À la recherche du feu À la recherche ... - reseau-canope.fr · École Les Glacières – CM2 C – Classe de Hugo Leclerc et Jean-Marc Fallière Meryl Almeida, Marcia Filipa Almeida-Amaral,

À la recherche du feu

Rien ne va plus au château d’Orvigny.En ce matin glacial de décembre 1230, cheminées, torches, flambeaux et chandelles refusent de s’allumer. Les loups hurlent dans la forêt voisine.Ysaline ne sait comment calmer sa colère. Son père, le Seigneur Enguerrand, accuse de sorcellerie sa chère Lazarine, une jeune guérisseuse du village, et menace d’exécuter la jeune fille sans attendre.Quelle injustice ! Ysaline sait bien que Lazarine n’est pas une sorcière. Mais pourquoi le feu a-t-il disparu ? Quels secrets cachent le souffleur de verre Youssef Zahidi, exilé au château, et sa complice la fée Lune Rouge ? Que pourra faire Ysaline pour innocenter son amie ?

Romanécrit par des élèves de Boulogne-Billancourt

CM2 des écoles élémentaires Castéja et Les Glacièreset

6e du collège Jean Renoir

dans le cadre d’un atelier d’écriture animé par Stéphane Méliade, écrivain

Juin 2011

Roman

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© Cddp des Hauts-de-Seine

À la recherchedu feu

à la recherche du feu

Roman

écrit par des élèves de Boulogne-Billancourt

CM2 des écoles élémentaires Castéjà et Les Glacières

et



© Centre régional de documentation pédagogique de l’académie de Versailles Centre départemental de documentation pédagogique des Hauts-de-Seine

3à la recherche du feu

Avant-propos

Ce roman est le fruit d’un atelier d’écriture animé par Stéphane Méliade, avec des élèves de Boulogne-Billancourt, qui ont travaillé par binôme de classes de CM2 et de 6e dans la perspective d’une liaison école-collège.

Une trame de départ a été initiée par l’écrivain en concertation avec les enseignants qui ont défini les modalités de travail avec les élèves et conduit l’atelier en classe.

À partir de cette trame, le texte s’est construit progres-sivement et s’est enrichi avec les suggestions de réécriture proposées par Stéphane Méliade.La correspondance entre les classes et l’écrivain, mais aussi entre les différents acteurs du projet, s’est établie par messagerie électronique.Le site Internet http://www.ateliers-ecriture92.ac-versailles.fr/Boulogne/, support de l’action, présente la démarche et l’ensemble des textes et ressources produits au cours de l’atelier d’écriture.

http://www.ateliers-ecriture92.ac-versailles.fr/Boulogne/

http://www.ateliers-ecriture92.ac-versailles.fr/Boulogne/


Cet atelier d’écriture, animé par Stéphane Méliade,a été mis en place par

Catherine Braham, principale du collège Jean Renoir de Boulogne-BillancourtFrançoise Dutilleul, inspectrice de l’éducation nationale de la 14e circonscriptionAlain Sedbon, directeur adjoint du Cddp des-Hauts-de-Seine

Suivi de l’atelierMarie-Anne Imer, conseillère pédagogique 14e circonscriptionMarie-Estelle Fabre, Florence Tronyo, Cddp des Hauts-de-SeineCatherine Fournié, directrice de l’école d’application Les GlacièresGilles Bouclet, professeur des écoles maître formateurCarol Croupat, directrice de l’école CastéjaRoselyne Perret, professeur-documentaliste au collège Jean RenoirHélène Voisin, bibliothécaire à la bibliothèque Landowski

Ce projet a été réalisé avec le soutien de la municipalité de Boulogne-Billancourt et de la Maison des écrivains et de la littérature.

Cette brochure a été réalisée au Cddp des Hauts-de-Seine.Maquette, mise en pages et infographie : Florence Tronyo

Illustrations : Christian Herzog

6 à la recherche du feu

Les classes et les élèves

Chapitres 1 et 8 : Ysaline

École Les Glacières – CM2 C – Classe de Hugo Leclerc et Jean-Marc FallièreMeryl Almeida, Marcia Filipa Almeida-Amaral, Pierre Berlingue, Amin Boueucha, Maryam Chakir, Pierre Chatelain, Léa-Pauline Collin Fredet, Swann Crozet, Dilan Do Orfao, Mélanie Domingues, Karine El Melijeh, Ruben Espadinha, El Hadj Faye, Louna Giusto, Sarah Kridane, Amaury Lancrenon, Juliette Louet, Hud Mastar, Kevin Millaniyage, Aurélie Moreau, Carla Pereira, Vincent Quiniou, Carole Regodeiro, Léa Remy, Mélanie Rios Murillos, Amine Tebbakh, Hervin Victor, Nufayl Zahir.

Collège Jean Renoir – 6e 5– Classe de Judith BussièreSouraya Abdou, Olympe Abouag Pfouga, Inès Ait Abaïd, Ossama Amekraz, Walid Aouissi, Andy Barzola Lira, Chahina Bertone Laidouni, Nabiha Bouzakher, Tiphaine Caillaud, Antoine Candjamale, Moussa Doumbia, Yasmine El Ashry, Miguel Fontal, Sofiane Ghouas, Alexandre Hamelin, Neyssa Juslin, Aurélien Lelièvre, Myziane Maolida, Ali Nemsi, Safya Ouazzani, Marie Papavoine, Killian Pelat, Arthur Poirieux, Nicolas Timbert.

Chapitres 2 et 5 : La Merlette

École Castéjà – CM2 A – Classe de Benoît SesiaYanis Ait Abaid, Mokrane Ait Boudjemaa, Samantha Aouidj, Sacha Ariche, Maël Azede, Sabrine Bahroun, Nassim Benlekbir, Ilyes Berrichi, Redha Debiche, Fatoumata Dembele, Côme Drogou, Chifa El Mahli, Ysatis Fort, Maëva Garnier, Benjamin Grave, Maxane Houy, Wiktoria Ksandrova, Léa Livolsi, Julie Marques, Sofiane Oulad Itto, Alexandre Peix, Thibaut Rouault, Régine San, Gaïanne Sordelet.


Collège Jean Renoir – 6e 7 – Classe de Karine DijoudOriane Bitota, Pauline Brignon, Alexandre Camara, éva Contreras, Souleymane Diallo, Attalen Ellapen, Samir Ennhari, Emmanuel Forté, Smaïl Houmsi, Caroline Hu, Louisa Khettar, Marine Marouillat, Héloïse Marti, Floghie Mboumba, Victoria Miranda, Margot Pantusi, Jessa Posadas, Kadidja Raïs, Dylan Sacirovic, Sabrina Syed, Mehdi Texier, Samy Yabari, Reda Yacoubi.

Chapitres 3 et 6 : Youssef Zahidi

École Les Glacières – CM2 A – Classe de Laurent OzanneLaure-Alia Ait Benider, Gaël Ameuil, Erin Brejon, Paul Brignier, Shiva Codandabany, Jessy Cordemy, Sophia Cozette, Léa Dolle, Damien Dumoulin, William Gayed, Jade Gross, Inès Espérance Guy, Joséphine Huge, Imane Kahlessenane, Lorene Khalifa, Xavier Laumond, Théo Leroy, Mohamed Mebarek, Angèle Millaniyage, Mia Oglietti, Karelle Oueghlani, Inès Plouviez, Tristan Ruiz, Alix Simonelli, Raphaël Tabet, Andy Velnom, Louis Wahnich.

Collège Jean Renoir – 6e 3 – Classe de Judith BussièreIlyesse Abraber, Glen-Ewan Affi, Thomas Baleydier, Jules Blachon, Jeanne Burnel, Zaccharia Chardi, Dylan Dagnon, Marine Davidas, Isshane Ennair, Hicham Fahmi, Selma Fartass, Clément Godin, Lucas Hamelin, Sabrina Handouci, Rayan Ibrahim, Daniella Koffi, Théo Lehning, Damien Luce, Antoine Parada, Antoine Pelé, émile Prost, Alexandre Rio, Hugo Romain, Cédric Vincent, Charlotte Vincent.


Chapitres 4 et 7 : Lune Rouge

École Castéjà – CM2 B – Classe de Sandrine L’HelguenNacim Aouissi, Alexandre Asvazadourian, Amadou Ba, Mélissa Castro, Antoine Champenois, Béatriz Delfilm Lourenco, Enzo Diaz, Océane Dos Santos Bicho, Ahmed Es Sayad, Kidline Forbin, Lilian Gelard, Hashna Gopee, Stella Laifer, Lee Ann Luccin, Clara Marchesan, Rayan Morouche, Alexis Mussard, Candide Musumari, Nabouhane Oumouri, Nathan Pecqueux, Aurélie Petit, Laëtitia Ren, Gabriel Schlama, Damia Tahar Chaouche, Marine Velasquez.

Collège Jean Renoir – 6e 4 – Classe de Fatine MarsepoilRémy Attik, Akram Barkat, Anjali Caussyram, Hélène Chen, Bastien Decourcelle, Amal Derquaoui, Serge Detrez, Maurelle Djedje Dibahi, Vincent Fernandes, Victoria Gameiro Scocard, Jason Gaspard, Nouri Ghennane, Félix Guigne, Juliette Jacot, Nour Jahder, Lucas Konan, Amélie Lagorio, Louann Larboulette, Rémy Marchesi, Gabriel Mellet, Trevise N’Diaye, Mathilde Roques, Keziah Samba Banzouzi, Inès Talbi, Juliette Weiss.


Préface

« Je ne bâtis que pierres vives, ce sont hommes. »François Rabelais, Le Tiers Livre

Le feu a disparu, c’est l’argument de départ du roman que vous venez d’ouvrir. Ne le cherchez plus, ce sont les élèves et les enseignants de cet atelier qui l’ont, ce feu sacré, et ils vont vous le prouver.

Si le roman issu de cet atelier d’écriture était une maison, et chaque pièce un chapitre, voici ce que vous y trouveriez :• L’entrée du chapitre 1, construite par les 6e 5 de Judith

Bussière et les CM2 d’Hugo Leclerc et Jean-Marc Fallière. On y notera la qualité et l’abondance des détails concrets et sensoriels.

• Le bureau du chapitre 2, conçu par les 6e 7 de Karine Dijoud et les CM2 de Benoît Sesia. Bureau de créateur, car cette pièce est marquée par un grand esprit d’invention.

• La chaufferie du chapitre 3, illuminée par les 6e 3 de Judith Bussière et les CM2 de Laurent Ozanne. Chaufferie un peu alchimique, car elle est la pièce de plusieurs révélations.

• La cuisine du chapitre 4, parfumée par les 6e 4 de Fatine Marsepoil et les CM2 de Sandrine L’Helguen. Il y règne un grand souffle épique du côté de la première et beaucoup de mouvement du côté de la seconde.

Sans compter les autres découvertes de la suite du roman.

Cet atelier a sans doute été le plus prenant de tous ceux que j’ai menés. élèves et enseignants y sont allés encore plus loin et encore plus au fond des choses. Ce Moyen Âge durant lequel se déroule notre histoire a été tout sauf moyen sous leur plume.


Je tiens donc à les remercier très chaleureusement, ainsi que l’équipe du Cddp92 et l’ensemble des partenaires qui, au travers de cette action, posent de bons jalons sur le parcours de nos jeunes élèves auteurs.

Sans compter le moins jeune auteur qui vous écrit ces lignes et qui, tout comme eux, grâce à eux et avec eux, progresse dans sa pratique.

Stéphane Méliade


Index des personnages

Bertrand de la Hucherie, suzerain d’Enguerrand.Enguerrand d’Orvigny, seigneur du château.Eudes d’Aspremont, son conseiller.Gauthier, Guillaume et d’autres gardes.Katherine d’Orvigny, épouse disparue d’Enguerrand.Lazarine, dite la Merlette, guérisseuse injustement accusée...... ainsi que ses parents et sa grand-mère.Les quatre loups du Conseil des Loups.Lune Rouge, fée métamorphe...Philippe-Auguste d’Orvigny, fils du seigneur.Wilfried, écureuil messager.Youssef Zahidi, souffleur de verre.Ysaline d’Orvigny, fille du seigneur.... sans oublier le feu, personnage à part entière, manquant, désiré, reconquis.... et les arbres de la forêt des Frettes.


Chapitre 1

YsalineLe feu a disparu

Un bruit vient de me réveiller.Oh ! j’ai fait tomber mes deux amis en dormant. Si Lazarine

et Youssef savaient que leurs statuettes en bois gisent face contre terre, ils ne seraient pas contents… Heureusement ils ne les connaissent pas, je les ai sculptées en secret moi-même. Je les aime beaucoup, mais j’ai peur qu’ils me disent : « Ysaline, ce n’est pas du tout ressemblant. » Et surtout, je ne veux pas qu’ils sachent que je dors avec eux !

Ce sont les statuettes qui ont fait ce bruit en frappant le sol en pierre. Dans tout ce silence, on a dû les entendre partout dans le château.

Alors que je me prépare à les ramasser, j’arrête mon geste. Quelque chose est différent. Bien sûr, il fait froid et sombre, il neige, on est en décembre et le jour se lève à peine. Mais ce n’est pas le même froid que d’habitude, ni la même obscurité…

Je me redresse un peu pour voir par la fenêtre. Vivement que mon père me fasse fabriquer un nouveau lit par notre menuisier ! J’ai douze ans maintenant, je suis presque une femme et j’en ai assez d’avoir les pieds qui dépassent du lit !

À cause d’un nuage, je ne distingue qu’un croissant rouge du soleil levant. On dirait une lune au lieu d’un soleil. Un croissant de lune rouge… drôle de début pour une journée. Et pourquoi je ne vois pas les panaches de fumée du village ? Les feux du matin devraient déjà être allumés…

Je me recroqueville dans mon lit et serre les statuettes contre moi. Lazarine, Youssef, j’aimerais que vous soyez là en vrai. Ces cris au loin ne sont pas normaux. Il y a les lamentations des


villageois et des cris de loups.Un troisième cri déchire le silence du château. Un hurlement

de colère, celui de mon père. Je n’aimerais pas être ceux après qui il en a. Pourquoi cette colère de si bon matin ? Seigneur, quelle malédiction vient de s’abattre sur nos terres ?

Moi qui déteste être négligée, je prends à peine le temps de m’habiller et de coiffer mes cheveux. Il se passe quelque chose de grave et je dois savoir. De toute façon, tout le monde descend les escaliers quatre à quatre dans le même état que moi.

En croisant mon frère Philippe-Auguste, je lui demande :– Il y a un malheur, n’est-ce pas ?Il me répond tout en dévalant les marches :– Je ne sais pas, Ysounette, j’ai entendu Père hurler et il y

avait une histoire de feu et de malédiction…Ah ! Philippe-Auguste ! Il sait bien que je ne l’autorise pas à

m’appeler comme cela ! Mais aujourd’hui je ne relève pas.– Que se passe-t-il ? s’enquiert mon frère, parvenu à l’entrée

du château.Un des deux gardes répond :– Gauthier et moi venions rallumer les flambeaux de la porte.

Les torches ont bien brûlé toute la nuit, mais à l’aube…L’autre garde enchaîne :

– D’un seul coup, les flammes ont disparu,

comme volatilisées. Guillaume et moi

avons cru que le vent les avait soufflées, mais on a essayé de les rallumer dès

que le vent s’est apaisé : en vain.


– Et ailleurs ? s’inquiète mon frère.Plus blanc que la neige sur le sol, Guillaume propose d’une

voix tremblante :– Venez voir, messire Philippe-Auguste et damoiselle Ysaline,

comme sire Enguerrand nous l’a dit tout à l’heure, c’est pure diablerie et malevolence1 !

– Sorcellerie, dit notre maître… précise Gauthier.Je fronce les sourcils et préfère ne pas répondre. Je suis

inquiète, j’espère que Lazarine n’aura pas d’ennuis. Dès qu’il se passe quelque chose d’insolite, on accuse ma Merlette2. Ils feraient mieux de se souvenir qu’elle m’a sauvé la vie avec ses plantes et ses potions...

Terrifié, le garde nous ouvre le chemin. En entrant dans la cour, nous nous apercevons que son feu est lui aussi éteint.

Je suis la fille d’Enguerrand, baron de la seigneurie d’Orvigny et très bientôt les prétendants afflueront de toute la région pour m’épouser, mais aujourd’hui je me sens plus démunie que la plus petite paysanne de nos terres.

Chaque matin, j’observe le ciel et les oiseaux qui le traversent. J’ai toujours vécu dans ce château, je le connais comme personne. Mais en dévalant les escaliers tout à l’heure, j’ai failli tomber. Je me trouvais dans l’obscurité et je me suis aperçue que les chandelles ne brûlaient pas. C’était la première fois de ma vie que je les voyais éteintes.

Un troisième garde nous alarme un peu plus :– Nous ne parvenons pas à réactiver le feu. Ce n’est pas

tout : sur le parvis et dans les quartiers des gardes, impossible d’allumer les torches et le feu de camp…

À ce moment, le cuisinier en chef du château surgit, en colère.– Qu’arrive-t-il à ma cheminée ? Je voulais préparer mon

1 Malveillance2 La Merlette est le surnom de Lazarine. Vous saurez pourquoi en lisant l’histoire de ce personnage.


chevreuil à la poudre d’amandes et aux groseilles, mais le feu s’est éclipsé alors que j’avais le dos tourné ! Le pain est levé, il est grand temps de le mettre à cuire. Mais à quelle flamme ?

Mon père nous a vus discuter depuis une fenêtre du donjon. Il n’aime pas beaucoup les rassemblements imprévus : chacun a une tâche et il n’est pas l’heure de se disperser. Il arrive dans la cour l’air sévère et sa voix tonne derrière moi.

– Barbedienne3 ! Tuez tout ! Ne me dites pas que vous n’êtes pas parvenus à ranimer le feu, bande de coqueberts4 !

Cela me rassure de l’entendre, il va trouver une solution. Père est fort et intelligent. Il se tient au milieu de la cour, les poings sur les hanches, indifférent à la neige qui tombe jusque sur sa moustache.

Au loin, on entend les hurlements des loups. Cela arrive parfois, mais jamais aussi clairement que ce matin. Ils ne sont pas agressifs les loups de la région, mais ce matin leurs voix lugubres résonnent bien funèbrement. S’ils s’approchent des habitations, gare à ceux qui se promènent tardivement sans feu…

Nous nous regardons tous, brusquement conscients de l’importance de chaque petite flammèche qui brûle habituellement dans les maisons.

– Il n’y a pas de doute possible, explique mon père : nous avons été faés5… Je veux mon conseiller sur l’heure, mon fils, suis-moi dans la salle du conseil, et toi, bachelette6, ne reste pas dans ce froid, retourne dans tes quartiers avant que Dieu ne te fasse rejoindre les mânes7 ! Et vous, gardes ! Allez au village et trouvez le responsable, sinon je vous ferai avaler mon épée !

3 Déformation prudente de « Barbe de Dieu ».4 Nigauds.5 Ensorcelés.6 Jeune fille.7 Les âmes des morts


Père a à peine fini sa phrase que les gardes sont déjà à l’entrée du village. Je cours aussi, mais au lieu de remonter les escaliers vers le deuxième étage où se trouve ma chambre, j’entre discrètement dans la salle du conseil. Vite, la grande tenture ! Je me cache derrière, mais elle ne va pas jusqu’au sol, on verrait mes pieds. Je sors et aperçois un grand coffre en bois sculpté. Par chance, il est vide et je peux tenir dedans. Il y fait tout noir, mais au moins je peux écouter et voir sans être vue. Je me demande ce que pense Youssef.

Il a déjà dû essayer d’allumer son four en vain. C’est étrange qu’il ne soit pas venu aux nouvelles. Où peut-il bien être ?

Petit à petit, les conséquences de la disparition du feu m’apparaissent une à une : qu’il fasse froid ce matin est une chose, mais si cela persiste nous allons finir par mourir de froid au beau cœur de l’hiver. Comment manger ? Ce que l’on mange habituellement ne peut être consommé sans cuisson : viande, poisson, rutabagas, choux, navets… Et pas de pain. S’il faut se nourrir des réserves de carottes et de harengs séchés, on ne tiendra pas longtemps.

Mon père, son conseiller Eudes d’Aspremont et mon frère entrent dans la salle du conseil. J’essaie de ne pas respirer trop fort et surtout de ne pas éternuer dans le coffre.

Depuis mon poste, je vois mon père plus grand que d’habitude, avec sa tunique bordeaux en partie cachée par sa cape rouge


et ses cheveux bruns sous son calot de laine. Ses yeux noirs sont inquiets, encadrés par les rides de ses cinquante ans. Il remue le nez, ce qui fait bouger sa moustache et sa barbe noire : je connais mon père, c’est signe de préoccupation.

Quand il pense à ma mère qui a étrangement disparu l’année de mes cinq ans, il a souvent ce tic. Cela fera bientôt sept ans et il refuse de m’en parler, m’interdit de penser à elle. Si quelqu’un l’évoque, il entre dans une de ses effroyables colères. Moi j’essaie toujours de le rendre un peu plus gai qu’il ne l’est et ne lui pose plus de questions.

Père s’est avancé vers son grand fauteuil en frêne et demande :– Qui aurait pu faire disparaître le feu ?– Nous avons peut-être une piste, répond le conseiller. Des

gardes ont entendu une voix étrange parler en une langue inconnue… Il se peut que... que...

Mon père s’impatiente.– Eh bien parle, à la parfin ! Ma réputation est en jeu ! Si

nous ne trouvons pas de coupable, Bertrand de la Hucherie, mon suzerain, m’aura en mauvaise grâce et cela retombera sur nous tous, toi compris ! Cette affaire est l’occasion de montrer mon autorité et ma vigilance. Je t’écoute.

– Il… il se peut que ce soit une sorcière récitant une incantation. Les gardes se sont enfuis devant cette diablerie.

– Alors comment peuvent-ils affirmer qu’il s’agit d’une sorcière ? s’étonne mon frère, qui a l’esprit fin et réfléchit davantage que mon père.

– En retournant sur les lieux, ils ont trouvé une marmite, conclut Eudes d’Aspremont.

Une marmite ! J’ai un très mauvais pressentiment. Si seulement je pouvais jaillir du coffre et courir à toutes jambes vers le village ! Ma Merlette est en danger.

Si seulement Wilfried était là ! L’écureuil familier de Lazarine me rend visite chaque jour, mais un peu plus tard. Dommage, je


lui aurais confié un message urgent. Père confirme mes craintes.– Il faut trouver Lazarine et la faire parler, sinon nous

risquons de plus graves dangers encore.– Père, intervient mon frère, vous croyez vraiment la Merlette

capable d’une telle vilenie ?– Qui d’autre ? Et puis, il faut apaiser la colère de Dieu

par un sacrifice. Et montrer à mon suzerain que je sais agir promptement...

– Bien, Père.J’ai de plus en plus de mal à me retenir de bouger.– Mais comment pourrons-nous la reconnaître ? demande l’un

des gardes. Je viens juste d’arriver à votre service.– Elle doit forcément avoir un nez crochu, une verrue sur

le nez, les yeux verts, la langue fourchue, la peau pâle et les cheveux couleur du sang, lui répond un autre garde, nouveau lui aussi.

– Mais non, sottard ! La Merlette est belle et fraîchelette ! corrige mon père.

– Alors, elle doit préparer des potions avec des langues de vipères et des poils de chauves-souris. Et dire des formules magiques, reprend le premier garde.

Je n’en peux plus. Ce n’est pas juste. Je dois rétablir la vérité et tant pis pour les conséquences. Je soulève le couvercle du coffre et crie :

– Non ! Ce n’est pas vrai ! Lazarine guérit les gens ! Elle m’a sauvé la vie ! La Merlette est du côté du bien, pas du mal !

Je ne suis pas mécontente du regard écarquillé de mon père. Je crois que c’est la première fois de ma vie que j’arrive à vraiment l’étonner.


– Qu’est-ce que tu faisais dans ce coffre ? gronde-t-il, stupéfait.

Mon frère essaie d’avoir le même air fâché que mon père, mais il m’adresse un clin d’œil admiratif à la dérobée.

– Pardonnez-moi, Père, je… j’ai trébuché dans le coffre et… et il s’est refermé, c’est trop bête !

– Bien entendu, ma fille, bien entendu, et les coffres ont des oreilles, c’est bien connu… se moque mon père, nullement convaincu. Alors, comme ça, selon ton Haut Jugement, ton père a tort ?

J’ai intérêt à trouver une réponse qui lui plaise.– Bien entendu non, Père, vous avez toujours raison.

Toujours ! C’est votre entourage qui se trompe et qui vous donne de mauvais conseils !

À cette allusion, je l’avoue pas très fine, le conseiller Eudes d’Aspremont que j’ai toujours détesté m’écrase de ses yeux glacés.

– Ma fille, je ne vais pas te raconter des batelages8 : je n’ai rien contre la Merlette personnellement. C’est une âme de bonne flambée et fort talentueuse dans sa pratique9. Mais c’est elle qui, sur nos terres, fraye avec les forces de la nature, ce qui est usage de la vieille religion et offense Notre Seigneur !

– Père, une innocente va donc payer pour une faute qu’elle n’a pas commise ?

Je sais qu’il ne peut pas perdre la face et je ne suis pas étonnée de sa réplique.

– Ces terres sont sous ma suzeraineté. Voudrais-tu qu’on m’accuse, moi, de cette malédiction ? Tu comprendras ces choses plus tard, ma fille. Tu comprendras aussi que le cœur et la raison ne marchent pas toujours main dans la main. Maintenant, va !

Même si je suis effondrée par ses mots, je suis aussi touchée,

8 Des boniments.9 Dans son métier.


car c’est la première fois que mon père me parle si sérieusement, presque d’égal à égale. Je fais mine de remonter dans mes appartements, mais au lieu de grimper l’escalier, je sors du château. Tout le monde est tellement occupé à se lamenter de la disparition du feu que je pars vers le village sans que personne ne me remarque.

Sur le chemin neigeux, je suis heureuse de porter les belles chausses en cuir de daim que mon père m’a offertes : mes pieds sont gelés depuis que je me suis levée ce matin mais au moins ils ne sont pas mouillés.

J’aperçois au loin une tache noire dans l’immensité blanche : intriguée, je m’arrête un instant pour scruter les alentours. À ce moment, les hurlements de loups reprennent, plus proches : la tache noire en est un ! Je cours, le cœur battant par saccades et tourne régulièrement la tête vers le côté où j’ai aperçu le loup.

Je vois alors qu’à intervalles réguliers, d’autres taches noires sont perceptibles. Vivement, je tourne sur moi-même : ce doit être une meute entière qui entoure le château et le village. Je dois vite arriver au village, vite.

La couche de neige n’est pas épaisse, mais elle ralentit ma course, mes jambes sont lourdes. Si mon père était à ma place, peut-être essayerait-il de les attaquer, c’est un fin chasseur. Ce n’est pas mon cas, je déteste cette activité et quand il rapporte un chevreuil, un sanglier, un cerf ou un renard de la chasse à courre, je ne m’associe pas du tout à sa joie. Il ferait mieux de jouer encore davantage aux échecs !

J’arrive enfin à la cabane de la Merlette qui est déjà entourée de gardes. Je me cache derrière un arbre. Je viens d’avoir peur pour moi, maintenant j’ai à nouveau une boule d’angoisse à la gorge en pensant à la Merlette.


Si seulement je pouvais savoir où est Lazarine, je pourrais courir l’avertir !

La Merlette doit être quelque part dans la forêt en train de cueillir des plantes pour élaborer une potion.

Elle est née dans cette forêt et en connaît toutes les plantes et leurs vertus. Je gage qu’elle recherche du dentorium dont elle seule connaît les secrets et qui permet d’apaiser les maux de dents et d’estomac. Je parie même qu’elle en cueille pour mon père. Quelle ironie ! Une fois tous les ingrédients trouvés, elle retournera au pied de son arbre favori, le frêne Arborum pour élaborer ses potions.

Je m’y rends sur la pointe des pieds, plus silencieuse qu’une biche. Lazarine est là ! Elle est en plein travail, tout en chantant des chansons dans une langue que personne ne connaît à part elle.

Mais les gardes aussi sont là et encerclent l’Arborum, de loin. Je ne peux pas l’avertir sans la mettre en danger. Une lumière rouge brille à son doigt. Elle n’a pas entendu arriver les gardes mais elle sait qu’elle est en danger.

La Merlette se retourne et les gardes lui sautent dessus. Ils la ligotent et lui mettent un capuchon sur la tête. Je ne peux plus rien faire. Les villageois, qui sont restés à l’entrée de la forêt, voient revenir les gardes avec la Merlette. Mais ils ne savent pas que c’est elle car elle est encapuchonnée.

Ils commencent à hurler :– Sorcière, sorcière !– Rends-nous le feu !– À mort la sorcière !Leur colère est telle qu’ils lancent sur elle tout ce qui leur

passe par la main. Les idiots ! Elle a soigné plusieurs fois chacun d’entre eux ! Le mieux que je peux faire, c’est retourner au château, dans ma chambre. Je sais que Wilfried, l’écureuil de Lazarine, va venir me voir un peu avant le dîner, comme chaque


jour. Je lui donnerai une lettre pour mon amie et, où qu’elle soit, il saura la retrouver.

Il commence déjà à faire noir, j’ai avalé quelques rondelles de saucisson, un cornichon et la fin de la dernière miche de pain cuite par notre cuisinier dans la triste et glaciale salle à manger. Mon père a dit, pendant le court repas, que le meunier, un métayer et leur famille ont voulu fuir Orvigny, persuadés que les terres sont maudites : ils n’ont pas pu aller bien loin à cause des loups.

Dans l’atmosphère sinistre, je monte dans ma chambre, prends une plume, du papier et commence à écrire. Des larmes me montent aux yeux quand je pense qu’aujourd’hui je devais voir monseigneur Sélénius pour apprendre quelques nouvelles


notions de latin. Je n’aime pas beaucoup cette langue qui n’est pas la mienne, mais le fait que tout le monde ait oublié ma leçon, que je sois moi-même préoccupée me rappelle que je n’ai même pas savouré cette récréation…

Comme le quotidien est regrettable parfois, bien qu’il soit ennuyeux !


Chapitre 2

La MerletteLe jardin de Lazarine

Quelle brume épaisse m’aveuglait ce jour-là, il y a sept ans !Comme chaque matin depuis quelques mois, ma mère m’avait

autorisée, malgré mes dix ans, à m’aventurer seule en forêt, pour cueillir quelques pousses de dentorium.

Guérisseuse, elle avait découvert cette plante mystérieuse que notre grimoire ancestral n’avait jamais mentionnée jusque-là. Elle était obsédée nuit et jour par les éventuelles vertus que la Nature avait choisi d’attribuer à ce mystérieux « dentorium »… C’est après avoir confondu ses feuilles avec celles du cerfeuil que ma mère s’était aperçue de l’efficacité de cette plante contre le mal de dents. Dès l’aube, sous les rayons du soleil, ses feuilles scintillaient comme de l’or. C’est moi qui avais eu l’idée de baptiser ainsi cette plante « magique ».

Ce jour, donc, je m’étais aventurée seule dans la forêt. Enfin,

presque... Mon fidèle Wilfried m’accompagnait.

J’avais trois ans quand je le rencontrai pour la première fois : mon père

l’avait découvert, caché dans un tas de foin, blessé à une patte.

Je me souviens avoir demandé à mes parents l’autorisation de le soigner, avec l’aide de maman et de ses potions évidemment. Au bout de quelques jours, je m’étais déjà beaucoup attachée à Wilfried mais je savais que je devrais le laisser regagner la forêt.


Le jour approchait où je devrais le relâcher et j’étais de plus en plus malheureuse. Je profitais pleinement des derniers moments passés avec mon ami mais il fallut un soir le reconduire au plus profond de la forêt. J’avais insisté pour accompagner mes parents et je vis Wilfried s’éloigner dans les branches.

Les jours suivants, mon père me dit :– Nous comprenons ta douleur ma fille, mais cet écureuil doit

vivre dans la forêt. Il a lui aussi une famille.Il fallait lui rendre sa liberté ! Malgré mon âge, je savais que

mes parents avaient raison.Pour me consoler, ils décidèrent de m’emmener voir le

merveilleux jardin de ma grand-mère, une vieille dame solitaire que je n’avais encore jamais vue. Je n’avais jamais autant marché de toute ma vie et mon cœur battait plus fort dès que j’apercevais un écureuil sautiller de branche en branche.

– Lazarine ! m’interpellait régulièrement ma mère. Ne traîne pas ! N’es-tu pas contente de rencontrer ta grand-mère ?

Eh bien non ! J’observais les branches, je guettais les mouvements de feuilles, au cas où…

Nous arrivâmes à proximité d’une clairière et je fus attirée par une odeur, que je ne saurais toujours pas décrire aujourd’hui, mais que je reconnaîtrais entre mille.

Je me mis à courir en ondulant, guidée par les effluves. J’entendis vaguement ma mère hurler : « Non Lazarine ! Ne t’approche pas de cette fleur ! » Comme hypnotisée, je continuais ma course et m’arrêtais devant cette fleur merveilleuse que je voulais sentir, toucher, goûter.

Je m’apprêtais à la cueillir quand une petite boule toute poilue bondit sur moi et me fit sursauter. En sentant des griffes acérées s’enfoncer dans ma peau, je levai brusquement mon bras. L’animal, crispé, y resta accroché. À travers mes larmes de douleur, je reconnus l’écureuil agrippé, poussant de petits cris aigus et familiers.


Mon cœur se mit à battre si fort que j’en oubliai mes blessures. Wilfried ! Mes parents qui avaient assisté à la scène arrivèrent en courant.

– Wilfried a sauvé la vie de notre fille ! Cette plante est malfaisante, elle l’aurait empoisonnée !

Je ne saurai jamais la raison pour laquelle Wilfried m’a sauvé la vie. Peut-être nous avait-il suivis depuis la ferme ?

Ma mère dit que je pouvais le garder. J’étais folle de joie quand, subitement, il se mit à courir. Je le poursuivis jusqu’à une petite clairière. Et j’observai : je me croyais au paradis ! Ce cercle lumineux était peuplé de fleurs qui m’étaient inconnues, de toutes les espèces et de toutes les couleurs. Je n’oublierai jamais ma première rencontre avec ce merveilleux arc-en-ciel de fleurs.

Je fus bouleversée ce jour-là par une autre magnifique présence. Ces splendides fleurs poussaient autour d’un gigantesque frêne. Son ombre recouvrait la moitié du jardin.

– Il est somptueux, n’est-ce pas ? me chuchota une vieille dame que je n’avais pas entendu arriver. Il se nomme l’Arborum. Petite Lazarine, regarde-le bien : Wilfried m’a aidée à cacher une bague spéciale dans un de ses creux. Si tu la trouves, tu deviendras une véritable guérisseuse...

Après quelques minutes, je compris que je n’y arriverais pas seule. C’est à ce moment-là que j’aperçus une vive lueur


provenant d’un trou bien trop haut pour moi. Mon père vint s’accroupir devant moi. Je bondis sur ses épaules, il se leva mais je ne pouvais toujours pas atteindre le creux. Puis Wilfried surgit de l’autre côté du tronc et s’engouffra dans le trou lumineux. Il en ressortit un objet brillant qu’il serrait entre ses petites dents : une bague en or sertie d’une pierre précieuse à la couleur indéfinissable, que je crus voir s’illuminer de vert.

– De l’azurite, m’expliqua Grand-Mère. Ne perds pas cette bague. Elle est magique et change de couleur selon la bonté ou la méchanceté des gens que tu rencontreras...

Avec quelques brins d’herbes hautes, ma mère confectionna une ficelle souple et robuste à la fois pour enfiler la bague. Je la portais comme un pendentif et j’y tenais énormément. En présence de mes parents ou sous l’Arborum avec ma grand-mère, l’azurite était toujours d’un vert profond. Mais les jours de marché, parmi la foule, elle retrouvait une couleur changeante.

Les années suivantes, nous nous rendions régulièrement au jardin secret. Maman et sa mère me transmettaient leur savoir sur les plantes : leurs formes, leurs couleurs, leurs odeurs, leurs goûts, leurs vertus, leurs utilités, leurs vices...

L’année de mes neuf ans, mes deux « instructrices » voulurent savoir si j’étais enfin prête. J’étais à la fois anxieuse et excitée. Elles me demandèrent de préparer, seule, un remède à base de xérès et d’eucalyptus. Facile !

– Nous t’avons observée, conclut ma mère. Tu as les qualités nécessaires pour devenir guérisseuse. Pour te féliciter, voici une récompense.

Elle me tendit une petite boîte en bois poussiéreuse. Je soufflai pour la nettoyer et vis mon nom apparaître, gravé par mon père. J’ouvris et fus émerveillée : un médaillon taillé dans du cristal représentait la moitié d’un trèfle à quatre feuilles !

Comblée par mes récompenses, la bague et le médaillon, je me sentais plus forte. Je ne reculerais devant rien ni personne !

Une après-midi de printemps, ma vie prit un nouveau


tournant. Je ne supportais plus de voir mes parents pourchasser en vain les merles qui épuisaient les récoltes. Alors, je décidai d’effrayer les voleurs pour de bon. Je pris de la paille, du bois, de vieux habits et confectionnai un épouvantail. Plus aucun merle ne revint à la ferme. Désormais, pour ma famille et devant les autres, j’étais la Merlette...

J’aimerais ne pas me souvenir de mes dix ans. C’est un jour de brume, je ne vois rien. Après la cueillette, sur le chemin du retour avec mon panier rempli de feuilles de dentorium, je pense à l’accueil habituel de mes parents : après avoir envoyé Wilfried annoncer notre arrivée, j’entends déjà maman me demander de la rejoindre dans l’atelier de papa.

À proximité de nos champs, comme d’habitude, je vois mon ami des branches accélérer d’arbre en arbre. Mais quelques instants plus tard, mon messager revient par le sentier. Je devine que quelque chose ne va pas et me mets à courir vers la ferme, tremblante. Aveuglée par la brume, je sens les cailloux glisser sous mes pieds et les branches me griffer. Je trébuche, piégée par les racines. À la ferme, le silence m’angoisse. Les poules ne picorent plus, mon père a cessé de travailler le bois, les bûches ne crépitent pas sous la marmite de ma mère. Dans la maison, une vision d’horreur me tétanise : sur le sol, mes parents sont allongés, ensanglantés, sans vie... Autour d’eux, la pièce est saccagée.

Je maudirai toute ma vie les brigands qui ont fait de moi une orpheline.

Ne sachant que faire, déboussolée, je cours retrouver Grand-Mère. Sous l’Arborum, dans ses bras, je ne pleure pas mais je suis accablée par la douleur.

Depuis que je suis orpheline, je n’ose plus passer devant la ferme de mes parents. Je chéris plus fort que jamais la boîte sculptée par mon père et je me promets de percer le mystère du dentorium et de guérir les souffrants.

Malheureusement, quelques années plus tard, ma chère


grand-mère disparaît, emportée par la vieillesse, après m’avoir confié son grimoire qui contenait tous ses secrets.

Me voilà désormais seule avec mon fidèle Wilfried. Pour poursuivre ma mission et m’ouvrir au monde, j’ai proposé mes services aux chevaliers blessés lors d’un tournoi de quintaine. L’organisateur, sire Enguerrand, est venu me féliciter d’avoir sauvé la vie de ses chevaliers. Les mois suivants, il a fait beaucoup appel à moi. L’hiver venu, Galïane, la guérisseuse du château, n’est pas parvenue à guérir Ysaline, la fille du seigneur, gravement malade, et a été bannie. Dans cette période sombre, tout le monde a reconnu les talents de la Merlette, « la guérisseuse de la forêt ». Surtout, depuis la guérison d’Ysaline, je me rends librement au château.

Jusqu’à cette honteuse injustice, quand les gardes sont venus me trouver dans la forêt...

J’entends les grandes ailes tourner. Je n’aurais jamais imaginé une prison avec des ailes, c’est contradictoire.

Les gardes m’ont enfermée dans le moulin à vent. J’ai pourtant guéri le plus jeune fils du meunier au printemps dernier. C’était un jour de grand soleil et tout le village m’avait fêtée.

Allons Lazarine, cela fait du bien de se réfugier dans les souvenirs, mais ne fuis pas le présent. Aujourd’hui, pour tous, tu n’es plus la guérisseuse, tu es la maudite. Pourquoi moi ? Ce n’est pas parce que je suis rousse que je suis une sorcière !

Dans ma prison ailée, personne ne vient me visiter. Ah si ! J’entends des tous petits pas. Wilfried ! Ma petite flamme vive, mon petit soleil roux, il m’a retrouvée ! Mon fidèle écureuil se perche sur mon épaule. Il comprend mon désarroi.

Ysaline devra-t-elle toujours vivre avec cette vision de moi, pendue sur la place publique, avec cette foule curieuse et avide de cruauté qui m’observera rendre l’âme ? Mon avenir est aussi lugubre que les couloirs du château. Dire que je m’y suis rendue si souvent pour aider le seigneur, soulager l’estomac de ses


convives amateurs de festins prolongés… J’aurais dû garder le dentorium pour moi mon bon Wilfried. Qu’en penses-tu ?

J’ai quand même redonné le souffle vital à Ysaline. Se rend-il compte qu’en m’exécutant, il va blesser le cœur de sa fille ? Qu’il va tuer une partie d’elle ?

S’il te plaît Wilfried, retourne en ces lieux maudits et dis-moi ce qui se trame au château. Va trouver Ysaline !

Mon cher compagnon s’éloigne en sautillant, je sais qu’il me rapportera la sentence fatale ou une lueur d’espoir. En attendant son retour j’ai besoin de songer à nouveau à des souvenirs plus heureux.

Ysaline, te souviens-tu ? Nos éclats de rire quand nous nous approchions tout près des gardes puis partions en courant devant leurs visages furieux... Ces herbiers que nous aimions confectionner ensemble...

Mon esprit s’égare et mon regard devient brumeux.Revoilà Wilfried ! Il a autour du cou le message tant attendu.

Quelle bonne idée nous avons eue, Ysaline et moi, de trouver ce moyen de communication, et merci à toi mon Dieu d’avoir mis Wilfried sur mon chemin. Je détache délicatement le lien de cuir autour de son cou et me saisis de la feuille enroulée et scellée.

Ma chère Lazarine,Je sais que tu vas revenir à la vie et à la liberté, ce n’est pas

pour rien que tu portes ton prénom, je sais que tu feras comme le Lazare de l’Évangile selon Saint-Jean.

Je sais que tu es innocente, je suis de ton côté, je tiens tête à mon père. Tout le monde voit mon attitude comme un affront, mais mon amitié et ma conviction sont les plus fortes. C’est à toi que je dois ma renaissance, c’est à moi de te sauver à présent : j’y mettrai toutes mes forces et franchirai tous les obstacles.

Je me revois tremblante, amaigrie, ouvrant à peine les yeux… Je voyais ma fin proche, je répétais sans cesse les prières que je pensais être les dernières. Et cette soi-disant guérisseuse qui me


faisait avaler des breuvages verdâtres ! Quelle imposture ! Puis tu es venue à mon chevet et tu as trouvé le remède miraculeux. Mon père qui pensait que tu faisais tes adieux à ta chère amie : moi ! Ton but n’était pas de me voir partir, mais de m’accompagner dans le retour à la vie. Je te dois des remerciements éternels.

Je pense à toi. Garde confiance. J’attends impatiemment de tes nouvelles.

YsalinePS : Garde précieusement ton pendentif, je pense qu’il va nous

aider.

Oh ! Ysaline, mon amie, prête à tout pour moi ! Tu as même pensé à attacher à ta lettre une feuille vierge et un minuscule flacon d’encre pour que je te réponde. Mais avec quoi ? Je n’ai pas de plume ! Elle aurait été trop grosse pour mon écureuil...

J’ai une idée. Wilfried, tu veux bien approcher et me rendre un grand service ? Pas très content, il finit au bout d’un moment par consentir à ce que je trempe le bout de sa queue dans le flacon d’encre.


Ma chère YsJ’aime tant t’appeler par ce petit surnom venu de nos doux

moments de lecture. Le Roman de Renart, quel savoureux récit ! Tu étais tellement

exaspérée par le personnage d’Ysengrin que tu lisais « Ys » dès qu’il apparaissait dans le texte. Je reconnais que j’ai été taquine en te surnommant Ysengrine, mais la tentation était trop forte et ta colère noire était si drôle.

Mais ici, enfermée dans ce moulin, une question me taraude : pourquoi est-il formellement interdit de faire allusion à ta mère ? Pourquoi tant de mystère autour d’elle ? Je n’avais jamais osé aborder cette question auparavant, mais aujourd’hui, sentant la nuit éternelle s’approcher, j’ose tout.

Je t’embrasse et espère ne pas t’avoir trop blessée en remuant ce douloureux souvenir.

LazarinePS : J’ai bien sûr le pendentif au plus près de mon cœur puisque

c’est justement le seul souvenir tangible que j’ai de ma propre mère. Mais en quoi cet objet pourrait-il m’aider ?

Je sens que mes maux s’amenuisent. Et quand je vois Wilfried qui attend sagement à mes pieds, mon doux messager flamboyant au bout de la queue tout noir d’encre, je sens que tout est encore possible.

Va vite ! Apporte cette missive à Ys. Il me tarde de connaître sa réponse. J’espère en savoir plus sur sa mère et comprendre pourquoi elle tient tant à mon pendentif. Aurait-elle retrouvé la deuxième partie du trèfle ? Les miracles existent peut-être finalement...


Chapitre 3

YoussefLa pièce des vérités

Ysaline entre dans sa chambre. Elle se jette tout habillée dans son lit mais ne peut trouver le sommeil.

Elle éprouve des sentiments contradictoires. Elle sait qu’elle se bat contre une injustice mais pour la première fois, elle répond à son père et entre dans une conversation d’adulte en clamant ce qu’elle pense. Sa poitrine est oppressée : des larmes de tristesse lui viennent pendant que la colère monte en elle. Elle voudrait secouer son père et les hommes qui décident, en bas, alors qu’elle a été renvoyée dans sa chambre. Dès qu’elle ferme l’œil, les paroles de son père courroucé frappent à nouveau ses oreilles : « Comment oses-tu intervenir dans une affaire aussi importante qui ne te concerne pas ? La Merlette est condamnée, elle mourra. »

Puis elle se relève et arpente un couloir du château. Le couloir ressemble à l’ensemble du château depuis la disparition du feu, sombre, humide et inquiétant bien que quelques rayons de lune viennent caresser les pavés froids et glissants. Elle entend des gouttes d’eau tomber sur le sol. Elle prend peur et hâte le pas, trébuche sur un pavé et tombe contre le mur. Les pierres de la paroi semblent alors s’enfoncer dans le sol et dévoilent une ouverture. Stupéfaite, Ysaline vient de découvrir le mécanisme donnant accès à un passage secret. Elle qui pensait tout connaître de son château !

Un escalier aux murs noirs et plein de toiles d’araignées s’étend devant elle. Par endroits, ces murs sont recouverts d’écritures inconnues.

Ysaline est fatiguée et voudrait bien s’endormir et tout oublier. Que demain soit un jour tout neuf et sans problème, dans un


château plus tiède et sans disputes. Elle s’avance tout de même dans le couloir : la curiosité remplace sa grande lassitude.

Au fil de ses pas, elle se met à penser que l’obscurité n’est pas si noire. Elle arrive en bas des marches. À présent le couloir tourne légèrement et une douce clarté semble la guider. Elle sent la chaleur l’envahir. Au détour d’un coude, elle reçoit un rayon de lumière sur le visage et s’arrête net. Elle arrive dans une pièce où il fait très bon. La salle n’est pas très grande et ressemble à une cave. Ysaline n’en croit pas ses yeux : cette chaleur, cette lumière viennent d’une cheminée... Du feu, ici ? Mais alors, pourquoi pas ailleurs ?

La salle est assez désordonnée à première vue, des objets traînent çà et là sur le sol. Comme le couloir, la pièce est ornée de toiles d’araignées. Ysaline va de découverte en découverte. Elle voit d’abord de drôles de petits dessins sur les murs, des dessins de loups. Découvrir cela aujourd’hui, avec ce qui se passe à Orvigny, serait-ce un signe ?

Les objets épars sont des instruments qui servent à souffler le verre, semblables à ceux de Youssef. Sur une étagère, de très jolies figurines transparentes sont exposées : un papillon, une boule, de petites fées...

Une d’entre elles l’intrigue tout spécialement et elle s’avance pour la contempler. Le verre est un peu rosé alors qu’elle n’en a jamais vu que de l’incolore. Comme les autres fées, la sculpture est entourée d’un tourbillon de flammes qui ressemble à une fleur et dont elle semble surgir comme par enchantement. De longs cheveux, un peu plus colorés que le reste de la figurine, la drapent jusqu’à la taille. Celle qui fascine Ysaline a des yeux expressifs : par quel artifice peut-on obtenir un objet aussi délicat et translucide ? On dirait qu’elle demande l’autorisation de parler, cette petite bonne femme qui semble faite de feu jusque dans les yeux.

Elle se souvient alors de la première fois où elle a soufflé le verre : elle avait soufflé, aidée de Youssef, un petit chat,


simple mais si mignon qu’il donnait envie d’être caressé. Youssef l’avait applaudie, lui avouant que lui avait mis plusieurs heures avant de souffler quelque chose de convenable. Il avait aussi été ému lorsqu’elle lui avait offert un petit singe en verre, certes maladroit mais dans lequel on reconnaissait le petit animal de compagnie de Youssef. Elle revoit son entrée dans l’atelier, le grand feu qui brûlait le visage, les instruments de souffleur, le bâton surtout, sorte de baguette magique.

Youssef est comme un père pour elle mais plus patient et toujours à l’écoute de ce qu’elle peut lui dire. Il lui manque tout d’un coup. Hier, lors de son passage dans le village, elle est allée dans l’atelier vide. Il n’y avait qu’un peu de cendres froides dont elle a serré une poignée dans sa main en souvenir de ce grand feu si réconfortant.

Un bruit la fait sursauter : elle se retourne et sent ses jambes défaillir d’épouvante. Un loup se tient sur deux pattes musclées aux longues griffes. Son pelage est noir et gris et de

longues oreilles pointues se dressent de chaque

côté de sa tête. Il vient de jeter une bûche dans le feu. Terrifiée, elle met sa main

devant sa bouche pour s’empêcher de crier.

Elle veut reculer vers la porte, fuir tant qu’il est encore

temps, échapper à ce monstre. Elle marche sur des débris de verre, un

crissement se fait entendre, la bête se retourne.


Ysaline hurle, mais la créature la regarde d’une façon très expressive. Un instant, les deux s’observent : le loup porte de drôles de petites lunettes, une cicatrice sous l’œil gauche… mais les griffes, le museau ?

– Youssef ?Il la regarde, sourit de ce si doux plissement des yeux qui lui

enlève définitivement son allure effrayante.– … Youssef ?– C’est bien moi. J’imaginais bien qu’un jour nous nous

rencontrerions ici mais je ne t’attendais pas maintenant. Je suis soulagé que ce soit toi. Comment se fait-il que tu sois ici ?

– J’ai glissé sur les pavés, là-haut, et en me cognant contre le mur j’ai dû déclencher un mécanisme : le passage s’est ouvert devant moi. Pourquoi es-tu ici ? Pourquoi ressembles-tu tant à un loup ?

Il croise les bras, enfin les pattes, et s’explique, s’approchant du feu, aussi frileux en loup qu’en homme car il fait vraiment tiède dans cette pièce :

– Il y a quelques années, alors que je me promenais autour de Jérusalem, un loup m’a bondi dessus, enfonçant profondément sa griffe sous mon œil gauche. Depuis, par moments, je peux me transformer en loup mais pas entièrement.

– Voilà donc l’explication de ta cicatrice. Elle m’a souvent intriguée mais j’avais peur de te rappeler de mauvais souvenirs.

– Tu ne dois parler de ce que tu as vu à personne, tu comprends ?

– Oui, surtout avec ce qui arrive à la Merlette...– Et tu dois retourner dans ta chambre sinon tu vas avoir des

problèmes.– Jamais, tu m’entends ! Je veux aider la Merlette !Youssef se tait et réfléchit à toute allure. Ysaline pourrait

bien l’aider à convaincre les loups, forte de sa jeunesse mais aussi de son intelligence. Il se détourne du feu et la dévisage.


Elle en profite pour prendre à nouveau la parole.– Youssef, pourquoi ne le dis-tu pas là-haut qu’il y a du feu

dans cette pièce ?Il regarde plus attentivement cette fille chétive, au regard si

résolu. Il lui dira tout. Youssef soupire.– C’est ton père qui m’a montré cette pièce. Il voulait que je

sois tranquille pour mettre au point de nouveaux procédés de soufflage, bref tu es dans mon laboratoire. C’est une sorte de cachette : tu l’as vu pour Lazarine, il n’est pas bon sur les terres d’Orvigny de faire preuve de beaucoup d’innovation. Maintenant ma drôle d’allure : je m’apprêtais à aller voir les loups, leur demander de disparaître quelques jours des environs afin de rassurer les habitants et de nous donner plus de temps pour sauver Lazarine. Si j’ai ce pouvoir et que je n’ai pas été dévoré par le loup dont je t’ai parlé tout à l’heure, c’est que j’étais aidé par quelqu’un. Je vais te montrer…

Youssef sort son bâton de son étui, puis tire de la cheminée une boule de verre en fusion, la place au bout du bâton avec mille précautions et commence à souffler. On pourrait presque dire jouer car son souffle crée une sorte de petite musique. Un tourbillon de flammes se forme et se déplace à toute allure. Youssef et Ysaline ferment à demi les yeux tant l’éclat est puissant, on dirait tous les feux du château réunis. Un froissement se fait entendre et du milieu du tourbillon apparaît un magnifique petit personnage lumineux et rouge.


Le petit être de feu est plutôt un être de cristal, une petite femme mince, vêtue d’une cape couleur de feu dont le bas est enflammé. Sa magnifique chevelure aux reflets rouge-orangé flotte au gré des courants d’air produits par le tourbillon. Ses yeux sont vert émeraude. Son visage brille comme soleil sur neige et elle est tout habillée de rouge : robe, chaussures et chapeau. Les loups semblent lui avoir fait don d’une partie de leur corps, elle a deux délicates oreilles de loup et une longue queue touffue et douce comme du velours. Elle semble légère comme une plume.

Elle se présente d’une voix flutée :– Je suis Lune Rouge, enchantée de faire enfin ta connaissance.Ysaline ouvre la bouche d’émerveillement.– Whaou, je n’ai jamais vu un feu pareil, il brillait… de mille

feux !– Merci, répond Lune Rouge. Je fais de mon mieux mais il faut

aussi remercier Youssef.


Chapitre 4

Lune RougeLa fée du feu

Je me retrouve devant Ysaline tout étonnée et abasourdie à la fois. Il est temps qu’elle accepte mon existence.

– Youssef possède encore le feu, expliqué-je, car il l’utilise pour me métamorphoser en être de cristal.

Youssef complète :– Ce feu n’est pas de ce monde. Alors que je soufflais le verre

pour la crèche de Noël, une fée est venue me visiter. Elle est là, devant toi : c’est Lune Rouge. Elle est mon amie.

Ysaline me scrute longuement, avec son air altier digne d’une châtelaine, puis me salue et me demande :

– Pourquoi t’appelles-tu Lune Rouge ?– C’est une longue histoire, lui dis-je évasivement.Mais cela ne lui suffit pas.– Une longue histoire qui mérite éclaircissements, s’emporte-

t-elle. Comment voulez-vous que je taise une telle découverte alors que nous tremblons tous de froid dans le château et que nous nous lavons à l’eau glacée ?

Et se retournant vers Youssef :– Tu me déçois, tu nous as trahis !Je dois la détromper avant qu’elle ne prononce des paroles

irréparables.– Je suis responsable de vos malheurs. Youssef est innocent.

C’est un homme honnête, vaillant et fidèle. Il a accepté de m’aider par compassion à cause du malheur qui m’a frappée jadis, et il rachète le crime qu’a commis votre père, il répare l’injustice que nous avons subie avec mes protecteurs, enfin ma famille : les loups.


– Le crime de mon père ? Les loups ? Quel rapport avec le feu ? s’étonne Ysaline.

– Il y a quelques mois, votre père a décidé, pour le bon déroulement de sa chasse à courre, d’abattre un frêne, lieu de notre réunion.

– Alors pourquoi punir la Merlette ? C’est injuste, elle est innocente. Il faut que je raconte cette histoire à mon père !

– Non !!! s’écrient en chœur Lune Rouge et Youssef.– D’accord, concède Ysaline, mais à une condition : il faut

sauver la Merlette.Je compatis. Je ne sais que trop bien ce qui arrive aux boucs

émissaires accusés d’être responsables de la malédiction qui s’abat sur un village. J’en ai souffert moi-même. Comment ne pas revoir défiler sa vie quand on risque d’assister à la même barbarie, plus de trois siècles après ?

– Tu m’as l’air généreuse, tu fais honneur à ta naissance, mademoiselle. Je vais te confier un secret.

– Je t’écoute.– Une nuit, alors qu’un incendie se propageait au château,

une mère portant un bébé s’enfuit dans la forêt pour éviter les flammes. Mais prise de panique, elle glissa et s’évanouit, lâchant l’enfant. La lune, prise de pitié, s’effondra et laissa place au soleil. éblouie, la mère se réveilla et, affolée, elle partit à la recherche de sa fille. Un chasseur passait par là : croyant en la présence d’un gibier, il arma son arc et décocha une flèche. Celle-ci trancha toutes les feuilles et les branches sur son passage pour finir sa traversée dans l’avant-bras de la mère. L’agresseur, désolé, s’excusa et l’emmena chez le guérisseur du village. Une fois rétablie, la pauvre femme repartit à la recherche de sa fille – c’était moi – et erra dans les bois, dormant à peine et se nourrissant de baies sauvages. Aussi fatiguée qu’affamée, elle découvrit une clairière puis s’étendit sur l’herbe : la mort l’avait emportée. Une meute de loups avait cette clairière pour point de réunion et se rassembla autour du corps, prête à le dévorer.


Mais le ciel envoya des milliers de points lumineux semblables à des lucioles qui s’agglutinèrent sur ma mère. Au beau milieu de la clairière, un splendide frêne apparut… Puis la meute de loups fut attirée par une lumière rouge : c’était mon médaillon. Attirés, les loups suivirent cette lumière et me trouvèrent, endormie. Après concertation, ils décidèrent de me laisser grandir pour ensuite me manger. Au fil du temps, ils se prirent d’affection pour moi. J’avais une particularité : j’étais tellement peureuse que, la nuit venue, je ne pouvais dormir qu’à côté d’un feu ; vous imaginez bien l’attitude des loups qui d’habitude ont peur du feu ! Par contre, j’avais horreur de l’eau… et c’est toujours le cas aujourd’hui.

Je reprends mon souffle. Personne n’ose m’interrompre. Ysaline et Youssef sont aussi immobiles que les figurines en verre soufflé posées sur l’étagère.

– Les loups devinrent mes protecteurs et nous vécûmes en harmonie dans la forêt. Jusqu’à ce maudit jour où un villageois me découvrit. Je reniflais un morceau de viande posé à même le sol et je parlais aux loups. Pris de panique, l’homme se précipita vers le château pour prévenir le seigneur. On prépara un piège pour m’attraper et un bûcher. Je fus brûlée vive une nuit de pleine lune. La Lune, voyant cela, me ressuscita en fée, me donnant l’apparence d’un Esprit qui se déplaçait grâce au souffle du vent. Elle me permit aussi de retrouver une forme humaine à travers le feu. Je repris ma place parmi les loups. Je me sentais libre ; je parcourais la forêt, survolais le village et le château. Je me fis alors appeler Lune Rouge par reconnaissance pour la Lune et par amour pour le feu.

Ysaline retient une larme et s’enquiert d’une voix mal assurée :– Comment as-tu rencontré Youssef ?– Pendant une promenade, j’aperçus une lumière rouge.

Curieuse, je m’approchai, à pas de loup bien sûr, de la fenêtre ouverte qui étincelait. Là, je vis un souffleur de verre en train de donner forme à un objet. Il s’agissait de Youssef. éblouie,


je restai un moment à contempler l’œuvre de ce créateur et à m’extasier devant la sérénité et la délicatesse dont il fait encore preuve aujourd’hui. Je décidai alors de me montrer à lui. Je lui racontai mon histoire : il en fut tellement ému qu’il finit vite par m’adopter. Il accepta de me transformer en n’importe quel être vivant.

Ysaline semble soudain horrifiée. Elle s’agenouille devant moi.– Si tu as été exécutée au château, tu l’as donc été par mes

propres ancêtres ! Je suis désolée, Lune Rouge. Au nom de toute ma lignée, je te demande pardon devant Notre Seigneur Dieu. Tu peux comprendre mieux que tout le monde cette injustice ; la Merlette est aussi innocente que tu l’étais. Tu dois rendre le feu avant qu’il ne soit trop tard.

Je souris à cette jeune fille si entière et attachante.– Je suis déjà convaincue Ysaline, mais je ne suis pas seule.

Au moment où je te parle, les loups attendent que tout le monde soit mort de froid ou d’épuisement pour rentrer dans le château et manger tout ce qu’ils trouvent sur leur chemin.

– Pourquoi tant d’acharnement pour un frêne ? Il y en a tant d’autres dans la forêt des Frettes.


– Celui-ci est sacré, il renferme l’âme de ma défunte mère. Maintenant, tu veux venir en aide à ton amie ? Je ne vois qu’un seul moyen, c’est de te transformer en fée. Tu devras ensuite aller voir les loups et les convaincre de ne pas attaquer le village.

– Mais comment ? J’ai si peur d’eux !– Youssef et moi t’accompagnerons pour témoigner de ton

épreuve, mais tu devras convaincre les loups de renoncer à attaquer le château, grâce à un de tes talents.

– Un talent ? Mais je n’ai aucun talent particulier. Toi, tu es une fée, la Merlette sait guérir, Youssef sait souffler le verre, mais moi je ne sais rien faire de particulier ! Et puis parler aux loups, ceux-là mêmes qui veulent nous manger ?

J’affirme avec force à Ysaline :– Tu sauras les apprivoiser. Ton talent à toi sera la puissance

de ta parole ; son effet sur les loups, ton innocence et ta détermination leur rappeleront l’enfant que j’étais.

Ysaline finit par accepter le défi.– Sous quelle forme me présenterai-je ? Je…Youssef interrompt Ysaline :– Nous profiterons de l’arrivée du blé demain. Pendant que

tout le monde sera occupé à décharger les bêtes de somme, le pont-levis sera alors levé. Il faudra libérer la Merlette, elle est tenue prisonnière dans le moulin à vent qui longe la basse cour ; les gardes y veillent jour et nuit.

Dès qu’Ysaline franchit la porte, je demande à Youssef de me métamorphoser en colombe de cristal.

– J’ai envie de me mettre à sa fenêtre. Je suivrai ses conversations même les plus secrètes. Mais avant, je survolerai le moulin à vent pour voir s’il y a un moyen de faire sortir la Merlette sans encombre.

– Tu es en train de me dire que tu veux espionner Ysaline ? Elle est honnête, je réponds d’elle comme de moi-même !


– Youssef, je connais les humains et leurs faiblesses. J’ai trois cent cinquante-sept ans, ne l’oublie pas. Ce sera la première épreuve pour Ysaline, « le secret des jeunes filles ». Maintenant, transforme-moi !

Youssef cueille une masse de verre dans le four à pot, émet des souffles brefs, bouche aussitôt l’orifice de son doigt puis fait naître une bulle. Me voilà en train de reprendre vie dans une autre forme : d’abord les ailes puis la tête, les griffes et les pattes. Je me sens légère comme une plume. Que c’est beau de prendre son envol, de se sentir libre, de planer au-dessus des hommes ! Je me dirige vers le moulin : là, je vois une jeune fille de dix-sept ans, affaiblie, tremblant de froid.

La Merlette est prisonnière dans un cachot étroit, humide et plein d’araignées. Elle mange du pain rassis et le reste des os que le chien de garde laisse. Mais il est rare qu’il en reste une miette. Elle ne boit quasiment pas, à part quand il pleut. Le soir, avant de dormir sur un pauvre matelas souillé et déchiré, elle chante une chanson qui lui redonne espoir. Cette chanson parle d’une personne qui la délivre de son triste sort.

En passant à côté de la chambre d’Ysaline, je l’entends révéler mon histoire à une inconnue. Ysaline m’aperçoit, comprend et, horrifiée, elle éclate en sanglots.

Je rejoins Youssef à toute vitesse et le presse d’éteindre le feu dans sa pièce, pour ne pas le compromettre. Ysaline entre en larmes dans la salle.


– Je vous demande pardon, mais Constance est ma meilleure amie et j’avais besoin de me confier…

Je soupire. Moi aussi, dans le temps, j’ai eu à porter sur mes épaules un poids trop grand pour moi, alors je peux la comprendre...

– Soit. Voici quatre éléments naturels : l’eau, le feu, l’air et la terre. Approche-toi et choisis ton élément.

Les quatre éléments naturels volent en cercle autour d’elle.Puis les éléments s’arrêtent de tourner. L’eau s’est placée en face d’elle. La jeune fille tourne la tête et me voit horrifiée : je déteste l’eau.

– Bien, qu’il en soit ainsi, concédé-je. Tu seras donc vêtue d’une jupe bleu émeraude, en guise de haut tu porteras un magnifique pull bleu ciel brodé. Tu seras parée d’un sublime collier, de splendides boucles d’oreille en perle et d’une bague ; une bulle te protègera si tu la lèves au ciel. Tu seras aussi chaussée d’irrésistibles petits souliers faits d’écailles de poisson, ainsi tu pourras marcher sur l’eau.

Ysaline nous déclare :– Je suis prête. Quoi qu’il m’arrive, sauvez avant tout la

Merlette. Quand vous souffrez, c’est elle qui vous guérit ; quand vous êtes malades, c’est elle qui vous rend votre santé.

Youssef se met à souffler et moi, je disparais. Plus il souffle, plus je perds mon apparence. Youssef ne peut métamorphoser qu’une seule fée. Cependant, je peux communiquer avec Ysaline à travers mon esprit.

Le souffle l’entoure et petit à petit elle prend forme. Puis tout s’arrête. Elle tombe inerte sur le sol et renaît de ses propres cendres. Un rayon lumineux l’entoure. À présent, elle a les mains lisses et son visage est identique au mien, je me reconnais à travers elle. Youssef, à l’aide de son souffle, lui indique le chemin pour parvenir à la tanière des loups. Elle le regarde et lui lance un sourire si lumineux qu’il trouve la force et l’énergie de me faire apparaître en même temps qu’Ysaline.


Nous la suivons alors, prêts à témoigner de son épreuve.Nous décidons ensemble de délivrer la Merlette de son triste

sort. Le lendemain, Youssef me métamorphose en cheval et m’attache à une charrette remplie de blé pour que nous puissions passer dans la cour du château sans être remarqués.

Ysaline détache alors la charrette et je me cabre en poussant un terrible hennissement puis frappe mes sabots sur le sol enneigé ce qui crée un nuage tel une tempête de poudre. Les villageois aveuglés et pris de panique se réfugient au château.

En reprenant ma forme initiale, j’appelle alors les loups. Sans perdre de temps, ils répandent la terreur et nous en profitons pour rentrer dans le moulin. Je pénètre dans la salle principale pour m’assurer qu’il n’y a aucun danger et leur fais signe d’entrer.

Nous montons et remarquons la présence de deux gardes devant le cachot. L’un d’eux possède la clé attachée à sa ceinture. Ysaline, ayant tout de suite compris ce que je voulais faire, lance une bulle d’eau sur chaque garde alors que je m’empresse de souffler un vent glacial qui les pétrifie.

Youssef saisit alors la clé et ouvre la porte. Nous voyons la Merlette, toute de noir vêtue et désespérée.

– Ysaline ! Tu es venue me sauver ? dit la Merlette qui a bien du mal à la reconnaître.

– Youssef et Lune Rouge m’ont bien rendu service.

– Qui est Lune Rouge ? demande la Merlette.


– C’est moi – je sors de ma cachette –, je suis une fée, mais je suis inoffensive.

J’appelle mes amis les loups qui nous portent chez la Merlette dans la forêt.

Dès que la glace a fondu, les gardes encore étourdis par leur mésaventure vont voir si la Merlette est toujours là. À leur stupéfaction, elle a disparu.

– Mais où sont passées tes clés ? demande un garde à l’autre.– Je ne sais pas, je les avais à l’instant.– Allons chercher la Merlette avant d’être nous-mêmes

pendus...À ce moment précis, le seigneur entre dans le moulin pour

annoncer à Lazarine l’heure de son exécution et lui demander une dernière fois de ramener le feu.

– Que faites-vous là, gardes, vous n’êtes pas à votre poste ? Y a-t-il un problème avec la prisonnière ?

Les gardes n’osent pas répondre. Le seigneur leur ordonne de s’écarter de son chemin, se rend dans le cachot et constate la disparition.

– Comment la prisonnière a-t-elle pu s’enfuir ?– Nous étions en train de la surveiller, quand soudain plus

rien...– Je vous ordonne de la retrouver avant l’aube ! Sans quoi je

serai contraint de vous exécuter.Les gardes sans riposter se pressent de disparaître. Ils se

dirigent vers la forêt et se mettent activement à la recherche de la Merlette. En fait, ils décident de fuir ce seigneur malintentionné.


Chapitre 5

La Merletteà chacun sa couronne

Je revis depuis que j’ai été délivrée, moi qui broyais du noir dans ce moulin, sous le bruit régulier des ailes. Ces ailes que j’enviais… C’était un signe !

Je revis grâce à une fée, à un souffleur de verre et grâce à mon Ysengrine dont je n’ai jamais douté (enfin si, je dois avouer qu’il m’est arrivé de douter, mais je ne le lui dirai pas).

J’ai encore des difficultés à comprendre le véritable enjeu de cette expédition. J’ai cru comprendre que cela avait un rapport avec les loups et que nous nous dirigeons vers eux. Je fais confiance à mes sauveurs, mais je ne suis pas tranquille. Moi, mon monde, ce sont les feuilles, les fleurs et la douce fourrure de Wilfried, pas les griffes et les crocs.

Nous voici donc dans cette forêt que je connais depuis ma naissance, enfin que je pensais connaître ! Car en dix-sept ans, je n’ai jamais vu ce chemin.

Youssef tente de m’égayer en racontant sa vocation de souffleur de verre et ses souvenirs de Jérusalem.

– J’ai toujours voulu créer des objets, mais j’étais amoureux de la lumière de mon pays, alors j’ai voulu que mes objets n’arrêtent pas cette lumière, mais la laissent passer. C’est pourquoi j’ai soufflé le verre...

J’aimerais m’intéresser à son histoire mais j’ai besoin de savoir ce qui nous amène ici.

– Ysaline, qui est exactement cette fée à côté de nous ?– Lune Rouge ? C’est une bien longue histoire...– Hum, merci Ys, heureusement que tu es là pour m’éclairer...


– Je ne peux pas t’éclairer, ma Merlette, nous n’avons plus de feu.

– La forêt devient de plus en plus lugubre. Cette amie devient mon ennemie, j’espère qu’elle est la seule dont je doive me méfier.

Je sens que je l’ai blessée, je n’aurais pas dû dire ça.

– Je ne te veux que du bien ! crie Ysaline. Je me sens glacée, comme si la Faucheuse avait choisi en moi sa prochaine victime.

– Mais, mon Ysengrine, tu es gelée et ta peau prend la même teinte bleutée que ta robe. Que se passe-t-il ?

– Ce doit être mon eau qui gèle, il fait si froid dans cette forêt enneigée. Demande à Youss…

Je vois mon amie s’écrouler, son corps est raide et froid comme si la mort s’était emparée d’elle.

Youssef intervient immédiatement, il semble savoir ce qu’il faut faire. Je le vois sortir de son lourd sac de cuir une sorte de bouillotte. Il s’arrête au niveau de mon amie pétrifiée.


– Lune Rouge, à toi, dit Youssef.– Ysaline, je te donne mon feu pour faire revivre ton eau… et

pour réchauffer votre amitié.La fée, qui vient de prononcer ces mots, s’approche et souffle

avec douceur sur cet étrange objet. Une flamme apparaît ! Ysaline reprend vie, sa peau bleutée se colore peu à peu, ses membres engourdis semblent s’échapper d’un long sommeil. Et elle sourit !

À quand remontent nos derniers éclats de rire ? Nous lisions le Roman de Renart ensemble, je jouais Goupil et elle Ysengrin. Oh, le temps n’est plus aux souvenirs. Je prends la main d’Ysaline pour m’assurer qu’elle ne rechute pas.

Il me semble entendre une douce mélodie. Lune Rouge chante et Ysaline entonne le refrain, comme si elle le connaissait déjà, d’instinct. Tout à coup, tous les arbres s’alignent en deux rangées parallèles.

Mes compagnons respirent la sérénité, j’aimerais en faire de même. Au bout de ce couloir d’arbres s’étend une clairière. Mais ce n’est pas la clairière qui abritait notre petite maison. En son centre, imposant, majestueux, un arbre immense trône. Lune Rouge s’en approche et s’adresse à nous :

– Posez la main gauche sur ce tronc sacré. Si une porte s’ouvre, c’est que vous êtes digne de la franchir...

Youssef y pose avec force cette main précieuse, habile et minutieuse qui lui permet de créer des splendeurs. Et l’écorce se craquelle, tombe et laisse entrevoir une lumière blanche.

C’est au tour de ma chère Ysaline, sa main tremblante et mal assurée, fine et diaphane, m’émeut : toute l’émotion y transparaît, mais cet instant est fugace… La lumière est déjà là, l’arbre semble n’avoir attendu qu’elle.

Lune Rouge et moi, empressées d’en savoir davantage sur la suite des événements, appliquons nos mains simultanément et une double clarté nous entoure.


Nous franchissons nos portes respectives et l’arbre qui les a engendrées s’évanouit comme un rêve. Nous voici face à un immense rocher que domine un loup superbe au pelage gris-bleu. Sa meute l’encercle à son pied…

Ysaline, forçant mon admiration une fois encore, s’avance et se place au milieu de cette ronde inquiétante. Le chef de meute ne cache pas son étonnement devant tant de témérité :

– Qu’es-tu venue faire ici ? Qui es-tu ? Vous venez de passer l’épreuve initiale, celle qui vous permet d’être face au Conseil des Loups. Quel est votre désir profond ?

– Je suis la fille du seigneur Enguerrand, et laisse-moi te présenter mes compagn…

– La fille de cet homme fourbe et cruel qui a abattu notre frêne sacré ? Emparez-vous d’elle, dévorez-la sur le champ et n’en laissez rien !

Tous entourent Ysaline redevenue blême. Lune Rouge intervient :

– Bleu-Gris, tu me connais, ainsi que Youssef le souffleur de verre et de vie, et la Merlette puisque vous partagiez le même territoire. Tu ne connais pas Ysaline, mais elle nous accompagne et son cœur est bon, comme la porte de l’Arbre Cordial l’a montré. Fais-moi confiance, je t’en supplie. Nous sommes devant vous aujourd’hui pour vous demander de ne pas attaquer les hommes.

Le cercle de loups commence à s’agiter, un jeune loup bleu s’en détache et déclare :

– Père, Lune Rouge est des nôtres. Le père d’Ysaline est coupable, mais pourquoi condamner sa fille ? Néanmoins, pour se montrer digne de notre faveur, elle devra être graciée par l’un de nos prêtres, ainsi que chacun des vôtres. Nous devons nous assurer de la pureté de vos intentions, ajoute-t-il en s’adressant à Ysaline.

Lune Rouge déclare :– C’est moi qui ai supprimé le feu certes, mais je dois me


soumettre à la loi du Conseil des Loups. Je connais leur rituel. Je vais vous distribuer des couronnes symboliques qui vous protègeront de leurs petites faims éventuelles. N’oubliez pas que ce sont des bêtes et que leurs instincts peuvent prédominer...

Quatre loups s’extraient du cercle. Un loup vert couleur de vent dans les arbres se place devant Lune Rouge en posant sa patte sur le cœur de la fée. Un second orange couleur de feu se place devant Youssef et pose sa patte sur la bouche du souffleur de verre. Le suivant est bleu couleur de ciel d’hiver et pose la patte sur les cheveux de mon Ysaline apeurée, et le dernier, brun couleur de terre, s’approche de moi et pose la patte sur mon ventre.

Une grosse patte presque lourde comme la marmite de ma mère ! À travers, je perçois les rapides battements de cœur de cet animal impressionnant. Il est si proche que je devine, dans ses yeux grands ouverts, la couleur de ma peur.

– Je sais ce que tu ressens, Merlette, me dit-il lentement. Tu me crains n’est-ce-pas ?

Pour ne pas perdre contenance, j’ai besoin de me concentrer sur un souvenir familier. Je baisse les yeux et mon regard se pose sur ma bague. L’azurite a sa couleur la plus belle, celle qui n’apparaissait qu’en présence de ma grand-mère. Ce loup m’effraie mais ne me veut aucun mal, je peux en être certaine à présent !

– Je dois vous poser une question avant de poursuivre notre route, nous dit Lune Rouge avec beaucoup de gravité. Quel est votre vœu le plus cher, à cet instant ?

Je réponds :– Je veux rester en vie ! Je veux regagner ma liberté et ma

forêt ! Tout simplement !Ce sont les premiers mots qui me viennent. Mais je les

regrette rapidement. J’aurais dû demander une chose bien plus importante : ressusciter mes parents !


Je sens une masse lourde et inconnue se poser sur mon crâne, silencieusement. Je distingue une forme circulaire, un anneau de très grande taille où trône une émeraude magnifique. En posant mes mains sur lui, je sens mes doigts brûler sous une extrême chaleur.

– Ne t’inquiète pas Lazarine, me rassure Lune Rouge. Ne touche pas cette couronne. Elle ne peut être enlevée de ta tête. Tant que tu seras engagée à guérir les personnes, tu porteras cette couronne de bronze en signe de reconnaissance... Tu as été choisie Lazarine !

– Qui m’a choisie ?– Les loups ! Les vrais maîtres de la forêt !Lune Rouge se place à présent devant Youssef.– Et toi mon ami, quel est ton vœu le plus cher ?– Je désire revoir mon pays au moins une fois avant de

m’éteindre !Alors une couronne d’argent se pose sur sa tête.Il me demande :– Dans quel métal a été façonnée cette couronne ?– On dirait de l’argent, intervient Ysaline.Je ne peux pas m’empêcher d’ajouter :– Je ne pense pas avoir compris l’apparition du bronze pour

moi. Et toi, pourquoi ta couronne est-elle faite d’argent ?– J’y ai pensé après avoir formulé mon vœu, répond Youssef.

Je pense que cela a un rapport avec la canne de souffleur que mes parents m’ont offerte : elle est en argent et unique. Ou alors avec les reflets argentés du verre que je souffle. Je pense aussi beaucoup au collier en argent que ma mère portait le dernier jour de sa vie. Il resterait une quatrième possibilité : au clair de lune, mon pelage de loup est gris argenté... Lune Rouge,


ma bonne fée, pourquoi m’a-t-on choisi ?– Toutes ces idées sont valables mais une seule est la bonne...

À présent, Ysaline, quel est ton vœu ?Sans hésiter, elle donne cette réponse :– Je voudrais revoir ma mère !


Subitement, Ysaline décolle du sol, portée par un nuage de poussière dorée qui se dissipe progressivement en la raccompagnant à terre. Mon amie se retrouve coiffée d’une couronne en or.

– Ce n’est pas la peine de me poser la question, Ysaline. Tout le monde ici sait pourquoi ta couronne est faite de ce métal ! Tu ne sais pas encore qui tu es Ys ! Tu as un cœur en or...

Pour moi aussi, tout devient plus clair : ce loup immense, posé et droit comme un arbre, m’a choisie. Il a posé sa patte décidée sur mon ventre. Je guéris les gens et le ventre qu’il désigne symbolise les vies que je sauve, mon destin...


Chapitre 6

YoussefLe Conseil des Loups

Ysaline a peur de « son » loup mais je la sens également attirée par lui. Ils échangent des regards méfiants et interrogateurs. étant à moitié loup, je devine par l’orientation de ses oreilles qu’il est plus sage que tous ses confrères. Et puis étant également souffleur de verre, je sais voir la chaleur partout, même dans un regard.

Il contemple Ysaline d’un air tendre. Ses yeux jaunes semblent des étoiles sur sa tête allongée et sa petite truffe noire et humide, en contraste avec les yeux, fait penser à la nuit. Un ciel dans cette tête de loup.

Ysaline ouvre courageusement la conversation :– Comme vous le savez, je suis la fille du seigneur qui a

abattu votre frêne sacré.Son loup se penche à son oreille et Ysaline croit d’abord qu’il

s’apprête à la dévorer mais il veut juste lui parler en secret. Moi, je l’entends, car j’ai acquis l’ouïe fine des bêtes de la forêt.

– Je le sais bien ma fille... répond le loup bleu. Je vais essayer de t’épargner. Je dis bien essayer, les humains en Normandie ont un petit goût un peu crémeux qui en fait un plat très recherché.

– Et mes amis, qu’allez-vous faire d’eux ? s’inquiète Ysaline.– J’y réfléchis. Malheureusement, mes confrères loups veulent

à tout prix se venger sur vous.Je suis fier d’Ysaline, qui s’inquiète pour nous avant de penser

à elle.– Peux-tu discuter avec tes confrères du Conseil pour que

nous ayons tous la vie sauve ?


– Je ne te garantis rien, mais je vais tout faire pour que vous puissiez voir le soleil se lever demain matin.

Et le loup bleu plie ses oreilles en forme de point d’interro-gation. Chez moi, en Orient, on dit qu’un point d’interrogation vaut mieux qu’un point final.

– Youssef, j’ai froid...Je m’approche et vois pâlir Ysaline. L’esprit des eaux se glace.

Ses lèvres bleuissent. Elle ne se transforme pas à nouveau, elle se meurt. J’approche d’elle ma poche en peau de brebis remplie d’eau chaude. Je suis frileux et ne sors jamais sans elle en hiver. Tant pis pour mon dos qui se glace en un instant, les doigts d’Ysaline redeviennent roses. Avec la chaleur, son courage coule à nouveau dans ses veines.

Les quatre loups se retirent. Les branches craquent sous leurs pas, ce craquement semble annoncer celui des os humains.

– Que disent-ils ?– Ils acceptent le principe des épreuves…– Ah ! Bonne nouvelle ! exulte Ysaline.– Mais les trois autres loups font des propositions d’épreuves

insurmontables, exprès, par exemple, mon loup de feu propose qu’on lui fasse souffler du verre sans feu.

– Ah… Mauvaise nouvelle, soupire-t-elle.– On va tous mourir, tremble la Merlette. Je ne sais pas

guérir les morts…– Je n’ai que trois cent cinquante-sept ans, ajoute Lune

Rouge. C’est trop jeune pour mourir une deuxième fois !– Attendez ! chuchote Youssef. Le loup d’Ysaline propose aux

autres que je fasse du feu dans la neige. Difficile, mais faisable. Et les trois autres acceptent.

– Ah ! Merveilleuse nouvelle, sourit Ysaline en reprenant courage.

Youssef continue d’écouter.


– Maintenant, Lune Rouge, ils parlent de toi...– Je suis la fille adoptive des loups. C’est un atout et un

handicap à la fois. Comme ils sont proches de moi, ils vont me réserver une épreuve encore plus difficile qu’à vous.

– Oui, je les entends, confirme Youssef. Ton loup propose que tu te transformes en un animal…

Ysaline sourit :– Ah ! Excellente nouvelle ! Pour Lune Rouge, c’est simple

comme bonjour !– Attends Ys, je n’ai pas fini. Le loup d’air propose que Lune

Rouge se transforme en animal… imaginaire.Lune Rouge me chuchote qu’elle va se métamorphoser en

dragon. Elle perd d’abord sa robe rouge qui laisse place à des écailles. Ses dents se changent en crocs acérés, ses bras et ses jambes en énormes pattes puissantes, ses ongles en longues griffes pointues. La pupille de ses yeux se rétracte et devient ovale, ses yeux virent au jaune. Une longue queue pousse en bas de son dos.

– Youssef, regarde : grâce à mon feu, je vais pouvoir faire évaporer l’eau pour que tu puisses réussir ton épreuve. Et, au passage, voilà un cadeau pour toi, qui te portera chance. Tu sais ce qui est très drôle, Youssef ? Quand j’ai jeté le sort sur le château, j’ai oublié de préciser qu’il serait impossible aux


créatures imaginaires d’allumer un feu. Je n’ai pensé qu’aux gens réels. Donc, comme je n’existe pas, je peux créer un feu qui existe. Logique, non ?

– Euh...Puis elle inspire profondément. Quelques secondes après, un

torrent de flammes jaillit de sa bouche. Elle écrit en arabe dans la neige, elle écrit pour moi, de droite à gauche :

راّـنلا ةرئاد

Da’iratou Ennarce qui signifie « cercle de feu ».

La neige se creuse et s’écarte, exactement comme la mer Rouge de la Bible.

À moi de jouer, à présent. Avec de la patience, je peux maintenant faire durer ce feu. Je rassemble des écorces de bouleau blanc, qui brûlent même mouillées, et j’ajoute quelques branches basses de conifères, toujours promptes à s’enflammer. Le feu s’élève.

Je fais signe à Ysaline de s’approcher afin qu’elle ne gèle pas de nouveau. Hors de question pourtant qu’elle soit trop près : si elle s’évaporait...

Les quatre loups du Conseil des Loups s’assemblent autour de mon feu. Mes oreilles de loup tremblent, ma truffe palpite et mon instinct de souffleur de verre me murmure qu’ils sont mi-admiratifs, mi-agacés par ma réussite.

Trois des loups soufflent pour éteindre les flammes mais celui d’Ysaline trace une figure dans la neige, un dessin qui touche le feu. Je me penche pour mieux le distinguer.

Un sein. Un sein de femme qui nourrit mon feu. Pourquoi la louve d’Ysaline a-t-elle tracé un sein dans la neige ? Et pourquoi une larme est-elle en train de geler au coin de son œil ?

Je m’incline et le salue.– Merci, frère loup.


Et la créature me répond :– Je ne suis pas un loup, ô souffleur de verre, je suis une

louve. C’est presque pareil mais pas tout à fait...Dans sa réponse, il y a la clé d’un mystère, je le sens.Ysaline aussi est troublée et m’interroge du regard. Je lui

réponds avec les yeux.– Non, Ys, je ne comprends pas ce qu’elle veut dire. Mais je

sais que c’est important.Le défi de la Merlette m’a l’air complexe. Guérir quelqu’un qui

n’est pas malade… Cela me rappelle les koan zen, les énigmes des maîtres japonais.

Lazarine nous explique :– Je pars sur l’idée de réconforter quelqu’un qui a perdu un

être cher…– Mais Lazarine… peut-on en guérir ? s’étonne Ysaline.– Disons qu’on peut reprendre goût à la vie...C’est très intelligent et cela ne m’étonne pas, elle ne pense

qu’à soigner les autres. De plus, j’ai l’impression qu’elle, elle a compris ce que voulait dire la louve d’Ysaline lorsqu’elle a dessiné le sein pour nourrir mon feu.

– Il faut trouver quelqu’un qui a perdu un proche… réfléchit la Merlette.

Elle pense aux loups, car l’arbre qu’ils aimaient tant a été abattu par Enguerrand.

Ysaline lui suggère :– Tu peux leur faire penser à autre chose, comme à un nouvel

arbre.– Mais leur arbre était unique, rétorque la Merlette. On ne

remplace pas un être unique...Nous trouvons une idée : la Merlette est une experte en

plantes. Elle collectionne les graines et se rappelle en avoir une très spéciale : argentée, triangulaire. Je sais que c’est à celle-là


qu’elle pense car elle était intriguée et heureuse lorsque je la lui avais donnée. Elle venait de Jérusalem ; on n’en avait encore jamais vu de pareille en Normandie.

Mais où est-elle ? Elle se souvient que son ami Wilfried l’écureuil l’a cachée dans le tronc creux d’un chêne. Mais lequel ?

Après beaucoup d’hésitation, les loups acceptent qu’elle la cherche mais Loup brun exige de l’accompagner. Je les suis aussi.

Lazarine ose à peine lever les yeux vers les cimes : les arbres, ses compagnons quotidiens, ont failli la voir pendue à une de leurs branches. Alors qu’elle se redresse pour se donner courage, elle voit sa bague devenir lumineuse.

– Wilfried ! Va retrouver la graine argentée s’il te plaît.Une flamme vive s’élance à travers la neige. Wilfried a une

oreille percée, résultat d’une chasse d’Enguerrand. Il ne déteste pas ce petit bout de flèche qui est resté dans son oreille, depuis il est devenu le héros des écureuils.

Il demande à tous ses frères écureuils de cesser d’hiberner pour aller chercher dans le creux des arbres. Durant quelques minutes, des dizaines d’écureuils semblent improviser un ballet. Ils virevoltent de branche en branche, venant régulièrement montrer de singulières graines à la Merlette qui leur répond gentiment « non » de la tête. Enfin, un minuscule écureuil d’un rouge un peu pâle montre entre ses deux petites pattes une graine étonnante : on dirait un petit bijou en argent tant elle brille et tant sa forme est parfaite.

Wilfried émet un cri ténu, comme s’il remerciait son semblable et regarde la Merlette en attendant un signe. Les lèvres de Lazarine s’étirent :

– Mais oui, c’est bien celle-là. Merci mes petits, vous êtes toujours au rendez-vous.

Mais une pie toute noire a vu la petite graine brillante, elle fonce sur le petit rongeur, prend la graine et s’envole vers une


haute branche. Alors que Lazarine lève la tête pour suivre du regard la pie, l’écureuil l’a déjà rejointe, il a mis toute son énergie dans son ascension et à présent, il serre d’une patte le cou de la pie, et de l’autre, il ouvre le bec de l’oiseau afin d’y récupérer la graine.

La Merlette, en bas, la récupère dans ses mains. Tout un voyage avant de réussir.

Loup brun s’est respectueusement tenu à l’écart, il suit la jeune fille entre les arbres, vers la clairière des loups.

Ysaline se joint à elle pour creuser un petit trou dans la souche du frêne mort. La Merlette enfonce la graine argentée dans le bois dur et la recouvre d’un bout d’écorce. Puis Ysaline pose ses mains sur la souche.

Fée de l’eau vive, elle se répand en larmes sur l’arbre mort. Fée presque glacée, les gouttes salées semblent presque de cristal. La nouvelle graine pousse, spectaculaire de force : bientôt, nous voyons un arbre majestueux.

Il est magnifique. Il a poussé en plein hiver avec des feuilles d’un vert profond et brillant. Je vois la Merlette sourire, les yeux baissés. Sa bague à nouveau brille : ce nouvel arbre est un bon présage :

– J’en ai déjà vu un, me souviens-je, c’est un arbre à quatre feuilles. On l’appelle ainsi car, voyez leur forme… on dirait des trèfles. En Orient, on dit qu’il porte bonheur et on l’utilise surtout pour les plaies : les feuilles une fois réduites en cataplasme permettent de fermer n’importe quelle plaie. C’est un arbre qui pousse difficilement, même à Jérusalem où le climat est clément.


Avec ce clair de lune, quelle sérénité se pose enfin sur nous ! Les dents des loups ne sont plus si carnassières. De son long regard doré, la louve a parlé à ses congénères et les autres paires d’yeux sont maintenant quelques étoiles de plus dans cette nuit glaciale et étrangement lumineuse. Il y a comme un air de fête au milieu de cette forêt.

Ysaline seule s’agite toujours et marche en rond autour du feu. Elle n’oublie pas la source des problèmes : celui qui a donné l’ordre d’abattre le frêne sacré, Enguerrand, qui est à la fois mon grand ami et son père.

Je regarde Lune Rouge, encore plus rouge que d’habitude près de notre feu de joie. Elle ne reste pas longtemps de glace alors que je la regarde. Elle nous montre son oreille du doigt et chuchote :

– Il y a du bruit non loin, un grand fracas qui approche.Les loups se rapprochent d’elle, sauf le loup gris bleuté qui

reste près d’Ysaline.– C’est mon père ! s’écrie Ysaline alarmée.Des chevaux galopent dans la neige glacée, la fille d’Enguerrand

a vite reconnu un « hue, Nuage » de son père, adressé à son cheval favori. J’imagine ce qui s’est passé au château durant les heures que nous avons passées dans la forêt : le seigneur d’Orvigny est allé se coucher, il s’est alors souvenu qu’il était père.


On ne dirait pas mais il est tendre, mon ami Enguerrand. Il a dû vouloir retrouver Ysaline dans sa chambre et entrer dans une rage folle lorsqu’il a constaté sa disparition. Sa colère a dû augmenter quand il s’est aperçu que la Merlette aussi manquait à l’appel. Je soupire :

– Tout ça pour un arbre…La troupe nombreuse qui accompagne Enguerrand s’est

arrêtée à l’orée de la forêt. Ils ont peur du feu et de ceux qui l’ont encore. Le seigneur a-t-il peur lui aussi ? Il parle d’une voix forte, de façon à ce qu’on l’entende. Ysaline ferme les yeux et croise ses bras sur sa poitrine.

– Vous là-bas ! Qui se croit le droit de braver l’interdit posé par Enguerrand d’Orvigny, sur mes terres ? Qui cherche à attirer les loups encore plus près de notre village en se donnant ainsi en proie ?

Il se tait, l’écho de sa grosse voix rebondit d’arbre en arbre.– Hum, reprend Enguerrand, se grattant la gorge pour s’éclaircir

la voix. Ysaline a disparu, elle doit revenir immédiatement.Silence, seul le feu crépite.– Très bien ! Vous l’aurez voulu ! Si je ne sais pas que ma

fille est en vie, si elle ne revient pas immédiatement, ma colère sera terrible. Mes archers ! Mes arbalétriers ! Mes bûcherons ! Préparez-vous à couper tous les arbres de la forêt et à tuer tous les loups que nous trouverons !

Personne ne bouge. Lune Rouge continue de sourire : mais enfin ! Qu’elle me dise les raisons de sa joie ; elle m’agacerait presque mon amie fée !

– Hé Youssef ! me chuchote-t-elle. Ysaline, Lazarine, approchez ! On va profiter de ton père ma petite : nous allons jouer aux plus forts puisque c’est le jeu dans lequel il entre. Nous sommes fées métamorphes, profitons-en un peu. Changeons-nous en des personnes auxquelles il sera obligé d’obéir !


Chapitre 7

Lune RougeMétamorphosées

Ysaline, Youssef et moi réfléchissons à la manière de convaincre le seigneur Enguerrand.

– C’est un seigneur, donc il a l’habitude de commander, remarque Youssef.

– J’en sais quelque chose, renchérit Ysaline.– Et moi donc… tremble la Merlette.– Mais oui ! Vous avez raison ! Je sais ce que je vais faire !Mes flammes deviennent plus chaudes et plus vives.– Nous allons transformer Ysaline en Bertrand de la Hucherie,

le suzerain d’Enguerrand.– Et ma voix ?– N’aie crainte, la rassure Youssef, lorsque je souffle le verre,

tout se métamorphose : ton physique, ta voix, tes habitudes… Par contre, ta pensée reste à toi. Donc fais bien attention à ne pas te trahir.

– J’ai confiance en vous mais moins en moi, soupire Ysaline.– Ysengrine, souviens-toi lorsque Renart est dans la charrette

et qu’il veut sauter ! Il lui faut bien se lancer, lui rappelle Lazarine.

– Ouiii ! Je me souviens de la strophe ! s’enthousiasme l’adolescente qui récite :

Or li estuet enging porquerre Conment il vendra jus a terre.

N’i trove planche ne degré. (…) Lors s’est un petit avanciez,

Des piez devant s’estoit lanciez


Il lui faut maintenant chercher un moyen de redescendre à terre

Il ne trouve ni planche ni marchepied (…)Alors il s’avance un petit peu

et se lance les pattes en avant1

– Et imagine le plaisir que tu vas ressentir à commander ton père, conclué-je malicieusement.

Youssef la métamorphose. Apparaît devant nous un Bertrand de la Hucherie en chair et en os. Ysaline se regarde dans un miroir naturel, formé par une mare à l’eau très pure et s’entraîne à l’imiter. Elle s’adapte parfaitement à ce nouveau corps. Je suis fière d’elle.

Le soir venu, Youssef me transforme en destrier pour accompagner Ysaline.

Nous nous présentons au château. Le seigneur vient nous accueillir chaleureuse-ment.

– Que nous vaut votre visite, sire ?

– Ayant été averti de la triste disparition du feu, je me suis empressé de vous rendre visite.

– Nous ne tiendrons plus très longtemps, dit Enguerrand. Nous avions capturé la coupable – une sorcière appelée Lazarine – mais elle s’est échappée. Ma fille a disparu également. Sans nouvelle d’elle, j’ai envoyé mes archers tuer les loups.

1 Roman de Renart, chapitre 2 : « Le poisson des charretiers : Renart vole les anguilles », vers 815-817 puis 821-822.


– Ce n’est pas digne d’un seigneur de s’en prendre à ces pauvres animaux sans raison, désapprouve Ysaline, transformée en suzerain.

– Comment pouvez-vous les défendre ? s’exclame le seigneur interloqué.

Ysaline commence réellement à s’énerver.– En parlant de la prisonnière, avez-vous des preuves ?– Elle est surtout la seule guérisseuse.– Je vous connais bien plus que vous ne pensez, rétorque

Ysaline, satisfaite de ses paroles. Tant que vous n’aurez aucune preuve, je vous ordonne de ne tuer aucun loup.

À la nuit tombée, Ysaline reprend sa forme de fée et nous rejoint en glissant sur le filet d’eau glaciale des gouttières. Elle nous raconte comment s’est passée la soirée.

– J’ai été étonnée de voir mon père obéir à mes ordres. Je suis fière de ce que j’ai accompli.

Je repars au château avec Ysaline qui reprend la forme du suzerain. En passant près de la chambre de son père, je l’entends murmurer :

– Quels que soient les ordres de ce maudit suzerain, je resterai sur ma décision. Il faut absolument que je retrouve ma fille.

Le lendemain, Ysaline convoque son père et tempête :– Je suis votre suzerain et par là-même vous me devez le

respect, sans quoi je pourrais vous faire arrêter.– Je ne sais pas de

quoi vous parlez ! se défend Enguerrand.

De mon côté, je décide de rejoindre Youssef dans son atelier. Son air pensif, son visage qui s’assombrit de plus en plus me mettent mal à l’aise. Il est en train de douter,


se demande si ces mille et une métamorphoses ne le réduisent pas à une machine à souffler une fée. Une machine à me souffler.

Je me lance :– Je sais ce que tu penses, Youssef… moi aussi je rêve d’un

moment de sérénité. Je veux voir à nouveau ton visage illuminé par la passion et l’envie. Nous sommes sur le point d’accomplir notre mission, ce sera ma dernière métamorphose ; j’aimerais qu’elle soit grandiose !

Youssef me sourit avec affection. Et l’idée que je cherchais maladivement apparaît tout à coup. Je cours rejoindre les autres.

– Une idée m’est venue comme ça – plop ! – sans crier gare !– Pas le temps de méditer sur la source mystérieuse des

idées ! s’impatiente Ysaline. Il faut sauver la Merlette !– Il faut me métamorphoser en religieux, expliqué-je. On ne

peut pas contester la parole d’un religieux.– C’est bien, approuve Youssef, mais en qui ?– Il faut qu’il soit assez célèbre pour se faire respecter, mais de

chez nous : le Pape lui-même n’irait pas depuis Rome convaincre des bougres de soldats de relâcher une sorcière !

– Pourquoi pas monseigneur Sélénius, notre évêque ? s’exclame Ysaline.

– Excellente idée ! explosé-je, en même temps que Youssef.Plus tard, Ysaline voit Youssef apparaître, accompagné d’un

gros évêque barbu au sourire impénétrable. Son chapeau, penché vers la droite, est ainsi incliné pour permettre au malheureux de se gratter les cheveux du côté gauche.

– Hahahahaha ! s’esclaffe discrètement Ysaline. Tu es son portrait craché ! Lui aussi se gratte les cheveux !

Je m’élance vers le vieux moulin. Je me sens lourde ; moi qui suis, dans mon état naturel, légère comme une plume ! Quel accoutrement ! Une longue chaîne en or à laquelle pend la symbolique croix pectorale, une mitre violette fixée sur ma tête et pour couronner le tout, une bague, l’anneau pastoral, tout


aussi majestueux que le reste. Le plus étonnant surtout, c’est de me retrouver avec un vêtement violet, moi qui suis habituée au rouge ! J’avance, non sans difficulté, la démarche de ce gros barbu m’échappe complètement ! Arrivée devant les gardes, je fais semblant de reprendre mon souffle, comme si j’avais couru à perdre haleine.

– Oyez, preux chevaliers, clamé-je en me grattant la chevelure.– Qu’est-c’qui y’a, monseigneur ? bougonne un soldat.– Une bien fortuite apparition a eu lieu en mon humble

évêché. Voulez-vous partager mon extraordonnance ?Les gardes sursautent. Moi aussi, d’ailleurs. Je ne me croyais

pas capable de formuler de telles phrases.Un garde plus expérimenté explique aux autres :– Il nous demande de nous asseoir Je prends place au milieu de toutes ces brutes et j’improvise :– J’entends çà et là cette rumeur qui concerne la Merlette.

Une sorcière ? Vous savez ce qui arrive à ceux qui propagent ces croyances païennes, qui prétendent que le pouvoir d’une malheureuse créature est supérieur à celui de son Créateur ? Regardez-vous, vous tremblez parce que vous commencez à prendre conscience de ce qui vous attend le jour du Jugement dernier. Vous voulez sacrifier une innocente comme au temps de ces peuples barbares, ces polythéistes sacrifiant un humain ou un bélier devant l’autel de leurs dieux ?

Tous les soldats tremblent, les mains jointes, me demandant pardon et me promettant de m’obéir. Voilà à quoi sert d’avoir trois cent cinquante-sept ans ! Je connais assez les hommes pour obtenir d’eux ce que je souhaite ! Je poursuis :

– Ma présence ici est dictée par les saints patrons des archers et des bûcherons, vous les avez oubliés eux-aussi ? Saint Sébastien et saint Wolfgang, ils me sont apparus hier, l’un après l’autre, et me chargent de vous livrer un message : « renoncer à l’idée de toucher aux loups et de massacrer la forêt ».


Je ne cesse de m’éponger le front, je transpire, j’ai peur… c’est de l’eau et ma hantise pour celle-ci est intarissable.

Pendant tout ce temps, Ysaline et Youssef m’attendent derrière le moulin, impatients. Je me gratte la tête pour qu’Ysaline et Youssef comprennent que j’ai réussi.

Je retrouve Ysaline devant les marches qui mènent à la grande salle. Toutes les deux, elle métamorphosée en Bertrand de la Hucherie et moi en évêque Sélénius, nous ouvrons brusquement la porte. Enguerrand semble surpris de nous voir ensemble et s’incline devant nous.

– Nous n’avons pas de temps à perdre, nous nous sommes liés, le suzerain Bertrand de la Hucherie et moi-même, pour vous transmettre la parole de deux de nos saints : saint Sébastien et saint Wolfgang me sont apparus hier, ils mettent en garde tous ceux qui s’aventurent à mettre en péril notre religion. Vous devez conclure un traité de paix avec les loups pour que reviennent le calme dans nos villages et le feu dans votre château.

Enguerrand, furieux mais affaibli, bafouille quelques mots nous demandant de lui laisser le temps de réfléchir. Nous lui imposons un délai : une nuit puisque la nuit porte conseil.

J’arrive à peine à respirer, je manque de force, j’ai besoin de retrouver ma légèreté, de me débarrasser de mon habit bien encombrant. Je demande à la Merlette si elle sait faire une mixture qui donne des hallucinations, affaiblit mais sans danger. La Merlette sort de son sac des orties, un flacon rempli d’eau, un autre contenant de l’encre bleue et un troisième renfermant du sang, apparemment de moineau ; elle mélange savamment l’ensemble, chuchotant :


– Liquide, tu endormiras profondément, tu plongeras dans l’illusion et tu affaibliras….

La Merlette tend le flacon à Ysaline :– Je te le confie puisque c’est ton père ; à toi de décider de

le verser ou pas sur son oreiller, plus tu en mets, plus l’illusion sera réussie. De toute façon, ne crains rien pour la santé et la survie de ton père.

– Je t’ai toujours fait confiance, Lazarine...Cachés derrière le rideau en velours de l’antichambre, nous

attendons qu’Enguerrand se mette dans son lit. Nous l’entendons crier de toutes ses forces, jurer au nom du Tout Puissant qu’il n’en fera rien, implorer le pardon, promettre d’agir pour le bien de tous, invoquer le nom de saint Sébastien et de saint Wolfgang.

Je me suis mise à me gratter les cheveux du côté gauche. Youssef a bien compris, il faut mettre fin aux souffrances d’Enguerrand. Il se retire alors, accompagné de la Merlette et d’Ysaline, très éprouvée par ce spectacle désolant. Je secoue les jambes d’Enguerrand, celui-ci se réveille en sursaut :

– Monseigneur… est-ce bien vous ? Monseigneur Sélénius…– Oui Enguerrand, c’est bien moi, je vous ai entendu crier de

toutes vos forces.– Monseigneur… j’ai vu… non… ils étaient là… devant

moi… à votre place… je les ai vus… ils me sont apparus… l’air grave… Monseigneur, ils me rendent responsable du malheur dans lequel nous sommes plongés… Ils me disent que c’est un signe, une mise en garde… Saint Sébastien et saint Wolfgang, car il s’agit bien d’eux, m’ont dressé un tableau apocalyptique de ma lignée et de notre village… J’ai assisté à ma propre mort ; elle était longue, douloureuse ; personne ne me pleurait, mes hommes se réjouissaient même de cette mort affreuse, seule Ysaline plaignait ma disparition… Suis-je aussi cruel que l’on me décrit ? Monseigneur, ils m’ont ordonné de signer un pacte avec les loups, d’innocenter publiquement Lazarine. Je m’en remets à vous.


Je conclus : – Seule l’application de ces ordres peut vous sortir de ce

tumulte, vous, votre famille et vos hommes ; vous l’avez bien compris, Enguerrand.

Je lui tends alors un parchemin que nous avions prévu à l’avance avec Youssef et Ysaline et de l’encre bleue qu’avait utilisée Lazarine pour la fabrication de sa potion. Enguerrand se tient à la table de chevet placée à sa droite, se dirige vers la fenêtre pour profiter de la lumière du petit matin, il se met à écrire non sans trembler :

Moi Enguerrand, seigneur d’Orvigny, conclus un pacte avec les loups. Je m’engage à cesser de chasser sur leur territoire et à commémorer tous les ans leur frêne sacré que mes hommes ont abattu lors d’une chasse à courre. Je promets devant Dieu de rendre sa liberté à la Merlette et ce, devant tous les villageois, pour qu’elle puisse vivre en paix.

Enguerrand y appose son sceau, il ne manque que la patte du chef de la meute pour que le pacte soit scellé.

Je lui arrache des mains le parchemin :– C’est la plus belle justice que vous n’ayez jamais rendue

Enguerrand ; j’en suis témoin et garant. À présent, il faut convaincre les loups pour que vous puissiez vivre la main dans la patte.

Je prends congé, soulagée et fière à la fois d’avoir pu accomplir notre mission ; Youssef, Ysaline et Lazarine m’attendent. Une fin heureuse se dessine !!!


Chapitre 8

YsalineRéapparitions

La grande paix, la tranquillité qui règnent ici, non loin de la bordure du bois, le sentiment de bien-être qui s’empare peu à peu d’Ysaline lui rappellent de lointains souvenirs.

Des années auparavant, alors qu’elle était petite, elle jouait dans les bois. Sa mère se reposait, assise sur un petit tas de neige. Ysaline vit une lumière soudaine, comme si un rayon de soleil, tombé tout droit du ciel, venait se concentrer à la surface de la Terre. Elle s’approcha, curieuse, et vit un loup étendu sur le sol. Elle hurla et partit en courant en direction du château alors qu’un hurlement d’une autre nature se mêlait au sien. Depuis ce jour, elle n’a pas revu sa mère, on ne lui parle pas d’elle, sans doute s’est-elle faite dévorer par le loup qui traînait dans le bois à ce moment-là.

Depuis, elle a extrêmement peur des loups, quand bien même des personnes autour d’elle lui affirment que les loups, dans la région, sont doux et pacifiques…

– On s’est déjà vues mais tu t’en souviens à peine. La dernière fois… c’était il y a sept ans tout juste.

Ysaline lève la tête, s’avance d’un pas et s’assied si lencieusement contre la louve bleue. Ce regard... c’était donc elle bien sûr, elle se souvient maintenant du regard


d’une grande douceur posé sur elle. Mais les yeux étaient bleus, pas jaunes. Elle n’est pas si étonnée : le mystère est levé, elle reconnaît celle qu’elle connaît.

Katherine la louve s’exclame :– Ma fille… Je suis bien ta mère. Laisse-moi te raconter

comment je me suis transformée en louve. Soudain j’ai senti des démangeaisons sur tout mon corps. J’ai vu mes jambes, mes bras et mon ventre prendre tant de volume qu’ils ont déchiré mes vêtements. Mon corps s’est alors peu à peu couvert de poils. J’étais méconnaissable j’imagine, tu t’es approchée et j’ai entendu ton hurlement, puis tu es partie en courant. Que ma fille ait cette réaction envers moi a fait monter une grande douleur en moi et cette douleur est sortie par ma bouche, avec un son que je connaissais : celui des loups de la forêt des Frettes. Peu à peu je me suis habituée à mon nouvel état, j’ai fait la connaissance de la meute.

Il y a peu, quand ton père a abattu le Frêne, j’ai immédiatement su que ton frère et toi étiez en danger. J’ai essayé d’apaiser la colère de la meute mais, comme au château, je n’étais qu’une louve, pas un loup, ce n’était pas à moi de décider. Certains voyaient dans cette affaire l’occasion de me faire définitivement rompre avec ma véritable nature afin qu’à tout jamais je devienne l’un des leurs.

Ysaline se souvint que les habitants d’Orvigny, elle comprise, ont un moment pensé attaquer les loups. Elle aurait été dans l’autre camp que celui de sa mère ? Comme elle est soulagée de la tournure qu’ont pris les événements…

– Ysaline, Katherine... écoutez-moi.Pour la première fois de sa vie, elle voit son père sans son

aplomb habituel. Sur son cheval, il regarde la scène d’un air presque timide.

– Tout cela est ma faute. La veille de ta disparition, Katherine, j’étais revenu au château avec un loup que j’avais tué sans le faire exprès, j’avais cru que quelques brigands se cachaient derrière un bouquet de fougères de la forêt.


Ysaline, qui à nouveau contemple la douce louve, se fige comme une des statues de l’église d’Orvigny.

Enguerrand poursuit :– Le lendemain tu es partie avec Ysaline et elle est revenue

toute seule. La louve lit dans les yeux d’Ysaline le désespoir qui y prend

forme. Ses yeux jaunes lancent un regard perçant vers sa fille, elle veut lui parler avec les yeux, lui dire que ce n’était pas si facile, que son père a tant de qualités, qu’elle n’a pas été si loin d’eux car, lorsque son frère et elle se promenaient dans la forêt, elle n’était jamais loin, elle les regardait, triste d’être loin mais heureuse de ce qu’ils devenaient. Mais Ysaline baisse la tête, elle ne peut recevoir le message.

La louve fait un pas en avant, mais le loup de Lune Rouge la devance et s’assied face à Enguerrand :

– Nous voulions te faire éprouver ce que cela faisait de perdre un être cher. Katherine s’est toujours montrée respectueuse de la nature, nous l’avons transformée et nous sommes attachés à elle. Nous avons décidé de lui accorder une place d’honneur en raison de sa grande sagesse.

Ysaline, qui s’est contenue un moment, tourne des yeux pleins de colère vers son père :

– Vous avez tué un loup alors qu’ils n’ont jamais fait de mal aux nôtres ! Moi qui ai depuis si longtemps peur des loups je me sens là, tout de suite, plus proche d’eux que de vous. Vous nous avez privés de notre mère, Philippe-Auguste et moi, et jamais vous n’avez voulu nous expliquer ce qui s’était passé. Vous nous avez menti, vous nous avez privés de notre mère. Tous mes cauchemars, j’aimerais que ce soit à vous de les avoir maintenant.

– Ysaline, vois maintenant ce qui se passe.Elle reste immobile mais elle a reconnu la voix apaisante de

son frère.


– Ouvre les yeux, que va-t-on penser de toi ? Une telle rage le jour où notre mère revient.

La louve s’approche ainsi que Philippe-Auguste. Elle lui lèche les joues, son fils lui caresse les cheveux tout en agrippant le cou de sa mère.

Un soubresaut secoue alors le corps de la mère louve, les enfants se rejettent vivement en arrière. Une fine poussière dorée que l’on dirait sortie de son corps la dissimule un instant. Les particules brillent sous le reflet de la lune, l’enveloppent avant de tomber peu à peu à terre, Katherine apparaît et ses enfants savent bien que c’est elle.

Elle redevient la gracieuse femme au visage vif qu’elle était dans les souvenirs d’Ysaline. Elle porte les mêmes vêtements que lors de sa disparition. Ses crocs et sa queue ont disparu, elle se tient debout.

On dit parfois qu’une telle femme est une rose, eh bien, pour Katherine c’était le cas : son visage opalin reflète la lumière de la lune, ses lèvres sont de la couleur de la fleur, ses mains blanches ont des doigts d’une grande finesse. Elle ressemble à Ysaline mais, en même temps, elle conserve quelque chose de ce qu’elle a été pendant plusieurs années : son nez droit et un peu long laisse à penser qu’elle a un odorat très développé et ses cheveux ont légèrement changé. Ils ne sont plus entièrement bruns, une large mèche d’un gris un peu bleuté que chacun reconnaît encadre son visage sur le côté droit. Ses yeux enfin, bleus, lui donnent un air frappant : sa pupille est allongée, presque en losange mais l’expression qui s’en échappe reste la même : quelle douceur !


Ravie de retrouver son apparence première, elle a un regard affectueux pour ses enfants, son mari à qui elle a tout pardonné depuis de nombreuses années et pour les loups dont elle a partagé l’existence et avec qui maintenant il n’y aura plus de problème, grâce à l’intelligence de sa fille et de Lune Rouge. La petite chapelle de la forêt permettra de se retrouver gaiement.

– Vous tous, je vous remercie de m’avoir permis de retrouver ma famille. Je vous suis reconnaissante pour votre courage. Il te reste une chose à faire, Enguerrand...

– Oui. Et je vais le faire tout de suite.La Merlette est au milieu de la grande cour du château,

mais aujourd’hui, ce n’est pas sa pendaison qui est prévue. Enguerrand s’avance vers elle et elle se rassure quand elle voit sa bague prendre la couleur de la bonté.

– Lazarine, dite la Merlette, tonne Enguerrand. Je te nomme guérisseuse officielle de la terre d’Orvigny. Tu disposeras d’une chambre et d’un cabinet au château, en plus de ta maison et tu auras une marmite frappée à mon blason ! Mes gens devront également te considérer comme la sœur de ma fille. Qui te voudra du mal sera considéré comme ennemi personnel du seigneur d’Orvigny !

– Sire, c’est trop d’honneur, se rengorge Lazarine, en touchant sa moitié de trèfle, pendant qu’Ysaline lui envoie un clin d’œil en touchant la sienne. J’ai une première chose à faire, tout de suite, sire, si vous y consentez...

– Fais, Lazarine.La Merlette reprend :– Ysaline, ma sœur, désires-tu rester esprit des eaux ou

reprendre définitivement forme humaine ?– Je désire rester humaine et vivre pleinement ma vie de

jeune fille.


Alors la Merlette prononce cette formule :– par la poudre de perlinpinpin transforme toi1.Et Ysaline redevient être de chair. Un peu en retrait, Youssef

murmure à Lune Rouge :– ça ne doit pas être facile à souffler en verre, un trèfle à

quatre feuilles. Comment donner une forme à la chance ?Et Lune Rouge devient encore plus rouge que d’habitude et

répond :– Avec beaucoup d’amour, tout simplement.La voix d’Enguerrand retentit à nouveau.– Et maintenant, mes braves, nous avons un rendez-vous.

Avec nos amis, nos chers amis... les loups !– Vive les loups ! crient les gens du château. Vive nos frères

loups !Les loups se mettent en cercle autour de Katherine et de Lune

Rouge. La fée creuse un trou dans la terre gelée au centre du cercle et en sort un objet luisant : une pierre embrasée. Elle la donne à Youssef :

– Va maintenant, souffle sur cet objet comme si c’était du verre rouge de chaleur.

Youssef, qui a maintenant entièrement retrouvé sa forme humaine, tire son bâton de souffleur. Il récupère la masse brillante dans sa main, la place au bout de son bâton, tel le verre en fusion et souffle. Alors que le premier rayon du soleil arrive à l’orée du bois, un bruit de flûte se fait entendre, les yeux des hommes et des loups brillent, un souffle chaud sort du bâton du souffleur, fait fondre la neige et embrase quelques écorces détrempées. Serait-ce à nouveau un feu magique ?

Katherine récupère la pierre embrasée d’où surgissent de petites flammèches et s’élance, légère, vers la forêt. Tous devinent qu’elle va marquer l’emplacement de la future petite chapelle qui scellera la paix entre les hommes et les loups.

1 Par la poudre de perlinpinpin transforme toi.


Depuis la lisière du bois, on voit une petite lueur rouge se déplacer et, au bout d’un moment, s’arrêter. Katherine revient, rayonnante. Un sourire illumine le visage de Lune Rouge, qui tourne le dos à la petite assemblée et marche d’un pas résolu vers les profondeurs de la forêt. Les loups la suivent, pas un ne se retourne. Il n’y a pas d’au revoir à dire.

De la petite chapelle, une étincelle part de la pierre embrasée,

elle s’envole, à la fois luciole et étoile filante, droite, rapide et lumineuse. Au-dessus des arbres, elle explose en mille petites étoiles qui se dispersent dans toutes les directions, vers chacune des maisons et des cheminées de la terre d’Orvigny.

Alors, dans chaque foyer, les bûches noires et à moitié consumées qui ne servaient à rien sifflent. L’étincelle les embrase et la flamme joyeuse et chaude réchauffe l’aube froide mais pleine de promesses.

À la recherche du feu

Rien ne va plus au château d’Orvigny.En ce matin glacial de décembre 1230, cheminées, torches, flambeaux et chandelles refusent de s’allumer. Les loups hurlent dans la forêt voisine.Ysaline ne sait comment calmer sa colère. Son père, le Seigneur Enguerrand, accuse de sorcellerie sa chère Lazarine, une jeune guérisseuse du village, et menace d’exécuter la jeune fille sans attendre.Quelle injustice ! Ysaline sait bien que Lazarine n’est pas une sorcière. Mais pourquoi le feu a-t-il disparu ? Quels secrets cachent le souffleur de verre Youssef Zahidi, exilé au château, et sa complice la fée Lune Rouge ? Que pourra faire Ysaline pour innocenter son amie ?

Romanécrit par des élèves de Boulogne-Billancourt

CM2 des écoles élémentaires Castéja et Les Glacièreset



Juin 2011

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