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    Extraordinaire et douloureusemodernit dAverros

    Entretien avecAlain de Libra

    Spcialiste de la philosophie mdivale, Alain de Libra

    conduit depuis plusieurs annes un travail de retraductiondes oeuvres du philosophe andalou du XIIe sicle, Averrosdont luvre majeure a t de concilier la philosophie et lareligion, les deux voies pour accder une unique vrit.

    Jean-Christophe Ploquin : De nombreuses manifestations enEurope et au Maghreb ont rcemment clbr la mmoire du

    philosophe andalou Ibn Rushd, connu en Europe sous le nomdAverros, loccasion du 800e anniversaire de sa mort le 10 dcembre1198. Quelle tait, au XIIe sicle, la nouveaut de ce philosophe ? tait-ce son travail de conciliation de la foi et de la raison, de la religion et dela philosophie?

    Alain de Libera 1 : Plutt que de conciliation, le terme dont Averros sesert est celui de connexion, ou de continuit. Deux mots qui ne sont pasexactement synonymes mais qui disent tous les deux la ncessit d'un

    rapprochement et la ncessit d'une distinction entre ce qu'il appelle nonpas la foi et la raison mais la sagesse et la religion. Son projet se comprendpeut-tre mieux si on pense aux tentatives faites avant lui pour rpondre cette question, qui se pose toujours d'ailleurs : celle du statut et de laplace de la philosophie dans une socit musulmane.

    Averros est un philosophe andalou, donc un philosophe occidental. Ila trs bien connu les travaux de ses deux plus grands prdcesseurs, IbnBajja, qu'on appelle en latin Avempace, et Ibn Tufayl, qui avaient avant lui

    affront cette question. Ibn Bajja sest notamment demand qu'elle tait laplace du philosophe dans la socit musulmane. Il rpond dans des

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    termes qui ne laissaient gure d'espoir, en faisant l'apologie de la vied'ermite. Un de ses principaux livres, Le rgime du solitaire, donne uncertain nombre de recommandations et de prceptes ceux quivoudraient mener une existence philosophique. Le premier et le dernier

    mot de la chose, c'est prcisment le retrait, la solitude, tant entendu quela socit est hostile, que le climat politique et religieux dans lequel unphilosophe vit l'poque est tout sauf propice l'exercice de la raison. Lematre mot est donc l'ermitisme urbain. Il ne s'agit pas de se retirer dans ledsert mais, dans un sens quasi pascalien, de s'enfermer dans unechambre.

    La seconde rponse donne avant Averros est celle de son prdcesseurimmdiat la cour du souverain almohade, Ibn Tufayl, dont luvre resta

    mconnue des philosophes latins du Moyen-ge mais qui a inspirultrieurement deux des chefs d'oeuvre de la littrature europenne : leCriticum de Balthazar Gratian et Robinson Cruso de Daniel Defoe. mentionner le nom de Robinson, on a une petite ide de ce que peut tresa thse, qui est expos dans un roman philosophique, probablement lepremier qui ait t rdig en Occident. C'est l'histoire d'un Mose de laraison puisqu' la suite probablement d'un naufrage, un bb se retrouvedans une nacelle qui aborde une cte inconnue d'une le perdue au finfond du monde. Cette le n'est pas habite, il n'y a pas de prsenced'hommes. Le bb deviendra philosophe. Par la seule observation de lanature et le libre exercice de sa raison naturelle, il reconstituera lui seulla totalit du savoir humain. Le second pisode du roman est l'arrive d'uncompagnon. Un embryon de socit s'bauche. Puis les deux hommesdcident de quitter l'le et de se rendre dans une le habite. Et l toutcommence d'aller mal. Il s'agit d'une le habite par des musulmans, avecun pouvoir politique et religeux fort. La conclusion est presquevoltairienne : pour vivre heureux, vivons cachs. Les deux hommes

    retournent dans leur le et y reconstituent une micro-socit l'abri dufanatisme religieux et de l'intolrance. Il s'agissait ni plus ni moins que desauver leur vie.

    Au moment o Averros prend la plume, le philosophe a donc le choixentre la solitude et une socit d'amis elle aussi oscillant entre l'exilintrieur et une solitude deux. Mais lui va lancer une parole autoritaire,parce que cest un intellectuel organique, comme diraient Gramsci etJacques Le Goff : un homme prs du pouvoir, qui pense l'abri du pouvoirpolitique et religieux. Cest aussi un mdecin de cour, un juriste et un cadi,c'est--dire une autorit juridique importante il sera mme unmoment de sa vie le grand cadi de la mosque de Cordoue, c'est--dire

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    qu'il n'y a rien au-dessus en fait d'autorit religieuse , autorit qui lui at consentie par le pouvoir politique. Donc c'est comme juriste, commethologien, comme philosophe et comme intellectuel qu'il intervient et un moment o le pouvoir politique a su imposer un relatif silence aux

    adversaires des philosophes, c'est--dire aux juristes traditionalistes et auxthlogiens sectaires. C'est ce qui explique son audace, une audace dont nepouvaient certes pas faire preuve ses prdcesseurs et dont ne pourrontcertes pas tmoigner ses successeurs, si successeurs il y a.

    Sintressant la connexion de la sagesse et de la religion, Averrostravaille sur les conditions de l'indpendance de la recherchephilosophique, tant entendu que cette indpendance est pense, conue,sur le fond d'une thorie qui est celle de l'unit du vrai : il n'y a pas deux

    vrits contraires susceptibles de s'opposer. Un de ses axiomesfondamentaux, c'est que la vrit ne peut pas contredire la vrit. Son ideest que si la vrit est unique, en revanche, les chemins d'accs, lesmthodes, sont multiples. En rsum, il y en a trois; deux qui mnent lavrit, la troisime qui prtend y mener mais qui en loigne en fait. La voied'accs qui mne le plus grand nombre la vrit est celle de la rvlation.Celle qui y mne un tout petit nombre est la philosophie. Entre les deux,la pseudo-voie est celle des thologiens sectaires. Tout le projet d'Averros,tel qu'il s'expose dans plusieurs livres et notamment dans son Discoursdcisif, va tre de montrer en quoi les deux grandes voies d'accs que sontdune part la mditation de l'criture et l'coute de la parole prophtiqueet donc le respect des obligations et des prescriptions qui en dcoulent, etd'autre part la recherche scientifique et philosophique, sont toutes deuxncessaires pour l'humanit. Elles sont en outre susceptibles de coexisterharmonieusement condition que la troisime voie soit condamne et queles thologiens sectaires ne puissent plus rendre les masses infidles, force de vaines explications, ni ne puissent condamner pour infidlit des

    philosophes qui, eux, non seulement ne sont pas infidles mais qui tententseulement d'atteindre par leur voie la vrit que la rvlation leur enjointd'atteindre par l. C'est cela la vritable connexion entre religion etphilosophie. Elle rside dans le fait qu il y a un statut religieux duphilosophe, que la rvlation qui sadresse tout homme s'adresse aussiaux philosophes. L'criture contient un certain nombre d'incitationscomprhensibles par le philosophe. Lui seul a poursuivre sa propre voiepour rpondre l'injonction qui lui est faite d'tre lui-mme dans lapoursuite d'une vrit qui est universelle et qui vaut pour tous leshommes mme si elle n'est pas atteinte de la mme faon par eux.

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    Averros

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    Mais Averros pose-t-il des postulats religieux qui s'imposent auphilosophe?

    Il a un certain nombre de principes qui valent pour tous les hommes et

    aussi pour le philosophe. savoir, par exemple, de respecter les rgles del'art, la discipline scientifique. Mais il soutient que quelqu'un qui arespect entirement toutes les procdures de la rationalit et qui setrompe ne peut pas tre condamn pour cela car son intention n'tait ni dese tromper ni de tromper qui que ce soit. Il peut la rigueur tre dsavou,mais il devra aussi tre encourag poursuivre son travail et recommencer.

    Averros a dvelopp une thorie pour mettre le philosophe labri des

    accusations dhrsie, qui vaut la peine de mort, et dinnovation blmable.Averros sait bien que mme sil travaille sous la tutelle dun pouvoirpolitique fort, les thologiens sont toujours l, les juristes aussi, et qu'ilsaspirent dans l'ombre, dans une ombre de moins en moins paisse lerduire au silence. Il faut donc tre prt discuter publiquement avec lesthologiens et les juristes. Comment? Voil la grande question et aussi lamodernit d'Averros. Il ne choisit ni le silence, ni l'exil, ni la solitude, ilchoisit le dbat. Cela suppose d'tre capable de trouver un langagecommun avec ladversaire, d'tre capable de discuter selon des catgorieset des types d'argumentation que l'adversaire est oblig de reconnatrepuisque ce sont les siens.

    Comment tablir qu'une thse philosophique est une innovationblmable? La rponse classique est quelle survient s'il y a rupture duconsensus existant entre tous les ulmas depuis les califes bien guids, lesquatre premiers califes de l'islam. Une bonne mthode de vrification, ditAverros, est celle de l'numration exhaustive. Il faut donc recenser demanire exhaustive toutes les opinions qui ont t mises depuis les califes

    bien guids sur telle question. Mais il y a selon lui une seconde enqute faire : sassurer que les prdcesseurs nont pas donn, en parallle leurenseignement public, un enseignement cach. Averros fait porter sur sesadversaires la charge de prouver que, tenant compte de ce critre, il y a unconsensus absolu sur une question. Largument, cest vident, oscille entrel'ironie pure et le scientisme le plus radical. Mais entre les deux, il y a laplace du bon sens. Averros, qui est all le plus loin possible pour unhomme de son temps dans la connaissance des traditions, montre que surtoutes les questions qui se sont poses au philosophe, il n'y a jamais eu, oupresque, accord entre les philosophes. Par exemple entre Platon etAristote. Et il souligne que sur les questions communes aux thologiens et

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    aux philosophes, il n'y a jamais eu autre chose que discussion, dbat,rfutations rciproques, parce quentre les thologiens eux-mmes, il n'y ajamais eu accord. L'existence mme des multiples sectes qui existaient enOrient et en partie en Occident musulman prouve que le dbat, la

    confrontation, la polmique ont toujours t la rgle et l'accord l'exception.

    Averros ne dfinit donc pas une primaut de la philosophie sur lareligion ou de la religion sur la philosophie?

    Non, il y a une primaut, une unicit du vrai. Et aprs cela, il y a unefonction diffrente des mthodes d'approche, d'approximation de cettevrit. Il est clair qu'une certaine lecture littraliste, en tout cas littrale du

    Coran, suffit dans la plupart des cas aux masses, aux gens qui ne sont pasappels, par leur fond mental, disait Averros, c'est--dire parl'ensemble de leurs talents et de leur nature, devenir philosophes. Toutle monde n'a pas devenir philosophe mais la rvlation n'est pasdestine une humanit compose exclusivement de philosophes. Lesnon-philosophes sont les plus nombreux; ils ne sont ni meilleurs ni piresque les philosophes, ils sont autres. Cela dit, il y a aussi les philosophes. Ilsne sont ni meilleurs ni pires que la masse, ils sont autres. Il y a certes unearistocratie intellectuelle chez Averros mais la mme loi vaut aussi poureux. Simplement, ils doivent respecter leur propre nature et rpondre unappel qui est dans le Coran lui-mme, en l'espce dans ces versets quisont, dit Averros, oscillants ou quivoques, et qui prcismentdemandent une interprtation. S'ils sont l, c'est parce que Dieu, ayantvoulu s'adresser l'ensemble de l'Humanit, s'est aussi adress eux. Endonnant son interprtation de ces versets obscurs, oscillant entre le senslittral et le sens cach, il les enjoint s'engager dans l'effort personnel quiest l'occasion d'un progrs intrieur, spirituel et scientifique. Tout

    approfondissement du sens de l'criture passe par un progrs de la raisonet tout progrs de la raison se reflte dans un enrichissement du sens del'criture. Les deux vont de pair. Le philosophe est au fond engag dansun double mouvement : un travail philosophique tout court et unemultiplication du sens de l'criture qui fait que celle-ci apparait pour cequ'elle est : d'une richesse infinie. Donc le philosophe n'est pas l'ennemi dusens. La mtaphore pour lui nest pas strile ou vaine.

    Averros tait-il croyant?

    Cela ne fait aucun doute. Mais il s'agit de comprendre ce qu'on appelle

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    croire. Se demander si Averros, parce qu'il tait philosophe, croyait ounon, c'est ne rien comprendre ce que pouvaient tre les Anciens ou lesgens du moyen-ge. Averros est videmment un musulman. Il ne sedemande pas, mme un instant, s'il croit ou pas. Il ne doute pas un instant

    qu'il y ait lieu de croire. Ce sur quoi il s'interroge c'est sur la forme donner sa croyance. Quelle forme de vie btir partir de l? Quelleforme d'intelligibilit introduire dans le monde partir de sa croyance?Son but n'est pas de dlivrer du croire ou de la croyance, c'est de dlivrerdes faux croyants, nous dlivrer de ceux qui donnent toujours le choixentre savoir et croire. Et qui prtendent tout rgler et disposer de ce choixen disant : nous, nous savons ce que c'est que croire et nous savons tout.Averros dit : ils croient savoir mais ils ne savent rien et ils pensent croire

    mais ils ne croient pas. Et c'est cette figure du thologien sectaire qui noiela masse des croyants dans de fausses interprtations, les entrane sur leschemins de l'infidlit, du fanatisme et de l'intolrance et ce sont cesmmes thologiens qui prtendent rivaliser avec les hommes de science etimposer leurs interprtations allgoriques l o le philosophe essaie dedonner une exgse rationnelle. Pour Averros, c'est bien parce qu'il estcroyant qu'il est philosophe. S'il y a une thse inlassablement rpte chezAverros, c'est que le philosophe fait partie de l'humanit, que larvlation s'adresse l'humanit et que quelque chose dans la rvlationlui est spcialement destin.

    Connat-on des dcisions qu'il a prises en tant que cadi? A-t-il tconservateur ou novateur?

    Il faudrait dpouiller tout un corpus juridique. Pour ce que j'en sais, sesdcisions taient marques au coin du bon sens et de l'quilibre. Je nepense pas qu'il tait spcialement un novateur. Simplement il s'cartait du

    juridisme maniaque, du littralisme systmatique. Il s'agissait de rendreun jugement quitable partir d'une connaissance approfondie de latradition. C'tait un jurisconsulte capable de rflchir et d'appliquer ceraisonnement par analogie qui est le raisonnement propre aux juristes. Parles chroniques, on a la preuve qu'aucune de ses dcisions juridiques n'alaiss dans l'histoire de traces contradictoires avec l'image qu'on se fait delui en lisant ses travaux de philosophe ou de thologien.

    Averros a t trs critique l'gard des mu'tazilites, souventprsents comme les membres de la plus rationaliste des coles delislam. Pourquoi ?

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    Ce sont deux formes de rationalisme qui s'affrontent. Les mu'tazilitessont des thologiens orientaux dont l'influence a rayonn partout en terred'islam. Ils ont incarn le rationnalisme thologique en Orient. Or

    Averros leur reproche d'intervenir sur des questions philosophiques entant mal prpars philosophiquement les affronter. Alors que le champde la raison stend et est en constant progrs, il leur reproche de s'en tenir un tout petit nombre de principes dont le caractre rationnel,incontestable au dpart, n'aboutit pas parce que ces principes sontappliqus sans discernement ou sont considrs comme vidents oucomme dmontrs alors qu'ils ne le sont pas. Il leur reproche un dfaut demthode et une incapacit se rendre compte que certaines de leurs thses

    sont fausses. C'est un peu ce qui spare Platon des sophistes. Les sophistesne sont pas des imbciles mais un moment leur argumentationrationnelle vire au sophisme. Le mu'tazilite, c'est la figure du sophiste dansl'islam.

    Finalement, quelle leon tirer du patrimoine intellectuel et del'exprience dAverros, en ce qui concerne le rapport entre islam etphilosophie?

    Dabord, que ce rapport est ncessaire, fructueux et en tout casparfaitement licite. Il est en termes juridiques licite pour un philosophe defaire de la philosophie s'il est musulman. C'est mme hautementrecommandable voire mme obligatoire pour celui qui en a le talent.Voyez quel point Averros est croyant : il considre que nos talents, d'unecertaine manire, nous sont donns par Dieu. Ne pas rpondre sontalent, c'est ne pas rpondre la volont divine. Ce que nous ditaujourd'hui Averros, c'est que la philosophie a toujours fait partie de

    l'identit musulmane, ds le moment o islam et philosophie sont entrsen contact. Pour lui, la philosophie ne fait pas partie des sciencestrangres, ce nest pas un intermde regrettable, une excroissancemalsaine au temps de la Grce antique. La philosophie est aussi bienmusulmane que grecque; elle est andalouse; elle est occidentale aussi bienqu'orientale. Elle fait partie de l'histoire humaine et donc de l'histoiremusulmane. Averros reconnat une valeur aux Anciens, aux penseursd'avant l'islam, et il reconnat une aussi grande valeur aux penseurs qui,en terre d'islam, ont frquent ce qu'on appelle la philosophie.

    Aprs sa mort, pendant sept sicles, on nentend plus parler

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    Averros

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    dAverros en terre dislam. Pourquoi?

    cause, d'abord, de l'effondrement des conditions sociales, politiques etreligieuses qui avaient rendu possible son mergence. Averros meurt en

    1198 de lre chrtienne. Les Almohades n'ont plus que quelques annesde vritable pouvoir vivre en Andalousie. Le Commandeur des croyantsmeurt tout de suite aprs lui et ses successeurs vont subir une srie dedfaites absolument dcisives face aux chrtiens. Le point d'orgue, labataille de La Navas de Tolosa en 1212, survient moins de vingt ans aprssa disparition. Il n'est plus question, alors, de cette socit almohade tellequ'elle existait l'poque d'Averros en Andalousie.

    Ensuite, comme chaque fois que les dfaites s'accumulent, il faut bien

    blmer quelqu'un. Dans un autre contexte, lorsque les juifs sont expulssd'Espagne en 1492 et arrivent en Italie, une partie des adversaires de laphilosophie dans le judasme mdival va imputer ceux qui s'taientadonns la philosophie en Espagne la responsabilit des malheurs dutemps, de l'exil et de l'expulsion. C'est un peu la mme chose qui seproduit en Andalousie lorsque ces dfaites commencent s'accumuler. Cesont les philosophes qui vont tre responsables de tout et, parmi eux, lefils d'Averros, qui avait rdig un petit trait sur l'intellect et l'me. Lui etses quelques lves sont tous balays et rduits au silence.

    Aprs, le mouvement de l'histoire a pass. Un philosophe sansprotection est un philosophe mort. Deux groupes de pressions simposent:les juristes fondamentalistes et les religieux qui penchent de plus en plusvers la mystique, le soufisme. Or, s'il n'y a plus de philosophes, il n'y a pluspersonne pour copier les oeuvres; celles-ci ne circulent donc plus, et il nya donc plus de public. Tout se dfait et s'effondre comme un chteau decartes en Espagne.

    O se manifeste aujourdhui dans le monde arabe le regaind'intrt pour Averros?

    _ Ce regain n'est pas nouveau puisque la renaissance arabe la fin du19e sicle passe largement par une rvaluation, une redcouverte dupersonnage thorique Averros et d'une partie de son oeuvre,essentiellement le Discours dcisif. Cet intrt se manifeste aujourdhuiparticulirement dans le Maghreb, en tout cas en Tunisie et au Maroc.Dans ce pays, un mouvement sinspirant dAverros donne actuellementses fruits. Il y a dans le monde arabe dminents spcialistes d'Averros,historiens ou philosophes, sans qu'il y ait de diffrences de standard entre

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    un historien de ce ct-ci de la Mditerrane et de l'autre. Simplement, surla rive sud, le regain d'intrt est plus complexe car il s'agit moins dervaluer Averros par rapport Aristote un problme de philosophequi concerne l'histoire de la philosophie que de voir jusqu' quel point

    Averros n'est pas un des lments de ce dialogue original et trop ttinterrompu entre philosophie et islam. Ce que certains vont chercher chezlui, outre le philosophe, cest un des grands moments d'acculturationphilosophique des Arabes et d'islamisation de la philosophie.

    Il est clair que si lon veut dfendre un fort courant rationaliste dans lemonde musulman, il n'est pas mauvais de regarder comment dans lepass, avec la science de l'poque, Averros a su mener un effortd'intelligibilit ou de comprhension de la rvlation. Aujourdhui, la

    science a beaucoup chang, mais pas un certain nombre de discoursreligieux, et on pourrait dire sans forcer le trait qu'une partie desadversaires actuels de la philosophie, des sciences, de ce qu'on appellel'occidentalisme, l'occidentalisation ou l'imprialisme occidental danscertaines socits musulmanes, parlent le langage que les adversaires dela philosophie parlaient au temps d'Averros. L'actualit de ce grandphilosophe est ainsi extraordinaire et douloureuse. C'est une actualitmdivale en plein monde moderne, y compris dans le sens o le mondemoderne n'est pas all aussi loin dans ses dialogues et ses changes que lemoyen-ge. Il faut donc faire sortir l'islam du moyen-ge et d'une autrefaon, il faut l'y ramener. C'est un geste dialectique qui explique l'intrtparticulier des musulmans pour Averros aujourd'hui..

    Averros peut-il tre un emblme pour la lacit?

    Averros n'est certainement pas le prophte d'une socit laque, demme qu'il n'est pas l'aptre de la tolrance. Il est l'homme de la

    discussion argumente avec l'adversaire et celui qui, dans un certaincontexte, a su efficacement dfendre le droit philosopher, le besoin dephilosopher et l'obligation de philosopher pour un musulman. C'estbeaucoup et c'est peu. Mais il n'y avait pas plus de tolrance et de lacitdans l'Andalousie almohade qu'il n'y en a dans certains pays aujourd'hui.Et Averros n'a certes pas milit pour la tolrance mme s'il explique queles savants qui se trompent en respectant les rgles de leur discipline nepeuvent pas tre blm pour cela. Il ne faut pas idaliser les choses. Ilexiste quelques socits laques dans le monde musulman. Ce ne sont pasforcment celles qui sont le plus averrostes.

    En revanche il existe une socit laque en France. Et il me semble que,

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    Averro s

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    l, Averros peut tre une figure de la lacit, parce que nous avons enFrance une socit laque, qui doit tre dfendue pour son idal de respectdes croyances. De ce point de vue, Averros convient puisqu'il respectetoutes les croyances que ce soient celles des Grecs ou des chrtiens, mme

    si, en tant que musulman, il obit un certain nombre de prceptes,d'obligations de comportements qui lui sont propres et qu'il estime devoirobserver. On ne peut pas dsislamiser Averros. Mais on doit lepromouvoir comme penseur de la lgitimit de la raison dans un espacereligieux. Laverrosme donne des arguments l'ide selon laquelle laphilosophie ne s'oppose pas la religion et que par consquent la religionne s'oppose pas la philosophie.

    Entretien conduit par Jean-Christophe Ploquin

    Notes :

    (1) Trois ouvrages peuvent tre recommands: Le livre du discours dcisif, dAverros, introduction dAlain de Libra, Flammarion,collection GF. Penser au Moyen-ge, dAlain de Libra, Seuil, collection Essais.

    Averros et averrosme, dAlain de Libra et Maurice-Ruben Hayoun, Puf, collection Quesais-je?

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