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Djaffar Mohamed Sahnoun La Perception mystique en Islam Essai sur les origines et le développement du soufisme Publibook

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Djaffar Mohamed Sahnoun

La Perception mystique en Islam

Essai sur les origines et le développement du soufisme

Publibook

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Retrouvez notre catalogue sur le site des Éditions Publibook :

http://www.publibook.com Ce texte publié par les Éditions Publibook est protégé par les lois et traités internationaux relatifs aux droits d’auteur. Son impression sur papier est strictement réservée à l’acquéreur et limitée à son usage personnel. Toute autre reproduction ou copie, par quelque procédé que ce soit, constituerait une contrefaçon et serait passible des sanctions prévues par les textes susvisés et notamment le Code français de la propriété intellectuelle et les conventions internationales en vigueur sur la protection des droits d’auteur.

Éditions Publibook 14, rue des Volontaires 75015 PARIS – France

Tél. : +33 (0)1 53 69 65 55

IDDN.FR.010.0114364.000.R.P.2009.030.40000

Cet ouvrage a fait l’objet d’une première publication aux Éditions Publibook en 2009

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Avant-propos Au nom de Dieu clément et miséricordieux

Notre intention était d’intituler cet ouvrage Le Soufisme, tout simplement. Lorsque, après réflexion, nous nous sommes aperçus que ce titre laissait supposer que nous allions aborder tous les aspects d’une réalité que d’éminents chercheurs, bien avant nous, n’ont fait qu’effleurer, nous prîmes conscience qu’il aurait été inconvenant de parer ce modeste travail d’un terme qui couvre un phénomène que tous les ouvrages d’une bibliothèque ne suffiraient pas à cerner.

Persuadés de ne pas pouvoir, en quelques pages, rendre justice à un mot, qui pour beaucoup de gens identifie le véritable visage de l’Islam, nous avons estimé que l’appellation La Perception mystique en Islam était plus appropriée, qu’elle rendait mieux ce que nous voulions exprimer.

Ce titre ne doit pourtant pas, non plus, induire en erreur ; une autre préci-sion s’avère nécessaire : cela ne veut ni dire que la mystique n’identifie que l’un des aspects du soufisme, ni que le soufisme soit un phénomène diffé-rent du sentiment mystique tel qu’il est compris par les autres religions.

Voilà, déjà, que le seul nom du phénomène pose problème. De fait, le problème du soufisme est qu’il couvre un si grand nombre de facettes qu’il reste pour la plupart des gens – selon ce qu’ils en ont connu dans l’espace géographique où ils vivent – identifié à un seul aspect ; un aspect réducteur parce qu’il laisse les autres facettes dans l’ombre.

Si l’on fait l’impasse sur le paradoxe qui fait que depuis quatorze siècles, les chercheurs n’ont pas encore réussi à se mettre d’accord sur la seule ori-gine du mot soufisme, on doit admettre que la réalité du phénomène est comprise différemment selon qu’on le considère comme un simple avatar de la religion, une secte de cette religion ou comme la véritable réalité spiri-tuelle de cette même religion.

C’est dire que tous ceux qui se sont intéressés au soufisme ne l’ont, en fait, abordé que sous l’aspect qu’ils ont perçu comme étant sa seule réalité.

Et le grand paradoxe c’est qu’en fait le phénomène se prête lui-même, apparemment sans les contredire formellement, à toutes les qualifications que lui donnent les uns et les autres.

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Les soufis, eux-mêmes, eurent, leur part dans les raisons qui incitèrent, par exemple, à affubler le soufisme de qualificatifs peu élogieux. De l’extrême réserve de certains maîtres qui, par respect de l’arcane, ouvrirent la voie à toutes les spéculations sur d’éventuelles pratiques occultes, à l’extravagance de certains autres, l’opinion hésite à situer le phénomène : société secrète, secte initiatique ou simple produit de la déviance psychoti-que d’individus en mal d’intégration sociale.

Qu’y a-t-il de commun entre un Halladj qui hurlait sa douleur et son amour, se plaignant de Dieu dans les souks de Bagdad, et un Ghazali dont les propos et les écrits ont donné au phénomène ses lettres de noblesse. Tous deux se réclamaient, à juste titre, du soufisme.

Il semble aussi, à première vue, qu’il n’y a rien de commun entre les

séances de Dhikr autour d’un Hassan al Basri, auquel l’Imam ‘Ali avait en personne accordé l’Ijaza1, et les concerts mystiques en Turquie ou au Mag-hreb, où les manifestations extatiques imitent les rituels païens.

Pourtant, les uns comme les autres, Al Halladj comme Al Ghazali, le Dhikr comme le concert mystique, procèdent d’un même désir de réalisation spirituelle ; ils sont les multiples formes d’apparence du soufisme.

On a beaucoup écrit sur le soufisme. L’ouvrage le plus renommé, le plus consulté par les lettrés musulmans est celui du célèbre imam hanbalite ‘Abd Al Rahman Ibn al Jawzi. Son Talbis Iblis (Les Ruses de Satan) est un docu-ment incontournable pour la connaissance des soufis et leurs habitudes vestimentaires, alimentaires, les règles du compagnonnage et le comporte-ment en société.

Pour un esprit impartial, l’ouvrage est néanmoins décevant pour tout ce qu’on y découvre comme propension à la critique subjective, allant souvent à contresens de l’évidence et de la vérité historique. Ibn Al Jawzi blâme sans ménagement, lorsqu’il ne les condamne pas formellement, les auteurs soufis pour leur position à l’égard du phénomène et leur opinion sur les maî-tres soufis dont ils retracent la vie.

‘Abd Al Rahman al Sullami (Tabaqat), Abu Nasr al Sarraj (Kitab al Lu-ma’), Abu Talib al Makki (Qut al Qulub) sont mis à l’index sans appel.

Il reprochera violemment à Sullami de ranger Fodil ibn ‘Iyad, Ibrahim ibn Adham et Ma’ruf al Karkhi parmi les soufis. Il jugera particulièrement offensant pour les mémoires de Hassan al Basri et de Sufyan al Thawri

1 L’Ijaza est la licence écrite ou verbale accordée à un disciple l’autorisant à enseigner une matière donnée. Lorsqu’elle est verbale, l’Ijaza est formulée en présence de témoins dignes de foi.

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d’avoir été considérés comme soufis dans la Hiliya d’Abu Na’im Al Isfaha-ni.

Alors que personne, sous peine d’inculture, ne peut douter de la vocation mystique de ces grandes figures du soufisme, l’obstination d’Ibn al Jawzi l’entraîne à assumer d’évidentes contre-vérités qui réduisent la valeur d’un ouvrage qui, par ailleurs, est intéressant pour la mine d’informations qu’il fournit.

La virulence que met Ibn al Jawzi dans ses propos, son déchaînement sont dus au fait qu’il considérait le soufisme comme une aberration, un sa-crilège dans lesquels il ne pouvait pas voir des êtres remarquables comme les Basri, Ibn ‘Iyad, Ibn Adham et Al Karkhi.

Le soufisme, aux yeux d’Ibn al Jawzi, ne concernait que des individus comme Al Halladj, Al Bistami ou Chibli. Le comportement excentrique de ceux-là pouvait justifier son opinion sur l’hérésie du courant.

Il rejette sans recours tous les ouvrages traitant de l’expérience mysti-que ; l’imposant Ihya ‘Ulum ad Din d’Al Ghazali, œuvre majeure du soufisme orthodoxe, ne trouvera pas grâce à ses yeux.

Il condamnera ouvertement Al Quchayri pour sa Risala, considérant le propos sur les états mystiques (Baqa, Fana, Qabd, Bast) comme un dange-reux égarement.

Le Safwat at Tasawwuf d’Al Maqdisi ne connaîtra pas un meilleur sort. Ce qu’Ibn al Jawzi reproche à un soufi comme Dhu al Nûn par exemple –

le premier à avoir établi une classification des états et des stations mystiques –, c’est tout simplement le fait que le mystique parle de choses qui n’ont jamais été, sinon dévoilées, du moins suffisamment développées par les An-ciens.

L’auteur du Talbis ne pouvait pourtant pas ignorer le Khabar mettant en

scène Hudayfa Ibn al Yaman, ce Compagnon auquel le Prophète (bsl) avait révélé des vérités dont il n’avait jamais entretenu ses autres Compagnons. Il ne pouvait pas ignorer non plus la célèbre proclamation de ‘Abd Allah Ibn Al ‘Abbas, le cousin du Prophète (bsl), et l’un des premiers commentateurs du Qoran, qui disait ne pas pouvoir expliquer telle sourate comme la lui avait expliquée l’Envoyé.

Ibn Al Jawzi ne pouvait enfin ni ignorer ni douter de la sincérité des pro-

pos de l’imam ‘Ali lorsqu’il affirmait l’existence de plusieurs profondeurs de sens dans le Livre Saint.

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Ce qui, en fait, a orienté l’opinion d’Ibn al Jawzi sur l’expérience soufie, c’est que ceux que l’hagiographie considère comme les précurseurs du sou-fisme (‘Ali, Ibn ‘Abbas et Hudhaïfa), ont vécu leur « affaire » (Amr)1 en solitaires attachés à un rituel surérogatoire strictement individualisé, cons-truit par chacun, pour lui-même, en fonction de sa propre capacité (Isti’dad).

L’« Appel » qui met l’être sur la Voie est une « affaire » strictement per-sonnelle. L’arcane que chacun s’impose est destiné à éviter au profane de s’adonner à une imitation qui pourrait s’avérer dangereuse et qui dans tous les cas n’apporterait aucun fruit.

Ce présoufisme, cette tradition secrète des plus vénérables Compagnons, (que ne comprenait pas Ibn al Jawzi), n’était ni une altération du dogme ni une rénovation du rituel canonique ; c’était une manière personnelle de vi-vre sa foi ; une façon inédite d’intérioriser l’acte religieux, d’en faire une relation spirituelle individualisée et secrète.

Le silence de ces hommes-là, sur leur propre expérience, sur leurs per-ceptions spirituelles, donnera argument à Ibn al Jawzi pour juger, comme innovation blâmable (Bid’a), toute allusion à une quelconque expérience ou perception, non littéralement mentionnée par le dogme.

Le soufi, à l’image de ces Compagnons, et jusqu’à l’apparition des pre-mières congrégations qui furent réellement des écoles de pensée mystiques, était généralement un solitaire, un ermite vivant en société.

Ibn Al Jawzi, nourri par la lettre d’un hanbalisme2, n’admettant aucune modification ou ajout au rituel codifié, ne pouvait admettre l’individualisme introduit par les soufis.

Il en fut pour Ibn al Jawzi comme il en sera un peu plus tard des censeurs qui jugeront le soufisme non seulement à l’aune des stricts préceptes du dogme, mais aussi à travers les déviances de certaines confréries. Ils ouvri-ront la voie aux opinions préconçues et sentences hâtives qui diaboliseront, dès les premiers siècles pour le profane, le phénomène.

L’attitude d’Ibn al Jawzi est d’autant plus blâmable que l’homme est un érudit dont la perspicacité ne peut être trompée par les apparences.

Et cette perspicacité, il la met précisément en œuvre, pour isoler parfois les faits historiques de leur contexte et les utiliser pour appuyer ses thèses.

1 Amr est le terme qui dans le lexique soufi signifie expérience ou perception mystique. Dans le langage courant, il signifie aussi ordre, injonction. On peut supposer que les soufis l’emploient intentionnellement pour laisser entendre que l’expérience mystique est en elle-même une injonction divine. 2 On verra plus loin que cette forme de hanbalisme est tout à fait étrangère à Ibn Hanbal lui-même qui appréciait et recherchait la compagnie des soufis.

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Lorsqu’il entreprend de condamner les soufis qui affichent un mépris sincère à l’égard de la richesse, il prend pour exemple une parole d’Abu Bakr qui, lorsqu’il lui fut demandé d’abandonner le commerce et la recher-che du profit, pour se consacrer au califat, aurait répondu : « Comment ferais-je alors pour nourrir mes enfants ? »

Ibn al Jawzi aurait dû proposer un autre exemple pour défendre ses thè-ses ; celui-là est assurément mal choisi et va à l’encontre du but recherché. La réponse, pour qui connaît la sincérité du Compagnon, était uniquement dirigée par son sens aigu du scrupule (Wara’). Abu Bakr al Siddiq considé-rait en effet comme non légitime tout ce qui pourrait provenir (gain, rétribution ou cadeaux) de la fonction qu’il allait assumer.

On peut reprocher à Ibn al Jawzi d’avoir forcé, au profit de sa thèse, la

lecture de l’événement. On peut aussi et surtout lui reprocher de laisser pen-ser au lecteur à une remise en question de la force du Tawakkul du Compagnon qui a abandonné toutes ses richesses à l’Islam naissant en di-sant au Prophète (bsl) : « Je laisse ma famille à la garde de Dieu et de Son Prophète. »

Un autre exemple de manipulation opérée par Ibn al Jawzi concerne un authentique soufi, Abu Talib al Razi, qui après quarante années d’ascèse et de dévotion, s’entend reprocher, par une voix intérieure, d’avoir dit un jour : « Le lait me fait du mal », alors qu’il ne devrait pas ignorer que Dieu seul, est le Maître du bien comme du mal.

Ibn al Jawzi qui rapporte l’anecdote, reproche, on ne sait pourquoi, à Al Razi l’aventure, remettant en question implicitement la réalité du fait et la possibilité pour un homme d’avoir ce genre de perception intime. Il avance, sans apporter d’argument, que celui qui dit : « Cette chose me fait mal » veut seulement dire : « Cette chose est seulement l’intermédiaire du mal. » Il sous-entend ainsi qu’Abu Talib n’est qu’un sinistre fabulateur qui n’aurait rien entendu du tout.

Le reproche, en fait, est à adresser à Ibn al Jawzi dont la perspicacité ne lui laissait pas ignorer qu’Abu Talib voulait seulement affirmer par cette parabole l’importance du recours au Tawhid, l’Unicité et l’Omnipotence de Dieu, pour tout ce qui concerne les actes de la vie du croyant ; la morale de l’histoire d’Al Razi est que les phrases les plus anodines ne doivent être prononcées qu’autant que leur sens n’est pas compris comme une atteinte à l’Omnipotence divine.

On peut dire à la décharge d’Ibn al Jawzi que son parti pris contre le sou-fisme est le fait d’une aridité spirituelle dont lui-même n’a pas le remède.

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Son livre, en dépit de son extrême partialité, a quand même le mérite de livrer, au chercheur, une foule d’anecdotes et de références sur les soufis.

L’attitude d’Ibn al Jawzi n’est qu’un banal exemple de l’opinion de la

plupart des gens sur le soufisme. Les tentatives de réfutation du soufisme, par l’écrit et le discours, rempliraient une bibliothèque autrement plus four-nie que celle qui renfermerait les essais où le phénomène est abordé sous un angle plus indulgent.

Il faut reconnaître, à la décharge des théologiens et autres censeurs, que le comportement public de certains soufis, particulièrement ceux que l’on nomme les « Gens du blâme » (les Malamatis), ne donnait pas une image très reluisante du soufisme.

Il faut dire aussi que les écrits des soufis eux-mêmes sont, soit hors de portée de la compréhension du commun, soit trop attachés à la description des phénomènes surnaturels (entre prodiges et miracles) pour être considé-rés autrement que comme du folklore.

Certains propos d’Ibn ‘Arabi, sur sa relation avec les étoiles, et certains autres de Cha’rani, sur ses démêlés avec les djinns, sont plus proches des boniments des conteurs de foire que des dits d’éminents maîtres soufis.

Plus déconcertant encore est le message soufi lorsqu’il s’égare vers des thèmes qui empruntent aussi bien à la gnose antique qu’au bouddhisme ou à la christologie.

Cela se complique encore d’avantage lorsque le soufi se fait théosophe et, comme Ibn ‘Arabi, Ibn Sab’in ou Sohrawardi, assoit une doctrine où la mystique le dispute au mythe et à la philosophie.

Ces seuls motifs pourraient, en toute logique, rendre légitime l’attitude sourcilleuse du docteur de la Loi.

Les paradoxes, les non-dits et les « trop-dits » du soufisme font que le phénomène n’a eu un droit de cité que lorsqu’il s’est enfermé – et dénaturé – au sein de confréries intégrées dans l’ordre sociopolitique de leurs épo-ques.

Paradoxalement enfin, ce sont le plus souvent les non-musulmans qui ont, dans leurs écrits, présenté le soufisme de façon sinon objective, du moins libérée des contraintes qu’une lecture trop littérale du dogme a impo-sées aux auteurs musulmans.

C’est dire combien la tâche consistant à présenter le soufisme, sous son

vrai visage, peut être aujourd’hui ardue et mal interprétée lorsqu’elle est l’œuvre d’un musulman.

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Aussi nous voulons, sans prétendre être en mesure de rendre ici justice au phénomène, présenter au lecteur de la façon la plus honnête, la moins par-tiale possible, une réalité qui, par son universalisme, son œcuménisme, nous fait découvrir – par-delà les étroites limites doctrinales, par-delà les extré-mismes religieux – la matérialité du lien de l’être à la Vérité.

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Avertissement

Sauf lorsqu’il s’agit d’ouvrages traitant de Fiqh ou d’exégèse, la plupart des écrits des auteurs arabes ont un caractère polémique. On s’est attelé à commenter, conforter ou réfuter, souvent sans originalité, telle ou telle théo-rie à laquelle on n’apporte rien de nouveau.

On pourrait donc penser qu’un nouvel écrit sur le soufisme va imman-quablement suivre la même voie.

Or, dans les lignes qui vont suivre, nous ne voulons ni prendre la défense, ni remettre en question un phénomène dont la réalité est pour nous, profa-nes, insaisissable.

Ce modeste essai se veut une simple tentative pour approcher une vérité qui, par sa nature même, lorsqu’elle se découvre, ne le fait qu’à travers des paradoxes.

A la question de savoir ce qu’est le soufisme, nous répondons déjà qu’il ne sera pas possible d’étaler des explications « logiques ». Aucune méthode de réflexion, aucun effort intellectuel ne peut vraiment cerner un phénomène spirituel.

A notre sens, un phénomène comme le soufisme ne pourra jamais être analysé qu’à partir des comportements et des attitudes qu’il éveille.

La seule vraie manière d’approcher la nature du phénomène serait l’implication personnelle, l’intrusion, dans la réalité de la « chose ». Si cette façon est la seule qui, à notre avis, permettrait de connaître en le vivant ce qu’on cherchait à découvrir, elle restera pourtant subjective parce que la chose dont on parlerait ne serait que le reflet d’une expérience personnelle et les mots pour la présenter ne seraient jamais ni assez précis ni vraiment in-telligibles.

Une réalité spirituelle (lorsqu’elle se dévoile à l’individu) ne peut être communiquée ; elle reste personnelle dans la forme sous laquelle elle a été ressentie. Seul l’aspect des contours de cette présence peut être dépeint.

Ce qui peut par contre faire l’objet d’enseignement, ce sont les méthodes que certains ont utilisées avec plus ou moins de succès pour s’impliquer dans une réalité spirituelle. Et c’est pour cela que le néophyte confond sou-vent l’essence du phénomène avec la méthode : un rituel plus ou moins

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complexe, plus ou moins abstrus qui contribue, lui-même, à égarer. Nous ne pouvons donc laisser croire que nous nous proposons de dépeindre l’état ultime que peut atteindre le soufi ou de dévoiler les arcanes d’une doctrine ésotérique.

Et le soufisme n’a, en fait, rien d’une doctrine ésotérique. La doctrine, comme ensemble de croyances, est toujours à la portée de celui qui en suit, avec application, les règles.

Le soufisme, lui, n’est tributaire d’aucune règle préétablie, d’aucun en-seignement magistral ; c’est une expérience purement personnelle, et le résultat de chacun ne dépend que de sa propre capacité (Isti’dad) même si au départ, le but recherché est le même pour tous.

Le soufisme n’est pas une école de pensée car les normes qu’utilise la

raison spéculative n’y ont pas cours. Le soufi est, d’emblée, convaincu que sa détermination comme ses ef-

forts ne lui permettront pas, à eux seuls, d’atteindre le but recherché ; que le but auquel il aspire n’est probablement pas celui qu’il lui sera donné d’atteindre ; et que les contours de ce but se trouvent, aussi probablement, enfouis en lui-même, attachés à cette capacité (Isti’dad) dont il ne connaît ni l’étendue ni les limites.

Comment le soufi, qui se hasarde à en parler, décrit-il le début de ce qu’il est convenu d’appeler son « cheminement sur la voie » ?

On parle au départ d’une sensation de vide. Un vide d’autant plus percep-

tible qu’il est vécu comme une conversion. Un vide qui pousse à prendre conscience d’un appel intérieur, des premiers termes d’un dialogue qui s’engage à cet instant, et qui va se poursuivre pendant toute une vie.

Dialogue avec soi-même ou dialogue avec Dieu ? C’est la grande question qui va se poser au soufisme et qui résumera tout

au long des siècles l’incompréhension de l’orthodoxie littéraliste – dont la piété se circonscrit dans un rituel concret – envers un univers spirituel qui se plaît à exprimer une perception intérieure, intime, par des termes non conventionnels.

« Si quelqu’un tient ce langage, il faut le lui interdire », disait Abu Bakr Al Chibli devant les juges qui condamneront son compagnon, Al Halladj, au gibet.

Le sentiment mystique, abstraction de toute volonté personnelle, ayant

pour objet l’annihilation dans l’Amour divin ne peut ni être compris ni ad-mis par la raison commune. Rechercher l’Amour de Dieu, au sens où