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9 I.  ICI ET Là Les analyses post RIO + 20 1 ravivent le scep- ticisme inhérent aux environnementalistes et instigateurs de l’écologique en démocra- tie en rappelant l’« interférence corporative » 2 d’une écologie sociale à l’ère du néolibéralisme durable. Pourtant, cette caverne où voudrait nous éclairer les experts en prospective, il est plus simple, comme le précise Bruno Latour, de « ne pas y entrer » 3 . Car, hors l’obscurité du nouveau récit environnemental, nous décou- vrons maintes démarches qui questionnent les savoirs et pratiques autochtones 4 que la convention de Rio de 1992 (art. 8J) relayée par le Protocole de Nagoya en 2010 (art. 12) appelle à réactiver via les pratiques de concer- tation traditionnelles au cœur des conflits d’aménagement du territoire. Malgré un doute émis par les subaltern studies relatif aux dérives hégémoniques d’une participation por- tant implicitement en elle les marques d’une ontologie de type occidental 5 , demeurent des démarches pertinentes d’exploration dialo- gique du milieu telles que le dangisho (談義所) pratiqué au Japon par le philosophe environ- nementaliste Toshio Kuwako ( 敏雄). Environnement Dialogique : le Dangisho Cette démocratie technique s’exerce depuis 2007 sur l’île de Sadogashima dans le prolon- gement d’une médiation environnementale menée par T. Kuwako entre une commu- nauté liée à la pêche ostréicole et l’expertise gouvernementale au sujet de la restauration de berges du lac intérieur de l’île. Appelée déviation du triangle moral 6 , cette technique renommé de dangisho traditionnel y a été conservé, T. Kuwako reprend ce terme ancien et positivement bien accueilli, afin de redé- velopper des forums participatifs au cœur du Japon contemporain. Dangisho devient donc le lieu de discus- sion du milieu. L’engouement pour ce type de concertation s’explique par sa capacité à créer naturellement du lien communau- taire au Japon et permet de comprendre a contrario la désintégration de la société civile japonaise (Shimin shakai 市民社会) tradi- tionnelle. Il faut en effet savoir que cet ordre civil infra politique fut particulièrement mis à mal au XX e siècle lorsque, pour mettre en place l’économie capitaliste qui fera du Japon une superpuissance, les instances améri- caines vont en 1947 assimiler les fondements de la société japonaise – les ch kai (町会) – à des groupuscules nationalistes et remplacer ces contre-pouvoirs par un centralisme démo- cratique d’origine occidentale. permet de traduire les problèmes de lien civil en prenant appui sur un dérivatif, ici une restaura- tion environnementale devenant le moyen de consolider les liens qui unissent la société civile avec son territoire 7 . Doutant mais réalisant néanmoins la part de récit dont elle était l’ob- jet, la société civile prend désormais le parti de discuter un à un l’ensemble des engagements qu’elle peut assumer. Ce processus dialogique de concertation publique est à la fois héritée d’expériences internationales (importation des « Goods Practices » tel que le Consensus Buil- ding développé par Laurence Susskind au MIT et très populaire au Japon) et d’une ancienne pratique bouddhique. Dangisho se compose de dan () : « discuter avec », gi () : « de manière appropriée » et sho (): « le lieu, l’espace ». Traditionnellement le dangisho est une réunion qui se déroule dans un espace attenant aux temples bouddhiques où l’on discute de faits relatifs au culte. Dans la cité, il existe un autre espace de discussion qui porte le nom de yoriai ((寄合) et qui permet à des représentants élus de débattre de sujets touchant la société civile. Toutefois l’un et l’autre demeuraient des forums fermés à cette même société civile. Aujourd’hui la pratique du forum participatif où le débat permet d’éla- borer des solutions aux problèmes rencontrés par les citoyens est souvent appelée workshop. Mais ce terme anglais ne pouvait permettre aux populations rurales de se sentir impliquées dans ces débats dont le moteur et le mode de pen- sée leurs semblaient étrangers. Aussi, à la suite d’une visite au temple de la ville d’Obi (飫肥), dans la préfecture de Myazaki, où un espace En déviant l’approche environnementaliste via l’association libre des communautés locales japonaises, c’est le fondement du lien social japonais qui resurgit. Au travers du dangisho et de la restauration avec les habitants des abords du lac Kamo, les principes qui fondent la société civile japonaise sont revitalisés. Autopoiesis du mutualisme nippon L’enjeu de cette pratique au cœur de la « deu- xième chambre d’une vie publique » 8 , est de réactiver les valeurs non économiques qui structurent les sociétés, à savoir le lien social. Puisque que c’est lorsque celui-ci disparaît que l’on a le plus de chance d’en percevoir les effets, il a été désigné kanji de l’année – / kizuna – JAPON Dangisho. Exploration dialogique du Milieu ALBAN MANNISI 8 Légende

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I.  IcI et là

Les analyses post RIO + 201 ravivent le scep-ticisme inhérent aux environnementalistes et instigateurs de l’écologique en démocra-tie en rappelant l’« interférence corporative »2 d’une écologie sociale à l’ère du néolibéralisme durable. Pourtant, cette caverne où voudrait nous éclairer les experts en prospective, il est plus simple, comme le précise Bruno Latour, de « ne pas y entrer »3. Car, hors l’obscurité du nouveau récit environnemental, nous décou-vrons maintes démarches qui questionnent les savoirs et pratiques autochtones 4 que la convention de Rio de 1992 (art. 8J) relayée par le Protocole de Nagoya en 2010 (art. 12) appelle à réactiver via les pratiques de concer-tation traditionnelles au cœur des conflits d’aménagement du territoire. Malgré un doute émis par les subaltern studies relatif aux dérives hégémoniques d’une participation por-tant implicitement en elle les marques d’une ontologie de type occidental5, demeurent des démarches pertinentes d’exploration dialo-gique du milieu telles que le dangisho (談義所) pratiqué au Japon par le philosophe environ-nementaliste Toshio Kuwako ( 桑 子 敏雄).

Environnement Dialogique : le Dangisho

Cette démocratie technique s’exerce depuis 2007 sur l’île de Sadogashima dans le prolon-gement d’une médiation environnementale menée par T. Kuwako entre une commu-nauté liée à la pêche ostréicole et l’expertise gouvernementale au sujet de la restauration de berges du lac intérieur de l’île. Appelée déviation du triangle moral 6, cette technique

renommé de dangisho traditionnel y a été conservé, T. Kuwako reprend ce terme ancien et positivement bien accueilli, afin de redé-velopper des forums participatifs au cœur du Japon contemporain.

Dangisho devient donc le lieu de discus-sion du milieu. L’engouement pour ce type de concertation s’explique par sa capacité à créer naturellement du lien communau-taire au Japon et permet de comprendre a contrario la désintégration de la société civile japonaise (Shimin shakai – 市民社会) tradi-tionnelle. Il faut en effet savoir que cet ordre civil infra politique fut particulièrement mis à mal au XXe siècle lorsque, pour mettre en place l’économie capitaliste qui fera du Japon une superpuissance, les instances améri-caines vont en 1947 assimiler les fondements de la société japonaise – les ch kai (町会) – à des groupuscules nationalistes et remplacer ces contre-pouvoirs par un centralisme démo-cratique d’origine occidentale.

permet de traduire les problèmes de lien civil en prenant appui sur un dérivatif, ici une restaura-tion environnementale devenant le moyen de consolider les liens qui unissent la société civile avec son territoire7. Doutant mais réalisant néanmoins la part de récit dont elle était l’ob-jet, la société civile prend désormais le parti de discuter un à un l’ensemble des engagements qu’elle peut assumer. Ce processus dialogique de concertation publique est à la fois héritée d’expériences internationales (importation des « Goods Practices » tel que le Consensus Buil-ding développé par Laurence Susskind au MIT et très populaire au Japon) et d’une ancienne pratique bouddhique.

Dangisho se compose de dan (談) : « discuter avec », gi (義) : « de manière appropriée » et sho (所): « le lieu, l’espace ». Traditionnellement le dangisho est une réunion qui se déroule dans un espace attenant aux temples bouddhiques où l’on discute de faits relatifs au culte. Dans la cité, il existe un autre espace de discussion qui porte le nom de yoriai ((寄合) et qui permet à des représentants élus de débattre de sujets touchant la société civile. Toutefois l’un et l’autre demeuraient des forums fermés à cette même société civile. Aujourd’hui la pratique du forum participatif où le débat permet d’éla-borer des solutions aux problèmes rencontrés par les citoyens est souvent appelée workshop. Mais ce terme anglais ne pouvait permettre aux populations rurales de se sentir impliquées dans ces débats dont le moteur et le mode de pen-sée leurs semblaient étrangers. Aussi, à la suite d’une visite au temple de la ville d’Obi (飫肥), dans la préfecture de Myazaki, où un espace

En déviant l’approche environnementaliste via l’association libre des communautés locales japonaises, c’est le fondement du lien social japonais qui resurgit. Au travers du dangisho et de la restauration avec les habitants des abords du lac Kamo, les principes qui fondent la société civile japonaise sont revitalisés.

Autopoiesis du mutualisme nippon

L’enjeu de cette pratique au cœur de la « deu-xième chambre d’une vie publique »8, est de réactiver les valeurs non économiques qui structurent les sociétés, à savoir le lien social. Puisque que c’est lorsque celui-ci disparaît que l’on a le plus de chance d’en percevoir les effets, il a été désigné kanji de l’année – 絆 / kizuna –

JAPONDangisho. Exploration dialogique du Milieu AlBAn MAnnISI

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1918

L’ESPRIT DES VILLES 2014

permanente. Le Vodou romantique mâtiné de magie noire masque une foi responsabilisatrice aux antipodes du misérabilisme de la foi chré-tienne. Les tas de gravats cachent les plages de rêve qui faisaient de Port-au-Prince la « Perle des Antilles » et les magnifiques maisons en bois de style « gingerbread ».

Comment rencontrer le peuple haïtien derrière tant de clichés accumulés ?

de mentionner qu’Haïti acheta la confirma-tion de cette indépendance à la France, en 1825, pour 90 millions de francs – dette rem-boursée seulement au milieu du XXe siècle. L’indépendance réelle d’Haïti n’a donc duré que vingt-et-un ans.

La réalité d’Haïti se dérobe constamment derrière les clichés. La première république noire indépendante cache un État sous tutelle

dépend pour toujours – comme d’une drogue « dure ».

Edmond Mulet, représentant spécial de secrétaire général de l’onu en Haïti, appelle ce pays « la République des ongs » : on estime que dix mille organisation humanitaires sont concernées par Haïti, dont plus de mille sont actives sur le terrain. Presque aucune n’est ne serait-ce qu’enregistrée auprès des autorités nationales ! Mais toutes sont présentes – ou tentent de l’être – sur la scène médiatique…

Enfin, il faut rappeler que la faiblesse de l’État haïtien sert bien des intérêts géostraté-giques. Ce pays est en effet loin d’être neutre sur l’échiquier des grands du monde : plaque tournant du marché de la drogue d’Amérique Latine, proximité géographique des États-Unis, relations d’ancienne colonie avec la France, etc. De nombreux pays tiennent à avoir leur mot à dire quant à l’avenir du pays, et un état haïtien faible les arrange bien.

Le fait que la Commission Intérimaire pour la Reconstruction d’Haïti (CIRH), en charge de coordonner l’énorme montant de l’aide, soit dirigée par Mr. Bill Clinton lui-même est vu par les Haïtiens comme une atteinte ouverte à leur souveraineté nationale… Cette opinion est-elle totalement infondée ?

Une image d’Épinal de la révolution Haïtienne est celle du Général Dessalines tranchant au sabre le blanc d’un drapeau français (alors déjà tricolore). Apparemment, c’était pour retirer du drapeau de la nouvelle République un blanc qui faisait trop songer à une couleur de peau, même si la symbolique des trois couleurs du drapeau national continue à faire couler bien de l’encre.

Si les Haïtien ont bel et bien conquis leur indépendance en 1804, déclenchant une série d’événements mondiaux aboutissant à la création du Libéria en Afrique, à l’abo-lition de l’esclavage en général et la guerre de sécession en particulier, on oublie souvent

« On ne dit pas assez que la plupart des geste salvateurs, que ce soit des gestes simples de sauvetage ou des soins médicaux plus spé-cialisés, ont été pratiqués pendant les 72 premières heures qui ont suivi le séisme par des professionnels haïtiens ! J’ai une pensée toute spéciale pour ces médecins et ces infirmières qui, bien que victimes eux-mêmes du séisme, n’ont pas ménagé leurs efforts pendant ces heures tragiques. Toutes ces institutions sani-taires ont donné des soins gratuits et pour bien des institutions privées, cela les a menées tout droit à la faillite. » (Philippe Desmangles, Médecin)

Les médias se sont également attelés à dénoncer l’État haïtien : manque d’efficacité, désorganisation, corruption et que sais-je ?

Est-ce une juste critique ?Quoi de plus normal que cette désor-

ganisation ? D’une part, il faut se rappeler que dans le cas d’Haïti, l’épicentre du tremblement de terre était pratiquement sous la capitale ! Deux ans après, des ministères entiers fonc-tionnent encore tant bien que mal, dans des baraquements de fortunes, sur du matériel prêté, rassemblé de bric et de broc. D’im-menses quantités d’archives et de documents officiels ont disparu : quel État ne serait pas désorganisé après un tel bouleversement ? Comment réagirait la France si une catas-trophe soudaine rayait Paris des cartes du monde ?

D’autre part et plus profondément, il faut rappeler que la faiblesse de l’État haïtien est en grande partie due… à l’aide humanitaire, dont le montant cumulé représentait déjà un tiers du budget national avant le séisme ! L’aide humanitaire n’a pas que des bons côtés : en se suppléant aux structures nationales – aussi imparfaites fussent-elles –, elle fait avorter tout potentiel de réelle indépendance. L’aide humanitaire est en quelque sorte autogénéra-trice : une fois qu’un pays y a eu recours, il en

Situé en plein cœur de Montréal, le centre communautaire du Santropol Roulant a été créé en 1995 par deux jeunes montréalais décidés à s’investir contre la précarité dans leur quartier. Grâce à l’engagement de nom-breux bénévoles et à l’apport de fonds privés et publics, une popote roulante est mise en place : pour un prix minime, des bénévoles, encadrés par une quinzaine de salariés, pré-parent et livrent des repas à domicile pour des

personnes en perte d’autonomie. Le service est surnommé popote intergénérationnelle car la clientèle est essentiellement constituée de personnes âgées isolées et beaucoup de béné-voles du centre sont des jeunes.

En 2012, le centre livre entre 80 et 100 repas par jour. Les plateaux sont personnalisés en fonction des régimes spécifiques de chacun (diabète, allergie au gluten, etc.) et un gros effort est fait pour utiliser autant que possible des produits issus de l’agriculture biologique et locaux. De plus, la livraison des plateaux repas se fait à pied ou à vélo, en été comme en hiver !

… À l’agriculture urbaine

Il y a deux ans les activités du centre se sont installées dans de nouveaux locaux. Un atelier de réparation de vélo, un salon convivial et une salle de réception sont alors mis à disposition des travailleurs, des bénéficiaires du centre et plus largement aux habitants du quartier.

L’équipe se mobilise aussi pour valoriser les déchets produits en cuisine en installant en sous-sol de gigantesques vermicomposteurs

MONtréAL le Santropol roulantDe la popote roulante…

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Légende, légende ? Légende, légende ?

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lui, l’entraînant dans un cycle de chutes et de rémis-sions, d’espoirs et d’angoisses.

Entrer dans le monde de Marco n’est pas anodin. Chaque carnet est numéroté de 01 à 08. Le dernier étant inachevé. Chaque dessin est numéroté, à la main, du wpremier au 624e. Les quatre derniers n’ont pas de numéro. D’autres ont été dessinés sur des feuilles volantes présentés à des concours. La plupart des dessins sont à l’encre noire, un léger trait de crayon en filigrane. A chaque fois que j’ouvre un carnet, je découvre de nouveaux détails. Je ne me lasse pas de les redécouvrir. Entrer dans le monde de Marco, c’est porter un regard sur nous-mêmes, sur notre société, son absurdité, son automatisme, son masque –le nôtre-, le monde en marge que l’homme a créé à son image, et seulement, à une image. Et comme le conclut Ferdinando Camon : « Ces dessins représentent une seule, longue, ininterrompue lamentation sur le fait de naître, de vivre et de mourir sans vraiment voir, sans vraiment être vus ».

Les dessins séléctionnés et présentés ici sont inspirés du roman d’Italo Calvino, Les Villes invisibles, Ed. Einaudi, Turin, 1972.

1 Ferdinando Camon est un jour-naliste et écrivain italien, né en 1935 à Montagnana. En 2007, à notre demande, il accepte d’écrire un texte sur les dessins de Marco Sambo.

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« Émeutes urbaines » : l’expression domine les colonnes des jour-naux et les récits des journalistes radio et télé, soucieux d’efficacité symbolique et dont on constate, plus qu’étonné, qu’ils ont ins-piré nombre de chercheurs en sciences sociales et autres experts du fait urbain. Or, désigner un fait social ou un événement dans la sphère publique ne consiste pas uniquement à le déchiffrer, à lui donner une lisibilité, mais aussi à lui suggérer un sens, c’est-à-dire le replacer dans l’Histoire en questionnant les conditions de sa genèse et la parole de ses auteurs, qu’ils soient passifs ou actifs. Valider la désignation « émeutes urbaines », c’est ouvrir ce réel à la généralité de la représentation et c’est avec elle, renvoyer à l’expé-rience et à l’image que chacun se fait de ces territoires, en fonction d’impératifs idéologiques.

Soyons clair : ce vocabulaire nous dérange car il regarde ce qui se passe de très loin. Il nous semble même qu’à chaque « émeute », les médias ont cherché à s’éloigner de plus en plus de ce qui se jouait dans ces actions collectives. Si nous insistons sur ce mode de production du point de vue des médias, c’est que leur lecture des événements – étrangère à la culture de la contestation et tenue par une position tiraillée entre les notables socio-démocrates et les Lois du capitalisme qui rémunèrent les plus déterminés socialement et les plus méritants de l’idéologie individualiste – nous a fait passer à côté du mouvement social dans les quartiers populaires. Or, pour citer Alain Touraine, « toute action collective est conçue comme une libération ». La désigner autrement, c’est isoler ses acteurs et mépriser ses ressorts.

Des « rodéos » à « l’intifada »

Il n’est pas inintéressant à ce stade de s’attarder sur les différentes dénominations qui ont eu cours depuis 1981, date des premières « émeutes urbaines » à dimension nationale, nous entendons par là celles qui ont eu un traitement par la presse parisienne.

Sous l’émeute, la révolte sociale !

hACène BelMeSSouS

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L’ESPRIT DES VILLES 2014

Les grandes métropoles remplissent des rôles spécifiques qui complètent et parfois court-circuitent les Etats. Ce sont sur leur ter-ritoire que les mesures sécuritaires prises par les élites dirigeantes sont mises en application, mais dans leur rôle préventif, les villes sont susceptibles de mobiliser des échelles et des secteurs très divers, parfois supra-nationaux. En raison de leur densité et de la diversité de leurs populations, elles ont, dans le meilleur des cas, un savoir accumulé leur permettant de se connecter au reste du monde lorsqu’il s’agit de réduire les fractures sociales ou les désordres potentiels opposant, par exemple, dans un quartiers néerlandais, des Kurdes et des Turcs. En ce sens, elles remplissent une fonction d’apaisement et de résolution des conflits et para-doxalement, facilitent pour les citoyens l’expression de demandes ou de revendications dans l’espace même qui les rassemble, de ce fait réduisant refoulement et frustrations au fondement de la vio-lence urbaine.

Crise dans son sens étymologique renvoie à la recherche de solutions. Dans un contexte d’inégalités exacerbées par les phé-nomènes de mondialisation, les métropoles sont-elles en capacité d’en atténuer les effets plus ou moins prononcés selon les pays ? En ont-elles le désir ? De quelles villes parle-t-on ? Il s’agit là d’un sujet complexe pour la recherche, liant sphères globale, nationale et locale, centrée sur la dynamisation (empowerment) des capa-cités d’action locale susceptibles de changer la donne. Il pose plus de questions théoriques et empiriques qu’il n’apporte de réponses. Quand un miroir se brise, nul ne sait quelle forme prendront les morceaux sur le sol.

Cette recherche sur les villes globales, aprés avoir situé le contexte de la mondialisation par rapport à l’insécurité, s’attache au traitement local du risque terroriste. Parmi les menaces confron-tées par les villes et liées à la mondialisation, le terrorisme apparaît en effet comme la plus létale.

droit d’avoir des droits. Ces jeunes vivent la structure fermée de nos sociétés comme mortifère, convaincus qu’ils ont été convertis en « nomades », des individus sans citoyenneté, abandonnés des politiques et oubliés du corps social.

Cette formule de « revanche » doit inspirer de l’attention car on ne sait comment l’appréhender. Que peut-il surgir de ces champs clos, en retrait de la sphère publique, quand des individus se déclarent captifs de l’idéologie sécuritaire et différentialiste ? On peut en cela qu’être frappé par la terminologie guerrière employée par certains d’entre-eux : « On se laissera pas faire », « On se défendra avec nos armes », « On leur mettra le feu », etc. Cet ordre de représentation de territoires en guerre contre la société, prêt à la défier, opère dans les horizons d’un divorce avec la politique telle qu’elle se pratique aujourd’hui. Ils sont ainsi très rares parmi nos interlocuteurs, ces jeunes qui nous ont dit avoir voté au moins une fois à une élection. La politique n’occupe pas de place centrale dans ces lieux, pas de place du tout serait en d’autres termes plus juste. Le fait qu’elle tolère l’inégalité territoriale lui a retiré toute fonction imaginaire et de sens social dans ces lieux. La politique mise hors jeu, la force du droit n’harmonisant plus nos sociétés, il reste donc la confrontation et une atmosphère de guerre civile. Est-ce que nos sociétés seront capables d’entendre les revendi-cations de ces nouveaux acteurs sociaux ? Ne pas y répondre au moment où l’idéologie de l’ordre et le populisme fragilisent ces Etats – le séparatisme en Belgique, la national-frontisme en France et « l’autotalitarisme » au Royaume-Uni (un mélange d’autorita-risme et de totalitarisme) – c’est faire le pari insensé d’un projet démocratique sans utopie sociale. Or, en démocratie, l’un ne peut pas vivre sans l’autre.

HACèNE BELMESSOUS (Dernier ouvrage paru, Sur la corde raide. le feu de la révolte couve toujours en banlieue. Editions du Bord de l’Eau, Mars 2013)

1 Nombre de tours ont été démo-lies depuis, dont les dix barres de Démocratie le 11 octobre 1994.

2 Les affrontements entre des habi-tants du quartier et la police avaient duré trois jours en avril 1981. Le bilan fit état de 360 blessés, d’une centaine de

véhicules détruits par le feu et de l’arrestation de 82 personnes.

3 Ce soulèvement avait commencé en décembre 1987 à Gaza et prit fin en 1993 avec la signature des accords d’Oslo.

4 Hacène Belmessous, les effets des politiques publiques depuis les émeutes de l’automne 2005 en France et en Australie, Conseil

régional d’Ile-de-France, Centre de Ressources Politique de la Ville en Essonne, Mars 2012.

5 Hacène Belmessous, les révoltes sociales dans l’espace public européen. Violences urbaines, Colères ou transition démocra-tique ? Hamburger Institut fur Sozialforschung, Février 2013.

Mondialisation et insécurités urbaines

SoPhIe BoDy-GenDrot

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LIVRES

SPECTACLES

EXPOSITIONS

FILMS

III.

ESPr

It

CrIt

IQU

E Si Barack Obama et Hillary Rodham (future Clinton), étu-diants, ont écrit sur la méthode Alinsky, c’est parce qu’elle déno-tait et apparaissait particulière-ment novatrice et efficace. Saul Alinsky (1909-1972) est l’auteur de deux ouvrages majeurs du « travail social », comme on dit en français, reveille for radicals (1946) et rules for radicals (1971) qui se veulent des modes d’emploi de la contes-tation sociale, de la « grévicul-ture », de l’activisme radical, le mot radical en anglais à une connotation d’intransigeance, de détermination, de jusqu’au-boutisme que le sens français, du moins en politique, ne pos-sède pas. Saul Alinsky, étu-diant de l’école de Chicago, un temps proche d’un membre du fameux gang d’Al Capone, mili-tant des causes jugées perdues par bon nombre de « travail-leurs sociaux » dans les quartiers déshérités (slum) peuplés d’une population en grande précarité (chômeurs, mères célibataires, délinquants…) et majoritaire-ment noire, considère qu’il faut toujours partir des gens, de leurs conditions, de leurs attentes, de leurs forces. Ainsi les poli-tiques sociales élaborées dans les bureaux d’organismes chari-tables tombent toujours à plat, par contre faciliter sur place l’auto-organisation d’une com-munauté en aidant les leaders

« naturels » à émerger et à prendre en mains la contes-tation, voilà une méthode qui porte ses fruits. Marie Fleck compare les actions de Clifford Shaw et de Saul Alinsky lors de la mise en place du Chicago Aera project ; Suzie Guth ana-lyse les travaux inachevés de l’étudiant Alinsky sur les dan-cings et la figure de la taxi-girl ; Sophie Body-Gendrot démontre en quoi le conflit, le désac-cord, l’intimidation, conduisent à des résultats auquel le fade consensus ne pourra jamais rivaliser (on lira dans les pages précédentes sont excellente présentation de cet activiste iné-galé) ; Pierre Lannoy examine les conceptions du pouvoir, et donc du contre-pouvoir, d’Alinsky et de Michel Foucault ; Mike Miller, qui a travaillé avec Alinsky, le situe dans le contexte idéo-logique de l’époque, Daniel Zamora le replace dans les com-bats contre-culturels, Hélène Balazard présente le versant bri-tannique de l’alinskisme. Mais au-delà de ces monographies de qualité, l’ouvrage s’affirme passionnant la traduction d’un article d’Alinsky (« Une ana-lyse de la communauté et son organisation ») et surtout d’une partie de l’entretien autobio-graphique passionant qu’il a accordé à Playboy en 1972, juste avant une crise cardiaque fatale …

TH.P.

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LIVRES

Saul Alinsky. Conflit et démocratie localeSous la direction de Suzie Guth, Paris, L’Harmattan214 pages, 23 euros