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5 PASSAGE PIVER 75011 PARIS - 01 58 30 64 64 09 JUIL 09 Hebdomadaire Paris OJD : 21890 Surface approx. (cm²) : 1910 N° de page : 17-19 Page 1/10 EYROLLES 2432560200503/GST/AKO/2 Eléments de recherche : EDITIONS D'ORGANISATION : uniquement les ouvrages parus après 2001, toutes citations Les raisins de la colère Et si la violence était une constante du dialogue social à la française ? Le peuple français a le fantasme de la rêvolution. D'où sa tendance naturelle à user de la colère comme d'un argument classique de négociation sociale. "Un peuple de grognards." Voilà comment l'historien et spécialiste des conflits Pierre Servent décrit les Français. Comme un peuple perpétuellement en colère, porté sur la révolte et la contestation et dont l'Histoire - des grandes révolutions à Mai 68 - s'apparente à une succession de grands spasmes contestataires, de vifs mouvements de révolte. Peuple qui, depuis qu'il a pris la Bastille et guillotiné un roi, a le fantasme de la révolution. D'où sa ten- dance naturelle à tempêter et à se soule- ver et surtout, à user de la colère comme d'un argument classique de négociation so- ciale, toléré par les politiques et accepté par l'opinion publique. Un procédé qui resterait somme toute as- sez inoffensif et convenu s'il ne s'accom- pagnait, comme c'est de plus en plus souvent le cas à l'heure actuelle, d'irrup- tions de violence authentique. Non plus mises en scène de manière collective, visi- ble et largement médiatisée - comme les séquestrations des dernières semaines et les spectaculaires montagnes de pneus en flammes du 20h - mais individuelles, sour- des, spontanées. Incontrôlables parce que dépourvues de cadre collectif et donc, po- tentiellement dangereuses. A surveiller. Par Caroline Castets Des dirigeants d'entreprise à la cravate dé- nouée et à la barbe naissante émergeant, ha- gards, d'une nuit de séquestration dans leur bureau, d'autres fuyant sous une volée d'oeufs, des pneus brûlés, une sous-préfecture attaquée au lisier, des locaux saccagés... Dif- ficile d'ignorer ces manifestations "de violen- ces visibles" qui, depuis quèlques mois, se multiplient aux quatre coins du pays. Signe d'une évidence: le climat social se tend et chez les salariés de tous bords, la colère gronde. Au point que, après la référence de Dominique devillepin à un climat "pré-révo- lutionnaire", certains observateurs n'hésitent plus à prédire une crise ouverte pour la ren- trée.

5 PASSAGE PIVER Surface approx. (cm²) : 1910 75011 PARIS ... · un sondage CSA paru en avril dernier révélait que près d'un Français sur deux jugeait "acceptables" les séques-trations

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Les raisins de la colèreEt si la violence était une constante du dialogue social à la française ?

Le peuple français a le fantasme de la rêvolution. D'où sa tendance naturelle à user de la colèrecomme d'un argument classique de négociation sociale.

"Un peuple de grognards." Voilà commentl'historien et spécialiste des conflits PierreServent décrit les Français. Comme unpeuple perpétuellement en colère, portésur la révolte et la contestation et dontl'Histoire - des grandes révolutions àMai 68 - s'apparente à une succession degrands spasmes contestataires, de vifsmouvements de révolte. Peuple qui, depuisqu'il a pris la Bastille et guillotiné un roi, ale fantasme de la révolution. D'où sa ten-dance naturelle à tempêter et à se soule-ver et surtout, à user de la colère commed'un argument classique de négociation so-ciale, toléré par les politiques et acceptépar l'opinion publique.Un procédé qui resterait somme toute as-sez inoffensif et convenu s'il ne s'accom-pagnait, comme c'est de plus en plussouvent le cas à l'heure actuelle, d'irrup-tions de violence authentique. Non plusmises en scène de manière collective, visi-ble et largement médiatisée - comme lesséquestrations des dernières semaines etles spectaculaires montagnes de pneus en

flammes du 20h - mais individuelles, sour-des, spontanées. Incontrôlables parce quedépourvues de cadre collectif et donc, po-tentiellement dangereuses. A surveiller.

Par Caroline CastetsDes dirigeants d'entreprise à la cravate dé-nouée et à la barbe naissante émergeant, ha-gards, d'une nuit de séquestration dans leurbureau, d'autres fuyant sous une voléed'oeufs, des pneus brûlés, une sous-préfectureattaquée au lisier, des locaux saccagés... Dif-ficile d'ignorer ces manifestations "de violen-ces visibles" qui, depuis quèlques mois, semultiplient aux quatre coins du pays. Signed'une évidence: le climat social se tend etchez les salariés de tous bords, la colèregronde. Au point que, après la référence deDominique devillepin à un climat "pré-révo-lutionnaire", certains observateurs n'hésitentplus à prédire une crise ouverte pour la ren-trée.

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"On est entré dans un contexte robespierrien :on veut la tète de ceux

qui nous ont f ait du souffrir"

Certes, les raisons objectives de mé-contentement ne manquent pas : an-nonces de licenciements, dedélocalisations - dans le meilleur descas assorties de propositions de re-classement improbables - fermetures

désobéissance se multiplient. Jus-qu'au sein de la fonction publique..."Lesgens sont arc-boutéssur une volontéde se défendre, poursuit Jean-ClaudeDucatte ; d'autant plus que les axes denégociation ne cessent de se réduire. Ré-sultat : ils bloquent les usines, les stocks.

de sites, le tout sur fond de révélationschocs sur les niveaux de rémunérationde certains grands dirigeants. De quoirépandre une belle traînée de poudredans les rues et les consciences.

Un contexterobespierrien"Plusieurs dizaines de milliers de nou-veaux chômeurs arrivent chaque mois.On a des gens révoltés, qui basculent dansla violence comme revendication socialeparcequ'Usjugentlespatronsimmorauxet l'élite dépravée, cè quigénère une vraiecolère ; authentique, fondée, estimeJean-Claude Ducatte, directeur du ca-binet d'audit social Epsy. Mais pourl'heure, elle n 'a encore touché que les ou-vriers et certaines catégories de cadres. Ettant que des types perdent leur emploi àla Courneuve, c'est peu "politically cor-rect" de l'avouer mais néanmoins vrai :tout le monde s'en f out! En revanche,sibaisses de salaire et licenciements dursgagnent lessiègessociaux des tours de laDéfense, alors oui, il y a un risque d'ex-plosion." En attendant les tensionsmontent. Le choc ayant suivi l'annoncedes premiers plans sociaux s'est es-tompé. Désormais, la riposte s'orga-nise, partout, les actes de

Ce qui ne s'était plus vu depuis Piagetdans les années 70 lors de l'affaire Lip !On est entré dans un contexte robespier-rien : on veut la tête de ceux quinousontfait souffrir. C'est indéniablement de laviolence sociale."Selon le sociologue Henri Vaquin, au-teur de Le Sens d'une colère, directeurdes études chez Idées Consultants, ca-binet de conseil en relations sociales,le pire est à venir. "Jusqu'à maintenant,il y a bien eu quèlques plans sociaux,mais la crise s'est surtout traduiteparbeaucoup d'effets d'annonce, explique-t-il. En septembre, tout IM se compliquer :ces annonces des mois derniers arrive-ront en phase de concrétisation et dé-boucheront sur un surcroît de chômage.On attend un million de chômeurs sup-plémentaires pour la fin de l'année dont600 000 dus à des licenciements collec-tifs. Dans tous les domaines écono-miques, il y aura des baisses d'effectifs."Pourtant, ce n'est pas l'univers de l'en-treprise qui l'inquiète le plus. "Sur leplan social, les syndicats ont la capacitéde canaliser la colère, la rendre vivablepar le fait que les gens nes'y sentent passeuls comme par leur capacité à y trou-ver de possibles alternatives. Dans le so-ciétal, en revanche, il n'existe aucunexutoire. Tous les gens sortis de la fac cetété qui, en septembre, se retrouveront

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"Sur le plan social, les syndicats ont la capacitéde canaliser la colère, de la rendre vivable. Dans le sociétal,

. en revanche, il n'existe aucun exutoire"

eux aussi au chômage mais hors cfe /'en-treprise, resteront sans voie d'expressioncollective, fl y a là un risque de désespoirbien réel qui peut lui-même débouchersur des tensions dangereuses." Dangerd'autant plus réel qu'en matière deviolence sociale et de passage à Pacte,

tation." Héritage collectif influant surles sensibilités, modifiant les percep-tions... "Le fait que la protestation so-ciale, la revendication et la lutte desclasses aient toujours été des éléments in-dissociables de toute négociation légitimeun certain discours contestataire, voire

le citoyen français n'en est pas à soncoup d'essai.

L'héritagecontestataireDirecteur de recherches au Cevipof, lecentre de recherche politique deSciences-Pô, spécialiste des mouve-ments sociaux et des syndicats, le so-ciologue et politologue Guy Grouxrappelle que, depuis toujours, lacontestation est ancrée dans l'histoireet la mentalité françaises. "La culturesociale et la politique françaises ont cecide particulier que la mobilisation collec-tive avec acte de violence y est plus ré-pandue qu'ailleurs, indique-t-il. Cela

certains actes violents, dans l'opinion pu-blique", poursuit Guy Groux. De fait,un sondage CSA paru en avril dernierrévélait que près d'un Français surdeux jugeait "acceptables" les séques-trations de patrons par des salariés.Tb-lérance qui s'expliquerait égalementpar les origines du syndicalisme enFrance et par le fait que les syndicatsont une existence légale au sein del'entreprise depuis décembre 1968seulement. "Il ne faut pas oublier qu'enFrance, le dialogue social est extrême-ment récent, rappelle Hubert Landier,directeur de la société spécialisée enaudit de climat social, Management etConjoncture sociale. La loi Le Chape-lier de 1791 ayant interdit toute forme

s'explique par le fait que notre histoiresociale est jalonnée de grands mouve-ments contestataires : plusieurs révolu-tions, la Terreur, la Commune et puis, dès1920, la présence, dans le paysage poli-tique, d'un parti révolutionnaire-lePC-ont nourri cette tradition de la contes-

d'organisation professionnelle, les syn-dicats se sont construits dans la clandes-tinité. Longtemps, ils ont été hors la loi,exclus de l'ordresoàalet,par•conséquent,sanspossibilitédedialoguelégaLCepasséa créé un présupposé d'opposition et deluttedans lerapportsocial, c'est certain."Au point d'envisager la colère et la ré-

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"En France, la protestation sociale et la lutte des classesont toujours été des éléments indissociables

de toute négociation. Ce qui légitime un certain discourscontestataire, voire certains actes violents"

voile comme faisant partie de notrehéritage culturel ? Sans aucun doute,estime Pierre Servent, auteur de LaTrahison des médias et de Oedipe à Ma-tignon. Spécialiste des conflits et his-torien, il rappelle que César lui-mêmeaurait déclaré à l'un de ses générauxen charge de constituer une armée :"N'oubliepasdeprendredes Gauloiscarils sont courageux mais n 'en prends pastrop parce qu 'Us sont querelleurs."1outest dit. "On est un peuple grognard avecune propension à prendre les armes pourfairela révolution et changer de régime,c'est indéniable, résume-t-il sans mé-nagement. Cela se voit tout au long del'Histoire contemporaine où la traditionrévolutionnaire est très présente et seretrouve jusque dans mai 6&"Dèslors,rien d'étonnant à ce que l'instinct in-surrectionnel qui a modelé notre His-toire continue aujourd'hui encore àinfluer sur notre inconscient collectif.

La traditionanti pouvoirAutre tradition gauloise : celle quiconsiste à tout considérer sous unprisme bourreaux-victimes. Visionmanichéenne généralement assortie

Cette idée selon laquelle qui dit pouvoir-et donc par extension notable-dit né-cessairement coupable, obéit à un vieuxréflexe révolutionnaire et dédouane detoute autre forme d'analyse."Théoriequi expliquerait que la prise d'otagessoit tolérée chez une large partie del'opinion mais aussi, chez certains po-litiques, tant qu'elle vise des patrons,des représentants directs du pouvoir,alors même que la chose reste inad-missible pour une démocratie. Unparadoxe typiquement français quifait que des actes juridiquementcondamnables n'en restent pasmoins perçus comme politiquementet socialement corrects. "C'est /'ex-pression considérée comme légitime dupeuple contre le notable-coupable /,martèle Pierre Servent. Même choselorsque des manifestants déversent dufumier et des hectolitres de lait sur lesmarches d'une sous-préfecture- autresymbole du pouvoir. C'est dans la tra-dition antipouvoir. Et comme on esttoujours dans le combat, on part duprincipe que, sans opposition forte, iln'existe aucun moyen d'aboutir à unbon accord. Comme si ce fantasme d'unidéal révolutionnaire omniprésentdans la culture et l'inconscient français

d'une certitude : le pouvoir est for-cément coupable. "En France, onaime les images daires, en noir et blanc,aux contours bien nets : les bourreauxd'un côté, les victimes de l'autre. Les sa-les patrons d'un côté, les pauvres sala-riés de l'autre, résume Pierre Servent.

rendait déshonorant l'alliance, le com-promis, la négociation."Pour autant, le fait que la colère soitinscrite dans les gènes du peuple fran-çais n'exclut pas quèlques efforts demise en scène, histoire de capitalisersur cet héritage révolutionnaire pourdonner du poids à la revendication

"On est un peuple grognard avec une propensionà prendre les armes pour f aire la révolution et changerde régime. Cet instinct révolutionnaire est très présent

dans l'inconscient collectif"

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Pierre Servent, historien, spécialiste des conflits : "En France, on part du principe que,sans opposition forte, it n'existe aucun moyen d'aboutir à un bon accord. Comme si cefantasme d'un idéal révolutionnaire omniprésent dans l'inconscient français rendaitdéshonorants l'alliance et le compromis."

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sans pour autant courir le risque de sediscréditer en basculant dans l'excès.Subtil et efficace.

Du bon usagede la colère"II est évident que la colère telle qu'elleest pratiquée en France comporte unepart de bluff et de mise en scène, estimeJean Laloux, spécialiste du langage etfondateur du cabinet de sémio-lin-guistique Ad'Verbe. Si bien que,contrairement à ce que l'on pourraitcroire, elle n'est jamais irrationnelle.

de renverser temporairement les rô-les, en permettant aux faibles de pren-dre, le temps d'un coup de gueule oud'une action coup de poing, le pouvoirsur les forts. Comme cela a clairementété le cas dans les cas de séquestrationde patrons. "Il ne s'agit pas d'espérerrésoudre quoi que ce soit en y ayant re-cours, mais de reprendre symbolique-ment et temporairement le dessus,explique le psychanalyste PascalBaudry. C'est une mise en scène qui viseà impressionner l'adversaire, autantqu'à fédérer son groupe et à se rassurer.Ce qui n 'empêchepas au 'ellepuisse avoir

"Cette idée selon laquelle qui dit pouvoir,et donc par extension notable, dit nécessairement coupable,

obéit à vieux réflexe révolutionnaire et dédouanede toute autre forme d'analyse"

C'estunsimulacre. On reste un peuple deDescartes, ce qui signifie que, mêmelorsque l'on verse dans le registre de la co-lère etde la violence, cela reste maîtrisé."Dès lors, le recours à la violence n'estpas à considérer comme un dérapagemais, au contraire, comme un jocker."Un élément de négociation paroxys-mique à l'efficacité éprouvée puisque,rappelle Guy Groux, c'est un fait : on atoujoursplus avancé par la contestationqueparla négociation dans l'Histoire."Et cela continue. Chez Continental,deux mois de révolte - avec occupa-

des conséquences réelles et graves. Ne se-rait-ce que parce que toute colère im-plique un bouc-émissaire."Auteur d'un livre réalisé en open-sour-ces sur le Net et intitulé Mats bon ! Es-sai sur la mentalité française, PascalBaudry a recensé I 400 expressionséquivalentes au fameux "Mais bon /"-de "C'est quelque chose" à "Ceux-làj'vousjure"en passant par "Vousavoue-rez quandmême"- dontle langage fran-çais est parsemé et qui, à elles seules,résument selon lui l'état d'esprit gau-lois. "C'est toute une litanie de plainte

"La colère telle qu'elle est utilisée en France comporte une partde bluff etde mise en scène. Si bien que, contrairement

à ce que l'on pourrait croire, elle n'est jamais irrationnelle"

dons de sites, pneus brûlés, séques-trations de cadres, etc. - ont abouti à50 000 euros supplémentaires commeprimes de licenciement. Un résultatqui encourage des formes de parole etd'action radicales inimaginables dansd'autres cultures. Sans compter que leprocédé - surtout lorsqu'il est relayépar une couverture médiatique effi-cace qui, avec dix pneus en flammesau journal de 20 H, laisse entendreque la révolution est aux portes de Pa-ris... - présente bien d'autres avantagesque celui consistant à peser dans unenégociation. A commencer par le fait

qui montre que l'on critique et l'on s'in-surgea longueur de temps mais que toutse termine toujourspar "mais bon !", ex-plique-t-il. Comme si toute la colère ex-primée au préalable était factice." Unphénomène qui s'expliquerait, entreautres, par une autre spécificité fran-çaise : la quête perpétuelle de coali-tions. "La France a une culture du clan,de la meute, dans laquéllese liguer contreun tiers-soiten le critiquant, soit en s'enplaignant - permet de se rapprocherd'autres, poursuit Pascal Baudry. C'estpourquoi cette critique est factice :elle sert avant tout de prétexte

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àun ralliement."Autre avantage aux irruptions de co-lère maîtrisées et à la logorrhée ré-volutionnaire : leur fonction desoupape. "On joue à se f aire peur et parlà même, on évacue notre colère, in-dique Pierre Servent. Mais c'est le pa-radoxe d'un pays qui éprouve une

réelle. Preuve que les politiques ont,consciemment ou non, assimilé cerisque de récidive : ils tempèrent lesannonces dès que le climat social sefait trop menaçant. D'où la véritablequestion: "Comment discerner la partdu symbolique dans cette colère quasipermanente et cette qui risque réellement

"II existe en Franceune fascination pour la révolte qui fait que l'on se voit plus

révolutionnaire que l'on est"

véritable attirance pour les postures ra-dicales tout en étant doté d'une cons-cience collective beaucoup plus mâturequ 'il n 'y paraît et de syndicats parfai-tement conscients du fait que, si les pe-tites crises occasionnelles sontacceptées, aller plus loin dans les ex-pressions de colère ne déboucherait surrien socialement et politiquement."C'est pourquoi l'hypothèse d'une au-thentique explosion de colère d'iciles prochains mois lui semble peucrédible... "Il existe en France une fas-cination pour la révolte qui fait quel'on se voit plus révolutionnaire quel'on est, poursuit Pierre Servent. For-cément le pouvoir doit être préfascisantpour nous permettre de nous rêver engardiens de la démocratie et nous ima-giner perpétuellement au bord d'uneinsurrection."Une image qui s'entre-tient en répétant à intervalles régu-liers 'Tété sera chaud" ou "ça va péterà la rentrée I".

De la plainte facticeà la menace réelleDes incantations qui auraient de quoifaire sourire si l'on n'avait pas déca-pité un roi, estime Pascal Baudry pour

de déboucher sur une crise ouverte ?",interroge le psychologue pour qui l'in-dicateur consistant à dire 'lesgens sontdans la rue" ne suffit pas. Et pourcause : "En France, il y a toujours desgens dans la rue!"Pour identifier le point de bascule au-delà duquel la colère cesse d'êtresymbolique pour devenir réelle etconstituer une menace, mieux vaut

"Dirigeants et DRH sont conscients qu'il existeen France un rapport très émotionnel du salarié

à son entreprise, d'où le fait que l'on verse plus facilementdans la démonstration que d'autres"

donc s'intéresser à ses manifestationsisolées et individuelles. Signes que laviolence latente sort du cadre d'ex-pression institutionnel et risque dedevenir incontrôlable. "En temps nor-mal, la colère débouche en France surdes formes de violence extrêmement ri-tualisées : des manifestations ou des grè-ves qui, toutes, sont plus de l'ordre dusecond degré que de l'explosion de colèrespontanée et incontrôlée", expliqueHubert Landier qui rappelle qu'audébut des années 80, des accords en-tre directions et syndicats étaient

"Aujourd'hui, quand on pète les plombs, on ne se met plusen grève, on exprime sa colère sur Internet ou on se suicide.

Or un conflit, ça se gère. Un blog ou un suicide, non"

qui un tel événement - "un parricidesymbolique irréparable" - fait que, au-jourd'hui encore, la France d'en hautsait qu'elle peut, un jour, être décapi-tée par la France d'en bas. Bref, cetteplainte factice peut muter en menace

conclus pour éviter que la colère dessalariés ne finisse par porter atteinteaux biens et aux personnes. "C'est àcela que sert le conflit ritualisé : expri-mer une revendication sans pour au-tant créer de véritable danger,

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Pascal Baudry, psychologue et auteur de "Mais bon ! Essai sur la mentalitéfrançaise" : "On critique et on s'insurge à longueur de temps mais tout se terminetoujours par "mais bon !". Comme si toute la colère exprimée au préalable étaitfactice."

poursuit-il. Ce qui est inquiétant, c'estlorsque, précisément, la colère ne passeplus par ces canaux ritualisés ; alors, laviolence devient réelle et dangereuse."Problème : c'est la tendance qui monteaujourd'hui. Non pas parce qu'une di-zaine de cas de séquestrations font laune des médias, mais au contraireparce que les manifestations de colèreindividuelles et spontanées tendent àse multiplier. "On constate une réellemontée de la colère hors du cadre contrôlequi est alarmante, insiste Hubert Lan-dier. Aujourd'hui, quand on pète lesplombs, on ne se met plus en grève, on ex-prime sa colère sur Internet, dans desblogs-comme celui créé par des stagiai-res "GénérationsPrécaires" - ou on sesui-cide. Or un conflit, cela se gère. Un blogou un suicide, non." A l'origine de cettemutation : la perte de légitimité des or-ganisations syndicales qui, crise ai-

dant, poussent la révolte à s'exprimerautrement, sans cadre ni porte-voix.Hors du champ balisé du collectif. Làoù se profile le risque de récupéra-tions extrémistes pouvant mener,comme cela s'est vu il y a quèlques se-maines, à l'irruption de commandoscagoules sur un site EDF...

Le dialogue socialcomme antidoteEntre un peuple naturellement portésur les spasmes insurrectionnels, dessyndicats qui peinent de plus en plusà canaliser ses revendications et unclimat de crise qui lui donne toutesles raisons de partir une nouvelle foisen croisade, quelle marge de ma-nœuvre reste-t-il aux entreprises dé-sireuses d'éviter l'implosion ? Celledu dialogue social répond Bénédicte

Haubold,auteure des Risques psycho-sociaux en entreprise (paru aux édi-tions d'Organisation) et fondatriced'Artélie Conseil, société spécialiséedans l'anticipation et la résolution desituations humaines difficiles en en-treprise, pour qui c'est là la seule ma-nière de traiter la colère enentreprise. "Dirigeants et DRH sontconscients qu 'il existe en France un rap-port très émotionnel -beaucoupplus quedans d'autres cultures - du salarié à sonentreprise, d'où le fait que l'on verse plusfacilement dans la démonstration que

d'autres", explique-t-elle. Ils savent

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aussi ce que cela implique : accepterde consacrer du temps et de l'énergiesur des enjeux secondaires sous peinede s'exposer à une crise réelle. "C'estpourquoi certains DRH consacrent par-fois SO à 60 % de leur temps à dialoguersur des questions qui peuvent paraîtremineures - aménagement de l'espace detravail, charge mentale, horaires, etc. -mais qui, toutes, constituent des motifsde colère susceptibles un jour de se cris-talliser pour déboucher sur une crise ou-verte, poursuit-elle. Dans tx rapport, lesCHSCT (les comités d'hygiène et de santédes conditions de travail imposés à touteentreprisedeplusde50salariés)sontuneinstance incontournable du dialogue so-cial -.c'estle lieu d'expression officiél de lacolère, là où s'évacue une grande partiedes motifs de mécontentement. C'est ad-mis et in tégrépar les directions qui saventque, en matière cfe dialogue social, aucunaccord n'est jamais définitif puisque, enFrance, les revendications sont sans fin."Et les motifs de révolte illimités.

Avis croisés"Comment canaliser cette colère permanente ?"

Annie Thébaud-Mony,directrice de recherchesà linserm et spécialistedes rapports sociauxen entreprise.

"La dernière chose à faireconsisterait à chercher àinterdire la colère"

L'expression d'une juste colère, voired'une certaine forme de révolte, estnon seulement nécessaire - surtoutpar rapport aux questions de santé autravail et aux risques psychosociauxen entreprise - mais aussi salutaire.Voilà pourquoi la colère doit trouverdes espaces d'expression. Pour cela lerôle joué par les syndicats est essen-tiel, surtout lorsqu'ils sont accompa-gnés d'experts indépendants, noninféodés à la direction de l'entreprisequi, en jouant le rôle de contre-pou-voirs, permettent de créer un vérita-ble espace de dialogue équilibre, puisune équité dans la négociation. C'estpour moi le seul moyen pour que la co-lère soit entendue et évacuée et que la

"Créer un véritable espace de dialogueéquilibre, puis une équité dans lanégociation."

prise de parole qui en découle soit lé-gitimée.La dernière chose à faire consisteraità chercher à interdire la colère lorsquecelle-ci est légitime. Cela reviendraità multiplier les risques de la voir dé-boucher sur des formes réelles de vio-lences en créant, par exemple, desrisques psychosociaux dans l'entre-prise.

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Hubert Landier,directeur de la sociétéspécialisée en audit de climatsocial Managementet Conjoncture sociale

"Maîtriser les symboles"

Pour canaliser la colère, éviter qu'ellene débouche sur des comportementsindividuels ou collectifs incontrôla-bles, il est tout d'abord essentiel de semontrer attentif. Dans le domaine del'entreprise, cela implique que la di-rection se tienne à l'écoute de ce quise passe dans la base. Et donc de cequ'elle ne souhaite pas entendre etpas uniquement des remontées "fil-trées" par ses managers par exempleSurtout, il est essentiel de maîtriser lessymboles pour éviter tout ce qui pour-rait être perçu comme une provoca-tion. Un domaine que la plupart desentreprises gèrent très mal, ce qui ex-plique que beaucoup ont continue èenvoyer à leurs salariés des messagesimplicites catastrophiques - parachutes dorés, stock-options, salaires mirabolants... - alors même que la criseétait déclarée et que l'on parlait deplans sociaux. Même chose lorsque lebruit a couru que Nicolas Sarkozys'était offert deux jours aux frais de laprincesse à Acapulco. C'est l'effet Fouquet's et cela montre bien que d'une

"En période de mécontentementgénéralisé, les dirigeants ont plus quejamais une obligation d'exemplarité."

façon générale, les gens de pouvoir -qu'ils soient dirigeants politiques ouchefs d'entreprise - n'ont pas cons-cience des messages implicites qu'ilsenvoient à la base et de leur portéedésastreuse dans une période de ten-sions durant laquelle la dimensionsymbolique joue un rôle déterminant.C'est pourquoi en période de mécon-tentement généralisé, les dirigeantsont plus que jamais une obligationd'exemplarité.