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A Emergencia Do Conceito de Totalidade Em Lukacs I

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Sobre conceito de totalidade em Lukacs

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    Lmergence du concept de totalit chez Lukcs (I) Lucien PelletierLaval thologique et philosophique, vol. 47, n 3, 1991, p. 291-328.

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  • Laval thologique et philosophique, 47, 3 (octobre 1991)

    L'MERGENCE DU CONCEPT DE TOTALIT CHEZ LUKACS (I)

    Lucien PELLETIER

    RESUME. Le no-marxisme a au cours du XXe sicle copieusement utilis le concept de totalit labor par Lukacs comme instrument dialectique. Le but de cet article est d'en dgager les prsupposs et les consquences, en montrant comment et quelles fins il a t constitu. Dans cette premire partie, Vauteur retrace Vmer-gence de cette notion ds la priode no-kantienne de Lukacs, aujourd'hui mieux connue.

    L } importance du concept de totalit pour la philosophie sociale du XXe sicle n'est plus dmontrer. Selon des modalits diverses, tous les penseurs occidentaux qui se sont rclams de Marx en ont fait une de leurs catgories principales1. Cela vaut autant pour Bloch et des thoriciens de l'cole de Francfort que pour Sartre, Merleau-Ponty et Goldmann. L'attention de tous ces auteurs a t attire sur cette catgorie par l'ouvrage de Lukacs, Histoire et conscience de classe, qui dclare: La totalit concrte est ... la catgorie fondamentale de la ralit.2 L'intention de cet ouvrage est de rendre au mouvement communiste la dynamique spculative et his-torique que son institutionnalisation lui avait fait perdre. Lukacs se prvaut de certains aspects de la dialectique hglienne afin de montrer comment la conscience bourgeoise perd contact avec le rel, et comment ce contact peut tre restaur par la conscience proltarienne qui non seulement instaure de nouveaux faits sociaux et idels, mais en outre les instaure en tant que ncessaires, en tant que ralit effective, Wirklichkeit. Le moteur de cette instauration est l'autongation de la conscience de classe prol-tarienne : parce qu'il est soumis de faon radicale au processus de rification capitaliste, le proltariat est en mesure de saisir son noyau interne essentiel3, l'essence psy-

    1. Cf. Martin JAY, Marxism and Totality: The Adventures of a Concept from Lukacs to Habermas, Berkeley, University of California Press, 1984.

    2. G. LUKACS, Histoire et conscience de classe; essais de dialectique marxiste, Paris, d. de Minuit, 1976, p. 28.

    3. Ibid., p. 218.

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  • LUCIEN PELLETIER

    chique et humaine4 inalinable grce laquelle il prend conscience de lui-mme comme point de renversement possible des contradictions sociales. videmment, on a eu beau jeu, au cours du XXe sicle, de remettre en question cette conscience inbranlable5. Le vieux Lukcs lui-mme dclarait que la conscience proltarienne d'Histoire et conscience de classe non seulement ne renversait pas l'idalisme hglien, mais renchrissait sur lui: elle procurait un accs la totalit apparent l'intuition intellectuelle de Schelling6. Est-ce dire pour autant que ]'usage de la catgorie de totalit pour la comprhension des processus sociaux et de l'agir humain en gnral reste irrmdiablement idaliste? Le tout est-il forcment le non-vrai? On ne saurait l'affirmer htivement, vu les rsultats impressionnants que cette catgorie a permis d'obtenir aussi bien chez Hegel, Marx et Lukcs que dans la pense critique moderne. La totalit, pour le dire brivement, permet de hausser un phnomne historique au-dessus de sa manifestation immdiate et de le rapporter un contexte plus global avec lequel il est en interaction. Le phnomne gagne ds lors en dtermination, en mme temps qu'il renvoie ncessairement d'autres phnomnes et, par l, la totalit du processus o il s'inscrit. Le problme est ici de savoir quand la totalit vritable, l'instance critique ultime, est atteinte. Doit-on ncessairement pour cela prendre appui sur un critre mtaphysique tel le sujet-objet proltarien du jeune Lukcs? Et sinon, comment rendre compte de son efficacit et de sa lgitimit?

    Le prsent travail ne rpond pas directement ces questions, mais il retrace l'mergence du concept de totalit chez le jeune Lukcs, et cherche ainsi montrer avec prcision sur quelle aporie il dbouche, et quelles en sont les raisons. Pareille analyse devrait faire voir en bout de ligne pourquoi ce concept s'est avr si fcond et peut continuer de l'tre, condition de le dissocier d'un certain coup de force.

    Les tudes sur l'uvre du jeune Lukcs foisonnent, et l'on pourra se demander quoi bon rouvrir ce dossier. L'utilit de l'entreprise vient de ce qu'elle donne enfin les moyens de saisir critiquement l'a propos d'une catgorie capitale de la pense sociale de notre sicle. Ces moyens, prtendons-nous, n'ont pas t procurs jusqu'ici, faute d'avoir pu reconstituer l'ensemble du projet thorique de cet auteur. Les ouvrages justement clbres que sont L'me et les formes et La thorie du roman, et mme dans une certaine mesure Histoire et conscience de classe, prennent appui sur un projet systmatique extrmement riche et plus fondamental, qui les situe dans une perspective assez inattendue. Rappelons que le jeune Lukcs, aprs avoir publi des travaux de critique littraire inspirs de Dilthey et de Simmel7, s'est mis crire une

    4. Ibid., p. 214. 5. Dans la socit unidimcnsionnelle, les ides, les aspirations, les objectifs qui, par leur contenu, transcendent

    l'univers tabli du discours et de Taction, sont soit rejets, soit rduits tre des termes de cet univers. La rationalit du systme et son extension quantitative donnent donc une dfinition nouvelle ces ides., ces aspirations, ces objectifs (Herbert MARCUSK, L'homme unidimensionnel; essai sur l'idologie de la socit industrielle avance, Paris, d. de Minuit, 1968, p. 37).

    6. Histoire et conscience de classe, pp. 399-400 (prface de 1967). 7. Cf. les trs diltheyennes et simmeliennes Remarques sur la thorie de l'histoire littraire (1910), Revue

    de l'Institut de sociologie. Bruxelles, 1973. nos. 3 4, pp. 563-595; Lou\rage hongrois de 191 1 traduit en allemand sous le titre Lntwicklungsgeschichte des mode men Dramas (Darmstadt-Neuwied, Luchterhand. 1981) tmoigne des mmes influences. Dilthey et Simmel sont aussi prsents dans L'me et les formes (1911, trad, par Guy Haarscher, Paris, Gallimard, 1974), et jusque dans les derniers textes qui ont prcd

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  • L'MERGENCE DU CONCEPT DE TOTALIT CHEZ LUKCS (I)

    vaste esthtique thorique en vue d'une habilitation qui lui aurait procur une chaire l'Universit de Heidelberg. Sans renier les premires influences, ces crits se fondent maintenant sur la philosophie no-kantienne des valeurs alors dominante Heidelberg (principalement avec Windelband, Rickert et Lask, mais aussi avec M. Weber qui s'en inspire, et auquel Lukcs est alors trs troitement li). Ce sont ces textes qui procurent leur auteur ses fondements thoriques. Or ils sont rests presqu'entirement indits jusqu'en 1974; l'poque de leur rdaction, seuls quelques proches (dont Weber, Lask et Bloch8) y ont eu accs. On en trouve deux groupes. Le premier date de 1912-1914 et comprend trois manuscrits, dont une importante phnomnologie esthtique9. Le deuxime groupe de textes date de 1916-191810: il reprend le problme des fondements de l'esthtique, cette fois-ci dans une perspective beaucoup plus systmatique et situe dans l'histoire des ides; sous forme modifie, le chapitre phnomnologique de 1912-1913 aurait d lui aussi prendre place dans ce deuxime groupe, mais finalement Lukcs ne l'a jamais remani11. l'examen, l'orientation thorique des deux groupes ne nous semble pas diffrer essentiellement, et nous les considrons comme un ensemble indissociable. Entre les deux priodes de leur rdac-tion, Lukcs s'est mis rassembler des notes pour un ouvrage sur Dostoevski, o il aurait expos sa philosophie de l'histoire12; de ces travaux, seule la prface a t acheve, et publie en 1916 sous le titre La thorie du roman13. Cet intermde phi-losophico-historique au sein d'un ensemble fortement no-kantien est trs tonnant, et doit tre tudi avec soin parce qu'il est dterminant pour rendre compte du passage de Lukcs au communisme et aux positions d'Histoire et conscience de classe. Or, prcisment cause de son importance, il ne peut tre examin indpendamment de la thorie esthtique d'ensemble, en regard de laquelle il se situe, et dont il reoit presque tout son appareil conceptuel, quitte en inverser les signes et l. La philosophie de l'histoire du jeune Lukcs a t maintes fois commente, notamment cause de la place qu'y tient la notion de totalit; mais toutes ces tentatives taient condamnes la superficialit, tant qu'elles ne disposaient pas des textes publis en 1974, partir desquels seulement l'uvre du jeune Lukcs, si influente sur ses contemporains, peut tre value avec un maximum de justesse.

    Depuis la parution de ces derniers textes, pourtant, le rexamen qui s'imposait ne semble pas avoir t men bien. Seules deux tudes ont notre connaissance

    le passage de Lukcs au communisme, en 1918. L'influence de Simmel sur Lukcs est excellemment releve par Silvie RUCKER, Totalitt als ethisches und sthetisches Problem, Text + Kritik, nos. 39-40 (Lukcs), 1973, pp. 53-56.

    8. C'est ce qu'a dclar Lukcs dans la prface son esthtique de maturit, sthetik I: Die Eigenart des sthetischen, Darmstadt-Neuwied, Luchterhand, 1963; cf. Lukcs, Textes, Paris, Messidor-ditions sociales, 1985, p. 323.

    9. LUKCS, Heidelberger Philosophie der Kunst (1912-1914), Darmstadt-Neuwied, Luchterhand, 1974; trad, franaise: Philosophie de l'art (1912-1914), trad, par Rainer Rochlitz et Alain Pernet, Klincksieck, Paris, 1981 ; nous utilisons cette traduction. Les rfrences cet ouvrage sont insres l'intrieur de notre texte, et signales par l'abrviation PA.

    10. ID., Heidelberger sthetik (1916-1918), Darmstadt-Neuwied, Luchterhand, 1974. Les rfrences cet ouvrage sont elles aussi insres l'intrieur de notre texte, et signales par l'abrviation st.

    11. Pour les questions de critique textuelle, cf. Gyrgy MRKUS, Nachwort, in lbid., pp. 253 sq. 12. LUKCS, Dostojewski; Notizen und Entwiirfe, Lukcs Archvum, Budapest, 1985. 13. ID., La thorie du roman, trad, par Jean Clairevoye, Gonthier, 1963.

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  • LUCIEN PELLETIER

    dpass le niveau des descriptions sommaires. La premire est celle de Nicolas Ter-tulian, qui dans un recueil de ses propres textes sur l'esthtique lukcsienne consacre un chapitre aux manuscrits qui nous intressent14. Cette tude cependant fut rdige en 1971, et n'a pu tenir compte que de l'Esthtique de Heidelberg (1916-1918), non pas de la Philosophie de l'art (1912-1914). Le commentaire est nanmoins pntrant, surtout parce qu'il s'efforce de montrer les transformations ayant eu lieu entre l'es-thtique de jeunesse et celle de maturit. ce titre, l'tude de Tertulian reste incon-tournable pour un examen d'ensemble de l'itinraire lukesien; mais elle ne suffit pas l'analyse des textes thoriques des annes 10. Une autre tude se consacre longuement et exclusivement ces derniers: celle de Rainer Rochlitz15. L'auteur de cet ouvrage tmoigne d'une sympathie passionne pour l'univers du jeune Lukcs, et cette compli-cit lui permet des dveloppements profonds et particulirement autoriss sur des uvres artistiques postrieures aux textes de Lukcs qu'il considre. Mais l'ouvrage souffre de deux lacunes trs considrables. D'abord, les textes de l'importante Esth-tique de Heidelberg ne sont pas pris en considration, et par suite la posture thorique de Lukcs n'est pas entirement restitue. Ensuite, l'auteur n'est pas suffisamment distant de son objet: il tient compagnie aux textes de Lukcs, mais ne les analyse et ne les critique pas vraiment, et ds lors il ne permet pas d'en valuer l'importance objective dans la pense de notre sicle16.

    L'tude que nous entreprenons offre donc pour la premire fois une analyse complte de l'mergence du concept de totalit chez Lukcs, depuis L'me et les formes jusqu' Histoire et conscience de classe. On verra toute la complexit de la problmatique lukcsienne, et qu'elle ne fut pas exempte d'une certaine ambivalence. Celle-ci se manifeste dans le va-et-vient entre une esthtique d'obdience no-kantienne et une philosophie de l'histoire comme horizon de l'agir artistique et social. Il faudra chercher expliquer, autrement que par des circonstances biographiques, pourquoi cette ambivalence a eu lieu; ventuellement, le concept de totalit pourrait s'affranchir dfinitivement de l'aporie ainsi repre. En une premire tape, nous dcrivons l'es-thtique thorique du jeune Lukcs, et mettons en vidence son laboration du concept de totalit, ses motivations et sa mise en uvre. Dans un texte ultrieur, nous montrerons que cette totalit cherche substituer l'art au rel, et pourquoi elle choue. C'est cet chec qui explique le passage la philosophie de l'histoire; mais celle-ci, jusque dans Histoire et conscience de classe, reste dpendante de la totalit esthtique, et introduit dans la pense sociale une perversion dont, bien davantage que l'uvre du philosophe hongrois, l'histoire elle-mme du XXe sicle a fait les frais. Ces dernires oprations seront dcrites elles aussi ultrieurement, dans la deuxime partie de l'tude.

    14. N. TERTULIAN, Georges Lukcs; tapes de sa pense esthtique, Paris, Sycomore, 1980, part. ch. 4. 15. R. ROCHLITZ, Le jeune Lukcs (1911-1916); thorie de la forme et philosophie de l'histoire, Paris, Payot,

    1983. 16. Un texte rcent du mme auteur (R. ROCHLITZ, Un esthtisme mtaphysique, Critique, n. 517-518

    (1990), part. pp. 564-568) supple de faon brve mais excellente cette dernire carence (nous y reviendrons).

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  • L'MERGENCE DU CONCEPT DE TOTALIT CHEZ LUKCS (I)

    I. L'ESTHTIQUE NO-KANTIENNE

    1. Systme et sphres.

    La problmatique du jeune Lukacs s'articule autour de trois thmes principaux: la vie, l'me, et les formes17. La vie est le monde de la profusion quotidienne, de l'tre inauthentique, le rseau mcanique des causes et des effets auquel est soumise la subjectivit, sauf se replier sur elle-mme et ds lors s'interdire toute substan-t i a t e . L'me est l'tre individuel authentique, irremplaable, dont provient toute la richesse de l'existence humaine. Les formes sont la mdiation de la vie et de l'me. Elles permettent la subjectivit de se dterminer dans une extriorit, d'atteindre la validit universelle. Elles sont ce qui donne sens la vie, ce qui structure l'existence, ce qui donne cohsion ses lments. Tout le problme de Lukacs consiste dterminer le statut de ces formes culturelles, objectives sans pour autant tre rductibles au chaos du monde vcu, subjectives sans pour autant renoncer l'universalit. Comment le monde des formes et ici Lukacs entend aussi bien les formes de l'esprit objectif hglien que celles de l'esprit subjectif , comment ce monde n de la vie et de l'me peut-il se rendre autonome leur gard, et les rflchir sous des traits purs et homognes ?

    Dans une importante lettre programmatique de 1910 son ami et inspirateur Leo Popper18, Lukacs dfinit sa position comme un platonisme l'envers. Les formes, en effet, sont analogues aux ides platoniciennes en ce qu'elles manifestent l'universalit prsente dans le rel, sans cependant dpendre de ce dernier. Mais le platonisme lukcsien est l'envers en ce qu'il concerne non pas des ides, mais des formes objectives, prsentes dans le rel, bien qu'en mme temps autonomes son gard. Prcisons tout de suite que Lukacs rendra compte de la possibilit de ces formes au moyen de la catgorie de totalit: c'est cette catgorie que nous allons voir merger ds la Philosophie de l'art (1912-1914). Mais avant d'y arriver, il faut comprendre pourquoi Lukacs a cru pouvoir laborer sa philosophie de la forme dans le cadre du no-kantisme de Heidelberg. Ce choix s'explique par son platonisme, apparent au platonisme axiologique des Windelband, Rickert et Lask. Cette forme de no-kantisme19 s'rige sur les ruines de l'idalisme allemand, qui par sa synthse de la raison thorique et de la raison pratique avait rdit l'axiome scolastique ens et bonum convertuntur: Ne paraissant plus possible, cette synthse s'est quand mme maintenue comme exigence tlologique chez un idaliste postrieur Hegel, Hermann Lotze, duquel toute la philosophie ultrieure des valeurs s'est rclame. L'axiome fondamental de Lotze et de ses successeurs est que l'tant est, et les valeurs valent. On a d'une

    17. Pour ce qui suit, cf. Gyrgy MRKUS, Die Seele und das Leben. Der "junge" Lukacs und das Problem der Kultur, Revue internationale de philosophie, n. 106 (1973), pp. 407-438.

    18. LUKACS, Correspondance de jeunesse 1908-1917, Paris, Maspero, 1981, pp. 136 sq. Cf. aussi LUKACS, Leo Popper; ein Nachruf (repris partiellement in Die Fackel, nos 399-400 (1911), p. 26): La forme est la pense de Leo Popper... Sur Leo Popper et son rapport Lukacs, cf. Rainer ROCHLITZ, Un esthtisme mtaphysique, pp. 559 sq.

    19. Pour ce qui suit, cf. Herbert SCHNADELBACH, Philosophie in Deutschland 1831-1933, Francfort, Suhrkamp, 1983, ch. 6. Pour un aperu critique du rle jou par le no-kantisme dans l'histoire de la philosophie, cf. Garbis KORTIAN, De quel droit?, Critique, n. 413 (1981), pp. 1131-1144.

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  • LUCIEN PELLETIER

    part une ontologie o l'tant est considr objectivement, de faon neutre; de lui-mme, cet tant ne donne lieu aucune valeur, puisque les valeurs sont inexistantes. Mais l'esprit humain est en reste avec cette conception de l'tre, obtenue l'aide de jugements logiques; il existe d'autres types de jugements, mettant en jeu les motions et la volont: ce sont des jugements de valeur. Le projet de Windelband, lve de Lotze et matre de Rickert, est d'tablir une axiologie qui fonde transcendantalement ces derniers jugements, c'est--dire qui repre les mta-valeurs la source des valeurs impliques par la conscience empirique. Ces valeurs a priori n'existent pas, mais valent: ce sont les postulats ncessaires d'une conscience normative laquelle renvoie le devoir-tre inhrent la connaissance. A la suite de Lotze qui accordait prsance l'thique sur toute autre activit thorique, Windelband et Rickert sont d'avis que mme les jugements logiques sont subordonns aux valeurs transcendantales, puisque le concept de vrit auquel ils se rapportent est lui-mme un concept axiologique20. Chez Rickert, cette thorie cherche faire contrepoids au no-kantisme de Marburg, qui lui parat un apriorisme excessif, puisqu'il prtend rduire mme la source de l'affection sensible une production transcendantale. Cette conception permet de rendre compte des sciences nomothtiques, qui subsument le rel sous des lois, mais non pas des singularits historiques. Celles-ci sont prises en compte par les sciences idiographiques, dont Rickert fait la thorie l'aide de la philosophie des valeurs. A cet gard, il reprend et prolonge sans plus la qustio juris de l'cole de Marburg, l'entreprise de lgitimation pistmologique des sciences. Mais selon Lukcs, ici s'amorce nanmoins une tendance la concrtisation21, qu'il voit aboutir chez Lask. Pour faire droit au singulier, Rickert rintroduit dans la constitution de l'objet de connaissance un moment d'irrationalit, un lment alogique; mais sa dtermination cognitive est le fait de la seule subjectivit transcendantale. Le problme de la nature du donn alogique reste ici entier. C'est ce dernier que s'est consacr Lask, disciple dissident de Rickert. La proccupation centrale devient chez lui le matriau irrationnel de la connaissance, dont il fait la source de la spcification cognitive; cela revient substituer la qustio facti la qustio juris22. Cette radicalisation s'opre au moyen d'une sparation rigoureuse entre la sphre de la validit et le jugement dpendant de la subjectivit. Cette sparation est permise par le recours de Lask au transcendan-talisme husserlien, pour lequel les figures thoriques sont pleinement autonomes par rapport celui qui les pense. Lask peut ainsi clairement distinguer le matriau irrationnel et la forme logique. La forme est le support de la validit purement logique. Elle n'a

    20. cet gard, SCHNDELBACH {ibid., p. 208) note la dpendance des philosophies des valeurs l'gard de Fichte.

    21. LUKCS, Emil Lask, ein Nachruf, Kant-Studien, t. 22 (1918), p. 350. 22. Rudolf M ALTER, Heinrich Rickert und Emil Lask. Vom Primat der transzendentalen Subjektivitat zum

    Primat des gegebenen Gegenstandes in der ^Constitution der Erkenntnis, in Hans-Ludwig Ollig (d.), Materialien zur Neukantianismus-Diskussion, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1987, pp. 87-104. L'auteur remarque fort propos (p. 94) qu'alors que Cohen ou Rickert restaient fidles Kant en refusant d'hypostasier la sensibilit en une instance extrieure la subjectivit, en dpit de tous les problmes que cette position leur occasionne, Lask transgresse pour sa part rsolument celle-ci. Pour ce qui suit, cf. aussi l'article de Lukcs mentionn la note prcdente, et Hanspeter SOMMHRHUSER, Emil Lask 1875-1915. Zum neunzigsten Geburtstag des Denkers, Zeitschrift fur philosophische Forschung, t. 21, n. 1 (1967), pp. 136-145 (l'article de Maker susmentionn est une tude critique d'un ouvrage de Sommerhauser sur Rickert et Lask).

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  • L'MERGENCE DU CONCEPT DE TOTALIT CHEZ LUKCS (I)

    aucun contenu indpendamment du matriau, et cet gard elle est toujours validit de [hingelten], validit oriente vers un matriau. C'est de ce dernier qu'elle reoit sa spcification. Elle ne confre au matriau qu'une dignit logique, et ne le modifie nullement: ce dernier reste toujours irrationnel, excdentaire par rapport elle. Cette pleine autonomie accorde au matriau de la connaissance inverse l'idalisme no-kantien: loin d'tre dtermin par les formes de la connaissance, c'est bien plutt le matriau lui-mme qui diffrencie ces formes.

    Se rclamant de Lask, on voit bien maintenant que le no-kantisme de Lukcs n'est pas pleinement orthodoxe. S'il cautionne le platonisme transcendantal de Lask23, c'est parce que ce platonisme libre le matriau de la connaissance de la ncessit d'tre constitu par le jugement, et lui confre une pleine autonomie. Lukcs trouve chez Lask une insistance sur la matrialit de la connaissance qui convient tout fait son propre platonisme l'envers. Le matriau reste irrationnel, mais on y accde nanmoins en tant qu'il est le phnomne originaire la source de la diffrenciation des formes logiques. C'est prcisment ici que le projet systmatique lukcsien vient s'insrer. Le projet global de Lukcs cette poque projet dont l'esthtique n'est qu'une ralisation partielle, comme son auteur le reconnat maintes reprises est de prendre le relais de Lask et de ses prdcesseurs, de poursuivre une tche qu'eux-mmes n'avaient pas entrevue:

    une justification mthodique et thoriquement structure du procd rhapso-dique de Kant, en opposition avec les efforts systmatiques de ses successeurs [surtout Fichte et Hegel]. Car le fait que le cosmos de tout ce qui peut tre connu et vcu soit rparti en diverses sphres particulires et possdant leurs lois propres est selon cette conception un phnomne originaire ultime, tout fait indductible, absolu rebours des systmes, qui essaient de dduire a priori le rapport des sphres entre elles. La tche de la philosophie ne devrait consister qu' exhiber ... l'tre-l de ces sphres et exposer leur qualit spcifique ... l'clairage thorique.24

    Lukcs ne refuse pas le systme philosophique, mais veut lui rendre la structure rhapsodique qu'il avait chez Kant, c'est--dire qu'il veut faire coexister les sphres de la thorie, de l'thique et de l'esthtique, sans les faire driver les unes des autres, en respectant leur autonomie, leur caractre de matriau irrationnel, de donn ori-ginaire. Le type de systmatisation qui essaie de dduire l'existence des sphres ne parvient qu' en faire un relev topographique, et par l les sphres ne sont pas connues en elles-mmes, elles sont dformes par le primat d'une seule d'entre elles, la sphre de la thorie. Le problme est de trouver une forme systmatique qui confre une forme logique aux sphres, tout en laissant chacune libre de dployer d'elle-mme son contenu propre et de nouer des liens avec les autres sphres. (Lukcs donne comme

    23. LUKCS, Emil Lask, ein Nachruf, p. 361. Dans un contexte diffrent, Histoire et conscience de classe continue de voir en Lask le plus pntrant et le plus consquent des no-kantiens contemporains (p. 179; cf. aussi p. 148). Sur le rapport de Lukcs Lask, cf. aussi N. TERTULIAN, op. cit., pp. 107-115, de mme que Hartmut ROSSHOFF, Emil Lask als Lehrer von Georg Lukcs, Bonn, 1975 (nous n'avons pu consulter cette tude).

    24. Emil Lask, ein Nachruf, p. 357. La Heidelberger Asthetik dveloppe cette ide (pp. 70-73), sans toutefois la mettre clairement en rapport avec Rickert et Lask. Cf. aussi Histoire et conscience de classe, p. 151, n. 1.

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  • LUCIEN PELLETIER

    exemple le lien tabli par Kant entre la sphre thorique el la sphre pratique.) Pareil systme serait htrogne, pluridimensionnel et asymtrique, et ferait ainsi droit la factualit contingente des sphres.

    Afin de trouver une solution ce problme, Lukcs procde une thmatisation fort importante des systmes antrieurs. Il en distingue deux types, reprsents d'une part par Kant et Hegel, d'autre part par Dilthey (et, dans une moindre mesure, par Husserl). Le premier type est caractris par un mode d'objectivit dnu de prsup-positions. Ces systmes posent leurs sphres de faon absolue, sans les faire dpendre d'un monde prsuppos.

    Chez Kant, on voit dj quel point les instaurations [Setzungen] vraiment auto-nomes (la thorie et l'thique) crent partir d'elles-mmes leurs objets propres, combien l'objectivit d'une ralit naturelle est pour elles peu dcisive, et quel point le principe ultime de la validit inconditionnellement constitutive, le principe d'objectivit absolument authentique mis en uvre par une instauration et par la sphre qui en mane, est condamn au morcellement et la dissolution lorsqu'il passe une autre sphre... (st 14-15)

    Chez Hegel, on retrouve le mme postulat d'une instauration sans aucun pr-suppos (st 19). Mais aussi bien Kant que Hegel sont forcs de reconnatre un substrat systmatique leurs instaurations. L'idalisme relatif de Kant pose la chose en soi comme en de obscur de l'instauration thorique; l'idalisme absolu de Hegel s'embrouille sur ce point dans les difficults d'une identit originaire entre tre et nant. Les systmes qui tentent d'instaurer radicalement leur objet sur un plan thorique se retrouvent donc devant le paradoxe suivant: ce qu'ils doivent nces-sairement prsupposer se rvle tre l'examen l'absolument indicible; or, pour des formes qui fondent une sphre autonome o l'tre devient ncessairement une catgorie et o par consquent il peut tre nonc, cette indicibilit quivaut au pur, l'absolu nant. Le paradoxe est donc clair: ce qui doit tre prsuppos, c'est non pas rien [nichts], mais le nant [Nichts]. (st 21) Ce nant, Lukcs l'appelle aussi chaos. Chaque instauration d'une sphre vhicule avec elle ce chaos comme a priori immdiat absolument insaisissable, pas mme ngativement; la tentative de lui assigner rtros-pectivement un lieu mthodologique provient dj d'une tout autre dimension du problme, celle d'un systme des valeurs ou d'une mtaphysique qui homognise les instaurations, et pour cette raison elle passe ct du rapport immdiat au chaos. S'il procde avec suffisamment de radicalit, le sujet instaurateur des sphres est mis en face du chaos et le sursume, lve le chaos la forme en dpassant toutes les formes historiques intermdiaires par le fait mme de l'instauration (st 22). Dans l'instauration thorique, la relation immdiate au chaos se prsente sous sa forme kantienne ou hglienne. Quant au chaos pr-thique, il amne le sujet une dcision, o la norme est librement consentie, et donc o la ralit naturelle perd son vidence, son indiffrence vis--vis des valeurs.

    ... dans la dcision, la volont libre signifie littralement qu'il faut agir comme si cette action tait la premire et la dernire dans le cosmos, comme s'il n'y avait pas de motifs ayant men la situation o se produit la dcision, comme si l'action tait excute au Jugement dernier, l o le temps cesse et o il n'y a plus que

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  • L'MERGENCE DU CONCEPT DE TOTALIT CHEZ LUKCS (I)

    les consquences dans leur intention purement thique, telles qu'elles taient onto-logiquement donnes dans l'acte. (st 23)

    Ces mots rappellent immanquablement le fameux essai sur la mtaphysique de la tragdie25, cette forme qui incarne la sagesse des limites, o l'essence ne peut devenir vivante que dans son rapport la finitude, dans l'instant du miracle o vie et mort concident. Il ne s'agit certes pas dans le cas prsent d'une formalisation artistique des paradoxes inhrents l'acte d'instauration thorique et thique ; mais ces paradoxes sont sous-jacents, et il nous faut ici y insister quelque peu. Lukcs s'attache dmontrer le caractre constitutif, destinai, des apories ici repres, lorsqu'elles ne sont pas rapportes une forme esthtique. Il en va ainsi pour l'thique. Ce que Lukcs en dit ici ne fait que corroborer le jugement qu'il porte sur elle dans les textes de jeunesse o il en est directement question. Une analyse de la tentative kierkegaardienne de formalisation thique de la vie le fait dboucher sur un constat d'chec: l'hrosme de Kierkegaard consista en ceci: il voulut crer des formes partir de la vie. (...) Sa tragdie: il voulut vivre ce que l'on ne peut vivre. 26 La forme thique est condamne l'approximation indfinie du devoir-tre, comme chez Kant: Car toute thique est formelle, le devoir est un postulat, une forme, et plus une forme est accomplie, plus elle s'est appropri la vie, plus elle est loigne de l'immdiatet. Elle est un pont qui spare: un pont sur lequel nous allons et venons et ne rejoignons que nous-mmes, ne rencontrons jamais l'autre. (...) La vie vivante se trouve au-del des formes...27 L'chec de l'thique provient de l'infini du devoir-tre, cause duquel le sujet est forc chaque occasion d'action de reprendre nouveau dans sa volont la maxime thique, et o seule la conscience que cette action est accomplie comme si elle tait la premire et unique entre en ligne de compte pour juger de l'accomplissement de la norme thique (st 95). Par l, on empche que le sujet thique prenne substance au contact du monde, puisque seule sa subjectivit intervient, comme norme ou comme idal. L'thique kantienne s'vade dans la mtaphysique, son sujet normatif a un caractre purement utopique, postul. La sphre thique est ainsi ncessairement diffracte par la sphre thorique28. Or la thorie choue elle aussi faire concider le sujet de la connaissance avec son objet, cause l encore de l'infini, attribu cette fois-ci non plus au sujet mais l'objet. L'attitude thorique pose toujours une totalit infinie de vrits comme tant son objet propre, de sorte que le sujet qui lui correspond est une pure construction, un idal; l encore, on aboutit une mtaphysique (st 94-95). Une thique et une thorie consquentes refuseront donc ce passage la mtaphysique, et prendront le risque de s'exposer au chaos qui les fonde. Dans ce

    25. LUKCS, L'me et les formes, pp. 246 sq. 26. Ibid., p. 70. 27. ID., Von der Armut am Geiste. Ein Gesprch und ein Brief, Neue Blatter, vol. 2, nos. 5-6 (1912),

    pp. 71-72. 28. Que serait l'thique librement dploye partir d'elle-mme, telle que le programme systmatique lukcsien

    en laisse entrevoir la perspective? Seules les Notes sur Dostoevski offrent les lments d'une rponse, qui prend du reste tout son sens dans leur inachvement, dans le fait que leur auteur ait finalement renonc rpondre explicitement sur ce terrain. Notre point de vue forcment sommaire sur l'thique chez Lukcs doit tre nuanc par l'tude d'Agnes HELLER, Jenseits der Pflicht. Das Paradigmatische der Ethik der Deutschen Klassik im Oeuvre von Georg Lukcs, Revue internationale de philosophie, n. 106 (1973), pp. 439-546.

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    cadre, l'activit thorique ne peut tre comprise que comme cration, instauration absolue ; et chacune des sphres n'a donc plus rendre compte a priori de sa facmalit. la question "comment ... est-il possible?", on ne peut rpondre que: "cela est ncessaire" ... 2l>

    Mais une thorie qui refuse d'tendre son influence d autres objets qu'elle-mme ne va videmment pas sans problmes. Comment Lukcs pourrait-il dans ces conditions prtendre une philosophie de l'art? De fait, restreindre l'autorit de la sphre thorique elle-mme n'quivaut pas la condamner de simples constats tautologiques sur les choses. Elle peut et doit rendre compte de ce qui est, mais a posteriori. Si le point de dpart de la rflexion parat arbitraire, cette impression est dmentie lorsque le systme est finalement atteint. Le regard rtrospectif, qui a laiss la sphre se dvelopper de faon immanente et parvenir son lieu systmatique propre, est seul en mesure de justifier son objet sans coercition, de lui reconnatre la ncessit qui lui revient de droit. Considre du point de vue du systme atteint, cette aventure de la raison apparat comme la ncessit factuelle du saut entre l'htrognit de la ralit reflexive, purement vcue par-dessus les sphres singulires de complexes reconnus et l'homognit constitutive et acheve de la ralit ultime dans le systme. (PA 255) L'attitude thorique n'accomplit donc d'abord le saut hors du chaos, c'est--dire sa propre possibilit, que sous forme de postulat. Ne trouvant pour se vrifier elle-mme que la ralit de l'exprience vcue htrogne, elle y projette la croyance en la cohrence immanente des concepts touchant les choses et en la logique immanente de la relation qui les unit. Lorsqu'on pose une formation comme donne, pour demander "comment elle est possible" partir de sa factualit, on est donc conduit, soutenu et limit, dans ce procs d'homognisation purificatrice, par ces deux forces immanentes (PA 254).

    Ce dispositif thorique doit beaucoup Hegel, comme on le verra30. Mais les modifications ici sous-jacentes eu gard Hegel font que l'entreprise thorique lgi-time chez ce dernier devient tout fait problmatique. La thorie est impuissante poser son objet de faon pleinement autonome; elle est contrainte de partir d'un donn propos duquel, certes, elle se postule elle-mme, se dcide pour elle-mme, mais o du mme coup elle ne peut plus se recouvrer: car pour parcourir le donn elle doit s'abolir, et de ce donn ne peut ds lors plus surgir un principe qui le transcende.

    C'est ce qui apparat clairement avec le deuxime type de systmatisation. Ici, il n'y a pas besoin d'instauration radicale, puisqu'on se trouve insr dans un monde pralablement donn. Il s'agit de la ralit vcue [Erlebniswirklichkeit], une manire dtermine de vie dans un monde concrtement donn hic et nunc, propos de la factualit et de la dicibilit duquel il ne peut y avoir de doute, mme si son

    29. PA 255; les pp. 250-256 que nous utilisons clans ce qui suit sont un brouillon de l'introduction, que Lukacs a cart par la suite au profit d'un commencement ex abrupto (il existe des uvres d'art comment sont-elles possibles?) bien en accord avec l'esprit de son esthtique. De faon gnrale, la Philosophie de Part vite les considrations systmatiques que nous exposons ici, mais cela ne les invalide en aucun cas. Elles sont au fondement de la synthse que cet ouvrage tche d'tablir entre kantisme, hglianisme et philosophie de la vie. Et elles sont du reste dj clairement formules dans la lettre Popper cite supra, n. 18.

    30. Cf. aussi st 38 sq.

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    objectivit spcifique n'est pas encore fonde (st 24). La ralit vcue y est fon-damentalement htrogne, dnue de tout rapport des valeurs transcendantes ; seul un saut, une dcision permet de parvenir celles-ci. Ce monde ... est la ralit forme partir des instaurations normatives, o cependant et c'est l le point dcisif la validit des instaurations est "mise entre parenthses", selon l'expression de Husserl. (st 27) C'est cette dimension rprime de la validit, l'instauration thorique ou thique autonome, qui permet la ralit d'tre vcue comme un monde d'objectivit, malgr son htrognit. Cette ralit ne peut tre alors qu'vidente, car l'attitude dubitative ou authentiquement philosophique lui devient tout fait tran-gre. C'est le monde du pragmatisme, incapable de se transcender lui-mme, inapte soulever des problmes de validit universelle. La ralit vcue est le niveau de l'objectivit absolument transcendante ... au sens o elle se situe par-del toute instauration (st 29). Ayant mis entre parenthses l'instauration thique qui lui donne l'existence, l'attitude pratique se rduit ici un jeu de forces pour matriser un monde d'objets utilitaires. L'attitude thorique est pour sa part rduite des sentiments contemplatifs, qui laissent leur objet inchang ; la pense est inexistante car le moindre acte de vouloir-dire [Meinen] sursume la ralit vcue (st 31), instaure un sens qui la dpasse. Et de mme que toute instauration autonome doit ici tre mise entre parenthses, de mme le sujet instaurateur reste en dfinitive transcendant la ralit vcue. Il y a bien un sujet grce auquel la ralit peut tre constitue en exprience, mais il est rprim par cette dernire : il est informe, livr aux objets, qui dterminent les expriences l'occasion desquelles il se constitue.

    La ralit vcue est donc impuissante satisfaire les exigences de la philosophie. Elle quivaut l'anantissement de la subjectivit instauratrice la fois de la sphre thique et de la sphre thorique. La sphre thique ne peut tre instaure sans prsupposs, parce que l'intriorit qui l'engendre est inexistante, n'a pas de consis-tance propre, sauf comme postulat. La sphre thorique n'est pas davantage autonome: elle se postule dans un donn apparemment arbitraire, et qu'en fait elle instaure; mais elle doit pour cela s'y oublier, et ds lors l'objectivit ainsi atteinte ne peut plus se transcender elle-mme en subjectivit reflexive. Pour la sphre thique, il n'y a que le sujet mais en fait celui-ci est un simple idal evanescent ; pour la sphre thorique, il n'y a que l'objet mais celui-ci est une subjectivit mise entre parenthses. (st 92-94)

    L'chec des systmes traditionnels tient en dfinitive aux exigences inconciliables mais ncessaires de leur projet mtaphysique.

    L'exigence ultime et partout manifeste de la mtaphysique, c'est ... la saisie adquate et directe de la matire, une unit des formes d'apprhension avec le matriau apprhend, existant en soi, et cela quivaut en fait l'unit du sujet et de l'objet; l'exigence de faire passer le chaos de l'obscurit la lumire, de le faire apparatre dans son essence vritable, ... l'exigence d'une exprience vcue qui soit mme de saisir constitutivement l'essence du monde, d'en mettre le sens en vidence. (st 35-36) Or, les systmes qui essaient de fonder leur objet sans prsupposs ne font qu'ex-

    primer la ncessit de saisir radicalement l'essence des choses, d'en justifier l'existence, mais ils se privent en mme temps de ces choses. En revanche, les systmes qui

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    prsupposent navement la ralit vcue posent le primat des choses singulires, mais ils se privent en mme temps du principe universel qui peut reconnatre ce primat. Les systmes fondationnels ont tendance saisir les choses conformment leur propre structure et traiter comme inexistant ... tout ce qui leur oppose rsistance (PA 14). Ils encadrent de force le rel par des maximes qu'ils croient tort innes: toute maxime qui, une fois adopte, permet d'accder une sphre d'homognit, quelle qu'elle soit, prsuppose une certaine connaturalit pour elle constitutive et un lien organique entre la matire qu'elle intgre en elle et les formes organisatrices de cette matire. tant donn que l'on a pntr dans ladite sphre en se pliant la maxime, on est assur qu'il n'y a en elle et pour elle, absolument aucune quivoque et aucun malentendu possibles. Ce faisant on laisse de ct la singularit donne dans l'exprience vcue, en opposition laquelle tout moyen d'expression apparatra terne, abstrait, frelat, et ngligera justement tout l'essentiel (PA 12). La tche de la mtaphysique, qui est la saisie adquate de l'tre mme, l'lvation de sa singularit absolue l'universalit, l'identit du sujet et de l'objet, est irralisable31.

    2. L'esthtique comme mtaphysique de la finitude.

    Parlant rtrospectivement de son uvre de jeunesse, Lukcs a attir l'attention sur l'influence qu'y a exerce Kierkegaard ; en mme temps qu'il crivait sa Philosophie de l'art, il dit avoir entrepris Heidelberg un travail rest inachev sur la critique de Hegel par Kierkegaard. Ce texte est aujourd'hui perdu, mais on en aura repr les traces lorsqu'il a t question de l'instauration des sphres thorique et thique partir d'un chaos originaire. La terminologie employe ce sujet est tout fait explicite: il y est par exemple question de saut, de dcision, de situation. Ce sont l des concepts-cls dans l'uvre de Kierkegaard. La chose en soi kantienne et l'identit hglienne de l'tre et du nant sont ainsi plies une conceptualit qui leur est passablement diffrente. Pour Lukcs, la mise en relation de Hegel et Kierkegaard apparaissait l'poque faisable, avant que Heidegger et Jaspers n' imposent leur hostilit envers Hegel: il cite Dilthey et Kroner comme ayant entrepris de faon nergique un rapprochement entre Hegel et l'irrationalisme32. On reconnat bien l la position des crits esthtiques de jeunesse. Ce point a de l'importance, car il permet de mieux comprendre la situation particulire du projet systmatique lukcsien, son affirmation de la tche mtaphysique, et en mme temps le dni de sa possibilit.

    Il n'est pas indiffrent en effet que le mot sphre (ou stade) soit copieusement utilis aussi par Kierkegaard, dans le but, on le sait, de caractriser les trois attitudes (esthtique, thique, religieuse) que peut adopter la subjectivit. Que Kierkegaard ait distingu ces sphres, c'est pour Lukcs un signe de sa probit: cela montre qu'il a refus les raccords conceptuels htifs de ce que l'existence donne comme distinct.

    31. Par ces rflexions sur la mtaphysique, Lukcs entend d'une part accomplir une tche entrevue par Lask, celle d'assigner un lieu logique la mtaphysique, et d'autre part compenser l'insuffisance du point de vue purement logique de Lask, qui empche de rsoudre le problme de la possibilit de la mtaphysique; la rponse de Lukcs est ngative, mais sans quivoque (cf. Emil Lask, ein Nachruf, p. 360).

    32. LUKCS, prface de 1962 La thorie du roman, p. 14.

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    Les stades de l'existence sont spars l'un de l'autre avec une nettet sans transitions, et la liaison entre eux est le miracle, le saut, la soudaine mtamorphose de l'tre d'un homme dans sa totalit. Autrement, il n'y a de place que pour le singulier: l'absolu ... n'est que: le concret, le phnomne singulier33. La vie ne trouve jamais place dans un systme de pense logique et, considr ainsi, le point de dpart de ce dernier est toujours arbitraire... 34 II est ais de reconnatre ici des traits importants de la pense de Lukcs: primaut du singulier, antriorit de la vie ou du chaos sur la pense, dlimitation stricte des sphres. Cependant, on l'a vu, Lukcs rejette la tentative kierkegaardienne de styliser la vie sans intermdiaires. La subjectivit ne peut atteindre adquatement le singulier, elle finit toujours par le soumettre quelque systme. Qui veut parvenir aux fins de la mtaphysique, rconcilier pense et tre, doit malgr tout construire. Et c'est pourquoi Lukcs donne quand mme priorit Hegel, au travail du systme. Lui seul offre le moyen, s'il en est, de saisir la vie.

    On aura reconnu l'influence de Hegel dans la circularit laquelle est contraint chez Lukcs le systme dnu de prsupposs. L'un et l'autre posent un commencement absolu, ne prsupposant rien, mais corrobor par tout le systme, qui fait retour sur son point de dpart pour s'autojustifier. Il est cependant une diffrence de taille entre Hegel et Lukcs. Pour Hegel, ce par quoi il faut commencer ne peut tre un concret35, quelque chose de dtermin.

    Si, impatient en regard de la considration du commencement abstrait, on voulait dire d'aventure qu'il ne faut pas commencer par le commencement mais par la Chose, alors cette Chose n'est rien que cet tre vide; car ce qu'est la Chose, c'est l ce qui doit ne se dgager justement que dans le parcours de la Science, et cela avant elle ne peut tre prsuppos comme connu.36

    Or, la circularit hglienne est mue par le principe de non-contradiction; c'est lui qui, de l'identit originaire abstraite de l'tre et du nant, fait surgir le devenir et toutes les dterminations ultrieures. Tel n'est pas le cas chez Lukcs. Il ne rejette certes pas le principe de non-contradiction, mais il pose qu'il y a des contradictions insolubles. Le donn qui amorce la pense n'a pas en dernier lieu tre dpass par une vrit qui l'absorberait ; il s'agit bien plutt de comprendre cette opposition comme opposition ncessaire bien que relative et l'intgrer la construction syst-matique (PA 253). Cette subversion de la rationalit hglienne est permise par la reprise des lments kierkegaardiens susmentionns, par l'exigence pour la subjectivit instauratrice de se saisir elle-mme dans son existence, et d'en accepter le morcel-lement. D'o le caractre tragique de cette subjectivit, qui doit parcourir le donn singulier, et s'y perdre.

    En renvoyant dos dos les antipodes Hegel et Kierkegaard, Lukcs est en mesure de concevoir la fois la ncessit de l'adquation entre pense et tre postule par les sphres thorique et thique, et en mme temps son impossibilit. Il maintient l'ambition systmatique de la mtaphysique, tout en reconnaissant qu'elle ne peut tre

    33. ID., L'me et les formes, p. 60. 34. Ibid., pp. 59-60. 35. G.W.E HEGEL, Science de la logique, I, 1 : L'tre (version de 1812), Paris, Aubier-Montaigne, 1972, p. 47. 36. Ibid., p. 48.

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    ralise. Seule une pense de la finitude, qui n'admet que des rconciliations partielles, peut tolrer cette contradiction. Tel est le rle systmatique constitutif que joue, dans la philosophie lukcsienne, la sphre esthtique.

    La mtaphysique parcourt phnomnologiquement la ralit vcue pour y trouver son objet; mais cet objet, qui quivaut Llucidation de l'instauration originaire, ne peut jamais s'y trouver, car c'est en dehors de cette ralit qu'il a t postul. L'objet mtaphysique est jamais dissoci de l'exprience vcue. Cet chec apparat le plus fortement dans la mort. La mort, celle d'autrui, n'est qu'un exemple, mais le plus probant, de l'impossibilit d'lever la ralit vcue la communication souhaite par la mtaphysique, o la singularit qualitative de l'tre serait adquatement exprime dans la pense.

    C'est ainsi que tout individu est toujours press de quitter de nouveau la ralit vcue; quand sa continuit se fissure, celle-ci apparat telle qu'un rve, tandis que les mondes communautaires apparaissent comme des mondes de ralit vraie. Mais ce rveil est un renoncement l'immdiatet (pense logique, action thique selon des maximes, etc.), et l'immdiatet sera toujours ressentie par le sujet comme tant sa patrie proprement dite. (PA 21)

    Ce renoncement est notre avis le point central de la pense du jeune Lukcs: il lui permet, comme on va le voir, de justifier le point de dpart anti-fondationnaliste de son esthtique, et par l de dmarquer celle-ci de toutes les esthtiques antrieures, de lui donner sans doute le rle le plus important qu'elle ait reu jusque l dans toute l'histoire de la philosophie37. Lukcs pense que l'art permet de faire concider les exigences de la mtaphysique et celles de la ralit vcue : il se constitue en exprience vcue autonome, qui n'a pas besoin de justifier au-del d'elle-mme sa propre ins-tauration. Comprendre cela suppose que l'on accepte l'impossibilit pour l'thique ou la thorie d'exprimer la singularit: ds lors, en effet, l'art cesse d'tre rapport une sphre qui lui est trangre, o il trouverait son achvement, et dont il ne servirait que de moyen d'expression. L'autonomie de l'art repose sur l'chec de la commu-nication. Les moyens de l'expression avorte, du fait de leur appartenance la ralit vcue, deviennent indpendants des sujets rcepteur et producteur de la communication ; ils leur sont opaques et htrognes, se referment sur eux-mmes, diffractent fatalement tout contenu communiqu. C'est ce que Lukcs appelle, la suite de Leo Popper, le malentendu. En esthtique, le malentendu inhrent aux moyens d'expression produit l'uvre d'art close sur elle-mme, paradoxale en ce qu'elle s'abstrait du flux de la ralit vcue, tout en lui demeurant immanente.

    La dialectique propre de ce scheme [d'expression], indpendante de la volont et de l'effet, et celle de ses moyens d'expression qui ont occasionn le trouble le plus profond dans la communication oriente vers l'adquation du contenu, devient ici toute pure et acquiert une homognit ferme et reposant sur soi. Ce que le scheme a d'approximatif, son mlange de proximit et de sparation, s'organise ici en une stricte dualit o l'uvre d'art s'lve, solitaire, au-dessus de la vie,

    37. R. ROCHLITZ {Le jeune Lukcs, p. 155): Jamais, dans aucune philosophie, pas mme chez Schelling o il devient Vorganon de la philosophie, l'art n'a t lev une importance comparable; mais c'est au prix de la reconnaissance de la limite tragique.

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  • L'MERGENCE DU CONCEPT DE TOTALIT CHEZ LUKACS (I)

    tandis que l'homme entretient avec elle des relations la fois nostalgiques et familires. (PA 38)

    Parce qu'il ne peut plus tre question d'assujettir telle ou telle uvre, la possibilit d'une esthtique requiert que la conceptualit universalisante soit identique la sin-gularit de l'uvre. C'est ce que produit l'isolement de l'uvre dans le malentendu. l'oppos de la thorie ou de l'thique, l'uvre d'art n'a pas raliser une valeur pose au-del d'elle-mme. Lukacs insiste plusieurs reprises sur le fait que l'uvre d'art, et elle seule, fait s'identifier valeur et ralisation de la valeur: l'uvre d'art porte sa valeur en elle-mme, de faon immanente ; elle est en mme temps valeur et ralisation de la valeur; son individualit, sa singularit ne peut donc pas consister en un simple rapport la valeur, mais elle doit tre la valeur elle-mme, qui a pris forme. (st 76-77; cf. aussi par exemple PA 79, 159.) elle seule, une uvre "reprsente" l'art en gnral (st 77), dans la mesure o, sa ralisation tant coupe des intentions qu'y projette la subjectivit cratrice ou rceptrice, elle ne dpend pas de valeurs htronomes, elle est ferme sur elle-mme, et trouve l son accomplis-sement.

    Le concept d'uvre d'art auquel permet d'arriver le malentendu a ainsi un caractre de donn originaire autonome, irrductible aux dductions mtaphysiques. Mais cela est insuffisant pour rpondre la question de la possibilit des uvres d'art, parce que l'uvre est ici encore totalement abstraite. C'est par le moyen de la phnomnologie hglienne, purge par Lukacs de sa tlologie dialectique, que ce concept va devenir concret : on sait en effet que la sphre esthtique parvient comme toutes les autres sphres, mais sans leurs apories puisqu'ici la dmarche est immanente la ralit vcue justifier son propre fait en parcourant l'tendue de son objet, et en faisant par l retour sur elle-mme de faon immanente. . . . la progression de l'analyse suit une dmarche de confrontation entre termes abstraits qui se dterminent rciproque-ment en prenant des formes plus concrtes; en mme temps, la totalit du systme est toujours prsente en apportant par contraste d'autres lments de concrtisation de la sphre esthtique. 38 Tels sont l'objet et la mthode du chapitre intitul Esquisse phnomnologique des comportements crateur et rceptif dans la Philosophie de l'art, et que, moyennant des modifications39, VEsthtique de Heidelberg devait reprendre.

    3. La phnomnologie esthtique, i: Uautonomie de Vuvre.

    L'isolement de l'uvre d'art dans le malentendu s'accorde tout fait avec le recours de Lukacs Lask. Parce que chez ce dernier l'accent est mis sur l'objectivit dans la connaissance, l'examen de l'activit judicative de la subjectivit transcen-dantale, si ncessaire soit-il, reste nanmoins secondaire. Toute activit falsifie l'objet: elle soumet les valeurs transcendantales la temporalit du sujet, les rabaisse au rang de normes pouvant entrer en conflit mutuel. Pour Lask, le jugement ne peut ainsi

    38. Ibid., p. 155. 39. G. MRKUS, Nachwort, in st, pp. 264-265.

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    prtendre la vrit, laquelle se situe dans le rapport extra-subjectif de la forme et du matriau ; le sujet ne peut qu'exercer un jugement plus ou moins conforme cette vrit40. Le matriau originaire la source des diffrenciations formelles se prsente catgoriellement comme une infinit d'lments isols. Lukcs remarque que pour le sujet de la connaissance thorique, la totalit ne peut tre ainsi que vise, et reste toujours transcendante au jugement41.

    Suivant ce dispositif, Lukcs se montre soucieux dans sa phnomnologie esth-tique d'isoler la forme artistique des subjectivits auxquelles elle est lie dans le monde vcu. Mais contrairement ce qui se produit dans la sphre thorique, o les sujets particuliers sont abolis au profit d'une structure cognitive pure, dans la sphre esth-tique la communication se maintient comme condition essentielle de l'uvre: la valeur n'y est plus seulement, comme en logique, un idal axiologique postul, mais concide avec sa ralisation (PA 42-44). Le dualisme de l'tre et de la valeur se transforme chez Lukcs en un monisme de l'uvre d'art, dont la factualit requiert que l'on parcoure phenomenologiquement la ralit intersubjective qui la fonde. La phnomnologie de l'uvre d'art se construit ainsi autour de deux comportements normatifs l'un crateur et l'autre rceptif (PA 45). L'uvre, tant issue d'un processus de communication, ne peut faire l'conomie des ples dont elle reoit l'existence. L'analyse lukcsienne de l'uvre d'art est donc en constant rapport avec l'un ou l'autre de ces sujets. Ce qui ne doit cependant pas laisser croire que ces derniers puissent en rendre compte parfaitement: si la communication est ncessaire l'intelligence de l'uvre, cette communication choue toujours dans le malentendu, et ne peut ds lors suffire puiser l'uvre.

    Les chemins qui mnent l'uvre ne partent ni de la volont de son crateur en qute de l'uvre, ni du comportement des sujets rceptifs penchs sur l'uvre, de leur disponibilit en sa faveur: il reste toujours un abme entre eux, un abme qui ne peut tre franchi que par la grce nigmatique, bien que ncessaire et comprhensible, du saut. (PA 47)

    L'analyse phnomnologique doit donc montrer comment l'uvre se dtache de la communication et se clt sur elle-mme. Plus prcisment, il s'agit de voir comment l'uvre permet de lier une forme un contenu tir de l'exprience vcue, en montrant ce mme rapport entre forme et contenu chez le crateur et chez le rcepteur, et son chec chez l'un et l'autre.

    Lukcs a recours au mot scheme pour dcrire le processus habituel de commu-nication. Un contenu doit, pour pouvoir se communiquer, tre schmatis; il doit s'objectiver, se sparer de l'idiosyncrasie de celui qui l'met, acqurir un caractre relativement achev en se coulant dans une forme capable de survivre au transfert intersubjectif (cf. aussi PA 24). Le problme du schmatisme Lukcs le reconnat fort bien est l'opposition entre l'individuel et le supra-individuel, entre la sin-gularit du contenu et l'universalit de la forme dans laquelle il se communique. On sait que pour Lukcs il s'agit l d'un problme insoluble, parce que le malentendu est

    40. H. SOMMERHUSER, art. cit., pp. 142-143. 41. Emil Lask, ein Nachruf, p. 364.

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  • L'MERGENCE DU CONCEPT DE TOTALIT CHEZ LUKCS (I)

    ncessaire et invalide ds le dpart toute tentative d'adquation schmatique. C'est pourquoi le scheme acquiert de la valeur pour lui-mme. Dans ce contexte, l'uvre d'art apparat comme un systme de schemes, inadquats pour mdiatiser les exp-riences, un systme si tanche que l'effet qu'il produit, et qui est reprsent comme universel et ncessaire, n'est d qu'aux relations immanentes et rciproques de ses lments (PA 51). La relation qui s'offre ici entre le singulier et l'universel est d'un nouveau genre: il n'y a plus de rapport de subsomption logique de l'un l'autre, parce que le contenu de l'uvre est une ralit au second degr, isole de la simple ralit vcue, et par l dj en contact avec la forme esthtique. La ralit singulire y est stylise, dgage de ses contingences, rendue son ct souverainement personnel. . . . le scheme de communication s'est dpouill, dans l'uvre, de toute fragilit ... et l'unit absolue entre l'individuel et le supra-individuel semble tre atteinte par leur fusion dans l'uvre, par une concidence des opposs. (PA 52) L'exprience de l'art est par suite celle de l'humanit essentielle, quoique encore confuse; l'uvre se maintient dans le malentendu entre tel et tel individu, mais acquiert pour cette raison mme une valeur universelle. La purification de ses lments lui permet de se lier en une homognit constitutive42, et de se refermer sur elle-mme. L'homognisation confre au schmatisme un caractre a priori et absolu: les lments slectionns sont ncessairement lis entre eux, sinon ils renverraient au-del d'eux-mmes et feraient clater l'uvre. L'unit constitutive est donc au fondement de la possibilit de l'uvre d'art. Elle permet de problmatiser davantage sa factualit, qui se prsente l'examen phnomnologique comme une harmonie prtablie entre forme et matire: la matire doit apparatre comme la seule sphre d'opration possible de la forme, et la forme comme la manifestation pure de l'essence la plus propre de la matire, seulement inaccessible avant son apparition. (PA 56) C'est de cette harmonie prtablie qu'il faut dornavant rendre compte.

    Dans son rapport au sujet rcepteur, la possibilit de l'uvre d'art repose prime abord sur une autre harmonie prtablie : celle qui unit les lments de construction constitutifs de l'uvre aux formes ncessaires de la rception chez le sujet qui en vit l'exprience (PA 57). Le comportement rceptif est ce niveau caractris par la passivit l'gard de l'uvre. On trouve bien dans la ralit vcue des formes de passivit principalement les passions qui tentent de saisir les choses avec un maximum d'intensit. Elles supposent une conformit des organes rcepteurs avec les impressions perues, et donc un rejet total de ce qui reste htronome ce rapport; en revanche, la ralit retenue est d'autant plus intensment vcue. Mais ce compor-tement subjectif doit forcment tre du cause de son ampleur mme, qui ne trouve dans le monde aucun objet qui lui soit appropri.

    42. Lukcs distingue entre homognit constitutive et homognit reflexive; cette dernire, tant l'unit purement vcue de l'objet et son unit abstraite au sens hglien, sert de base existentielle la premire, caractrise par le lien ncessaire de ses lments (PA 55). Cette distinction entre constitutif et rflexif vient ici de Lask, o elle s'applique aux catgories transcendantaies: les catgories constitutives s'appliquent des objets particuliers de la connaissance, et les catgories reflexives sont celles qui fondent l'usage mme des premires (cf. H. SOMMERHUSER, art. cit., p. 142). L'objectivation de la subjectivit dans le malentendu permet ici Lukcs de subvertir l'usage purement transcendantal que fait Lask de cette distinction.

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    C'est l'occasion pour Lukcs d'examiner le rve veill43, comme ce qui pourrait procurer un objet adquat la subjectivit rceptrice. Lukcs voit dans les rves veills et les fantasmagories un lment positif: ils tentent d'abolir le dsaccord entre les mondes intrieur et extrieur, et mettent d'abord en vidence les points o cette corrlation choue. cet gard, les rves veills exercent un certain pouvoir de critique, puisqu'ils reprent les lieux de ngativit du monde extrieur. Mais Lukcs leur dnie nanmoins toute valeur esthtique.

    ... il ne faut pas trop rapprocher ces fantasmagories de la ralit vcue de l'ima-gination artistique: elles n'ont qu'une valeur indicative et caractrisent le dsir, un dsir qui cherche se satisfaire dans quelque chose d'indtermin et d'ind-terminable par lui, l'uvre d'art, mais ne contiennent en elles-mmes aucun lment qui puisse expliquer, de quelque manire que ce soit, l'essence de l'uvre d'art.

    Les rves veills restent reclus dans la subjectivit, et les tentatives d'extrio-risation de cette dernire aboutissent un mauvais infini simplement compensateur, et ne permettent de donner la fragilit de la vie qu'une cohrence spectrale. Pareil comportement ml d'activit et de passivit reste inobjectivable; sa passivit se rduit une permabilit tous les courants ; son activit est elle aussi inconsistante, arbitraire, ne trouvant son matriau que dans la ngativit du monde extrieur et les vux pieux, et elle court l'puisement puisqu'elle ne trouve aucun objet pour s'exercer. cela, Lukcs oppose une attitude exclusivement passive. La passivit prsuppose ncessairement une ralit indpendante et extrieure au sujet, o celui-ci puisse satisfaire son dsir. La passivit du comportement rceptif ... s'avre tre maintenant une condition sine qua non de la dfinition de la ncessit rapporte au sujet, selon laquelle l'objet qui apporte satisfaction est en fait une ralit. (PA 64) Seul ce comportement subjectif trouve dans l'uvre l'objet qui lui convient, l'oppos des fantasmagories. L'adquation entre sujet et objet quivaut ici une pntration de sens, un renforcement de l'intensit sur lequel on ne puisse renchrir (PA 65). Avec cette rserve cependant que cette ralisation ne concerne pas la ralit vcue, qu'elle reste immanente la sphre esthtique.

    Dans son rapport au sujet crateur, la possibilit de 1"uvre d'art suppose l'har-monie prtablie entre l'exprience vcue du sujet et la forme technique. Ce fait implique une dualit fondamentale dans l'attitude cratrice: ou bien le sujet peut vouloir partir de son exprience pour en arriver l'uvre, et il s'agit alors pour l'homme crateur de s'pancher et de s'exprimer avec grandeur et profondeur; ou bien le sujet peut vouloir l'existence de l'uvre uniquement pour elle-mme, ind-pendamment de sa propre exprience, et alors l'accent est mis sur la dcouverte des artifices, des lments de l'uvre qui lui confrent son existence ferme : la technique (PA 69). Le premier cas est celui du dilettante. Ce type de crateur prsuppose chez le rcepteur une capacit accueillir l'objet de la communication qui ne correspond en rien la ralit vcue. C'est pourquoi pareille attitude est inapte produire une

    43. PA 63-64. En recourant cette notion, de mme qu' celle d'utopie dont il sera question plus loin, Lukcs s'inspire d'Ernst Bloch, avec qui il tait troitement li cette poque. Mais cause de son valuation restrictive de la subjectivit, il lui donne une importance bien moindre que chez Bloch.

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  • L'MERGENCE DU CONCEPT DE TOTALIT CHEZ LUKCS (I)

    uvre consistante, qui soit autre chose qu'une allusion abstraite et mcanique l'ex-prience qui veut se communiquer. Seule une subjectivit qui dtiendrait dj, de faon immanente, ses formes d'expression, parviendrait crer authentiquement dans ces conditions44. L'attitude cratrice inverse, qui privilgie la seule technique, est celle du virtuose. Elle prsuppose un sujet rcepteur abstrait, simple instrument sensitif que le crateur s'occupe de faire vibrer; par l, le contenu de l'uvre est oblitr.

    Le fait qu'il y ait des uvres d'art pleines et acheves suppose ncessairement un crateur qui vite les excs du dilettante et du virtuose, qui ralise l'harmonie prtablie entre exprience vcue et technique : tel est le gnie. En utilisant ce concept, Lukcs se dfend longuement d'en faire un usage psychologique, de l'identifier une facult subjective (l'idalisme allemand est bien sr ici vis). Dans le contexte du malentendu, o l'uvre chappe au producteur, pareille conception ne peut tenir. Seule l'uvre dtient le critre de la gnialit; celle-ci intervient uniquement comme postulat mthodologique qui explique la ralit de l'uvre. . . . est gnie le crateur dont les expriences contiennent, comme formes ncessaires de l'exprience vcue, les formes techniques de l'uvre, celui pour qui les relations qui constituent l'uvre sont donc les relations de ses expriences immdiates. (PA 76) Cette concidence entre le contenu et la forme n'quivaut cependant pas la transparence de l'uvre: prcisment parce que la subjectivit reoit l une forme optimale, l'uvre se dtache d'autant mieux du sujet crateur, et acquiert une intensit propre, suprieure celui qui l'a engendre. Le gnie est toujours tragique: il cre une uvre rdemptrice, laquelle sa propre existence contingente n'a pas part.

    4. La phnomnologie esthtique, H: L'uvre comme ralit symbolique.

    Rapporte au comportement rcepteur, l'uvre d'art se prsente comme une ralit indissoluble, qui empche le sujet d'puiser son dsir sur des objets indfinis ; rapporte au comportement crateur, l'uvre d'art se prsente pareillement comme autonome, ne pouvant tre rduite l'exprience vcue et la technique qui la suscitent. L'uvre est un fait absolu, ne reposant que sur lui-mme. Le problme qui surgit ds lors est le suivant: comment se fait-il que le monde des uvres, qui n'est plus humain, puisse natre de conditions humaines, sans que celles-ci soient supprimes? Comment la ralit vcue peut-elle coexister avec l'uvre sans tre rfute par elle? Lukcs dsigne ce problme comme celui du hiatus objectif qui spare la ralit de l'idal concret de sa possibilit immanente, c'est--dire de la ralit utopique inhrente elle, mais constamment entrave (PA 81). En d'autres termes, le hiatus objectif porte sur le fait que les uvres constituent une ngation utopique de l'inessentialit du monde de la communication, mais qu'en mme temps elles continuent d'en faire partie, puis-qu'elles sont des ralits.

    Le problme du hiatus objectif permet de dterminer davantage l'enjeu sous-jacent la question de la possibilit des uvres d'art. Montrer comment sont possibles les uvres, c'est expliquer comment elles comblent le hiatus objectif, comment elles

    44. PA 71 ; cette exception, c'est Socrate {L'me et les formes, pp. 27-28).

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    accomplissent la transfiguration de la ralit vcue souhaite par l'impossible mta-physique, comment elles se font ralits utopiques. Cela suppose que l'on puisse voir la faon dont le crateur de gnie engendre l'uvre, dtermine son exprience vcue de telle sorte qu'elle se retrouve formalise dans l'uvre. Il y a donc aussi un hiatus subjectif qui spare l'homme d'un monde empirique aussi bien que d'un monde utopique auxquels il se trouve confront (PA 81); en saisissant le passage de l'un l'autre monde, ce hiatus devient une simple distance normative, o le crateur voit l'absence objective de hiatus dans l'uvre comme issue de lui. L'uvre est, pour le rcepteur, un objet rel d'adquation son dsir; cet objet ne contraste avec la ralit habituelle que comme sa ralisation utopique, et non pas comme sa suppression abstractive. Le crateur doit par consquent essayer de concentrer dans son uvre les possibilits utopiques caches et retenues dans les tronons toujours fragmentaires de l'exprience vcue (PA 82). Ce processus, Lukcs l'appelle l'ignorance consti-tutive 4\ Il comporte trois moments. 1 ) Il s'agit d'abord pour le crateur de slectionner un point de vue auquel il puisse relier de faon homogne les lments de l'uvre. Lukcs donne la visibilit comme exemple de point de vue. Mais ce en quoi il consiste vraiment ne pourra se manifester qu'aprs avoir examin la faon dont il s'exerce. 2) Il faut ensuite liminer tout ce qui n'est pas conforme au point de vue (par exemple ce qui se rapporte l'oue). Cette slection altre la ralit vcue, en ce qu'elle dissout les relations empiriques complexes qui la constituent, pour rorganiser les lments selon le point de vue exclusif. Cette redistribution permet cependant de faire ressortir des oppositions inhrentes au point de vue et qui n'taient que diffuses dans la ralit vcue, mme si elles y formaient des points de rupture. La tche du crateur est de coordonner ces lments contraires, pour empcher qu'ils ne fassent clater l'uvre. Il s'agit donc, d'une part, de raccommoder la continuit dchire mais par une suture devenue constitutive, et d'autre part de trouver un sens galement constitutif dans le fait que les lments et les tendances ainsi dgags se trouvent en contradiction. (PA 83) 3) C'est ici que devient visible pourquoi l'uvre d'art est dote d'une intensit d'existence plus grande que la ralit habituelle. Elle constitue un monde o les relations entre lments perdent toute disparit., et o les oppositions ne sont plus des dchirements, mais prennent un sens. Le point de vue se change en vision du monde, dont les lments acquirent le statut de symboles: c'est--dire qu'en plus de ce qu'ils taient en eux-mmes, ils deviennent aussi porteurs de significations. Lukcs dcrit la symbol isation comme une fiction par laquelle les lments de l'uvre sont rendus capables de signifier, symboliser, ou pour mieux dire veiller sous forme de ralit vcue chez le sujet rcepteur46 tout ce qui a trait au point de vue. C'est grce son caractre symbolique que l'uvre d'art est un monde ayant une ralit acheve, utopique, parce que tout ce qui est en lui possible est ralis, et que ce qui n'apparat pas n'est point imaginable aussi longtemps qu'on y sjourne (PA 85).

    45. PA 85; la Heidelberger shetik, par allusion Husserl, parle plutt de rduction homogne. 46. PA 84; c'est donc grce au symbole qu'est possible la forme, laquelle L'me et les formes donne comme

    tche de runir l'image et la signification (p. 17).

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  • L'MERGENCE DU CONCEPT DE TOTALIT CHEZ LUKCS (I)

    En recourant au concept de symbole, et en particulier en le distinguant de celui d'allgorie47, Lukcs montre clairement la discussion implicite qu'entretient son esth-tique avec les thories du romantisme allemand. Or on connat son jugement ngatif sur cette tentative de potiser la vie : . . . pour la posie tout devient symbole, mais tout en elle n'est que symbole; tout y a une signification, mais rien ne peut prtendre une valeur propre48. Le symbole romantique prtend transcender l'uvre, et c'est en cela qu'il choue. Lukcs prend donc soin de donner son concept de symbole une signification purement immanente, en en faisant ni plus ni moins que la condition de possibilit de l'uvre. C'est en effet le symbole qui permet d'articuler les trois harmonies prtablies du crateur, du rcepteur et de l'uvre. Il coordonne l'exprience vcue du crateur avec sa technique grce l'ignorance constitutive qui rapporte dans un matriau quelconque, rendu homogne cette fin, toutes les possibilits signifiantes qu'il contient implicitement, aux organes de l'exprience vcue qui crent le processus d'homognisation (PA 88) ; il coordonne les formes de l'uvre l'exprience vcue du rcepteur en amenant la surface du matriau toutes les possibilits qui d'ordinaire n'y sont contenues qu'implicitement et qui s'adaptent l'organe rcepteur, provoquant la satisfaction de la souffrance prouve au contact du hiatus objectif de la ralit vcue et du dsir d'une utopie issue de cette ralit et la prolongeant (PA 91). Enfin, le symbole coordonne la forme et le matriau, indpendamment du sujet rcepteur, qui est libre d'y tre disponible ou non; il prend ralit pour lui-mme, parce qu'il est seul manifester comment dans l'uvre la forme et la matire ne peuvent tre donnes sparment l'une de l'autre, tout en tant par ailleurs clairement distinctes. . . . le traitement symbolique attribue pour fonction au matriau de dgager des significations qui semblent trangres son concept simple et son caractre habituel d'exprience vcue (PA 88), et que seules les formes permettent d'pingler. On a l une ide de symbole compltement immanente, dont la ralit dpasse certes chacun des termes de l'harmonie prtablie pris isolment, mais qui en tant qu'uvre intercepte toutes les tendances la transcendance. La forme qui donne l'uvre son caractre de ralit symbolique, Lukcs l'appelle forme transcendantale (PA 89; nous expli-querons plus loin cette appellation).

    En recourant aux termes utopie ou ralit utopique, Lukcs s'inspire mani-festement d'Ernst Bloch. Mais ce ne sont chez lui que des catgories de la phno-mnologie esthtique, et elles n'ont pas la valeur mtaphysique que leur attribue l'auteur de L'esprit de l'utopie49. C'est seulement du point de vue du crateur ou du rcepteur que Lukcs qualifie l'uvre de ralit utopique. L'uvre est ralit utopique d'abord en tant qu'objet de la disponibilit rceptrice, du dsir qu'a le sujet rcepteur d'une ralit o la communaut soit possible, du dsir que la possibilit de certaines

    47. PA 87-88: l'allgorie signifie une ralit qui lui est transcendante ou renvoie une telle ralit, tandis que le symbole est lui-mme une ralit et que sa signification reste immanente ses formes d'apparition et aux contenus qu'elles renferment.

    48. L'me et les formes, p. 86. 49. Bloch ne s'y est d'ailleurs pas tromp. Il crivait Lukcs, en 1916: Tu sais du reste depuis le dbut que

    certains points essentiels de ton esthtique me sont totalement trangers. (BLOCH, Briefe 1903-1975, Francfort, Suhrkamp, 1985, p. 172.) Sur la polmique de Bloch avec l'esthtique lukcsienne dans son ouvrage de 1918 L'esprit de l'utopie, cf. notre tude L'anticipation utopique chez Ernst Bloch (thse), Universit de Montral, 1989, pp. 126-140.

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    ralisations utopiques ... [soit] dj contenue dans les lments de la ralit vcue. La croyance la possibilit d'une telle utopie objective, c'est--dire l'existence d'une tendance, inhabitant dans la ralit elle-mme, vaincre son hiatus objectif et devenir une uvre, une tendance qui est ralise dans l'uvre d'art, est sous-jacente la disponibilit du sujet rcepteur pour l'uvre... (PA 91) L'utopie est par suite un postulat extra-esthtique, exclu, par le malentendu, de l'uvre en tant que telle. De mme, l'utopie concerne aussi le sujet crateur, qui veut produire un effet de satisfaction chez le rcepteur, et qui dans ce but recourt l'ignorance constitutive et la sym-bolisation; mais l encore, une fois dgage de la communication par le malentendu, l'uvre n'a pas le caractre utopique voulu par son crateur. De sorte que la qualifier de ralit utopique est certes valable eu gard tout le processus de communication mis en lumire par la phnomnologie, mais est erron lorsqu'on veut caractriser l'uvre pour elle-mme30. Si donc Lukcs a recours aux concepts biochiens, c'est pour caractriser un tat antrieur celui de l'uvre proprement dite, savoir l'tat de navet mtaphysique propre aux tentatives de communication de la ralit vcue.

    Il est plus exact de dsigner la ralit de l'uvre comme symbolique, ainsi que Lukcs le fait volontiers, car cela rend mieux compte de sa possibilit, de l'harmonie prtablie entre forme et matriau. La symbolisation est un travail d'ouverture du matriau sur ses possibilits, et sa coordination avec le rcepteur et le crateur. Or ces trois axes constituent autant de filtres pour la virtualit symbolique : seuls certains traitements symboliques prcis conviennent tel ou tel matriau; il y a en outre des expriences vcues qui se laissent symboliser dans des directions particulires, ou qui satisfont mieux que d'autres le dsir du rcepteur. Les possibilits symboliques ne sont donc pas infinies, seules certaines peuvent cadrer dans le processus dtermin o elles apparaissent. C'est ici le lieu o Lukcs peut commencer prciser le point de vue d'o part le crateur, et dont nous avons vu qu'il aboutit au symbole. Le fait que les symbolisations soient multiples suppose qu'elles n'manent pas natu-rellement de la ralit vcue, comme si elles n'taient rien d'autre que la ralisation de l'essence du monde, entrave et tiole dans la ralit habituelle ; cela correspond chez le crateur une multiplicit des points de vue, qui indique un rapport mdiat entre son exprience vcue et l'uvre produite, sans toutefois que ce rapport ne dgnre en arbitraire, puisque les possibilits d'harmonies prtablies ne sont point illimites et dpourvues de lois, ni dans l'uvre ni entre l'uvre et le sujet rcepteur (PA 90).

    C'est seulement ici, dit Lukcs, au terme de cet examen de la nature de l'uvre d'art, que la question de sa possibilit peut tre enfin pose comme il convient. Cette question peut tre prcise comme suit: Quelle doit tre la nature du "point de vue"' pour que l'ignorance constitutive, cratrice d'un milieu homogne, ait pour cons-quence le symbolisme de la matire et, par l, la forme transcendantale, productrice

    50. Caractriser la Philosophie de l'art par l'expression Systme de la ralit utopique (R. ROCHUTZ, Le jeune Lukcs, p. 140) est, notre sens, inexact. La Heidelberger sthetik exprimera clairement cette distinction entre l'uvre et son caractre utopique: ... pour l'esthtique, la seule vritable forme d'ap-parition de la valeur pure est l'uvre en soi, qui ne peut cependant s'abaisser la "ralit" [Realitdt] qu'en tant que ralit [Wirklichkeit] utopique, objet adquat l'exprience vcue, corrlat du processus de cration et de rception (st 67).

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    de ralit? (PA 91-92) Le reste de la phnomnologie lukcsienne analyse cette possibilit de l'uvre, suivant trois tapes qui rsolvent chaque fois les paradoxes de l'uvre causs par la prsence concentre dans le point de vue d'lments opposs. Ces trois groupes de paradoxes sont ceux de la forme pure, de la forme transcendantale, et de la forme pure retrouve.

    5. La phnomnologie esthtique, m: La forme pure.

    La forme pure correspond un niveau de l'uvre o le matriau est stylis de faon tout fait abstraite. L'homognisation laquelle procde ici le crateur extrait certains lments de la ralit vcue, mais sans pouvoir les rassembler en un monde nouveau, faute d'un point de vue suffisamment dtermin. Le paradoxe porte sur le fait que les lments slectionns, bien qu'ils soient neutres vis--vis du monde empirique et du monde symbolique, puissent tre dots d'une cohrence par laquelle ils se constituent en uvre d'art. Ce paradoxe est rsolu prcisment par la neutralit des lments constitutifs, qui deviennent purement abstraits. La seule mat-rialit qu'ils conservent, c'est leur caractre de signe, par lequel ils sont relis tech-niquement et perus par le rcepteur; ils perdent cependant tout contenu propre. Leur abstraction rend possibles des interrelations illimites qui, une fois ralises, referment l'uvre sur elle-mme en une harmonie parfaite.

    Cette abstraction de l'uvre est en mesure de se transformer chez le rcepteur en ralit utopique plnire. . . . les signes et leurs liaisons deviennent un monde sui generis, dans lequel il ne peut y avoir, selon un mouvement uniforme, orient vers un centre, rien que des ralisations. En effet, les signes sont des matriaux dbarrasss de tout contenu et ramens certaines possibilits de relations qui, dans toute ralit lie par des dterminations, sont non seulement irralisables, mais sont mme impen-sables et inimaginables (PA 96). Le monde thr de la forme pure apparat comme une copie de toute ralit utopique imaginable ou dsirable, le scheme de la ralisation telle qu'elle peut tre vcue en gnral. Le sujet rcepteur en jouit comme d'une pure possibilit de ralisation (PA 97) des contenus qu'il y projette, quels qu'ils soient.

    Les lments de cette uvre sont caractriss par la synthse entre l'ordre et le jeu. Dgages au maximum de la matrialit, leurs relations peuvent tre ramenes une mathmatique devenue visible (PA 99), un quilibre rythm. Mais bien qu'ils soient soumis l'ordre d'ensemble, les lments ont un caractre monadique, sont dots d'une signification propre et ne pouvant tre fractionne. L'insertion des lments dans un ordre ncessaire sans que pour autant ils y soient dissous donne ces uvres la profondeur d'un jeu mystrieux entre les lois et les choses: des lois inexprimables semblent ici rgir des choses qui ne ressortissent pas aux lois et qui, comme la danse, leur restent trangres alors mme qu'elles se plient leurs injonctions (PA 101).

    L'uvre produite par la forme pure, c'est Y ornement: une uvre dans laquelle tous les dsirs peuvent converger et se raliser purement, une uvre qui est le vritable paradis terrestre, dans laquelle tous les opposs s'accordent pour riger un monde

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  • LUCIEN PELLETIER

    paradisiaque. L'ornement prsente une cohrence de surface, qui enserre l'irratio-nalit dans des lois tout en permettant un libre jeu entre les lments; il est pour cette raison la copie de toute ralit utopique. Lukcs renvoie au tapis comme paradigme de l'ornement, comme ce qui en figure les possibilits de faon dfinitive.

    cela s'ajoute une restriction de taille. Les possibilits du tapis sont un cas d'espce favorable (PA 102), seulement. Dans tous les autres cas, l'ornement finit par tre aportique. Seuls la danse, le conte de fes et certains genres de musique, peuvent tre compars au tapis, mais ils sont aussi dj des degrs intermdiaires vers d'autres principes formateurs. (PA 103) L'ornement finit par s'effondrer, cause de la vacuit trop grande de ses lments, qui interdit en dfinitive l'achvement utopique de l'uvre d'art, sa fonction symbolique. Le monde de l'ornement ne possde aucune ralit, il est abstrait, c'est une copie, une allgorie, un reflet de ralisations lointaines auxquelles les ralisations ne peuvent se rapporter que d'une manire reflexive (au sens subjectif) (PA 102). Or l'achvement utopique requis de l'uvre suppose qu'on n'en reste pas une cohrence de surface, que la pleine matrialit de la ralit vcue soit remodele selon les critres esthtiques. L'art doit passer la figuration, et sacrifie pour cela la forme pure ; celle-ci doit revenir, mais seulement lorsqu'elle aura intgr la ralit, perdu son abstraction.

    6. La phnomnologie esthtique, iv: La forme transcendantale.

    Le niveau de la forme transcendantale est celui o se rsout l'nigme du point de vue la base du symbolisme artistique. Il ne s'agit pas ici d'une forme de l'oeuvre proprement dite, mais du moment o, au moyen de la subjectivit cratrice mais indpendamment de ses contingences, le contenu possible de l'uvre s'labore; pour passer l'existence, ce contenu requiert cependant ncessairement son harmonisation avec la forme pure, c'est--dire son passage au moment de la forme pure retrou-ve. Pour constituer la forme transcendantale, Lukcs tisse trs habilement des lments du kantisme, du no-kantisme et de l'hglianisme, mais, comme nous allons le montrer, ceux-ci se rvlent finalement trop peu compatibles, et cela provoque l'chec de ce concept, et finalement de toute l'esthtique thorique. Les manuvres de Lukcs sont trs complexes, et pour plus de clart, nous allons les analyser en trois temps, articuls comme suit: nous allons d'abord exposer l'exigence de totalit esthtique, formule grce la critique hglienne de la totalit kantienne (a); puis, il faudra rendre compte des rserves de Lukcs l'gard de Hegel (b), grce auxquelles il croit pouvoir s'approprier de ce dernier certains aspects, dtachs de leurs liaisons syst-matiques, afin de mettre en place son concept de dissonance (c). Nous montrerons cependant, dans la deuxime partie de cette tude, que Lukcs ne peut concilier les lments qu'il reprend de Hegel avec son propre fondement no-kantien, et comment par l c'est toute son esthtique qui choue.

    a) Le paradoxe de la totalit.

    Comment l'uvre peut-elle sortir de l'abstraction de la forme pure ? premire vue, en puisant des contenus dans la ralit extra-esthtique: tel est le naturalisme.

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  • L'MERGENCE DU CONCEPT DE TOTALIT CHEZ LUKCS (I)

    Or, si le naturalisme fait sortir de l'abstraction, en mme temps il supprime l'im-manence de l'uvre puisqu'il pose la nature comme instance normative, ralit antrieure et suprieure l'art (PA 104). La ncessit et la fois l'aporie du natu-ralisme font qu'en lui se prsentent des paradoxes insolubles. Lukcs en distingue trois: le paradoxe de l'objectit, celui de la matrialit, et celui de la totalit. Nous laissons de ct l'expos des deux premiers paradoxes (PA 107-119), pour nous moins essentiels, et reportons notre attention sur le problme, riche en consquences, de la totalit.

    Le concept de totalit chez Lukcs provient d'abord de Simmel, dont L'me et les formes reprend quelquefois l'expression totalit de vie. Mais il ne s'agit l que de la vie comme fait cosmique. Un texte de 1909 montre la distance que prend Lukcs vis--vis de ce concept de totalit, qu'il caractrise comme impressionnisme51, parce qu'il est incapable de mettre de l'ordre dans la multiplicit de la vie, et donc d'en faire ressortir la richesse; parce qu'il refuse la forme. C'est seulement lorsque le chaos de la vie et les principes manant de l'me sont runis que l'homme est rellement homme, et que son uvre est une vraie totalit, un symbole du monde52. Lukcs essaie ds L'me et les formes de se donner un concept de totalit qui fasse droit la vie sans porter prjudice aux essences qui y couvent. La thorie du roman parviendra ce point de vue, en distinguant la totalit extensive de la vie et la totalit intensive de l'essentialit53 (et cette distinction joue un rle important dans Histoire et conscience de classe). On a bien sr souvent remarqu que Lukcs parvient cette catgorie mthodologique grce Hegel. Or, c'est dans la Philosophie de l'art que celle-ci apparat pour la premire fois sous ses traits hgliens. notre avis, l'examen de ces pages est particulirement rvlateur: il montre les relations constitutives qui unissent la catgorie de la totalit certains aspects idalistes de ce dispositif concep-tuel.

    cause de la rupture pralable de tout lien entre la sphre esthtique et d'ventuels prolongements mtaphysiques, le paradoxe de la totalit pos par le naturalisme semble premire vue n'avoir qu'une porte restreinte l'conomie interne de l'uvre d'art. Le naturalisme veut que la ralisation du contenu de l'uvre passe par l'imitation rigoureuse de la nature. Ce rapport de subordination risque d'anantir l'uvre et c'est pourquoi le naturalisme finit par se nier lui-mme. Le rapport de ncessit qu'il pose entre une nature conue comme ralit plnire et l'uvre cense la reflter en totalit s'avre intenable, d'un double point de vue. Premirement, le naturalisme vise

    51. L'me et les formes, p. 237. L'article ncrologique sur Simmel (1918) ne dira pas autre chose: Simmel ... est le vrai philosophe de l'impressionnisme. (...) tout grand mouvement impressionniste n'est autre que la protestation de la vie contre les formes trop figes en elles-mmes, et par ce figement trop dbiles pour assimiler la profusion de la vie en la faonnant. Mais parce qu'on en reste alors l'aperception intensifie de cette dernire, ce sont l dans leur essence des phnomnes de transition : prparant un nouveau classicisme qui ternise la profusion de la vie, perceptible travers leur sensibilit, dans des formes neuves, dures et strictes, mais englobant tout. La situation historique de Simmel peut de ce point de vue se formuler comme suit: ce fut un Monet de la philosophie, auquel n'a encore succd jusqu' maintenant aucun Czanne. (LUKCS, En souvenir de G. Simmel, postface G. Simmel, Philosophie de l'amour, Paris, Rivages, 1988, pp. 188-190.)

    52. L'me et les formes, p. 235. 53. La thorie du roman, p. 38.

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  • LUCIEN PELLETIER

    exprimer dans l'uvre la totalit des relations naturelles entre les lments. En anti-cipant sur La thorie du roman, nous pouvons qualifier cette totalit d'extensive. Elle consiste situer chacun des lments dans l'ensemble de l'uvre, montrer comment il s'y inscrit de faon ncessaire. Par l est libre la totalit concrte des choses comme uvre, comme ralit utopique ralise: l'tranget rciproque des choses est alors supprime et, avec elle, le hiatus qui les spare de leur propre utopie (PA 121-122). Or pareille conception ne peut tre fonde que par un point de vue qui, en homognisant les lments, permet d'objectiver leurs interrelations comme ce qui leur appartient ncessairement. Le naturalisme, parce qu'il vise supprimer le point de vue afin de reflter la nature, ne peut exhiber ces relations entre lments, et donc leur rapport la totalit extensive; les choses y ont invitablement plus de poids que leurs relations. .