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Évoquant la religion romaine ou les cultes grecs, tous nous connaissons les principales divinités classiques. Du foudroyant Jupiter à Artémis, éternelle vierge chasseresse, les divinités du panthéon gréco-romain nous sont familières comme le sont nombre de leurs mythes et légendes. Rien de tel pour les dieux gaulois depuis longtemps oubliés et que seul le succès mondial des Aventures d’Astérix permet tout au plus de nommer ; par Toutatis ! mais que savons-nous réellement aujourd’hui de ces divinités et de leurs mythes ?

Quand Rome s’en mêle…

César, nul ne l’ignore, a soumis les Gaulois ; en laissant livrer au pillage les sanctuaires des populations qui s’étaient dressées contre son ambition, il commit ce qui passait aux yeux des Celtes pour le pire des sacrilèges. Insensible à la puissance des divinités ennemies, le futur maître de Rome aurait personnellement porté le fer contre le bois sacré d’une divinité gauloise des alentours de Massalia, abattant ses ifs centenaires aux souches rougies du sang sacrificiel dont les troncs furent utilisés en 49 avant J.-C. lors siège de Marseille. Après lui, Auguste, puis Tibère condamnèrent ce que le poète Lucain appelait « la religion barbare des Druides », interdisant à ces derniers sacrifices humains, divination et enseignement de leurs doctrines religieuses, hymnes, mythes, rituels. Ce savoir sacré entièrement oral allait alors progressivement s’effacer des mémoires, nous privant à jamais de connaissances explicites sur le panthéon gaulois.

C’est Claude, prince natif de Lyon (43-54 après J.-C.), qui fit définitivement sombrer dans l’oubli les dieux et déesses des provinces gauloises. La conquête de la Bretagne insulaire, patrie, selon César, du druidisme, paracheva ce phénomène en repoussant les Druides en direction du Pays de Galles, puis sans doute de l’Irlande, avec comme conséquence insoupçonnée le maintien hors de l’Empire d’un fonds mythologique celtique que le monachisme médiéval consignera tardivement. Si de rares figurations des anciens dieux indigènes subsistèrent – Esus, le « dieu bon » ou Cernunnos, très ancien dieu-cerf –, les divinités de Rome allaient s’imposer dans les cités des provinces de l’Empire. Rome, généralement plutôt tolérante à l’égard des religions des peuples vaincus, se montra donc particulièrement sévère à l’encontre de ceux qui contrôlaient les cultes gaulois.

L’empereur Claude leur préféra le culte de divinités orientales, instituant, semble-t-il, trois jours de fêtes en l’honneur d’Attis, le compagnon de Cybèle, une archaïque grande déesse-mère anatolienne. En souvenir de la mort du jeune dieu qui, pris de folie, s’était émasculé au pied d’un pin, une confrérie de bûcherons, chaque 22 mars, coupait rituellement un conifère dans un bois sacré avant de sacrifier sur sa souche un bélier. Dans un simulacre de cortège funèbre, l’arbre était ensuite transporté dans le temple de Cybèle pour y être exposé couvert de violettes. Deux jours plus tard, les prêtres-eunuques de la déesse, dans un bruyant concert de flûtes, de cymbales et de tambourins devaient se flageller jusqu’au sang avant que de futurs officiants ne se mutilent à l’exemple de leur dieu. L’arbre était enfin rituellement enseveli, et la

Franck Perrin

Chapitre 2

RELIGION, DIEUX ET MYTHES

Stèle en granite de Kermaria (Pont-l’Abbé, Finistère). Musée d’Archéologie Nationale de Saint-Germain-en-Laye. Datation : fin du IVe s. av. J.-C.( ?). Découverte sur le territoire des Osismes, peuple mentionné pour la première fois par le navi-gateur et astronome marseillais Pythéas (c. 330 av. J.-C.), cette stèle témoigne de l’existence de la sculpture chez les Celtes, le monolithe de Kermaria pourrait avoir eu comme fonction de marquer l’emplacement sacré du centre du territoire. La géogaphie moderne conserve en effet divers noms de lieux (Milan, Miolans, Méolans...) d’origine gauloise, tel mediolanum, littéralement le « centre sacré » du territoire.

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divinité pouvait alors renaître au terme d’une fête qui, on le devine, célébrait en fait le retour du printemps et la renaissance de la Nature. Ces rites, acceptés, n’étaient pourtant pas sans rappeler ceux des Gaulois : en effet, leurs druides honoraient annuellement une divinité se manifestant sous la forme d’un chêne rouvre couvert de gui et qu’un certain Maxime de Tyr compara au Zeus des Grecs. Les druides avaient de plus, pour se conformer à la loi de Rome, modifié leurs rituels, renonçant « à la coutume impie » du sacrifice humain pour se limiter à la libation d’un peu du sang d’une victime alors consentante. On le voit, deux poids, deux mesures pour des rites bien éloignés des usages romains ou plutôt de l’idée que s’en faisaient les descendants de Romulus.

Si Claude, érudit, auteur d’ouvrages sur les Étrusques et curieux des Grands Mystères grecs

d’Éleusis, ne devait pas ignorer que les prêtres phrygiens de Cybèle portaient – fruit du hasard – le même nom que les vieux adversaires de Rome, « Galli », à la fois « Galles » et « Gaulois », savait-il que le clergé de la Mère des Dieux invitée à Rome en 204 avant J.-C. pour sauver l’Urbs avait été constitué…de Gaulois, précisément de Galates, comme les nommaient les Grecs ? Émigrés en Asie, ces Celtes étaient venus avec leurs cultes et leurs dieux à l’exemple d’un certain Cissonius (« celui qui fait rêver » ?) mentionné par une inscription l’identifiant à Zeus (mais à Mercure en Gaule…) ou cet « Arès celte » qu’évoque d’un mot le poète alexandrin Callimaque. En Phrygie, ces Galates avaient de plus adopté Cybèle comme divinité supérieure, certains d’entre eux s’octroyant la charge de rois-prêtres du sanctuaire de Pessinonte et de son bétyle, un cube noir, probablement une météorite. Non sans quelque ironie, il n’est pas impossible que l’étrange cortège accompagnant Cybèle dans Rome fût en partie composé de ces Celtes d’Orient, de curieuses populations s’abstenant de manger du porc – pourtant à la base de l’alimentation des Gaulois – car, selon un mythe qui leur était propre, un sanglier était à l’origine de la mort du compagnon de Cybèle, Attis.

Ainsi, alors qu’en Occident les Gaulois plaçaient en tête de leur panthéon une divinité masculine – César l’affirme – à plus de 3 000 km de là, en Galatie, dans ce qui allait devenir une autre province celtique de l’Empire, une divinité féminine était prééminente. Cette archaïque Maîtresse de la Nature, mère des dieux, divinité orientale, évoqua-t-elle alors aux émigrants galates l’une de leurs déesses ? On peut le penser à la lecture de Tacite, qui affirme, au début du IIe siècle de notre ère, que des « Germains », proches cousins des Celtes, auraient vénéré sur les rivages de la Mer du Nord une « Cybèle » dont l’emblème était le sanglier, animal, on le sait, auquel les Celtes accordaient une place toute particulière : ne le figuraient-ils pas sur leurs enseignes guerrières, leurs casques, leurs monnaies et autres statuettes ? Mais d’où était originaire cette déesse-mère nordique : du monde mycénien où l’épigraphie mentionne une Mère des dieux, ou de Massalia où elle arriva avec les Grecs de Phocée au VIe siècle avant J.-C. ? On l’ignore, mais l’intérêt de cette mention est qu’elle s’inscrit dans une tradition littéraire antique qui affirme la présence dans de mystérieuses îles et rivages des confins du monde, de dieux et déesses grecques.

Fibule de Parsberg (Allemagne). Fin du Ve s. av. J.-C. Musée de .....

Fibule à masques. Bronze, or et corail de Dompierre-les-Tilleuls, Tumulus n°1 des Bossus (Doubs). Fin du Ve s. av. J.-C. Musée de Pontarlier. Comme certains dieux grecs, les divinités celtes, parfois leurs propres prêtresses, peuvent se métamorphoser en animaux. Sur cette parure vestimentaire, un étrange personnage semble être régurgité par un bélier puissam-ment cornu.

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Dieux et déesses des îles et des rivages

Si César, Lucain, Tacite et bien d’autres nous ont légué des informations précieuses sur les dieux et les cultes des Celtes, ces derniers sont restés muets sur leurs croyances, ne mentionnant qu’exceptionnellement le nom de leurs divinités. Les affirmations des auteurs gréco-latins constituent donc des témoignages uniques suspectés de n’être que de banales affabulations de voyageurs : pour atteindre les extrémités du Monde que borde l’immense Océan, n’était-il pas nécessaire d’affronter bien des monstres, Géryon, le géant au triple corps, les simiesques Gorgones, les Arimaspes à un seul œil ou les Griffons, lions ailés au bec d’aigle, gardiens de lointaines mines d’or ? Ces épreuves surmontées, le lecteur grec ou latin, parvenu sur les rivages de l’Atlantique et de la Mer du Nord, découvrait la présence de divinités familières.

L’« Apollon » hyperboréen

Au premier rang d’entre elles figurait Apollon, l’archer solaire de Delphes, fils de Zeus et de Léto, un « hyperboréen » par sa mère venue d’ « au-delà des souffles de Borée », ce vent froid du nord-est qui dégage les ciels de l’Adriatique à la Mer Noire. Les Grecs admettaient en effet sans peine que leur grand dieu séjourna un temps de l’année chez des Barbares, dans un pays que l’historien Diodore de Sicile décrivit en détails, probablement à partir d’un auteur de la fin du IVe siècle avant J.-C., Hécatée d’Abdère.

« …Parmi les historiens qui ont consigné dans leurs annales les traditions de l’antiquité, Hécatée et quelques autres prétendent qu’il y a au-delà de la Celtique, dans l’Océan, une île qui n’est pas moins grande que la Sicile.…. Le sol de cette île est excellent et si remarquable par sa fertilité qu’il produit deux récoltes par an. C’est là, selon le même récit, le lieu de naissance de Latone (Leto) ce qui explique pourquoi les insulaires vénèrent particulièrement Apollon. Ils sont tous, pour ainsi dire, les prêtres de ce dieu : chaque jour ils chantent des hymnes en son honneur. On voit aussi dans cette île une vaste enceinte consacrée à Apollon, ainsi qu’un temple magnifique de forme ronde et orné de nombreuses offrandes ; la ville de ces insulaires est également dédiée à Apollon ; ses habitants sont pour la plupart des joueurs de cithare, qui célèbrent sans cesse, dans le temple, les louanges du dieu en accompagnant le chant des hymnes avec leurs instruments. …

Fibule à masques. Bronze, or et corail de Dompierre-les-Tilleuls, Tumulus n°1 des Bossus (Doubs). Fin du Ve s. av. J.-C. Musée de Pontarlier

Pendeloque de la tombe fémi-nine de Vasseny (Aisne) évoquant un personnage sché-matique aux bras levés ; le bas de son « corps » se transforme en lyre. Donné par Hermès à Apollon dans la mythologie grecque. En Gaule, la lyre figure fréquemment au revers de monnaies d’or de la fin de l’âge du Fer au revers de monnaies d’or ornées de motifs liés à une divinité solaire majeure.

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Apollon passe pour descendre dans cette île tous les dix-neuf ans. C’est aussi à la fin de cette période que les astres sont, après leur révolution, revenus à leur point de départ. Cette période de dix-neuf ans est désignée par les Grecs sous le nom de Grande année. On voit ce dieu, pendant son apparition, danser toutes les nuits en s’accompagnant de la cithare, depuis l’équinoxe du printemps jusqu’au lever des Pléiades, comme pour se réjouir des honneurs qu’on lui rend. »

(Bibliothèque Historique, II, XLVII)Dans ce récit teinté de romanesque, on pourrait

reconnaître les îles britanniques, au climat adouci par le Gulf Stream, mais aussi le plus célèbre monument de la Protohistoire européenne, le sanctuaire de Stonehenge en Angleterre. Or, dans ce qui subsiste du récit d’un navigateur grec, un certain Pythéas, figure la description vers 330 avant J.-C. des rivages de l’Atlantique et de la Mer du Nord, notamment du Cantium, pays des Bretons Cantiaci dont le nom demeure de nos jours dans celui du Kent, l’un des comtés du sud-est de l’Angleterre. Ce voyage aventureux vers des lointaines terres barbares fréquentées par Apollon aurait été motivé par la recherche de deux matériaux convoités par les Méditerranéens : l’étain, un métal blanc indispensable à la réalisation des statues votives de bronze, et l’ambre, une substance aux propriétés mystérieuses couleur miel. Mais la véracité de ce périple était discutée dans l’Antiquité, nombre d’auteurs traitant en effet le Marseillais Pythéas d’affabulateur. De nos jours, l’authenticité de ce périple est mieux acceptée et, dès lors, l’hypothèse d’un culte dédié au bel Apollon, ou plutôt à un dieu nord-européen lui ressemblant, mérite que l’on s’y arrête quelques instants.

À la lecture des Argonautiques d’Apollonios de Rhodes, auteur du IIIe siècle avant J.-C. qui relata le voyage de Jason et de ses compagnons

jusqu’aux « grands lacs des Celtes », on découvre que ces derniers croyaient que l’ambre naissait des larmes d’Apollon, retiré tristement aux bords de la Baltique pour fuir la colère de Zeus, son père. Les Grecs avaient à ce sujet une explication quelque peu différente. Selon eux, c’est peu après sa naissance qu’Apollo était parti pour une année chez les barbares nordiques, volant et voguant sur un char merveilleux tracté par des cygnes, un cadeau de Zeus. Quant à l’ambre, les mythographes hellènes affirmaient qu’il venait, non des pleurs du dieu, mais de ceux des Héliades, les enfants d’Hélios – le Soleil – changés en peupliers sur les berges de l’Eridan où s’était noyé Phaéton, leur imprudent frère, incapable de maîtriser le char de l’astre solaire…Cet électrum doté d’étonnantes propriétés électrostatiques constituaient ce mystérieux présent apporté jusqu’à Délos - île égéenne où naquit le fils de Léto – par les « Vierges hyperboréennes ». Venues des rivages nordiques de l’Europe, ces quatre ambassadrices, mortes dans des circonstances inconnues, avaient été ensevelies deux à deux dans le sanctuaire d’Apollon ; leurs tombes seront décrites au Ve siècle avant J.-C. par l’historien Hérodote qui nota que, sur l’une d’elles, avait miraculeusement poussé un olivier. Lors des fouilles réalisées par l’École Française d’Athènes, on retrouva ces sépultures qui se révélèrent dater de l’époque mycénienne ; comme d’autres vestiges de l’occupation de l’île durant l’Âge du Bronze, elles avaient été sacralisées lors de création du sanctuaire.

Existe-t-il une part de vérité derrière ces belles histoires que l’on peut à loisir tisser ? En cheminant sur les routes de l’ambre, on s’aperçoit que la version hyperboréenne du mythe apollinien n’est pas sans écho sur le plan archéologique. La fréquentation par les Grecs mycéniens de la Péninsule italienne est de nos jours un phénomène bien attesté, notamment en Vénétie, région dans laquelle l’ambre de la mer baltique arrivait dès le milieu du IIe millénaire. La description d’un culte solaire nordique a pu donc circuler de part et d’autre des Alpes, colportée par les marchands et alimentant des mythes hellènes, tel celui des Enfants du Soleil et de l’ambre. C’est exactement de cette manière que les offrandes hyperboréennes parvenaient dans l’île, transmises de peuples en peuples jusqu’aux Cyclades ; elles seront mentionnées à Délos jusqu’au IVe siècle avant J.-C. Au nord de l’Europe, bien loin de l’Égée, la croyance en un dieu solaire équivalant au lumineux Apollon Phoibos des Grecs trouve quelque argument dans le matériel archéologique de l’Âge du Bronze. En effet, nombre de découvertes, en particulier des objets

Iône d’Avanton (Vienne). c. XIVe s. av. J.-C. Dépôt : Musée d’Archéologie Nationale de Saint Germain-en-Laye. Ce grand cône en feuille d’or trouvé en Europe occidentale pourrait être une coiffe cérémonielle de personna-ges de haut-rang détenteurs de connaissances astronomiques.

Trundholm (Danemark). XIVe s. av. J.-C. Musée National du Danemark.Cette maquette découverte fortuitement dans une tourbière du Danemark figure un char à deux roues tracté par un unique cheval, transportant un grand disque recouvert d’or représen-tant certainement la course du soleil. Le même thème peut être décliné sous la forme d’une bar-que solaire ou d’un attelage tirés par des oiseaux aquatiques.

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en or – inaltérable métal couleur de l’astre du jour – portent des décors de cercles concentriques, parfois rayonnants, depuis longtemps interprétés comme de possibles représentations du soleil. Ce dernier figure parfois transporté dans un bateau ou sur un chariot, et, dans certains cas, encadré d’oiseaux aquatiques comme le montrent les gravures rupestres découvertes en Scandinavie. Manifestement, « la marche du soleil » devait avoir une certaine importance au sein de ces peuples essentiellement agriculteurs parmi lesquels devaient figurer les ancêtres des Celtes. À partir de cette hypothèse, certains objets exceptionnellement décorés ont fait l’objet de tentatives de « lectures » de type astronomique ; ce fut le cas pour de curieux grands « cônes » d’or – des coiffes cérémonielles sans doute, découverts en France et en Allemagne et qui évoquent – est-ce là un simple hasard ? – la mitre d’or reçu par Apollon à sa naissance.

Si cette démarche pouvait susciter quelques doutes, la découverte en Allemagne du désormais célèbre disque du dépôt de Nebra est venue balayer les doutes sur l’importance des astres dans les croyances de l’Âge du Bronze. Daté de la première moitié du IIe millénaire, cet extraordinaire objet de bronze incrusté d’or s’est révélé être non seulement la plus ancienne figuration du ciel, mais aussi et surtout, selon une récente analyse qui ne manquera pas de susciter bien des débats, un « instrument » permettant de synchroniser les cycles annuels lunaire et solaire. Or, comme l’indique Diodore de Sicile dans sa description de l’Apollon hyperboréen, le dieu séjournait tous les 19 ans dans cette île paradisiaque, soit l’équivalent de 235 lunaisons à l’issue desquelles la lune revenait (presque…) au même endroit du ciel ; c’est ce que l’on nommait « Cycle de Méton », du nom de l’astronome qui, à la fin du Ve siècle avant J.-C. (c. 433), avait introduit ce comput, peu après, semble-t-il, que les Babyloniens l’aient eux aussi mis en pratique. Sans entrer dans les rouages complexes de l’archéo-astronomie, il faut retenir que dans des sociétés agricoles non urbaines, ignorant l’écriture, des individus au statut privilégié avaient réalisé des observations sur la longue durée et en transmettaient oralement les résultats. C’est précisément ce type de méthode et de savoir que les sources antiques attribuent aux druides, ces « connaisseurs de l’arbre » que les Gaulois honoraient à l’égal de dieux ; issus d’un enseignement long de 20 ans, ces prêtres-philosophes versés dans les sciences de la Nature pouvaient, selon César, se perfectionner en se rendant justement dans l’île de Bretagne.

Qu’un grand et ancien dieu solaire ait été vénéré durant la protohistoire semble donc probable,

mais quelle place occupa-t-il durant l’Âge du Fer, époque où les Celtes sont pour la première fois nommés dans les sources textuelles ? Loin d’avoir disparu, les motifs circulaires issus du répertoire de l’Âge du Bronze – cercles concentriques, rouelles et autres swastikas – restent bien attestés sur de multiples supports. Tel est le cas du torque féminin

Fibule de Ostheim (Allemagne). Bronze. Fin du Ve s. av. J.-C. Sur cette fibule au décor complexe associant masques divins et pro-tomé d’animal monstrueux, le motif de la double feuille de gui apparaît plusieurs fois répété.

Revers d’un statère imité de modèles grecs. Or. BN 6932.Le véhicule solaire est réduit à un unique motif de roue, l’aurige étant remplacé par un cavalier ou une cavalière nu (e) bondissant sur le dos d’un cheval.

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d’Attencourt (Marne) daté du Ve siècle avant J.-C. et décoré d’une rouelle encadrée d’oiseaux, ou encore d’une série d’épées courtes du IIe-Ier siècle avant J.-C., souvent à pommeau anthropomorphe, rehaussées d’incrustations dorées figurant le soleil et/ou la pleine lune associé au croissant lunaire : exactement les motifs principaux du disque de Nebra, pourtant plus ancien de plus d’un millénaire et demi… Cette divinité a sans doute dû perdre un peu de son éclat face à la montée en puissance d’autres puissances divines, mais elle n’a assurément pas disparu, si l’on croit les auteurs grecs mais aussi l’épigraphie d’époque impériale. Ainsi, la majeure partie des peuples gaulois ayant frappé des monnaies en or, dès la fin du IVe siècle avant J.-C. et jusqu’au Ier siècle avant J.-C., ont choisi de s’inspirer des statères de Philippe II de Macédoine dont le droit portait justement le profil d’Apollon. Seules, quelques cités celtes lui ont préféré l’image de Zeus Ammon ou celle d’Héraclès, ajoutant cependant au revers la lyre, l’emblème du dieu grec conducteur des Muses, ou le char, parfois schématisé par une simple rouelle.

César, dans sa fameuse liste des principaux dieux gaulois, ne place-t-il pas en deuxième position cet « Apollon » gaulois, le qualifiant de surcroît de guérisseur (B.G., VI, 17) ? Ce serait donc à lui que l’on immolait parfois des victimes humaines avec l’espoir d’obtenir sa clémence. Son nom gaulois est inconnu : Bélénos, longtemps traduit par le « Très brillant », tout comme sa (probable) parèdre « Belisama, nommée – c’est exceptionnel – sur une inscription préromaine, sont aujourd’hui compris comme le et la « Très puissant(e) ». Cependant, au IVe siècle après J.-C., le poète Ausone, faisant l’éloge d’Attius Patera, rhéteur à Burdigala (Bordeaux), évoque de la manière suivante cette inusable divinité solaire : « Tu étais Baïocasse (peuple gaulois de Normandie), et issu de la race des Druides, si la renommée n’est point trompeuse : ta famille tirait son origine sacrée du temple de Belenus ; de là vos noms : le tien, Patera, qui, dans le langage des initiés, désigne les ministres d’Apollon ; celui de ton frère et de ton père, qu’ils doivent à Phébus ; et celui de ton fils, qui lui vient de Delphes ». Curieux texte, émanant d’un poète exprimant souvent avec virtuosité son érudition, qui laisse croire au maintien tardif du druidisme, ici clairement lié au culte du dieu Bélénos, manifestement dans ce cas puissance solaire. Ausone, lui-même chrétien, vivait dans un milieu, semble-t-il, très informé, affirmant que l’un de ses grands-pères, Arborius, connaissait « les nombres célestes, et les astres arbitres de nos destinées », mais pratiquait en secret l’astrologie, alors que trois femmes ou fillettes de cette gens portaient le nom « Dryadia » du nom grec des nymphes des Chênes et des diseuses de bonne aventure du Bas-Empire. Quoiqu’il en soit l’épigraphie confirme le succès du culte à Bélénos, tout en ajoutant parfois au nom d’Apollon celui de Maponos, attesté en Gaule et en Bretagne, le « divin fils ».

Dionysos en Gaule

Dans une autre île, un îlot en fait, en face de l’estuaire de la Loire était vénéré un dieu si proche d’une des divinités majeures des Grecs que l’on hésite encore à son sujet entre une identité gauloise ou grecque. Au témoignage de Poséidonios, historien du tout début du Ier siècle avant J.-C. qui passet pour des plus sûrs, un étrange rituel se déroulait une fois l’an en l’honneur de Dionysos, le dieu grec du vin et de l’ivresse, des fluides mais aussi de la végétation.

« Il (Poséidonios) dit aussi qu’il y a dans l’Océan une petite île, non loin de la mer, située en face

Rouelle en or du sanctuaire de Nanteuil-sur-Aisne (Ardennes). Ier s. av. J.-C. Certains sanctuaires livrent par centaines ces rouelles qui confirment la permanence de thèmes très anciens dans un panthéon qui s’est sans doute largement étoffé.

Droits de monnaies gauloises. Les artisans monétaires gaulois conservèrent la couronne de lau-rier qui coiffe Apollon, mais ils surent l’adapter à leurs propres croyances, faisant apparaître ici ou là des symboles discrets - es-ses ou double esses - caractéri-sant leurs propres divinités.

Brassard de Pössnek (Allema-gne). Bronze. Musée de Iéna. Sur cette parure découverte dans une tombe de guerrier figure ainsi un masque divin mais aussi la tête d’un bélier et un motif végétal.

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de l’embouchure de la Loire. Ce sont des femmes samnites qui l’habitent, elles sont possédées de Dionysos qu’elles apaisent par des cérémonies et des rites sacrés. Aucun homme ne pénètre dans l’île, ce sont les femmes qui font la traversée pour avoir des rapports avec les hommes et s’en retournent ensuite chez elles. Il y a une coutume selon laquelle elles doivent une fois par an démonter le toit du sanctuaire et le refaire le même jour avant le coucher du soleil, chaque femme portant son fardeau. Si l’une des d’elles laisse choir sa charge, les autres la mettent en pièces, emportent les morceaux en tournant autour du temple, tout en poussant des cris, et ne s’arrêtant pas tant que ne cesse leur frénésie. Et il arrive toujours que l’une d’entre elles tombe et doive subir ce traitement. »

Strabon, Géographie, Livre IV, 4-6

Comme souvent dans ce type de description, le lecteur est en droit de s’interroger sur le grand absent de la scène, à savoir le témoin. Qui était-il, on l’ignore avec exactitude, mais les différentes versions du texte original plaident en faveur d’un Grec. Selon le géographe Denys le Périégète, lors

de la fête suivant la réfection du sanctuaire, les dévotes gauloises devaient être coiffées de lierre comme l’étaient dans le monde grec les statues de Dionysos : à Athènes, la divinité n’était-elle d’ailleurs pas surnommée Kissos, du nom de cette plante grimpante qui enroulée autour de son thyrse, ce bâton-emblème formé d’une tige de Grande Férule surmontée d’une pomme de pin ? Le lierre présentait en effet la particularité d’avoir (comme l’if, le gui…) un cycle inverse de celui de la plupart des végétaux ; toujours vert, il fructifiait en hiver, fournissant ainsi aux oiseaux migrateurs revenant du sud de quoi s’alimenter au début du printemps. Sur la base de cette précision, il est tentant de situer la cérémonie annuelle de ces Gaulois au moment de l’équinoxe de Printemps, lorsque le soleil se couche dans l’Océan exactement à l’ouest. Outre le lierre et ses fruits noirs évoquant les grappes de raisins de

Fourreau d’épée. Bronze. Santa Paolina di Filottrano « Ripa-bianca » (Italie). Tombe n° 22. Bronze. Milieu du IVe s. av. J.-C. Dépôt. Musée d’Ancône. Sur la plaque de droit de ce fourreau d’épée est figuré un masque di-vin dans une suite de palmettes et de rinceaux. Il s’agit là du personnage coiffé du motif de la double feuille de gui subitement apparu à la fin du Ve s. av. J.-C. au nord des Alpes.

Rodenbach (Allemagne). Or. Fin du Ve s. av. J.-C. Musée de Spire. Inspiré de modèles grecs, ce bracelet en or découvert dans une sépulture princière mas-culine montre une divinité au double visage coiffée d’éléments rappelant les baies rouge de l’if et encadré d’une paire de bouquetins.

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Dionysos, le cri des femmes samnites est précisément celui que le dieu grec poussa un jour sur le Mont Éva (Messénie) : Evohé ! À elle seule, cette exclamation si particulière semble la confirmation d’un culte venu d’ailleurs et introduit en Gaule méridionale avec les colons phocéens. Dès le VIe siècle avant. J.-C., les habitants de Massalia célébraient les Floralies, fête dionysiaque (et funéraire) équivalente des Anthestéries athéniennes, trois journées de février-mars au cours desquelles des femmes se livraient à des rites parfois secrets, notamment l’union de l’épouse de l’archonte-roi et du dieu entourés de 14 jeunes femmes, les Gerarai, les « Vénérables ».

En Grèce, Dionysos était vénéré de manière moins urbaine, ce dont témoignent conjointement l’œuvre d’Euripide et l’art des céramistes attiques. Lors d’une course nocturne en montagne (oreibasie), des confréries essentiellement féminines, littéralement possédées, honoraient Dionysos d’une manière aussi sauvage que l’étaient les rites gaulois : elles chassaient des animaux (lièvres, faons et même des félins et bovins) qu’elles tuaient à mains nues en les démembrant (diasparagmos) ; les chairs étaient consommées crues (ômophagia) – peut-être seulement goûtées – et jetées dans les branches d’arbres dans une ambiance de transe mystique. Plutarque, prêtre d’Apollon, raconte qu’un jour, au petit matin, on découvrit, endormies, des bacchantes que l’ivresse divine avait emportées jusqu’au territoire d’une cité ennemie et comment, avec soin, on les ramena chez elles. Loin d’être fréquentes, ces montées aux flambeaux étaient pratiquées seulement durant l’hiver, parfois après un intervalle de deux ans, alors que le rite gaulois était annuel. En fait, les pratiques celtes et grecques sont inversées : dans un cas l’action concerne des espaces sauvages et des animaux, dans l’autre un lieu de culte et un être humain. Mais cette opposition s’estompe à la lecture des sources grecques qui, comme l’avait noté Henry Jeanmaire dans sa célèbre étude sur Dionysos, conservent le souvenir de cas de sacrifices humains consacrés à ce dieu étrange venu d’Orient. Plutarque rapporte, non sans étonnement, qu’à son époque, lors de la fête des Agrionies d’Orchomène, le prêtre de Dionysos devait pourchasser des femmes, tuant à l’aide d’un poignard celle qu’il attrapait. C’était une descendante des Minyades, ces femmes qui avaient préféré le calme de leurs activités domestiques à l’enthousiasme suscité par le dieu qui, pour les punir, les rendit alors meurtrières de leurs propres enfants, déchirés comme l’avait été Dionysos enfant.

Dans l’île gauloise, le diasparagmos humain apparaît en quelque sorte symétrique du démontage

des pièces de bois du sanctuaire, comme si les deux choses étaient liées. Ces réfections devaient exister également dans le monde grec où certains temples très archaïques étaient couverts de branchages qu’il fallait certainement remplacer régulièrement, comme dans le Daphnéphorion d’Érétrie, dédié à Apollon et donc couvert de laurier. L’ethnographie éclaire ces curieux rituels. Ainsi dans le sanctuaire shintoïste d’Ise (Japon) fondé au VIIe siècle après J.-C. et voué à une divinité solaire, Amaterasu Omikami, deux temples, séparés de près de 4 km, rassemblent près d’une centaine de granges sur poteaux de bois, plancher surélevé et toit en pente

Bracelet de La Charme (Aube, France). Bonze. IIIe s. av. J.-C. Dépôt Musée de Troyes.

Monnaie à l’hippocampe cava-lier. Or. BN 6901. IIIe-IIe s. av. J.-C. Les mythes celtes restent énigmatiques, réduits à d’éton-nantes images figurées au revers de certaines monnaies. Ici, une créature ressemblant à un hippocampe marin chevauche une jument allaitant son poulain face à un motif végétal en forme de palme.

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couvert de chaume ou de planches, assez proches dans leur architecture et leur disposition des sanctuaires gaulois. Tous les vingt ans, avec une seule interruption de près d’un siècle, les granges sacrées sont rituellement démontées et reconstruites sur le même plan (la prochaine fois, ce sera en 2013) avec des arbres abattus huit ans auparavant. À chaque reconstruction, les bois récupérés sont pieusement réemployés durant près de 80 ans.

En Gaule, ce « Dionysos » atlantique a « lui aussi » des aspects solaires plutôt étonnant ; honoré (peut-être…) une journée où le jour égale en durée la nuit, avant de prendre le dessus jusqu’au solstice d’été, le dieu est fêté par une macabre procession tournant autour du temple. La géographie particulière de ce lieu insulaire, face au coucher du soleil sur la mer, constituait un des éléments, sans doute essentiel, du décor dans lequel, dans une ambiance frénétique, la mise à mort d’une des participantes était inéluctable. Dans cette tragédie écrite à l’avance, la réfection du bâtiment était en quelque sorte une performance qu’il fallait absolument réussir faute de priver le dieu de sa demeure ; incapable d’égaler les bacchantes d’Euripide qui, possédées, attirent de façon incompréhensible « tout ce qu’elles portent sur leurs épaules », l’une des dévotes gauloises commet une maladresse, et le retard qui en découle lui vaut la plus cruelle des mises à mort. Cette hystérie collective peut naturellement s’expliquer par une consommation de vin méditerranéen, une boisson rare dans la région nantaise mais néanmoins attestée dès le IIe siècle avant J.-C. sur plusieurs sites gaulois de Bretagne. Mais, en Grèce même, la transe ne semble pas provoquée par le vin : l’iconographie attique, si elle met en scène des dévotes de Dionysos figurées en train de manipuler dans le calme les ustensiles du service du vin ou virevoltant et bondissant sous l’emprise du dieu, ne les montre jamais en train de boire. Pour leurs homologues gaulois, la même sobriété n’était pas nécessairement de mise, ainsi que l’indiquent nombre de tombes féminines contenant des services à boire. Cela dit, d’autres formes d’intoxication peuvent expliquer ces comportements frénétiques, en particulier la consommation des grappes de fruits toxiques du lierre dont l’ingestion engendre surexcitation et perte de lucidité. Ce type d’ingestion rituelle était justement connu des Gaulois chez lesquels certains végétaux toujours verts, tels l’if aux baies rouges et le gui aux fruits blancs bien que toxiques, voire mortels, étaient à la base de boissons.

Outre le dieu de l’ivresse, les Grecs reconnurent bien d’autres divinités maritimes analogues aux leurs, notant cependant diverses particularités ou ressemblances inexplicables. Ainsi, une « Déméter » – la « Terre-mère » connue depuis l’Âge du Bronze grec – était vénérée en compagnie de sa fille Coré dans une île du Nord de l’Europe : ses rites étaient, sait-on, les mêmes que dans l’île de Samothrace dans laquelle étaient vénérés les mystérieux et « puissants » Cabires. Quelles similitudes peuvent justifier ce parallèle rapprochant des pratiques barbares et celles du grand sanctuaire grec qu’embellirent de leurs dons les monarques hellénistiques ? On pourrait penser à certains archaïsmes présents à Samothrace, en particulier à ces autels constitués de gros rochers naturellement colorés qui pourraient avoir eu des pendants gaulois. De plus, l’épigraphie du sanctuaire nord-égéen mentionne l’usage rituel du thyreos, grand bouclier typiquement gaulois, peut-être pour des danses analogues à prêtres salyens de Rome.

Une divinité semblable à Artémis, la sœur d’Apollon, était particulièrement vénérée par la noblesse gauloise. Pour chaque animal abattu à la chasse et donc pris à la déesse, une compensation en argent alimentait un pécule finançant une fois l’an un sacrifice domestique et le banquet qui s’en suivait. Comme fille de Léto, l’Artémis des Grecs était une « hyperboréenne » que les textes antiques présentent parfois revenant du Nord, sur un char tiré par des dragons. Le culte de son homologue celte est également ancien, comme le montre la scène ornant la reproduction en miniature d’un char processionnel du VIIe siècle avant J.-C. découvert à Strettweg (Autriche). Portant en équilibre sur la tête un grand récipient, une déesse nue est accompagnée

Monnaie d’or gauloise. Or. BN 6421a. Un oiseau géant laissant tomber de son bec une sphère conduit un cheval harnaché sous lequel figure une créature imaginaire... L’image rappelle un mythe ger-mano-scandinave dans lequel le dieu Loki, sous la forme en faucon, doit transporter une noix qui n’est autre qu’Idunn, la déesse gardienne des pommes de jouvence qui empêchent les dieux de vieillir...

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d’une procession conduisant au sacrifice un cerf, l’animal attitré de l’Artémis que l’on vénérait très loin des Alpes, dans le sanctuaire fédéral des Ioniens d’Éphèse. De là, cette Maîtresse des animaux avait émigré pour les collines de Massalia ; sa statue, probable xoanon en bois de vigne, servira de modèle à celle du temple latin de l’Aventin de Rome. Mais d’autres Dianes italiques étaient également honorées en Italie, et son culte, marqué par le sacrifice au mois d’août d’une biche (parfois d’une génisse ou d’une brebis) était certainement ancien en Europe occidentale.

D’autres descendants de Zeus figurent au nombre de ces dieux de la Gaule reconnus des Grecs. Selon Timée de Tauromenium, auteur du début du IIIe siècle avant J.-C., les Gaulois auraient eu une vénération particulière pour… les Dioscures, les jumeaux (ou demi-frères) Castor et Pollux, nés des amours de Léda et du maître de l’Olympe. «…on allègue que les Celtes riverains de l’Océan ont une vénération toute particulière pour les Dioscures; que, selon une tradition qui remonte chez ces peuples à des temps reculés, ces dieux arrivèrent par l’Océan ; qu’il y a le long de l’Océan bon nombre de désignations locales venant des Argonautes et des Dioscures… »

Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, IV, 56

Ces guerriers cavaliers étaient originaires de Sparte, une cité dont l’armée était conduite par deux rois. Leur présence sur l’Argô, le navire piloté par Jason, expliquerait donc l’introduction de leur culte sur les rives de l’Océan, mais d’autres courants les ont emportés en d’autres lieux d’Occident. Ainsi, en 499 avant J.-C., Castor et Pollux apparurent aux côtés des Romains lors de la bataille du Lac Régille qui les opposait aux Latins ; dès lors, les divins cavaliers devinrent les protecteurs de l’aristocratie de Rome.

« Apollon », « Dionysos », « Déméter et Coré», les « Dioscures » et quelques autres encore sont-ils des dieux grecs ou plutôt des divinités gauloises leur ressemblant ? La localisation littorale de ces cultes peut s’expliquer par la venue de navigateurs remontant, le littoral atlantique et possédant leurs propres lieux de cultes dans des ports gaulois. Mais ce scénario semble trop « méditerranéen », malgré la découverte de céramiques attiques dans l’ouest de la France, on est loin d’avoir mis en évidence des sanctuaires de marchands analogues à celui de Gravisca en Étrurie. Il s’agirait donc plutôt de déités indigènes dont les noms locaux ne nous sont pas parvenus. Évoquons la récente mise en évidence de pratiques rituelles dans des îles bretonnes, en particulier celle d’Ouessant (Uxisama « la plus

élevée») – la terre la plus occidentale du continent européen : au carrefour des trois mers, au pied de la colline Saint-Michel, des dépôts intentionnels se sont succédé depuis le milieu du IIe millénaire avant J.-C. jusqu’au Bas-empire. Phénomène ahurissant : ce sont les parties droites de leurs corps qui ont été prélevées sur des oiseaux sauvages et des animaux d’élevage ! On voit aussi des coquillages (patelles), parfois reproduits en bronze. Plane l’ombre d’une divinité gauloise de la mer ou du vent, peut-être celles des « Dioscures » qui protégeaient les navigateurs. Dans sa Chrorographie rédigée vers 43/44 de notre ère, Pomponius Mela décrit un sanctuaire situé dans l’île de Sein. Neuf prêtresses vierges disposent du pouvoir de contrôler les éléments, de se métamorphoser en animaux et de guérir. Elles prédisaient l’avenir aux marins et pèlerins. La divinité que ceux-ci venaient consulter nous est, hélas, inconnue. Certains auteurs ont proposé de reconnaître ici les prototypes des personnages du Roman arthurien, notamment Morgane, fée médiévale dérivée vraisemblable d’une déesse Moriganne dont le souvenir fut conservé dans l’épopée irlandaise, qui vivait avec ses huit sœurs dans l’île des Bienheureux… Mais résonnent ici des échos dont il est impossible d’en retrouver la source…

Le dieu dans l’arbre

Les parentés constatées dès l’Antiquité entre ces dieux sont peut-être la conséquence d’un fonds culturel commun dont les structures linguistiques et religieuses ont été reconnues depuis longtemps, surtout grâce aux propositions de G. Dumézil. Selon son modèle, les divinités celtiques préromaines devaient s’organiser d’une manière proche de celles

Arbre miniature en or de Manching (Allemagne). IIIe s. av. J.-C. Cette exceptionnelle repré-sentation d’un arbre plaqué d’or découverte à l’intérieur de l’oppidum de Manching (Bavière) confirme l’importance de certains végétaux dans les cultes celtes de l’âge du Fer.

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adoptées par les peuples « indo-européens », c’est-à-dire selon des fonctions bien précises : souveraineté, guerre, production.

La recension des inscriptions gallo-romaines mentionnant des noms de divinités gauloises en dénombre plus de deux mille. Voilà qui révèle un panthéon extrêmement riche, même si chacune de ces appellations ne correspond pas à une divinité. Les sources autres que l’épigraphie montrent une situation différente. Écrivant à l’époque de Néron, le poète Lucain est le seul à donner les noms celtes de trois divinités qui ont en commun d’être honorées par l’immolation d’êtres humains : Teutatès, Taranis et Esus. Les Commenta Bernensia, des gloses médiévales du Xe siècle, tentent de les identifier à des divinités classiques. Des dieux gaulois, César n’avait donné que le nom de leurs « équivalents » romains. Sa liste place un Mercure gaulois en première place. Le panthéon est dominé par de grands dieux masculins. Seule exception : une Minerve/Athéna gauloise veillant, comme dans le monde classique, sur l’artisanat. Quelle divinité, du Jupiter celte ou de « l’inventeur de tous les arts » donné à l’équivalent transalpin de Mercure, était la plus importante ? La Gaule, divisée, selon César, en trois ensembles culturels distincts, connaissait-elle les mêmes cultes partout ? On en doutera. De plus, ces mêmes sources passent pratiquement sous silence des divinités de premier plan, tel Dis Pater, dieu des Enfers (Hadès Ploutos) des Grecs, divinité du monde souterrain chez les Gaulois qui en font le créateur des hommes.

Le dieu vénéré par les druides est encore plus méconnu, puisque, à son sujet, on ne dispose que d’une source, l’Encyclopédie de Pline, qui permet de le classer dans les divinités ouraniennes, c’est-à-dire célestes. Sa description étonnamment précise d’une cérémonie présidée par les Druides (comme l’était chaque sacrifice), permet d’esquisser quelques traits de ce dieu sans nom.

« …Les druides, – c’est le nom qu’ils donnent à leurs mages – n’ont rien de plus sacré que le gui et l’arbre qui le porte, pourvu que ce soit un rouvre. Le rouvre est déjà par lui-même l’arbre qu’ils choisissent pour les bois sacrés, et qu’ils n’accomplissent aucune cérémonie religieuse sans son feuillage, au point que l’étymologie de leur nom de druides pourrait passer pour grecque. C’est un fait qu’ils regardent tout ce qui pousse sur ces arbres comme envoyé du ciel, et y voient un signe de l’élection de l’arbre par le dieu lui-même. »

Pline, Histoire Naturelle, XVI, 249-251, trad. Jacques André, 1962, Paris, Les Belles Lettres.

Témoignage unique et donc par définition suspect, cette description n’en est pas moins remarquable de cohérence, plaçant au centre des dieux gaulois une divinité liée au chêne sessile et à son parasite, le gui. La proposition n’est pas étonnante car, dans l’Antiquité, les divinités masculines se manifestent parfois sous la forme de végétaux et d’arbres. On pense au « divin feuillage du grand chêne de Zeus » de Dodone en Épire, qui, un jour, murmura à Ulysse les conseils qui lui permettraient de revenir à Ithaque. En fait, dans ce sanctuaire, le dieu s’exprimait de bien d’autres manières : par le chant de colombes sacrées, par la vibration de chaudrons s’entrechoquant sur des trépieds mais aussi par la cléromancie, le tirage de sorts divinatoires que pratiquaient également les druides. D’autres lieux de culte associaient le maître de l’Olympe aux arbres : Zeus aux Chênes jumeaux en Lydie, Drymaios en Phampylie, au bois de Platanes en Cariemais. Des divinités comme Hécate ou Apollon avaient, elles aussi, des bois et des essences sacrées, tout comme Dionysos. Attesté dès l’époque mycénienne, l’enivrant Dionysos est lui aussi une divinité-arbre ou dans l’arbre (Dendritès, Endendros) ; le pin ou le sapin aux aiguilles persistantes lui est attaché, mais

Monnaie d’or gauloise des pays de Loire. Quart de statère dit à la jument ailée (type BN 6911). Datation IIe-Ier s. av. J.-C.

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le masque divin peut apparaître également sur le platane. La divinité est parfois représentée, derrière un autel, sous la forme d’un simple tronc coiffé d’un masque anthropomorphe, parfois double, éventuellement barbouillé de rouge vermillon. En remontant le temps, mais toujours dans le domaine indo-européen, le dieu hittite Telepinu, divinité de la végétation, est aussi un chêne vert (ou un if) l’arbre étant nommé dans un rite du Nouvel an « Image de Telepinu ». Cette entité anatolienne du IIe millénaire est le fils de Teschub, dieu de l’orage, également nommé en louvite, Tarhuntas, théonyme rapproché par les linguistes de… Taranis. Étymologiquement, ce dieu dont le nom signifie « tonnerre » est bien un dieu de l’orage, proche des divinités ouraniennes brandissant la foudre, l’éclair qu’attire la cime des arbres et qui les fend en deux. Un tronc d’arbre (…Jovis simulacra…) était justement l’emblème du Jupiter des Coralli, peuple sans doute celte,

qui dans les Argonautiques de Valérius Flaccus, marchait au combat sous sa protection, l’entourant d’enseignes en forme de roues et de sangliers. Comme l’indiquent l’épigraphie et la statuaire gallo-romaines, Taranis est une sorte de Jupiter gaulois, se déplaçant peut-être en char, comme nombre de dieux gréco-romains et germaniques, d’où l’association naturelle du tonnerre au bruit de roues cerclées de fer d’un véhicule céleste. Plusieurs divinités de l’orage figurent dans les mythologies des peuples voisins : que l’on songe au Donar/Thor des Germains et au Perkunas lituanien, respectivement tonnerre et chêne. Des sources médiévales nous font savoir que ces dieux adoptaient la forme de grands arbres, qui furent abattus les uns après les autres entre le IVe siècle après J.-C. et le VIIIe siècle après J.-C. Certains subsistèrent cependant dans le nord de l’Europe : vers 1080, l’évêque de Hambourg, Adam de Brême, décrit à Uppsala, près d’un temple, un

Casque de Montlaurès (Nar-bonne, Aude). Bronze, fer et corail de Méditerranée.Cet exceptionnel et spectaculaire casque était probablement plus un couvre-chef cérémoniel, porté à l’occasion d’événements publics et religieux, qu’un acces-soire fonctionnel appartenant à une panoplie guerrière. p. 45. Cruche de Borsch (Allemagne). Bronze. Fin du Ve/Début du IVe s. av. J.-C. Musée de Iéna.

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arbre immense toujours vert (Descriptio insularum aquilonis, 27) auquel les anciens Suédois sacrifiaient êtres humains et animaux au moment de l’équinoxe de Printemps…

Pour les Gaulois dont la mythologie n’a jamais été mise par écrit, l’idée d’une cosmogonie centrée autour d’un arbre mythique – l’axe garantissant la rotation des astres – est envisageable, malgré l’indigence de nos sources. C’est probablement à la rupture de cet essieu que se réfèrent ces Celtes qui, reçus en 335 avant J.-C. par Alexandre le Grand, lui affirmèrent craindre seulement la chute de la voûte du ciel. L’iconographie appuie peut-être cette interprétation. Sur une monnaie attribuée aux Léxoviens de l’actuelle Normandie, figure à la fois une roue, un cheval et un végétal représenté par le graveur avec ses racines. Serait-ce le chêne légendaire abattu par la colère divine ? Les druides n’affirmaient-ils pas que les « âmes sont immortelles, mais qu’un jour le feu et l’eau prévaudront » ? Et qui d’autre que l’orageux Taranos avait le contrôle de la foudre et de la pluie ? L’ordre céleste était donc primordial pour les Celtes qui s’inquiétaient des « anomalies » qui revenaient cycliquement. Grâce à la dendrochronologie, une dizaine de sites cultuels d’Europe du nord, datés du premier millénaire avant J.-C., ont été mis en relation avec des éclipses lunaires, lorsque notre satellite prend une sinistre couleur sang…

Revenons au texte du Pline. Les images d’une divinité coiffée d’attributs évoquant la feuille de gui se sont multipliées depuis quelques années. La tombe annexe du tumulus « princier » du Glauberg (Allemagne) a livré plusieurs statues dont l’une figure un personnage héroïsé, portant sur la tête le symbole divin. La fouille de la sépulture a montré que le défunt avait été enseveli avec une sorte de couronne de feuilles de bois et les garnitures probables d’un chapeau (de feutre ?) reprenant la forme de cette plante parasite verdoyant qui fructifie en hiver, l’emblème du dieu. De la Provence à la Rhénanie, certaines sculptures présentent ce motif. D’autres images sur des parures, de la vaisselle précieuse ou des armes montrent ce dieu aux yeux parfois rougis d’incrustations de corail, souvent dédoublé à l’exemple de Dionysos, mais surtout d’Hermès ou Janus, parfois accompagné d’une autre divinité, voire figuré deux fois à divers moments de son mythe. Le dieu peut être aussi chevalin, mais à tête humaine coiffée de gui : on le voit dans des figurations attestées de la Bohème à la Bretagne, sur près de cinq siècles de durée.

Page suivante : Loin de se réduire à de simples imitations de modèles méditerranéens, les Celtes ont su créer un art origi-nal comme en témoigne le décor complexe ce récipient. L’anse montre un étrange félin au corps surchargé de motifs symboliques (esses, palmette, quadrillage) dont la queue se transforme de façon surprenante en une tête de chauve-souris...

Fibule en bronze d’Oberwitti-ghausen (Bade-Wurtemberg, Allemagne). Bronze. Musée de Karlsruhe. Cette fibule à masque porte deux perles en formes de baies, encadrant un masque de divinité surmonté d’une tête de bélier, animal fréquemment associé aux figurations de dieux.

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Dieu majeur, Taranis n’est placé qu’en quatrième place par César. Lucain fournit peut-être un élément d’explication lorsqu’il affirme que les druides avaient « …le privilège de choisir entre tous les dieux ceux qu’on doit adorer, ceux qu’on doit méconnaître ». Taranos était certainement le dieu majeur d’un groupe social puissant et savant, mais d’autres divinités avaient leur rôle à jouer dans ces sociétés principalement agricoles. Le rang éminent accordé par César à ce Mercure semble rencontrer un écho dans la littérature épique du Moyen Âge irlandais en la personne de Lugh, dieu lui aussi polytechnicien, compétent dans de multiples savoirs qu’il ne faut pas réduire aux seuls aspects techniques. Beaucoup ont vu dans cette ressemblance la preuve de l’existence d’un culte dédié à la version gauloise du futur dieu irlandais. Or, en Gaule, Lugus reste étrangement absent. La toponymie d’une vingtaine de villes (à commencer par Lyon, Lugdunum) se réfère-t-elle à ce dieu ou à la lumière (Lux – Lug) ? Lugdunum signifie-t-elle la « colline de Lug » ou la « colline éclairée par

le soleil levant ». On en discute, et nul argument ne permet aujourd’hui de trancher avec certitude. Mais, il n’y a pas de raisons de douter du classement transmis par César : un dieu des échanges et des chemins occupait une place importante dans la religion des Gaulois, surtout chez ceux n’appartenant pas aux deux classes prééminentes, les druides et les chevaliers. Avec Taranos, Mercure et Mars, se constitue une triade de dieux majeurs entourés de divinités de moindre rang : Cernunnos dont le nom est connu chez les Louvites anatoliens, un dieu archaïque : des documents du Paléolithique et du Mésolithique attestent l’usage cérémoniel de coiffes en bois de cerf. Épona verra son culte prendre de l’importance auprès des cavaliers durant l’Empire ; Ogmios, éloquente divinité figurée sous les traits d’un Hercule vieillissant, le Tarvos Trigaranos, ce dieu taureau et ses trois grues, et bien d’autres encore qui, pour l’heure échappent à notre compréhension.

Dédicace de Vaison-la-Romaine. Pierre. Musée Calvet d’Avignon. « Segomaros, fils de Villu, citoyen de Nîmes, a offert à Belesama cet enclos sacré » traduction Pierre-Yves Lambert.Cette inscription sur pierre mentionne une offrande faite par un particulier mandaté par ses concitoyens volques arécomi-ques de la région de Nîmes à la

Phalère de Manerbio sull Mella (Italie). Argent. Fin du IIIe s. av. J.-C. Musée de Breschia. Cette phalère de harnachement de cheval décorée de multiples têtes qui confirment l’importance accordée par les Celtes à cette partie du corps.

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