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ÉPOQUESEST UNE COLLECTION

DIRIGÉE PARJOËL CORNETTE

Illustration de couverture : Adolphe Braun, La rue de Castiglione, vers 1855.

© 2001, CHAMP VALLON, 01420 SEYSSEL

WWW.CHAMP-VALLON.COM

ISBN 2-87673-314-5ISSN 029-4792

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LES DEUX PARIS

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DU MÊME AUTEUR

HISTOIRE

Le Parti communiste français et la question littéraire 1921-1939, PressesUniversitaires de Grenoble, 1972.

Paris rouge. Les communistes français dans la capitale : 1944-1964, ChampVallon, 1991.

LITTÉRATURE

(sous le nom d’Arthur Bernard)

Les Parapets de l’Europe, Éditions Cent pages, 1988.La Chute des graves, Éditions de Minuit, 1991.La Petite Vitesse, Éditions Cent pages, 1993.Le Neuf se fait attendre, Éditions Cent pages, 1995.L’Ami de Beaumont, Éditions Cent pages, 1998.On n’est pas d’ici, Éditions Cent pages, 2000.Bouquets d’injures et d’horions (avec Olivier Gadet), Éditions Cent pages. 1ère

édition, 1990 ; 2e édition, augmentée et diminuée, 2000

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Jean-Pierre A. Bernard

LES DEUX PARIS

LES REPRÉSENTATIONS DE PARIS

DANS LA SECONDE MOITIÉ DU XIXe SIÈCLE

Champ Vallon5

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À la mémoire de la rue de Richelieu

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INTRODUCTION

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« Pour le flâneur, la ville – fût-elle celle où il est né, comme Baude-laire – n’est plus le pays natal. Elle représente pour lui une scène despectacle. »

Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, Le Livre des Passages,Paris, Cerf, 1989, p. 361.

« – La vérité ! s’écrie Gabriel (geste), comme si tu savais cexé. Commesi quelqun savait cexé. Tout ça (geste), tout ça c’est du bidon : le Pan-théon, les Invalides, la caserne de Reuilly, le tabac du coin, tout. Oui, dubidon. »

Raymond Queneau, Zazie dans le métro, Paris, Gallimard, 1959, p. 20.

Comment peut-on écrire sur Paris ? Plutôt : comment encore écrire surParis alors que l’on sait l’écriture de Paris sans fin et sans fond ? Les livressur Paris ne se comptent pas, on le sait pour en avoir compté quelques-uns. Chaque livre sur Paris en répète un autre qui répète un précédent, quin’est jamais pourtant tout à fait le même. Les écritures de Paris se superpo-sent plus qu’elles ne s’alignent, revient ici avec insistance l’image dupalimpseste, de la peau, de la pelure. On surcharge, on rature, on gratte ouon pèle ce qui s’est écrit sur Paris en écrivant sur Paris. D’où l’impossibi-lité sans doute d’écrire sur Paris sans citer, beaucoup citer, trop citer peut-être, l’écriture de Paris est un feuilleté de citations, façon de rendrecompte de ce transit permanent qu’est la représentation de Paris, illustrerle va-et-vient permanent à propos de Paris entre le fragment et le tout.Rien ne dit jamais tout sur Paris, une page, une phrase peuvent en direassez.

Écrire de Paris, sur Paris est un geste ancien, écrire de Paris, sur Parisest toujours nouveau. Les écritures sur Paris suivent la ville dans sa doublepart d’éphémère et d’éternité, l’écriture de Paris accompagne celui qui s’ylivre dans sa déambulation entre le Paris des livres et celui qui fut sien,entre ce qui est et ce qui n’est plus. Écrire sur Paris peut se faire en mar-chant dans Paris. L’écriture de Paris est un passage, passage entre desdécors, des niveaux, des époques. Écriture des passages parisiens dontWalter Benjamin a saisi toute l’importance, écriture du passage dans Paris,

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passage du temps sur la ville, monuments, bâtiments, passage instantanéet sans fin des flâneurs, badauds, piétons sur un boulevard à la fois intem-porel et daté. Écrire de Paris, sur Paris, on écrit aussi Paris assurent DanielOster et Jean Goulemot dans leur préface à La Vie parisienne. Anthologie desmœurs du XIXe siècle (1989), l’usage transitif du verbe résume et dit biencette fabrication de Paris par les mots.

On écrit sous la dictée de Paris avait déjà noté Louis Ulbach dans sa pré-face au Guide sentimental de l’étranger dans Paris par un Parisien, publié pourl’Exposition de 1878, manière de renverser les choses en conservant l’idéeque Paris s’écrit avant tout. Écrire ainsi sur Paris peut être perçu commeune opération de type photographique, on se laisse impressionner par cequ’on voit. L’œil et l’objectif, le regard et la plume sont associés, voir etécrire à propos de Paris ne peuvent être pensés à part. Paris est une suiteinfinie de représentations et les représentations de Paris reposent sur lacoexistence et l’écart entre deux dimensions inséparables de la ville : samatérialité, ses murs, sa vie, ses organes et son immatérialité, sa chargesymbolique, son aura. Paris est matériel et Paris est immatériel, les ana-lyses les plus anatomiques du Paris matériel se gardent bien de négligerl’immatériel, la part du spirituel, du symbole, ainsi du livre de MaximeDu Camp Paris ses organes ses fonctions et sa vie dans la seconde moitié du XIXe

siècle. Paris a deux corps, pourrait-on dire en s’inspirant librement – pluspour l’image que pour la théorie – des deux corps du roi d’Ernst Kantoro-wicz1, corps physique périssable et corps politique, symbolique qui est luiimmortel. Paris a un corps de pierre, de chair et de boue qui meurt à l’ins-tar de ses habitants, maisons attaquées sans relâche par le marteau munici-pal, celui de la spéculation, corps qui meurt, corps qui ne meurt jamais,car le corps d’une ville change et se transforme plutôt qu’il ne périt. Parispossède aussi un corps impalpable, fait d’air, d’esprit, d’émotions qui nemeurt jamais : Paris sera toujours Paris, mais qui pourtant s’altère ets’oxyde : Paris n’est plus Paris, les deux propositions se déclinent dans lanon-contradiction. Les deux corps de Paris font cette capitale éphémère etéternelle, destructible et indestructible que l’écriture de la ville expose enpermanence. Paris a deux corps, mais ce sont deux corps représentés, uncorps matériel toujours baigné d’images, de symboles, et un corps imma-tériel qui s’incarne, agit, mobilise, qui peut mourir mais renaît toujours.

On a assez dit l’alliance, l’imprégnation, chimie et alchimie entre laville et la littérature. Si mythe de Paris il y a et ni Walter Benjamin niRoger Caillois n’en doutent, s’il y a une poésie de Paris et c’est ellequ’explore Pierre Citron, c’est bien la littérature, pour le XIXe siècle, quiles condense et les exprime. Ici l’expression littéraire de Paris, à l’image de

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1. Ernst Kantorowicz, Les Deux Corps du Roi. Essai sur la théologie politique au Moyen Âge, 1957, trad. fr., Gal-limard, 1989 ; Œuvres, postface d’Alain Boureau, Gallimard, coll. « Quarto », 2000.

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la ville même, ville de l’Idée et ville de boue, Jérusalem et Babylone, villeune et divisée, s’éparpille en une poussière de mots, de genres, de formesdont la capitale, ses deux corps seraient le principe de solidification. La lit-térature fait Paris et Paris fabrique de la littérature, transforme la boue enor et parfois l’or en boue. Paris, ses représentations courent comme un fildans la littérature du XIXe et celle du XXe, du moins avant que le cinéma nela concurrence ou la redouble. Les plus grands écrivains tiennent ce fil :Paris de Balzac, de Hugo, de Baudelaire, de Zola… Il est aussi tendu, ilrayonne, il prolifère chez une myriade, une cohue d’auteurs, journalistes,chroniqueurs, professionnels de l’article de Paris qui ont en communl’obsession et aussi la profession d’écrire la ville, la représenter jusqu’àl’extinction dans le solipsisme : il n’existe rien que de Paris. C’est cetteproduction, essentiellement pour la seconde moitié du XIXe siècle, qui estla matière principale de ce livre. Elle a le mérite (ou l’absence de mérite)de parler de la ville, de l’écrire, la représenter sans le filtre, l’agrandisse-ment de la fiction ni l’amplification, l’universalisation par le génie litté-raire. Le Paris des chroniqueurs Jules Noriac, Gustave Claudin parexemple n’a pas exactement la même touche, la même aura que celui deBaudelaire, entre ces deux Paris existent pourtant des passages. Cette pro-duction (la chronique, l’article de Paris rassemblés en volume) que nousavons largement mise à contribution dans ce livre peut être utiliséecomme source des représentations de Paris. On peut y voir aussi un écho,un contrepoint, une correspondance avec le Paris romanesque, celui desromanciers majeurs comme celui des mineurs, le pire Paris littéraire peutcorrespondre avec le meilleur.

Toute ville a besoin d’être fondée : c’est sur la fondation, le récit, la fabledes origines que s’ancre le mythe. La fondation, fût-elle humble etmodeste, ou parce qu’elle est humble et modeste, est garante d’un destinprodigieux, égal à celui des grandes cités, celles de la Bible comme cellesde l’Antiquité grecque et romaine. Paris n’échappe pas à la règle. Paris estdonc fondé ou plutôt le récit de sa fondation, de ses origines est un exer-cice ancien, où naturellement la fable et l’histoire s’enlacent, se prêtentmutuellement main-forte aussi bien qu’elles se démentent. Paris est mêmefondé plusieurs fois : fondation antique, liée à Rome, voire bien antérieureà Rome pour ne pas céder à celle-ci une prééminence symbolique, fonda-tion chrétienne, enfin fondation moderne quand la démolition, les travauxd’Haussmann et plus généralement l’intérêt qui leur est contemporainenvers l’histoire de Paris nouent une boucle entre le Paris des origines et lenouveau Paris du Second Empire. La fable et l’histoire des origines deParis seront l’objet du premier chapitre.

Toute ville fondée est condamnée à disparaître, à connaître la ruine. Iciencore Paris ne fait pas exception. La destruction, la ruine et les ruines

INTRODUCTION

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comme loi de l’histoire, le tribut au temps nourrissent la mélancolie donts’imprègne la littérature, philosophie des ruines à la Volney. Paris dispa-raîtra un jour puisque tout disparaît. Mais la ruine de Paris ce n’est passeulement un exercice littéraire et philosophique, c’est senti, en tout casreprésenté comme une expérience historique au moment de la Commune.L’incendie d’une partie du corps matériel (mais aussi symbolique, dans cequ’incarnaient les bâtiments incendiés, les Tuileries, l’Hôtel de Ville…)est montré, démontré comme une volonté de destruction générale ducorps matériel et symbolique tout entier de la capitale : l’incendie de Paris.Ce sera le thème du second chapitre.

Paris territoire de l’utopie sera celui du troisième. Ville capitale d’unpassé glorieux, ville du présent absolu qui s’incarne dans l’instant quipasse, présent également de la journée révolutionnaire qui pense arrêter letemps pour mieux le recommencer, Paris est encore la ville d’un avenirrêvé, laboratoire de l’épure et de l’idée où l’architecture et l’organisationpolitique et sociale, le corps physique et le corps moral seraient enfinréconciliés dans l’harmonie de l’utopie.

La mort sera la matière du quatrième chapitre. Mort-spectacle à Paris oùtout se regarde, y compris les exécutions capitales, les cadavres derrière lavitre à la Morgue, mort individuelle de chacun mais aussi mort collectivedans la catastrophe ou l’épidémie, mort privée mais encore politiquepublique de la mort dans l’organisation, la réforme, l’utopie même de lanécropole et du tombeau. La représentation de la mort à Paris dans un XIXe

siècle qui en aime les accents exprime la continuité entre les morts (lesplus nombreux, ossuaire des catacombes) et les vivants, elle assure la cohé-sion entre les deux corps de la ville, celui qui meurt et celui qui ne meurtjamais.

La mort clôture le temps et le temps conduit à la mort. Le travail dutemps sur la ville, son corps de pierre, les corps de chair des Parisiens styli-sés en types, le passage vers le déclin, l’effacement, temps qui passe ettemps qui ne passe pas, dialectique du neuf et de l’ancien, ces ressacs del’écriture de Paris, de la chronique seront au cœur du cinquième chapitre.

Mais si Paris disparaît, meurt chaque jour, dans le même temps Paris nemeurt jamais. Paris est montré en tant qu’essence, quintessence même,dans l’esprit comme dans la bêtise, dans le laid comme dans le beau : Leslaideurs du beau Paris, résume par un oxymore le titre d’un ouvrage deGabriel Pelin, publié en 1861. Paris est aussi une suite infinie d’existencessingulières uniques et identiques, répétant des scènes initiatiques (l’arri-vée, le départ), avec des individus et des archétypes : la lorette et le petitcrevé… Ça c’est Paris ! affirmation de la chanson, Comment était-ce Paris ?interrogation d’Emma Bovary, c’est de cette interjection et de cette ques-tion que part, sans souci d’une impossible exhaustivité, le sixième et der-

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nier chapitre. Ça c’est Paris ! type même de l’exclamation péremptoire aus-sitôt démentie par son contraire : ceci n’est pas Paris, ou bien Paris c’estceci et c’est cela. Comment était-ce Paris ? question de l’attente excessive,dont la réponse gît souvent dans la déception. La déception d’avoir vuParis autrement qu’on le rêvait se trouve quelquefois dans le récit desvoyageurs étrangers doublée de l’espérance d’y revenir bientôt. Ce n’estpas exactement la même question que : qu’est-ce que Paris ? qui elleépuise les réponses dans les tableaux de Paris, les listes, les nomenclatures.Ces interrogations en permanence au cœur de l’écriture de Paris sur laquestion de son essence, celle de ses existences conduisent parfois au ver-tige. À trop scruter Paris, ses deux corps, à ne voir qu’eux, tout à traverseux, Paris abrégé de l’univers, on peut être conduit à un constat solipsiste :il n’y a que Paris qui existe, donc Paris n’existe pas.

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CHAPITRE I

La fondation de ParisFables, étymologies, histoires

« Mais ce Paris immense a eu un commencement. Il y a eu un momentoù rien n’existait en ce point-là sur les deux rives de la Seine et il y a eu unautre moment consécutif au premier, où quelque chose exista, un toit dejonc, une cabane quelconque faite pour durer. À ce moment précis, onpeut dire et on doit dire que Paris était virtuellement, potentiellement et,par conséquent, tout à fait bâti. J’ajoute qu’il devait être bien plus beau,incomparablement, incommensurablement, inimaginablement plus beau.Mais comment me faire comprendre ? »

Léon Bloy, « Paris n’a pas été bâti en un jour », in Exégèse des lieux com-muns (1901), Œuvres, T. VIII, Paris, Mercure de France, 1968, p. 70.

Pour être visibles, s’élever sur le néant de leurs sites initiaux, pour deve-nir mémorables, une ville, une capitale ont besoin d’être fondées. La fon-dation c’est d’abord un récit, une légende, avec des dieux, des héros et deshommes. Le nom de la ville, ses noms, avec leurs étymologies discutées,discutables dont l’obscurité est un atout supplémentaire pour embellir lafable des commencements, font naturellement partie du rituel de fonda-tion1. Le récit des origines, les versions successives, cumulatives,s’excluant l’une l’autre appartiennent au registre canonique de la fonda-tion des cités. Rome en est le modèle pour l’Antiquité, elle dont lamythologie – selon Georges Dumézil – n’est ni cosmique ni fantastiquecomme en Inde ou en Grèce, mais d’abord nationale et historique. À Rome,l’histoire nourrit la mythologie et l’histoire de Rome se ramasse, secondense dans les récits de sa fondation. Le destin de la ville s’inscrit danssa naissance, comme l’illustre l’allégorie du bouclier d’Énée au livre VIIIde L’Énéide : toute l’histoire à venir de Rome est enfermée dans le cercledu bouclier forgé par Vulcain. Énée porte avec lui le poids de l’histoirefuture de Rome depuis la fondation jusqu’au règne d’Auguste où Virgileécrit ces vers : « Sur le bouclier de Vulcain, sur ce présent d’une mère,

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1. Sur le nom de Paris voir : Jean Roudaut, « Le nom et le mythe de Paris », Critique (185), octobre 1962,pp. 869-872 ; « Nom », in Les Villes imaginaires dans la littérature française, Paris, Hatier, 1990 ; « Le nom deParis : l’espace du nom », in Écrire Paris (sous la direction de Daniel Oster et Jean-Marie Goulemot), Paris, Édi-tions Seesam, Fondation Singer-Polignac, 1990, pp. 75-87.

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voilà ce qu’il admire et, sans connaître la réalité, il se plaît à en voirl’image, chargeant sur son épaule la gloire et les destins de ses neveux. »1

L’archéologie contemporaine a confronté le récit mythique de la fondationde Rome – tel qu’on le trouve dans les textes classiques chez Plutarque etTite-Live – aux traces, aux vestiges retrouvés et la fable n’est pas sortie enmiettes du chantier de fouilles2. Paris va donc emprunter à Rome– modèle inépuisable – ces trajets entre mythologie et histoire, histoire etmythologie, allers et retours.

FONDATION – ÉTYMOLOGIE – FABLES ET RÉCITS :DU XVIe AU XVIIIe SIÈCLE

« Il n’y a celuy de tous ceux qui ont escrit qui nous baille au vray l’ori-gine de la grande ville de Paris (miracle de l’Univers) ou qui sçache dire lacause de son nom. »

André Thevet, La Grande et Excellente Cité de Paris. Extrait de la Cosmo-graphie universelle (1575), Paris, A. Quantin, 1881, p. 3.

La mise en miroir de Paris avec Rome commence dès la fable des ori-gines, va-et-vient permanent entre un récit mythologique qui met enscène des dieux, des héros ou des rois et une narration qui fait sortir dunéant, de la boue une capitale. L’obscurité comme la gloire entourant lanaissance des deux villes est un signe non contradictoire de leur destinexceptionnel, de leur choix par la Providence. C’est parce que Paris estminuscule à l’aube de son histoire, chétif, qu’il était voué au sort prodi-gieux qui a été le sien, grâce à l’excellence de son site et la hardiesse de seshabitants.

À l’inverse, Paris est grand dès l’origine parce qu’il est rattaché à lasouche de héros et de rois presque divins. C’est la légende qui naît auMoyen-Âge et met en scène (il en existe plusieurs versions complexes,touffues, chronologiquement séparées par des siècles) des Troyens, plutôtdes descendants de Troyens installés depuis longtemps en Germanie, le

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1. Virgile, Énéide, Livre VIII, vers 729-732, trad. Jacques Perret, Paris, Les Belles Lettres, 1978, t. II,p. 146.

2. Voir : Alexandre Grandazzi, La Fondation de Rome. Réflexions sur l’histoire, Paris, Les Belles Lettres, 1991 :« Ainsi, la fondation de Rome, commémorée et célébrée dans la suite des temps, n’est pas un mythe qui n’auraitjamais été réel, ou un événement qui serait devenu, bien plus tard, un mythe ; elle est un “ événement ” qui, dèsl’avènement de Rome, s’est pensé comme un mythe, une histoire qui était dans le temps même de son accom-plissement, une légende, un commencement qui était, déjà, une célébration et un recommencement », p. 279 ;voir aussi : Georges Dumézil, Mythe et épopée, I et III, Paris, Gallimard, 1968 et 1973 ; Michel Serres, Rome. Lelivre des fondations, Paris, Grasset, 1983 ; Françoise Letoublon, Fonder une cité, Grenoble, Ellug, 1987 ; coll., LaRome des premiers siècles, Florence, 1992.

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duc Ibor, le duc ou le roi Marcomir fils du roi Priam d’Autriche. À cettedescendance dérivée de Troie s’ajoute la fable d’une descente plus directe,avec Francion romanisé parfois en Francus, fils d’Hector et donc petit-filsde Priam, chassé de Troie en même temps qu’Énée et qui vint fonder laville sur les rives de la Seine après une longue errance et la baptiser Paris,du nom du beau Pâris le ravisseur d’Hélène. On trouve aussi à l’origine deParis, Pâris Alexandre ou un roi Pâris, fuyant Troie avec Énée et Francion.Cette gloire initiale est l’explication, la garantie de la gloire à venir deParis. Ces origines ou étymologies fabuleuses de Paris ont commencé àêtre fabriquées au Moyen-Âge par des clercs : le moine de Saint-DenisRigord, historien du règne de Philippe-Auguste au XIIIe siècle ou encoreRaoul de Presles en 1371 dans la Description de Paris sous Charles V :« … passèrent Germanie et le Rhin, et vinrent jusque sur la rivière deSeine ; et avisèrent le lieu où à présent est Paris. Et pour ce ils le virent belet délectable, gras et plantureux et bien assis pour y habiter, ils firent etfondèrent une cité, laquelle ils appellèrent Lutesse, a luto, c’est-à-dire pourla gresse du pays. […] Et s’appellèrent Parisiens, ou pour Paris le fils dePriam, ou de Parisia en grec, qui vault autant comme hardiesse en latin. »1

Marius Barroux, auteur de l’essentiel « Les origines légendaires de Paris »,note que si avant le XVe siècle il existe de très nombreux textes sur lasouche troyenne des Francs, ils sont plus rares – quelques-uns seulement –à donner une origine troyenne à Paris. À l’orée de l’humanisme renaissant,à partir du XVe siècle, ils se multiplient et se répandent, l’imprimeriecontribue à leur diffusion, répondant semble-t-il à un désir de roma-nesque.

Rattacher Paris à Troie, c’est retrouver une filiation qui est aussi indi-rectement celle de Rome. Les dates de fondation – qui varient – sont cal-culées par rapport au déluge ou à la fondation de Rome : légitimité oblige,Paris y est toujours antérieur à celle-ci. Le changement de nom, de Lutèceà Paris, de Paris à Lutèce fait aussi l’objet de versions et de chronologiesdifférentes. À la version de l’origine troyenne s’ajoute, au XVe siècle, cellede l’origine gauloise, les deux se superposant. C’est nationaliser Paris quede lui donner une souche celtique. Jean Lemaire de Belges dans Illustra-tions de Gaule et singularitez de Troye (1509-1513) s’attache à conciliersouche troyenne et souche gauloise : Francion épouse une princesse gau-loise, la fille du roi Remus. Troyens et Gaulois se séparent, l’antérioritédes seconds sur les premiers est proclamée. Par ailleurs, comment accepterd’imaginer que les Parisiens et partant les Français puissent descendre desTroyens, ces vaincus ! Le recours à la Gaule et à ses rois légendaires permetde reculer la fondation loin, très loin dans la nuit des temps et distancer

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1. In Le Roux de Lincy et L.M. Tisserand, Paris et ses historiens aux XIVE et XVe siècles. Documents et écrits origi-naux, Paris, Imprimerie impériale, 1867, pp. 103-104.

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ainsi Rome, parfois d’un bon millénaire. Dans La Franciade, en 1572,Ronsard fait pourtant de Francus le fondateur de Paris. D’autres légendes– moins tenaces – imaginent (au XIVe siècle) Paris fondé par Hercule et unetroupe de compagnons venus d’Arcadie, ou encore un récit dans lequelSamothès (fils de Japhet, petit-fils de Noé) est le fondateur, avec une chro-nologie remontant à cent sept ans avant le déluge1. On peut reparcourir, endisposant quelques jalons, la fable des origines légendaires de Paris depuisle XVIe siècle.

Gilles Corrozet (1510-1568), libraire et imprimeur, guide des étrangersvisitant la ville, est l’auteur en 1532 de La Fleur des antiquités, singularitéset excellences de la plus que noble et triomphante ville et cité de Paris avec la généa-logie du roi François premier de ce nom. Les antiquités, histoires et singularités dela grande et excellente cité de Paris, ville capitale et chef du royaume de France,seront publiées en 1550, suivies de nombreuses éditions. Corrozet discutele récit des origines légendaires de Paris, les différentes versions qu’on enconnaît à l’époque2. Corrozet commence par invoquer les incertitudes quientourent les premiers temps toujours fabuleux des plus grandes cités del’Antiquité, sur lesquelles on ne dispose jamais de sources écrites, lesseules qui pour l’auteur seraient irréfutables. On peut même douter, écrit-il, de la fondation de Rome par Romulus dont la tradition semblait pour-tant bien établie et Corrozet évoque une mystérieuse dame grecque qui,selon certains, se serait appelée Rome et aurait ainsi baptisé la ville.

Et pour Paris ? Corrozet n’accepte plus la légende troyenne, son rejet estpourtant plus inspiré par la morale, la bienséance que par la vraisemblanceou l’histoire. Il refuse de placer le « chef du royaume de France », villevirile, sous le patronage douteux de Pâris, le ravisseur d’Hélène qu’il traitede « mol fils de Priam » et « d’efféminé ». Ayant besoin d’un Paris, hérosde substitution plus conforme, Corrozet en découvre un, Gaulois, vivantdeux siècles avant le Troyen, roi d’un peuple contemporain de l’Arche deNoé. Quoi qu’il en soit, la cité était déjà fondée depuis plusieurs siècles

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1. Pour une reconstitution de ces récits de fondation, voir l’article posthume de Marius Barroux : « Les ori-gines légendaires de Paris », in Paris et Île de France, Mémoires publiés par la Fédération des sociétés historiqueset archéologiques de Paris et de l’Île de France, VII, 1955, Paris, Klincksieck, 1956, pp. 7-40. Voir aussi :Roger Dion, Paris dans les récits historiques et légendaires du IXe au XIe siècle, Tours, 1949 ; pour une histoire des ori-gines de Paris voir : Paul-Marie Duval, Paris antique des origines au troisième siècle, Paris, Hermann, 1961 (voirl’appendice II, pp. 293-294 sur les origines légendaires), et Nouvelle Histoire de Paris. De Lutèce oppidum à Pariscapitale de la France, Paris, Bibliothèque historique de la Ville de Paris, 1993 ; Michel Fleury, Naissance de Paris,Paris, Imprimerie nationale Éditions, 1997 ; Philippe de Carbonnières, Lutèce Paris ville romaine, Paris, Galli-mard, coll. « Découvertes », 1997 ; pour le mythe voir : Pierre Citron, La Poésie de Paris dans la littérature fran-çaise de Rousseau à Baudelaire, Paris, Éditions de Minuit, 1961, 2 vol., t. I, pp. 15-59 ; Alfred Fierro, Histoire etdictionnaire de Paris, Articles « Étymologie de Paris » et « Origines légendaires de Paris », Paris, Laffont, coll.« Bouquins », 1996. Sur les historiens de Paris qui ont développé, discuté ces récits voir : Marius Barroux,(archiviste de la Seine), Le Département de la Seine et la ville de Paris. Notions générales et bibliographiques pour en étu-dier l’histoire, Paris, Imprimerie de J. Dumoulin, 1910.

2. Voir Marcel Poëte, Les Sources de l’histoire de Paris. Leçon de réouverture du cours d’introduction à l’histoire deParis professé à la Bibliothèque de la ville, Paris, Éditions de la Revue politique et littéraire (Revue bleue), s.d. (1905).Du même Marcel Poëte voir : Une vie de cité. Paris de sa naissance à nos jours, Paris, Auguste Picard, 1924, 2 vol.

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– on retrouve ici le souci constant de faire reculer les origines – les rendreantérieures aux récits les plus anciens. La ville portait alors le nom deLutèce, ou Lucotèce ou encore Leucotèce, du nom de Luce un roi des Celtesqui l’avait fondée, comme Paris le Celte fondera à son tour les villages, lepays parisien tout autour. Corrozet réfute la fable d’un peuple parisien oude « Parrhasiens », conduits par Hercule en personne hors de l’Arcadiepour venir essaimer au cœur de la Gaule. À propos de l’étymologie deParis, il développe la tradition renvoyant à Isis, la déesse égyptienne (quasipar isis), une statue retrouvée dans le sol et visible au XVIe siècle permettantde donner une base matérielle au mythe. Deux autres statues associées àIsis seront découvertes plus tard et continueront à nourrir tradition etcontroverse : Isis ou Cérès-Cybèle ?, l’Égypte ou l’Antiquité gréco-romaine ?1 Pour résumer, Corrozet affirme avec force que Paris n’est nitroyen ni grec, pas plus que romain (il est absurde d’attribuer la fondationde la ville à César, comme le fait une tradition ancienne, connue jusqu’àPétrarque qui écrit en 1333 : « J’ai vu Paris, cette cité qui prétend avoirété fondée par César », cité in : Paul-Marie Duval, Paris antique…, op. cit.,p. 293) ou franc, il s’agit d’une fondation gauloise, c’est-à-dire nationale,historique, plutôt que mythologique : « Disant donc que Lutèce était uneville du terroir parisien et fondée en une île, il est assez évident, que Césarl’ayant trouvée bâtie, venant en Gaule, n’en fut jamais le fondateur,comme en ses écrits il n’y a pas un trait duquel on puisse en rien tirer qu’ill’ait fait bâtir. Voilà quant à l’origine de cette excellente Cité, laquellenous devons aux anciens Gaulois, longtemps avant les Romains, ni que lesSicambriens ne vinssent à leur tour en Gaule. »2

La Cosmographie universelle de tout le monde de François de Belleforest,publiée en 1575, reprend à la lettre, pour ce qui concerne les origines deParis, le récit et l’étymologie de Corrozet. André Thevet, religieux corde-lier et voyageur, dans « La grande et excellente cité de Paris » publiée danssa Cosmographie universelle en 1575 développe à son tour ces légendes duParis primitif3.

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1. Pour l’Isis française accolée à la naissance de Paris et la complexité du mythe, d’origine égyptienne maisaussi grecque avec référence à Cérès et ses imbrications théologiques, cosmogoniques, historiques, voir : JurgisBaltrusaitis, La Quête d’Isis, 2e édition, Paris, Flammarion, 1985, pp. 57-106, 1ère édition, Olivier Perrin 1967 :« C’est sur un double fonds, médiéval et antique, que l’on voit s’élaborer et se répandre l’apocryphe d’une mys-térieuse divinité lointaine venue sur les bords de la Seine. […] Greffé à l’origine sur l’histoire de Paris, le mythede l’Isis française lui demeure toujours étroitement associé. Il en conserve la marque d’universalité et leprestige. », p. 57. On retrouve une trace du culte d’Isis, sous une forme parodique et mondaine encore au débutdu XXe siècle : Les chroniqueurs attestent une « Messe d’Isis », célébrée à la Bodinière, une salle de conférences,avec un prêtre égyptien en peau de panthère assisté d’une danseuse sacrée, sans doute une Anglaise ! Voir HenryFouquier, Philosophie parisienne, Paris, Eugène Fasquelle, 1901, p. 307.

2. Gilles Corrozet, Les Antiquités…, 2e édition, Paris, Nicolas Bonfons, 1586, p. 4. Sur le mythe gaulois auXVIe siècle voir : Claude-Gilbert Dubois, Celtes et Gaulois au XVIe siècle. Le développement littéraire d’un mythe natio-naliste, Paris, Vrin, 1972.

3. Voir : La Grande et Excellente Cité de Paris, introduction et notes par l’abbé Valentin Dufour, Paris,A. Quantin, 1881.

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En 1599, dans L’Histoire des histoires – inventaire critique des historienset de leurs histoires de l’Antiquité jusqu’au XVIe siècle et recherche d’unehistoire « générale » qui devrait être « la représentation de tout », c’est-à-dire trouver une signification au passé en s’élevant au-dessus du chaos desfaits – La Popelinière (1541-1608) récuse la légende de « la Descente desfugitifs de Troye » sous la conduite de Francus qui seraient venus fonderParis au terme de leur périple. Mais si La Popelinière ne croit pas à la fabletroyenne, il s’avoue incapable (en théoricien de l’histoire, occupé deméthodes et de sources) d’affirmer quand elle fut fabriquée exactement etpar qui, sauf à dire qu’elle n’est née ni d’un seul auteur ni dans un seullieu : « Quand je considère les divers et contradictoires avis, les petits ounuls fondements et la faible apparence de telle descente de Troyens : je suispoussé à la croire une pure fable, mais assez empêché d’en découvrir lasource, et plus encore le temps, et les Auteurs d’icelle. »1

En 1605, Pierre Bonfons qui reprend Corrozet développe à nouveau la« narration fabuleuse » sur les noms et origines de Paris et conclut qu’onne peut rien en dire de sûr ni de prouvé : « Ceci montre, écrit-il, qu’on nepeut parler d’une tant ténébreuse antiquité, qu’en incertitude ; si qu’iln’est pas à propos de prononcer des oracles, sur un sujet tant disputable. »2

Le père Dom Jacques Du Breul, religieux de Saint-Germain-des-Prés,qui refond l’œuvre de Corrozet, fait en 1612 l’inventaire des « diversesopinions sur la fondation de la ville de Paris ». Il collationne la meilleurepart des différentes versions sur l’étymologie du nom de la ville : Paris desParr-hasiens descendus d’Arcadie en Gaule sous la conduite d’Hercule– Parrhisiens étant ici associé au grec pharrisia – traduit par liberté etconfiance dans la parole donnée, comportement sans flatterie. Paris dePara-Isis, attestant la proximité d’un culte d’Isis, déesse égyptienne asso-ciée à la navigation, donc à sa place au bord d’un fleuve. Saint-Germain-des-Prés, dont Du Breul est moine fut un des lieux du culte d’Isis, ainsique le village d’Issy. Pour Du Breul, l’origine du nom de Lutèce est aussitrouble que celle de Paris. On peut, propose-t-il, l’attribuer au roi gauloisLutèce, la faire descendre du latin lutum qui signifie boue, fange. On peutaussi retenir l’altération en Lucotèce ou Leucotèce, qui viendrait du grecleucotis qui veut dire blancheur, l’association étymologique de la ville à lablancheur remontant au géographe grec Strabon, dont Rabelais traduisaitplaisamment Leuketia par Blanchette, en rapport avec la couleur de la cuisse

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1. Henri-Lancelot du Voisin de La Popelinière, L’Histoire des histoires avec l’idée de l’histoire accomplie. Plus ledessein de l’Histoire nouvelle des François : et pour avant-jeu, la Réfutation de la Descente des fugitifs de Troye, aux PalusMeotides, Italie, Germanie, Gaule & autres pays : pour y dresser les plus beaux Estatz qui soient en l’Europe : & entreautres le Royaume des François (1599). Réédition : Paris, Fayard, Corpus des œuvres de philosophie en languefrançaise, 1989, t. II, p. 351. Sur La Popelinière, voir : George Huppert, L’Idée de l’histoire parfaite, Paris, Flam-marion, 1973, pp. 141-156 (1970, The University of Illinois Press).

2. Les Fastes, antiquités et choses plus remarquables de Paris, par Pierre Bonfons, Parisien, Paris, Nicolas etPierre Bonfons, 1605, pp. 2-3.

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des Parisiennes. Du Breul conclut en rapprochant l’étymologie grecque dece qu’indiquent l’aspect du site, la blancheur de la craie qu’on y trouve enabondance, la beauté tant physique que morale des habitants, ce qu’onpourrait appeler leur candeur qui dérive du latin candidus, signifiant blancéblouissant : « Et ce non seulement par le respect des habitants qui sontcorporellement blancs, ou pour la candeur de leurs mœurs, mais aussi àcause de l’assiette de la ville totalement blanche, ayant d’un côté les car-rières et de l’autre les plâtrières »1

Deux ans plus tard, en 1614, François Colletet dans son Abrégé desannales de la ville de Paris contenant tout ce qui s’est passé de plus mémorabledepuis la première fondation jusqu’à présent ; ce tant par l’ordre des années et parle règne de nos rois proclame que Paris surpasse – et de loin – les plus hautesvilles de l’Antiquité : Thèbes, Memphis, Jérusalem, Sémiramis, Suze,Athènes, Rome et Constantinople. Il récuse la plupart des étymologiesmythiques du nom de Paris, aussi bien en référence à Pâris, fils de Priam,qu’à un Paris fils de Romulus qui aurait raccourci la filiation avec Rome.Il accorde un peu plus de crédit à la version qui ferait venir le nom de laville du grec parrhesia (hardiesse), ici l’étymologie morale est unemeilleure caution que l’étymologie héroïque. Finalement Colletet admetque César et ses Commentaires sont les premières sources historiquementfiables sur la cité primitive.

En 1640, Claude Malingre, historiographe du roi, réfute à son tour lafable troyenne. Les Français, les Francs viennent de Germanie et n’ont plusbesoin de descendre de Troie pour s’enorgueillir de la noblesse de leurs ori-gines : « C’est donc de Germanie et non de Phrygie, des Germains et nondes Troyens, que les Français sont venus. »2 L’ouvrage s’ouvre sur un cha-pitre intitulé « Du nom de Paris et la diversité des opinions », façon demontrer que la discussion reste ouverte, même s’il s’agit d’un enjeu rhéto-rique. Malingre penche pour l’antériorité de Lutèce sur Paris dont l’éty-mologie découlerait du mot latin qui veut dire boueux, ou au contraire dumot grec renvoyant à la blancheur. Lutèce se serait transformé en Paris, àcause du territoire – Parisi – sur lequel la cité s’est élevée et qui est unepartie de l’Île-de-France.

Maître Henri Sauval (1623-1676), avocat au Parlement et historien dela ville qui obtient en 1654 le privilège de faire imprimer un ouvrage quine paraîtra qu’en 1724, longtemps après sa mort, évoque lui aussi lesnombreuses légendes – trop nombreuses, estime-t-il – autour de la nais-sance de Paris. D’ailleurs, affirme Sauval, on ne peut rien savoir de précis

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1. Dom Jacques du Breul, Le Théâtre des antiquités de Paris, Paris, Claude de La Tour, 1612, p. 4. 2. Claude Malingre, Les Annales générales de la ville de Paris représentant tout ce que l’histoire a pu remarquer de ce

qui s’est passé de plus remarquable en icelle, depuis la première fondation, jusqu’à présent. Le tout par l’ordre des années etdes règnes de nos rois de France, Paris, P. Rocolet, 1640, p. II.

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ni d’exact sur l’origine de Paris : « … il est impossible de savoir ni letemps de la fondation de Paris, ni le nom de son fondateur, ni le lieu d’oùsont venus ses premiers habitants. »1 Paris, une des plus fameuses cités del’univers, a une origine cachée. Pour Sauval, le mystère des origines contri-bue à cette grandeur, une face d’ombre répondant toujours à une face delumière. Comme ses prédécesseurs, Sauval se livre cependant à l’inventairedes noms de Paris et de Lutèce, ce dernier – transcription de Lutetia –étant antérieur à Paris. Le rappel du culte d’Isis, la proximité d’un templevoué à la déesse – para-Isis – semblent convenir à Sauval : il fait état de ladécouverte dans le sol parisien d’une tête de femme en bronze, près del’église Saint-Eustache qui figurerait la divinité égyptienne. Le rapproche-ment étymologique avec le grec évoquant la blancheur agrée aussi à Sau-val, les maisons enduites de plâtre permettent ce recours à la languegrecque. De façon plus générale, la proximité entre le français et le grecparaît incontestable, cette philologie hasardeuse étant volontiers prati-quée, on le verra, jusqu’au milieu du XIXe siècle : « Et il ne faut pas s’éton-ner si les noms de Paris sont tirés du grec, vu l’affinité de notre langueavec la grecque dont plusieurs auteurs ont traité. »2 Paris hérite ici à la foisde l’Égypte et d’Athènes, d’une religion mystérieuse et d’une traditionphilosophique, gage d’une destinée à nulle autre pareille.

En 1684, dans un ouvrage3 qu’il présente comme une description àl’usage de ceux, et en particulier les étrangers, qui viennent dans la villepour la visiter, Germain Brice reprend à son compte la plupart des ver-sions désormais familières sur les noms de Paris et de Lutèce. Il s’attarde àson tour sur le culte d’Isis dont un temple se serait trouvé sur l’emplace-ment de Saint-Germain-des-Prés (la translation des cultes) ainsi qu’unautre dans le village d’Issy, au nom à peine altéré.

Dom Michel Félibien (1666-1719), bénédictin de Saint-Maur, moine àSaint-Denis dont il fit l’histoire de l’abbaye, rédige une Histoire de la villede Paris, publiée en 1725, après sa mort par Dom Lobineau en cinqvolumes. Le livre s’ouvre sur une mise au point à propos du nom et de lafondation de Paris. C’est l’antiquité même des origines qui les rend mysté-rieuses et suspects les récits qui leur sont consacrés. Pour Félibien, cetteantiquité est toute gauloise, donc nationale et ne doit rien à une filiationou translation venues de la Grèce ou de Rome : « La ville de Paris a tou-jours passé pour l’une des plus anciennes des Gaules ; et c’est principale-ment à sa haute antiquité qu’on doit attribuer l’obscurité de son origine.Jules César est le premier auteur connu qui ait fait mention de cette ville.

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1. Henri Sauval, Histoire et recherches des antiquités de la ville de Paris, Paris, Moette, 1724, 3 vol. t. I, p. 11.2. Ibid., p. 57.3. Description nouvelle de ce qu’il y a de plus remarquable dans la ville de Paris, par M. B…, Paris, Nicolas Le

Gras, 1684, 2 vol.