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4 CAMIONS 4 ÉPOUSES - … · Un partage avec vous. Un monde entre nous. Je la veux d’une lumière pour une époque. Des époques. ... Je n’ai en ma possession que mon histoire

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4 CAMIONS

4 ÉPOUSES

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ISBN : 979-10-236-0180-0

Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon, aux termes des articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

SEKOU SIDIBE

4 CAMIONS

4 ÉPOUSES

À NELLY

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20 SEPTEMBRE 1999

J’ai une histoire. C’est la mienne. Qu’à cela ne tienne, je la veux comme un partage. Un partage avec vous. Un monde entre nous.

Je la veux d’une lumière pour une époque. Des époques. Pour notre époque. Pour aujourd’hui et pour demain. Pour le futur comme pour le passé. Pour le temps, à jamais.

Je sais qu’il y a tant d’histoires. D’autres histoires de d’autres cieux. Des histoires d’autres auteurs. Je sais aussi des histoires d’autres continents. N’empêche, moi l’Africain, je conte la mienne. Cette différence qui fera corps avec d’autres êtres. Nuances d’esprits. Un mélange qui se mélange, à moi, à nos histoires lointaines et pourtant communes. Je chante dans cette narration une mer d’indifférence, source ma foi de notre vraie ressemblance. Au-delà de nous, la peur que la mer nous évoque à cause de son caractère d’inconnu et de mystérieux. Cette mer d’eau immense, sans fin, sans début, qui taille et assaille notre intérieur, laissant l’extérieur, nous regardant frileux, tremblo-tants d’énigme. C’est le pas. Le pas qu’il faut faire vers d’autres horizons, vers d’autres générations. Le pont.

Je traverse la mer, les mains et les pieds nus. Je n’ai en ma possession que mon histoire et mon désir de l’autre. Je marche

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sur la mer, la belle inconnue et mystérieuse. Je la sens, elle me sent. C’est le constat, la main dans la main. J’y arrive pourtant à faire ma marche équilibrée, opposée à toute chute grâce à mon âme vide, remplie, envahie par ce que je crois juste et bon pour autrui. Moi.

Ensemble à nous écouter, on écoute l’autre, on ne tombera pas, on ne discutera pas dans cette mer vaste et sans limites.

La mer des autres. Des autres cachés à la lumière de leur obscurité. Vaste champ d’embrouilles mis au jour par nos his-toires, par mon histoire.

« Tu ne seras jamais comme moi, c’est pour cela qu’on se ressemble. C’est aussi pour cela qu’on vivra ensemble éter-nellement. C’est encore pour cela qu’on offrira ensemble aux générations futures un environnement sain et propre.

Je n’ai pas de doute. Je sais que je peux lever mon chant ; trop d’oreilles, beaucoup d’oreilles m’écoutent et m’écouteront. Je sais aussi que le mur qui se dresse, qui se dressera entre la vérité et le mensonge, ce mur et ses auteurs feront chou blanc, tant vos oreilles entendent mon histoire.

Débute la narration… Que les tam-tams résonnent. Ouvrez vos oreilles. Tout doucement, le silence descend. Quelques bruits… Des voltiges ; des mouches. Le vent traverse les branches, des tabourets écorchent le sol sec. Des mois… de nombreux mois, pas de pluie. Nos yeux n’ont pas vu de pluie, nos récoltes ne sont pas bonnes, nos enfants sont faméliques. Des ventres gros comme des balles de foot. Nos bêtes laissent des ossements aux rives… de nos sources… jadis.

Calamités reçues, données par nos fous devanciers, mauvais legs ? Que pouvons-nous ? Sinon accepter et gêner. Espérer une nouvelle donne. Tenter une reconquête de notre espace, de notre environnement. Redonner cette verdure en échange à ce désert qui avance. C’est à nous de refaire du charme à notre forêt luxuriante qui nous échappe. Que de reconquêtes ! Cet

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autre amour mérite son défi. Aimons notre nature pour encore nous aimer nous-mêmes et aimer davantage nos générations futures.

Je chante une envie qui coule dans mes veines, comme un rêve, comme un nouvel état d’esprit, la fin de l’apoptose de nos forêts.

Souffle vent amer, ton torrent envahisseur et répulsif sur ces gens amis des déchets toxiques.

Nous comptons sur toi pour les emporter hors des limites de notre continent. »

Frou-frou, entra en lice, le Mandé Alpha. Un grand boubou, quel beau boubou ! Stupéfaite…

La foule admirait, quel beau boubou, quelle belle broderie ? ! Les traits étaient majestueux, la démarche du Mandé Alpha était souple, gracieuse et conquérante.

Le torse bien droit, les yeux bien fixés sur sa chaise royale qui l’attendait. Un autre vent souffle. Encore un autre vent.

– Un de plus ! souffla un octogénaire.Il en a vu plus d’un. Celui-là il ne ressemblait pas aux autres.Enfin… un grand bruit. Quelques pleurs d’enfants. Des

corps tressaillaient… L’orage retentit. Événement. Des mains tremblantes se levèrent au ciel. Encore des supplices, toujours des prières. L’Afrique qui demandait encore, encore et encore. Peut-être enfin… une pluie. Oui à l’orage, une pluie battante donnait la réplique. Ce jour-là, au village, face à la folle pluie, la folie de la population était perceptible par n’importe quel étranger, même les malvoyants.

On courrait de gauche à droite, il fallait profiter au maximum. On remplissait tout. Rapidement des digues avaient été conçues pour réceptionner le plus d’eau. Il était certain, ce jour au moins, il n’y avait aucun doute, tous les enfants du village avaient pris une douche ! Certitude.

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Le bonheur a été de courte durée. Le manque d’eau a été trop long. Le besoin d’eau était trop dense. Rapidement, dans un laps de temps, toute l’eau s’engouffra dans un sol avide, et quelques heures après on avait l’impression qu’il n’avait pas plu depuis des lustres.

Aujourd’hui encore, au moment où j’empruntais la voix du griot, l’orage grondait, grondait.

Il y avait un événement, venez, accourez, pressez-vous. Il y avait un événement. Je craignais pour les moribonds, pour les malvoyants, pour les malentendants.

Les premières loges étaient remplies de bien-portants, de bien-voyants, de bon-entendants.

Que la voix du griot me serve de caisse de résonance pour tous ceux-ci. Pour ceux de l’auditoire si loin du Mandé Alpha, pour ceux de la génération future si loin du Mandé Alpha.

À ses fils, à ses petits-fils, à ses arrière-petits-fils, le Mandé dit l’événement.

– Nooonn ! lança le Mandé. Que personne ne bouge, la pluie attendra la fin de notre conciliabule. Parole de Mandé. Parole à respecter.

Depuis l’aube des temps, la voix des griots, chantée ou parlée, nous berçait ou nous enseignait l’histoire du mandingue.

Avec elle nous savions notre glorieux passé. Elle nous enseignait encore l’épopée de Soundjata Keita, elle étendait les limites de l’empire du Soudan.

Avec elle, resterait en mémoire, dans notre mémoire, et dans celle de nos générations à venir, notre origine. Il avait eu l’histoire, il y a l’histoire, il aura l’histoire. Le griot nous tenait le lien qui devait rester solide entre ces trois temps : le présent qui se sert du passé pour nous construire notre futur. Le Mandé Alpha tenait ce lien dans sa voix.

D’un bras levé au ciel, au-dessus de l’assistance, sous le grand fromager la pluie stoppa net.

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À quelques mètres, au loin, la pluie tombait. Toujours stu-péfaite… la foule regarda l’eau s’infiltrer dans le sol si dur. Personne ne comprenait pourquoi au-dessus, au-dessous, autour de l’assistance aucune goutte ne tombait, ne ruisse-lait… présence du Mandé. Absence de pluie. Le Mandé avait convoqué son monde, bon gré, mal gré, le Mandé Alpha parlera à son monde.

La pluie tombait, tombait toujours. Il fera jour tout le jour. Mandé Alpha nous éloignait du noir… de l’obscurantisme.

– Ouvre ta bouche mutisme. Parle donc. Ton peuple… Ô ! Ton peuple est accroché à ta bouche. Parle donc ! Le ton-nerre gronde, les éclairs, partout des éclairs traversent le ciel. Tremblement de terre … séisme. L’Apocalypse. Non.

Le Mandé Alpha fit un pas. Deux pas… trois pas. Il revint s’asseoir sur sa chaise majestueuse.

Stupéfaite, la foule, entre intrigue et admiration, ouvrit de grandes oreilles et de grands yeux.

Le griot à côté du Mandé : – Afô… Kouman. En ka Djaraba… kouman. Bi lom fôlo.

A lom sela… kouman.D’un geste vif, de bout en bout sur ses genoux, le griot empila

le bout de son boubou. L’histoire. L’histoire de Kabakoulou. Nos oreilles l’entendront.

Le Mandé Alpha : – Djeliba ? – Name ! – Djeliba m’écoutes-tu ? – Name. Djaraba. Je t’écoute, comme j’ai écouté ton père,

ton grand-père et ton arrière-grand-père. J’écouterai tout le temps Djaraba… Afô.

Le Mandé Alpha le Djaraba leva une main, un oiseau dans le ciel se leva. Sa deuxième main se leva, un autre oiseau se leva. Bénédictions. Il y avait des signes. Il y avait des signes

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qui ne trompaient pas. Le Mandé Alpha avait la bénédiction. Le Djeliba savait, comme dans la nuit des temps nos ancêtres savaient sans la météorologie la tombée d’une pluie ou non. Ou encore sans échographie, l’on prédisait le sexe des enfants à naître. À tout cela la raison revenait sans doute à Lavoisier pour nous avoir enseignés que rien dans ce monde ne se crée ni ne se perd mais plutôt que tout se transforme. On tour-nait toujours autour de la même chose, on les améliore. Le monde restait le monde. Et personne ne pouvait empêcher à la mode des années cinquante de nous rejoindre en plein xxie siècle. Personne ne pourra arrêter la machine du temps et le monde tournera toujours. Haro aux politicards sous nos tropiques. Haro aux scientifiques à la science sans conscience. Enfin merde…

La narration, son début s’approchait et la foule en salive. Au cœur de l’auditoire trois femmes levèrent un chœur. Une mélopée se leva dans l’air, se mélangeant, confondant tout le monde en émoi.

Une voix se leva plus haut perchée que les autres. C’est Tiranké. Dieu lui-même l’avait dotée de ces cordes vocales-là. Elles nous donnaient de l’émotion, ouvraient notre âme à l’attention, nous rapprochait de la narration.

– Caution !Les dernières notes tombaient. Djeliba se leva. – Caution ! il répéta.

Commença l’épopée du Mandé ; le Djaraba. Brève répéti-tion à la foule.

« Pré bande ! Non pas un pré bande. Le Djeliba vivait bien, se nourrissait bien… conter les éloges des grandes familles, des familles nobles et braves, était sa seule sève. Caution, Djeliba avait sa raison, que de charlatans ne rencontrons-nous pas aujourd’hui. Comparaison n’était pas raison, mais vite Djeliba avec sa vérité permettait d’éviter cette liaison avec le grand

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Mandé Alpha. Le Djaraba et les autres ; les griots par civilités, les griots pour le ventre, c’était comme le jour et la nuit, la différence était grande et fort immense. La caution de Djeliba était donc opportune. Un chat est un chat et rendons toujours à César ce qui est à lui. »

Au cœur de la foule, les trois femmes entrèrent en chœur encore une fois et cela toutes à la fois. Que l’audience prête sa bonne foi.

Le Mandé Alpha mordit un coup de sa cola, le chœur donna un holà à son chœur… Doucement… Subtilement on compre-nait, l’heure était aux événements, l’heure de la narration. Ses doigts se perdaient dans sa barbe fournie, rougie par le henné.

Lui seul avait une barbe de cet acabit. Tous savaient qu’il y avait jour et jour. Un jour se levait comme partout dans ce monde. On sortait tous de notre lit au petit matin, qu’on fût Chinois ou Bantous d’Afrique du sud.

« Cette vérité était aussi vraie, qu’on fût riche, puissant et méprisant, qu’on fût pauvre, faible et mendiant pour notre soupe. »

Le jour commençait toujours par une matinée et finissait toujours par une soirée. Irréversible. Sous la houlette de Mandé, tous savaient ici que cette journée n’aurait pas sa pareille. Et on était tous tétanisés, scotchés aux lèvres du Djaraba.

– Quelles lèvres ? ! ! pouvait-on s’exclamer. Tant la cola les avait rendus intrigantes et dégoûtantes.Ce jour, bien des gens le garderont au fond de la mémoire

pour le conter à leur descendance. Ce jour où il y a eu soleil et où il n’y a pas eu soleil. Ce jour

où l’on a vu la pluie sans vraiment la voir. Ce jour sans pareil, qui nous fit vibrer dans nos entrailles, personne n’ira flirter avec monsieur l’oubli.

– Djaman… Foule !Kabakoulou… silence. L’intrigue commençait.

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– Kabakoulou… avance. Le Djeliba, le grand griot. – Name. Name. – Afô… Kouman kélé. Tché kélé. – Frêle mogô, venu en basse côte. Sué de sa sueur, pleuré

beaucoup de pleurs, rencontré tant de rancœurs.« Il se mit au labeur, tant pis aux causettes, tant pis aux

disettes, tant pis aux risettes… pour avoir son bonheur, être à l’honneur, donner de la hauteur à lui, à sa famille, à ses ascen-dants et aujourd’hui à ses descendants. Le pari avait de la peine. Chaque jour suffisait sa peine. Kabakoulou, sa peau noire d’ébène sous le soleil, sous la pluie courrait, courrait, courrait. Courrait toujours pour avoir du pain pour toute sa cour. Que de bouches à nourrir ! Tout ce monde à soigner. Que d’âmes à instruire ! Que le poltron pour fuir ! Kabakoulou n’avait pas fui. Kabakoulou suivait son destin, ferait son festin, d’autres bénéficieraient de son labeur et de son fruit. Ce moment était à nos pieds… Ce moment était à ses pieds. À Kabakoulou et à ses pieds. La fenêtre s’ouvrit, une bouffée d’air, la voix suave et chaude de Tiranké et ses deux consœurs montaient le chœur. On s’étouffait d’émotions, véritable opéra au cœur… Non ! Près de la populace. »

Après… quelques minutes plus tard, l’oreille du peuple écoutait. Le Djeliba, avide de parole depuis, entra en lice.

– Que je reçoive la foudre si je coupe la parole au Djaraba. Il y a histoire sous histoire. Cette sous-histoire qui se féconde à la sur-histoire pour encore nous éclairer.

– Eh ! Djeliba. Je peux accepter que les autres t’attendent mais épargne-moi cette patience, lance le Mandé Alpha.

Le Djeliba insista pour sa virgule, une parenthèse qui ne pouvait aller sans faire corps avec la vie de Kabakoulou. Entre griots, une complicité qui faisait le lit de l’harmonie ne pouvait s’installer dans une maison sans le souvenir ancien et vieux des liens ancestraux qui liaient toutes ces grandes familles

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d’humbles orateurs. Sans le dire, sans le faire remarquer, Djeliba savait lire dans les yeux de Djaraba. Et Djaraba savait quand Djeliba lui céderait la parole. Ils avaient en commun la parole, ils se la partageaient fort bien. Pour eux c’était un art. Parler était un art. Jouer avec les mots et susciter à temps où à propos de l’émotion, de l’intrigue était dans leurs cordes.

« D’autres fortunés, d’autres trop vite fortunés.D’autres ; d’autres qui ne coulaient aucune goutte de sueur.

D’autres ; d’autres qui se levaient un matin, un seul matin, et se trouvaient nez à nez avec dame fortune, partageaient le lit ensemble, traversaient des nuits éclairs, montaient et descendaient à la même cadence, soufflaient le même souffle, écoutaient la même musique, comptaient les mêmes étoiles, caressaient les mêmes pactes, liés au diable, liés à des envies.

Cette nuit, personne, ni moi-même ne pouvait s’empêcher de voler, de s’oublier entre rêves et cauchemars.

La réalité a l’irréel, des pas franchis aussi rapidement que la parole qui plane comme un vent de mensonges.

La calomnie. La vache qui ne peut donner du lait que quand sa voisine souffre. Quand la maison d’en face pleure de misères. De souffrances.

Vite partit le coup. C’était bien lui, l’autre qui m’empêchait d’évoluer. C’était rien, je tapais fort, si bien fort sur ma poitrine vide, remplie d’un cœur noir… cette histoire ne s’arrêtera pas là.

C’est ainsi que doucement le bateau avait coulé. Je m’étais perdu dans des eaux terribles. L’amitié avec le diable me saisit le cou, le souffle coupé, je me donnai de l’air en m’oxygénant à l’air des choses des ténèbres. Le pacte lié. Le nouvel associé du diable devait bien jouer son rôle.

Aux voisins, à mes collègues… gare à vous désormais…

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J’avais mon jeu. La nuit je m’enfonçais dans les maisons. Je m’installais entre les maris et leurs femmes. Aux maris jaloux, je les laissais pour morts roués de coups invisibles.

Naissaient à ce jeu, des enfants unijambistes, anencéphales et autres malformations. Des enfants avec deux doigts de mains en moins, avec deux doigts de pieds en plus, des enfants qui louchent. Des enfants aux becs de lièvre, que sais-je encore…

À ce jeu naissaient des fortunes qui chatouillaient la langue aux pécores, qui demandaient et redemandaient de médire, toujours et encore de médisances.

Des fortunes qui donnaient naissance à des monstres. C’était le pacte signé !D’autres ; d’autres sans suer aucune goutte de sueur, ins-

tallaient entre eux la fortune un poulet tout noir et un grand feu tout rouge, au-delà du feu rouge, si on retrouvait le poulet tout noir, on avait la richesse qui reflétait sur le miroir, si du feu tout rouge, on avait le reflux du poulet tout noir vers nous, on empruntait le couloir, tout droit vers la tombe. Que de pactes !

C’était le prix à payer. Bien des saints parmi nous accep-taient ce marché. Il paraît que ce que nous donnait la nature n’était pas à nous. Ce que nous donnaient nos envies et nos fantasmes était à nous. Infecte. »

Le Djeliba avala un coup de salive, sa gorge humide, ré-lu-brifiée, reprit la parole avec la bénédiction du Djaraba.

– Que Kabakoulou serve d’exemple.Il se tut, regarda le Djaraba, la foule avec lui fixa Djaraba.Djaraba mordit un nouveau coup dans sa cola. Il avala son

jus, rejeta ce qui en restait et commença à narrer. « Kabakoulou tout un destin, Kabakoulou tout un esprit.

Ce courage se lit… déjà dans la prunelle des jeunes gens. On nargue l’insolite pour porter la bague de l’élite. Du rêve à la réalité, il y a un pas. Un pas qui appartient à Kabakoulou. Un pas que Kabakoulou réalise. Il sait, il l’a toujours su. Demain

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ne lui appartient pas. On le ronronne, on le cartonne, on le martèle… cet esprit. Et encore, encore et encore des saints ne l’ont pas encore compris.

Des ingrédients. Subtile mélange de faux et de vrais. Se surpasse et prend place comme une montagne imprenable, la table de notre incertitude. À quand ce quand ? Ce quand de notre temps, ou bien autant que possible on aura ce qui nous manque tant. Notre fierté qui fume sans fin.

De douces nuits, je n’ai que cela en rêve. Au-delà de mon oubli, me surprennent et me réveillent, avec mon myocarde tout blâmé, des idées de maladies inimaginables. Des parasites, des microbes, des virus, me parcourant le corps, me bouf-fant tout mon cerveau. Je crains et je fais peur à tout mon entourage. Je décolle de mon lit à un mètre en altitude, mais n’empêche, elle me suit.

D’antibiothérapie à la corticothérapie, je passe sans oublier mon arrêt au carrefour de la radiothérapie, mais encore elle me suit. Elle m’accompagne sans mon vouloir. Je la veux hors de mon être sans le pouvoir. Et partout ! Des tonnes de cau-chemars. Que de vies perturbées ! Je te veux, lancer ma main dans ce vide à la recherche de toi. N’importe quoi ! Ma nuit s’éclaire. Embrouilles. De nouveau un paysage ténébreux, affreux, apeuré, je crie et je reste incompris.

Mille nuits, mille jours de galère. Vache période !J’ai sonné. J’ai tapé. Je me suis coupé. On m’a empoisonné.

Pourtant je suis libre. Mon esprit vole, passe entre les mailles de leur filet et court vers mon dû. »

Kabakoulou tint une voix forte et bien perchée.« Va ! … Cours ! …Et doucement elle s’éloigne encore une fois, comme étouf-

fée par un mur installé entre moi et mon moi de demain. Ce demain qui fait si peur.

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Un lendemain sans pluie, avec un énorme soleil sur la plage à Assini. Les yeux dans le sable, le sable chaud sous mes pieds nus. Je prends mon pied face à ces créatures en bikini courant, hurlant çà et là. Hystérie. Un flash. Non je suis présent, vrai-ment vivant à l’heure des êtres vivants à sucer, peut-être ; non à croquer à pleines dents, sûr, à cette vie.

Il y a une ballade qui revenait, remplissant mes oreilles. Mon corps en frémissait, fouetté par cette brise, comment ne pas être avec son être aimé, à souffler très loin au-delà de cette mer toute la misère du monde.

Mes poumons étaient bien remplis, gorgés de bols d’air frais.Aucun espace de mes alvéoles ne contenait encore des gaz

toxiques de nos automobiles. Pollution ! Oui encore une merde de notre grande civilité, de notre modernisme.

Je n’imagine pas que le soleil va finir par tomber, que la plage va se vider tout doucement, qu’il va falloir retourner à la réalité. La jungle. Où attendent des singes, des lions, des rapaces voraces prêts à bouffer le peu du bout de ma vie. C’est terrible, j’ai peur et je m’isole seul sur cette plage. J’ai peur de mes semblables, il y a des mains tout autour de moi, de nombreuses mains qui m’attirent, qui me font signe de venir.

“Viens !”Quand je lève la tête, impossible à mes yeux de regarder une

seconde ces visages sortis de la série des Scream.Mon corps finit par résister. Ma révolte était farouche et

d’autres songes me couraient à l’esprit. »Tout paraissait figé, le calme saisissant, le maître prêche, on

l’écoutait… religieusement.La cola avait rougi ses dents, ses lèvres avaient encore

quelques résidus de cola, surtout la lèvre inférieure…Il s’éclaircit, une, deux, trois fois la gorge et reprit son sacer… son histoire.

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« Kabakoulou et sa nouvelle femme ont une fille. Elle fut nommée Ouri, Ouribella. Elle apporta la joie dans la maisonnée.

Kabakoulou en entrant chaque soir oubliait la fatigue, il était très fier, très fier de sa progéniture. Il était plus ardent à la tâche. Des mois s’écoulèrent, Ouri avait maintenant deux ans. Son père, Kabakoulou et ses affaires ont le vent en poupe. Son épouse Mâh a sa deuxième grossesse, Kabakoulou épouse sa deuxième épouse. Il vient aussi d’acheter son deuxième camion. On est dans le meilleur des mondes. Kabakoulou et son monde quittent leur cagibi, pour une maison plus décente. Mâh aura une fausse couche, Aïda, sa deuxième épouse mettra au monde Fadel. Fadel, le deuxième homme de la maison. Fadel le futur chef de famille. Le monde de Kabakoulou s’agrandit, la fortune de Kabakoulou suit la même taille. Kabakoulou a son troi-sième camion, Kabakoulou compte sa troisième union. La plus coquette de ses femmes. Fifi, elle rime avec la fortune. C’est le piment qu’il faut à la maison. Kabakoulou sans le chercher, sans le vouloir se trouve enfin face au diable.

Un diable bien masqué au demeurant. » – Hum ! s’inquiéta un jeune homme dans la foule. Que

cherche-t-il Kabakoulou à vouloir autant de femmes ? ! Interrogation. – Il n’y a pas de fumée sans feu. On verra bien ce que

Kabakoulou cherche ! remarqua un autre jeune homme.« C’est ainsi qu’est la vie, celui qui a la pipe n’a pas de

tabac, celui qui a le tabac n’a pas la pipe. Tout le monde aimait Kabakoulou. Tout le monde l’enviait. L’admiration des hommes pour son être est grande. Sa fortune dans le village personne ne l’avait encore eue. Mais lui Kabakoulou aime autre chose, envie autre chose. Son admiration est trop grande pour ses propres rêves.

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« Des vagues se remplissent dans sa tête. Il a des folies. Avoir la plus belle voiture. Être en compagnie des plus belles femmes. Il en abusait tellement que le rêve lui-même le fuit. Avoir, toujours avoir. Avoir, encore avoir, c’est là toute sa vie. La vie d’un jeune homme qui court, trébuche, tombe et se relève. Un jeune homme qui rencontre des amitiés pendant qu’il en perd certaines. Des amours qui prennent aussi cette tendance, aujourd’hui heureux, demain sans amour. Il a pourtant aimé cette fois. Elle et lui c’était l’amour de l’autre quand l’autre était absent. Lui seul, juste piégé entre deux êtres admirables. Trop d’amour, absence de décision. Le temps qui court après les solutions. L’âme trop éprise vit le bonheur absolu. Tantôt, on improvise des bains de nuit, enlacés l’un contre l’autre dans cette cuvette remplie d’eau chaude. On va l’un contre l’autre, le souffle entrecoupé, je la sens comme perdue, la tête enfouie dans l’eau, perdue pour jamais. Brusquement je la vois secouer, en salve, tout en s’agrippant plus fort à mon corps. Comme un coup de sabre qui arrête une vie, je la sens tout relâcher soudainement et de tout son corps elle se laisse submerger par l’eau. Je disparais rapidement et l’autre m’accueille à bras grand ouverts. L’infidélité me sourit à me couper le souffle. Le sourire trop grand m’engloutit de faux bouts et de doux plaisirs. J’oublie tout, mon être, mon orgueil, mon moral. Un vent sec souffle, et me réveille. Je secoue fortement la tête comme pour me remettre sur les rails pour affronter la réalité. Ma tête est lourde. J’ai des céphalées. Tellement il y a des choses qui me la tournent ma pauvre de tête.

« Tout soudainement, on a eu une secousse. Comme venue de nulle part, une soucoupe extraterrestre nous arrache du sol vers une autre destination. Nos pas y sont assurés par la nar-ration du Djaraba. Le Mandé Alpha nous plonge dans la nuit des songes de Kabakoulou. Il y fait noir, tout est sombre. Il y a juste une lumière qui éclaire ce cul-de-sac où nous baignons.

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C’est la tempête dans la tête de Kabakoulou au lendemain de son troisième mariage. Il court chercher deux colas, du sable blanc, et un coq blanc et revient voir Ibou le grand marabout.

– Ibou mon grand marabout de tous les temps ; voilà mon songe, voilà mes offrandes. J’ai besoin de toi pour guider mes pas. J’ai peur. J’ai vraiment peur.

– Arrête tes pleurs, fais d’un oubli tes pleurs. Ces choses-là laissent-les aux femmes. Laisse-moi faire de tes songes les miens, tu me diras si ma force est grande ou pas ?

– Je t’écoute Ibou mon grand marabout. – Drôle de nuit, n’est-ce pas ? – Drôle de nuit, susurra Kabakoulou. – Drôle de nuit, Kabakoulou, une ombre de cauchemar.

De puissants crocs tentent de fendre ta chair. Irrésistible ascen-sion, te dis-je. Tellement tu te sens géant. Le mont Ivresse. Personnifié. Tellement la force des gens sans visage, sans nom est maigre. Une barre de glace au soleil. Tu cours. On court, tu es poursuivi. Encore des secousses sous ton drap. Tes jambes tentent la démêlée. Non, ils sont entremêlés tes pieds avec cette couverture, avec cette descente dans les méandres. Une chauve-souris fait se répandre un bruit bizarre et strident dans le gros arbre, dehors, devant la maison. Tu as des sons dans la tête, de l’intérieur comme de l’extérieur. Tu es loin d’être un outsider dans ce combat. Tu te bats. Tout ce branle-bas s’arrose de ta sueur qui plonge ta literie dans un océan qui t’emporte loin. Au-delà, là où vont les gens qui ont la foi. Dieu t’a vrai-ment donné de la Foi. Ce n’est pas Ophélie Winter qui s’y opposerait. Tout est une question de feeling. Des vacarmes me reviennent, ils t’ont enfin rejoint. Ils, avec des galops reten-tissant de leurs chevaux de guerre qui sonnent à ta muraille.

– Tu laisses tomber ta fougue ? Te demandais-tu ?Tu prends le large par la fenêtre, d’où tu les vois faire d’un seul feu ton portail. La forteresse, ta faiblesse tombe avec

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ta fuite vers une cavale sans fin. L’orgueil bouillonne en toi, il est à cent degrés Celsius et cela se lit dans tes yeux. Tes yeux qui comme deux boules de feu, chargent leur chaleur insupportable. Ils fondent comme une barre de glace sous le soleil. La nuit avance. Le combat se relance, cette fois. Tyson ne fera pas d’une bouchée son alter ego sur ce ring. Cette fois cette montagne de rivalité, de sorcellerie accou-chera bien d’une souris. – Ibou, c’est cela même. T’es bien embaumé par ce parfum

que j’inhale depuis. Que de sueurs froides ! J’ai eu chaud et j’ai toujours chaud. Mon salut c’est toi.

Kabakoulou se perd en parole, comme un saint en branle avec sa drogue, Kabakoulou est fiévreux de peur. La peur panique. – Bissimilaï, je suis l’unique, le grand, le plus grand,

gronda Ibou. – Éloigne-toi de ta peur, n’es-tu pas venu me voir ? rassure

Ibou.D’un coup sec le marabout, dans la magie d’un tribun, arrache la tête du coq, il dessine des graffitis sur le sol avec le sang de l’animal. Il boit les dernières gouttes qui ruis-sellent du corps inerte du pauvre bipède. Des sons étranges sortent de la gorge d’Ibou. Des bruits à faire pâlir et faire fuir des non-initiés.Kabakoulou reçoit en pleine figure sans aucune sommation les dernières gouttes de sang mélangées à de la cola que Ibou lui crache au compte de la science. Kabakoulou est coopératif bien obligé, c’est le prix pour sa guérison. C’est le rituel. Du sang de volaille en plein visage. C’est sa peur, Kabakoulou accepte volontiers cet usage. Des jours passent, puis des semaines, Kabakoulou oublie ce cauchemar. Mâh, la première épouse et sa fille Ouri. Aïda, la deuxième épouse

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et son fils Fadel. Fifi, la troisième épouse, enfin… toute la maison avec Kabakoulou retrouve le bonheur. La quiétude.« Des songes, rien que des songes. Reviens en moi quand le

sommeil me surprend. Je ne peux rien c’est toujours le même schéma. J’accepte. Je me rappelle. Un soir, au village, une boum. La fête. Pour nous écarter de la soirée, nous que les grands considéraient comme trop jeune pour participer à ces choses. Un décret sorti de leur dernière réunion nous refusait la cour tenant lieu de dancing. Le libéré “que ceux qui n’avaient pas de pantalon pouvaient garder le lit”.

« À cette époque, à notre âge, personne de ma génération n’avait un pantalon, on était tous taillés à la culotte avec les torses nus. La chasse, notre dada. Qui de nous tuerait le plus de margouillats dans la journée. C’était le pari. Alors comment faire, on avait tant envie de faire comme les grands. On voulait aussi danser au son de “Rabadenin”. On voulait aussi être “colé-colé” avec les filles, voir cette sensation, avoir le bonheur des grands à chaque lendemain de ces fêtes.

« À chacun son pantalon ce soir. Tous pour un. Dieu pour tous. À l’heure “H”, à la minute près, l’entrée était filtrée et dans la queue nous étions tous barrés. On avait des pantalons qui pouvaient nous arriver jusqu’au cou. Pour les ramener à notre taille on les pliait jusqu’aux genoux. Quand nous arri-vâmes à l’entrée, le portier du jour était un gros gaillard. C’était lui qui avait emporté le combat de lutte de cette saison. Il commença à se tordre de rire. À chacun, il donna des tapes et vite fait on nous renvoya tous auprès de nos mères. Guéguerre. Revanche. Oui.

« Toute la nuit, pendant qu’on se trémoussait dans le dancing, nous étions restés dehors en tristes observateurs. C’est ainsi que vers deux heures du matin, en tout cas très tard dans la nuit, on a eu l’arme de notre revanche. Deux silhouettes s’enfonçaient dans le noir. Vite, très vite on reconnut le grand

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lutteur de l’heure avec la fiancée de son meilleur copain, celui avec qui il partage la même parcelle pour les travaux champêtres.

« N’est-ce pas celle-là qui chaque jour leur apporte de l’eau fraîche et de la nourriture aux champs. Sa douceur, sa chute de reins évitant les herbes sur le sentier qui mène à la plantation, avaient toujours mis l’eau à la bouche de notre gros gaillard. Quand la porte de la case fut fermée sur le couple, on alla faire un tel tapage que nous avons eu accès au dancing. Tout de suite je reconnus le fiancé cocu. Il ne me fallut pas un quart de seconde pour tout lui raconter. Le piège venait de se fermer autour de celui qui en début de soirée nous avait porté des coups. La soirée fermait aussi ses portes. Tout le monde fut alarmé. L’infidélité se pardonnait difficilement. On apprêta bâton, fouet, cravache et que sais-je encore. Comme on allait à la guerre, la foule comme un seul homme se dirigea vers la case, le lieu du crime. On vérifia que les deux portes étaient bouclées, qu’il n’y avait aucune issue de fuite. La porte vola, on surprit les deux bannis dans leur dernière quête du plaisir ultime. La fille dans ces cas, ne recevait presque pas de répri-mande, mais l’homme… je ne vous dis pas ! Même avec les biceps de Stallone, dans ces genres de situation vous devenez très faible. Les coups pleuvaient, on le traîna hors de sa case. Direction fut prise vers le centre du village, la place publique. La place du marché. La honte. La jurisprudence en la matière n’avait pas gardé en mémoire une personne qui resta au village après ce forfait.

« Les affaires roulent, roulent tellement bien que Kabakoulou avait un nouveau camion. Son quatrième. Des amis, des frères, des cousins de Kabakoulou, n’arrêtaient pas à chaque visite, à chaque rencontre de lui faire des éloges, les uns à propos de sa fille qui ma foi, incarnait la déesse de la beauté. Les autres, une fille qu’il reconnaissait comme la bonté personnifiée. Ce

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n’était pas de la querelle ! Quand on connaît le saint, on sait l’honorer. Kabakoulou avait sa quatrième locomotive. Qui sera sa quatrième femme ? »

Le temps s’est figé. L’assistance est bouche bée. Fascination. Subjuguée, la foule tenait son menton dans la main avec le coude fléchi sur sa cuisse. Le Djeliba se fit entendre.

– Ah ! Les femmes… pouvait rengainer le sieur Biton Coulibaly…

– Ah ! Les hommes… – Il faut qu’on se lève.

« Du haut de ses un mètre soixante, Mâh se tenait debout. Elle, Aïda et Fifi se devaient de penser à elles. À elles et à leurs enfants. Kabakoulou n’allait pas continuer sa collection…

– L’abîme appelle l’abîme, pesta Aïda. « Avant de rattraper son foulard qui tombait. Ce n’était

pas des paroles de pies. Des paroles dans l’air. Mais de vrais cauchemars à l’horizon pour le… pauvre Kabakoulou. Encore une fois, il leur aurait fait dresser ses tifs, tant pis pour sa soif. Ce quatrième verre ne servira pas l’apéritif.

« Une force étrange émanait de l’homme à sa seule vue. Il avait de l’aura, n’empêche cette fois, c’était l’ornière, Mâh et Aïda, n’accepteraient aucune lumière à cette sombre envie de leur époux. Leur mari, leur père et leur homme, avait tout compté, pesé et divisé. Pour une fois, cette tâche leur incombait. C’était leur droit, au nom d’un devoir pour leur progéniture. »

Le rideau acheva la parenthèse de Djeliba. De son regard jeté à Djeliba, l’assistance comprit que l’âne frotte l’âne. Le Mandé Alpha, le Djaraba, savait rendre la pareille à son griot. Tout s’enchaînait tout doucement. La foule vivait une existence quiète, voulant de plus en plus arracher les mots des lèvres du Mandé. On avait nos petites histoires à aller raconter… À d’autres, à nos femmes. On avait nos champs à aller labou-rer. On avait nos cheveux crépus et les doigts experts de nos

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épouses à y faire tous les dessins inimaginables enfin… per-sonne n’ira s’entremêler les jambes. Le Mandé avait réuni tout le monde. Le Mandé, jusqu’à la fin allait parler à son monde. Il nous restait la voix de la non moins belle Tiranké. Pour nous réchauffer de la brise nous envahissant après la pluie. Tiranké et ses sœurs, dans leur chœur, nous apportaient de la volupté, de la chaleur, de la sensualité. Oubliant un tant soit peu, nos voisines de lit. Un quidam, se laissa aller dans cette mélopée qui se levait dans l’air, entrecoupée de sons saccadés de Djembés. Offrant un ballet émouvant de larmes ruisselant sur ce visage ridé, fatigué. Sûrement dans son cœur, sursautait en lui avec des forces égales ou avec des forces inégales des sentiments qui menaient un combat mortel. Un combat sans pitié pour une plus forte audience. Il est vrai qu’à l’écoute de Tiranké, de sa voix suave, ces lyriques nous laissent sans voix. On écouterait sans perdre envie des paroles de Tiranké :

« Le soleil se lève, il est matin. Le jour s’impose, hautain. La nuit noire s’incline avec son silence, des pas… des bruits Se soulèvent se mélangent, rencontrent d’autres pas. Hommes à femmes, femme, d’autres femmes, hommes et

femmes. Jour et nuit. Les deux pour faire la vie, le monde. Je continue la ronde, le soleil plus accablant, les âmes plus

trémoussant bousculent la marche. Les places se comptent et avec personne ne compte pour

personne. L’homme est un loup pour l’homme pourtant le soleil conti-

nue de briller. Les nuits continuent d’être noires de silence, personne,

personne… encore personne, ne vit sans personne. L’homme, éternité, reste lié à l’homme. »

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Finissait la mélopée de Tiranké. La foule plus assagie, plus attentive, s’abreuvait de la soupe servie par le Djaraba. Le Djaraba s’éclaircit la gorge avec un regard torve. La foule transie de peur. D’un geste apaisant, Djaraba nous ramena tous à plus de sérénité. On écouta avec ardeur la suite de l’his-toire de sa sainteté, Dieu, le grand lion. Sans bruit, réson-nait le silence, nous à sa source, remonté, on ne se lassait pas. Grande, augmentait notre soif, ivre, on se saoulait de l’âpreté de son existence, de notre vie à nous. De tout et de rien. En clair de bonheur. On comprenait bien mal, le sombre désir de Kabakoulou à vouloir entre lui et son existence, installer un abîme qui viendrait comme un tchador couvrir la face de son bonheur ; à lui, et avec des siens à lui. Que comprendre ?

« Fifi s’était enfin installée, continua notre orateur, avec elle une de ses petites-nièces.

Doussou avait seize bougies bien soufflées Eh bien éteintes. Ouri et Fadel grandissaient. Des années s’écoulaient, point d’enfant pour Fifi. Point de nouveau camion pour Kabakoulou. Seulement, Fifi recevait encore une fois, le fils de l’une de ses cousines. Le gamin se nommait Kader. Il avait été juré, que Kabakoulou, n’irait pas épouser sa quatrième épouse. Les ficelles étaient bien tirées, bien éclairé, celui qui pouvait voir dans cette nuit noire. Il était annoncé, un baptême ce jeudi, et un autre le jeudi prochain, dans quinze jours. Le premier baptême était celui d’Aïda, la deuxième épouse. Le dernier baptême celui du deuxième enfant de la première épouse Mâh.

« Une, deux, trois années maintenant, enfin… Fifi après six longues années de mariage, connaissait la joie de la maternité. Koumba naquit. Écoutant la chair, oubliant de compter, Ismo naquit en troisième naissance pour Mâh. Lati comblait l’es-poir d’Aïda de mettre au monde une fille. Au même moment où tout changeait dans la vie de Kabakoulou, les finances après leur ascension, après leur sommet, comme tout dans

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cette vie, amorçaient leur chute. Et Kabakoulou, n’y pouvait rien. Tout était désormais au-dessus de ses forces. Les affaires de Kabakoulou connaissaient des eaux troubles. Tout chan-geant, tout change, pendant ce temps. À cette même époque le grand chef de la contrée y régnait depuis l’aube des temps. Son arrière-grand-père, son grand-père, son père, avaient tant régné sur ce pays. Sur tout ce territoire, mais enfin… tout changeait. Tout change. L’on connaissait la misère sur nos terres. La famine régnait dans le grand nord. On y percevait même sans une image nette, les formes d’un désert qui s’annon-çait. La pluie devenait un miracle. Toute cette misère mettait en branle la colère du bas peuple. Ici et là, des contestations naissaient. Venant ainsi troubler le sommeil séculaire du règne de la famille royale. »

Djaraba continuait son histoire tout en forgeant la foule de son regard torve.

« La table de notables et des conseillers du monarque ne desamplifiait pas de plaintes. Finalement, un beau matin, un grand jour pour tout le peuple, mata Djaraba, l’illustre seigneur annonça qu’il ouvrait sa couronne à la compétition.

« Même les notables et les conseillers du roi feraient désor-mais l’objet d’approbation du peuple. Le vent soufflait vrai-ment. Un vent fort de changement. Tout changeait. Tout change. Tout change très vite. Très vite, à la vitesse de l’éclair. Une vitesse, qui comme le temps, dit non à l’arrêt, irréversible tendance à l’avancée, chaque seconde se refuse de ressembler à la précédente. Tellement la force des choses est grande. Les choses vont tellement vites, rien ne peut arrêter la course folle des choses. Le mur de la guerre froide est tombé. Son vent a soufflé sur notre berceau de l’humanité. Djaraba le disait avec force, avec vitesse. Il donnait à sa parole la vitesse des choses, des événements. Enfin nous avons traversé le long tunnel. La

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marche trop douloureuse mais nous avons rencontré la lumière au bout de l’obscurité. La démocratie… La mondialisation… La globalisation… Le village planétaire… Internet… La télé-phonie cellulaire… Notre berceau de l’humanité ouvre ses yeux, montre ses plaies au monde. La tyrannie… La gabegie… La violation des droits des hommes… L’injustice… Le népo-tisme… Le tribalisme… plus rien ne se cache dans ce monde. Plus rien ne peut se cacher. »

Djaraba, rempli de bonheur, se laissait emporter par la douceur des chœurs de Tiranké et de ses consœurs….

« Peuple maudit,Peuple déchiré,Peuple meurtri.Peuple de guerre,Peuple de désert.Peuple sans amourPeuple sans familleFais gronder tes tamboursÉtale au monde tes déboires.Où vas-tu ?Peuple tourmentéPeuple écrasé.Peuple de toutes les calamitésPeuple de tous les désespoirsÀ qui lèves-tu les bras?Peuple sans joie, sans forcePeuple sans voix, sans défensePeuple apeuré, affaissé,Peuple agonisé,Qui regardes-tu ? »

– Triste n’est-ce pas ? renchérit Djeliba.

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Tout avait vraiment changé. Fadel est aujourd’hui un grand garçon, le monde de Kabakoulou son père et son ère dépassée, était devenu un autre monde. Lui, l’école française. Lui, la télévision. Lui, le téléphone et l’Internet.

« Tout ce beau mélange. Que de ressources pour redyna-miser les affaires de la famille. Lui, le deuxième homme de la famille avec la faiblesse du premier n’est-il pas légitimement en droit de reprendre les rêves. »

Une seule réponse. – Bien sûr ! appréciait la foule tout autour de Djaraba. Une

nouvelle vie. Un nouveau départ. Un défi ?« Fadel, à peine sorti de son adolescence, affronte la dure

vie d’adulte. Vie d’hypocrite. Vie de dupe. La vie dans laquelle l’autre est un appât pour l’autre. Vie matérielle. L’existence en pleine balance entre dépravation et le peu de moralité qui nous reste. Cette vie d’adulte, d’adultère, d’insulte à toutes nos valeurs. Au moment où d’autres jeunes gens de son âge ont d’autres idées, d’autres envies, lui Fadel réfléchit tout le temps. À toutes les heures à sa situation, à la vie des siens. Lui, le fils de Kabakoulou, comment allait-il faire pour que la vie économique reprenne de plus belle dans la famille. Au moment où tout ceci bougeait dans sa tête, d’autres souvenirs venaient aussi emboîter le pas à cette valse dans la mémoire du jeune frère Fadel.

« De bout en bout, ce soir, je recolle chaque morceau de mon passé. Les images filent devant mes yeux, comme la che-vauchée d’un réalisateur voulant montrer un long-métrage de deux heures d’horloge bien sonnées en une séquence de deux minutes. L’exploit. Je n’en dirai pas plus, ni moins, néanmoins, à ce début de soirée, je ne surfe pas sur le web mais sur la cavale d’une jeunesse. »

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– Quel âge a ce garçon pour nous parler de jeunesse ? s’étonna une vieille dame dans la foule.

« Fadel toujours dans ses rêves…Ma tête se remplit d’images, je ressens des secousses dues à

des montées d’adrénalines. Aline, la tenancière de maquis n’en dirait pas un autre mot à ma place. Tous les soirs, en bandes, on se “tapait” des tonnes de cannettes de bière chez elle. Encore et encore, ma tête se mue en écran de projection de film. Je m’éclatais un max, entre les coups réussis et d’autres nommés bides sonores. Avec Edou, cette soirée, notre sacré duo laissait place à des virées en solo. Lui partit avec Anita, sûrement pour une destination mirage. Quant à moi, mon parti, sûrement se déroulait en route avec mon âme has been, tant amourachée de ce qui était et non de ce qui est ou de ce qui devait être. Toujours est-il que mon être était transi, pas de peur panique, mais de nostalgie. Je me coulai un long bain. Je laissai tremper mes équipements de “maracana”. Devant le miroir, je regardais mes muscles, j’avais toujours été déçu de ma morphologie. Un don du ciel. Dame nature ne s’était pas servie de sa plus belle couture pour ma fabrique. N’empêche ! je mordais à pleines dents cette vie. Un peu plus de sport et les choses devraient se régler de ce côté-là. Kabakoulou était oublié par Fadel. »

L’histoire du petit Kabakoulou inondait l’esprit de Djaraba. Djeliba en était emporté. La foule avide en demandait. Encore et encore. Et Fadel toujours dans ses rêves…

« Elle se la vit seule. Elle se faisait “la belle” à mon amour.« Elle avait filé à l’anglaise, se disaient mes amis. Seule sous

d’autres cieux. Pour certains c’était prétentieux. Pour elle aucun autre choix ne tenait. Elle devait partir. Elle partira. Elle part. Sous ses pieds, elle avait l’impression que son nouveau monde tremblait. C’était faux, c’est elle qui tremblait sur cet autre univers. Qu’elle ne connaissait pas. Qui ne l’a pas vue naître. Des triomphes futurs ; on peut y rêver. Personne n’en voudra

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à personne pour si peu. Mais avant, l’heure était aux angoisses. La peur de l’inconnu. Elle se rappelait toujours d’un passage du téléfilm “Kung-fu” avec David Carradine. Et cela pour se pousser vers l’aventure, au-delà du courage. Ken, c’était le nom de Carradine dans la série, il disait quand il devait descendre dans une fosse remplie de serpents “la peur se trouvait là où on avait pas peur, et était absente où on avait peur”. Voilà sa force. Elle n’a plus peur. Crampes d’estomac, des nostal-gies fortes… Voilà des éléments d’un lourd faix qui l’attend désormais. Elle est encore une gamine, elle a dix-neuf ans. Pas plus. Seulement en sus une dose d’énergie débordante. À couper le souffle, à soulever des montagnes. Une énergie qui nous surprenait et qui nous emportait comme un ouragan. Elle était de nature très intelligente, derrière ses lunettes qui lui donnaient l’air d’une vraie intellectuelle, on voyait ses yeux adorables, remplis de malices. Ses yeux étaient surmontés d’un front, comme celui d’un saint, tout lisse, on avait envie de lui poser des bisous dessus. Seule appréhension, il ne fallait pas y apporter une impureté. Elle était pure, vraiment pure. Ses lèvres mi-pulpeuses, boudeuses à la limite, contrastaient avec son envie de réussir sa vie. Surprenant quand même, des fois on arrive plus à se rappeler quand pour la première fois on a rencontré quelqu’un. C’était mon cas avec elle. Elle avait tou-jours fait partie de moi, dans une vie antérieure. Impossible de dire si on ne se connaissait que depuis dix ou quinze ans. On se connaissait depuis toujours. Pour toujours, je devrais le dire. Je l’ai aimée tout de suite, loin d’un coup de foudre, mais je l’ai aimée illico. Un an s’était pourtant écoulé avant que je rassemble tout le courage nécessaire pour déposer « mon dossier » auprès d’elle. Auprès de son cœur. Tout près de ce qu’elle a de plus cher en elle. Je demandai son amour.

« Il était tôt ce matin. Le vent était frais. Je restais encore cloîtré dans mes draps. Je comprenais difficilement que des gens

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se trémoussent dehors à ces moments pareils. À la recherche de quoi ? Sûrement pas du cocon dans lequel je baignais. Leurs envies ne se trouvaient pas là. Dans cette chambre obscure, froide, où filtre à travers les persiennes au-dessus de la fenêtre un fin rai de soleil. Source d’une chaleur qui se mélangeait, sans déplaire à la froideur de ma couchette. Une atmosphère sympathique qui concourait à me garder bien au chaud dans ces draps blancs que m’avait offerts ma mère. Des draps d’une blancheur éclatante ressemblant fort bien à un nid d’ange. Avec une forte luminosité il pouvait bien être difficile de poser le regard sur cette blancheur éclatante. Doucement, je m’étirai à la recherche de la commande de ma mini chaîne stéréo, mais avant, un regard fugace à mon réveil ; huit heures trente-cinq minutes. Enfin, je retrouvai la commande bien enfouie dans mes draps. Emmenée là sans doute par mes incessants change-ments de positions dus à une grande fatigue la veille. Je zappai difficilement à la recherche d’une F.M. qui pouvait jouer une musique qui collait à mon état d’âme. Pour rien au monde, même pour le plus gros diamant au monde je ne quitterais mon lit ce matin. Maintenant que j’avais une mélopée à propos, je me retournai sur le ventre. Je raidis tout le corps, avec mes deux mains entre mes cuisses. Je sentis progressivement mon phallus prendre du volume. Gorgé de sang chaud, dans ce froid cette quenouille bien chaude me fit du bien à son contact avec mes entre-cuisses. Folie passagère ? Nostalgie inextinguible ? Intenable d’un amour parti. Parti trop tôt ? Seulement la veille. Cette matinée, ma mémoire, lieu de rencontre de plusieurs souvenirs, gardait au fond d’elle une seule interrogation.

– Quand la reverrai-je ? « Maintenant j’étais complètement réveillé, ma concupis-

cence bien apaisée. Mon éveil bien entretenu par des charivaris qui me rejoignaient assis dans mon lit. Ma tête exploserait si je ne courais pas sous la douche. Le peignoir mal enfilé je ne me

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reconnus plus dans le miroir. Il n’y a plus raison de ces minutes interminables devant la glace à se façonner la frimousse. Plus aucun intérêt, l’intéressée vole à des milliers de kilomètres d’ici. Il était douze heures ! Maman m’appela comme d’habitude à l’accoutumée pour le déjeuner. La bouche pâteuse, la mine chicotin, je m’arrêtai à quelques gorgées de mon plat. Aussitôt sans aucune autre forme de transition la sieste commença. Pas la sieste qui repose. Ma sieste à rester en carafe, pour mieux encore me souvenir de celle qui était partie avec mon cœur…

« Coup de charme, séduction, conquête, progressivement mais difficilement les choses se mettaient en place. Je l’aurai. Je ne l’aurai pas. Incertitude. La certitude restait que je ne lâcherai pas prise. Un jour viendra où je poserai sur cette rose, un baiser doux et sucré. Ce jour les hirondelles chanteront dans le ciel. Le temps sera bon. Très bon. Avec un ciel clair étoilé, il ne pleuvra pas. On sera seuls ce jour-là, seuls nous deux existerons sur cette terre. J’oublierai mes amours sans amour, elle sera mon nouvel amour éternel. Je commençai à me trouver une âme de poète. Je mélangeai ma poésie dans l’air et j’entendis de loin des échos de ces proses qui m’apaisaient et me soulageaient. Tout doucement le monde se renfermait autour de moi. Finalement, pour de vrai j’étais tout seul dans mon univers à lire à voix haute et à écouter attentivement mon ode à ma belle.

“C’est toi que je veux.Tu ressembles à mes vœux,De femme et de mère.Je ne te compare à rien au monde.Tu ressembles à rien dans ce monde.C’est toi que je veux,Mon rêve, être ton vœuD’homme et de père.

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Je ne dirai pas à qui tu ressemblesCar tu n’es pas comparable.Je te dirais unique tellement tu es et restes uniqueC’est toi que je veux.Tellement tu ressembles à mes vœux.”

« Surpris par un coup de klaxon strident, je me réveillai de mes rêveries. Rattrapé par la vie autour de moi, je m’étais transformé en une limace qui portait un frein à la circulation.

– Zut ! Connard. Pour peu je me faisais broyer par ce chauffard.

« Interruption momentanée. Reprise imminente. La vie continuait. Ma ballade lyrique, poétique pouvait continuer…

« Elle me fixa dans les yeux. Je croisai les doigts. Le vent souffla. J’étais encore là, pas emporté par les tourments. J’en gardais néanmoins des frissons. Nos regards se croisaient, se décroisaient. Tout doucement, inévitablement, on se rap-procha. Nos doigts d’abord puis, nos mains s’entremêlaient. J’entendis son souffle, peut-être qu’il en était de même pour elle. C’était sûr, elle entendait mon souffle. Nos cœurs bat-taient la chamade. Elle était belle comme le jour. Le visage rayonnant de bonheur. Je compris qu’il était l’heure, mon heure. Qu’elle avait tout oublié de ses passés douloureux. Où l’on avait meurtri son cœur. Elle s’éloignait de ses épisodes de boulimie ou encore quand son estomac s’arrêtait net, la rendant anorexique. Je lui apportai du miel pour réveiller son goût. Ce goût de l’amour qu’elle avait laissé aux autres. Comme si elle était devenue un robot, un automate à la tâche. Rien qu’à la tâche. Vivant hors de toute émotion, sans sentiment. J’étais un héros. Aujourd’hui, la nuit ne nous effrayait pas, on la bravait ensemble. Maintenant aucun centimètre ne pouvait s’installer entre nos deux corps. Je me surprenais à effleurer ses lèvres. Sur le coup, je frissonnai de plus belle. Mon baiser ne resta pas

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sans réponse. On s’embrassa à perdre haleine. J’ai encore cette image de ma langue tournant autour de la sienne. On était scellés. Le temps n’existait plus. Nos destins s’unissaient pour toujours. On ne se quitterait plus des yeux. On arrêta notre étreinte. Les regards se fixaient de nouveau. On ne voulait pas croire à un rêve. Mes doigts se baladaient dans ses cheveux, elle reconnaissait des doigts les traits de mon visage. Comme une assurance, elle était rassurée, il ne s’agissait pas d’une utopie. On vivait pour de vrai, un nouvel amour qui unissait sous ce ciel éclairé d’étoiles témoins de ces cœurs qui s’embrasaient. De nouveau. Je devrais rentrer chez moi, elle était interdite de rester dehors plus de vingt et une heures.

– Demain on se reverra ? dis-je. – Promis, juré, craché.

« Elle avait répondu. Sa silhouette disparut derrière cette porte qui enfermait

mon Amour. J’étais déjà nostalgique. – Elle me manquera cette nuit, murmurai-je.

« Je rentrai, avec le goût sucré de ses lèvres. Ce fut notre premier baiser échangé. Je le garderai bien au fond de mon cœur, bien au fond de mon âme. Je chantonnais, sautillant, comme un bambin qui venait juste de recevoir un nouveau cadeau de la part de ses parents. Je m’abaissai et je ramassai une petite pierre, que j’envoyai avec une forte énergie en pleine broussaille. J’avais un bon coup de pied. J’étais bourré d’éner-gie. La vie avait un nouveau sens. Je ne marcherai plus pareil dans la rue. Je marcherai en duo avec mon nouvel amour. Tout le monde saura qu’on s’aime. Je ne pensais même pas au sommeil. Si je dormais, je ne penserais plus à elle et cela je ne pouvais l’imaginer. Je ne prendrai pas de douche ce soir, car je voulais garder son parfum pour toute cette nuit. Pour toute la vie. Je le priais fortement.

– La vie est belle.

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« Je n’arrêtais pas de le dire. J’ôtai mon jeans. J’enfilai mon caleçon américain. Le tee-

shirt lui, resta à sa place. Il me rappelait mon contact avec elle. Un tour au frigo. Glug ! Vite fait et bien fait. Je profitai intensément de mon bol de lait bien frais. Je traînais dans les couloirs de la maison. Elle était calme sans bruit, seul le robinet de la cuisine laissait tomber des gouttes. Encore une fois, j’avais oublié de faire appel à mon plombier. Toutes ces fichues bri-coles, je me devais de les apprendre. Les femmes aimaient les hommes à tout faire. Je ne la lâcherai pas en pleine cuisine pour une panne de la gazinière. Il fallait être apte à l’aider à tout instant, à lui faciliter la vie. Rien que cela. Mon envie me faisait délirer. J’allais pas refaire le monde, changer la couleur des choses. Dire à tel mec, comment s’occuper de sa nana. Non, j’allais plutôt, d’un pas décidé, d’une main qui tremblait déjà à l’idée ; me mettre un CD de Youssour N’dour. Sa belle mélodie, sa voix enivrante, fusaient dans toute la chambre. Je surfais entre la sublime musique du m’balax et ma nouvelle conquête. Tout ceci concourait à me rendre plus relaxé. Mais je restais très loin de me fondre dans un sommeil. Je m’enfonçai dans le canapé.

– Le vieux. « Comme j’aimais l’appeler.Il provenait de mon grand-père. Avec en main ma littéra-

ture du moment, le cinquième roman d’Aminata Sow Fall, Le jujubier du patriarche. Avec pour seule lumière, les rayons que m’apportait mon abat-jour en forme de cœur. Je parcourais les pages de mon œuvre. J’appréciais la subtilité de l’écriture de cette dame.

Quelle dame ! je m’étais toujours exclamé. Quand est-ce que je pourrai lui serrer la pince ?

« Les heures défilèrent. La nuit faisait place au jour. Je le sus à mon péril. Je venais d’être réveillé. Brusquement ébloui par

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les rayons du soleil, que les volets n’avaient pas pu empêcher de recevoir en plein visage. J’avais dormi là, dans ce fauteuil, face à la fenêtre, sans aucune couverture pour me protéger. J’avais la baraka. N’étais-je pas amoureux ? Demain. Un autre jour. D’autres chimères…

« Il était dix heures du matin. Le soleil pointait à l’hori-zon. J’étais frais. Tout juste sorti de la douche. Super clean. Je sentais encore le relent de mon déodorant envahir l’espace. Il embaumait l’atmosphère. C’étaient les vacances. Chaque année, depuis longtemps, au même moment, à la même heure ; c’étaient les mêmes habitudes. Les jeunes filles se déhanchaient, moulées dans leur body. Les jeunes gens dans les recoins de la ruelle, assis en bande de trois ou quatre, s’extasiaient devant le spectacle. On voyait grossir leurs yeux à chaque passage de ces belles créatures. Moi, je traçais, tranquille ; direction chez mon ami Edou. Avec mon air énamouré, rempli de fierté, j’avais déjà ma belle déesse. Pourquoi poser le regard ailleurs ? Je comprenais ces jeunes gens. Je continuais ma route. Après chez Edou, point de chute ; dans notre zone préférée, dans ces vacances entre dix et douze heures et cela durant toute la matinée.

« À chacun sa gargote. À chaque gargote son slogan. “Le garba chaud” ou “Le bon attiéké de Maï”, il ne restait que ces endroits où les prix n’étaient pas rédhibitoires. Il y régnait une oligarchie où le pouvoir se trouvait entre les mains de deux géants : le Sosso et le Thon. En effet ces deux poissons s’arrachaient la vedette et ornaient tous nos plats d’attiéké. Le tout s’aromatisait avec un soupçon de cube Maggi. Ces fameux cubes ! Ils demeuraient comme pour nous dire que même les bonnes choses avaient une autre face. Sonnés et alourdis par l’amidon de l’attiéké, on restait assommés pendant des heures. On entrait en lice avec le sommeil. Edou et moi, on refusait de s’affaler alors commençait notre séance de Funk et de Hip

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Hop. C’était notre arme contre le sommeil ; les décibels. Les oreilles encombrées de sonorités Made in USA, la chaleur ; pas notre problème. Impossible d’entendre d’autres bruits venant de l’extérieur. Pourtant Alex, toujours à la porte, insistait.

– Toc ! Toc ! – C’est qui ! râla Edou. – Ça y est, elle décide enfin à me call.

« Edou lança cette phrase, mi-content, mi-agacé en sortant de notre home studio. Enfin, c’est le nom qu’on avait donné à la chambrette d’Edou. Je revis ce visage triomphal que mon ami abordait de retour dans la chambre après le coup de fil.

– Dans une trentaine de minutes, tu verras ma nouvelle fiancée, m’avait-il dit gaga.

– Peut-être pour une autre fois, j’avais répondu.« Eh bien dans une demi-heure, je devais être sur le terrain

pour ma partie de “maracana”. Chaque après-midi, à quatre heures trente, quand le soleil commençait à abandonner le ciel, quand les ruelles sentaient le bon Alloco, nous on entrait dans une compétition. Des équipes de quatre joueurs chacune étaient formées. Sur le petit espace qui nous servait de terrain de foot on jouait de longues heures. À chaque but marqué une autre équipe occupait l’espace pour affronter l’équipe gagnante. On jouait ainsi jusqu’à huit heures du soir, des fois jusqu’à minuit selon l’humeur et l’ambiance du moment. Le petit terrain était éclairé de quelques poteaux électriques aux ampoules dont la luminosité laissait souvent à désirer. C’était ainsi qu’on coulait les longues journées des vacances. L’ennui n’existait pas. De l’autre côté, se rappelait Fadel, Edou et Anita dans un salon de thé en pleine conciliation.

– Je ne t’aime pas ! – Sérieusement. – Culturel ? – Culturel.

– 42 –

– Et mon être dans tout ça? – Là n’est pas le problème. – Mais où est donc le problème? – Il est là le problème. Là. Il plane depuis des siècles,

depuis des générations… Des lustres. Pourtant il est toujours là. Tenace.

– Là ! Où ? – Tu peux toujours jouer aux aveugles, mais moi je vois

bien. – Dialogue de sourds. Pardi ! – Sois sourd et aveugle, depuis ça se dit, ça s’entend et ça

se sait, alors arrête. – Et beh… ne refuse pas le dialogue. Quand tu seras prête

à prendre la clef des champs, touche-m’en un mot. – L’habitude, j’ai pas l’habitude de partir sans tam-tam.

T’inquiète, tu auras plus qu’un mot. Maintenant si on causait. Qu’est-ce qui te rend aussi nerveuse et négative.

– Moi négative ? – Oui toi négative… et nerveuse. – Moi nerveuse ? – Et puis quoi encore…. Oui toi la nerveuse… Mais enfin

arrête de me faire tourner en bourrique. C’est comme une aiguille dans un tas de foin. Comment la retrouver ? C’est toujours la même bataille avec la même énigmatique. Vas-tu accoucher un jour ?

– Tu auras ce fils, merde oui ! – Pauvre, chérie ! On ne construit pas un meilleur monde,

avec des suspicions et des préjugés. – Ah ! tu commences à voir ? – Avec toi, je m’habitue aux devinettes depuis… – Appelons un chat, un chat. Comment voudrais-tu que

j’explique à mes parents que tu viens de l’autre côté.

Couverture et mise en page : Quentin Lathière

Dépôt légal : septembre 2016

Imprimé par CPI en France