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A l’été de 1974, Colm Tóibín, jeune Irlan- dais de 19 ans, n’avait pas encore pris en main son destin d’écrivain. A ce grand lecteur, Henry James (1843-1916) était pour- tant encore inconnu. Par hasard, il commença Portrait de femme, découvrit un maître en style et déci- da de tout lire. « Mais contraire- ment à la personne de mon compa- triote irlandais James Joyce, toujours si présente pour moi, explique-t-il aujourd’hui, la personne de Henry James était totalement absente de mon univers, et je ne l’entrevoyais nul- lement dans ses livres. » Il a fallu un autre hasard, la criti- que d’un essai – A History of Gay Literature – commandée à Tóibín voilà quelques années, pour que celui-ci rencontre enfin Henry James. Les romans de James, selon cette « Histoire de la littérature gay », n’auraient été qu’un moyen de rêver ou de dissimuler son homosexualité. Devant cette réduc- tion d’un artiste à ses choix ou à ses embarras sexuels, Tóibín a décidé de partir à la recherche de James, en commençant bien sûr par la monumentale biographie en cinq volumes de Leon Edel. Grâce à Edel, aux carnets de James, à ses lettres et celles de sa famille, aux divers essais écrits sur son œuvre, on ne manque pas d’in- formations sur cet Américain deve- nu anglais, sur ce géant de la littéra- ture. Mais un romancier peut enco- re l’imaginer, le réinventer, comme le fait avec bonheur Colm Tóibín dans Le Maître : « Il est devenu peu à peu un personnage, dit-il. D’abord lointain. Un homme raffiné, plus très jeune, hanté par son passé, tout entier voué à son travail. » Contraire- ment à David Lodge – qui prend aussi Henry James pour héros dans L’Auteur ! L’Auteur ! (1) –, Tóibín ne montre pas le vieil écrivain à l’ago- nie, pour ensuite revenir sur son parcours, jusqu’au terrible échec de sa pièce de théâtre Guy Domville, en 1895, au moment même où Oscar Wilde triomphe avec Un mari idéal. Il l’accompagne dans cinq années de son existence, de janvier 1895 à octobre 1899, quand, après l’humi- liation que furent pour lui, à la pre- mière de Guy Domville, les huées de la salle, il décide de revenir à « l’art silencieux de la fiction ». Tandis que Lodge, à travers James, mène une réflexion sur l’échec en littérature, Tóibín se réapproprie plus profon- dément James – les grands spécialis- tes de ses textes sauront retrouver ici et là des phrases tirées de ses écrits –, et, sans le faire parler à la première personne, en fait son per- sonnage, peut-être une sorte de double rêvé. Comme ni Lodge ni Tóibín n’ont la malchance d’être français, ils n’ont pas eu à subir les sempiternel- les interrogations hexagonales : est- ce vraiment un roman ? Quelle est la part du biographique ? Où sont les citations, les collages, les propos détournés ? Et, en toute liberté, cha- cun a rendu son hommage propre au génie de James. Lodge peut-être plus en intellectuel et Tóibín peut- être plus en artiste. Fasciné par l’usage, chez James, de « la troisième personne intime » Tóibín s’y conforme. Avec une réus- site parfaite. Et un travail sur le sty- le, impeccablement rendu par la tra- duction. Le lecteur n’est jamais dans la distance, dans un récit où se succéderaient péripéties et anecdo- tes, mais au cœur de l’énigme de la création. « L’importance des cinq années que j’ai choisies, précisait Colm Tói- bín en conclusion d’une récente intervention à la Villa Gillet de Lyon (2), ne réside pas dans le fait que James ait connu un échec au théâtre, qu’il se soit établi à Rye, qu’il ait rédigé Le Tour d’écrou ou qu’il ait commencé à dicter sa fiction, même si tous ces événements sont intéressants en eux-mêmes et peu- vent faire l’objet d’un récit. L’impor- tance des années 1895 à 1900 tient à ce que Henry James façonnait durant cette période les images et les personnages appelés à constituer les trois chefs-d’œuvre pour lesquels il rassemblait ses forces : Les Ambassa- deurs, Les Ailes de la colombe, La Coupe d’or. » Colm Tóibín ne pré- tend pas lever le mystère de James, donner le fin mot de son absten- tion sexuelle et amoureuse, des rela- tions entre sa vie et son œuvre, mais au contraire le suivre, et même l’approuver, dans l’étrange voyage d’une existence vécue pour écrire. Il joue de son intuition, de sa complicité profonde avec cet aîné si imposant, ce « maître » absolu, comme d’une construction très sub- tile articulant le présent de l’écri- vain dans sa maturité avec les sou- venirs qui occupent ses pensées et nourrissent sa fiction. Ainsi revient-on à Paris et à Flo- rence, au temps de l’enfance noma- de du jeune Henry et de sa famille (cinq enfants, comme dans la fra- trie de Tóibín). On se retrouve dans une Amérique déchirée par la guerre de Sécession, du côté de la Nouvelle-Angleterre, où James est né. Ses amis rentrent de la guerre, tentent de reprendre pied dans la vie civile. Henry vient de publier une nou- velle, L’Histoire d’une année, dans une revue : « Il imaginait Gray en train de la lire avec son regard aigu de vétéran, n’y trouvant pas assez d’action et beaucoup trop de choses sur les femmes. » Le commentaire ne tarde pas : « Si je n’avais pas connu l’auteur, j’aurais pensé qu’il s’agissait d’une femme. » Les femmes, les femmes dispa- rues, désormais fantômes ou per- sonnages de romans, sont multi- ples, passionnées et passionnantes, mais toujours tenues à distance par Henry James – parfois accusé de les avoir rejetées dans la vie et recréées ou détournées dans ses livres. Sa cousine, Minny Temple, morte si jeune, qui admirait tant ses débuts d’écrivain. « Henry com- mença à imaginer une héritière, orpheline depuis peu (…). Il ne vou- lait pas la rendre aussi belle que Min- ny l’était en ce mois d’août. » Sa sœur Alice, dépressive profonde, venue s’installer en Angleterre. « Pendant le séjour d’Alice en Angle- terre, il écrivit deux romans très imprégnés de l’atmosphère particuliè- re au monde de sa sœur. » Ou enco- re la romancière Constance Fenimo- re Woolson « prise au piège d’un immense malentendu qui concernait l’exil sédentaire et solitaire de Hen- ry » et qui se suicida, à Venise. C’est en effet cet « immense malentendu », entre l’écrivain et la société, entre l’exception et la nor- me, entre la création et les senti- ments humains, que montre magni- fiquement Colm Tóibín, en laissant à Henry James, à jamais, son secret. (1) Ed. Rivages, « Le Monde des livres » du 21 janvier. (2) Un texte prononcé en anglais et tra- duit par Isabelle Maillet. e La Bruyère incendiée, le deuxième roman de Colm Tóibín, paraît en poche, 10/18, n o 3806. RENCONTRE henrietta butler pour « le monde » APARTÉ Amérique autonome Dans les pas de Henry James Colm Tóibín se lance sur les traces du « Maître », au cœur de l’énigme de la création. Il l’accompagne dans les cinq années qui suivirent l’humiliation de son échec au théâtre, à l’heure de son retour à « l’art silencieux de la fiction » ON PEUT AIMER les Améri- cains sans aimer l’empire des Etats-Unis. C’est ce que prouve l’écrivain suisse Daniel de Roulet au fil de ses chroniques américai- nes (1), un parcours animé, émou- vant et drôle, dans ce qu’il appel- le les « zones d’autonomie tempo- raire » dans l’Amérique de Bush. Quelques semaines après les attentats du 11-Septembre, ne supportant plus les images en boucle qui rendent l’événement virtuel, il prend un avion – avec moins de passagers que d’hôtes- ses – pour New York, où il retrou- ve des amis qui conjurent l’agres- sion en ne parlant que d’elle. Ce qui le frappe le plus dans down- town amputé, c’est moins le spectacle de Ground Zero sous le feu de projecteurs hollywoo- diens que l’odeur pestilentielle, mélange de moquette brûlée et de chair grillée, qui rend le dra- me réel et qui persiste près d’un mois après. Ses amis racontent comment la foule s’est spontané- ment auto-organisée et comment l’intervention des autorités a plutôt, en un premier temps, provoqué le désordre. Michel Contat Lire la suite page X (1) Chronique américaine, éd. Metropolis, 130 p., 19 ¤. ALAIN REY, L’ALCHIMISTE DES MOTS A l’occasion de la sortie du « Dictionnaire culturel en langue française », rencontre avec son maître d’œuvre Page X Catherine Lépront ; François Cérésa ; Thomas A. Ravier ; Pierrette Fleutiaux ; Alain Sevestre ; Pages III à V Pierre Bouvier et « Le Lien social » ; Jean-Claude Milner ; Henri Pena-Ruiz ; André Gorz Page VI LE MAÎTRE (The Master) de Colm Tóibín. Traduit de l’anglais (Irlande) par Anna Gibson, éd. Robert Laffont, 430 p., 22 ¤. EXTRAIT Colm Tóibín Ozouf Mona Gallimard Impeccable dans la narration, magistrale dans l’art du portrait, suggestive et toujours subtile dans sa réflexion politique, jamais contrainte par une vision préétablie de l’histoire, Mona Ozouf nous donne un grand livre. Un de ceux qui font l’historiographie nationale.” Philippe-Jean Catinchi, Le Monde Varennes La mort de la royauté 21 JUIN 1791 LITTÉRATURES LIVRES DE POCHE a Josyane Savigneau Bret Easton Ellis ; Annie Proulx ; les Corées à l’honneur à la foire de Francfort « En approchant de Venise à la tombée de la nuit, il sut que ni le tourisme ni le temps n’avaient réussi à en abîmer le mélange de tris- tesse et de splendeur. Il se rendit directement en gondole de la gare au Palazzo Barbaro, le long de canaux secondaires qu’il lui semblait vaguement reconnaître. Ces trajets en gondole s’accompagnaient toujours d’un sentiment solennel, comme si le voyageur était conduit théâtralement vers son destin. Mais ensuite (…) l’autre Veni- se apparaissait – somptueuse et ravagée. » (page 274) DES LIVRES VENDREDI 21 OCTOBRE 2005

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Al’été de 1974, ColmTóibín, jeune Irlan-dais de 19 ans, n’avaitpas encore pris enmain son destin

d’écrivain. A ce grand lecteur,Henry James (1843-1916) était pour-tant encore inconnu. Par hasard, ilcommença Portrait de femme,découvrit un maître en style et déci-da de tout lire. « Mais contraire-ment à la personne de mon compa-triote irlandais James Joyce, toujourssi présente pour moi, explique-t-ilaujourd’hui, la personne de HenryJames était totalement absente demon univers, et je ne l’entrevoyais nul-lement dans ses livres. »

Il a fallu un autre hasard, la criti-que d’un essai – A History of GayLiterature – commandée à Tóibínvoilà quelques années, pour quecelui-ci rencontre enfin HenryJames. Les romans de James, seloncette « Histoire de la littératuregay », n’auraient été qu’un moyende rêver ou de dissimuler sonhomosexualité. Devant cette réduc-tion d’un artiste à ses choix ou à sesembarras sexuels, Tóibín a décidéde partir à la recherche de James,en commençant bien sûr par lamonumentale biographie en cinqvolumes de Leon Edel.

Grâce à Edel, aux carnets deJames, à ses lettres et celles de safamille, aux divers essais écrits sur

son œuvre, on ne manque pas d’in-formations sur cet Américain deve-nu anglais, sur ce géant de la littéra-ture. Mais un romancier peut enco-re l’imaginer, le réinventer, commele fait avec bonheur Colm Tóibíndans Le Maître : « Il est devenu peuà peu un personnage, dit-il. D’abordlointain. Un homme raffiné, plus trèsjeune, hanté par son passé, toutentier voué à son travail. » Contraire-ment à David Lodge – qui prendaussi Henry James pour héros dans

L’Auteur ! L’Auteur ! (1) –, Tóibín nemontre pas le vieil écrivain à l’ago-nie, pour ensuite revenir sur sonparcours, jusqu’au terrible échec desa pièce de théâtre Guy Domville, en1895, au moment même où OscarWilde triomphe avec Un mari idéal.

Il l’accompagne dans cinq annéesde son existence, de janvier 1895 à

octobre 1899, quand, après l’humi-liation que furent pour lui, à la pre-mière de Guy Domville, les huées dela salle, il décide de revenir à « l’artsilencieux de la fiction ». Tandis queLodge, à travers James, mène uneréflexion sur l’échec en littérature,Tóibín se réapproprie plus profon-dément James – les grands spécialis-tes de ses textes sauront retrouverici et là des phrases tirées de sesécrits –, et, sans le faire parler à lapremière personne, en fait son per-

sonnage, peut-être une sorte dedouble rêvé.

Comme ni Lodge ni Tóibín n’ontla malchance d’être français, ilsn’ont pas eu à subir les sempiternel-les interrogations hexagonales : est-ce vraiment un roman ? Quelle estla part du biographique ? Où sontles citations, les collages, les propos

détournés ? Et, en toute liberté, cha-cun a rendu son hommage propreau génie de James. Lodge peut-êtreplus en intellectuel et Tóibín peut-être plus en artiste.

Fasciné par l’usage, chez James,de « la troisième personne intime »Tóibín s’y conforme. Avec une réus-site parfaite. Et un travail sur le sty-le, impeccablement rendu par la tra-duction. Le lecteur n’est jamaisdans la distance, dans un récit où sesuccéderaient péripéties et anecdo-tes, mais au cœur de l’énigme de lacréation.

« L’importance des cinq annéesque j’ai choisies, précisait Colm Tói-bín en conclusion d’une récenteintervention à la Villa Gillet deLyon (2), ne réside pas dans le faitque James ait connu un échec authéâtre, qu’il se soit établi à Rye, qu’ilait rédigé Le Tour d’écrou ou qu’ilait commencé à dicter sa fiction,même si tous ces événements sontintéressants en eux-mêmes et peu-vent faire l’objet d’un récit. L’impor-tance des années 1895 à 1900 tient àce que Henry James façonnaitdurant cette période les images et lespersonnages appelés à constituer lestrois chefs-d’œuvre pour lesquels ilrassemblait ses forces : Les Ambassa-deurs, Les Ailes de la colombe, LaCoupe d’or. » Colm Tóibín ne pré-tend pas lever le mystère de James,donner le fin mot de son absten-tion sexuelle et amoureuse, des rela-tions entre sa vie et son œuvre,mais au contraire le suivre, etmême l’approuver, dans l’étrangevoyage d’une existence vécue pourécrire. Il joue de son intuition, de sacomplicité profonde avec cet aînési imposant, ce « maître » absolu,comme d’une construction très sub-tile articulant le présent de l’écri-vain dans sa maturité avec les sou-venirs qui occupent ses pensées etnourrissent sa fiction.

Ainsi revient-on à Paris et à Flo-rence, au temps de l’enfance noma-de du jeune Henry et de sa famille(cinq enfants, comme dans la fra-trie de Tóibín). On se retrouve dansune Amérique déchirée par laguerre de Sécession, du côté de laNouvelle-Angleterre, où James estné. Ses amis rentrent de la guerre,tentent de reprendre pied dans lavie civile.

Henry vient de publier une nou-velle, L’Histoire d’une année, dansune revue : « Il imaginait Gray entrain de la lire avec son regard aigude vétéran, n’y trouvant pas assezd’action et beaucoup trop de chosessur les femmes. » Le commentairene tarde pas : « Si je n’avais pasconnu l’auteur, j’aurais pensé qu’ils’agissait d’une femme. »

Les femmes, les femmes dispa-rues, désormais fantômes ou per-sonnages de romans, sont multi-ples, passionnées et passionnantes,mais toujours tenues à distance parHenry James – parfois accusé de lesavoir rejetées dans la vie etrecréées ou détournées dans seslivres. Sa cousine, Minny Temple,morte si jeune, qui admirait tantses débuts d’écrivain. « Henry com-mença à imaginer une héritière,orpheline depuis peu (…). Il ne vou-

lait pas la rendre aussi belle que Min-ny l’était en ce mois d’août. » Sasœur Alice, dépressive profonde,venue s’installer en Angleterre.« Pendant le séjour d’Alice en Angle-terre, il écrivit deux romans trèsimprégnés de l’atmosphère particuliè-re au monde de sa sœur. » Ou enco-re la romancière Constance Fenimo-re Woolson « prise au piège d’unimmense malentendu qui concernaitl’exil sédentaire et solitaire de Hen-ry » et qui se suicida, à Venise.

C’est en effet cet « immensemalentendu », entre l’écrivain et lasociété, entre l’exception et la nor-me, entre la création et les senti-ments humains, que montre magni-fiquement Colm Tóibín, en laissantà Henry James, à jamais, son secret.

(1) Ed. Rivages, « Le Monde deslivres » du 21 janvier.(2) Un texte prononcé en anglais et tra-duit par Isabelle Maillet.

e La Bruyère incendiée, le deuxième

roman de Colm Tóibín, paraît en

poche, 10/18, no 3806.

RENCONTRE

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APARTÉ

Amériqueautonome

Dans les pas de Henry JamesColm Tóibín se lance sur les traces du « Maître », au cœur de l’énigme de la création. Il l’accompagne dans les cinq années

qui suivirent l’humiliation de son échec au théâtre, à l’heure de son retour à « l’art silencieux de la fiction »

ON PEUT AIMER les Améri-

cains sans aimer l’empire desEtats-Unis. C’est ce que prouvel’écrivain suisse Daniel de Rouletau fil de ses chroniques américai-nes (1), un parcours animé, émou-vant et drôle, dans ce qu’il appel-le les « zones d’autonomie tempo-raire » dans l’Amérique de Bush.

Quelques semaines après lesattentats du 11-Septembre, nesupportant plus les images enboucle qui rendent l’événementvirtuel, il prend un avion – avecmoins de passagers que d’hôtes-ses – pour New York, où il retrou-ve des amis qui conjurent l’agres-sion en ne parlant que d’elle. Cequi le frappe le plus dans down-town amputé, c’est moins lespectacle de Ground Zero sous lefeu de projecteurs hollywoo-diens que l’odeur pestilentielle,mélange de moquette brûlée etde chair grillée, qui rend le dra-me réel et qui persiste près d’unmois après. Ses amis racontentcomment la foule s’est spontané-ment auto-organisée etcomment l’intervention desautorités a plutôt, en un premiertemps, provoqué le désordre.

Michel ContatLire la suite page X

(1) Chronique américaine, éd.Metropolis, 130 p., 19 ¤.

ALAIN REY,L’ALCHIMISTE DES MOTSA l’occasion de la sortie du« Dictionnaire culturel en langue française »,rencontre avec son maître d’œuvrePage X

Catherine Lépront ;François Cérésa ;Thomas A. Ravier ;Pierrette Fleutiaux ;Alain Sevestre ;Pages III à V

Pierre Bouvieret « Le Lien social » ;Jean-Claude Milner ;Henri Pena-Ruiz ;André GorzPage VI

LE MAÎTRE

(The Master)de Colm Tóibín.Traduit de l’anglais (Irlande)par Anna Gibson,éd. Robert Laffont, 430 p., 22 ¤.

EXTRAIT

Colm Tóibín OzoufMona

Gallimard

“Impeccable dans la narration, magistrale dans l’art duportrait, suggestive et toujours subtile dans sa réflexionpolitique, jamais contrainte par une vision préétablie del’histoire, Mona Ozouf nous donne un grand livre. Un deceux qui font l’historiographie nationale.”

Philippe-Jean Catinchi, Le Monde

VarennesLa mort de la royauté

21 JUIN 1791

LITTÉRATURES LIVRES DE POCHE

a Josyane Savigneau

Bret Easton Ellis ;Annie Proulx ;les Coréesà l’honneurà la foire de Francfort

« En approchant de Venise à la tombée de la nuit, il sut que ni le

tourisme ni le temps n’avaient réussi à en abîmer le mélange de tris-

tesse et de splendeur. Il se rendit directement en gondole de la gare

au Palazzo Barbaro, le long de canaux secondaires qu’il lui semblait

vaguement reconnaître. Ces trajets en gondole s’accompagnaient

toujours d’un sentiment solennel, comme si le voyageur était

conduit théâtralement vers son destin. Mais ensuite (…) l’autre Veni-

se apparaissait – somptueuse et ravagée. » (page 274)

DES LIVRESVENDREDI 21 OCTOBRE 2005

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a LES 20, 21 ET 22 OCTOBRE. FRON-

TIÈRES. A Cluj (Roumanie), les 7e

Rencontres européennes aurontpour thème « Les frontières inté-rieures », où seront abordés leschangements historiques et géogra-phiques intervenus depuis 1989,avec de nombreux invités, dontAlina Ledeanu, Gabriela Adames-teanu et Daniel Cohn-Bendit(rens. : www.ccfc.ro/01/re.html).

a LES 21 ET 22 OCTOBRE. GUYOTAT.

A Paris, au Centre Pompidou, collo-que sur l’œuvre de Pierre Guyotatautour des thèmes « Une pensée àl’œuvre » et « L’invention d’unverbe ». L’auteur donnera une lectu-re de ses textes ; interviendrontnotamment Alain Badiou, BernardComment, Jacques Henric, Cathe-rine Brun, François Rouan (à 18 heu-res, petite salle, niveau – 1 ; rens. :www.centrepompidou.fr).

a LE 21 OCTOBRE. ROUQUETTE. A

Bédarieux (34), hommage rendu àMax Rouquette par la médiathèqueavec une exposition de photos (jus-qu’au 12 novembre), une soirée

« Portrait en mots », où des occita-nistes proches de l’écrivain évoque-ront sa vie et son travail littéraire (à18 heures) suivi d’un « Portrait enmusique » (à 20 heures) ; la mise enthéâtre du conte « Autboi de neu »(à 21 h 30 salle Bex) clôturera cettejournée.

a LE 25 OCTOBRE. LEE CHANG-

DONG. A Paris, le Centre culturelcoréen, MK2 Livres et le Seuil reçoi-vent Lee Chang-Dong à propos deson dernier livre, Nokcheon ; larencontre sera suivie de la projec-tion du film Pippermint Candy,présenté par l’auteur (à 19 heures,au MK2 Bibliothèque, 128-162,avenue de France, 75013, rens. :01-44-24-74-56).

a LE 26 OCTOBRE. IMAGE. A Paris, larevue européenne Transversale pro-pose une table ronde autour duthème « Réflexions de l’image, l’artcomme recherche » avec HannoEhrlicher, Alexander Koch, BenoîtMaire et Jean-François Chevrier (à18 heures, à l’Ecole des beaux-arts,14, rue Bonaparte, 75006).

L ’automne 2005 s’annoncecomme une cuvée exception-nelle sur le marché du diction-

naire et de l’encyclopédie. Les édi-tions Le Robert publient le Diction-naire culturel en langue française enquatre volumes (1), sous la direc-tion d’Alain Rey (lire page X). Larous-se propose Le Grand Larousse illus-tré (2) en trois volumes. Le Littré (3)continue de faire peau neuve : l’édi-tion 2006 disponible en novembrepropose 27 000 mots nouveaux et67 000 entrées. Ce dictionnaire,publié en 1874 et remis à jour en2004, sera désormais réactualisé cha-que année. L’Universalis (4), quivient de passer à 100 % sous contrô-le de Britannica, sort la version 11du CD-ROM. A signaler aussi la sor-tie du Quid 2006 (5).

Ce cru 2005 est varié. On peut dis-cerner de nombreuses variantesdans la famille des dictionnaires :monovolumes, multivolumes, ency-clopédies, dictionnaires bilingues...Sans parler des ouvrages thémati-ques, qui traitent aussi bien du cho-colat, de la police, voire de la porno-graphie, et qui fleurissent tout aulong de l’année.

Cette flambée éditoriale traduitune appétence du public non seule-ment pour les nouvelles technolo-gies, mais aussi, et surtout, pour lepapier ; preuve que l’avènementd’Internet et des CD-ROM n’a pasmis à mal ce support « historique ».« Nous arrivons à la fin d’un cycle,illustre Jack Mayorkas, directeur

général d’Universalis. Nous sortonsde la période qui avait vu l’arrivéedes supports électroniques et la remi-se en question, très violente, des sup-ports papier. » L’Universalis quipublie une version papier tous les5-7 ans, a sorti la dernière en 2002.Le premier CD-ROM, lui, est appa-ru en 1995.

« Avec Le Grand Larousse illustré,nous entendons montrer qu’il peutexister une encyclopédie du XXIe siè-cle combinant multimédia et papieret lancer le message que nousn’avons pas renoncé à un savoir ency-clopédique de qualité, explique Phi-lippe Merlet, PDG de Larousse. Plu-sieurs études montrent que de nom-breux lecteurs souhaitent disposerd’un ouvrage plus volumineux que lePetit Larousse, qu’il existe une vérita-ble nostalgie de l’encyclopédie...mais à condition qu’elle ne soit pastrop chère. »

nouveaux conceptsAu final, Le Grand Larousse illus-

tré comporte trois volumes dontl’habillage est dessiné par PhilippeStarck. Trois millions d’euros ontété investis dans la recherche, lamise au point et la production. Letirage du Grand Larousse illustrés’élève à 25 000 exemplaires.

Mais la grande nouveauté résidedans l’interactivité : l’ouvrage peutêtre livré avec un stylo multimédia –imaginé par le même PhilippeStarck. Cet objet fait office de« super-moteur de recherche » sur

le Web. « L’investissement est assezrisqué, car le produit est nouveau »,précise Philippe Merlet.

Au Robert, le vaste projet du Dic-tionnaire culturel en langue françai-se était en chantier depuis 1992.« C’est à la fois un dictionnaired’auteur et un nouveau concept,explique Marianne Durand, directri-ce déléguée des éditions Le Robert.L’investissement s’élève à plusieursdizaines de millions d’euros sur plusde dix ans. « Les investissements quel’on consent sur ces projets-là sontclairement risqués, précise Catheri-ne Lucet, PDG des éditions Nathan-Le Robert. Selon elle, « la rentabilitéde tels projets n’est pas assurée ». Il ya également une question de presti-ge : « Nous sommes déjà installésdans le secteur, ajoute Mme Lucet,mais il est certain qu’en lançant leCulturel, nous creusons le sillon. »

Autre caractéristique de ce genreéditorial : « Le milieu des dictionnai-res est très concurrentiel », relève Phi-lippe Sylvestre, directeur des édi-tions Garnier qui éditent le Littré.Vingt mille exemplaires de l’édition2006 sont prévus. « Notre exploita-tion est très prudente, ajoute-t-il,nous sommes “le petit”. »

En revanche, comme la familleest nombreuse, les niches sont possi-bles : « Sur certains segments, com-me Le Petit Robert, on peut faire vivresa spécificité sans concurrence vrai-ment frontale, explique MarianneDurand. Les dictionnaires scolaires,bilingues ou usuels, sont en revanche

très concurrentiels. » Le Dictionnaireculturel en langue française peut-ildevenir une marque, à l’instar duPetit Robert ou du Grand Robert ?« Ce dernier a été lancé en 1964,relancé sur papier en 2001, puis surCD-Rom en 2003 : il est toujoursvivant, commente Mme Durand. LeDictionnaire culturel en langue fran-çaise deviendra une marque s’ildevient un grand succès. » Tirage ini-tial prévu : 40 000 exemplaires.

Enfin, certains dictionnaires peu-vent revêtir à l’occasion des habitsde beaux livres. Larousse, par exem-ple, qui annonce une série limitéesous la forme de deux coffrets – for-mat standard ou grand format – duPetit Larousse illustré 2006 par l’an-cien navigateur et illustrateurTitouan Lamazou. Publicationannoncée pour le 10 novembre.L’objectif n’est pas tant, ici, la ren-trée universitaire que la période desfêtes.

B. M.

(1) Dictionnaire culturel en languefrançaise, 230 ¤ puis 280 ¤ à partir du15 janvier 2006(2) Grand Larousse illustré, 3 volumeset le CD-ROM : 180 ¤ ; 3 volumes, leCD-ROM et le stylo multimédia (com-patible PC), 249 ¤ ; Le Petit Larousseen coffret, petit format, 34,50 ¤ ; grandformat 49,50 ¤ ;(3) Littré, édition 2006, 42 ¤.(4) Universalis, le CD-ROM, 130 ¤, lamise à jour, 59 ¤.(5) Quid 2006, Robert Laffont, 32 ¤.

L’ÉDITION FRANÇAISEa UNE NOUVELLE COLLECTION POCHE CHEZ RAMSAY. Adèle, l’autre fillede Victor Hugo, d’Henri Gourdin, Journal d’une institutrice clandestine, deRachel Boutonnet, Carnets d’un inspecteur de travail, de Gérard Filoche,Femmes de soie, de Gail Tsukiyama, sont les autres premiers titres de lanouvelle collection poche de Ramsay qui ont été publiés le 6 octobre.Les ouvrages sont des documents ou des romans « considérés commedes ouvrages de fonds qui ont été publiés par Ramsay, explique FrançoiseSamson, directrice de la maison. A l’avenir, le catalogue s’ouvrira certaine-ment à d’autres ouvrages de fond d’autres maisons d’édition ». La four-chette de prix varie entre 5,90 euros et 8,90 euros. Une livraison de qua-tre titres est prévue tous les trois mois, soit douze ouvrages par an.

a DEUXIÈME SÉLECTION DU GRAND PRIX DU ROMAN DE L’ACADÉMIE

FRANÇAISE. La commission du Grand Prix de l’Académie française aétabli, jeudi 13 octobre, sa deuxième liste en vue du prix qui sera décer-né le jeudi 27 octobre. Ont été retenus : Magnus, de Sylvie Germain(Albin Michel), L’Antilope blanche, de Valentine Goby (Gallimard), etLe Destin de Iouri Voronine, d’Henriette Jelinek (éd. de Fallois).

a RECTIFICATIF. Contrairement à ce que nous avons écrit dans « LeMonde des livres » du 14 octobre à la suite d’une erreur d’édition, Cathe-rine de Médicis n’est pas la fille de Laurent le Magnifique, mais son arriè-re-petite-fille. Par ailleurs, concernant le même article, les titres exactsdes deux ouvrages recensés par Olivier Christin sont Catherine de Médi-cis. Le pouvoir au féminin, de Thierry Wanegffelen (Payot), et Le HautCœur de Catherine de Médicis. Une raison politique aux temps de la Saint-Barthélemy, de Denis Crouzet (Albin Michel).a PRÉCISION. Trois jours chez ma mère, de François Weyergans (Gras-set), figure dans la deuxième sélection du prix Médicis, qui sera remis le7 novembre.

17e FORUM « LE MONDE » - LE MANS.Du 21 au 23 octobre, au Palais des congrès et de la culture leForum aura pour thème : « La musique est-elle un art dupenser ? », avec Bernard Stiegler, Danielle Cohen-Levinas, EstebanBuch, André Charrak, Michel Contat, Francis Marmande, PaolaGenone, Michaël Cisinski, Jean-Paul Olive, Pierre Bouretz, ChristianBéthune, Anne Boissière, François Nicolas, Peter Szendy, MathildeCatz, Charles Ramond, Antonia Soulez, Pascal Huynh, Sylvie Dallet,Amaury du Closel, Alain-Gérard Slama, Alain Badiou, BernardFoccroulle, Don Luigi Garbini et Pascal Quignard (entrée libre ;rens. : 02-43-43-59-59 ou 02-43-28-17-22).

C e site se veut un outil de clari-fication de la jungle chaoti-que et éparpillée des recher-

ches actuelles et moins actuelles surla métaphore », explique CédricDetienne estimant que, « si lesrecherches scientifiques sur la méta-phore ont pris un essor depuis 25ans, les recherches sur les recher-ches sur la métaphore n’ont pasbeaucoup avancé ». Depuis décem-bre 2004, ce jeune Belge de 25 ans,épaulé par Eric Rodriguez pour lesaspects techniques, œuvre pourque ce site fasse figure de référen-ce « dans le champ vaste et compli-qué de la “métaphorologie” » – « sije peux m’autoriser à employer ceterme peu usité », ajoute-t-il.

Annoncée, directe ou mêmefilée, la métaphore ne serait-ellequ’un phénomène exclusivementlinguistique, un ornement du lan-gage, une « figure envahissante »,comme le soulignait François Ras-tier, du CNRS ? Qu’il s’agisse del’approche traditionnelle, cogniti-ve, de Lakoff et Johnson, et biend’autres évoquées ici, le point devue adopté se veut pluridisciplinai-re et transdisciplinaire. Définitions

et bibliographie viennent éclairerle sujet, tandis qu’un espace depublication est proposé à desauteurs. Pour l’heure une trentai-ne d’articles sont accessibles, par-mi lesquels « La métaphore entreRicœur et Derrida », de F. Calargé,étude comparée des doctrines desdeux philosophes sur le sujet, ouencore « La métaphore, une ques-tion de vie ou de mort ? », articlede R. Landheer sur la relationqu’entretiennent métaphore etambiguïté.

Marlène Duretzlemonde. fr

Pluie de dictionnairesDictionnaire culturel en langue française chez Robert, retour du Grand Larousse illustré,

nouvelle édition du CD-ROM de l’Universalis : la rentrée du savoir bat son plein

Chaque semaine, « lemonde.fr » propose aux lecteurs du « Monde des

livres », la visite d’un site Internet consacré à la littérature.

D ésormais, la Bibliothèquenationale suisse abrite lesmanuscrits, la correspondan-

ce et le fonds documentaire de JeanStarobinski, que l’écrivain a cédéaux Archives littéraires suisses, àBerne. Une première partie de sonfonds a déjà été transférée dans leslocaux de cette institution publiquequi dépend de la Bibliothèque natio-nale suisse.

« Il s’agit d’un des plus grandsfonds que nous ayons reçus, indiqueStéphanie Cudré-Mauroux, conser-vatrice chargée de l’inventaire dufonds. Ces archives comprennenttout le travail du jeune intellectuel entrain de se former, depuis ses premiè-res compositions jusqu’à ses deux thè-ses. Nous avons également lesmanuscrits de la totalité de sesœuvres publiées, même celui desEnchanteresses (Seuil), et des docu-ments personnels comme la prépa-ration de ses cours à l’université.Surtout, ce fonds contient une cor-respondance immense, en plusieurs

langues, que Jean Starobinski aentretenue avec des intellectuels etdes artistes du monde entier. ».

Né en 1920, Jean Starobinski estprofesseur honoraire de langue etde littérature française à l’universitéde Genève. Auteur d’une œuvreconsidérable, il est connu pour sestravaux sur Rousseau et surtoutpour ses écrits théoriques sur larelation entre la littérature et la psy-chanalyse ou les autres domainesartistiques, comme L’Œil vivant, en1960, ainsi que pour ses études com-parées de l’histoire des idées, dessciences et l’histoire littéraire.

Pour fêter l’événement, les Archi-ves littéraires suisses organisent le10 novembre prochain une soiréesur le thème « Jean Starobinski etl’opéra », avec des interventions deJean Starobinski et Jean-ClaudeBonnet, ainsi qu’un concert donnépar le fils de l’universitaire, GeorgesStarobinski, musicologue et pianis-te, et la cantatrice Mona Somm.

Sylvie Tanette

Jack Mayorkas, directeur général d’Universalis

« Je ne suis pas là pour faire la révolution »

AGENDA

http://www.info-metaphore.com/

Jean Starobinskiouvre ses archives

Depuis juin, Encyclopædia Bri-tannica est l’actionnaire uniqued’Encyclopædia Universalis.Vous êtes directeur générald’Universalis. Comment envisa-gez-vous l’avenir de la maison ?

Nous avons toujours étéconvaincus qu’il y avait chez Uni-versalis une base éditoriale quin’avait pas d’équivalent en languefrançaise. Le projet de cette entre-prise est porté par des gens degrande valeur. Si cela n’avait pasété le cas, nous ne serions pas res-tés, pendant vingt-six mois, dansune bagarre juridique. Universalisest un modèle économique qui cor-respond très humblement à notresavoir-faire. Nous ne sommes pas

dans une démarche pure et durede transfert de contenu. Il fautavoir la sagesse de considérerqu’un savoir-faire est exportabledans les limites du respect de laculture locale.

Comment comptez-vous assai-nir la situation financière ?

Heureusement, la dégradationde la situation de l’Universalis seborne aux résultats financiers.Nous nous donnons deux anspour assainir cette situation, soitles exercices 2006 et 2007, pourrenouer avec la tradition du profità partir de 2008. Je ne pense pasque l’on va inverser la tendancedans les trois mois. Je ne suis paslà pour faire la révolution.

La rumeur d’un plan social acouru. Qu’en est-il ?

A ce jour, il n’y a pas de plansocial en cours : ce n’est pas à l’or-dre du jour. Pour nous relancer,nous préconisons un retour auxsources. Nous voulons faire évo-luer une base de données encyclo-pédique qui doit être fiable etagréable à lire.

Pour nous sortir de cette situa-tion, nous allons faire, notam-ment, des économies drastiques.Le premier poste d’économiesconcernera les projets périphéri-ques. La dispersion coûte très cherlorsqu’elle ne se traduit pas pardes résultats viables. Universaliscompte 50 salariés, dont 20 person-

nes qui travaillent sur l’éditorial etqui ne peuvent donc pas tout faire.

Par ailleurs, nous allons quitterles locaux de la rue de Tilsitt(Paris-17e), dont le bail s’achève le31 décembre, pour un espacemoins onéreux. Nous sommes enrecherche active de locaux et celle-ci est orientée vers Versailles, pourrapprocher les équipes Universaliset Britannica.

Ce déménagement ne lais-se-t-il pas entendre une fusionéventuelle de certains postesentre les deux maisons ?

Il n’y aura pas de doublon. Leséquipes sont complémentaires.

Propos recueillis parBénédicte Mathieu

BUCHET � CHASTEL

TessarechBruno

« Ce livre inattendu est ambitieux, familier, réussi.Jolie surprise ! »

François Nourissier, Le Figaro magazine

« Il y a quelque chose du Temps retrouvé proustiendans ces pages là. »

Michèle Gazier, Télérama

V I L L A B L A N C H E

En pleine figure

ACTUALITÉS

LE NET LITTÉRAIRE AVEC

II/LE MONDE/VENDREDI 21 OCTOBRE 2005

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C’EST UN ROMAN d’apprentissage très sin-gulier, ce quatrième livre de ThomasA. Ravier, Les aubes sont navrantes. Dans unstyle qui sait mêler élégance et violence, qui ala rapidité des déambulations nocturnes dujeune narrateur dans Paris, Thomas Ravierentraîne un lecteur conquis aux côtés de por-teurs de bombes d’un genre particulier, lestagueurs. Ceux qui ont lu, voilà deux ans,dans la NRF (n˚ 567, Gallimard), un texte deRavier sur le rap, « Booba ou le démon desimages », connaissent son goût pour les « rap-prochements qui n’ont pas lieu d’être et, immé-diatement, une apparition, vénéneuse, rétinien-ne, brusque, brutale, impossible à se retirer dela tête : quelque chose a été vu ».

Il ne s’agit pas ici de parler cette « languedu bitume », mais de l’inscrire. Et avant toutde signer, d’apposer son nom, sa marque, surles murs, les rames de métro, les monumentsmême. Pas vraiment pour saccager, détruire,comme le croient ceux qui voient dans lestagueurs des « monstres ». Mais pour dévorerla ville. « Il s’agit d’un duel », dit l’auteur dansun « avertissement ». « Un duel avec Paris.Dans l’allégresse. » Tous les amoureux de cet-te ville ne peuvent que se sentir complices dunarrateur, même si ses virées nocturnes nesont pour eux qu’un rêve, à jamais inaccom-pli : « C’est la nuit, vous ne faites pas tellementd’efforts, vos membres ne réclament rien, n’exi-gent rien ; et c’est comme ça que, à la manièred’un nageur emporté par le courant, on seretrouve à l’autre bout de la ville, sans avoirseulement le sentiment de la marche, lanotion claire de son propre déplace-ment. »

On suit le jeune héros de cesAubes… avec passion. Ces cagoulésporteurs de bombes, d’aérosolsaux mille couleurs, forment unesociété secrète, avec ses intrépi-des, ses inconscients, ses timi-des. Un peu d’amitié, de sexe.Beaucoup de rivalités. Leursétranges nuits finissent par-fois au poste de police.Voire en prison. Mais, aufond, le narrateur n’estpas vraiment desleurs. Son activité de

tagueur n’est qu’un passage, et la métaphorede son vrai destin : « Lorsqu’on est devenu cet-te étrangeté (j’écris tagueur mais je pense écri-vain), les surprises sont permanentes, les bra-siers multiples, les exagérations naturelles. »

*

Si vous ouvrez Les Amants imparfaits, le der-nier roman de Pierrette Fleutiaux, prévoyezd’avoir quelques heures devant vous, carvous ne pourrez pas interrompre la lecturede ces 300 pages. L’intérêt des écrivains pourle double, la gémellité, quand il ne relève pasde la convention, du procédé, est, comme ici,inquiétant et fascinant.

Il faut lire avec attention le subtil récit deRaphaël – celui qu’il veut écrire, sa « premièreexpérience d’écrivain ». L’a-t-il vraimentvécu ? Il tente de comprendre – et de fairecomprendre – ce qui l’a conduit, à 20 ans,avec les jumeaux Léo et Camille, 17 ans,devant un juge d’instruction, puis dans unesalle d’audience. Un meurtre ? Sans doute ?Mais pourquoi et comment ?

Tout commence dans une petite ville de laprovince française. Raphaël, 9 ans, vit avec samère, veuve, employée de mairie. Léo etCamille, 6 ans, viennent passer un an chez lesvoisins, leurs grands-parents. Leur père agrandi dans cette petite ville, puis il a réussi,comme on dit, a fait un beau mariage, tra-vaille dans un grand groupe pharmaceuti-

que, ce qui le conduit à déménager sans ces-se, dans le monde entier. Trop déstabili-

sant pour ses jumeaux, qu’il envoie chezses parents.

Apparition étrange, un matin, àl’école. Deux êtres semblables et,immédiatement, la question qui

contient en elle tout le drame :« Mais qui est le garçon et qui est

la fille ? » Comment prennent-ils le pouvoir sur leur aîné,

Raphaël ? Comment char-ment-ils – au sens le plus

fort du mot – en touteinnocence, eux, dont

Raphaël dit un jourque la culture était« leur habitat natu-

rel » ? Comment ces trois enfants, puis jeu-nes gens, deviennent-ils ce dangereux trio,mortel pour les autres comme pour eux-mêmes ? C’est tout l’enjeu de ce beau romanqui ne donne pas de réponse moralisante.

*

L’absurde, le burlesque, les ratés, les demi-portions, les personnages qu’on dirait sortisd’un film de Tati ou d’une pièce d’Ionesco,c’est la passion d’Alain Sevestre, et ce septiè-me livre, Les Tristes, est bien dans sa manière.Si l’on aime le rationnel, on risque d’êtredéçu. Mais si l’on partage son goût pour leloufoque, on s’amuse beaucoup aux péripé-ties de la sinistre existence de deux ringardsaux patronymes de personnages de bandedessinée, Mandrex et Pétapernal, du CabinetCavert & C. « contentieux, recouvrements,recours accident, renseignements commer-ciaux ».

Eux qui passent leur temps à faire payer seretrouvent dans un bureau sans électricité,leur patron – ou supposé tel – Cayel, étantparti sans laisser d’adresse et sans régler lanote. Ils veulent tant bien que mal faire tour-ner l’affaire. Plutôt mal que bien. Ils décou-vrent dans le coffre une chose étrange, unematière inconnue, résistante, impossible àcouper… Mais qui semble intéresser desmafieux à lunettes noires embusqués près dubureau. Et ce Serge, qu’ils ont recruté pourles aider, pourquoi ressemble-t-il tant à Paul,un personnage dont on ne sait comment il asurgi dans l’histoire ? Seraient-ils frères ? Etpourquoi tous deux recherchent-ils Cayel ?Réponse – peut-être – page 272.

Josyane Savigneau

LES AUBES SONT NAVRANTES,

de Thomas A. Ravier.

Gallimard, « L’Infini », 130 p., 13,50 ¤.

LES AMANTS IMPARFAITS,

de Pierrette Fleutiaux.

Actes Sud, 320 p., 19,80 ¤.

LES TRISTES, d’Alain Sevestre.

Gallimard, 312 p., 17,50 ¤.

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L e mot est galvaudé, tout lemonde de nos jours s’appelle« Untel, virgule, écrivain »,

sous prétexte qu’il a écrit (ou signé)un livre, mais de même que l’onpeut nommer Vila Matas, virgule,écrivain, Munoz Molina, virgule,écrivain, Michon, virgule, écrivain,on peut dire Lépront, virgule, écri-vain sans que les dieux de la littéra-ture ne déclenchent un fléau dontde toutes façons les petites mainsde la critique mondaine et les chas-seurs d’échos trônant à la télévisionn’auront cure. Pourquoi alors Cathe-rine Lépront reste-t-elle oubliée desprix, quasi ignorée des médias ?Peut-être justement parce qu’elleécrit des phrases à l’ondoyante, buis-sonnière (et parfois ironique) litur-gie, avec un style et une grâce intel-lectuelle trop sensibles pour lesgens pressés, et parce qu’elle ditcomment agit la pompe de l’aqua-rium des petites compromissions,quel désenchantement inspire « ceventre-à-terrisme avide ».

Il y a donc, dans Ces lèvres quiremuent, quelques passages aussijouissifs qu’acides sur le piétine-ment de la culture par le spectacle(et l’extermination programméedes sisyphiens qui se battent« contre des moulins »). Il y a surtoutdes pages sur des livres aimés, « lesgrands romans, les trouvailles et lesrudes vérités qu’ils contiennent », deshommages aux « vrais écrivains,leur style et leur souffle », des passa-ges honorant Boris Pahor ouYasushi Inoue, ballons d’oxygène àl’heure où on ne voit « promus quedes merdes, du faux ou de la bibine,du pipi de chat, du placebo ».

Il y a, ce qui nous rappelle queCatherine Lépront a écrit des textesmagnifiques sur Clara Schumann,Caspar Friedrich et Jean-SébastienBach, des lignes bien tempérées surle blues, le boogie-woogie, Vla-

minck et Turner, des descriptionsmélodiques et des portraits dignesd’un peintre (quand « le vert piquédes paillettes d’or s’est détaché desiris de Louise, est resté suspendu dansl’air à côté d’un rouille, d’un jaune deNaples de sa jupe… »). Il y a surtout,ce qui faisait le suc de Namokel (1)entre autres (où des gamines décou-vraient l’existence des chambres àgaz et les méthodes barbares de l’ar-mée française en Algérie), cette obs-tination tranquille à comprendre lemonde dans lequel elle vit, à mesu-rer la tragédie familiale à l’auned’autres tragédies, à confronter l’in-time et le planétaire, le quotidien etla mémoire, le réel et l’imaginaire, ledomestique et l’universel.

drôlement féroceLil W., la narratrice de Ces lèvres

qui remuent, travaille aux Archivesde la police judiciaire, vit avec unarchéologue, fréquente une amie delycée qui est légiste à la morgue.Elle prend plaisir à fréquenter desamis, la petite faune d’un café de laplace Maubert, mais vit beaucoupdans les livres, plus attentive aux fic-tions, aux époques révolues qu’ellesévoquent qu’à ses proches et à ceque racontent les journaux. Jus-qu’au jour où sa jeune sœur Louise,médecin en mission humanitaire enIngouchie, dans le Caucase, lui récla-me des nouvelles régulières. Som-mée de tout raconter dans les moin-dres détails, Lil doit interroger sonpassé et questionner l’actualitéimmédiate. Et la voilà bouleverséepar le chaos du monde, transfiguréepar des émotions nouvelles.

C’est donc le ravissement et larévolte de Lil W. que dépeint Cathe-rine Lépront, une Lil W. assaillie pardes visages enfouis et des imagesoubliées, et qui tombe amoureusede Joseph H. Galloway, « un super-flic de Los Angeles tout droit sorti desromans de James Ellroy » devenucommissaire à la Crim’ et arborantdes mains de pianiste de jazz.Emois favorisés par l’égoïsme de

son compagnon qui éconduit sonex lui demandant de prendre sesenfants à la fin de la semaine à cau-se d’un empêchement imprévu deson côté : « Moâ, je travaille, avait-ildit. En réalité, c’était toujours çad’économisé. J’ai pensé qu’en réalitéil était en vacances et ne pourraitdonc faire passer aucun des repasavec ses enfants en note de frais. »

Catherine Lépront sait être drôle-ment féroce, par exemple lorsqu’el-le envoie valser « l’autre hystéro-pétasse » qui « [l]’emmerde avec sesboutons de porte », ou s’en prend àun Prix Goncourt s’étant félicitéd’être « reconnu dans la littératu-re » qu’il incarnait aux quatre coinsdu globe.

Le roman se passe au temps oùRaffarin fait des déclarations mac-mahonnesques, où Sarko « branditson sabre » pour répondre à uneratonnade meurtrière à Dunkerque,à l’immolation par le feu d’unejeune fille dans un local à poubelle à

Evry, où commence la guerre enIrak et s’enlise la guerre en Tché-tchénie. Lil W. s’inquiète de ne pasenvoyer à sa sœur des lettres tropindécentes. Louise survit dans ladésolation d’un camp de réfugiés, etsi Lil lui décrit ce qui l’exalte,« l’éclat d’un regard, en réalité sou-mis aux infimes caprices de la lumiè-re et fourmillant de détails par mil-liards et milliards », Louise ne le sup-porterait pas. « Elle s’en moquait

éperdument. Je l’ai entendue me pré-venir. Je m’en surtape de ta placeMaubert, je m’en contrebalance. »

Alors Lil balaye ses amnésies,affronte un maelström de fantô-mes, celui de sa grand-mère Daph-né à cheval dans la forêt des Bruyè-res (forêt hantée), celui de la harpis-te du métro de La Motte-Picquetqui joue l’Adagio d’Albinoni pen-dant (et sans savoir) que des avionsse précipitent sur les Twin Towers

de Manhattan. Et CatherineLépront nous aide à comprendre« dans son sens littéral », l’expres-sion « reprendre ses esprits ».

Jean-Luc Douin

(1) Seuil, 1997

e Catherine Lépront publie aussi

deux pièces de théâtre, Transactionsinfinies et Invitation à la pleine lune(Actes Sud-Papiers, 96 p., 15 ¤).

Double « je » pour un trouble jeu

Des destinées étranges, très peu sentimentalesP A R T I P R I S

A gés de 20 ans, Claude etJulien sont des jumeaux par-faits, que l’irruption de la

guerre a transformés en frères enne-mis. Le premier, admirateur d’Ara-gon, a rejoint dans le Limousin lesFTP du communiste Guingouin. Lesecond, collaborateur et grand lec-teur de Céline, est stagiaire àRadio-Paris et coursier d’occasionpour La NRF de Drieu La Rochelle.En ce printemps 1944, tous deux seretrouvent près d’Ascq pour l’enter-rement de leur mère. La nuit tom-bée, alors qu’ils confrontent leursvues sur l’issue du conflit, un train

de soldats allemands est attaqué. Larépression est immédiate dans le vil-lage. A l’approche d’un groupe deSS, les deux hommes ont juste letemps de se réfugier dans un four àpain, puis dans une trappe pourl’un d’entre eux, avant que celui-ciexplose. Au matin, l’un des deux frè-res s’extirpe des décombres. S’em-parant des papiers de son jumeau, iljure de le venger.

Est-ce Claude ou Julien ? Le résis-tant ou le collabo ? Pour le savoir, ilfaut plonger dans ce roman rocam-bolesque et sombre concocté par unFrançois Cérésa passé maître dansl’art du suspense, du double jeu, desfaux-semblants et autres chausse-trapes. Car, jusqu’à la dernière lignede ce récit mené d’une plume vire-

voltante, un rien gouailleuse, rienne sera dévoilé de l’identité de celuiqui se fait appeler désormais Claude-Julien.

Avant cela, le romancier nousaura entraînés à Paris en compagniede ce vrai-faux héros rongé par une« cruelle gémellité ». Il se lie avec letrouble Rudy von Muraine – gesta-piste aux allures de Tyron Powerdésabusé – et sa bande d’infâmes etcruels Pieds Nickelés – qui mysté-rieusement vont être décimés –, ets’éprend de la froide et troublanteEsther. Puis, très vite, à l’heure de ladébandade, Claude-Julien file àBaden-Baden, sorte de « Vichyminiature » où la blonde et volcani-que Eva lui offre ce qu’Esther luirefuse ; Neustadt et enfin Sigmarin-

gen, où Claude-Julien se fait soignerune furonculose par Céline lui-même, avant de rejoindre la LégionCharlemagne dans la Forêt-Noire…

Entre tiraillements identitaires,politiques et amoureux, Claude-Julien louvoie dans un marigot desplus nauséeux qui suinte la revan-che, la rancœur, les dissensions, lemensonge. On y croise de nombreu-ses figures (petites et grandes) de lacollaboration que dépeint à traitsvifs et mordants François Cérésa.Ce qui n’est pas la seule qualité dece roman foisonnant d’intrigues etde personnages, où s’entremêlentsavamment faits historiques et fic-tion dans une geste des plus ébou-riffantes.

Christine Rousseau

Le ravissement et la révolte« Ces lèvres qui remuent », le dernier roman de Catherine Lépront,

est l’un des plus incisifs de la rentrée

Catherine

Lépront

LITTÉRATURES

J’AI BIEN CONNU MON FRÈREde François Cérésa.Le Rocher, 278 p., 17,90 ¤.

CES LÈVRES QUI REMUENT

de Catherine Lépront.Seuil, 344 p., 21 ¤.

LE MONDE/VENDREDI 21 OCTOBRE 2005/III

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O n peut avoir détesté Glamo-rama, l’avant-dernier livrede Bret Easton Ellis (1),

conçu comme une interminable etconvulsive plongée dans le vide.Trouver que ce quadragénaire talen-tueux, abonné au scandale et à unemédiatisation forcenée depuis laparution de Moins que zéro, en 1985(il avait alors 21 ans) et surtoutd’American Psycho (2), s’est troplongtemps complu dans son rôled’« enfant-terrible-des- lettres-améri-caines » – pour reprendre l’expres-sion consacrée, comiquement desti-née à provoquer un frisson d’excita-tion. S’être un peu lassé, depuis letemps, des hommes en costumeArmani et des femmes en panta-lons Prada, seuls personnages (ou àpeu près) des romans de Bret Eas-ton Ellis. Et savoir, pourtant, que ce

garçon-là, tout auréolé de son pres-tige ambigu de lanceur de modes (ilfut, un temps, le leader d’un « grou-pe littéraire » appelé Brat Pack, quicomprenait aussi Jay McInerney),est un véritable écrivain. Se laisserabsorber, presque à son corpsdéfendant, par cet étonnant LunarPark, son dernier roman (à tous lessens du terme, puisqu’il prétend neplus en écrire d’autres), où semêlent avec une virtuosité vertigi-neuse le réel et la fiction. Et bascu-ler, finalement, dans ce paysagetrouble où se dessine avec une vio-lence glaçante la critique d’unesociété agonisante – la sienne.

Ce rapport paranoïaque avec lemonde réel, sans cesse menacé dedisparition, Ellis l’entretient depuisses débuts. Dès le commencement,les étudiants branchés, puis les« yuppies » gâtés qu’il mettait enscène se promenaient dans un uni-vers absolument vide de sens, pres-que entièrement virtuel, où seulsdes noms de marque (vêtements,alcools, voitures) venaient rappelerl’existence d’une réalité concrète,

mais de loin, comme des lampionssuspendus au-dessus d’une fête.C’est de ses livres, d’ailleurs, qu’estpartie la manie, largement copiée,de parsemer les récits de référen-ces commerciales. Et c’est pour s’ar-racher à ce vide que son héros leplus contesté, Patrick Bateman,devient l’épouvantable assassind’American Psycho, roman qualifiépar son auteur lui-même de « por-nographique et extrêmement vio-lent ». Dans Lunar Park, le vide n’apas disparu, mais il change de natu-re. Car derrière les tentures fati-guées de l’American way of life, der-rière les ivresses plus ou moinsbien contrôlées de la célébrité,c’est sa propre mort qu’entrevoit lehéros, vieillissant bien sûr, de cerécit souvent drôle et toujoursangoissant.

halloween géantUn héros rempli à ras bord de

cocaïne et de somnifères, pathéti-quement indifférent aux autres,ravagé par la haine qu’il penseéprouver pour son père – et quis’appelle Bret Easton Ellis. Lequel aquitté Manhattan et ses fêtes pours’installer dans une planète étran-ge : la banlieue, sa vie de famille éri-gée en devoir civique, ses réunionsde parents d’élèves, ses centrescommerciaux, ses dîners entre voi-sins (chics, tout de même), sondésespoir. Partant d’un résumédésabusé de la vie du véritable BretEaston Ellis (succès inattendu dansl’âge tendre, markétisation démen-te du personnage et de ses livres,abus de stupéfiants et perte de tousrepères), l’écrivain emmène ensuiteson lecteur dans une sorte de filmd’horreur où des fantômes fontirruption dans la vie tranquille d’unquartier résidentiel. Des enfants dis-paraissent, les meubles changentde place, des animaux en peluchese mettent à attaquer les humains,la moquette du salon « pousse »d’un jour à l’autre et les appliquesdu couloir clignotent quand lehéros passe. Sous le signe du noir etde l’orangé, le récit devient une sor-te d’Halloween géant, mélanged’angoisse réelle et de terreur depacotille.

Le pouvoir d’effroi de cette mai-son hantée pour milliardaires nesaute pas aux yeux – Bret EastonEllis n’est pas un auteur de romansd’horreur, du moins pas au sensconventionnel. Il est, en revanche,un ironiste extraordinaire, quidéplace le véritable objet d’épou-

vante (la dérive matérialiste de lasociété américaine et sa vacuitéspirituelle) vers un genre conven-tionnel. Le fait que les enfants etmême le chien soient droguésjusqu’aux yeux, que plus rienn’enthousiasme personne, que lasatiété soit devenue dégoût, sontévidemment beaucoup plus pani-quants que les coups de griffe dansle bas d’une porte ou que la pro-pension soudaine de la maison à« peler », la peinture blanchedécouvrant progressivement lacouleur saumonée d’une demeureque le narrateur habitait dans sonenfance. Le véritable cauchemar,en fait, vient de l’intérieur. C’est lamain du passé qui s’abat sur le nar-rateur, comme un fantôme. C’estl’incarnation de Patrick Bateman,son personnage le plus funeste,venu lui demander des comptes enrôdant autour de chez lui et en luienvoyant des e-mails inquiétants.C’est la conscience, en somme,réclamant le statut de réalité, là oùle matériel avait prétendu prendretoute la place. Comme si BretEaston Ellis n’était rien de moins,en fin de compte, qu’un sacrémoraliste.

Raphaëlle Rérolle

(1) Robert Laffont, 2000.(2) Christian Bourgois, 1986, et RobertLaffont, 2000.

ZOOMa LES AVENTURES DE LUCKY PIERRE,

de Robert Coover

Il aime revisiter les fables d’une Amériquemalade, ridiculiser ses compatriotes acharnés àtout transformer en partie de plaisir, s’en pren-dre aux univers basculant dans le show-biz.L’hystérie des corps, l’obsession du sexe et leremue-ménage dionysiaque lui inspirent des sati-res marxistes, tendance Groucho. Robert Cooverdépeint cette fois une ville dont les habitants,esclaves des convoitises que leur inspire une

porno-star, basculent dans la tyrannie. Tout, dans la vie de Lucky Pier-re, homme objet de fantasmes, se ramène à l’érection, au coït, auxpositions les plus variées et répétitions inlassables des mêmes actes,jusqu’au cauchemar, à l’enfer. Ou comment le culte effréné de lajouissance déshumanise, conduit à la soumission. Comment la fictiongangrène le réel, comment l’acte sexuel s’apparente à une mécani-que, comment se dépersonnalisent l’emblème de la puissance facticeainsi que ses partenaires anonymes. D’ordinaire si jouissif dans sesrécits-catastrophes, Coover est cette fois piégé par le système narratifadopté, en osmose avec l’absurde machine qu’il entend caricaturer.Son roman étouffe, lasse, épuise tout désir. J.-L. D.Seuil, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Bernard Hoepffner,

« Fiction et Cie », 512 p., 25 ¤.

a LE DECLIN DE LA LUNE, de Joseph Coulson.

Trois générations d’une famille ouvrière américaine, les Tollman, défi-lent sous la plume précise et délicate de Joseph Coulson. Ce poèteaméricain, né en 1957, signe là son premier roman, placé sous le signede la mémoire et de la fatalité. Un même personnage, Philip Tollman,y est vu par trois narrateurs différents (Stephen, son frère, Katherine,la femme qui l’a aimé, puis James, son fils) qui tracent de lui le por-trait d’un garçon, puis d’un homme, brisé par le passage de l’histoire

– la Grande Dépression desannées 1930, la seconde guerremondiale, puis les mouvementscontestataires des années 1960et la guerre du Vietnam. R. R.Traduit de l’anglais (Etats-Unis)

par Judith Roze, ed. Sabine

Wespieser, 486p., 25¤.

a MISTER BONES,

de Seth Greenland

Ce premier roman, satirique avecjuste ce qu’il faut de mélancolie,ironise sur le milieu de la télévi-sion américaine, et plus précisé-ment celui des sitcoms. On nousen envoie assez d’outre-Atlanti-que pour que le lecteur françaiscomprenne de quoi il s’agit. Lescalpel est gros, mais il incise là oùil faut. Le comique vieillissantBones, coureur, alcoolique etdrogué, pourra-t-il rétablir sa car-rière ? Son ami scénariste accepte-ra-t-il de l’aider ? Ce jeune hom-me regrette tant de ne pas être unvrai écrivain… On joint une impres-sionnante pharmacopée – il fautbien survivre – et une belle galeried’épouses cupides. J. Sn.Traduit de l’anglais (Etats-Unis)

par Jean Esch,

éd. Liana Levi, 479 p., 23 ¤.

Gens de WoolybucketDans son dernier roman, Annie Proulx

nous emmène au Texas. Etrange et inquiétant

A nnie Proulx est une racon-teuse d’histoires. Unevraie. Une talentueuse.

Une réaliste aussi, plus qu’uneromantique. Il faut dire quel’auteur de Nœuds et dénouements(pour lequel elle obtint, en 1993, leprix Pulitzer – aujourd’hui reprispar Grasset dans sa collection« Les Cahiers rouges ») n’a passon pareil pour décrire cette Amé-rique profonde dont on parle tant.Celle où elle vit – le Wyoming –comme celle qu’elle a choisie pourcamper son dernier roman : leTexas, lieu sympathique puisqu’ilattire « les tonnerres venus du boutdu monde, les feux de prairie, lescoups de vent du nord, les tempêtesde poussière jaune, et une proces-sion annuelle de redoutables torna-des »…

monde âpreAbandonné par ses parents par-

tis chercher fortune en Alaska, éle-vé par son oncle – un drôle de petitbonhomme, vaguement antiquaire–, Bob Dollar, 24 ans, « cheveuxbouclés, visage large de chat, yeuxinnocents de couleur pâle ombragésde cils charbonneux », est recrutépar la Mondiale de la Couennepour racheter des fermes destinéesà l’élevage de porcs. Il quitte doncDenver (Colorado) pour Woolybuc-ket, un petit village texan. Et décou-vre un monde âpre où les gens

sont de bons chrétiens – volontiersracistes et homophobes. Un mon-de où les gens ont la vie dure et desprincipes moraux – alors que l’adul-tère se règle à coups de fusil, on necompte plus les organisations anti-avortement… Un monde où les tan-neries et abattoirs sont légion, etoù les ouvriers sont – forcément –mexicains. Un monde où les pro-duits chimiques ont anéanti toutevie organique, et où les vachessont nourries à la farine de caca-huète… Bref, un endroit à vous fai-re tourner végétarien et écologiste,et où l’on ne peut vivre à moinsd’être « complètement cinglé ».Bob Dollar finira pourtant à s’atta-cher à ces gens, à cette terre et àson histoire.

Dans Les Pieds dans la boue (1),Annie Proulx retraçait la vie d’un« ramassis de paumés » pris aupiège dans un pays – le Wyoming –éventré par les raffineries et lesmines d’uranium. Elle y disait lesminables empoignades des hom-mes et des femmes, ces misérablesinsectes à l’agitation aussi pathéti-que qu’inutile. Avec Un as dans lamanche, elle met cette fois sonsens aigu de l’observation et songoût du détail au service du Texas,patrie de George W. Bush. Et signeun roman aussi vaste que cetteterre à la beauté étrange et inquié-tante à laquelle ses habitants sontforcés de s’adapter. Toujours. Etsouvent au pire.

Emilie Grangeray

e Sauf indication contraire, tous les

livres d’Annie Proulx sont disponi-

bles en format poche aux éditions

Rivages.

Bret Easton Ellis, retour à la littératureDans l’étonnant « Lunar Park », l’écrivain américain mêle le réel et la fiction dans un récit d’horreur

et dévoile toute la vacuité d’une société agonisante : la sienne

EXTRAIT

« C’est peu par rapport à “Da Vinci code”,mais c’est beaucoup pour un vrai livre »

« Lunar Park » a été assez bien accueilli aux Etats-Unis, mais reste loin des meilleures ventes

B ret Easton Ellis est une starlittéraire. Comme MichelHouellebecq en France, il

fait partie de ces écrivains qui fontaussi les gros titres des journaux,pour des raisons qui n’ont pas uni-quement à voir avec la littérature.Les deux auteurs décriventd’ailleurs dans leur nouveauroman les vertiges de la célébrité.« Quand Les Particules élémentai-res ont été publiées aux Etats-Unis,j’ai organisé une rencontre, expli-que Gary Fiskejton, éditeur desdeux auteurs chez Knopf, car jetrouvais qu’ils avaient des affinitéstrès solides. » L’arrivée au milieudes années 1980 d’une nouvellegénération d’écrivains américains,marquée par Bright Lights, Big Cityde Jay McInerney et Moins que zérode Bret Easton Ellis, a créé unengouement médiatique et polémi-que sur leurs descriptions d’unejeunesse dorée et droguée.

Le premier chapitre de LunarPark plonge avec un sens brillantde l’amplification et de l’exagéra-tion dans les coulisses du mondede l’édition, ses tournées sans finde signatures, les entretiens à lachaîne, les cocktails à Hollywood.Il donne une vision assez cauche-mardesque de cet univers d’appa-rences et d’argent qui reste quandmême plus sympathique que celui

des banquiers d’American Psycho.Bret Easton Ellis mêle ses person-nages à de vraies personnalités dumonde de l’édition new-yorkais :Sonny Mehta, le patron de Knopf,Gary Fiskejton, le découvreur deJay McInerney, Morgan Entrekin,l’éditeur de Grove/Atlantic, qui adécouvert Bret Easton Ellis, sonagente Binky Urban, de la sociétéICM, ou l’attaché de presse deKnopf, Paul Boogards. Sansoublier le principal personnage dulivre : Bret Easton Ellis.

brouiller les pistesLes éditeurs américains (Knopf)

et anglais (Picador) ont créé dessites Internet sur le roman pour àla fois démêler le vrai du faux etbrouiller les pistes, comme le faitl’écrivain. Le site de Knopf est divi-sé en deux : une partie est consa-crée à l’écrivain Bret Easton Ellis,tandis que l’autre est consacrée aupersonnage du même nom. Un siteparallèle a été consacré à JayneDennis, la femme fictive de l’écri-vain, avec de nombreuses photos,en compagnie de Keanu Reeves oude Bret Easton Ellis. Des articles dejournaux, et même une fiche duFBI sur le fait divers qui sert de tra-me au roman, sont également pré-sentés aux internautes.

Bret Easton Ellis mêle fiction et

réalité pour décrire sa propre car-rière, glissant au passage qu’il avaitété invité à la Maison Blanche pardeux fans, Jeb et George W. Bush.« Personne ne peut croire une chosepareille », explique son éditeur,Gary Fisketjon, chez Knopf. Cetéditeur, qui apparaît sous son pro-pre nom dans Lunar Park, a servide modèle à Jay McInerney dansTrente ans et des poussières. « Il faitbeaucoup d’exagérations pour desraisons comiques, poursuit Gary Fis-kejton, mais certaines choses sontvraiment factuelles. Les commentai-res négatifs des livres de Bret sontauthentiques. Ils jouent avec ce queles gens ont dit de lui. Et beaucoupde choses ridicules ont été écrites surlui ou Jay. Les journalistes aimentbien avoir deux histoires pour le prixd’une. Et ceux qui se sont empressésde transformer Bret et Jay en célébri-tés ont commencé à dire qu’ilsavaient été fabriqués. »

Son deuxième roman, Les Lois del’attraction, n’a pas été le best sel-ler qu’il revendique dans le livre,mais Bret Easton Ellis est entrédans une autre dimension avec lescandale provoqué par AmericanPsycho, « le livre le plus incomprisque j’ai connu », commente GaryFiskejton.

Le magazine professionnelPublishers Weekly a essayé en juillet

de démêler la fiction de la réalité.Bret Easton Ellis a tendance à for-cer sur ses tirages. American Psy-cho n’a pas été vendu à des « mil-lions d’exemplaires », mais à600 000 aux Etats-Unis, depuis saparution en 1990, avec des ventesqui continuent au rythme de22 000 exemplaires par an. Glamo-rama a été un échec critique etcommercial. Lunar Park a marquéle retour provisoire – une semaine– de Bret Easton Ellis dans la listedes meilleures ventes du New YorkTimes. Le tirage de Lunar Park estde 75 000 exemplaires. « Ce n’estpas beaucoup par rapport à Da Vin-ci Code, mais c’est beaucoup pourun vrai livre », commente GaryFiskejton.

L’accueil a été nettementmeilleur que pour ses précédentslivres. Knopf avait envoyé des let-tres à certains critiques les encoura-geant à aller au-delà des préjugésqu’ils avaient sur l’auteur. Appa-remment ça a marché. « Il y a tou-jours de mauvaises critiques, consta-te Gary Fiskejton, car certains écri-vent leur opinion sur Bret, quel quesoit le livre qu’il publie. Mais beau-coup reconnaissent que c’est un écri-vain doué et sérieux. C’est importantpour quelqu’un qui a été si mal lu, simal compris, si mal critiqué. »

Alain Salles

Bret Easton Ellis

« Les yeux rivés sur Ninten-do Power Monthly, Robby a

enfilé une paire de chausset-

tes Puma, puis attaché les

lacets de ses Nike. La télévi-

sion était allumée sur la chaî-

ne WB et alors que j’étais

encore sur le seuil, j’ai pu

voir un dessin animé dégueu-

lasse faire place à ces pubs

destinées aux enfants, que je

détestais. Un sublime adoles-

cent débraillé, les mains sur

ses hanches de maigrichon,

regardait la caméra avec un

air de défi et faisait, d’une

voix neutre, les déclarations

suivantes, sous-titrées en rou-

ge-sang : “Pourquoi tu n’espas encore un millionnaire ?”,

suivie de “Il n’y a rien d’autreque l’argent dans la vie”, sui-

vie de “Tu dois posséder uneîle à toi” » (p.117).

LITTÉRATURES

UN AS DANS LA MANCHE

(That Old Ace in the Hole)d’Annie Proulx.Traduit de l’anglais (Etats-Unis)par André Zavriew,Grasset, 448 p., 20,90 ¤.

LUNAR PARK

de Bret Easton Ellis.Traduit de l’anglais (Etats-Unis)par Pierre Guglielmina,éd. Robert Laffont, « Pavillons »,380 p., 20 ¤.

IV/LE MONDE/VENDREDI 21 OCTOBRE 2005

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dr

Les plaies ouvertes de la dictatureHwang Sok-yong et l’existence brisée d’un dissident, broyé par la répression

L’envers du miracleUne vision très critique de la société sud-coréenne

D ans ce long roman, au fil des méandres dusouvenir, Hwang Sok-yong se découvreplus qu’il ne l’a jamais fait dans ses

œuvres précédentes (1). A travers le regard d’unhomme brisé par dix-huit ans passés à l’isole-ment en prison et qui renoue les fils de ce quefurent sa vie et sa lutte contre la dictature militai-re, il puise la force narrative de ce récit romanes-que dans ce qu’il a vécu, ressenti, partagé avecune génération dont beaucoup sont morts tortu-rés, exécutés, conduits à la démence, et d’autres,comme son héros Hyonu, ont « perdu » leur jeu-nesse derrière les barreaux. Au soir d’une vie rava-gée, libéré après une remise de peine, Hyonu, quia l’âge de l’auteur (né en 1943), déambule dans ce« vieux jardin » qui est à la fois son passé et l’uto-pie des idéaux pour laquelle il s’est battu.

L’auteur cherche moins à évoquer les idées abs-traites pour lesquelles ont lutté des « hommesordinaires » comme son héros que la vie intérieu-re de ceux-ci. Ce grand roman est un témoignageémouvant dans son dépouillement dédié à unegénération de Coréens qui avaient cru pouvoirchanger le monde. Ils y contribuèrent en forçantle passage de la dictature à la démocratie et c’estleur fierté. Mais chez beaucoup – comme c’est le

cas de Hyonu, rompu par l’épreuve carcérale –l’amertume perce sous la nostalgie.

Il y a dans l’histoire de la Corée moderne unegrande coupure : Kwangju. Le nom de cette villedu sud-ouest de la péninsule a pour les Coréensune forte puissance évocatrice, émotionnelle etsymbolique : c’est là qu’eut lieu en mai 1980 unmassacre de civils par les troupes spéciales – leplus grand crime de la dictature. Plus de deuxcents morts (officiellement) et des milliers de bles-sés, mitraillés, chargés à la baïonnette. Le régimene se contenta pas de tuer, il jeta en prison desmilliers de militants. C’est le cas de Hyonu.

La clandestinité du dissident, la « cavale », puisles geôles non chauffées dans un pays où l’hiver ilgèle à pierre fendre, le givre sur les murs, « l’halei-ne qui s’élève comme une fumée de cigarette », lesgrèves de la faim, la torture, le temps qui s’étire,l’homme qui, les mains menottées dans le dos,happe sa pitance comme un chien… Hwang quifut emprisonné sept ans connaît ce qu’il décrit.

bonheur perduAu-delà de ce récit saisissant de vérité pour

ceux qui ont connu la Corée des dictatures, labeauté du roman tient beaucoup à un autre per-sonnage : Yunhi, la femme qu’aima Hyonu qui,« restée dehors », poursuivit leur combat un peumalgré elle. Au cours des six jours que Hyonu pas-se dans une maison à la campagne où, autrefois« en plongée » il avait trouvé refuge et connu lesjours les plus heureux de sa vie, il s’absorbe dans

la lecture du journal et les lettres – qu’il n’avaitjamais reçues – de Yunhi, dont il n’a su qu’à sasortie de prison qu’elle est morte quelquesannées plus tôt. Dans ces vieux cahiers et ces let-tres qui ont figé le temps, Hyonu entrevoit le visa-ge de sa jeunesse et renoue avec la force de cetamour, au-delà de la dernière image qu’il avaitconservée en lui, celle d’une frêle silhouette fémi-nine agitant la main tandis qu’un car emportait ledissident qu’il était dans la nuit. S’instaure alorsun récit à deux voix, un dialogue au-delà dutemps entre deux êtres qui se sont aimés.

Dans cette remontée dans le passé se dessinela figure attachante d’une femme qui raconte l’at-tente d’un homme condamné à la prison à perpé-tuité, d’une femme broyée elle aussi, comme lefurent son père puis son amant, par la fatalitéd’une époque. Une femme qui fait face mais enlaquelle, écrira-t-elle à la fin de sa vie, « toutes lesvaleurs du passé semblaient se faner ». Une mélan-colie qui fait écho, à plusieurs années de distan-ce, à ce regret infini qui naît dans le sillage de toutbonheur perdu, dont Hyonu lui faisait part dansune lettre de prison : le regret que « notre vie n’aitpas duré quelques mois de plus, ou quelques semai-nes. Un jour de plus ». « Toi au-dedans et moiau-dehors, nous avons vécu ce monde. Ce fut par-fois difficile mais réconcilions-nous avec les jourspassés », lui écrit-elle, peu avant de mourir.

Ph. P.

(1) Toutes traduites chez Zulma.

M inistre de la culture en2002, Lee Chang-dong estconnu en France pour ses

films : Green Fish (1996), qui dénon-çait l’effet dévastateur sur le planécologique du miracle économi-que coréen ; Peppermint Candy(1999), portrait d’un homme quel’accumulation d’échecs et les épi-sodes politiques les plus honteuxde son pays conduisaient au suici-de ; Oasis (2002), dérangeante pein-ture d’une idylle amoureuse entreun repris de justice simple d’espritet une paralysée condamnée auxmimiques disgracieuses et au fau-teuil roulant.

Mais avant d’être un cinéaste,cet artiste engagé s’était faitconnaître depuis 1983 comme écri-vain. Les deux textes qui nous arri-vent ici datent de 1992. Chaquefois l’évocation d’un destin indivi-duel masque une radiographie criti-que de la société.

« Nokcheon », une jeune profes-seur, héberge son demi-frère cadetqui a été expulsé de l’universitépour activisme politique. Ce Bouduà la coréenne (le visiteur sent despieds, mais séduit l’épouse de sonhôte, qui abandonne peu à peu soncaractère acariâtre, se maquille etcultive de plus en plus d’intimitéavec lui) dénonce l’odeur d’égoutsde la reconstruction immobilière,l’abandon des valeurs morales auprofit d’un confort dérisoire, d’unevie sans idéal.

« Un éclat dans le ciel » retracele long interrogatoire d’une jeuneserveuse de café de 23 ans, injuste-ment accusée d’avoir une liaisonavec un syndicaliste. Lee Chang-dong s’en prend à l’état d’espritd’un pays qui encourage la déla-tion, pratique la torture dans lescommissariats, et se livre à unechasse aux sorcières dont les ciblessont les « rouges », en particulierles étudiants contestataires. Allu-sion à la grande émeute des étu-diants, en 1980, à Kwangju, répri-mée dans le sang. Un récit percu-tant sur la perte de la pureté et l’es-prit pervers des inquisiteurs.

J.-L. D.

A quoi ressemble l’homme delettres dans un pays où le pro-létariat est son client ? », s’in-

terroge Walter Benjamin dans Pay-sages urbains. En Corée du Nord,qui passe pour le dernier régime sta-linien de la planète, pas forcémentà ce que l’on pourrait attendre. Apart quelques références attenduesau « Grand » et au « Cher » diri-geant, le thème de la conversationest la littérature, la forme, l’inspira-tion. Ironique, un peu surpris quel’on ait demandé à le voir, HongSok-jung, romancier connu et esti-mé en République populaire démo-cratique de Corée (RPDC), estdésormais reconnu également auSud où lui a été récemment décer-né le prestigieux prix littéraire Man-hae. « Evitons les malentendus », dit-il en préambule au cours d’un entre-tien au Monde dans un salon privéd’un hôtel de Pyongyang. « La litté-rature au Nord, pensez-vous, ne peutêtre que politique et révolutionnaire.Bien sûr, ce courant existe mais il y aaussi une littérature qui évoque la viequotidienne. Il y a aussi le courantdu roman historique dans lequel jeme situe. »

Pour parler de ses romans, HongSok-jung fait un détour par safamille. Non pas que son œuvresoit autobiographique mais parceque son travail d’écrivain est lié àson histoire personnelle, à celle desa famille et de son pays, la Corée.Nord ? Sud ? La division en 1945

est un drame mais elle n’est qu’untragique épisode dans une histoireplusieurs fois millénaire, et aujour-d’hui les deux pays sont sur la voiedu rapprochement et de la réconci-liation. En littérature aussi, commeen témoigne le prix littéraire décer-né à Hong Sok-jung ou les rencon-tres entre écrivains du Nord et duSud. Hong Sok-jung est ainsi ungrand ami de Hwang Sok-yong,romancier sudiste, auteur, entreautres, de Monsieur Han, L’Ombredes armes ou Terres étrangères (éd.Zulma). Tous deux sont d’abordcoréens avant d’être du Nord ou duSud.

« Si je suis devenu écrivain, c’estsous l’influence d’une tradition fami-liale qui remonte à mon arrière-grand-père », dit Hong Sok-jung.Né au Sud il y a soixante-quatreans et passé avec son grand-pèreau Nord en 1948 au lendemain dela fondation de la RPDC, il estl’héritier d’une « dynastie » litté-raire, fortement marquée par lepatriotisme. Son arrière-grand-père, Hong Beum-sik, un lettré, sesuicida en 1910 pour protestercontre l’annexion de son pays parle Japon et il devint un héros del’indépendance.

Lorsque le jeune garçon passe auNord avec sa famille, la Corée a étécoupée en deux à hauteur du38e parallèle d’un arbitraire coup decrayon par un fonctionnaire améri-cain à la veille de la capitulationjaponaise. Staline a accepté la parti-tion d’une péninsule dont, à l’épo-que, ni Moscou ni Washington nesavaient que faire. Trois ans plus

tard, au début de la guerre froide,alors que le Sud, sous la houletteaméricaine, sombre dans la confu-sion, le Nord occupé par les Soviéti-ques semble incarner une identitécoréenne bafouée. Et nombre d’in-tellectuels habités par un patriotis-me farouche franchiront le38e parallèle.

« Mon grand-père n’avait pas l’in-tention de devenir écrivain mais il ledevint pour défendre le coréen, inter-dit par les Japonais, en écrivant desromans dans notre langue. » Célè-bre pour ses romans historiques, legrand-père, Hong Myong-hi, allaitdevenir premier vice-premier minis-tre dans le gouvernement formé aulendemain de la fondation de laRPDC. Sur les brisées du grand-père, le père de Hong Sok-jung, lin-guiste réputé, se spécialisa aussidans le roman historique. « Ilm’était difficile de rompre une tellelignée », plaisante le romancier.

injustice socialeAprès avoir étudié la littérature

à l’université Kim Il-sung à Pyong-yang, Hong Sok-jung se consacreau théâtre. Il publiera son premierroman, Une Fleur rouge, en 1970.L’injustice sociale replacée dans uncontexte historique devint son thè-me de prédilection. Le prix littérai-re Manhae lui a été décerné pourson roman Hwang Chini, qui retra-ce le destin singulier d’une célèbrecourtisane du XVIe siècle. « Ce prixcomme le roman sont aussi inscritsdans le passé de la famille, poursuitM. Hong. Manhae, un éminent moi-ne bouddhiste, homme de lettres et

résistant à l’occupation japonaise,était un ami de mon grand-père etils avaient été en compétition pourécrire la vie de Hwang Chini. Maisni l’un ni l’autre ne l’a jamais fait.Stimulé par cette rivalité, j’ai décidéde m’y mettre. »

Le sujet est connu et le thèmerebattu : au Sud, plus d’une dizai-ne de romans ont été consacré àHwang Chini. Née dans unefamille noble, la jeune fille, orpheli-ne élevée par sa mère, fera brutale-ment un jour l’expérience de l’hy-pocrisie du monde : ses fiançaillessont rompues lorsqu’on découvrequ’elle est en réalité la fille d’uneservante séduite par le maître demaison, qui après sa naissanceconnut une mort tragique. Chinidécide de devenir kisaeng, courtisa-ne de haut rang. Réputée pour sabeauté et ses talents artistiques,elle aura des liaisons avec des aris-tocrates et un moine qui ferontscandale.

« Jusqu’à présent, les auteurs ontinsisté sur la figure de courtisane deChini », poursuit Hong Sok-jung.« Moi, j’y ai vu plutôt une rebelle quilutte contre le joug féodal confucéenqui place la femme dans une situa-tion inférieure à l’homme. Chini sebat avec ses forces : ses capacités deséduction pour faire fléchir l’hom-me, débusquer l’hypocrisie du mon-de masculin. Elle atteint ainsi à sonindépendance. A travers elle, je croisque l’on peut saisir certaines dimen-sions de la mentalité fémininecoréenne. »

Par sa position de courtisane,Hwang Chini évolue à la fois dans

le monde de la haute société et àsa marge et elle est d’autant mieuxplacée pour juger le premier.Contrairement à Chunhyang,autre figure célèbre de kisaeng (LeChant de la fidèle Chunhynag, Zul-ma) dont fut tiré un film, Chini necherche pas à s’élever sociale-ment : elle joue de son pouvoir deséduction comme d’une arme.

Les critiques littéraires sud-coréens ont salué le ton inédit dece roman en y voyant un renou-veau de la création littéraire. « J’ai

volontairement utilisé des expres-sions dialectales communes au Nordet au Sud [au fil de la division sontapparues des différences linguisti-ques entre les deux pays : certainsmots n’ayant pas exactement lamême signification]. A cette langueréunifiée, si l’on peut dire, s’ajoutentdes descriptions de scène d’amourréalistes qui tranchent avec la rete-nue observée jusqu’à présent », com-mente le romancier. En littératureaussi, la Corée du Nord évolue.

Philippe Pons

La voix de la réconciliation coréenneLes deux Corées sont les invitées de la Foire de Francfort. Rencontre à Pyongyang

avec le romancier Hong Sok-jung

Hong Sok-jung

ZOOMa VOYAGE

A MUJIN,

de Kim

Sung-ok

En quelquesrécits brefs,Kim Sung-okconstruit unmonde peupléde folles, de vio-leurs et de suici-

dés. En pleine guerre de Corée, unenfant livre la petite fille qu’il aimeà une bande d’adolescents qui veut« se la faire ». Un riche parvenurevient dans son village natal pourune histoire d’amour avortée.Après un viol, une femme cherchedésespérément à se prostituer pourse sentir enfin vivante. Partout, cesont les figures honteuses delâches : nul héroïsme chez KimSung-ok, mais seulement despersonnages écrasés par l’histoire,incapables d’action, à la volontéatrophiée. Un Houellebecq coréen,

drôle et retors, qui se demande siles déesses, elles aussi, ont desrègles. Et, surtout, la fine palpita-tion d’un style qui capte les nuan-ces, la brume, la blancheur et levide : « dessiner sur un mur blancavec un crayon blanc », tout l’art deKim Sung-ok est là. St. L.Traduit par Suk Jun et Stéphane Bois,

éd. Zulma, 160 p., 15 ¤.

a LE CHIEN JAUNE, de Lee Je-ha

Six nouvelles de Lee Je-ha sont tra-duites pour la première fois en fran-çais. Ecrites de 1957 à 1997, tou-jours à la première personne, ellespeignent une Corée à la violenceomniprésente. Sans emphase nipathétique, le monde de Lee Je-haest brutal et coupant comme leséclats de verre qui explosent entreles mains de ses personnages, lesexe y est aussi tranchant que lamort. Les chiens jaunes, que lesCoréens mangent traditionnelle-ment en soupe, ce sont les anti-

héros de Lee Je-ha, en rupture avecles valeurs de la société : « Je vaisd’abord vous dénoncer pour crimecollectif, pour le crime d’avoir crééune collectivité. » St. L.Traduit par Choi Mikyung et

Jean-Noël Juttet, Zulma, 144 p., 15 ¤.

a L’OISEAU, d’Oh Jung-hi

« Un voile léger mais opaque est tom-bé devant le visage de maman, seulessont restées visibles les éternellesecchymoses qui faisaient penser à desfleurs. » Cette phrase pourrait résu-mer l’atmosphère du roman d’OhJung-hi, où la candeur poétique selie à une prose sobre et juste pourdire le drame d’une enfance livrée àelle-même. Une enfance indigente,blafarde, emplie de silences et deterreurs, contée par une petite fillequi, en l’absence de son père, appe-lé sur des chantiers, va jouer les peti-tes mères, à sa manière… Ch. R.Traduit par Jeong Eun-jin

et Jacques Batilliot, Seuil, 142 p., 18 ¤.

LE VIEUX JARDIN

de Hwang Sok-yong.Traduit du coréenpar Jeong Eun-jin et Jacques Batilliot,Zulma, 568 p., 23 ¤.

LITTÉRATURES CORÉE

NOKCHEONde Lee Chang-dong.Traduit du coréenpar Kim Kyunghee, Lee In-sooket Stéphane Coulon,Seuil, 224 p., 19 ¤.

RENCONTRE

LE MONDE/VENDREDI 21 OCTOBRE 2005/V

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Humanités perduesJean-Claude Milner et Henri Pena-Ruiz pointent les dangers de « l’idéologie de l’évaluation »

André Gorz ou la conversion morale d’un exilé

I l y a tout juste un siècle, lesociologue hongrois GeorgLukacs prévenait d’emblée ses

contemporains en ces termes :« Le ciel étoilé de Kant ne brille plusque dans la sombre nuit de la pureconnaissance ; il n’éclaire plus lesentier d’aucun voyageur solitaireet, dans le monde nouveau, êtrehomme c’est être seul », écrivait-il.Qu’en est-il aujourd’hui ? Com-ment entretenir ou restaurer dulien au sein de sociétés fondéessur la souveraineté de l’individu,dans un contexte de surcroît mar-qué par l’érosion croissante desinstitutions traditionnelles commela famille, le territoire ou la reli-gion ?

Qu’il existe de nos jours un vraimalaise dans « le lien social », c’estce dont témoigne la recrudescencemême de cette notion, désormaisintégrée à notre vocabulaire leplus quotidien. Pas un jour, eneffet, sans que les uns en déplo-rent la déchirure ou le délitement(la fameuse « fracture »), tandisque d’autres vantent les méritesde telle initiative – privée, publi-que ou « citoyenne » –, pourvuqu’elle parvienne à « faire du liensocial ». Comme si ce dernier rele-vait désormais de la fabrication.Forums, restos du cœur, soutienaux personnes âgées, regroupe-ments ponctuels, intergénération-

nels ou altermondialistes, comitésen tout genre : ce qui frappe, c’estbien, chaque fois, l’appel récurrentà « créer », à « recréer » ou à« retisser » du lien social, au sensde solidarité ou de relations parta-gées. « Au cours des trois décenniesqui suivirent la deuxième guerremondiale, on en parlait peu car ilallait peu ou prou de soi », rappellepourtant, dans cet essai inédit, lesociologue Pierre Bouvier à quil’on doit déjà une passionnanteSocio-anthropologie du contempo-rain (1995).

C’est dire si ce glissement séman-tique méritait qu’on s’y arrête. Ortel est précisément le propos del’auteur, emboîtant ainsi le pas àFrançois de Singly qui, dans unlivre récent au titre révélateur, LesUns avec les autres : quand l’indivi-dualisme crée du lien (2003),constatait pour sa part combien lethème de la crise des repères, de latransmission et des identités,« bref, du lien social », était deve-nu lancinant.

d’aristote à marxMais que recouvre au juste cette

notion si particulière, voire passa-blement redondante ? S’agit-ild’un donné ou d’un projet ? Poury répondre, Pierre Bouvier, quibrasse ici un vaste corpus allantd’Aristote à Marx, s’attached’abord à l’extraire du sens com-mun pour en retracer l’émergenceet en répertorier les usages. A cetégard, un premier constat s’impo-se : « La chose a longtemps préexis-

té au mot. » Pour qu’elle le trouveenfin, pour que la question du« lien social », et non plus seule-ment celle du « contrat » ou de la« paix civile », devienne un objetd’investigation à part entière, ilfaudra attendre les XIXe et XXe siè-cles avec l’éclatement du savoir endisciplines spécialisées : la sociolo-gie, l’histoire, la psychologie socia-

le. Tout le problème – à vrai dire,le problème central de la moderni-té – sera dès lors de savoir com-ment inventer un nouveau« nous » capable de faire tenirensemble les individus tout en res-pectant les « je » dans leur liberté.Après un retour très éclairant surles réponses successives qu’appor-tèrent à cette question les diffé-

rents courants sociologiques,depuis les pères fondateurs(Durkheim, Weber) jusqu’aux éco-les de Francfort et de Chicago,Pierre Bouvier en vient toutefois àse demander si, avec la mondialisa-tion, la chose n’est pas derechef entrain d’échapper au mot.

La « volonté de vivre ensemble »,prise en étau entre la logique du

marché et celle du ghetto, entre lapoussée individualiste d’un côté etla tendance au repli communauta-ristes de l’autre, apparaît certesplus fragile que jamais. Mais Pier-re Bouvier se refuse à un diagnos-tic trop pessimiste, l’originalité desa perspective consistant à scruterle monde des exclus pour établirdans quelle mesure il ne serait pas,lui aussi, porteur de valeurs àmême de « tramer du lien ». Etd’évoquer longuement l’exempletrès concret des repas de quartiersou des squats. Pour peu qu’on étu-die de près les rites et la culture deces regroupements alternatifs,plus ou moins fortuits et circons-tanciés, mais toujours volontaires,il ressort que ces « nous autres »,hors institution, suscitent souventdes affinités actives. Ainsi dans les« squarts » (squats d’artistes), ceslieux illégalement occupés par despeintres ou des sculpteurs, eux-mêmes d’origines fort diverses, oùse côtoient créateurs et sans-abris,visiteurs et voisins. Dès lors, remar-que-t-il, un double mouvements’instaure, provoquant « en inter-ne de la similitude, du partage sym-bolique », mais aussi, en sensinverse, « de la différence vis-à-visde l’extérieur ». En cela, ces misesen scènes pourraient bien se révé-ler aptes à désamorcer certainesatteintes portées au lien social.Même si, admet Pierre Bouvier,elles « relèvent plus d’une“échappée belle” que d’une alterna-tive consolidée ».

Alexandra Laignel-Lavastine

A u premier abord, le mot« évaluation » ne sent pasvraiment le soufre. Entre

procédure bureaucratique et dispo-sitif épistémologique, il semble dési-gner un lieu plutôt calme, où s’accu-mulent notes administratives,expertises économiques et donnéesstatistiques. Voici pourtant quel-ques années déjà que ce mot-là metle feu aux poudres, un peu partout :au sein des salles de professeurs,par exemple. Ou encore dans lescabinets de psychanalystes.

Sur ce dernier point, d’abord,voyez le bref libelle signé Jean-Claude Milner. Tirant ses leçons dela polémique déclenchée, en 2003,par le vote du fameux « amende-ment Accoyer » (visant à réglemen-ter le champ de la santé mentale), lelinguiste confie : « On apprit à cetteoccasion ce que l’étourderie des uns

et la duplicité des autres avaient lais-sé dans l’ombre : l’évaluation n’estpas un mot, mais un mot d’ordre. »Avec l’ironie glacée et l’impeccableférocité qui distinguent son écritu-re, Milner décrit une « idéologie del’évaluation » qui viserait à pénétrerjusqu’au plus intime des conscien-ces individuelles, là où la politiquedes hommes céderait enfin la placeau pur et simple gouvernement deschoses. « Dans ce monde éteint,l’évaluation régnera… ».

De ce vaste mouvement classifica-teur, les divans de « psys » nefurent pourtant pas les premiersobjets. Avant eux, prisons, hôpi-taux ou musées ont été méthodi-quement sondés. L’école, aussi, etpeut-être surtout, ajoute Milner,naguère auteur d’un essai fameuxsur le sujet (De l’école, Seuil, 1984),et qui tient maintenant à préciser :« Depuis plus d’un demi-siècle, lesexperts en pédagogie (…) ont suggéréaux décideurs une recette propre àdomestiquer ceux qui savent : les éva-luer, continuellement, sans relâche,non pas en fonction de ce qu’ilssavent, mais en fonction de ce quenul ne sait et ne peut savoir, et notam-ment pas les décideurs »…

Evaluation = infantilisation =domestication : cette même formu-le se trouve également posée par lephilosophe Henri Pena-Ruiz,ex-membre de la commission Stasisur la laïcité, dans un nouveau plai-doyer en défense de l’institutionscolaire et de sa tradition républicai-ne. Faisant retour sur les originesdoctrinales (Aristote, Condorcet,Rousseau…) d’un idéal citoyen oùl’école doit demeurer un sanctuaireprotégé des vents mauvais, et oùl’instruction consiste moins à accu-muler des connaissances qu’à pro-duire une « rupture émancipatrice,[une] déliaison radicale par rapportaux déterminismes sociaux », il réaf-firme la valeur intacte de ce modèleaujourd’hui.

« éducation à la liberté »Dénonçant le « procès lanci-

nant » d’une école républicaine ren-due responsable de tous les maux, ilsouligne qu’elle est au contrairel’une des premières victimes des iné-galités et des discriminations quirongent la collectivité. Face auxpédagogues qui voudraient pren-dre prétexte de cette crise pour ali-gner les programmes sur les deman-

des de la société civile et les impéra-tifs de la globalisation marchande,Pena-Ruiz réaffirme que l’élève nesaurait être assimilé à un vulgaire« usager », ni le professeur à un« prestataire de service », dont l’ob-session chimérique se nommerait« employabilité ».

Pour le philosophe, l’objectif cru-cial doit donc demeurer « l’éduca-tion à la liberté ». Aussi le devoir detout enseignant digne de ce nomserait-il de refuser que les logiquesde rentabilité s’étendent à la trans-mission du savoir lui-même. Oùl’on retrouve, sous la plume dePena-Ruiz, les spectres de l’évalua-tion : « La fièvre du résultat tangibleva de pair avec une inflation sansmesure de la logique de l’évaluation.Tout semble s’apprécier à l’aune dela seule performance (…). Le réalis-me dérive en conformisme, et la plati-tude lasse de vies sans horizon pro-duit un inévitable désenchantementdu monde »…

J. Bi.

e D’Henri Pena-Ruiz, signalons égale-

ment la parution de Grandes légen-des de la pensée, Flammarion/France-

Culture, 192 p., 13 ¤.

Dans les fabriques informelles du lien socialLe sociologue Pierre Bouvier scrute le monde des exclus pour établir dans quelle mesure il ne serait pas porteur de valeurs

à même de « tramer du lien », alors que la volonté de vivre ensemble apparaît plus fragile que jamais

C ertains livres peuvent avoirplusieurs vies. Le Traître estun de ceux-là. Cet essai auto-

biographique de 1958 est un livreétonnant par son style et par sagenèse. En 1939, juste après l’an-nexion de l’Autriche par l’Allema-gne nazie, l’adolescent qui devien-dra André Gorz est envoyé en Suis-se. De père juif, sa mère catholiquedécide de le mettre à l’abri dans unepension près de Zurich. Il vit cetteséparation dans une « irrémédiablesolitude ». Cet éloignement ranimeen lui le sentiment d’un exil inté-rieur dont il n’avait jusqu’ici pas vrai-ment pris la mesure. Sa conditionde « métis inauthentique » le poussedans une recherche éperdue du

sens de son existence. Il tente alorsde s’évader par une réflexion abs-traite sur sa propre condition. L’Etreet le Néant de Sartre agira sur luicomme un déclencheur de sa« conversion morale ».

Fin 1945, à 22 ans, il entreprendl’écriture d’un traité de philosophie.« Il lui fallait fonder une théorie del’aliénation et une morale (…), expli-quer pourquoi les individus peuventêtre mutilés dans leurs possibilités etsupporter leur mutilation (1). » Soninitiative coïncide avec un premieréchange avec Sartre (« Morel »dans Le Traître), venu tenir uneconférence à Genève. Mille cinqcent pages plus tard, il présente àMorel le fruit de son travail. Sartre,absorbé par l’écriture de sa Critiquede la raison dialectique, n’y prêtequ’une attention distraite. Parcequ’il avait anticipé son échec, il s’in-vestit alors dans l’écriture d’un essaiautobiographique.

Que cherche l’apprenti philoso-phe à travers cette autoanalyse exis-tentielle ? Il cherche à « inventer uneactivité qui ramasse sa “diaspora”singulière et ramène ses membresépars dans une nouvelle patrie ». Atâtons, il s’est forgé une méthode :par des allers-retours incessantsentre son passé et sa condition pré-sente, il fait progresser sa pensée eten extrait une synthèse théoriqueen s’appuyant sur les écrits existen-tialistes, la psychanalyse et l’œuvrede Marx. Résultat : Le Traître, celivre inclassable et fascinant quisera publié avec un avant-proposélogieux de Sartre. Gorz est né etc’est son « maître » qui l’annonce :« L’intelligence de Gorz frappe dès lepremier coup d’œil : c’est une desplus agiles et des plus aiguës que jeconnaisse, écrit Sartre. Le Traître neprétend pas nous raconter l’histoired’un converti ; il est la conversion elle-même. »

Gorz est face à son destin d’écri-vain. Le comprend-il vraiment ? Lesuccès du Traître est en tout casimmense. Il a changé la vie de ce« besogneux minable ». Un articleparu en 1961 dans Les Temps moder-nes est ajouté à la présente réédi-tion dans une version raccourcie.Gorz y démontre que le vieillisse-ment d’un homme est d’abord« social ». Nous vieillissons parceque les recommencements noussont progressivement de moins enmoins possibles et que notre passédevient toujours plus la préfigura-tion de notre avenir. Cette rééditionest une belle occasion pour aborderl’œuvre de Gorz et méditer le témoi-gnage adressé à chacun d’entrenous dans son ouvrage pionnier.

Christophe Fourel

(1) Ce traité sera finalement publié en1977 sous le titre de Fondement pourune morale (éd. Galilée).

LA POLITIQUE DES CHOSESde Jean-Claude Milner,éd. Navarin., 64 p., 10 ¤.

QU’EST-CE QUE L’ÉCOLE ?d’Henri Pena-Ruiz,Gallimard, « Folio actuel »224 p., 4,70. Inédit

Maison des ensembles (Paris 1998)

ZOOMa ÉCRITS SUR LA VIE INTÉRIEURE,

de Madame Guyon

La littérature mystique n’a pas pour but premierde donner à l’auteur un statut d’artiste ou d’écri-vain. Son projet est d’enseigner, d’édifier, dedémontrer l’efficacité de certaines voies d’accèsau divin. Le ton peut être docte, savant, solen-nelle ou encore poétique… Chez Madame Guyon(1648-1717), l’une des innombrables figures de laspiritualité française du XVIIe siècle, il est simpleet familier, effusif, voué à la transmission. Jeanne-

Marie Bouvier de la Motte, fille de riche bourgeois de Blois, resta àl’écart des ordres religieux. Veuve à 28 ans, mère de cinq enfants(dont deux morts en couches), inspirée par la pensée de saint Françoisde Sales et de Jeanne de Chantal, proche de Fénelon qui fera beau-coup pour la diffusion de sa pensée, elle sera l’une des protagonistesde la querelle du quiétisme et à ce titre privée de liberté plusieursannées. Commentatrice de la Bible, auteur des Torrents spirituels et detrès nombreux autres écrits mystiques (plusieurs titres chez l’éditeurde Grenoble, Jérôme Millon), Madame Guyon publia à la fin de sa viedes Discours chrétiens et spirituels sur divers sujets… Le présent volume,préparé par Dominique et Muriel Tronc est un choix de ces derniersécrits. P. K.Ed. Arfuyen, « Les Carnets spirituels », 196 p., 18,50 ¤.

a ENTRETIENS FAMILIERS AVEC DIEU, de l’Anonyme de Guebwiller

Le manuscrit de ce livre fut découvert voici deux ans dans une maisonde Guebwiller en Alsace. Ecrit au XVIIIe siècle, probablement vers 1750,le texte de cet anonyme est une sorte de journal spirituel, ou d’autobio-graphie, porté par l’élan de la prière d’action de grâces. Fraîcheur, bonsens et sagesse populaire se conjuguent dans ce dialogue avec Dieu,enrichi par l’esprit de discernement et celui de compassion. P. K.Ed. Arfuyen, « Les Carnets spirituels », 124 p., 14 ¤.

Dans la même excellente collection, signalons un autre titre récent :

Les Douze Degrés du silence, de Marie-Aimée de Jésus

(carmélite, 1839-1874), avec une préface d’Edith Stein (154 p., 16 ¤).

LIVRES DE POCHE ESSAIS

LE LIEN SOCIAL

de Pierre Bouvier.Gallimard, « Folio Essais »,398 p., 8,50 ¤. Inédit.

LE TRAÎTRE

suivi du VIEILLISSEMENTd’André Gorz.Gallimard, « Folio essai »,412 p., 6,80 ¤.

VI/LE MONDE/VENDREDI 21 OCTOBRE 2005

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Réenchanter le mon-de » : cette formule,empruntée à l’avant-propos, intitulé « Ilétait une fois le mer-veilleux », de cetteencyclopédie, pour-

rait bien définir mieux qu’un longdiscours l’entreprise engagée ici etqui devrait se poursuivre sur plu-sieurs tomes. Directeur des édi-tions du Pré aux clercs, quipublient une ambitieuse collectionde « fantasy » (Robert Holdstock,Pierre Pevel), Jean-Louis Fejtaineest à l’origine de l’entreprise juste-ment. Auteur lui-même de plu-sieurs romans de fantasy qui luiont valu le prix Imaginales, il auraitbien aimé trouver l’équivalent fran-çais d’ouvrages anglo-saxons com-me A Field Guide to the Little Peo-ple, de Nancy Arrowsmith et Geor-ge Morse, A Dictionary of Fairies, deKatherine Briggs ou The IllustratedEncyclopedia of Faeries, d’AnnaFranklin (qui vient d’être rééditéeen paperback chez Paper Tiger).

« Il existait, en France, soit desétudes universitaires très pousséessur les mythologies et les peuples dumerveilleux, comme celles deClaude Lecouteux chez Imago, soitdes ouvrages de conteurs, commeles encyclopédies de Pierre Duboischez Hoëbeke, qui revisite le folkloremais pour en nourrir une démarchepersonnelle. Il n’existait pas d’ou-vrage médian, qui fasse un état deslieux, qui dresse un répertoire dumerveilleux “occidental” et endétaille tous les aspects. »

Après avoir songé d’abord à unouvrage collectif, Jean-Louis Fej-taine en a confié la rédaction àEdouard Brasey, auteur chezPygmalion de plusieurs livres consa-crés aux peuples du merveilleux(« Fées et elfes », « Nains et gno-mes », « Géants et dragons », etc.)et d’un joli petit album, Le Guide duchasseur de fées, au Pré aux clercs.

Ce dernier partageait avec Jean-Louis Fejtaine une même concep-tion de cette Encyclopédie du mer-veilleux qui devait s’adresser à lafois aux curieux s’intéressant au fol-klore et aux mythologies – en unmot à l’imaginaire occidental, quiinclut, bien sûr, les Contes des Milleet Une Nuits – et aux lecteurs desromans de fantasy moderne, quipuisent souvent leurs racines dansle même terreau du légendaire.« Tolkien a créé avec la Terre duMilieu un monde qui n’appartientqu’à lui, mais il a emprunté au légen-daire celtique et nous avons indiqué,par exemple, l’origine des elfes et desorques qu’il a mis en scène. »

Le premier travaild’Edouard Brasey aété d’organiser la vas-te matière dont ilavait la charge. Pourle premier volumedédié aux « peuplesde la lumière », il s’estinspiré de la classifica-tion des élémentaux

de Paracelse et répertorie les peu-ples de l’air, de l’eau, de la terre, dela forêt et des collines. Il y traitedonc des anges, des fées, des lutins,des elfes, des nains, des djinns, desnymphes, des sirènes, des stryges,des dryades, des vouivres et autres,en essayant d’être exhaustif sur lespersonnages légendaires les plusconnus. Il avertit fort justement

que « les créatures de Féerie ne sontjamais totalement bonnes ni totale-ment méchantes ; elles n’ont aucunenotion de notre morale humaine etaffichent souvent des visages para-doxaux ». Ce que le lecteur pourravérifier à loisir par la grâce de quel-ques anecdotes recueillies auxmeilleures sources.

Le second volume, voué au« Bestiaire fantastique », compren-dra des chapitres sur les dragonset serpents merveilleux, sur les ani-maux sorciers, les montures fabu-leuses. Le troisième aux peuplesde l’ombre.

D’autres volumes devraient com-pléter l’ensemble, consacrés auxhéros (Merlin, Arthur, Siegfried),aux lieux (Camelot, Avalon), auxobjets (les trésors, les épées, leGraal). Jean-Louis Fejtaine envisa-ge même un sixième volume dédiéaux auteurs du merveilleux, si l’en-cyclopédie reçoit l’accueil publicqu’il espère.

Le moment semble propice. L’en-gouement actuel pour les universféeriques et les quêtes initiatiquesqui se manifeste dans la vogueimpressionnante de la fantasy litté-raire, cinématographique ou ludi-que, mais aussi la résurgence édito-riale du merveilleux populaire –aux éditions Terre de Brume, chezOmnibus (Sébillot, Seignolle) ouCorti – place l’entreprise sous desauspices favorables. Elle jouitd’ailleurs d’un atout considérable.La présentation de ce premier volu-me est en effet somptueuse. « C’estune question de respect par rapportau sujet. Le merveilleux mérite detrouver un public plus large en Fran-ce, où l’on manifeste un certaindédain pour notre propre folklore. Ilfallait que l’aspect visuel soit à lahauteur de ce patrimoine mondiald’une grande diversité qu’est le mer-

veilleux », déclare Jean-Louis Fej-taine. Le résultat est à la hauteurdes intentions, grâce au choix deSandrine Gestin, peintre et illustra-trice, qui est sans aucun doute l’ar-tiste la plus à même d’investir le ter-ritoire féerique. Son interventiondonne une certaine unité à une ico-nographie abondante qui recourt àdes représentations graphiques etpicturales d’origines très diverses :gravures anciennes, « fairies » depeintres comme Edward Robert,John Atkinson Grimshaw ou Elea-nor Foterscue-Brickdale. Grâceégalement à un très beau travail de

conception graphique qui met bienen valeur textes et images.

Edouard Brasey note que lacroyance au merveilleux est encoretrès vivace dans les pays celtes,qu’on continue en Irlande et enEcosse le rite de l’offrande noctur-ne au petit peuple et que, dans lesjardins anglais, on garde encorebien souvent un petit arpent sauva-ge pour les fées…

Les éditions du Pré aux clercsont également fait paraître la tra-duction française d’un bel albumanglais de Beatrice Phillpotts, LesFées du jardin (96 p., 20 ¤). Après

une première partie où l’auteurexplore les liens que les fées entre-tiennent avec la nature, l’albumcomporte un herbier magiquedécliné par saisons et espèces, dela primevère au perce-neige. Unetroisième partie donne des indica-tions pratiques pour concevoir unjardin féerique. Et notamment, grâ-ce aux précisions du grand WilliamShakespeare, comment réaliser leboudoir fleuri de la reine Titania.Réenchanter le monde ! Pourquoine pas commencer par réenchan-ter le jardin ?

Jacques Baudou

Au cœur du cauchemar génétique

O n attendait depuis quelquetemps le grand roman descience-fiction qui traite-

rait des manipulations génétiques.Il semble bien que, avec Les Dia-bles blancs, Paul McAuley nousl’ait donné.

Il imagine une Afrique où les mul-tinationales règnent en dévelop-pant une forme de néocolonialismeparé de vertus morales et écologi-ques, où des firmes de génie généti-que soucieuses de ne pas voir briderleurs travaux par des considérationséthiques se sont installées, où lesEtats-Unis, en menant la guerrecontre le bioterrorisme, ont provo-qué une catastrophe écologique, où

la situation politique est toujoursaussi instable. C’est justement enallant enquêter sur un massacre decivils pour le compte d’une organisa-tion caritative que Nicholas Hydeéchappe de peu à une embuscadedans laquelle ses compagnons sonttués. Mais les agresseurs n’appar-tiennent pas aux forces rebelles : cesont des « diables blancs », uneespèce animale inconnue, présen-tant des comportements inhabi-tuels, dont un spécimen est ramenéen hélicoptère à Brazzaville.

Les autorités attribuent officielle-ment l’attaque de l’expédition auxguérilleros adverses et font en sorteque rien ne filtre. Persuadé que ceblack-out est organisé par une biolo-giste, cadre supérieure chez Obliga-te, la multinationale qui dirige enfait le Congo, et qui a travaillé jadissur un projet spectaculaire d’ingé-nierie génétique, Nicholas Hyde vaentreprendre un périple hallucinévers un très conradien cœur desténèbres, à la recherche du père des« diables blancs », un scientifiquedévoyé dans la lignée de Frankens-tein ou du docteur Moreau.« Thriller sur les conséquences possi-bles d’une mauvaise utilisation des

biotechnologies », selon l’expressionde son auteur (1), Les Diables blancsest un formidable roman de mise engarde.

Dans Les Scarifiés, China Miévilleretrouve le monde déjà explorédans Perdido Street Station, maisc’est pour nous entraîner loin de laNouvelle Crozubon, aux basquesd’une jeune femme, Bellis, qui fuitla métropole et ses dangers. Le navi-re à bord duquel elle a pris place estattaqué par des pirates, emmené jus-qu’à une hétéroclite ville flottante,Armada, gouvernée par deux sei-gneurs aux cicatrices parallèles, lesAmants. Prisonnière de la cité pira-te, Bellis va être mêlée de près à uneétonnante navigation fantastique.

Dans cet extravagant romand’aventures maritimes, China Mié-ville fait preuve d’une imaginationaussi riche que dans Perdido StreetStation, d’une écriture aussi tra-vaillée, d’une construction aussi pro-liférante et maîtrisée, de sa faculté àcamper des personnages d’excep-tion. Mais il convainc moins...

J. Ba.

(1) Dans le no 38 de la revue anglaiseCrime Time (2004).

Atlas du merveilleuxLe Pré aux clercs publie le premier volume d’une encyclopédie

qui projette de faire l’état des lieux d’un genre méconnu en France

Robert Laffont

SCIENCE-FICTION

ZOOMa MA FEMME

EST UNE

SORCIERE, de

Thorne Smith

Voilà un romand’une espècerare : une comé-die fantastique,signée du maî-tre du genre,Thorne Smith,

auteur américain dont le Topper –une hilarante ghost story – connut àHollywood une certaine fortune.Ainsi d’ailleurs que ce roman,publié posthumement et achevépar Norman Matson, qui fut porté àl’écran par René Clair. Ici, M. Walla-ce Wooly, « nabab de banlieue »quadragénaire, sauve de l’incendied’un hôtel une jeune femme nuequ’il épouse. Il découvre peu après

qu’elle est une sorcière et trouverefuge dans les bras de sa secrétai-re. Ce qui n’est pas du goût de safemme : chassée par son mari, ellese venge d’une malédiction qui leconduira à des situations toutesplus embarrassantes les unes queles autres. Le final culmine dans unescène de tribunal d’anthologie. Lelecteur, embarqué dans une intri-gue frappée au coin de la foliedouce, savourera à leur juste valeurdes phrases comme « C’est venutout surnaturellement » ou « Pourautant que nous le sachions, lesmariages sont décidés aux cieux parune divinité dotée d’un sens de l’hu-mour très à froid. » J. Ba.Traduit de l’anglais (Etats-Unis)

par Anne-Sylvie Homassel,

Terre de Brume,

« Terres fantastiques », 256 p., 18 ¤.

a LE DERNIER GARDIEN DES RÊVES

(Les guerriers de l’éternité, tome 1),

de John C Wright

Que se passerait-il si Galen Way-lock, chargé de veiller sur le passageentre notre monde et celui desrêves, et d’empêcher l’irruption despeuples de celui-ci, quittait son pos-te pour une démarche inopportu-ne ? C’est ce que conte ce roman quiprovoque chez son lecteur des senti-ments variés : agacé par l’impres-sion d’une intrigue trop touffue, fas-ciné par l’originalité de cette derniè-re, ébloui par la maîtrise narrativedéployée. Mais l’impression généra-le est favorable : ce roman imparfaitmais ambitieux augure bien cettenouvelle collection. J. Ba.Traduit de l’anglais (Etats-Unis)

par Jean-Pierre Pugi, Calmann-Lévy

268 p., 20,50 ¤.

LES DIABLES BLANCS

de Paul McAuley.Traduit de l’anglaispar Bernard Sigaud.Robert Laffont, « Ailleurset demain », 574 p., 22 ¤.

LES SCARIFIÉS

de China Miéville.Traduit de l’anglaispar Nathalie Mège.Fleuve noir, « Rendez-vousailleurs », 504 p., 25 ¤.

L’ENCYCLOPÉDIE

DU MERVEILLEUX

Tome 1 : Des Peuplesde la Lumière

d’Edouard Brasey.Le Pré aux clercs 136 p., 28 ¤.

LE MONDE/VENDREDI 21 OCTOBRE 2005/VII

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Au temps du chaosDeux études sur la guerre civile russe (1917-1922)

Les hommes du tsar rougeSimon Sebag Montefiore fait l’effarante chronique des mœurs à la cour de Staline

E n s’emparant du palais d’hiverde Petrograd, dans la nuit du25 octobre 1917, les

bolcheviks ne pouvaient ignorer laprophétie formulée par Lénine unan plus tôt : « Quiconque reconnaîtla guerre de classes doit reconnaîtrela guerre civile, qui dans toute sociétéde classes représente la continuation,le développement et l’accentuationnaturels de la guerre de classes. » Ilsne savaient pas, toutefois, qu’il leurfaudrait plus de quatre ans pourvenir à bout de leurs adversaires etcontrôler la Russie.

A quelques mois d’intervalle,Jean-Jacques Marie publie deux étu-des sur cette période de l’histoiresoviétique qui n’est pas la plus visi-tée par les historiens. Avec LaGuerre civile russe, il signe un récitcirconstancié de ces années qui lais-seront le pays « totalement ruiné,exsangue, épuisé [et] affamé ». Laparole est souvent donnée auxtémoins : l’ouvrage y gagne en« choses vues », mais au détrimentd’une vue d’ensemble permettantde se repérer dans ce « kaléidoscopede charges de cavalerie sabre auclair, de trains blindés, de canonna-des, d’exécutions d’otages et de pri-sonniers ».

Loin des principaux foyers de laguerre civile, la révolte en mars1921 des marins de Cronstadt,petite île de la Baltique située aufond du golfe de Finlande, a valeurd’exemple. Sa répression par lesbolcheviks est souvent présentéecomme le symbole d’une révolu-tion dévorant ses propres fils. Chro-

nique détaillée de la mutinerie, rap-pel opportun de ses prodromes,mise à plat historiographique, réé-valuation – à la baisse – de l’am-pleur de la répression, le Cronstadtde Marie combat aussi quelquesidées reçues. Comme « la visiond’un Cronstadt soulevé massivementpar l’enthousiasme révolution-naire ». « Une légende complai-sante », note l’historien, sensibleaux dissensions qui minent la garni-son et sévère pour le programmeimprécis des insurgés

Paradoxale révolte de Cronstadt :« Lénine va la liquider par les armestout en cédant partiellement à sesdemandes. » Partiellement, en effet,puisque le pouvoir concède une« nouvelle politique économique »(NEP) tout en muselant toute oppo-sition politique. Symbole de laguerre civile, la révolte de Crons-tadt en précipite donc le dénoue-ment, marquant ainsi un « véritabletournant dans l’histoire de la Russiesoviétique ».

Th. W.

I maginons Suétone au Kremlin, exhumantles archives et s’entretenant avec les dernierstémoins de l’époque stalinienne, à l’affût

d’anecdotes scabreuses sur le maître des lieux etses lieutenants. C’est dans cette tradition ques’inscrit l’ouvrage du journaliste britanniqueSimon Sebag Montefiore, mené avec brio et éru-dition, quoi qu’on puisse penser du parti prisconsistant à attribuer une prééminence absolueaux petites histoires des grands de ce monde.

De quoi s’agit-il au juste ? Certainement pas,on l’aura compris, d’une étude académique surle fonctionnement du régime stalinien ni d’unechronique des grands événements. Ici, la collecti-visation, les purges et la « grande guerre patrioti-que » ne constituent que la toile de fond d’undrame qui se joue derrière les murailles duKremlin. L’ouvrage n’est pas, non plus, une éniè-me biographie de Staline. Le récit ne commence

véritablement qu’en novembre 1932 avec le sui-cide de la First Lady, Nadia, et se clôt à la mortdu dictateur, le 5 mars 1953, au terme d’une ago-nie relatée dans ses moindres détails. Dans l’in-tervalle, le « provincial mal dégrossi » devenumaître de l’URSS nous est montré sous toutesles coutures : en jardinier averti, en chasseur deperdrix, en amphitryon accort et potache, encinéphile et en lecteur éclectique. On le sur-prend déclamant de la poésie géorgienne etdévorant des romans de Zola, même si le qualifi-catif d’« intellectuel » qui lui est accolé est àcoup sûr exagéré.

« sinistres flagorneurs »Cœur du récit, Staline n’en est pourtant pas

l’unique protagoniste. Là réside l’intérêt de cet-te « chronique de cour ». Jamais n’ont été bros-sés portraits aussi intimes des hommes forts durégime. Montefiore, pour la première fois, par-vient à donner vie à ces « sinistres flagorneursmoustachus des photographies en noir et blanc »,qui formaient une « famille incestueuse » faitede « liaisons amoureuses partagées ». Le recoursà la physiognomonie vire au systématique, lesexplications psychologiques sont parfois hasar-deuses, mais la peinture a le mérite d’être vivan-te. On fait la connaissance d’un Vorochilov

moqué pour sa coquetterie, d’un Kaganovitchfrappant ses subordonnés avec un marteau,d’un Jdanov au savoir encyclopédique. Surtout,on découvre avec effroi les exploits des chefssuccessifs du NKVD. Collectionneur de gadgetsérotiques, Iagoda gardait comme de précieusesreliques les balles qui avaient tué Kamenev etZinoviev, ces bolcheviks historiques victimesdes purges de 1936. « Vampire » érotomane,Ejov partageait ses nuits entre les chambres àcoucher de ses amants et maîtresses, et leschambres de torture de la Loubianka. A proposde Beria, ce footballeur passionné de westernsqui porta le goulag et la terreur à leur apogée,on en sait assez pour comprendre pourquoi Sta-line l’appelait « notre Himmler »…

Simple recueil de commérages ? Ce seraitoublier que les orgies nocturnes d’où ces indivi-dus s’éclipsaient de temps à autre pour vomirtenaient aussi lieu de conseils des ministres ;que certaines de ces beuveries eurent pourcadre Téhéran, Yalta et Potsdam, et pour hôtesde passage le premier ministre britannique etle président des Etats-Unis ; que, plus d’unefois, le destin du peuple soviétique et l’avenirdu monde furent scellés entre une vodka et unfox-trot…

Thomas Wieder

L a première chose qui frap-pait chez Sakharov, c’était lesourire « doux, enfantin et

confiant qui ne le quittait pratique-ment jamais ». Une de ses camara-des à l’Académie des sciencesl’avait déjà remarqué dans lesannées 1940, alors que les deuxétudiants lavaient les carreaux dela célèbre institution. Ce sourire, ill’avait encore quand il travaillait àla fabrication de la bombe thermo-nucléaire soviétique dans unebase secrète de l’Oural, quand ilrecevait dans son petit apparte-ment de Moscou tout ce qui appar-tenait au monde de la dissidenceet des minorités oppriméesd’URSS, ou quand il sommait Gor-batchev de renoncer au monopoledu Parti communiste.

C’est ce destin hors du communque raconte avec force détails l’uni-versitaire et journaliste américainRichard Laurie. Comment un scien-tifique brillant, « complètementloyal envers l’idéologie officielle »,est-il devenu le symbole de la luttepour les droits de l’homme

d’abord dans l’Union soviétiquefigée dans la gérontocratie brejné-vienne puis à l’époque de la peres-troïka gorbatchévienne ?

Andreï Dimitrievitch Sakharovest né le 21 mai 1921 dans unefamille « de très haut niveau intel-lectuel », dira sa première femme,qui se sentait un peu à l’écart. Sonpère était lui-même physicien, amidu célèbre professeur Igor Tamm,spécialiste de physique nucléaire.Il entre dans le laboratoire de cedernier et dès le lendemain de laguerre il est remarqué par les auto-rités, qui travaillent à la produc-tion d’une bombe à hydrogènepour rattraper et surpasser lesEtats-Unis. Sakharov passe plu-sieurs années à Arzamas-16, prèsd’une ville qui a disparu des cartesde géographie, dans ce qu’on appe-lait simplement l’Installation. Le13 août 1953, le premier essaid’une bombe thermonucléairesoviétique est une réussite.

doutes et protestationsCe succès permet à Sakharov

d’améliorer l’ordinaire de safamille, restée à Moscou. Il reçoitun appartement de trois pièces, cequi fait dire à un de ses collèguesque c’est « le premier usage del’énergie thermonucléaire à des finspacifiques ». A 32 ans, Andreï Dimi-

trievitch devient le plus jeune aca-démicien de l’histoire et il garde cetitre toute sa vie, même quand larépression du KGB s’abat sur lui etses proches.

Richard Laurie ne se contentepas de raconter la vie d’un savantqui commence à avoir des doutessur la finalité de son travail et sonenvironnement politique. Il atta-che une attention minutieuse à lasituation de l’Union soviétiquedans laquelle évolue son héros.Les premiers accrochages entreSakharov et les dirigeants soviéti-ques sont provoqués par les inter-rogations que suscitent chez nom-bre de scientifiques les conséquen-ces humaines de l’arme atomique.Sakharov s’oppose à Khroucht-chev sur la poursuite des essaisnucléaires. Le secrétaire général ledécore pourtant lui-même de satroisième médaille de héros du tra-vail socialiste.

Ses doutes dépassent peu à peules limites de son activité scientifi-que. En 1962, il proteste contre lacondamnation à mort d’un vieilhomme qui a contrefait quelquespièces. Le ministre de la justice luirépond avec déférence… que le cou-pable a déjà été exécuté. Ce n’estqu’un premier pas, suivi de signatu-res de pétition contre la restalinisa-tion et les emprisonnements arbi-

traires ou la participation à la mani-festation silencieuse, le 5 décem-bre, autour de la statue de Pouchki-ne à Moscou, où se retrouvent tousles ans l’intelligentsia contestataire.

Les sanctions ne se font pasattendre. Sakharov perd la direc-tion de son département de physi-que et son salaire est réduit de45 %. Son statut d’académicien estun rempart contre des mesuresplus draconiennes jusqu’à ce jourde janvier 1980 où il est envoyé enexil à Gorki, une ville interdite auxétrangers, pour avoir protesté

contre l’invasion soviétique del’Afghanistan.

Mikhaïl Gorbatchev le « libére-ra » six ans plus tard. Sakharovdeviendra un des principaux contra-dicteurs du dernier président del’URSS. Dans le Congrès des dépu-tés élus par un système semi-démo-cratique, il proteste contre larépression des nationalités et récla-me avec véhémence une accéléra-tion de la perestroïka. Il meurt le14 décembre 1989, quelques joursaprès une dernière altercation avecGorbatchev.

Dans le rapport sur l’académi-cien, le KGB notait en 1971 : « Ren-contrant régulièrement des individusantisoviétiques et des malades men-taux, Sakharov voit le monde qui l’en-toure de leur point de vue. » RichardLaurie regarde avec tendresse cethomme au sourire timide et auxyeux clairs qui était assez fou pours’extraire du carcan des honneurssoviétiques et pour revendiquerpour tous les peuples de l’empire,les Russes y compris, le droit à laliberté.

Daniel Vernet

Sakharov, héros de la libertéRichard Laurie propose une biographie empathique de ce scientifique

devenu le plus célèbre de tous les dissidents soviétiques

Manifestation à Moscou en hommage à Sakharov

STALINE

La Cour du tsar rouge(Stalin. The Court of the Red Tsar)

de Simon Sebag Montefiore.Traduit de l’anglaispar Florence La Bruyèreet Antonina Roubichou-Stretz.Ed. des Syrtes, 800 p., 29,50 ¤.

LA GUERRE CIVILE RUSSE

(1917-1922)

Armées paysannes rouges,

blanches et vertesde Jean-Jacques MarieAutrement, « Mémoires »,276 p., 19 ¤.

CRONSTADT

de Jean-Jacques MarieFayard, 494 p., 23 ¤.

HISTOIRE

ZOOMa L’EMPIRE

D’EURASIE,

d’Hélène

Carrère

d’Encausse

Avec son talentde narratrice,Hélène Carrèred’Encausse re-trace l’histoirede l’empire

russe depuis la principauté de Mos-cou en lutte contre la Horde d’orjusqu’au démantèlement del’Union soviétique. La création decette vaste entité multiethnique,multiconfessionnelle, qui dans sonextension maximale s’est étirée del’Elbe au Pacifique, a demandé troissiècles, avec des pseudopodess’élançant dans toutes les direc-tions, à l’est vers les steppes del’Asie centrale et de la Sibérie, ausud dans le Caucase, à l’ouest avecles « démocraties populaires »créées après la seconde guerre mon-diale. L’expression « Eurasie » défi-nit, pour la Russie, « les deux pôlesde son destin », écrit l’historienne.L’idéologie eurasienne est née audébut du XXe siècle pour soulignerla nature particulière de cet empireet elle est ressuscitée de temps entemps par les nationalistes russes.Après la chute du communisme, lesRusses se sont débarrassés de leurspossessions périphériques, pour

que revive la Russie. Mais elle restesinon un empire, du moins unefédération de peuples divers, dontcertains réclament leur indépen-dance, parfois les armes à la main.La Russie n’est pas au bout de sonchemin, pour devenir une « Républi-que impériale ». D.V.Fayard, 506 p., 23 ¤.

a LE CRI DE LA TAÏGA, d’Aron Gabor

Le texte est terrible, le témoignagemajeur. Le journaliste hongroisAron Gabor, correspondant sur lefront russe durant la guerre, publiedès 1945 un témoignage, Au-delà dela ligne Staline, qui lui vaut, toutsecrétaire général de la Croix-Rou-ge hongroise qu’il soit, d’être arrêté,condamné à mort, puis déporté auGoulag en Sibérie. Zek cinq ans,puis relégué – ce dont les 2e et 3e par-ties de l’ouvrage témoignent –, ilpourra regagner la Hongrie en 1960au terme d’une véritable odyssée.Asphyxié par le mensonge commu-niste, il se fixe à Munich, où il rédigece témoignage implacable, publiéen hongrois et à compte d’auteurdès 1967-1968. Trop tôt sans doute.Il meurt anonyme en 1982, à 71 ans.Cette traduction tardive lui rend unjuste hommage. Ph.-J. C.Traduit du hongrois par Mathias

Kolos, préface de Stéphane Courtois,

Le Rocher, « Démocratie ou

totalitarisme », 704 p., 23,90 ¤.

a GOULAG. Une histoire,

d’Anne Appelbaum

On ne sait qu’admirer le plus del’audace de la synthèse proposée oude l’ampleur de la documentationconsultée ou établie – entretiens etrecueil de témoignages directs – parla jeune historienne américaine surl’univers concentrationnaire de l’èresoviétique. Né au lendemain mêmede la révolution d’Octobre etcondamné seulement avec la glas-nost gorbatchévienne (Sakharov estlibéré en 1986), le phénomène dugoulag est envisagé dans ses dimen-sions historiques, géographiques etéconomiques. Sociologiques aussi.Sans que l’ouvrage soit jamais aride,grâce à la force des voix qu’on yentend sans masque. Impression-nant (Lire « Le Monde 2 » du 8 octo-bre). Ph.-J. C.Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par

Pierre-Emmanuel Dauzat, Grasset,

736 p., 27 ¤.

a CHOSTAKOVITCH ET STALINE.

L’artiste et le tsar,

de Solomon Volkov

Volkov a connu Dmitri Chostako-vitch (1905-1976) et nombre desacteurs culturels qui peuplent cet-te fresque vivante et informéedécodant les rapports complexes,pervers souvent, entre le pouvoir,l’intelligentsia et les artistes sousl’ère stalinienne. Campant Chos-

takovitch comme un nouveau Pou-chkine, Volkov croque bourreauxet victimes sans aménité ni vainecaricature. Une gageure qui luipermet de réserver la figure du gro-tesque à l’analyse d’une forme derésistance au totalitarisme, dans lesillage de Gogol, où Mikhaïl Bakhti-ne, spécialiste de la culture popu-laire et de Rabelais, rejoint le com-positeur du Nez. Ph.-J. C.Traduit du russe et annoté par

Anne-Marie Tatsis-Botton,

Le Rocher, 360 p., 22,90 ¤.

a MICRO-HISTOIRE DE LA GRANDE

TERREUR. La fabrique de la

culpabilité à l’ère stalinienne,

de Pavel Chinsky

Auteur d’un Staline. Archives inédi-tes 1926-1936 (éd. Berg Internatio-nal, 2001), Pavel Chinsky a choisi lamonographie pour donner à com-prendre autrement la logique despurges des années 1930. Le cas rete-nu est de fait aussi exemplaire quesingulier. Israël Savelievitch Vizel-sky (1893-1941), membre du Parti etcadre de l’industrie, est arrêté enfévrier 1938 pour sabotage et activis-me contre-révolutionnaire. Jamais ilne reconnaîtra la moindre culpabili-té. Ténacité aussi rare qu’admirablequi tient sans doute à sa connaissan-ce du système tchékiste et à l’indé-fectible soutien de son épouse. Vic-time de la parenthèse Iejov, entre

Iagoda et Beria, il manqua obtenirla révision de sa condamnation à laKolyma, mais meurt en camp. Réha-bilité à titre posthume en 1956, ilaura tenu tête aux enquêteurs iéjo-viens dont le dossier mal ficelé tientplus du grotesquement macabreque du tragique. Une dimensionque les artistes du temps surentfaire entendre parfois malgré lescenseurs. Ph.-J. C.Denoël, « Médiations », 160 p., 15 ¤.

a LE DESTIN RUSSE ET LA MUSIQUE,

de Frans C. Lemaire

Le sous-titre, en précisant stricte-ment le cadre (« Un siècle d’histoirede la révolution à nos jours ») pour-rait laisser penser qu’il s’agit là de lasimple reprise mise à jour du trèsdense essai sur La Musique russe duXXe siècle en Russie et dans les ancien-nes républiques soviétiques que lemême auteur donna en 1994(Fayard). Si l’ouvrage doit beau-coup à l’essai précédent, il redéfinitaussi son sujet en s’attachant priori-tairement au destin des musiciens –150 pages proposent en annexeplus de 80 biographies synthéti-ques. Avec une place de choix aufinal à la spiritualité nouvelle desquarante dernières années et à laplace des femmes, des inspiratricesaux compositrices. Ph.-J. C.Fayard, « Les chemins de la

musique », 748 p., 30 ¤.

SAKHAROVune biographie

de Richard Laurie.Traduit de l’anglais (Etats-Unis)par Sylvie Finkelstein,éd. Noir sur Blanc, 528 p., 25 ¤.

VIII/LE MONDE/VENDREDI 21 OCTOBRE 2005

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Rendez-vous manqué avec ArendtQuand les excès de « biographisme » éclipsent l’actualité de l’œuvre

I l y aura toujours plus d’unSartre. Ces temps-ci, et alorsque l’intense commémoration

du siècle sartrien (en 2005, il auraiteu 100 ans) touche à sa fin, l’auteurde La Nausée aura été, une fois deplus, fustigé comme la figurecaricaturale de feu l’intellectuel-à-la-française, aussi pressé que péremp-toire, croyant pouvoir juger de tout,sans nuance ni retour. N’en restepas moins ce constat, que même lesplus sartrophobes sont bien obligésde faire : une telle œuvre ne sauraitse réduire à un bloc monolithique,elle qui a élu la contradiction com-me lieu de son irréductible liberté.

En témoignent deux volumes col-lectifs où disciplines, sensibilités etgénérations se mêlent avec bon-heur. Publié dans la toute nouvellecollection des éditions Bayard(« Les compagnons philosophi-ques »), le premier rassembledivers textes qui parfois n’étaientplus disponibles (comme lesRéflexions sur « Le Diable et le BonDieu », de Paul Ricœur, parues en1951 dans la revue Esprit), oun’étaient pas encore traduits enfrançais (ainsi des Trois méthodes dela critique littéraire sartrienne, deFrederic Jameson). De MauriceBlanchot à Gilles Philippe en pas-sant par Claude Lévi-Strauss, Gene-viève Idt, Julia Kristeva ou encoreJean-François Louette, ce Sartrepropose une introduction polypho-

nique à qui veut entrer dans « uneœuvre caractérisée par son extraordi-naire disparate, sous l’unité mou-vante de la pensée et la permanencedes valeurs », selon les termes deMichel Contat, qui assure la direc-tion de l’ouvrage.

On retrouvera notre collabora-teur dans le très beau numéro spé-cial que la revue Les Temps moder-nes consacre à celui qui fut son fon-dateur, avec Simone de Beauvoir.Cette fois, c’est en étudiant le théâ-tre de Sartre que Contat souligne« sa nature ambiguë, le mélange desgenres proprement baroque qui lecaractérise », entre grotesque etsublime, drame bourgeois et farcehistorique. Au reste, on serait tenté

de suivre le fil d’un Sartre pluriel,ambivalent et hétérogène, pour par-courir ce foisonnant numéro d’hom-mage, qui offre de surcroît plu-sieurs inédits (dont des conférencesde 1965, baptisées « Morale ethistoire »), et auquel le directeur dela revue, Claude Lanzmann, et laphilosophe Juliette Simon ontvoulu donner une impulsion aussicritique que « buissonnière ».

Ainsi Bernard-Henri Lévydresse-t-il le portrait d’un penseur« en guerre contre lui-même », etqui a « fait philosophie de ce duel ».Artiste ou militant, nietzschéen oumarxiste, libertaire ou « totalitai-re », antisioniste radical et docteurhonoris causa d’une université israé-

lienne… ces facettes se télescopentet se chevauchent à la fois, jusqu’aucœur du Sartre révolutionnaire,lequel maintient le marxisme com-me horizon indépassable tout enexhibant sans cesse, dans le mouve-ment de l’histoire, cette « part demaléfice, de dissentiment, de lai-deur… dont l’humanité ne viendrajamais à bout ».

angoisse infinieEcart, divergence à soi, tragique

ambiguïté. D’un côté, la révolte deSartre n’en finit pas d’exténuer paravance toute velléité de démission ;de l’autre, son angoisse infinieoppose la certitude de l’échec (trahi-son, déception) aux évidences d’unprogressisme béat : « Il y a chezSartre un héroïsme du pathétique quinous dit que le sujet de la politique estpar essence un sujet raté, mais qu’il ya aussi un art du ratage qui est lavocation même de l’intellectuel »,écrit Patrice Maniglier dans unesuperbe contribution où se trou-vent explorés les enjeux souterrainsde la controverse entre le philo-sophe et la nébuleuse structuraliste.

« Une espèce de solitude à la prouede soi-même », écrivait l’auteur desCarnets de la drôle de guerre. C’est àpartir des fragments « égotistes » deSartre sur l’Italie que Marielle Macémarque quant à elle les figuresd’une autre torsion familière, latopographie d’un « terminus » nonplus politique, pour le coup, maistout ensemble littéraire et théori-que. Ici convergent enfin, chez le« touriste » existentialiste penché àson balcon vénitien, dans un salutnostalgique à Spinoza et à Stendhal,« les deux faces de cette inquiétudeconjointe du temps et de l’écriture,cette peur de venir trop tard et cerefoulement endeuillé du beau ».

Jean Birnbaum

G orge profonde » n’est plusun mythe. C’est aujourd’huiun nonagénaire qui a perdu

la mémoire. Mais si la source anony-me la plus célèbre de l’histoire dujournalisme a été révélée, elle resteencore un mystère. Bob Woodwards’interroge sur les motivations deMark Felt, numéro deux du FBI àl’époque, qui l’ont guidé tout aulong de l’enquête qu’il menait avecCarl Bernstein, pour le WashingtonPost, sur le scandale du Watergate,une affaire d’écoutes téléphoniquesillégales qui causa la chute du prési-dent Nixon.

Héros ou traître ? Au moment dela révélation de son identité par lemagazine Vanity Fair en juin, lestélévisions américaines débattaientsans fin de la question. Mark Feltn’est ni l’un ni l’autre. C’était unfidèle de John Edgar Hoover, tout-puissant patron du FBI de 1924 à1972. Il se voyait lui succéder, maisc’est sans doute surtout pour pro-téger le FBI de la Maison Blanche etde ses conseillers qu’il a choisi de par-ler. Les historiens raconteront unjour la véritable histoire de « Gorgeprofonde ».

Auteur de nombreux ouvrages,Bob Woodward se livre ici à uneenquête plus difficile, parce qu’elleporte sur lui-même et les mystèresde sa source : « Qui était-il ? Pour-quoi avait-il parlé ? Pourquoi le secretavait-il été gardé si longtemps ? Etpourquoi continuais-je à enquêter

là-dessus ? » Bob Woodward n’a pasde « Gorge profonde » pour éclairerle comportement de son informa-teur. Il rencontre l’homme qui vachanger sa vie dans une anticham-bre de la Maison Blanche. Wood-ward n’a pas fini son service mili-taire et se confie à ce personnage quidevient pour lui une sorte de figurepaternelle. Felt, au sommet de sa car-rière, conseille le jeune journaliste.Après le Watergate, Woodward cou-vrira l’enquête sur les cambriolagesdes réseaux d’extrême gauche, tan-dis que Richard Nixon apporterason soutien à Felt au tribunal. « J’es-père que vous saisissez l’ironie de lasituation », confie-t-il, amer, à sonancien protégé.

fascination et culpabilitéLe livre est dominé à la fois par

un sentiment de culpabilité et parune fascination pour cet hommequi paraphait lui-même les deman-des d’enquête sur les fuites du FBI.Dans un processus identificatoireinconscient, Woodward reproduitd’ailleurs lui-même à deux reprisesla signature de Felt.

Gorge profonde est un épilogueun peu désenchanté, trente ansaprès, des Fous du président, coécritpar Carl Bernstein (réédité en Folio-Actuels). C’est sans doute l’un desmeilleurs documents sur des journa-listes au travail. Le livre raconte leurquotidien, leurs visites chez destémoins, où ils se font souvent cla-quer la porte au nez. Il montre leursdoutes, leurs piétinements, leurserreurs. Le livre, publié en 1974,avant la démission de RichardNixon, apporta gloire et argent àBob Woodward et à Carl Bernstein.Cinq ans plus tard, les Mémoires deMark Felt étaient publiés dans l’in-différence générale.

A. S.

«L’un des livres de science les plus divertissants

de ces dernières années. »

Physics World

Voyager dans le temps. Bientôt une réalité

scientifique?R econnaissons-le : le culte

voué à Hannah Arendt finitpar mettre mal à l’aise. Bien

sûr, cet agacement ne concerne ni lapersonne ni le legs de la philosophe(1906-1975), mais les excès de savogue tardive en France, où seslivres ne furent véritablementconnus qu’à partir des années 1960.Or voici que cette métamorphosed’un penseur en « héros culturel »atteint, avec la biographie que Lau-re Adler consacre à l’auteur des Ori-gines du totalitarisme, une sorte de

point culminant, constituant pourles futurs historiens un bon symptô-me de la crise du genre.

Qu’attendre en effet d’une telleentreprise si ce n’est qu’elle served’introduction à l’œuvre ? Cela sup-poserait d’abord que fût évité ledéfaut bien connu des spécialistesd’histoire intellectuelle : le « biogra-phisme », qui explique les rythmesd’une pensée exclusivement par lesépisodes et les ruptures de la vie.

Or ce procédé, pas toujours illégi-time, se fait ici systématique. Si, parexemple, « Hannah » a l’aventureque l’on sait avec Martin Heidegger,voilà qu’elle en devient ipso factol’inspiratrice du livre majeur du phi-losophe, Etre et temps (1927) ! Laphilosophie est peu à peu étoufféesous les amours, les errances ou lestendances suicidaires prêtées à une« Hannah » romantisée à l’extrêmedevenue presque interchangeableavec d’autres figures de l’éternellebohème intellectuelle… Des rencon-tres se retrouvent à l’origine desconcepts fondamentaux. Ainsi de lafameuse notion de « banalité dumal ». Laure Adler suggère qu’elledevrait beaucoup aux retrouvaillesentre « Hannah » et son premiermari, le philosophe GüntherAnders. L’autonomie de la Vie del’esprit, titre du dernier livre inache-vé d’« Hannah », se perd dans lesdétails d’un quotidien qui prend luiaussi des traits bien banals entrerelâchements épistolaires et mau-vais poèmes d’amour.

exercice d’admirationBien que volumineux, ce récit,

dont l’auteur n’hésite pas à mettreen scène sa propre enquête, n’ap-porte pas grand-chose de nouveauaux biographies ni aux étudesinnombrables qui parsèment lechamp arendtien. Laure Adler ad’ailleurs la rare honnêteté de recon-naître explicitement ses dettes.Mais même cela ne l’aide guère àmettre en perspective les idées etles préjugés de son personnage, ni àsortir des ornières qui guettent toutexercice d’admiration.

A lire le recueil des derniers textescontemporains ou postérieurs à la

controverse engendrée par le livresur le procès Eichmann (1966 pourla traduction française), on se prendà penser que l’écriture arendtienne,à la fois claire, tranchante et subtile,a sa part de responsabilité dans l’hy-pertrophie que connaît sa célébra-tion. La difficulté est un peu lamême qui égare chez Descartestant la limpidité du style sembleautoriser les lectures superficielles.

A merveille sait-elle faire oublierelle-même qu’elle est non une sans-papiers ni une « intello précaire »avant la lettre, mais une philosopheaux références classiques (Aristote,Platon, saint Augustin, Kant) qu’ilfaut retrouver entre les lignes. Ain-si, pour Arendt, le mal équivalait aurefus de penser, ce pourquoi Eich-mann était en dernier recours bel etbien coupable. Penser signifie chezelle non adhérer à telle ou telle doc-trine, mais maintenir vivant unconstant dialogue avec soi-mêmerapporté à Socrate. L’activité depenser, d’être « deux en un » (twoin one), représentait le seul antidoteau mal radical ou extrême tel que leportrait impitoyable et sarcastiqueen est peint dans Eichmann à Jérusa-lem, dont ces articles et conférencessont l’indispensable complément.

Se dérober à la responsabilité indi-viduelle en invoquant le poids desordres donnés ou des systèmes, pré-figuration de la critique très actuelledu « sociologisme » et de sa culturede l’excuse noyant toute faute ettout crime dans le poids de l’envi-ronnement socio-économique dufautif, entrait déjà pour elle dans lacatégorie du refus de penser.

En quoi le message arendtien faitl’objet d’une vogue paradoxale enune époque dominée par le paradig-me simpliste de la victime et dubourreau. Qu’il n’y ait, même dansles plus sombres des temps, pres-que jamais de degré zéro de la res-ponsabilité, voilà la critique la plusradicale d’un discours victimaire siprospère aujourd’hui. Il y a en toutcas là de quoi rendre les lecteursimpatients qu’on nous délivred’« Hannah » et qu’on nous rendeArendt.

Nicolas Weill

Sartre, multiple et « buissonnier »Un ouvrage collectif et un numéro de la revue « Les Temps modernes » explorent la diversité

d’une œuvre qui a fait de la contradiction le lieu même de son infinie liberté

Jean-Paul Sartre place Saint-Marc, à Venise, en 1957

A la source du WatergateBob Woodward enquête sur les motivations

de celui qui fit chuter Nixon : « Gorge profonde »

ESSAIS

GORGE PROFONDE

La véritable histoire

de l’homme du Watergate(The Secret Man)

de Bob Woodward.Postface de Carl Bernstein.Traduit de l’anglais (Etats-Unis)par Bernard Blanc.Denoël, « Impacts », 256 p., 18 ¤.

DANS LES PAS

D’HANNAH ARENDTde Laure Adler.Gallimard, 648 p., 28¤.

RESPONSABILITÉ ET JUGEMENTd’Hannah Arendt.Traduit de l’anglais (Etats-Unis)par Jean-Luc Fidel.Payot, 318 p., 22 ¤.

SARTRE,sous la directionde Michel Contat.Bayard, « Les compagnonsphilosophiques », 288 p., 29 ¤.

NOTRE SARTRE,« Les Temps modernes »,juillet-octobre 2005,no 632-633-634, 768 p., 32 ¤.

LE MONDE/VENDREDI 21 OCTOBRE 2005/IX

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S’il avait été marin, AlainRey n’aurait pu que navi-guer au long cours. A pei-ne le fameux lexicographeavait-il bouclé en 1992 le

chantier du Dictionnaire historiquede la langue française qu’il se lançaitdans un projet plus fou encore,celui d’un Dictionnaire culturel,« sans équivalent en France niailleurs », se plaît-il à souligner.

L’entreprise l’occupa plus de dixans. Sans l’absorber tout à fait, puis-que chaque remise en vente de sesautres « enfants » – du passage enpoche du Dictionnaire historique(1998) à la révision générale duGrand Robert en 2003 – l’oblige àune mise à jour dont il concèdejuste qu’un comité éditorial aussiréduit qu’actif comme le recours à

l’informatique rendent la chargemoins pesante qu’il n’y paraît.

Alain Rey se plaît à penser quel’affaire du Dictionnaire culturelméritait un budget exceptionnel,revu à la hausse au fur et à mesureque le « monstre » enflait (conçupour tenir en deux, voire trois volu-mes, il en nécessitera quatre aufinal), mobilisant bien plus de colla-borateurs que prévu, des plus célè-bres (Régis Debray, Yves Lacoste,Jacques Le Goff, Henri Meschon-nic) à ces dizaines de jeunes, agré-gés ou non, qui assurent la vitalitéet le relais générationnel grâce à laclairvoyance de Danièle Morvan,directrice éditoriale de l’ensemble.

Dictionnaire culturel en languefrançaise, l’ouvrage entend conju-guer usage littéraire et histoire,s’autorisant des considérationsétrangères au strict champ de la lan-gue. « Nous visions un strict équilibreentre matériaux culturels et linguisti-ques », explique Alain Rey.

A ce premier défi s’en est ajoutéun autre, plus inattendu : l’ouvertu-re linguistique. Certes, Le Robert sepermettait quelques incursionschez Goethe ou Poe, mais par le tru-chement de Nerval ou Baudelaire.Là, les traducteurs sont explicite-ment convoqués pour que lesnotions abordées échappent au seulprisme de la langue nationale. Aurisque de répéter la nécessaire miseen garde que « tout n’est pas tou-jours traduisible en français ». Lechoix des versions retenues ne doitpas forcément à la beauté de la lan-gue ou à sa littéralité. Ainsi pourKant, Alain Rey a-t-il choisi celle deVictor Cousin qui imposa le pen-seur germanique en France, mêmesi Auguste Comte devait la récuser,l’impact initial de la première suffi-sant à la qualifier.

De la même façon, les régionalis-mes sont largement accueillis. Lesbelgicismes ou québécismes sont làdonc, plus que les tours régionauxde l’Hexagone – encore qu’au« continent » vu de Corse répondel’« intérieur » vu d’Alsace –, mêmesi Rey s’enchante de voir la pressedu Nord évoquer la menace quipèse sur les « beffrois de Bologne »,substituant le tour local au campa-nile de rigueur.

Car pour être vivant et à jour, undictionnaire se doit de ne pas se fon-der que sur l’usage des écrivains. Leservice de documentation du Robert(trois personnes) repère ainsi cha-que mois dans la presse 150 à 200mots nouveaux ou dont l’usage estneuf, préalable à la sortie du purga-toire où les maintiennent les diction-

naires académiques. « Un motemployé quotidiennement par 10 à15 % de la population doit être pré-sent, même s’il est ignoré en Ile-de-France. »

Versant culturel, le choix étaitplus périlleux. Le mot « culture »,trop ouvert, de l’intitulé d’un minis-tère aux « maisons » qui lui sontspécifiquement consacrées, exige laprudence. « Nous devions éviter lecôté “civilisation” et la hiérarchisa-tion qu’il induit souvent », réperto-riant visions du monde, rapportshumains et comportements spécifi-ques. Tout au plus doit-on s’ycontenter d’une « extension dudomaine de la description », s’amuseAlain Rey, qui n’a pas craint d’userdes citations de Houellebecq.

« Idéel » – mais le concept esttrop pesant –, « critique » – mais laperception pouvait en être néga-tive –, « raisonné » – mais depuis lesLumières l’Encyclopédie en confis-que l’usage –, le dictionnaire est fina-lement « culturel », une fois préciséqu’il ne s’agit pas d’un état actueldes connaissances mais d’un regardhistorique sur les notions retenues –ainsi l’entrée « alchimie » ou, plusétonnante encore, l’entrée « respira-tion », prétexte pour Jean-PhilippeDerenne à brosser en quinze pagesune formidable histoire de la méde-cine. Ce sont ces détours, bien dansl’esprit de Diderot et d’Alembert(mais eux y recouraient par nécessi-té d’égarer les censeurs), qui font le

charme d’une réalisation où la diva-gation est impérative.

Dans l’affaire, Alain Rey a beau-coup donné. Signant nombre d’en-cadrés capitaux ou non (« boxe »,« chemin », « art », « culture »,« corps », « mot » – le plus difficile,confesse-t-il), en complétant cer-tains (« botanique », « sport »), encosignant enfin bien d’autres pourharmoniser le regard d’ensemble…Sans compter le soin apporté auxrenvois (comme Diderot, soucieuxde réduire les désignations multi-ples d’une même réalité) comme àl’index (« c’est fondamental ! »).

Si harassant qu’il soit, le travailn’a jamais effrayé Alain Rey. Luidont la légende familiale veut qu’ilait parlé avant même de marcherreconnaît avoir toujours eu ce goûtenfantin, voire « infantile », pour lejeu entre le mot prononcé et le motécrit.

Fils d’un polytechnicien quil’aurait bien vu suivre ses traces, lepetit Alain se souvient avoir tou-jours eu « la passion de la nomina-

tion ». Déforme-t-il, comme tousles enfants, les mots qu’il découvre,sa gourmandise est encouragée parsa mère, qui lui lit sans fin des histoi-res dont la saveur sonore le comble.A peine sait-il lire qu’il dévore toutce qui passe à sa portée, son pèreétant, de son propre aveu, « unbibliophile enragé ». Y compris deslivres en anglais, dont il se demandeaujourd’hui ce qu’il pouvait bien ensaisir.

Les vacances à La Bourboule à lafin des années 1930, l’ambiance« très proustienne » d’obscurs soinsthermaux, et le grand écart entreMickey, Jo et Zette, Tintin côté bien-pensant, Hurrah ! et Mandrakeaussi (« J’ai trempé dans la BD »), etDante, Milton, l’Iliade et l’Odysséedans la version de Leconte de Lisle.Une Bible illustrée (« Je ne me sou-viens que des images ») dont le mes-sage lui échappe (« J’aimais bien ceque je ne comprenais pas »). Plustard – pas avant 15 ans –, la poésie…L’âge du premier bac, maths élem’,avant de basculer de scientifique à

littéraire pour la seconde partie dudiplôme (« Déjà mon obstination àbifurquer ! »). Les temps se prêtentà ces indécisions, puisque toute lascolarité du jeune Alain s’inscritdans les années de guerre, puis d’oc-cupation.

Il a 11 ans lorsque la guerre éclateet se retrouve, plus que jamais, auxmains des femmes, son père étant,pour son travail, retenu en Iran.Repli en Auvergne, donc, où com-mence une pérégrination scolaire –six ou sept établissements fréquen-tés en cinq ans – qui le conduit àrefaire sans cesse certains pans deprogramme quand d’autres luiéchappent, le condamnant à jouerde fragments qu’il tente de « com-bler obsessionnellement ». Clermont,La Bourboule – où il vit une « assezbelle histoire », enseigné par des pro-fesseurs juifs en rupture de léga-lité –, Aix-en-Provence, Paris enfin.C’est le temps des premières inter-prétations politiques, de la prise deconscience de la monstruosité del’antisémitisme – celui aussi de lajubilation des jeux de langagequand il mesure l’écart entre l’écritet l’oral dès qu’on évoque le« Duce ». Le premier bac à Aix, lesecond à Clermont, avec le choc dela philo (Leibnitz, Bergson), puis lakhâgne à Louis-le-Grand, où AlainRey découvre, lui qui ne quittaitjamais la tête de classe, qu’il n’estplus aussi aisément au-dessus dulot. La Sorbonne, où il multiplie lescertificats de licence, Sciences Po(« Mon père me voyait ambassa-deur »), l’histoire de l’art…

Sa vie bascule quand il résilie sonsursis. Ecole d’officiers à Cherchell,

à la veille de la déflagration algérienne, premières classes commeenseignant (« J’ai ainsi formé desgens qui allaient adhérer au FLN »),première vraie césure aussi. De lacatastrophe à laquelle il assiste, ilgarde un « livre rentré » où les recru-tements forcés ne sont rien auregard de l’épreuve du suffocantmépris qu’il expérimente lorsque, àla tête de tirailleurs tunisiens, lescolons le confondent avec sa trou-pe. « Tout était révélation. » Lesdéfauts, folies et absurdités du systè-me colonial offrent d'« invraisembla-bles contrastes ». Il échappe de peu àcette logique folle. Manquant êtrerappelé quand la guerre civile écla-te, Alain Rey multiplie les certificatsuniversitaires (anglais médiéval),tout en s’essayant au journalismeéconomique. Il répond à une annon-ce du Monde proposant des travauxparalittéraires à Alger. Paul Robert,qui vend en souscription le projetd’un dictionnaire de langue, abesoin de rédacteurs. Un test – surle mot « autel » –, et voilà Rey enga-gé dans une aventure lexicographi-que qui ne le lâchera plus. Repliéd’Alger à Casablanca, le petit staffs’étoffe – ils sont trois désormais àœuvrer pour Robert, avec HenriCottez, helléniste camarade de pro-motion de Georges Pompidou, etJosette Debove, qui avait l’audacede « traduire » les Fables de La Fon-taine en français contemporainpour les rendre intelligibles à touset qui devient alors la compagne desa vie – et infléchit la ligne très aca-démique du dictionnaire en gesta-tion. Ensemble, les trois collabora-teurs réalisent la prouesse de faireadmettre à Robert, qui répugnait àaccueillir les citations de Céline, jus-qu’à celles de Jean Genet.

L’affaire est définitivement enten-due lorsque, le Robert paru en 1964,l’initiateur du projet abandonne lesrênes à Alain Rey, qui ouvre désor-mais des chantiers aussi variésqu’audacieux, à l’image de son insa-tiable curiosité.

Le prochain ? Attendu chez Per-rin, un collectif sur le trajet histori-que de la langue française depuis lemonde gaulois, dont Alain Rey seréserve l’étude des XIXe et XXe siècle.Parce que la parole est un enjeu poli-tique contemporain.

Philippe-Jean Catinchi

UN DEMI-SIÈCLE DE TRAVAUX1952 : Paul Robert engage Alain Rey pour mener à

terme son Dictionnaire alphabétique et analogique.

1956 : Alain Rey devient « secrétaire général rédac-

tionnel », responsable de l’équipe du Robert.

1964 : Dictionnaire alphabétique et analogique de

la langue française (6 vol.)

1967 : Le Petit Robert

1971 : Le Micro-Robert

1974 : Le Petit Robert des noms propres

1979 : Dictionnaire des expressions et locutions

1985 : Grand Robert de la langue française (9 vol.)

1992 : Dictionnaire historique de la langue fran-

çaise (5 vol.)

1993 : nouveau Petit Robert de la langue française.

1995 : assure la chronique « Le mot de la fin » sur

France-Inter.

1997 : président de la commission de terminologie

du ministère de la culture et de la communication.

1998 : Dictionnaire historique de la langue fran-

çaise en petit format (3 vol. en coffret).

2005 : Dictionnaire culturel en langue française

(4 vol.)

Sur Union Square, au croisementde Broadway et de la 14e Rue, les

gens affichaient les photos de leursdisparus et des lettres qu’ils leur

adressaient. La place devenait ainsi

une « zone d’autonomie ». Tempo-raire, car la police fit disparaître en

une nuit tous ces signes d’un deuil

non national.Au cours des conversations avec

ces New-Yorkais traumatisés mais

toujours vifs et intellectuellementagiles, surgit la théorie selon

laquelle « toute révolution est désor-mais impossible face à la domina-tion du marché sur nos vies ». Du

temps des pirates avaient fleuri depar le monde des républiques auto-

nomes, îlots de liberté, égalitaires

mais temporaires. Ces TAZ (tempo-rary autonomous zones) seraient

notre dernier espoir. « Elles naissentet meurent non pas après des élec-tions libres dans les anciens payscommunistes mais de préférencedans les endroits où le contrôlesocial semble à son paroxysme :dans les grandes villes de l’hémisphè-re Nord, à deux pas des centres depouvoir. » De Roulet considère cetteidée avec étonnement. Mais il en a

l’expérience, car il court le mara-

thon de New York chaque fois qu’ille peut. Il part à la recherche de

l’Amérique libre et la trouve, par

exemple, dans Falling Water, la mai-son sur la cascade, construite par

l’architecte Frank Lloyd Wright pourun industriel juif qui voulait mon-

trer à ses concurrents goys à la fois

sa munificence et son goût. La mai-

son avait coûté 160 000 dollars à

construire, sa restauration en a coû-

té 12 millions.La liberté dans tout ça ? C’est

celle que lui accorde la gardiennedes lieux de les visiter malgré l’avis

de tempête. Après quoi il l’aide à

écoper, parce que la maison a faiteau de toutes parts. « Vous n’êtespas trop triste d’avoir vu la maisonpleurer ? », lui demande-t-elle,

inquiète. A Centerville, Indiana, il

observe une banque en se rappe-lant que ses ancêtres protestants

de Genève ont armé pour la traite

des esclaves de beaux bateaux auxnoms helvètes. Il voit une voiture

de police banalisée qui attend un

homme entré dans la banque ; l’in-dividu en ressort en courant, des

billets plein les mains, s’engouffredans l’auto qui démarre en trombe.

A quoi a-t-il assisté, à quel jeu de

gendarmes et de voleurs ? Il ne lesaura jamais. Dans une commu-

nauté amish, il converse avec un

homme qui n’a pas l’électricité chezlui et qui aime toujours sa femme

parce que leur seul sujet de désac-cord, à l’origine, était la forme des

bretelles, il ne les fallait ni en Y, ni

en H, ni en X. A la fin de leur conver-sation, l’homme lui montre les

siennes et, en effet, elles ne sontcroisées ni devant ni derrière.

Cherchant à Woodstock le terrain

où se déroula, le 15 août 1969, leplus fameux concert de l’histoire

du rock (500 000 participants), il

découvre que plus personne ne saitoù il se trouvait exactement et que

les habitants bourgeois bohèmesne tiennent pas trop à le savoir.

Cette gigantesque zone d’autono-

mie fut bel et bien temporaire.

Michel Contat

Amérique...Suite de la première page

QUELQUESCHIFFRES

A l’occasion de la parution du « Dictionnaire culturel en langue française », rencontre avec le célèbre lexicographe

Alain Rey, l’alchimiste des mots

RENCONTRES

Il se plaît à penser que l’affaire méritaitun budget exceptionnel mobilisant

bien plus de collaborateurs que prévu,des plus célèbres à ces dizaines de jeunes

qui assurent la vitalité et le relais générationnel

4 volumes, 9 600 pages,

70 000 entrées, 1 320 enca-

drés.

Un maître d’œuvre (Alain

Rey), une directrice éditoriale

(Danièle Morvan), un comité

de rédaction de 5 membres,

92 collaborateurs.

Prix de lancement jus-

qu’au 14 janvier 2006 : 230 ¤,

280 ¤ ensuite.

X/LE MONDE/VENDREDI 21 OCTOBRE 2005