tmoignages.

    Il sensuit que tout savoir est par dfinition inachev.Ainsi, jusquau dernier quart du XIXe sicle, lettrs et public pensaient que lIliade dHomre tait

    le rcit potique dvnements qui staient peut-tre drouls au temps dHomre, mais quinavaient pas grand rapport avec une quelconque ralit historique. On douta mme de lexistence dupote. En 1868, un riche Amricain dorigine allemande, Heinrich Schliemann, passionn dHomre,entreprit des fouilles lentre des Dardanelles, sur le site prsum de Troie, puis en Argolide, Mycnes et Tirynthe. La dcouverte de ruines anciennes ravages par le feu et de trsorsconsidrables le convainquit davoir retrouv Troie. La mise au jour de seize tombeaux Mycnes lepersuada cette fois quil avait identifi les vestiges de lantique royaume dAgamemnon. On a depuis

  • considrablement nuanc les affirmations de Schliemann, mais enfin, il avait donn quelque substancehistorique au pome dHomre.

    Le mythe avait t confirm par lhistoire.Mais lhistoire peut aussi dfaire le mythe. Ainsi, les instituteurs ont enseign pendant des

    dcennies, dans les coles rpublicaines, quun certain Charles Martel, la tte des armes franques,avait arrt les Sarrasins (certains disaient dj les Arabes ) Poitiers en 732. Les armesfranques taient alors identifies aux armes franaises et, dans lesprit des coliers, mme devenusadultes, les croisades ntaient pas loin (trois sicles les sparaient de lpisode de Poitiers). Larfrence gagna les milieux politiques et la bataille de Poitiers devint une prfiguration de lanaissance de la France, puis de sa rsistance au pril arabe , magnifie dans les croisades. Pntrde la notion d identit nationale , renseignement de la IIIe Rpublique exalta les gestes de CharlesMartel, de Roland Roncevaux et de Jeanne dArc comme autant dexemples de lindomptable espritde la France. En ralit, ctaient trois mythes issus de faits dnus de toute la porte grandiose etsymbolique quon leur prtait pour des raisons politiques. Linterprtation en est fausse et mmetendancieuse. Mais elle est aussi tenace.

    *

    Au dbut du XXe sicle, alors que lhistoire tait devenue, en France comme dans plusieurs autrespays europens, une vritable discipline sous limpulsion dErnest Lavisse, les historiens savisrentde trois faits : dabord, cette discipline tenait une place fondamentale dans la culture, car elle ouvraitlesprit la comprhension du monde ; elle devait donc, ce titre, tre associe la gographie ;ensuite, elle exerait une influence politique et, de ce fait, elle tait elle-mme influence en retourpar la politique ; or, celle-ci tant tributaire de lthique, du moins en principe, il sensuivait quelhistorien devait la respecter aussi. Il et t immoral, par exemple, de reprsenter un tyran ennemicomme un monarque clair, comme il tait immoral de dcrire comme un pleutre ou un incapable unroi dont la dynastie rgnait toujours. Ce fut ainsi que Nron, ennemi suppos du christianisme, futreprsent comme un monstre.

    Enfin, sans prtendre tre une science exacte, au mme titre que les mathmatiques ou la chimie,lhistoire devait nanmoins se fonder sur les documents et saider de disciplines telles quelconomie, la sociologie, lethnologie, lvolution des sciences et des techniques, et en Allemagneen particulier la philosophie.

    Tout la fois, lhistoire senrichit donc et devint plus rigoureuse dans ses interprtations.Progressivement, elle saffranchissait des mythes et de la manipulation politique.

    Une telle volution ne pouvait se faire sans bouleverser des habitudes de pense et des traditionssouvent entretenues depuis des sicles, non seulement chez les instituteurs, mais aussi dans lesmilieux acadmiques. Elle entranait en effet la remise en question de bien des ides ancres dans lescultures nationales. Ds le XIXe sicle, Fustel de Coulanges, auteur de La Cit antique, dnonait lemythe de la libert dans lAntiquit. Scandale : le citoyen romain, ce modle imaginaire delhomme accompli, ntait donc pas libre ? Non, la libert est une ide rcente en histoire.

    Au dbut du XXe sicle, le philosophe italien Benedetto Croce, dsabus, dclarait que toutehistoire est roman et tout roman, histoire .

    Les protestations indignes fusrent contre ces rvisions, qualifies tour tour de positivistes, dengativistes (ce qui navait rien voir avec le ngationnisme), dantipatriotiques ou de cyniques,mais qui taient en tout cas rejetes par certains courants idologiques. En France, par exemple, les

  • mythes de nos anctres les Gaulois et de Jeanne dArc qui bouta les Anglais hors de France demeurent particulirement tenaces. Mme dans lhistoire rcente, on a vu des fabrications lencontre de toutes les vidences.

    Puis un accident fcheux et mme dtestable advint : aprs la Seconde Guerre mondiale, quelqueshistoriens, eux-mmes intoxiqus par des mythologies, prtendirent que le nombre de juifs assassins scientifiquement par les nazis avait t dmesurment gonfl, que les chambres gaz taient uneinvention concocte par des juifs et que le Zyklon B navait servi qu dsinfecter les prisonniers

    On se mfia alors des ngationnistes, comme on les appela. La surabondance des preuvescontraires finit par discrditer leurs thses, et diverses lois, avec sanctions assorties, rprimrentleurs discours. La mesure tait drastique, mais un peu moins de vhmence de leur part leur et sansdoute pargn ce sort.

    Les rvisionnistes reprirent alors leur inventaire des mensonges, mystifications, omissions etfabrications du pass

    *

    Ici se pose une question troublante : les historiens responsables de ces erreurs taient-ils designorants ? Non : les documents quils avaient patiemment mis au jour de gnration en gnration ledmontrent amplement. Il suffit de les consulter pour sassurer des erreurs.

    taient-ils alors de mauvaise foi, sinon des menteurs eux-mmes ? Pour outrancire quelle soit,laccusation est un peu plus fonde, mais elle doit tre si fortement nuance quelle perd une grandepart de son poids. Ces hommes (on compte peu de femmes dans leurs rangs) ont souvent modifilinterprtation des faits pour dmontrer ce quils considraient comme une vrit ; cest--direquils ont sacrifi la ralit lide.

    Parfois aussi, lhistorien est son insu prisonnier du prisme de sa culture et suit des schmas depense autocentrs. Le cas de Galile est cet gard exemplaire : jusqu lui et Copernic qui nepublia pas ses conclusions , les autorits intellectuelles et spirituelles de lOccident tenaient que laTerre tait le centre de lunivers. Aucune dmonstration ne les aurait convaincus du contraire ; cestun phnomne connu en psychologie sous le nom de dissonance cognitive. Lesprit se refuse admettre des vidences contraires ses convictions.

    Au XXIe sicle, lhistorien Jack Goody (2) a dmontr que des historiens minents avaient commis lamme erreur ; ils avaient interprt lhistoire selon un angle europen. Ils dcrivaient, par exemple,la dcouverte du sucre et des pices comme un phnomne europen et ne se souciaient pas de savoircomment dautres civilisations les avaient dcouverts, avant lEurope. Le cas le plus pittoresque estcelui du pre missionnaire Labat (1663-1738), qui avait dclar que les Arabes ne connaissaient paslusage de la table, et Fernand Braudel cite un observateur selon qui les chrtiens ne sassoient paspar terre pour manger, comme les musulmans. Formidable erreur : lOrient connaissait la tabledepuis les pharaons. Et quant sasseoir par terre pour manger, il suffit davoir un peu voyag poursavoir que les animistes, les bouddhistes et bien dautres le font.

    Inconsciemment, les historiens suivaient un schma de pense destin prouver la supriorit delOccident chrtien sur le reste du monde.

    Cette dformation sexplique. Lhistoire est un chaos de donnes et nulle intelligence ne peut sersoudre ce quelle, sa famille, ses proches et ce quelle considre comme son peuple ne soient quedes ftus entrans dans des tourbillons aveugles, dont nul ne sait o ils vont. Cest le problmefondamental de la philosophie : nul naccepte labsurde. Un tel consentement serait immoral, parce

  • que celui qui se rsout linjustice devient lui-mme injuste.Les tudes dthologie du XXe sicle lont dmontr : mme lanimal refuse linjustice.Pour lhistorien, il sensuit que sa mission est de donner un sens la masse de faits quil est charg

    de traiter pour en offrir un rcit selon lui cohrent. On ne peut pas douter de la sincrit de tous ceuxqui, dans le systme denseignement de la IIIe Rpublique, taient convaincus que la rpublique taitun progrs social par rapport la royaut, de mme que lautomobile tait un progrs par rapport latraction animale. Cette ide prouvait leurs yeux quil y avait bien un sens dans lhistoire. De ce fait,lhistorien se devait de distinguer ceux des faits qui le dmontraient, quitte ngliger, occulter ououblier les autres. Ce fut ainsi que les faits qui risquaient de nuire laura de la Rvolution de 1789,tels que les massacres de Vende, taient mis sous le boisseau. La tendance perdura jusquau XXesicle : il est alors difficile de trouver, dans labondante littrature consacre Robespierre, unemention de sa tentative de suicide, peu avant son arrestation ; certains ouvrages trangers allguentmme que Robespierre aurait t bless par un soldat nomm Melda ; une consonne prs,dautres disent franchement Merda on devine lintention.

    Dans son cas, lamnsie aggrava la fabrication : il y avait bien cent personnes autour deRobespierre ce moment-l, mais personne ne se souvint de rien.

    Ainsi, lide saffirme et se transforme en mythe.Lhistorien est un mythificateur qui vise montrer que son monde est suprieur aux autres ; le

    mystificateur, lui, cherche montrer quil est lui-mme suprieur aux autres. La diffrence entre lesdeux est tnue.

    Jadis vcut peut-tre un homme dune force inoue. Celle-ci tait si prodigieuse quelle ne pouvaitsexpliquer que par une origine surnaturelle : cet homme devait avoir t enfant par un dieuamoureux dune mortelle. Demi-dieu, donc toujours asservi la condition humaine, il tait donc vou la mort. Mais mme la mort dun demi-dieu est difficile admettre : il fallait quil se la donnt lui-mme. Et pourquoi ? Seul le dsespoir peut pousser un demi-dieu au suicide, et le plus noble estlamour.

    Ce fut ainsi quHercule, le plus fort des hommes, monta sur le bcher parce quil avait t trahi parDjanire.

    Et ce fut lun des premiers mythes. Et lun des premiers faux.

    *

    Comme tous les remdes, la dnonciation des faux comporte ses effets secondaires ; le principalest la manie du complot.

    Elle peut se retourner contre le dnonciateur lui-mme : de quel droit conteste-t-il des faitsreconnus de tout le monde ? Quels sont ses titres ? Ne serait-ce pas un fauteur de troubles ? Car cestun point divertissant de lhistoire : on na pas besoin de titres pour croire, mais on en a besoin pourne pas croire. Passe que lord Kelvin, minent savant, ait dclar solennellement devant ses collguesde la Royal Society, aprs la dcouverte de la radioactivit : On ne tardera pas dcouvrir que lesrayons X sont une supercherie. Il avait, lui, homme de science qualifi, le droit de se tromper, maison navait pas le droit de le lui dire si lon ntait pas son gal : cest lun des traits du mandarinatuniversel.

    La manie du complot, elle, est trs ancienne ; elle drive, en effet, dun excs de logique ; tout effetayant une cause, il sensuit quil nest rien dinexplicable. En attestent les innombrables et tragiques

  • procs en sorcellerie qui maillrent lhistoire de lOccident jusquau XVIIe sicle : si les moutonsdun paysan mouraient ou si son fils avait le croup, on souponnait demble le voisin de lui avoirjet un sort. Et laffaire se terminait gnralement par la mort dun malheureux ou dune malheureuseauxquels on avait extorqu des aveux par la torture et quon brlait sur un bcher aprs lui avoirarrach la langue.

    Cette folie perdura jusquau sicle des Lumires : le premier procs que plaida le jeune avocatRobespierre Arras fut celui de bourgeois qui avaient install un paratonnerre sur leur maison. Leursvoisins avaient dpos plainte, arguant que ces mcrants voulaient dtourner le courroux divin surdes innocents. Bien que Benjamin Franklin et dmontr la nature lectrique de la foudre, peu de gensprtaient crdit ces bavardages scientifiques et tenaient pour acquis que la foudre tait lexpressionde la colre de Dieu. La vieille mystification entretenue par lesprit religieux rsistait vaillamment.

    A u XXe sicle, le prsident Roosevelt et le Premier ministre Churchill furent dsigns commesuspects dans deux thories du complot : le premier aurait laiss bombarder la flotte amricaine Pearl Harbour pour disposer enfin dun prtexte lentre en guerre ; quant au second, il aurait laissbombarder Coventry pour dmontrer la barbarie nazie. Les deux thories circulent encore. Leurfausset sera dmontre dans les pages qui suivent.

    Plus prs de nous, on a vu des fractions de lopinion douter du rcit gnral on ne dira pas officiel , car il ny en eut pas de lattentat du 11 septembre 2001. Les films qui avaient dfil surles crans de tl et qui montraient bien les avions dtourns heurter de plein fouet les tours duWorld Trade Center ne les avaient pas convaincues. Certaines singularits, il est vrai, entretenaientdes doutes.

    Mais la nouvelle thorie dpassa de loin les questions poses par ces singularits et dailleursdemeures sans rponse.

    La sduction du faux est souvent irrsistible. Pour lillustrer, nous avons inclus dans cetteanthologie divers exemples qui touchent la finance, aux beaux-arts, la science ; ils contribuent cerner la tendance des manipulateurs falsifier les faits.

    *

    Le choix des termes qui qualifient les faux en histoire est large : il va du mythe, qui sest forg sansintention dlibre de tromper, la mystification, qui est une tromperie volontaire, en passant parlomission, forme particulirement perfide du mensonge, et limposture, gnralement dicte par desraisons idologiques et plus spcifiquement politiques. Suivent la rumeur, le bobard, lintox, lecanard, lide reue, dont les sens se chevauchent plus ou moins. La sanction en reste la mme : cesont des dlits.

    Les bonnes intentions risquent alors dtre perverties et lhistorien peut tre men mentirsincrement, si lon peut ainsi dire ; lexemple le plus flagrant en est celui de lEncyclopdiesovitique, qui variait dune dition lautre afin de satisfaire aux diktats du Kremlin. Lhistoriencesse la fin de ltre pour se changer en propagandiste.

    Divers efforts ont t faits ces dernires annes pour corriger ces drives. Plusieurs dentre euxmritent des loges, mais beaucoup mont sembl excessivement respectueux lgard de certainsmythes : ils ne les ont tout simplement pas mentionns.

    Le lecteur aura devin la raison de ces pages. Peut-tre demandera-t-il sil est possible un seulhistorien, non universitaire, de couvrir daussi larges domaines que ceux qui y sont voqus. Larponse est quen un demi-sicle de recherches on peut apprendre et dcouvrir bien des choses

  • demeures dans lombre, mme celles quon ne cherchait pas. Plusieurs des domaines dont il est iciquestion, dont ceux de lhistoire antique, des sources du christianisme et de la Seconde Guerremondiale, mtaient dj familiers.

    Lhistoire de lgypte, par exemple, me porta minterroger sur certains de ses personnages lesplus clbres, tel Ramss II qui fut, alors que jtais enfant, puis adolescent, lobjet dune vnrationquasi religieuse dans son pays (lune de ses colossales statues slevait sur la place de la Gare, auCaire, avant quon la dplat au muse, pour lui pargner la pollution). Je finis par interroger desgyptologues de mon entourage et leurs analyses me conduisirent vers la conclusion expose dans cespages : ce monarque fut lun des premiers inventeurs de la propagande.

    Paralllement, la quasi-sanctification dont Socrate faisait lobjet de la part de mes professeurs degrec et de latin finit aussi par susciter mes soupons, aprs avoir excit ma curiosit. Ces souponsme lancrent dans une enqute de plusieurs dcennies sur ce que put tre lenseignement dun matrequi ne voulait pas tre un professeur et dun penseur qui na pas laiss un seul mot crit.

    Ladolescence passe au tamis le grain que ses ans lui donnent moudre.De mes recherches sur les sources du christianisme, qui ont fait lobjet dautres ouvrages, on ne

    trouvera ici que deux ou trois points saillants, qui me semblent faire lobjet de non-dits dcidmentpesants.

    Enfin, la Seconde Guerre mondiale est un domaine qui reste inpuisable, comme en tmoignent lesflots douvrages qui sefforcent de la raconter et de lexpliquer depuis plus de six dcennies. Je naicess, depuis le choc que me causrent les photos des premires victimes des camps de la mort,dinterroger ceux qui en vcurent tel ou tel chapitre, de consulter les archives accessibles et de liretout ce que je pouvais lire ce sujet.

    Ainsi tombai-je parfois sur des personnages dont certains suscitaient mon admiration depuislenfance, tel Orde Wingate, mystificateur de gnie, ou des mystificateurs pathologiques, tel TrebitschLincoln, juif pronazi. Ainsi dcouvris-je aussi des lgendes douteuses et des mystificationspudiquement voiles.

    En somme, ces pages sont en quelque sorte une manire dautobiographie, en mme temps quuntour comment de ma bibliothque.

  • PREMIRE PARTIE

    LES MYSTIFICATIONSDU MONDE ANCIEN

  • XIIIe sicle av. J.-C.

    Ramss II : grand pharaonet premier grand mythomane

    De tous les pharaons connus du grand public occidental, Ramss II est avec Tout-Ankh-Amon lundes plus clbres. Ce dernier, phmre roitelet, doit sa notorit lmotion que suscita ladcouverte de sa tombe par Howard Carter en 1929 et aux trsors quelle rvla ; le premier doit lasienne la profusion de monuments colossaux quil rigea sur le territoire gyptien et ses statuesgigantesques, dont celles que lUnesco dclara partie du patrimoine mondial de lhumanit et quifurent surleves dans les annes 1960, lors de la construction du Grand Barrage sur le Nil. Ce legsformidable fait ce jour ladmiration des touristes, aussi bien que des gyptologues.

    Ramss II fut aussi lorganisateur de la plus grande mystification du monde antique.En 1274 avant notre re, g de vingt-six ans, couronn depuis cinq ans, il lana quatre divisions

    dans une campagne destine reconqurir la place forte de Qadesh, sur lOronte, en Syrie, que lesHittites, peuplade du nord-est de la Mditerrane en conflit latent avec lEmpire gyptien, avaientenleve quelques annes plus tt. Il parvint un mois plus tard destination.

    Dup par les fausses informations dmissaires hittites, il crut ses ennemis plus loigns quils neltaient. Il commit alors une erreur tactique : la tte de la division dAmon, il partit de lavant etinstalla son camp au pied de la citadelle dont il comptait faire le sige ; il sisola donc du gros de sonarme. Les Hittites, alors tout proches, dboulrent dans son camp en pleine nuit et Ramss II ne dutson salut qu la fuite. Il se retrouva seul dans une mle nocturne. Sa garde personnelle, les Narins,lui permit cependant de rsister au premier choc. La division dAmon put alors se regrouper et, aveclaile dune division qui arrivait la rescousse, celle de R, contint loffensive hittite.

    Le roi hittite Mouwattali avait russi repousser les gyptiens.Ramss II ne conquit jamais Qadesh et nen entreprit mme pas le sige. Mais il transforma une

    droute caractrise en une formidable victoire. Dabord, un scribe nomm Pentaour rdigea unimmense pome clbrant les triomphes successifs de son monarque dans cette pope, lui prtantdes exploits imaginaires, comme des incursions en Msopotamie et en Asie mineure, avec le secourshroque de ses fils qui avaient alors dix ou douze ans. Non content davoir ainsi pans son amour-propre, Ramss II fit ensuite raliser des hectares de hauts-reliefs sur les murs des temples, pourillustrer ces fables.

    Les sujets de Ramss II ne surent jamais rien de la vrit et les militaires qui avaient particip auxcombats tinrent sans doute leur langue, de peur des consquences. Mais les gyptiens avaient aussi lesens de la satire, et ils savaient crire des textes sditieux ; ceux-ci ne nous sont pas tous parvenus,mais il en est au moins un qui tmoigne que certains scribes se doutrent des rodomontades dumonarque ; ainsi du Rcit du scribe Hori, qui dnonce les vantardises dun traneur de sabre etlinvective en ces termes :

    Tu nes pas all dans le pays des Hattous [Hittites] et tu nas pas vu le pays dOupi [laSyrie]. Tu ne connais pas plus les paysages du Kbedem que ceux dIged. Tu nes jamais all Qadesh

  • La dnonciation est transparente.Ramss II finit par pactiser avec les Hittites et il dpensa mme des trsors de patience pour

    obtenir la main de la fille du vil Hattou quil avait agoni dinjures. Il nen fut pas moins un grandroi.

    Mais cet t moins vident pour ses sujets et ses successeurs sil navait invent la propagande.

  • Xe sicle av. J.-C.

    La Grande Jrusalem existait avant David

    En 1998, larchologue isralien Ronny Reich publiait, au terme de deux ans de travaux, lesrsultats de fouilles entreprises dans les sous-sols de Jrusalem ; il concluait que le systme decanalisations qui approvisionnait la ville en eau depuis des dizaines de sicles datait de 1800 avantnotre re et que la superficie de la ville ancienne tait double de celle quon avait jusqualorsestime ; en effet, elle incluait la source de Gihon que, par tradition, on avait situe lextrieur de laville conquise par David.

    Larchologie est une science qui souvent frise le domaine politique, notamment en Isral, et lesrsultats des fouilles de Reich suscitrent des interpellations la Knesset et des dbats assez vifs,oublis depuis.

    Pour mmoire, selon la tradition, appuye sur la Bible (Samuel, II), le roi David dcida desemparer de la ville cananenne de Jrusalem, qui appartenait aux Jbusites, afin de mettre fin laguerre fratricide entre les tribus de Benjamin et de Juda et de leur imposer sa volont et la paix. Pourcela, il recruta une arme de Krtiens et de Prtiens, cest--dire des Crtois ; partant du conduitde la source de Gihon, lextrieur de la ville selon la Bible, lui et ses soldats sinfiltrrent dansJrusalem, dfirent promptement les dfenseurs jbusites et semparrent de la ville. Par la suite, leroi David agrandit considrablement sa capitale.

    Que les canalisations fussent plus anciennes quon lavait cru ne contrariait pas la tradition,puisque ctait par ces boyaux que David et ses soldats avaient pntr dans la ville. Mais que lasource de Gihon se trouvt lintrieur de lenceinte de celle-ci contredisait cette tradition ;comment alors les envahisseurs se seraient-ils introduits dans la ville ? Cest toute lhistoire de laconqute de Jrusalem qui se trouve mise en cause. Plusieurs aspects en demeuraient djproblmatiques : comment une petite arme avait-elle pu sinfiltrer par ses canalisations dans uneville fortifie sans que les occupants de celle-ci sen aperoivent ? Et que devint la population ?

    Plus ils sont anciens toutefois, plus certains mythes rsistent la critique.

  • Ve sicle av.]-C.

    Les Grecs ont-ils invent la dmocratie ?

    Lune des ides reues les plus solidement ancres dans la culture gnrale occidentale moderneest que la Grce aurait invent la dmocratie. Mis part la cration du mot partir des racinesdemos, peuple , et kratos, pouvoir , rien nest plus faux. Pour mmoire, le mot napparutquassez tard, vers la fin du Ve sicle.

    Pour commencer, la Grce, au sens dentit nationale, nexistait alors pas. LHellade se partageaiten districts indpendants, la Thrace, la Chalcidique, les Iles, lIonie et la Carie. L se dressaient descits-tats, dont la population nexcdait pas dix mille citoyens : Athnes, Thbes, Mgare, Argos,Sparte, Amphipolis et, sur la cte de lactuelle Turquie, Sestos, Clazomnes, phse, Milet Desalliances se forgeaient parfois entre ces cits-tats, mais des antagonismes les opposaient souventaussi, comme entre Athnes et Sparte. Sparte demeura une royaut alors quAthnes bauchait ladmocratie.

    Lethnologie et larchologie ont dmontr que la dmocratie directe, forme de gouvernement o ledroit de prendre des dcisions est exerc par le corps entier des citoyens, selon la loi de la majorit,existait depuis des sicles dans bien dautres rgions du monde sous la forme des conseils de clans.La dmocratie reprsentative exista aussi sous la forme de conseils de tribus, quand celles-cidevaient lire un chef.

    La dmocratie ne simposa pas demble Athnes et, jusqu la conqute romaine, la cit balanaentre loligarchie et la dmocratie. Telle que la concevaient les Athniens, celle-ci ne peut en toutcas tre confondue avec le rgime quon entend sous ce nom lpoque moderne : dabord, elleexcluait certaines catgories dhabitants qui ntaient pas considrs comme citoyens, tels que lesesclaves et les marins, par exemple ; lesclavage tait mme considr comme constitutif de ladmocratie, seuls les citoyens dgags de leurs tches pouvant soccuper des affaires de la cit.Ensuite, elle ne connaissait pas la sparation des pouvoirs et le mme magistrat pouvait tre la foisjuge et lgislateur.

    Jusqu Pricls, la dmocratie tait dirige en fait par les citoyens les plus riches ; ctaitlhritage de la constitution de Solon (VIIe-VIe sicles avant notre re). Quand Pricls institua unetaxe permettant de verser une indemnit (les mistophories) aux plus pauvres, afin quils pussentparticiper la vie de la cit, une pluie de critiques sabattit sur cette innovation, qui ne correspondaitpas la conception athnienne de la dmocratie.

    Enfin, au IIIe sicle, Aristote considrait le mode dlection des responsables de la cit sonpoque comme trop puril (Politique, II) ; on ne sait pas si llection se faisait par acclamation,comme pour les grontes, ou bien par tirage au sort, aprs consultation des auspices. Plutarquerapporte que les scrutateurs, enferms dans un btiment, estimaient lintensit des acclamations (Lycurgue). En tout cas, elle ne seffectuait pas par vote.

    Il est donc erron dattribuer aux Grecs linvention de la dmocratie. Le terme est un emballagequi a mme servi des denres putrides, telles ces dmocraties populaires du glacis sovitique,qui ntaient ni populaires ni dmocratiques, ralisant la fois les sinistres prophties de la novlangue de George Orwell (1984) et les fantasmes des fanatiques de lutopie.

  • 399 av. J.-C.

    La mort de Socrate :un suicide peine dguis

    En lan 399 av. J.-C., sur dnonciation de trois citoyens, le pote Mltos, lartisan et politicienAnytos et lorateur Lycon, lAropage dAthnes, tribunal de cinq cents citoyens, traduisit enjugement Socrate, le plus sage de tous les hommes selon loracle de Delphes, cest--dire la voixdu dieu Apollon. Il laccusa de deux crimes : Corruption de la jeunesse et Ngligence des dieuxde la cit et pratique de nouveauts religieuses . Il refusa dtre dfendu par un avocat clbre,Lysias, qui laurait sans doute tir daffaire, et assuma lui-mme sa plaidoirie. Elle fut tellementdsinvolte et insolente que lAropage indign le dclara coupable par 280 voix contre 220.

    Les procureurs avaient requis la mort : il boirait une coupe de cigu, selon la pratique athnienne.Il aurait pu ngocier sa peine, mais il dclara quil tait un bienfaiteur de la Cit et quil devrait treentretenu par elle. Alors lindignation de lAropage samplifia : la majorit favorable la peine demort augmenta. Socrate boirait la cigu. Il la but, en effet, arguant que, puisque la peine avait tprononce par un tribunal lgitime, il devait laccepter. Il avait alors soixante-dix ans. Ses amis luiavaient offert dorganiser son vasion de prison ainsi que lexil dans un lieu sr, mais il refusa avecfermet. La condamnation mort accepte ressemble alors un suicide.

    Vingt-cinq sicles plus tard, aucune explication plausible du jugement des citoyens dAthnes nat offerte. On ne connat quindirectement les preuves et les exemples spcifiques de corruptioninvoqus par lAropage. Les allusions lhomosexualit ne sont videmment pas soutenables, carcelle-ci ntait pas dlictueuse Athnes. Quant au second chef daccusation, il se rfre auxallusions une divinit insaisissable qui ne correspondait pas aux dfinitions des dieux que rvraitAthnes et qui se manifestait lui sous la forme de son clbre daimon, son gnie personnel.

    Cependant, la sentence de lAropage a pris au cours des sicles les couleurs dune injusticemonstrueuse et son acceptation par Socrate a t interprte comme lexpression dun stocismeadmirable devant linjustice des Athniens. Tous les ouvrages scolaires et universitaires, toutes lesencyclopdies sont unanimes sur ce point. Le philosophe a ainsi revtu des dimensions quasichristiques de hros dfenseur de la vrit qui accepte courageusement la mort.

    Plusieurs historiens ont mis laccusation de Socrate au compte de linintelligence et de linfluencedes accusateurs Anytos, Lycon et Mltos ; supposer quils aient en effet t btes et mchants,pareille plaidoirie fit bien peu cas de la majorit des Athniens qui votrent pour la condamnation mort : plus de trois cents sur cinq cents. Il faudrait quil y ait eu Athnes beaucoup de gens btes etmchants.

    *

    La vrit est bien diffrente. Et elle ne correspond gure aux apologies des vingt-cinq siclessuccessifs.

    En 399 av. J.-C., Athnes mergeait de la dsastreuse guerre du Ploponnse, qui lavait ruine, etde deux pisodes de tyrannie sanglants : la tyrannie des oligarques, dite aussi des Quatre Cents, en 411, et la tyrannie des Trente, en 404. La jeune bauche de dmocratie athnienne avait manqu y

  • sombrer. Or, parmi les meneurs de lune et de lautre, on trouvait des disciples de Socrate, Charmideet Critias. Platon a dailleurs donn leurs noms deux de ses Dialogues (comble dimpudence, il aajout au Charmide un second titre, De la sagesse morale).

    Pis encore, lhomme qui avait caus la ruine dAthnes, Alcibiade, aventurier tapageur,provocateur et cynique, compromis dans un scandale de mauvais got (lui et une bande damisavaient castr les herms qui servaient de bornes protectrices de la cit), mais riche et joli garon,tait celui-l mme dont Socrate stait cri : Jaime deux choses au monde, Alcibiade et laphilosophie. Dsertant Athnes, Alcibiade tait pass dans le camp de Sparte, lennemie jure, etavait indiqu ses chefs comment priver sa ville natale de ressources : en semparant des minesdargent du Laurion, qui ntaient gardes que par des esclaves. Et, aprs la dfaite dAthnes et ladestruction des Longs murs qui protgeaient le port du Pire, ce dtestable trublion tait revenu, seulsur un navire la voile pourpre, comme sil tait un roi.

    Charmide, Critias et Alcibiade taient donc devenus trois des personnages les plus excrs de lajeune protodmocratie athnienne. Tous trois avaient t des intimes de Socrate. Bien sr, celui-ci neleur avait enseign ni la cruaut ni la tyrannie, mais enfin, son enseignement devait avoir comportquelque lment subversif.

    La mise en jugement du philosophe ne dcoulait donc ni de la hargne de quelques citoyens borns,ni du besoin de trouver un bouc missaire, comme lont prtendu certains auteurs modernes, mais desoupons justifis. Il et certes pu se dfendre plus habilement quen rtorquant ses juges : Comment, vous me convoquez ici alors que je devrais tre au Prytane ? (Cest--dire nourri etlog aux frais de la cit.) Il est vraisemblable quil ait accept la sentence de mort parce que latrahison dAlcibiade lui avait bris le cur. Mme sil navait pas le privilge dtre citoyendAthnes, cette ville tait chre son cur. Il tait vieux, il prfra la mort.

    LAropage est donc pass dans les sicles pour une sorte de tribunal populaire, plus soucieux devindicte que de justice. Or cette accusation est insoutenable : cette cour tait compose des hommesles plus instruits de la ville, et on les voit mal cdant une haine soudaine pour le sage distinguquelques annes plus tt par loracle dApollon.

    *

    Lhistorien contemporain sinterrogera alors sur les lments pervers ventuels de lenseignementde Socrate : vaste et hasardeuse entreprise, car Socrate na rien rdig et lon ne connat cetenseignement que par les crits de Xnophon et surtout de Platon, son disciple le plus fidle. De plus,ladmiration que lui ont porte Jean-Jacques Rousseau, Emmanuel Kant ou Friedrich Hegel interdiraitpresque une analyse aussi audacieuse. Un indice toutefois retient lattention : Socrate ntait pasunanimement respect Athnes, comme la rvrence posthume tend le faire croire ; en tmoigne lepersonnage ridicule et mme nocif que lauteur satirique Aristophane campe de lui dans trois de sescomdies, Les Nues, Les Oiseaux et Les Gupes : celui dun phraseur dlirant qui gare la jeunesse.Et lon retrouve l un prjug courant Athnes contre les philosophes, dits sophistes : leursides creuses tourdissent la jeunesse, la dtournent du gymnase et sont finalement contraires lintrt de la cit.

    On recoupe ici laccusation de corruption de la jeunesse. Le succs des comdies dAristophanervle la mfiance dune partie au moins de la population athnienne lgard de Socrate.

    Le soupon peut tre prcis : dans un passage du Minos de Platon, Socrate explique que seulspeuvent gouverner ceux qui possdent le savoir , lequel est confr par le ciel et quun homme du

  • commun ne peut revendiquer, mme sil est vertueux. Or, ctaient l des propos fondamentalementantidmocratiques : ils renforaient la cause des oligarques, aristocrates hrditaires, qui mirent deux reprises la rpublique en pril. Ils confirment que linfluence intellectuelle de Socrateencouragea les Oligarques dans leurs coups dtat.

    Dailleurs, lhostilit la dmocratie de Platon, le plus proche des disciples de Socrate, est bienconnue : il fulmina contre le partage des richesses dAthnes avec les pauvres et contre les hommesqui, comme Pricls, rgalent les Athniens et leur servent tout ce quils dsirent , les rendantainsi paresseux, lches, bavards et avides dargent . La dmocratie conomique tait sa bte noire.Aprs avoir assist au procs de son matre, il alla se mettre au service du tyran Denys de Syracuse.

    Enfin, concernant laccusation contre Socrate dhonorer des dieux trangers, on peut formulerlhypothse que les Athniens se rfraient aux vocations que le philosophe avait faites de sondaimon, dont les commandements taient plus forts que ceux de la religion.

    Mais un point est sr : les Athniens avaient eu de bonnes raisons de souponner Socrate. Il et puse disculper. Sans doute tait-il las de la vie.

    *

    Par un paradoxal incident, le procs de Socrate justifie les pages que voici et au moins une partiede lenseignement de ce philosophe.

    Le philosophe avait mis en garde ses auditeurs contre les professeurs et toute personne investie delautorit dinformer la vrit. La mthode socratique, la maeutique, tait en fait une mthode dedialogue critique visant faire admettre par linterlocuteur lui-mme quil ne savait pas de quoi ilparlait et quil rptait des notions inculques par dautres, bref, quil rptait des lieux communs. Leclbre tableau de David, La Mort de Socrate, qui reprsente celui-ci lindex dress dans un gesteprofessoral, est cet gard un comble dabsurdit : Socrate srigeait justement contre lindexdidactique.

    Comme les sages-femmes, je suis strile, et le reproche quon madresse souvent, celui deposer des questions aux autres et de navoir pas lesprit dy rpondre moi-mme, est trs juste.La raison en est que le dieu mimpose dtre une sage-femme, mais ne me permet pasdaccoucher.

    Or, sa mre tait une sage-femme.Cette attitude critique ne pouvait tre apprcie des Athniens, pour qui le mot logos revtait alors

    une autorit quasi divine. Ils avaient pris Socrate pour un professeur, alors quil ntait quunveilleur.

    *

    Lhistorien amricain Daniel J. Boorstin (1914-2004) rapproche juste titre cet enseignement delavertissement du dieu-roi Thamis Thoth, le dieu gyptien qui avait invent lcriture : Tadcouverte [lcriture] rendra oublieux ceux qui veulent apprendre, parce quils ne se serviront plusde leur mmoire.

  • 330 av. J.-C.

    La dcouverte de Thul par Pythas,ou la galjade qui nen tait pas une

    Quand le gographe grec Polybe (IIe sicle av. J.-C.) commenta le rcit de voyage de soncompatriote marseillais du IVe sicle, Pythas, il le traita de fieff menteur . Qui croira quunsimple particulier, de fortune notoirement mdiocre, ait pu trouver le moyen de parcourir daussinormes distances ? Son illustre successeur Strabon (Ier sicle av. J.-C.) ne fut pas plus logieux, ilqualifia Pythas de charlatan de profession qui partout et toujours cherche tromper sonmonde . Les sarcasmes des spcialistes se sont poursuivis jusqu nos jours, et une illustreencyclopdie du XXe sicle assure que Pythas a bien mrit le mpris de Strabon par sa descriptiondune mer coagule . Une mer coagule, vraiment ! Ctait bien des sicles avant la sardine quiboucha le port de Marseille.

    Pythas le Massaliote, natif de Massalia, colonie grecque fonde au VIIe sicle av. J.-C. par desGrecs lemplacement de Marseille, mrite pourtant plus de respect, et il a dailleurs fini par enregagner. Pour commencer, mme Strabon concde que ce ntait pas un ignorant : En ce quiconcerne lastronomie et les mathmatiques, Pythas semble avoir montr de la comptence.

    Vers 330 av. J.-C., Pythas franchit les Colonnes dHercule, cest--dire le dtroit de Gibraltar,alors unique porte du bassin mditerranen dont les riverains pensaient que ctait le berceau descivilisations et le seul digne de ce nom ; lInde et la Chine taient pour eux des contres reculesdans le temps et lesprit.

    Daprs les fragments qui nous sont parvenus de sa Description de lOcan et des citationsdautres auteurs, Pythas remonta la cte atlantique vers le nord et, dpassant la pninsule bretonne,gagna la grande le britannique . Preuve quil ntait pas un hbleur, il fut le premier voquer laposition, la forme et les dimensions de la Grande-Bretagne avec une prcision tonnante. Il en dcritaussi la population. Diodore de Sicile, qui le cite, rapporte quelle a des habitations trs pauvres,faites le plus souvent de roseaux et de bois . Les gens y conservent leurs rcoltes dans des abriscouverts. De ces rserves, ils tirent chaque jour les vieux pis, quils grnent et travaillent defaon y trouver de la nourriture. Pour ce qui est de leur caractre, ce sont des gens trs simples etbien loigns de cet esprit vif et mchant de ceux daujourdhui.

    Et il navait pas connu Strabon.Le rapport qui baubit lAntiquit, puis la fit ricaner mais qui conserve son mystre, est la

    dcouverte dune terre six jours de navigation au nord de la grande le britannique. Pythaslappelle Thul et la dsigne comme la plus septentrionale des terres qui ont un nom . L, relve-t-il, la nuit tait tout fait petite, de deux heures pour les uns, de trois pour les autres . lvidence, Pythas est arriv dans le cercle polaire arctique, au moment du solstice dt.

    Dtail frappant : Pythas rapporte que les habitants de cette contre battent leurs rcoltes sous abri, la pluie et le manque de soleil les empchant de se servir daires dcouvertes . Le manque desoleil dont il parle ne peut se produire que lautomne et lhiver, o les jours sont trs courts ; Pythasna pas pu inventer ce fait, puisquil ntait pas dans la rgion cette poque. Il na pas invent nonplus que les Hyperborens fabriquent une boisson base de crales et de miel.

  • Qutait cette terre dont la lgende hanta les imaginations jusquau XXe sicle ? Estimer sa positionexacte serait hasardeux, car on ignore la vitesse laquelle lexplorateur avana pendant six jours aunord de la Grande-Bretagne, et la majorit des navigateurs et historiens supposent que Pythas auraitpu atteindre larchipel des Orcades ou des Shetland, mais certainement pas lIslande. Toutefois, cetterestriction laisse fortement sceptique, car le temps ncessaire pour rallier les deux archipels partirdu nord de la Grande-Bretagne est bien infrieur six jours de navigation : il est peine dun jourentier, Pythas a pu se rendre plus au nord, surtout si lon tient compte du courant et des alizs delAtlantique nord au moment du solstice dt. LIslande est situe quelque 250 milles au nord-ouest de la Grande-Bretagne ; un vent soutenu aurait permis Pythas de franchir une quarantaine demilles par jour, une vitesse infrieure deux nuds par heure. Certains lui concdent quil auraitpu atteindre la Norvge, puisquil descendit jusqu la Baltique ; ce qui ne serait dj pas si mal pourcette poque.

    La mer coagule empcha notre pionnier daller plus au nord, et il bifurqua vers lest ; ilatteignit la Baltique, puisque Pline lAncien rapporte sa prsence lembouchure de la Vistule. Puisil rentra Massilia. Il avait fait un voyage prodigieux.

    Les navigateurs romains ne parvinrent jamais le refaire ; telle fut probablement la raison duscepticisme affich des auteurs anciens. Comment ce Massiliote aurait-il russi tout seul ce que lapuissante marine romaine navait pu faire ? Ils daubrent donc sur la mer coagule et rejetrentThul au rang des inventions de ce menteur .

    *

    Que fut cette mer coagule , dont la mention a jet Pythas dans un discrdit interminable ? lvidence, une mer seme de petits dbris de glaces, comme pouvaient en crer les fontes defragments de banquise en t, et qui donnait de loin une impression de lait coagulant sa crme.Pythas lui-mme navait jamais rien vu de tel, il se contenta de dcrire le phnomne ; sesdtracteurs pouvant encore moins imaginer celui-ci, ils sesclaffrent. Mais certains universitairesmodernes persistent rejeter catgoriquement cette explication et jugent que la description dePythas ressemble trop celles des limites du monde, ainsi que les Anciens les imaginaient, desrgions o les trois lments se fondent dans le chaos, interdisant le passage humain.

    Au cours des sicles, on a tudi plus attentivement lexploit du Massiliote. Pour commencer,plusieurs auteurs antiques mentionnent quil calcula la hauteur du soleil laide dun grand gnomonou cadran solaire, au solstice dt ; il put ainsi dterminer la latitude de Massilia avec unesurprenante exactitude. Reprenant sa mthode, ratosthne puis Hipparque amliorrent ainsi lecalcul des latitudes.

    Pythas fut aussi le premier tablir une corrlation entre les mares et linfluence de la Lune.Il fut galement le premier observer que ltoile polaire ne se trouve pas exactement au-dessus du

    ple Nord ; il fallait quand mme tre mont assez au nord pour cela, et cette observation seule suffit vrifier son voyage vers Thul.

    Tous ces faits indiquent quil ntait certes pas le premier hbleur venu. Les critiques modernes luireprochent le peu de fiabilit de ses mesures et sa crdulit, qui auraient induit en erreur desgographes et navigateurs ultrieurs. Mais, dix-huit sicles plus tard, Christophe Colomb commettraitencore des erreurs de calcul phnomnales ; les mesures gographiques ont souffert dune lourdeimprcision jusquau XVIIIe sicle.

    Reste dterminer les conditions et les raisons pour lesquelles Pythas entreprit cette expdition,

  • qui exigeait des moyens matriels importants. Cest le point sur lequel Polybe se fonde pour contesterla ralit du voyage de Pythas. Or, Polybe semble ignorer quun autre navigateur, Euthymne, partiten mme temps que Pythas pour explorer, lui, les ctes africaines. La concidence est frappante : quidonc aurait t le commanditaire ayant financ ces deux voyages, et dans quel but ? La rponse estAlexandre. Le grand conqurant, qui venait de soumettre lAsie, cherchait dautres territoires sesexploits ; il tait encore jeune (il mourut, en 323 av. J.-C., du typhus ou de paludisme). Or, le mondemditerranen ne savait encore rien du septentrion. Seul Alexandre pouvait financer des expditionsde plusieurs trires (chacune comptait alors deux cents rameurs) et y aurait trouv son intrt.

    Le scepticisme et les sarcasmes des experts modernes constituent un risque aussi grand que lamystification ventuelle. Lhistoire de Pythas est cet gard exemplaire : elle rappelle les erreursde ces experts. En 1900, un grand physicien, lord Kelvin, prsident de la British Royal Society,dclarait solennellement : Les rayons X sont une mystification. Cinq ans plus tt, il avait affirmtout aussi solennellement : Des machines volantes plus lourdes que lair sont impossibles.

    La liste des erreurs modernes est aussi longue que celle des anciennes. Pythas nen est que lunedes victimes.

  • 62 av. J.-C.

    Un scandale fabriqu dans la Romede Jules Csar

    Lenseignement classique de la Rome antique prte gnralement une inaccessible noblesse auxpersonnages de cette civilisation ; ils sont, dans toutes les coles et universits du monde, prsents ltudiant comme des modles absolus de la vertu hroque et dune sagesse immarcescible. Sils neltaient, dailleurs, pourquoi tudierait-on leurs faits et crits ? Draps dans leurs toges, ilsdominent ainsi les cultures modernes, ples et dplorables reflets dune splendeur jamais perdue.

    Cette mystification car cen est bien une, aussi pieuse soit-elle dforme la perception desralits moderne et antique. Une approche moins solennelle dmontre amplement que les Romainstaient des gens comme nous, avec leurs ridicules et leurs qualits, quils taient des people commetous les autres et, accessoirement, quils se livraient eux aussi des mystifications.

    En 62 av. J.-C., un scandale pouvantable secoua la bonne socit de la Ville ternelle. Les acteursne furent autres que Jules Csar et Cicron, et cet vnement fut assez retentissant pour quun auteuraussi rput que Plutarque le rapporte dans ses Vies des hommes illustres . Dans la nuit du 3 au 4dcembre, un jeune homme de la bonne socit, Publius Clodius forme plbienne de Claudius Pulcher, se dguisa en musicienne pour entrer dans la maison de Jules Csar. Cette nuit-l, seules desfemmes taient autorises tre prsentes dans la demeure : Csar lui-mme et tous les hommes de lamaisonne taient alls dormir ailleurs ; car la nuit tait consacre aux rites de la Bona Dea, clbrepar les vierges vestales, en prsence de toutes les Romaines de la socit.

    Qutaient ces rites ? Des mystres. Et les hypothses leur sujet schelonnent de la chasteclbration de lessence divine de la femme des pratiques plus ou moins graveleuses. Toujours fut-il que Pulcher prvint Abra, la servante de la femme de Csar sa deuxime ou troisime, on nesait , Pompeia, quil tait dans les lieux. En effet, il entretenait avec celle-ci une liaison adultrine.Abra sen alla donc prvenir sa matresse. Mais la mre de Csar, qui prsidait la crmonie etsurveillait les alles et venues, repra lintrus. Elle dlgua sa bonne pour lui demander de jouer desa lyre. Pulcher se trouva pouss au centre de lassemble. Hlas, il ne savait pas se servir de cetinstrument. On lui demanda ce quil faisait l, il rpondit quil attendait Abra. Mais sa voix trahitnaturellement son sexe. Sacrilge ! Un homme tait prsent aux rites des vestales ! Et, sil attendaitAbra, ctait videmment pour tre introduit auprs de Pompeia. Pulcher fut donc expuls.

    Le scandale de ladultre doubla celui du sacrilge. Une clameur horrifie emplit les lieux, et lesfemmes prsentes senfuirent pour rentrer chez elles et tout raconter leurs maris.

    Le lendemain, tout Rome bruissait de laffaire.

    *

    En fait, ctait un coup mont.Quelle que pt tre lattirance de Pulcher pour Pompeia, la nuit de la Bona Dea ntait pas,

    lvidence, un moment propice un rendez-vous amoureux.Pulcher ne pouvait lignorer. Ce jeune homme, le beau Clodius , tait un des people de Rome.

    Non seulement parce quil tait fort avenant, mais aussi en raison de sa rputation de galanterie. Il

  • ntait cependant pas le premier godelureau venu : il appartenait une ancienne et noble famille dontle fondateur, Appius Claudius, avait construit lune des grandes routes de Rome, la Via Appia. Et silavait chang son nom de Claudius en Clodius, ctait parce quil appartenait au parti de la Plbe,quon nommerait aujourdhui gauche. Sa sur Clodia tait la coqueluche de Rome, car, outre quellecrivait des pomes saphiques, elle tait connue pour dispenser ses faveurs moyennant monnaie ; elletait ce quon appellerait de nos jours une call-girl.

    Par sa fausse bvue, Clodius avait offert Csar le prtexte attendu pour divorcer. La famille dePompeia tant puissante, le jeune chef du parti plbien navait pas os jusqualors la rpudier ; maisl, aucun juge ne pouvait contester ses motifs. Une fois libre, il pourrait conclure un nouveau mariagepolitique plus utile sa carrire.

    Csar et Clodius taient du mme parti politique. Il nest pas difficile de deviner quils avaient tde mche pour dclencher ce scandale.

    Laristocratie romaine fut-elle dupe de lintrigue ? On ne peut laffirmer. Pour commencer, le Snatvota une nouvelle loi pour la circonstance et, selon celle-ci, le coupable dun sacrilge naurait pasle droit de se dfendre. Clodius corrompit alors les juges, grce de largent prt par le richeCrassus ; en plus des pots-de-vin, il offrit aux cinquante-six juges des nuits avec certaines femmes ou des jeunes gens bien ns . Il fut acquitt de laccusation de sacrilge par trente et une voixcontre vingt-cinq.

    Ce fut alors que Cicron smut. Il tonna et crivit que les vingt-cinq juges hostiles avaient sansdoute dtest Clodius encore plus quils navaient besoin de sexe. Leffet sur les vnements nen futpas sensible.

    On traduisit quand mme Clodius en jugement, cette fois pour adultre. Le procureur dversa surlui un tombereau davanies. Mais llment dcisif du procs devait tre le tmoignage de Csar :tait-il au courant de la liaison ? Il rpondit que non. Dans ce cas, pourquoi avait-il divorc ?demandrent les juges. Parce que la femme de Csar devait tre au-dessus de tout soupon, rpondit-il. Nouvel acquittement de Clodius.

    Les procs truqus ne datent pas dhier.Et, deux ans plus tard, Csar conclut une alliance politique avec celui qui avait, du moins pour la

    galerie, bris son mariage. Csar, faut-il le prciser, ntait gure un mari idal ni lincarnation de lafidlit. Ses aventures avec les deux sexes ne surprenaient plus personne. Dans sa jeunesse, quand iltait consul en Bithynie, lactuelle Libye, sa liaison avec le roi de ce pays lavait fait surnommer parson propre proconsul reine de Bithynie .

    Mais on nenseigne pas lhistoire en ces termes. Cest ainsi que lon a fig celle de Rome, entreautres, dans une fresque hroque sans grand rapport avec la ralit.

  • Ier sicle

    Jsus fut-il conu Nazareth ?

    Nazareth, Nasara en grec, nom du hameau, village ou bourgade, on ne sait, mais certes pas une ville , o lange Gabriel apparut une vierge nomme Marie (Mt. II, 23 ; Lc 1, 26), est unelocalit inconnue de lAncien Testament et de lauteur romain du Ier sicle Flavius Josphe, lune dessources les plus riches dinformations sur lantique Palestine. Il est dit dans lvangile de Matthieuquelle se trouve en Basse Galile, puisque proche du lac de Gensareth, dit aussi lac de Tibriade,et que cest ici que Jsus aurait pass son enfance et son adolescence. Ce nest cependant pas l quecelui-ci naquit, mais Bethlem, car lorsque Marie tait enceinte, Joseph lui annona quil devait syrendre pour sy faire recenser, selon ldit dAuguste ; Joseph tait, en effet, natif de Bethlem. Aprsla Fuite en gypte, dit Matthieu, Joseph retourne Nazareth, afin que saccomplisse ce qui avait tannonc par les prophtes : il sappellera Nazoren . (Mt. II, 23) Problme : aucun prophte najamais mentionn de Nazoren, ni le nom de Nazareth.

    Le mot lui-mme soulve une question supplmentaire : alors que Matthieu crit Nazoren,Nazoraios, Marc, Luc et Jean, puis les Actes utilisent celui de Nazarnien, Nazarenos, au sensrestreint d habitant de Nazareth , pour dsigner Jsus. Le terme est ensuite appliqu aux aptres.Est-ce un mot driv de lhbreu netser, rejeton ? Non, car il ne comporte pas le tsad ts.Driverait-il alors de nazir, ascte ? Non, car Jsus ne fut pas un ascte. trange nologisme quidivise mme les vanglistes. Peut-tre signifie-t-il tout simplement habitant de Nazareth .

    Mais o se trouve donc ce lieu ?Ce ne peut tre celui que lon dsigne aujourdhui comme tel et qui sappelait El Nasira, sur le

    flanc dune des collines de Galile, au dbouch de la plaine de Yizrel : celui-ci est distant dunevingtaine de kilomtres vol doiseau du lac de Gensareth, alors que Marc et Jean le situent sur larive orientale de ce lac.

    Ce ne peut tre non plus la Nazareth dont parle Luc, car elle se trouvait sur une montagne. En effet,quand Jsus prcha dans la synagogue de ce lieu et annona aux fidles quil ne ferait pas demiracles, en raison de leur incrdulit, ces derniers, furieux, le menrent au sommet de la montagne,du haut de laquelle ils projetaient de le prcipiter. Toutefois, lescarpement que lon montre de nosjours et depuis sans doute le Moyen ge comme tant celui o lpreuve eut lieu se trouve deuxkilomtres de lactuelle Nazareth.

    On a suppos que le nom de Nazareth driverait de la racine nesr, qui signifie cacher , en raisondes grottes qui abondaient dans les parages et o les cultivateurs entreposaient leurs rcoltes ; maison na pas de preuves de lexistence dune localit habite de ce nom. Larchologie confirme que lesite na pas dexistence la prhistoire ni antrieurement notre re. Les ruines et btiments que lony trouve actuellement sont postrieurs au Ier sicle.

    Lhypothse la plus plausible est que lexistence de Nazareth dcoule dune collusion phontiqueentre Nazoraios, trs abondamment utilis dans le Nouveau Testament, et Nazarenos, de sensdiffrent, le premier ne pouvant dsigner un habitant de Nazareth. Il est plus vraisemblable queNazoraios, mot grec, drive dun mot aramen, Nasorayya, qui dsignait une secte de chrtiensgnostiques de lglise primitive.

  • Par la suite, les chrtiens auraient cr un site justifiant les vangiles de Marc, Luc et Jean.Jsus, en tout cas, ne semble pas avoir t attach cette hypothtique bourgade car, aprs son

    baptme par Jean, il alla sinstaller Capharnam.Mais il est prilleux de contester un mythe, et lon continue de parler de Jsus de Nazareth .

  • 37-68 av. J.-C.

    Nron, victime de la calomnie

    Les empereurs romains nont jamais eu bonne presse : les mmes admirateurs de lImperium, quilevrent durant des sicles leurs plus beaux difices sur le modle romain, nont jamais taridinsultes et de mpris lgard de leurs matres. Lopinion gnrale na gure retenu deux que leursvices, de la pdophilie de Tibre la folie de Caligula, sans compter labominable trahison deJulien, qui tenta de restaurer lantique religion paenne la place du christianisme.

    Une bonne partie de ce discrdit tient Sutone, auteur ennuyeux cest Roger Vailland, entreautres, qui le jugea collectionnant les ragots et les informations vraies, qui nous a lgu dans LesDouze Csars la plus tonnante galerie de portraits de monstres. dgoter tout jamais de Rome etde tout ce qui sy rattache. Cest peine si Jules Csar et Auguste rchappent du massacre.

    Le pire de tous aurait t Nron, qui aurait volontairement incendi la Ville ternelle et qui,pendant quelle flambait, aurait invention dHollywood jou du violon sur sa terrasse (il ny avaitpas de violon lpoque). Cet abominable ventripotent aurait fait brler des chrtiens pour clairerla ville et autres horreurs.

    Si lon ny croit pas, que lon se rfre Sutone :

    XXVI. Lemportement, la dbauches le luxe, lavarice, la cruaut furent des vicesauxquels il se livra dabord par degr, secrtement, et comme gar par sa jeunesse ; maismme alors, personne ne douta plus que ces faits fussent le fait de la nature et non de lge.

    Bigre ! Lauteur nexplique nullement comment lon pourrait tre la fois dpensier (le luxe) etavare, ni comment il apprit ces choses, puisquelles taient secrtes et quil ntait pas n. Il semblegalement croire que, plus on vieillit, plus on devient vicieux. Quimporte. Des faits ?

    Ds la chute du jour, il se coiffait dun bonnet ou dune casquette, courait les cabarets etvagabondait dans les rues, en manire de jeu, mais ce jeu ntait pas innocent : en effet, ilfrappait dordinaire les gens qui revenaient de dner, les blessait quand ils lui rsistaient et lesjetait dans des gouts ; il allait jusqu enfoncer les portes des petites boutiques et les piller,et il avait install chez lui une sorte de march o il vendait son butin par lots, lencan, pouren faire disparatre le produit. Souvent, dans ce genre de rixes, il risqua de perdre les yeux etmme la vie ; un snateur dont il avait insult la femme faillit le tuer sous les coups ; aussi,aprs cette msaventure, il ne se risqua plus en public ces heures-l sans tre suivi de loin eten secret par des tribuns

    Ce nest l quun chantillon. Il suffit, car le reste est aussi nauseux. Celui que dcrit ainsiSutone est un imbcile vicieux, sexposant, il le dit lui-mme, un sale coup. On stonne mmequil ait survcu plus dune de ces vires nocturnes, car les Romains ntaient, pas plus que noscontemporains, gens se faire bousculer par un trublion enfivr. Et pourquoi Nron sen serait-ilpris aux petites boutiques, alors que les grandes taient mieux achalandes ?

    Mais on sait trop bien o Sutone a recueilli ses ragots : auprs de laristocratie, qui dtestaitNron, lequel le lui rendait bien. N Hippone en 69, un an aprs la mort de Nron, et mort vers 125,ce pseudo-mmorialiste navait strictement rien vu de Nron ni de lempire sous son rgne.

  • Nous laisserons ceux que ncurent pas trop les fiches de basse police le soin de dcouvrir lereste : en comparaison, les uvres du marquis de Sade ne sont que des marivaudages un peu pousss.Lautorit quon prte un peu trop facilement aux historiens anciens, en ralit des mmorialistesparce que les sicles ont prserv leurs uvres et leurs noms, semble lourdement compromise.

    Et, dcidment, en croire Sutone, les leons de son prcepteur Snque navaient gure profit lempereur Nron, car notre ragoteur oublie de le dire : le pre de Nron, Claude, avait confi auclbre sage lducation de son fils ; quand Claude fut assassin et que Nron devint empereur lge de dix-sept ans, le vritable rgent de lempire fut Snque, avec Burrus, prfet de la garde.Snque naurait jamais tolr des excentricits dlictueuses comme celles que dcrit Sutone.Linfluence du philosophe, lauteur de La Vie heureuse et de La Constance du sage, fut au contrairebnfique et, de lavis des historiens les plus hostiles Nron, elle se fit sentir dans tout lempire.

    Nron ne fut pas un modle de vertu mais, trangement, lon pardonne bien plus aux pharaons,protgs par les mirages des sables, ce quon ne tolre chez les Europens. Peut-tre serait-ce par lafaute dun racisme inconscient.

    *

    Venons-en au crime que lon reproche le plus communment Nron : lincendie de Rome. Cetteaccusation drive directement de la croyance populaire de lpoque : nous savons, en effet, parTacite et Dion Cassius que cet incendie fut interprt par le peuple comme un signe de la colre desdieux et que Nron fut souponn den tre lauteur. Lorigine de cette antique thorie du complot seretrouve chez Sutone, encore lui (Nron, 38), et chez Dion Cassius (Histoire romaine, LXII, 16-17),qui rapportent que des esclaves de la maison impriale avaient lanc des torches et de ltoupeenflamme dans divers quartiers de Rome. Mais comment auraient-ils su que ctaient des esclavesde la maison impriale ? Les deux auteurs omettent de dire que Nron avait perdu dans cet incendiele plus beau de ses palais, la Domus Aurea, o il avait rassembl ses collections dart et tous sestrsors.

    Lincendie clata, au mois de juillet 64, le plus chaud de lanne, dans les boutiques et choppesqui longeaient le Tibre, et o lon trouvait des marchands dhuile. Il fut attis par le vent.

    Lhistorienne Catherine Salles (3) a dmontr linanit de laccusation impose Nron durant dessicles. Elle a surtout rappel les mesures que prit lempereur pour remdier au dsastre : il ouvritles jardins impriaux ceux qui avaient perdu leur maison et fit venir du bl par Ostie des autresprovinces de lempire. Ce nest pas le comportement dun tyran incendiaire.

    La responsabilit de lincendie fut jete sur les chrtiens, tort ou raison et, sur la foi de Tacite,on avana que des foules immenses furent sacrifies ; lhistorien Richard Bods (4) a ramencette estimation deux ou trois cents victimes. Cest encore trop, mais lpoque, ctait le justechtiment pour des gens qui avaient caus un si vaste dsastre.

    Il faudra sans doute bien des travaux pour rendre Nron la place dempereur comme lesautres , surtout en se dfaisant des ragots dun Sutone.

  • 6-5 av. J.-C. 62-64 apr. J.-C.

    Ltat civil de saint Paul, question dplace

    voquer la question de ltat civil de saint Paul au XXIe sicle risque fort dapparatre incongru,sinon subversif et mal intentionn. Quand nous le fmes, en 1991, et que nous publimes les rsultatsde nos recherches et analyses, nous nous fmes traiter dAntchrist, rien de moins. Paul, considr parplus dun historien comme le vritable fondateur de lglise en Occident, a en effet dpass le statutde saint pour accder celui de mythe, et sa parole daptre revt lautorit de la rvlation.

    Cependant, ce personnage est apparu une date dtermine dans lhistoire et, comme tel, ilappartient au domaine historique, indpendamment des hagiographies.

    Les deux premires questions qui se posent dans ce cadre sont : o est-il n ? et tait-il juif ?Selon lui, il serait juif et n Tarse : Circoncis ds le huitime jour, isralite de race, de la tribu

    de Benjamin, un hbreu de naissance et dducation ; dans mon attitude lgard de la Loi, unPharisien. (III Phil., 5-6) De plus, il se dit citoyen romain, de Tarse en Cilicie, citoyen dune villequi nest pas sans renom . (Actes, XXIX, 39) Et il le rpte : Je suis un homme, un juif, n Tarse,en Cilicie, lev dans cette ville aux pieds de Gamaliel. (Actes, XXIII, 3) Gamaliel I, dit aussilAncien, fut un clbre docteur de la Loi.

    Il revendique nergiquement sa citoyennet romaine. Quand les Romains larrtent Jrusalem etmenacent de le flageller, il rappelle au centurion quil est interdit de flageller un citoyen romain, cequi est exact. Le tribun, alors alert par le centurion, vient interroger Sal : Dis-moi, es-turomain ? Sal le lui affirme. Le tribun observe quil a, lui, obtenu ce droit de cit contre une fortesomme et Sal lui rtorque : Moi, je suis n avec. (Actes, XXII, 28-29)

    On comprend ltonnement du tribun : cette double identit juive et romaine nest plausible quepour des auditeurs qui ignorent tout de la ralit en Palestine, o elle serait exceptionnelle, sinonextraordinaire, car les juifs sont sujets et non citoyens de lempire. Le point reste mconnu jusqunos jours, comme en tmoignent bien des ouvrages sur saint Paul : la citoyennet romaine nest pas untitre de droit consulaire ; elle implique lhommage obligatoire aux dieux romains sous peine deparjure, peine trs grave qui entrane pour commencer la privation de facto de ce privilge.

    Comment Sal se tira-t-il de ce dilemme ? Romain, il aurait cess de ltre sil avait refus departiciper aux cultes, et juif, il aurait t exclu de la communaut juive et naurait certainement paspu suivre lenseignement de Gamaliel sil avait particip ces cultes.

    De surcrot, la rfrence Gamaliel est trange : ce docteur enseignait Jrusalem et non Tarse.Mais enfin, on peut supposer que Sal, Paul comme il sappela plus tard, aurait pu tre envoy Jrusalem un ge indtermin, par un pre dont il ne soufflera jamais mot, alors quil senorgueillitde cette citoyennet romaine quil lui doit coup sr.

    *

    Dans son catalogue des auteurs chrtiens jusquau Ve sicle, De viris illustribus, saint Jrmemodifie sensiblement ces donnes : Laptre Paul, autrefois appel Sal, doit tre compt hors dunombre des douze aptres. Il tait de la tribu de Benjamin et de la cit de Giscala, en Jude. Quandcelle-ci fut conquise par les Romains, il migra avec ses parents Tarse, en Cilicie, puis fut envoy

  • Jrusalem pour y tudier la Loi, et il fut instruit par Gamaliel, homme trs savant dont Luc faitmmoire.

    Jrme contredit donc formellement Paul et Luc ; il est le premier mentionner Giscala. Il doitavoir ses informations, mais elles semblent incompltes. Dabord, lappartenance la tribu deBenjamin navait plus de sens au Ier sicle, tant donn que la fraction de cette tribu, qui taitdemeure en Palestine aprs la dportation des Dix Tribus par Salmanazar dAssyrie, avait pratiqules mariages avec la tribu de Juda, dans laquelle elle stait fondue. Elle nexistait plus que dans lesvieux rouleaux. Ensuite, si les parents de Sal avaient t des habitants de Giscala lors de laconqute de cette ville par les Romains, ils auraient t considrs comme captifs et nauraient pumigrer leur convenance. Cela est confirm au IXe sicle par Photius, patriarche de Constantinople : Paul, de par ses anctres selon la chair, avait pour patrie Giscala. [] Lors de la conquteromaine, ses parents, ainsi que la plupart des autres habitants, furent emmens en captivit Tarse. (Ad Amphilocium, CXVI) Or, des juifs dports nauraient daucune manire obtenu la citoyennetromaine, privilge dans le monde romain.

    Tarse accordait certains privilges aux juifs, comme le prcise Theodor Mommsen dans sonHistoire romaine ; ils y taient dispenss de la capitation romaine, puisquils payaient dj un imptpour lentretien du Temple et, sauf sils taient dports, comme ctait le cas des parents de Sal, ilstaient dispenss du service militaire. Mais la ville naccordait absolument pas la citoyennetromaine.

    Les parents de Sal nauraient donc pas t citoyens romains et il ne laurait pas t non plus denaissance .

    Ce fut dailleurs en raison de la double appartenance quil sattribuait que les bionites, juifsdisciples de Jsus et tablis en Syrie, qui se constiturent en secte au IIe sicle, pense-t-on, rejetrentles crits de Paul, quils accusrent dimposture. Pour eux, il tait grec et, stant install Jrusalem, il avait tent, en vain, dpouser la fille du Grand prtre ; dpit, il sen prit aux juifs et la Loi . (piphane de Salamine, Panarion, I, II, 16, 8)

    Il en dcoule que Paul accommode sa convenance la vrit sur son tat civil. Que cache-t-il ?

    *

    Est-il vraiment juif ? Cela est moins que sr, en juger par ses propres propos :

    Oui, libre lgard de tous, je me suis moi-mme asservi tous, afin den gagner le plusgrand nombre. Et je suis devenu pour les juifs comme un juif afin de gagner les juifs. Pour ceuxqui sont soumis la Torah sans tre moi-mme sous la Torah , afin de gagner ceux qui sontsous la Torah. Je suis devenu pour les sans-Torah comme sans-Torah, ntant pas sous laTorah dElohim, mais sous la Torah du Messie, afin de gagner les sans-Torah (I Cor. IX, 19-21)

    Cet amphigouri cache mal un aveu : Paul a prtendu tre juif et ne ltait pas dorigine, car ilnexiste pas de juifs sans Torah. Dans une ville comme Jrusalem, dont la population lpoque estestime quelque vingt-cinq mille mes, tout le monde se connaissait, et lon ne pouvait raconternimporte quoi sur son statut et ses origines, comme le fit Paul, des populations trangres Romains, Corinthiens, Galates, phsiens, Philippiens, Colossiens, Thessaloniciens.

    Dduction logique : Paul na acquis son identit juive que tardivement, pour entrer dans lacommunaut des disciples de Jsus.

  • Mais qutait-il auparavant ?Un passage en grec des Actes des Aptres recle un indice. Il se rapporte une assemble de

    prophtes et de docteurs prsents Antioche, parmi lesquels se trouvent Barnab, Simon le Noir,Lucius de Cyrne et Menahem, qui avait t lev avec Hrode le Ttrarque et Sal : Manahm teHrodon tou Tetraarkon sntrophos kai Saulos . Si Sal avait t lev avec le ttrarque Hrode, centait certes pas Tarse, mais Jrusalem. Et pas nimporte o : dans le palais o tait lev cedescendant dHrode le Grand, Jrusalem ou Csare. La fiction de lducation aux pieds deGamaliel perd de plus en plus sa vraisemblance. Qui tait donc Saul pour tre lev avec unprince ? On le verra plus bas.

    Na-t-il donc aucun rapport avec Tarse ? Il ne sy rend pour la premire fois qu lge adulte, peuavant que Barnab aille ly chercher. Il le reconnat lui-mme dans un lapsus rvlateur : Voussavez comment je me suis conduit avec vous tout le temps, depuis le premier jour o jai pos le pieden Asie , rpond-il Barnab, envoy par les disciples qui salarment de conversions de gentilsauxquels Paul nimpose mme pas la circoncision. (Actes, XX, 18)

    Il se dment lui-mme : il na donc pass ni enfance ni jeunesse Tarse.

    *

    Un autre indice claire la vritable identit de Sal : lorsque quarante juifs sengagent jenerjusqu ce quils aient obtenu du Sanhdrin la mise mort de Sal, le neveu de celui-ci lapprend,lavertit, puis le tribun Lysias en est inform son tour et appelle deux centurions : Prparez deuxcents soldats pour aller Csare, avec soixante-dix cavaliers et deux cents archers, ds 9 heures dusoir. (Actes, XXIII, 23) Le Romain Lysias met donc disposition de Sal quatre cent soixante-dixhommes pour assurer son transfert en lieu sr ; pareille escorte est rserve des personnages dehaut rang, Jsus fut loin de bnficier de tant dgards. La faveur du prvenu se poursuit quand Salest conduit chez le procurateur Flix, successeur de Ponce Pilate ; lauteur des Actes Luc croitlexpliquer en allguant que Flix esprait recevoir de largent de Paul . Il faut en dduire quePaul, prtendument fabricant de tentes , ait t bien riche pour quun procurateur de Jude, le plushaut fonctionnaire romain ltranger, en ait attendu un pot-de-vin.

    Le successeur de Flix conserve la mme mansutude lgard de son hte ; il lautorise recevoir des visites, dont celles dHrode Agrippa II, roi de Chalcis, puis dIture, qui passe parCsare ; le rcit de la rencontre de celui-ci avec Sal, qui interpelle son royal visiteur comme sictait un vieil ami, voque celle de deux princes. Et le roi dclare videmment Sal innocent.

    Mais la cl de lidentit de Sal rside dans ladresse finale de lptre aux Romains : Saluezles gens de la maison dAristobule, saluez Hrodion mon parent, saluez Rufus, llu dans lAdn, etsa mre, qui est aussi la mienne. (Rom. XVI, 10-13) Ladresse est rdige Corinthe, lintentiondes chrtiens de Rome. Les noms dAristobule et dHrodion sont typiques de la dynastie hrodienne.En effet, il y a bien un Aristobule Rome, cest Aristobule III, fils dHrode Agrippa II et deBrnice, visiteurs de Sal quand il se trouvait Csare, chez Festus ; ce prince est un favori deNron, qui lui concdera en 54 le royaume de la Petite-Armnie, en 60, une partie de la Grande-Armnie et, la mort de son pre, le royaume de Chalcis ; il est aussi le second mari de Salom II,petite-fille dHrode le Grand.

    Mais on peut galement supposer que ce diminutif, Hrodion, qui ne sappliquait quaux jeunesgarons de la dynastie hrodienne ntant pas encore en ge de rgner, pourrait tre Aristobule III lui-mme.

  • Sal devenu alors Paul, avait des connaissances en haut lieu, la hauteur des camarades de jeuxquil avait eus dans son enfance, tel le ttrarque Hrode (un neveu dHrode le Grand).

    Ce qui retient particulirement lattention est la mention de la mre de Paul, qui demeurerait Rome. tranget considrable, dont aucun historien ni hagiographe na jamais tenu compte. Qui peut-elle tre ? Nous avons prcdemment expos en dtail (5) les raisons de penser quelle est la filledAntigone, dernier de la dynastie des Hasmonens dont Hrode le Grand fut le roi le plus illustre.Marie Antipater, un des fils dHrode le Grand, elle eut une fille et plusieurs fils, dont les noms nenous sont pas parvenus (ou ont t effacs par les copistes chrtiens des textes romains). Nouspostulons donc que Paul et Rufus furent les fils de cette Brnice, exile Rome. Hasmonenne, ellentait donc pas juive, et hrodien lui-mme, son poux Antipater ne ltait pas non plus.

    Saint Paul ntait donc pas n Tarse et ntait pas juif. Cela ne change rien ses crits, mais celadmontre que mme les aptres pouvaient mentir. Sil dissimula ses ascendances hrodiennes, ctaitparce quHrode le Grand souffrait dune rputation fcheuse chez les disciples de Jsus. La siennentait gure sans tache non plus, il sen faut : Sal prsida, en effet, la lapidation du premier martyrchrtien, tienne, avant de se rallier, sur le chemin de Damas, selon la tradition, lenseignement deJsus.

  • Ier sicle apr. J.-C.

    Nol est une fte paenneet le calendrier retarde de sept ans

    Cest en 339 selon certains, 353 selon dautres, que lglise dcida de clbrer la naissance deJsus le 25 dcembre, afin, dit le Larousse encyclopdique, de christianiser la fte du solsticedhiver . En ralit, cette dcision faisait partie de la formidable offensive visant touffer unereligion rivale, le mithriacisme, qui ressemblait dangereusement au christianisme : son dieu taitMithra, cration de son pre, le tout-puissant Ahoura Mazda, et dont la renaissance sopraitjustement ce jour-l, marquant la reconqute du monde par le soleil invaincu. Mithra, dieu aryen, taitcelui que ses fidles clbraient en ces termes : Tu nous as sauvs en rpandant le sang ternel.

    Et, pour marquer le renouveau, les mithrastes plantaient un jeune arbre, symbolis par notre sapin.Le rite paen a donc survcu quelque dix-sept sicles par lentremise de lglise.

    Le mithriacisme avait gagn lEurope entire, de lEspagne au nord de lAngleterre, et il rgnaitsur tout le bassin de la Mditerrane, de la Turquie lactuelle Tunisie. Il fut long liminer. La datede Nol, dont le nom drive de la formule romaine Natalis solis invicti, naissance du soleilinvaincu , demeura.

    Jsus succda Mithra, au prix de ce quon qualifiera, en termes mesurs, de pieuse-dsinformation et quon appellera une usurpation, en langage moins chti. Ce nest dailleurs pas laseule : peu de fidles savent que la pratique de placer un bnitier la porte des glises estdirectement emprunte au mithriacisme : les temples de cette religion comportaient une vasque deauplace la porte, pour que les fidles sy purifient les mains.

    Mais quelle tait donc la date de naissance de Jsus ?Lvangile de Luc, et lui seul, spcifie que le Sauveur naquit dans une mangeoire , cest--dire

    dans une table, Bethlem, parce quil ny avait pas de chambre o ils [Joseph, Marie et lenfant]pussent loger dans la maison . Cela signifie que Bethlem affichait complet. Or, il ny avait quunmoment dans lanne o cela se produisait, et ctait celui de la Pque, qui attirait Jrusalem unefoule de fidles. Le nombre de ces fidles, dont les estimations oscillent considrablement dunauteur lautre (de cent vingt-cinq mille trois cent mille), excdait les capacits daccueil de la VilleSainte, et les visiteurs se repliaient donc sur les villages voisins, Bthanie, deux kilomtres, soitmoins dune heure de marche, et Bethlem, neuf kilomtres, soit quelque deux heures de marche.

    Jsus naquit donc en avril. Mais de quelle anne ?

    *

    Les vangiles nous informent que ctait sous le rgne dHrode le Grand (Mt. II, 1), mort en 4avant notre re, et peu aprs le dcret de recensement command par Csar Auguste (Lc. II, 2), alors que Quirinius tait gouverneur de Syrie . Il y a l une contradiction, car ce Romain fut deuxfois gouverneur de Syrie : la premire fois de lan 3 lan 2 av. J.-C., alors quHrode tait mortdepuis un an ; la seconde, de lan 6 lan 7 apr. J.-C.. Il apparat donc que Luc sest tromp : lerecensement ne peut pas avoir t fait la fois du vivant dHrode et pendant ladministration deQuirinius.

  • Ce ne serait pas la seule fois quun vangliste se serait tromp.Une stle mise au jour en Turquie en 1924 donne les dates des recensements ordonns par Rome :

    on en relve un en lan 8 av. J.-C., et un autre en lan 6 apr. J.-C. Aucun des deux ne correspond auxmandats de Quirinius, mais, sil faut tenir compte du fait quHrode rgnait encore, cest celui de lan8 avant notre re qui simpose.

    Jsus serait donc n en lan 8 av. J.-C.Un autre indice invite rectifier lgrement cette date, et cest ltoile dite de Bethlem,

    mentionne par Marc seulement (II, 1-6), qui aurait attir les Rois mages. Ces personnages,rappelons-le, taient de grands prtres trangers, astrologues comme tous les prtres de lpoque.Leur venue troubla Hrode, car ils avaient t alerts par ltoile de la naissance dun nouveau roides juifs, et le monarque ordonna donc pour cette raison le massacre des nouveau-ns qui mettraientson trne en pril. On fera la part de la lgende tragique quaucune preuve historique ne confirme pour retenir un fait astronomique, reconstitu par lastronome David Hughes (6) : une datecorrespondant au 7 mars de notre calendrier, en lan 7 av. J.-C., il y eut une conjonction de Saturne etde Jupiter leurs levers hliaques ; elle donna lillusion dune toile nouvelle, lclat exceptionnel.Saturne est alors trente-huit fois plus brillant que les toiles avoisinantes, et Jupiter, treize fois plusbrillant que Saturne. Les astrologues sagitrent : Saturne passait pour le protecteur dIsral etJupiter, qui tait la plante des rois. Une liaison se serait donc faite dans lesprit des astrologuesentre les deux plantes : un grand roi dIsral allait natre. Dduction hasardeuse : Jsus ne fut jamaisroi dIsral et ny prtendit pas non plus.

    Le recensement avait t command en lan 8 : pourquoi ny aurait-on procd quen lan 7 ? Laraison est simple : le temps que ldit parvnt en Palestine, plusieurs semaines, voire des mois,pouvaient scouler et lon passait lanne suivante.

    Trois semaines aprs lapparition de ltoile de Bethlem, le temps tait venu de la Pque juive etJsus naissait.

    aurait t aux environs du 15 avril de lan 7 av. J.-C.

    *

    Quand lglise sappropria donc les dpouilles opimes du mithriacisme, elle recueillit galementles coutumes paennes attaches cette poque de lanne, dont celle des cadeaux aux enfants,perptue par les Saturnales romaines. Les trois mythes celtiques de Gargan (dont Rabelais sinspirapour son Gargantua), dOdin et de Julenisse furent galement repris : le premier tait un bon gant quiallait par les chemins avec une grande hotte de cadeaux sur le dos ; le deuxime, premier dieu desVikings, passait dans les maisons, vtu dune grande cape, pour distribuer aussi des cadeaux, maisaux seuls enfants sages ; quant Julenisse, ctait un lutin la longue barbe blanche, vtu dunefourrure rouge. Lglise leur substitua saint Nicolas, qui avait ressuscit trois enfants massacrs parun boucher.

    La dvotion Gargan, elle, survit particulirement dans le rite des festins de Nol.

  • IIIe sicle av. J.-C. Ve sicle apr. J.-C.

    Nos anctres les Gaulois ?

    Les instituteurs, politiciens et tribuns qui sobstineraient reprendre la fameuse formule de lcolerpublicaine Nos anctres les Gaulois feraient bien de tenir leur langue : ils risqueraient deprovoquer une crise diplomatique de premire grandeur, voire de faire exploser lEurope. Silsrevendiquaient les frontires de lancienne Gaule, ils se mettraient mal avec les Belges, lesHollandais, les Allemands, les Suisses et les Italiens.

    La Gaule des Romains, en effet, comportait deux grands districts : la Gaule cisalpine, cest--diretoute lItalie du nord entre les Alpes et les Apennins, et la Gaule transalpine, qui, en plus du territoireactuel, comprenait la Belgique, une partie des Pays-Bas, la rgion rhnane de lAllemagne et unepartie de la Suisse.

    Telle tait lantique Gallia. Ses habitants parlaient des dialectes celtiques. Ils taient constitus detrois peuples principaux, les Aquitains au sud, les Gaulois au centre et les Belges au nord. Ils sediversifiaient en de nombreuses tribus : les Helvtes, les Squanes et les Ades dans les bassins duRhne et de la Sane ; les Arvernes dans les Cvennes ; les Snones et les Carnutes dans le bassin dela Loire ; les Vntes et autres tribus armoricaines aux embouchures de la Loire et de la Seine. Ceux-l taient des Celtes. Les Nervis, les Bellovaques, les Suces, les Rmes, les Morins, les Mnapes etles Aduapes taient des Belges. Les Tarbelles et dautres tribus composaient les Aquitains.

    Linventaire a t ici trs abrg. Ainsi Amiens conserve le souvenir des lointains Ambiens ; Paris,des Parisis ; Rheims, des Rmes ; Soissons, des Suces. Les Namntes partageaient la Bretagne avecles Vntes (que lon retrouvera plus tard en Vntie), le Marais poitevin appartenait aux Pictes,les Aulerques, les Carnutes et les Squanes staient fixs dans lle-de-France. Les Arvernes avaientpouss jusquau Languedoc, o ils cohabitaient avec les Volques. Les Avars occupaient la futureBourges et les Hques et les Bituriges, le Cantal. Les Allobroges staient, avant de disparatre,aventurs dans le sud-est, rejoignant les Voconces, Helvtes et Lingons

    Et noublions pas que Marseille et sa rgion taient grecques depuis le VIIe sicle av. J.-C.Il y faudrait un annuaire. Il y avait dcidment beaucoup dtrangers autour dAstrix.Jules Csar rsuma cette diversit en ces termes : Lensemble de la Gaule est divis en trois

    parties : lune est habite par les Belges, lautre par les Aquitains, la troisime par le peuple qui,dans sa langue, se nomme Celte et dans la ntre, Gaulois.

    Ces tribus ne constituaient videmment pas une nation au sens donn de nos jours ce mot : ellesnavaient pas de langue ni de lois communes, et elles navaient pas non plus de chef unique ; laroyaut de Celtillos, lArverne pre de Vercingtorix, fut brve, et sil faut chercher une bauche desystme politique unissant les tribus gauloises, ce sera celui dun conseil tribal. Il nexiste pas lamoindre trace dune quelconque conscience de former une nation. Leur seul lien tait la religion, et laseule autorit quils reconnaissaient tait celle des druides. Jules Csar lavait compris et comme ilsavait que les grands dignitaires druidiques sigeaient outre-Manche, ce fut l-bas quil dcidadaller les rduire en sujtion. Sans grand succs, dailleurs.

    Les invasions franques, la fin du IIIe sicle, modifirent considrablement la rpartition dcriteplus haut, et ce furent elles qui esquissrent les origines de la France.

  • La formule Nos anctres les Gaulois est donc un contresens si lon veut dsigner les fondateursde la France, car les Francs, des Germains, et les Gaulois forment deux entits distinctes.

    *

    partir du second Empire apparat une tendance crer un mythe gaulois ; celui-ci se constitueraautour de Vercingtorix, qui occupe une place de choix dans limaginaire franais, en raison de celleque lui consacre Csar dans ses Commentaires sur la guerre des Gaules : ce jeune homme de laclasse nobiliaire gauloise aura trois fois dfi les armes romaines en 52, Bourges, Gergovie etAlsia, mais la dernire lui aura t fatale : Csar ly capturera et lemmnera Rome, o lemalheureux vaincu croupira six ans dans un cachot obscur avant dtre trangl.

    Lpope de Vercingtorix na dur que neuf mois de cette anne 52, mais limagination imprialesen empara comme dun symbole et linstruction publique rpublicaine reprit le mythe et lamplifiajusqu labsurde. Vichy le hissa au niveau dun symbole de la vraie France et la Libration en fitle hros de la Rsistance.

    Elle commena par fabriquer une image physique du hros : grand, blond, chevelu, moustachu,hriss darmes et le regard terrible ; cest limage que propose la statue de bronze rige en 1865 ausommet du mont Auxois, barde darmes anachroniques (elles vont de lge de bronze lpoquemrovingienne !). Or, le seul historien connu qui lait rencontr, et pour cause, tait Csar lui-mme,qui nen trace aucun portrait. Ceux de lAntiquit auxquels on a emprunt cette image farouche, DionCassius