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MARCEL PROUST A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU TOME I DU COTE DE CHEZ SWANN A Monsieur Gaston Calmette Comme un t‚moignage de profonde et affectueuse reconnaissance, Marcel Proust. PREMI RE PARTIE COMBRAY 1. Longtemps, je me suis couch‚ de bonne heure. Parfois, … peine ma bougie ‚teinte, mes yeux se fermaient si vite que je n'avais pas le temps de me dire: "Je m'endors." Et, une demi-heure aprŠs, la pens‚e qu'il ‚tait temps de chercher le sommeil m'‚veillait; je voulais poser le volume que je croyais avoir encore dans les mains et souffler ma lumiŠre; je n'avais pas cess‚ en dormant de faire des r‚flexions sur ce que je venais de lire, mais ces r‚flexions avaient pris un tour un peu particulier; il me semblait que j'‚tais moi-mˆme ce dont parlait l'ouvrage: une ‚glise, un quatuor, la rivalit‚ de Fran‡ois Ier et de Charles Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes … mon r‚veil; elle ne choquait pas ma raison mais pesait comme des ‚cailles sur mes yeux et les empˆchait de se rendre compte que le bougeoir n'‚tait plus allum‚. Puis elle commen‡ait … me devenir inintelligible, comme aprŠs la m‚tempsycose les pens‚es d'une existence ant‚rieure; le sujet du livre se d‚tachait de moi, j'‚tais libre de m'y appliquer ou non; aussit“t je recouvrais la vue et j'‚tais bien ‚tonn‚ de trouver autour de moi une obscurit‚, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-ˆtre plus encore pour mon esprit, … qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompr‚hensible, comme une chose vraiment obscure. Je me demandais quelle heure il pouvait ˆtre; j'entendais le sifflement des trains qui, plus ou moins ‚loign‚, comme le chant d'un oiseau dans une forˆt, relevant les distances, me d‚crivait l'‚tendue de la campagne d‚serte o— le voyageur se hƒte vers la station prochaine; et le petit

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MARCEL PROUST

A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU

TOME I

DU COTE DE CHEZ SWANN

A Monsieur Gaston Calmette

Comme un t‚moignage de profonde et affectueuse reconnaissance,

Marcel Proust.

PREMI RE PARTIE

COMBRAY

1.

Longtemps, je me suis couch‚ de bonne heure. Parfois, … peine ma bougie‚teinte, mes yeux se fermaient si vite que je n'avais pas le temps de medire: "Je m'endors." Et, une demi-heure aprŠs, la pens‚e qu'il ‚taittemps de chercher le sommeil m'‚veillait; je voulais poser le volume que jecroyais avoir encore dans les mains et souffler ma lumiŠre; je n'avais pascess‚ en dormant de faire des r‚flexions sur ce que je venais de lire, maisces r‚flexions avaient pris un tour un peu particulier; il me semblait quej'‚tais moi-mˆme ce dont parlait l'ouvrage: une ‚glise, un quatuor, larivalit‚ de Fran‡ois Ier et de Charles Quint. Cette croyance survivaitpendant quelques secondes … mon r‚veil; elle ne choquait pas ma raison maispesait comme des ‚cailles sur mes yeux et les empˆchait de se rendre compteque le bougeoir n'‚tait plus allum‚. Puis elle commen‡ait … me devenirinintelligible, comme aprŠs la m‚tempsycose les pens‚es d'une existenceant‚rieure; le sujet du livre se d‚tachait de moi, j'‚tais libre de m'yappliquer ou non; aussit“t je recouvrais la vue et j'‚tais bien ‚tonn‚ detrouver autour de moi une obscurit‚, douce et reposante pour mes yeux, maispeut-ˆtre plus encore pour mon esprit, … qui elle apparaissait comme unechose sans cause, incompr‚hensible, comme une chose vraiment obscure. Jeme demandais quelle heure il pouvait ˆtre; j'entendais le sifflement destrains qui, plus ou moins ‚loign‚, comme le chant d'un oiseau dans uneforˆt, relevant les distances, me d‚crivait l'‚tendue de la campagned‚serte o— le voyageur se hƒte vers la station prochaine; et le petitchemin qu'il suit va ˆtre grav‚ dans son souvenir par l'excitation qu'ildoit … des lieux nouveaux, … des actes inaccoutum‚s, … la causerie r‚centeet aux adieux sous la lampe ‚trangŠre qui le suivent encore dans le silencede la nuit, … la douceur prochaine du retour.

J'appuyais tendrement mes joues contre les belles joues de l'oreiller qui,pleines et fraŒches, sont comme les joues de notre enfance. Je frottaisune allumette pour regarder ma montre. Bient“t minuit. C'est l'instant o—le malade, qui a ‚t‚ oblig‚ de partir en voyage et a d– coucher dans un

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h“tel inconnu, r‚veill‚ par une crise, se r‚jouit en apercevant sous laporte une raie de jour. Quel bonheur c'est d‚j… le matin! Dans un momentles domestiques seront lev‚s, il pourra sonner, on viendra lui portersecours. L'esp‚rance d'ˆtre soulag‚ lui donne du courage pour souffrir.Justement il a cru entendre des pas; les pas se rapprochent, puiss'‚loignent. Et la raie de jour qui ‚tait sous sa porte a disparu. C'estminuit; on vient d'‚teindre le gaz; le dernier domestique est parti et ilfaudra rester toute la nuit … souffrir sans remŠde.

Je me rendormais, et parfois je n'avais plus que de courts r‚veils d'uninstant, le temps d'entendre les craquements organiques des boiseries,d'ouvrir les yeux pour fixer le kal‚idoscope de l'obscurit‚, de go–tergrƒce … une lueur momentan‚e de conscience le sommeil o— ‚taient plong‚sles meubles, la chambre, le tout dont je n'‚tais qu'une petite partie et …l'insensibilit‚ duquel je retournais vite m'unir. Ou bien en dormantj'avais rejoint sans effort un ƒge … jamais r‚volu de ma vie primitive,retrouv‚ telle de mes terreurs enfantines comme celle que mon grand-oncleme tirƒt par mes boucles et qu'avait dissip‚e le jour, -- date pour moid'une Šre nouvelle, -- o— on les avait coup‚es. J'avais oubli‚ cet‚v‚nement pendant mon sommeil, j'en retrouvais le souvenir aussit“t quej'avais r‚ussi … m'‚veiller pour ‚chapper aux mains de mon grand-oncle,mais par mesure de pr‚caution j'entourais complŠtement ma tˆte de monoreiller avant de retourner dans le monde des rˆves.

Quelquefois, comme Eve naquit d'une c“te d'Adam, une femme naissait pendantmon sommeil d'une fausse position de ma cuisse. Form‚e du plaisir quej'‚tais sur le point de go–ter, je m'imaginais que c'‚tait elle qui mel'offrait. Mon corps qui sentait dans le sien ma propre chaleur voulaits'y rejoindre, je m'‚veillais. Le reste des humains m'apparaissait commebien lointain auprŠs de cette femme que j'avais quitt‚e il y avait quelquesmoments … peine; ma joue ‚tait chaude encore de son baiser, mon corpscourbatur‚ par le poids de sa taille. Si, comme il arrivait quelquefois,elle avait les traits d'une femme que j'avais connue dans la vie, j'allaisme donner tout entier … ce but: la retrouver, comme ceux qui partent envoyage pour voir de leurs yeux une cit‚ d‚sir‚e et s'imaginent qu'on peutgo–ter dans une r‚alit‚ le charme du songe. Peu … peu son souvenirs'‚vanouissait, j'avais oubli‚ la fille de mon rˆve.

Un homme qui dort, tient en cercle autour de lui le fil des heures, l'ordredes ann‚es et des mondes. Il les consulte d'instinct en s'‚veillant et ylit en une seconde le point de la terre qu'il occupe, le temps qui s'est‚coul‚ jusqu'… son r‚veil; mais leurs rangs peuvent se mˆler, se rompre.Que vers le matin aprŠs quelque insomnie, le sommeil le prenne en train delire, dans une posture trop diff‚rente de celle o— il dort habituellement,il suffit de son bras soulev‚ pour arrˆter et faire reculer le soleil, et …la premiŠre minute de son r‚veil, il ne saura plus l'heure, il estimeraqu'il vient … peine de se coucher. Que s'il s'assoupit dans une positionencore plus d‚plac‚e et divergente, par exemple aprŠs dŒner assis dans unfauteuil, alors le bouleversement sera complet dans les mondes d‚sorbit‚s,le fauteuil magique le fera voyager … toute vitesse dans le temps et dansl'espace, et au moment d'ouvrir les paupiŠres, il se croira couch‚ quelquesmois plus t“t dans une autre contr‚e. Mais il suffisait que, dans mon litmˆme, mon sommeil f–t profond et d‚tendŒt entiŠrement mon esprit; alorscelui-ci lƒchait le plan du lieu o— je m'‚tais endormi, et quand jem'‚veillais au milieu de la nuit, comme j'ignorais o— je me trouvais, je nesavais mˆme pas au premier instant qui j'‚tais; j'avais seulement dans sa

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simplicit‚ premiŠre, le sentiment de l'existence comme il peut fr‚mir aufond d'un animal: j'‚tais plus d‚nu‚ que l'homme des cavernes; mais alorsle souvenir -- non encore du lieu o— j'‚tais, mais de quelques-uns de ceuxque j'avais habit‚s et o— j'aurais pu ˆtre -- venait … moi comme un secoursd'en haut pour me tirer du n‚ant d'o— je n'aurais pu sortir tout seul; jepassais en une seconde par-dessus des siŠcles de civilisation, et l'imageconfus‚ment entrevue de lampes … p‚trole, puis de chemises … col rabattu,recomposaient peu … peu les traits originaux de mon moi.

Peut-ˆtre l'immobilit‚ des choses autour de nous leur est-elle impos‚e parnotre certitude que ce sont elles et non pas d'autres, par l'immobilit‚ denotre pens‚e en face d'elles. Toujours est-il que, quand je me r‚veillaisainsi, mon esprit s'agitant pour chercher, sans y r‚ussir, … savoir o—j'‚tais, tout tournait autour de moi dans l'obscurit‚, les choses, lespays, les ann‚es. Mon corps, trop engourdi pour remuer, cherchait, d'aprŠsla forme de sa fatigue, … rep‚rer la position de ses membres pour eninduire la direction du mur, la place des meubles, pour reconstruire etpour nommer la demeure o— il se trouvait. Sa m‚moire, la m‚moire de sesc“tes, de ses genoux, de ses ‚paules, lui pr‚sentait successivementplusieurs des chambres o— il avait dormi, tandis qu'autour de lui les mursinvisibles, changeant de place selon la forme de la piŠce imagin‚e,tourbillonnaient dans les t‚nŠbres. Et avant mˆme que ma pens‚e, quih‚sitait au seuil des temps et des formes, e–t identifi‚ le logis enrapprochant les circonstances, lui, -- mon corps, -- se rappelait pourchacun le genre du lit, la place des portes, la prise de jour des fenˆtres,l'existence d'un couloir, avec la pens‚e que j'avais en m'y endormant etque je retrouvais au r‚veil. Mon c“t‚ ankylos‚, cherchant … deviner sonorientation, s'imaginait, par exemple, allong‚ face au mur dans un grandlit … baldaquin et aussit“t je me disais: "Tiens, j'ai fini par m'endormirquoique maman ne soit pas venue me dire bonsoir", j'‚tais … la campagnechez mon grand-pŠre, mort depuis bien des ann‚es; et mon corps, le c“t‚ surlequel je reposais, gardiens fidŠles d'un pass‚ que mon esprit n'auraitjamais d– oublier, me rappelaient la flamme de la veilleuse de verre deBohˆme, en forme d'urne, suspendue au plafond par des chaŒnettes, alchemin‚e en marbre de Sienne, dans ma chambre … coucher de Combray, chezmes grands-parents, en des jours lointains qu'en ce moment je me figuraisactuels sans me les repr‚senter exactement et que je reverrais mieux tout …l'heure quand je serais tout … fait ‚veill‚.

Puis renaissait le souvenir d'une nouvelle attitude; le mur filait dans uneautre direction: j'‚tais dans ma chambre chez Mme de Saint-Loup, … lacampagne; mon Dieu! Il est au moins dix heures, on doit avoir fini dedŒner! J'aurai trop prolong‚ la sieste que je fais tous les soirs enrentrant de ma promenade avec Mme de Saint-Loup, avant d'endosser monhabit. Car bien des ann‚es ont pass‚ depuis Combray, o—, dans nos retoursles plus tardifs, c'‚tait les reflets rouges du couchant que je voyais surle vitrage de ma fenˆtre. C'est un autre genre de vie qu'on mŠne …Tansonville, chez Mme de Saint-Loup, un autre genre de plaisir que jetrouve … ne sortir qu'… la nuit, … suivre au clair de lune ces chemins o—je jouais jadis au soleil; et la chambre o— je me serai endormi au lieu dem'habiller pour le dŒner, de loin je l'aper‡ois, quand nous rentrons,travers‚e par les feux de la lampe, seul phare dans la nuit.

Ces ‚vocations tournoyantes et confuses ne duraient jamais que quelquessecondes; souvent, ma brŠve incertitude du lieu o— je me trouvais nedistinguait pas mieux les unes des autres les diverses suppositions dont

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elle ‚tait faite, que nous n'isolons, en voyant un cheval courir, lespositions successives que nous montre le kin‚toscope. Mais j'avais revutant“t l'une, tant“t l'autre, des chambres que j'avais habit‚es dans mavie, et je finissais par me les rappeler toutes dans les longues rˆveriesqui suivaient mon r‚veil; chambres d'hiver o— quand on est couch‚, on seblottit la tˆte dans un nid qu'on se tresse avec les choses les plusdisparates: un coin de l'oreiller, le haut des couvertures, un bout dechƒle, le bord du lit, et un num‚ro des "D‚bats roses", qu'on finit parcimenter ensemble selon la technique des oiseaux en s'y appuyantind‚finiment; o—, par un temps glacial le plaisir qu'on go–te est de sesentir s‚par‚ du dehors (comme l'hirondelle de mer qui a son nid au fondd'un souterrain dans la chaleur de la terre), et o—, le feu ‚tant entretenutoute la nuit dans la chemin‚e, on dort dans un grand manteau d'air chaudet fumeux, travers‚ des lueurs des tisons qui se rallument, sorted'impalpable alc“ve, de chaude caverne creus‚e au sein de la chambre mˆme,zone ardente et mobile en ses contours thermiques, a‚r‚e de souffles quinous rafraŒchissent la figure et viennent des angles, des parties voisinesde la fenˆtre ou ‚loign‚es du foyer et qui se sont refroidies; -- chambresd'‚t‚ o— l'on aime ˆtre uni … la nuit tiŠde, o— le clair de lune appuy‚ auxvolets entr'ouverts, jette jusqu'au pied du lit son ‚chelle enchant‚e, o—le clair de lune appuy‚ aux volets entr'ouverts, jette jusqu'au pied du litson ‚chelle enchant‚e, o— on dort presque en plein air, comme la m‚sangebalanc‚e par la brise … la pointe d'un rayon --; parfois la chambre LouisXVI, si gaie que mˆme le premier soir je n'y avais pas ‚t‚ trop malheureuxet o— les colonnettes qui soutenaient l‚gŠrement le plafond s'‚cartaientavec tant de grƒce pour montrer et r‚server la place du lit; parfois aucontraire celle, petite et si ‚lev‚e de plafond, creus‚e en forme depyramide dans la hauteur de deux ‚tages et partiellement revˆtue d'acajou,o— dŠs la premiŠre seconde j'avais ‚t‚ intoxiqu‚ moralement par l'odeurinconnue du v‚tiver, convaincu de l'hostilit‚ des rideaux violets et del'insolente indiff‚rence de la pendule que jacassait tout haut comme si jen'eusse pas ‚t‚ l…; -- o— une ‚trange et impitoyable glace … piedsquadrangulaires, barrant obliquement un des angles de la piŠce, se creusait… vif dans la douce pl‚nitude de mon champ visuel accoutum‚ un emplacementqui n'y ‚tait pas pr‚vu; -- o— ma pens‚e, s'effor‡ant pendant des heures dese disloquer, de s'‚tirer en hauteur pour prendre exactement la forme de lachambre et arriver … remplir jusqu'en haut son gigantesque entonnoir, avaitsouffert bien de dures nuits, tandis que j'‚tais ‚tendu dans mon lit, lesyeux lev‚s, l'oreille anxieuse, la narine r‚tive, le c ur battant: jusqu'…ce que l'habitude e–t chang‚ la couleur des rideaux, fait taire la pendule,enseign‚ la piti‚ … la glace oblique et cruelle, dissimul‚, sinon chass‚complŠtement, l'odeur du v‚tiver et notablement diminu‚ la hauteurapparente du plafond. L'habitude! am‚nageuse habile mais bien lente et quicommence par laisser souffrir notre esprit pendant des semaines dans uneinstallation provisoire; mais que malgr‚ tout il est bien heureux detrouver, car sans l'habitude et r‚duit … ses seuls moyens il seraitimpuissant … nous rendre un logis habitable.

Certes, j'‚tais bien ‚veill‚ maintenant, mon corps avait vir‚ une derniŠrefois et le bon ange de la certitude avait tout arrˆt‚ autour de moi,m'avait couch‚ sous mes couvertures, dans ma chambre, et avait misapproximativement … leur place dans l'obscurit‚ ma commode, mon bureau, machemin‚e, la fenˆtre sur la rue et les deux portes. Mais j'avais beausavoir que je n'‚tais pas dans les demeures dont l'ignorance du r‚veilm'avait en un instant sinon pr‚sent‚ l'image distincte, du moins faitcroire la pr‚sence possible, le branle ‚tait donn‚ … ma m‚moire;

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g‚n‚ralement je ne cherchais pas … me rendormir tout de suite; je passaisla plus grande partie de la nuit … me rappeler notre vie d'autrefois, …Combray chez ma grand'tante, … Balbec, … Paris, … DonciŠres, … Venise,ailleurs encore, … me rappeler les lieux, les personnes que j'y avaisconnues, ce que j'avais vu d'elles, ce qu'on m'en avait racont‚.

A Combray, tous les jours dŠs la fin de l'aprŠs-midi, longtemps avant lemoment o— il faudrait me mettre au lit et rester, sans dormir, loin de mamŠre et de ma grand'mŠre, ma chambre … coucher redevenait le point fixe etdouloureux de mes pr‚occupations. On avait bien invent‚, pour me distraireles soirs o— on me trouvait l'air trop malheureux, de me donner unelanterne magique, dont, en attendant l'heure du dŒner, on coiffait malampe; et, … l'instar des premiers architectes et maŒtres verriers de l'ƒgegothique, elle substituait … l'opacit‚ des murs d'impalpables irisations,de surnaturelles apparitions multicolores, o— des l‚gendes ‚taientd‚peintes comme dans un vitrail vacillant et momentan‚. Mais ma tristessen'en ‚tait qu'accrue, parce que rien que le changement d'‚clairaged‚truisait l'habitude que j'avais de ma chambre et grƒce … quoi, sauf lesupplice du coucher, elle m'‚tait devenue supportable. Maintenant je ne lareconnaissais plus et j'y ‚tais inquiet, comme dans une chambre d'h“tel oude "chalet", o— je fusse arriv‚ pour la premiŠre fois en descendant dechemin de fer.

Au pas saccad‚ de son cheval, Golo, plein d'un affreux dessein, sortait dela petite forˆt triangulaire qui veloutait d'un vert sombre la pente d'unecolline, et s'avan‡ait en tressautant vers le chƒteau de la pauvreGeneviŠve de Brabant. Ce chƒteau ‚tait coup‚ selon une ligne courbe quin'‚tait autre que la limite d'un des ovales de verre m‚nag‚s dans lechƒssis qu'on glissait entre les coulisses de la lanterne. Ce n'‚taitqu'un pan de chƒteau et il avait devant lui une lande o— rˆvait GeneviŠvequi portait une ceinture bleue. Le chƒteau et la lande ‚taient jaunes etje n'avais pas attendu de les voir pour connaŒtre leur couleur car, avantles verres du chƒssis, la sonorit‚ mordor‚e du nom de Brabant me l'avaitmontr‚e avec ‚vidence. Golo s'arrˆtait un instant pour ‚couter avectristesse le boniment lu … haute voix par ma grand'tante et qu'il avaitl'air de comprendre parfaitement, conformant son attitude avec une docilit‚qui n'excluait pas une certaine majest‚, aux indications du texte; puis ils'‚loignant du mˆme pas saccad‚. Et rien ne pouvait arrˆter sa lentechevauch‚e. Si on bougeait la lanterne, je distinguais le cheval de Goloqui continuait … s'avancer sur les rideaux de la fenˆtre, se bombant deleurs plis, descendant dans leurs fentes. Le corps de Golo lui-mˆme, d'uneessence aussi surnaturelle que celui de sa monture, s'arrangeait de toutobstacle mat‚riel, de tout objet gˆnant qu'il rencontrait en le prenantcomme ossature et en se le rendant int‚rieur, f–t-ce le bouton de la portesur lequel s'adaptait aussit“t et surnageait invinciblement sa robe rougeou sa figure pƒle toujours aussi noble et aussi m‚lancolique, mais qui nelaissait paraŒtre aucun trouble de cette transvert‚bration.

Certes je leur trouvais du charme … ces brillantes projections quisemblaient ‚maner d'un pass‚ m‚rovingien et promenaient autour de moi desreflets d'histoire si anciens. Mais je ne peux dire quel malaise mecausait pourtant cette intrusion du mystŠre et de la beaut‚ dans unechambre que j'avais fini par remplir de mon moi au point de ne pas faireplus attention … elle qu'… lui-mˆme. L'influence anesth‚siante del'habitude ayant cess‚, je me mettais … penser, … sentir, choses sitristes. Ce bouton de la porte de ma chambre, qui diff‚rait pour moi de

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tous les autres boutons de porte du monde en ceci qu'il semblait ouvrirtout seul, sans que j'eusse besoin de le tourner, tant le maniement m'en‚tait devenu inconscient, le voil… qui servait maintenant de corps astral …Golo. Et dŠs qu'on sonnait le dŒner, j'avais hƒte de courir … la salle …manger, o— la grosse lampe de la suspension, ignorante de Golo et de Barbe-Bleue, et qui connaissait mes parents et le b uf … la casserole, donnait salumiŠre de tous les soirs; et de tomber dans les bras de maman que lesmalheurs de GeneviŠve de Brabant me rendaient plus chŠre, tandis que lescrimes de Golo me faisaient examiner ma propre conscience avec plus descrupules.

AprŠs le dŒner, h‚las, j'‚tais bient“t oblig‚ de quitter maman qui restait… causer avec les autres, au jardin s'il faisait beau, dans le petit salono— tout le monde se retirait s'il faisait mauvais. Tout le monde, sauf magrand'mŠre qui trouvait que "c'est une piti‚ de rester enferm‚ … lacampagne" et qui avait d'incessantes discussions avec mon pŠre, les joursde trop grande pluie, parce qu'il m'envoyait lire dans ma chambre au lieude rester dehors. "Ce n'est pas comme cela que vous le rendrez robuste et‚nergique, disait-elle tristement, surtout ce petit qui a tant besoin deprendre des forces et de la volont‚." Mon pŠre haussait les ‚paules et ilexaminait le baromŠtre, car il aimait la m‚t‚orologie, pendant que ma mŠre,‚vitant de faire du bruit pour ne pas le troubler, le regardait avec unrespect attendri, mais pas trop fixement pour ne pas chercher … percer lemystŠre de ses sup‚riorit‚s. Mais ma grand'mŠre, elle, par tous les temps,mˆme quand la pluie faisait rage et que Fran‡oise avait pr‚cipitammentrentr‚ les pr‚cieux fauteuils d'osier de peur qu'ils ne fussent mouill‚s,on la voyait dans le jardin vide et fouett‚ par l'averse, relevant sesmŠches d‚sordonn‚es et grises pour que son front s'imbibƒt mieux de lasalubrit‚ du vent et de la pluie. Elle disait: "Enfin, on respire!" etparcourait les all‚es d‚tremp‚es, -- trop sym‚triquement align‚es … son gr‚par le nouveau jardinier d‚pourvu du sentiment de la nature et auquel monpŠre avait demand‚ depuis le matin si le temps s'arrangerait, -- de sonpetit pas enthousiaste et saccad‚, r‚gl‚ sur les mouvements diversqu'excitaient dans son ƒme l'ivresse de l'orage, la puissance de l'hygiŠne,la stupidit‚ de mon ‚ducation et la sym‚trie des jardins, plut“t que sur led‚sir inconnu d'elle d'‚viter … sa jupe prune les taches de boue souslesquelles elle disparaissait jusqu'… une hauteur qui ‚tait toujours poursa femme de chambre un d‚sespoir et un problŠme.

Quand ces tours de jardin de ma grand'mŠre avaient lieu aprŠs dŒner, unechose avait le pouvoir de la faire rentrer: c'‚tait, … un des moments o—la r‚volution de sa promenade la ramenait p‚riodiquement, comme un insecte,en face des lumiŠres du petit salon o— les liqueurs ‚taient servies sur latable … jeu, -- si ma grand'tante lui criait: "Bathilde! viens doncempˆcher ton mari de boire du cognac!" Pour la taquiner, en effet (elleavait apport‚ dans la famille de mon pŠre un esprit si diff‚rent que toutle monde la plaisantait et la tourmentait), comme les liqueurs ‚taientd‚fendues … mon grand-pŠre, ma grand'tante lui en faisait boire quelquesgouttes. Ma pauvre grand'mŠre entrait, priait ardemment son mari de ne pasgo–ter au cognac; il se fƒchait, buvait tout de mˆme sa gorg‚e, et magrand'mŠre repartait, triste, d‚courag‚e, souriante pourtant, car elle‚tait si humble de c ur et si douce que sa tendresse pour les autres et lepeu de cas qu'elle faisait de sa propre personne et de ses souffrances, seconciliaient dans son regard en un sourire o—, contrairement … ce qu'onvoit dans le visage de beaucoup d'humains, il n'y a avait d'ironie que pourelle-mˆme, et pour nous tous comme un baiser de ses yeux qui ne pouvaient

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voir ceux qu'elle ch‚rissait sans les caresser passionn‚ment du regard. Cesupplice que lui infligeait ma grand'tante, le spectacle des vaines priŠresde ma grand'mŠre et de sa faiblesse, vaincue d'avance, essayant inutilementd'“ter … mon grand-pŠre le verre … liqueur, c'‚tait de ces choses … la vuedesquelles on s'habitue plus tard jusqu'… les consid‚rer en riant et …prendre le parti du pers‚cuteur assez r‚solument et gaiement pour sepersuader … soi-mˆme qu'il ne s'agit pas de pers‚cution; elles me causaientalors une telle horreur, que j'aurais aim‚ battre ma grand'tante. Mais dŠsque j'entendais: "Bathilde, viens donc empˆcher ton mari de boire ducognac!" d‚j… homme par la lƒchet‚, je faisais ce que nous faisons tous,une fois que nous sommes grands, quand il y a devant nous des souffranceset des injustices: je ne voulais pas les voir; je montais sangloter touten haut de la maison … c“t‚ de la salle d'‚tudes, sous les toits, dans unepetite piŠce sentant l'iris, et que parfumait aussi un cassis sauvagepouss‚ au dehors entre les pierres de la muraille et qui passait unebranche de fleurs par la fenˆtre entr'ouverte. Destin‚e … un usage plussp‚cial et plus vulgaire, cette piŠce, d'o— l'on voyait pendant le jourjusqu'au donjon de Roussainville-le-Pin, servit longtemps de refuge pourmoi, sans doute parce qu'elle ‚tait la seule qu'il me f–t permis de fermer… clef, … toutes celles de mes occupations qui r‚clamaient une inviolablesolitude: la lecture, la rˆverie, les larmes et la volupt‚. H‚las! je nesavais pas que, bien plus tristement que les petits ‚carts de r‚gime de sonmari, mon manque de volont‚, ma sant‚ d‚licate, l'incertitude qu'ilsprojetaient sur mon avenir, pr‚occupaient ma grand'mŠre, au cours de cesd‚ambulations incessantes, de l'aprŠs-midi et du soir, o— on voyait passeret repasser, obliquement lev‚ vers le ciel, son beau visage aux jouesbrunes et sillonn‚es, devenues au retour de l'ƒge presque mauves comme leslabours … l'automne, barr‚es, si elle sortait, par une voilette … demirelev‚e, et sur lesquelles, amen‚ l… par le froid ou quelque triste pens‚e,‚tait toujours en train de s‚cher un pleur involontaire.

Ma seule consolation, quand je montais me coucher, ‚tait que mamanviendrait m'embrasser quand je serais dans mon lit. Mais ce bonsoir duraitsi peu de temps, elle redescendait si vite, que le moment o— je l'entendaismonter, puis o— passait dans le couloir … double porte le bruit l‚ger de sarobe de jardin en mousseline bleue, … laquelle pendaient de petits cordonsde paille tress‚e, ‚tait pour moi un moment douloureux. Il annon‡ait celuiqui allait le suivre, o— elle m'aurait quitt‚, o— elle serait redescendue.De sorte que ce bonsoir que j'aimais tant, j'en arrivais … souhaiter qu'ilvŒnt le plus tard possible, … ce que se prolongeƒt le temps de r‚pit o—maman n'‚tait pas encore venue. Quelquefois quand, aprŠs m'avoir embrass‚,elle ouvrait la porte pour partir, je voulais la rappeler, lui dire"embrasse-moi une fois encore", mais je savais qu'aussit“t elle aurait sonvisage fƒch‚, car la concession qu'elle faisait … ma tristesse et … monagitation en montant m'embrasser, en m'apportant ce baiser de paix, aga‡aitmon pŠre qui trouvait ces rites absurdes, et elle e–t voulu tƒcher de m'enfaire perdre le besoin, l'habitude, bien loin de me laisser prendre cellede lui demander, quand elle ‚tait d‚j… sur le pas de la porte, un baiser deplus. Or la voir fƒch‚e d‚truisait tout le calme qu'elle m'avait apport‚un instant avant, quand elle avait pench‚ vers mon lit sa figure aimante,et me l'avait tendue comme une hostie pour une communion de paix o— meslŠvres puiseraient sa pr‚sence r‚elle et le pouvoir de m'endormir. Maisces soirs-l…, o— maman en somme restait si peu de temps dans ma chambre,‚taient doux encore en comparaison de ceux o— il y avait du monde … dŒneret o—, … cause de cela, elle ne montait pas me dire bonsoir. Le monde sebornait habituellement … M. Swann, qui, en dehors de quelques ‚trangers de

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passage, ‚tait … peu prŠs la seule personne qui vŒnt chez nous … Combray,quelquefois pour dŒner en voisin (plus rarement depuis qu'il avait fait cemauvais mariage, parce que mes parents ne voulaient pas recevoir sa femme),quelquefois aprŠs le dŒner, … l'improviste. Les soirs o—, assis devant lamaison sous le grand marronnier, autour de la table de fer, nous entendionsau bout du jardin, non pas le grelot profus et criard qui arrosait, qui‚tourdissait au passage de son bruit ferrugineux, intarissable et glac‚,toute personne de la maison qui le d‚clenchait en entrant "sans sonner",mais le double tintement timide, ovale et dor‚ de la clochette pour les‚trangers, tout le monde aussit“t se demandait: "Une visite, qui celapeut-il ˆtre?" mais on savait bien que cela ne pouvait ˆtre que M. Swann;ma grand'tante parlant … haute voix, pour prˆcher d'exemple, sur un tonqu'elle s'effor‡ait de rendre naturel, disait de ne pas chuchoter ainsi;que rien n'est plus d‚sobligeant pour une personne qui arrive et … qui celafait croire qu'on est en train de dire des choses qu'elle ne doit pasentendre; et on envoyait en ‚claireur ma grand'mŠre, toujours heureused'avoir un pr‚texte pour faire un tour de jardin de plus, et qui enprofitait pour arracher subrepticement au passage quelques tuteurs derosiers afin de rendre aux roses un peu de naturel, comme une mŠre qui,pour les faire bouffer, passe la main dans les cheveux de son fils que lecoiffeur a trop aplatis.

Nous restions tous suspendus aux nouvelles que ma grand'mŠre allait nousapporter de l'ennemi, comme si on e–t pu h‚siter entre un grand nombrepossible d'assaillants, et bient“t aprŠs mon grand-pŠre disait: "Jereconnais la voix de Swann." On ne le reconnaissait en effet qu'… la voix,on distinguait mal son visage au nez busqu‚, aux yeux verts, sous un hautfront entour‚ de cheveux blonds presque roux, coiff‚s … la Bressant, parceque nous gardions le moins de lumiŠre possible au jardin pour ne pasattirer les moustiques et j'allais, sans en avoir l'air, dire qu'onapportƒt les sirops; ma grand'mŠre attachait beaucoup d'importance,trouvant cela plus aimable, … ce qu'ils n'eussent pas l'air de figurerd'une fa‡on exceptionnelle, et pour les visites seulement. M. Swann,quoique beaucoup plus jeune que lui, ‚tait trŠs li‚ avec mon grand-pŠre quiavait ‚t‚ un des meilleurs amis de son pŠre, homme excellent maissingulier, chez qui, paraŒt-il, un rien suffisait parfois pour interrompreles ‚lans du c ur, changer le cours de la pens‚e. J'entendais plusieursfois par an mon grand-pŠre raconter … table des anecdotes toujours lesmˆmes sur l'attitude qu'avait eue M. Swann le pŠre, … la mort de sa femmequ'il avait veill‚e jour et nuit. Mon grand-pŠre qui ne l'avait pas vudepuis longtemps ‚tait accouru auprŠs de lui dans la propri‚t‚ que lesSwann poss‚daient aux environs de Combray, et avait r‚ussi, pour qu'iln'assistƒt pas … la mise en biŠre, … lui faire quitter un moment, tout enpleurs, la chambre mortuaire. Ils firent quelques pas dans le parc o— il yavait un peu de soleil. Tout d'un coup, M. Swann prenant mon grand-pŠrepar le bras, s'‚tait ‚cri‚: "Ah! mon vieil ami, quel bonheur de sepromener ensemble par ce beau temps. Vous ne trouvez pas ‡a joli tous cesarbres, ces aub‚pines et mon ‚tang dont vous ne m'avez jamais f‚licit‚?Vous avez l'air comme un bonnet de nuit. Sentez-vous ce petit vent? Ah!on a beau dire, la vie a du bon tout de mˆme, mon cher Am‚d‚e!"Brusquement le souvenir de sa femme morte lui revint, et trouvant sansdoute trop compliqu‚ de chercher comment il avait pu … un pareil moment selaisser aller … un mouvement de joie, il se contenta, par un geste qui lui‚tait familier chaque fois qu'une question ardue se pr‚sentait … sonesprit, de passer la main sur son front, d'essuyer ses yeux et les verresde son lorgnon. Il ne put pourtant pas se consoler de la mort de sa femme,

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mais pendant les deux ann‚es qu'il lui surv‚cut, il disait … mon grand-pŠre: "C'est dr“le, je pense trŠs souvent … ma pauvre femme, mais je nepeux y penser beaucoup … la fois." "Souvent, mais peu … la fois, comme lepauvre pŠre Swann", ‚tait devenu une des phrases favorites de mon grand-pŠre qui la pronon‡ait … propos des choses les plus diff‚rentes. Ilm'aurait paru que ce pŠre de Swann ‚tait un monstre, si mon grand-pŠre queje consid‚rais comme meilleur juge et dont la sentence faisantjurisprudence pour moi, m'a souvent servi dans la suite … absoudre desfautes que j'aurais ‚t‚ enclin … condamner, ne s'‚tait r‚cri‚: "Maiscomment? c'‚tait un c ur d'or!"

Pendant bien des ann‚es, o— pourtant, surtout avant mon mariage, M. Swann,le fils, vint souvent les voir … Combray, ma grand'tante et mes grands-parents ne soup‡onnŠrent pas qu'il ne vivait plus du tout dans la soci‚t‚qu'avait fr‚quent‚e sa famille et que sous l'espŠce d'incognito que luifaisait chez nous ce nom de Swann, ils h‚bergeaient, -- avec la parfaiteinnocence d'honnˆtes h“teliers qui ont chez eux, sans le savoir, un c‚lŠbrebrigand, -- un des membres les plus ‚l‚gants du Jockey-Club, ami pr‚f‚r‚ ducomte de Paris et du prince de Galles, un des hommes les plus choy‚s de lahaute soci‚t‚ du faubourg Saint-Germain.

L'ignorance o— nous ‚tions de cette brillante vie mondaine que menait Swanntenait ‚videmment en partie … la r‚serve et … la discr‚tion de soncaractŠre, mais aussi … ce que les bourgeois d'alors se faisaient de lasoci‚t‚ une id‚e un peu hindoue et la consid‚raient comme compos‚e decastes ferm‚es o— chacun, dŠs sa naissance, se trouvait plac‚ dans le rangqu'occupaient ses parents, et d'o— rien, … moins des hasards d'une carriŠreexceptionnelle ou d'un mariage inesp‚r‚, ne pouvait vous tirer pour vousfaire p‚n‚trer dans une caste sup‚rieure. M. Swann, le pŠre, ‚tait agentde change; le "fils Swann" se trouvait faire partie pour toute sa vie d'unecaste o— les fortunes, comme dans une cat‚gorie de contribuables, variaiententre tel et tel revenu. On savait quelles avaient ‚t‚ les fr‚quentationsde son pŠre, on savait donc quelles ‚taient les siennes, avec quellespersonnes il ‚tait "en situation" de frayer. S'il en connaissait d'autres,c'‚taient relations de jeune homme sur lesquelles des amis anciens de safamille, comme ‚taient mes parents, fermaient d'autant plus bienveillammentles yeux qu'il continuait, depuis qu'il ‚tait orphelin, … venir trŠsfidŠlement nous voir; mais il y avait fort … parier que ces gens inconnusde nous qu'il voyait, ‚taient de ceux qu'il n'aurait pas os‚ saluer si,‚tant avec nous, il les avait rencontr‚s. Si l'on avait voulu … touteforce appliquer … Swann un coefficient social qui lui f–t personnel, entreles autres fils d'agents de situation ‚gale … celle de ses parents, cecoefficient e–t ‚t‚ pour lui un peu inf‚rieur parce que, trŠs simple defa‡on et ayant toujours eu une "toquade" d'objets anciens et de peinture,il demeurait maintenant dans un vieil h“tel o— il entassait ses collectionset que ma grand'mŠre rˆvait de visiter, mais qui ‚tait situ‚ quaid'Orl‚ans, quartier que ma grand'tante trouvait infamant d'habiter. "Etes-vous seulement connaisseur? je vous demande cela dans votre int‚rˆt, parceque vous devez vous faire repasser des cro–tes par les marchands", luidisait ma grand'tante; elle ne lui supposait en effet aucune comp‚tence etn'avait pas haute id‚e mˆme au point de vue intellectuel d'un homme quidans la conversation ‚vitait les sujets s‚rieux et montrait une pr‚cisionfort prosa‹que non seulement quand il nous donnait, en entrant dans lesmoindres d‚tails, des recettes de cuisine, mais mˆme quand les s urs de magrand'mŠre parlaient de sujets artistiques. Provoqu‚ par elles … donnerson avis, … exprimer son admiration pour un tableau, il gardait un silence

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presque d‚sobligeant et se rattrapait en revanche s'il pouvait fournir surle mus‚e o— il se trouvait, sur la date o— il avait ‚t‚ peint, unrenseignement mat‚riel. Mais d'habitude il se contentait de chercher …nous amuser en racontant chaque fois une histoire nouvelle qui venait delui arriver avec des gens choisis parmi ceux que nous connaissions, avec lepharmacien de Combray, avec notre cuisiniŠre, avec notre cocher. Certesces r‚cits faisaient rire ma grand'tante, mais sans qu'elle distinguƒt biensi c'‚tait … cause du r“le ridicule que s'y donnait toujours Swann ou del'esprit qu'il mettait … les conter: "On peut dire que vous ˆtes un vraitype, monsieur Swann!" Comme elle ‚tait la seule personne un peu vulgairede notre famille, elle avait soin de faire remarquer aux ‚trangers, quandon parlait de Swann, qu'il aurait pu, s'il avait voulu, habiter boulevardHaussmann ou avenue de l'Op‚ra, qu'il ‚tait le fils de M. Swann qui avaitd– lui laisser quatre ou cinq millions, mais que c'‚tait sa fantaisie.Fantaisie qu'elle jugeait du reste devoir ˆtre si divertissante pour lesautres, qu'… Paris, quand M. Swann venait le 1er janvier lui apporter sonsac de marrons glac‚s, elle ne manquait pas, s'il y avait du monde, de luidire: "Eh bien! M. Swann, vous habitez toujours prŠs de l'Entrep“t desvins, pour ˆtre s–r de ne pas manquer le train quand vous prenez le cheminde Lyon?" Et elle regardait du coin de l' il, par-dessus son lorgnon, lesautres visiteurs.

Mais si l'on avait dit … ma grand'mŠre que ce Swann qui, en tant que filsSwann ‚tait parfaitement "qualifi‚" pour ˆtre re‡u par toute la "bellebourgeoisie", par les notaires ou les avou‚s les plus estim‚s de Paris(privilŠge qu'il semblait laisser tomber en peu en quenouille), avait,comme en cachette, une vie toute diff‚rente; qu'en sortant de chez nous, …Paris, aprŠs nous avoir dit qu'il rentrait se coucher, il rebroussaitchemin … peine la rue tourn‚e et se rendait dans tel salon que jamais l' ild'aucun agent ou associ‚ d'agent ne contempla, cela e–t paru aussiextraordinaire … ma tante qu'aurait pu l'ˆtre pour une dame plus lettr‚e lapens‚e d'ˆtre personnellement li‚e avec Arist‚e dont elle aurait comprisqu'il allait, aprŠs avoir caus‚ avec elle, plonger au sein des royaumes deTh‚tis, dans un empire soustrait aux yeux des mortels et o— Virgile nous lemontre re‡u … bras ouverts; ou, pour s'en tenir … une image qui avait plusde chance de lui venir … l'esprit, car elle l'avait vue peinte sur nosassiettes … petits fours de Combray -- d'avoir eu … dŒner Ali-Baba, lequelquand il se saura seul, p‚n‚trera dans la caverne, ‚blouissante de tr‚sorsinsoup‡onn‚s.

Un jour qu'il ‚tait venu nous voir … Paris aprŠs dŒner en s'excusant d'ˆtreen habit, Fran‡oise ayant, aprŠs son d‚part, dit tenir du cocher qu'ilavait dŒn‚ "chez une princesse", -- "Oui, chez une princesse du demi-monde!" avait r‚pondu ma tante en haussant les ‚paules sans lever les yeuxde sur son tricot, avec une ironie sereine.

Aussi, ma grand'tante en usait-elle cavaliŠrement avec lui. Comme ellecroyait qu'il devait ˆtre flatt‚ par nos invitations, elle trouvait toutnaturel qu'il ne vŒnt pas nous voir l'‚t‚ sans avoir … la main un panier depˆches ou de framboises de son jardin et que de chacun de ses voyagesd'Italie il m'e–t rapport‚ des photographies de chefs-d' uvre.

On ne se gˆnait guŠre pour l'envoyer qu‚rir dŠs qu'on avait besoin d'unerecette de sauce gribiche ou de salade … l'ananas pour des grands dŒners o—on ne l'invitait pas, ne lui trouvant pas un prestige suffisant pour qu'onp–t le servir … des ‚trangers qui venaient pour la premiŠre fois. Si la

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conversation tombait sur les princes de la Maison de France: "des gens quenous ne connaŒtrons jamais ni vous ni moi et nous nous en passons, n'est-cepas", disait ma grand'tante … Swann qui avait peut-ˆtre dans sa poche unelettre de Twickenham; elle lui faisait pousser le piano et tourner lespages les soirs o— la s ur de ma grand'mŠre chantait, ayant pour manier cetˆtre ailleurs si recherch‚, la na‹ve brusquerie d'un enfant qui joue avecun bibelot de collection sans plus de pr‚cautions qu'avec un objet bonmarch‚. Sans doute le Swann que connurent … la mˆme ‚poque tant de clubmen‚tait bien diff‚rent de celui que cr‚ait ma grand'tante, quand le soir,dans le petit jardin de Combray, aprŠs qu'avaient retenti les deux coupsh‚sitants de la clochette, elle injectait et vivifiait de tout ce qu'ellesavait sur la famille Swann, l'obscur et incertain personnage qui sed‚tachait, suivi de ma grand'mŠre, sur un fond de t‚nŠbres, et qu'onreconnaissait … la voix. Mais mˆme au point de vue des plus insignifianteschoses de la vie, nous ne sommes pas un tout mat‚riellement constitu‚,identique pour tout le monde et dont chacun n'a qu'… aller prendreconnaissance comme d'un cahier des charges ou d'un testament; notrepersonnalit‚ sociale est une cr‚ation de la pens‚e des autres. Mˆme l'actesi simple que nous appelons "voir une personne que nous connaissons" est enpartie un acte intellectuel. Nous remplissons l'apparence physique del'ˆtre que nous voyons, de toutes les notions que nous avons sur lui etdans l'aspect total que nous nous repr‚sentons, ces notions ontcertainement la plus grande part. Elles finissent par gonfler siparfaitement les joues, par suivre en une adh‚rence si exacte la ligne dunez, elles se mˆlent si bien de nuancer la sonorit‚ de la voix comme sicelle-ci n'‚tait qu'une transparente enveloppe, que chaque fois que nousvoyons ce visage et que nous entendons cette voix, ce sont ces notions quenous retrouvons, que nous ‚coutons. Sans doute, dans le Swann qu'ilss'‚taient constitu‚, mes parents avaient omis par ignorance de faire entrerune foule de particularit‚s de sa vie mondaine que ‚taient cause qued'autres personnes, quand elles ‚taient en sa pr‚sence, voyaient les‚l‚gances r‚gner dans son visage et s'arrˆter … son nez busqu‚ comme … leurfrontiŠre naturelle; mais aussi ils avaient pu entasser dans ce visaged‚saffect‚ de son prestige, vacant et spacieux, au fond de ces yeuxd‚pr‚ci‚s, le vague et doux r‚sidu, -- mi-m‚moire, mi-oubli, -- des heuresoisives pass‚es ensemble aprŠs nos dŒners hebdomadaires, autour de la tablede jeu ou au jardin, durant notre vie de bon voisinage campagnard.L'enveloppe corporelle de notre ami en avait ‚t‚ si bien bourr‚e, ainsi quede quelques souvenirs relatifs … ses parents, que ce Swann-l… ‚tait devenuun ˆtre complet et vivant, et que j'ai l'impression de quitter une personnepour aller vers une autre qui en est distincte, quand, dans ma m‚moire, duSwann que j'ai connu plus tard avec exactitude je passe … ce premier Swann,-- … ce premier Swann dans lequel je retrouve les erreurs charmantes de majeunesse, et qui d'ailleurs ressemble moins … l'autre qu'aux personnes quej'ai connues … la mˆme ‚poque, comme s'il en ‚tait de notre vie ainsi qued'un mus‚e o— tous les portraits d'un mˆme temps ont un air de famille, unemˆme tonalit‚ -- … ce premier Swann rempli de loisir, parfum‚ par l'odeurdu grand marronnier, des paniers de framboises et d'un brin d'estragon.

Pourtant un jour que ma grand'mŠre ‚tait all‚e demander un service … unedame qu'elle avait connue au Sacr‚-C ur (et avec laquelle, … cause de notreconception des castes elle n'avait pas voulu rester en relations malgr‚ unesympathie r‚ciproque), la marquise de Villeparisis, de la c‚lŠbre famillede Bouillon, celle-ci lui avait dit: "Je crois que vous connaissezbeaucoup M. Swann qui est un grand ami de mes neveux des Laumes". Magrand'mŠre ‚tait revenue de sa visite enthousiasm‚e par la maison qui

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donnait sur des jardins et o— Mme de Villeparisis lui conseillait de louer,et aussi par un giletier et sa fille, qui avaient leur boutique dans lacour et chez qui elle ‚tait entr‚e demander qu'on fŒt un point … sa jupequ'elle avait d‚chir‚e dans l'escalier. Ma grand'mŠre avait trouv‚ cesgens parfaits, elle d‚clarait que la petite ‚tait une perle et que legiletier ‚tait l'homme le plus distingu‚, le mieux qu'elle e–t jamais vu.Car pour elle, la distinction ‚tait quelque chose d'absolument ind‚pendantdu rang social. Elle s'extasiait sur une r‚ponse que le giletier lui avaitfaite, disant … maman: "S‚vign‚ n'aurait pas mieux dit!" et en revanche,d'un neveu de Mme de Villeparisis qu'elle avait rencontr‚ chez elle: "Ah!ma fille, comme il est commun!"

Or le propos relatif … Swann avait eu pour effet non pas de relever celui-ci dans l'esprit de ma grand'tante, mais d'y abaisser Mme de Villeparisis.Il semblait que la consid‚ration que, sur la foi de ma grand'mŠre, nousaccordions … Mme de Villeparisis, lui cr‚ƒt un devoir de ne rien faire quil'en rendŒt moins digne et auquel elle avait manqu‚ en apprenantl'existence de Swann, en permettant … des parents … elle de le fr‚quenter."Comment elle connaŒt Swann? Pour une personne que tu pr‚tendais parentedu mar‚chal de Mac-Mahon!" Cette opinion de mes parents sur les relationsde Swann leur parut ensuite confirm‚e par son mariage avec une femme de lapire soci‚t‚, presque une cocotte que, d'ailleurs, il ne chercha jamais …pr‚senter, continuant … venir seul chez nous, quoique de moins en moins,mais d'aprŠs laquelle ils crurent pouvoir juger -- supposant que c'‚tait l…qu'il l'avait prise -- le milieu, inconnu d'eux, qu'il fr‚quentaithabituellement.

Mais une fois, mon grand-pŠre lut dans un journal que M. Swann ‚tait un desplus fidŠles habitu‚s des d‚jeuners du dimanche chez le duc de X..., dontle pŠre et l'oncle avaient ‚t‚ les hommes d'tat les plus en vue du rŠgne�de Louis-Philippe. Or mon grand-pŠre ‚tait curieux de tous les petitsfaits qui pouvaient l'aider … entrer par la pens‚e dans la vie priv‚ed'hommes comme Mol‚, comme le duc Pasquier, comme le duc de Broglie. Ilfut enchant‚ d'apprendre que Swann fr‚quentait des gens qui les avaientconnus. Ma grand'tante au contraire interpr‚ta cette nouvelle dans un sensd‚favorable … Swann: quelqu'un qui choisissait ses fr‚quentations endehors de la caste o— il ‚tait n‚, en dehors de sa "classe" sociale,subissait … ses yeux un fƒcheux d‚classement. Il lui semblait qu'onrenon‡ƒt d'un coup au fruit de toutes les belles relations avec des gensbien pos‚s, qu'avaient honorablement entretenues et engrang‚es pour leursenfants les familles pr‚voyantes; (ma grand'tante avait mˆme cess‚ de voirle fils d'un notaire de nos amis parce qu'il avait ‚pous‚ une altesse et‚tait par l… descendu pour elle du rang respect‚ de fils de notaire … celuid'un de ces aventuriers, anciens valets de chambre ou gar‡ons d'‚curie,pour qui on raconte que les reines eurent parfois des bont‚s). Elle blƒmale projet qu'avait mon grand-pŠre d'interroger Swann, le soir prochain o—il devait venir dŒner, sur ces amis que nous lui d‚couvrions. D'autre partles deux s urs de ma grand'mŠre, vieilles filles qui avaient sa noblenature mais non son esprit, d‚clarŠrent ne pas comprendre le plaisir queleur beau-frŠre pouvait trouver … parler de niaiseries pareilles.C'‚taient des personnes d'aspirations ‚lev‚es et qui … cause de cela mˆme‚taient incapables de s'int‚resser … ce qu'on appelle un potin, e–t-il mˆmeun int‚rˆt historique, et d'une fa‡on g‚n‚rale … tout ce qui ne serattachait pas directement … un objet esth‚tique ou vertueux. Led‚sint‚ressement de leur pens‚e ‚tait tel, … l'‚gard de tout ce qui, deprŠs ou de loin semblait se rattacher … la vie mondaine, que leur sens

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auditif, -- ayant fini par comprendre son inutilit‚ momentan‚e dŠs qu'…dŒner la conversation prenait un ton frivole ou seulement terre … terresans que ces deux vieilles demoiselles aient pu la ramener aux sujets quileur ‚taient chers, -- mettait alors au repos ses organes r‚cepteurs etleur laissait subir un v‚ritable commencement d'atrophie. Si alors mongrand-pŠre avait besoin d'attirer l'attention des deux s urs, il fallaitqu'il e–t recours … ces avertissements physiques dont usent les m‚decinsali‚nistes … l'‚gard de certains maniaques de la distraction: coupsfrapp‚s … plusieurs reprises sur un verre avec la lame d'un couteau,co‹ncidant avec une brusque interpellation de la voix et du regard, moyensviolents que ces psychiƒtres transportent souvent dans les rapportscourants avec des gens bien portants, soit par habitude professionnelle,soit qu'ils croient tout le monde un peu fou.

Elles furent plus int‚ress‚es quand la veille du jour o— Swann devait venirdŒner, et leur avait personnellement envoy‚ une caisse de vin d'Asti, matante, tenant un num‚ro du "Figaro" o— … c“t‚ du nom d'un tableau qui ‚tait… une Exposition de Corot, il y avait ces mots: "de la collection de M.Charles Swann", nous dit: "Vous avez vu que Swann a "les honneurs" du"Figaro"?" -- "Mais je vous ai toujours dit qu'il avait beaucoup de go–t",dit ma grand'mŠre. "Naturellement toi, du moment qu'il s'agit d'ˆtre d'unautre avis que NOUS", r‚pondit ma grand'tante qui, sachant que magrand'mŠre n'‚tait jamais du mˆme avis qu'elle, et n'‚tant bien s–re que cef–t … elle-mˆme que nous donnions toujours raison, voulait nous arracherune condamnation en bloc des opinions de ma grand'mŠre contre lesquelleselle tƒchait de nous solidariser de force avec les siennes. Mais nousrestƒmes silencieux. Les s urs de ma grand'mŠre ayant manifest‚l'intention de parler … Swann de ce mot du "Figaro, ma grand'tante le leurd‚conseilla. Chaque fois qu'elle voyait aux autres un avantage si petitf–t-il qu'elle n'avait pas, elle se persuadait que c'‚tait non un avantagemais un mal et elle les plaignait pour ne pas avoir … les envier. "Jecrois que vous ne lui feriez pas plaisir; moi je sais bien que cela meserait trŠs d‚sagr‚able de voir mon nom imprim‚ tout vif comme cela dans lejournal, et je ne serais pas flatt‚e du tout qu'on m'en parlƒt." Elle nes'entˆta pas d'ailleurs … persuader les s urs de ma grand'mŠre; car celles-ci par horreur de la vulgarit‚ poussaient si loin l'art de dissimuler sousdes p‚riphrases ing‚nieuses une allusion personnelle qu'elle passaitsouvent inapper‡ue de celui mˆme … qui elle s'adressait. Quant … ma mŠreelle ne pensait qu'… tƒcher d'obtenir de mon pŠre qu'il consentŒt … parler… Swann non de sa femme mais de sa fille qu'il adorait et … cause delaquelle disait-on il avait fini par faire ce mariage. "Tu pourrais ne luidire qu'un mot, lui demander comment elle va. Cela doit ˆtre si cruel pourlui." Mais mon pŠre se fƒchait: "Mais non! tu as des id‚es absurdes. Ceserait ridicule."

Mais le seul d'entre nous pour qui la venue de Swann devint l'objet d'unepr‚occupation douloureuse, ce fut moi. C'est que les soirs o— des‚trangers, ou seulement M. Swann, ‚taient l…, maman ne montait pas dans machambre. Je ne dŒnais pas … table, je venais aprŠs dŒner au jardin, et …neuf heures je disais bonsoir et allais me coucher. Je dŒnais avant toutle monde et je venais ensuite m'asseoir … table, jusqu'… huit heures o— il‚tait convenu que je devais monter; ce baiser pr‚cieux et fragile que mamanme confiait d'habitude dans mon lit au moment de m'endormir il me fallaitle transporter de la salle … manger dans ma chambre et le garder pendanttout le temps que je me d‚shabillais, sans que se brisƒt sa douceur, sansque se r‚pandŒt et s'‚vaporƒt sa vertu volatile et, justement ces soirs-l…

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o— j'aurais eu besoin de le recevoir avec plus de pr‚caution, il fallaitque je le prisse, que je le d‚robasse brusquement, publiquement, sans mˆmeavoir le temps et la libert‚ d'esprit n‚cessaires pour porter … ce que jefaisais cette attention des maniaques qui s'efforcent de ne pas penser …autre chose pendant qu'ils ferment une porte, pour pouvoir, quandl'incertitude maladive leur revient, lui opposer victorieusement lesouvenir du moment o— ils l'ont ferm‚e. Nous ‚tions tous au jardin quandretentirent les deux coups h‚sitants de la clochette. On savait quec'‚tait Swann; n‚anmoins tout le monde se regarda d'un air interrogateur eton envoya ma grand'mŠre en reconnaissance. "Pensez … le remercierintelligiblement de son vin, vous savez qu'il est d‚licieux et la caisseest ‚norme, recommanda mon grand'-pŠre … ses deux belles-s urs." "Necommencez pas … chuchoter, dit ma grand'tante. Comme c'est confortabled'arriver dans une maison o— tout le monde parle bas." "Ah! voil… M.Swann. Nous allons lui demander s'il croit qu'il fera beau demain", ditmon pŠre. Ma mŠre pensait qu'un mot d'elle effacerait toute la peine quedans notre famille on avait pu faire … Swann depuis son mariage. Elletrouva le moyen de l'emmener un peu … l'‚cart. Mais je la suivis; je nepouvais me d‚cider … la quitter d'un pas en pensant que tout … l'heure ilfaudrait que je la laisse dans la salle … manger et que je remonte dans machambre sans avoir comme les autres soirs la consolation qu'elle vŒntm'embrasser. "Voyons, monsieur Swann, lui dit-elle, parlez-moi un peu devotre fille; je suis s–re qu'elle a d‚j… le go–t des belles uvres commeson papa." "Mais venez donc vous asseoir avec nous tous sous la v‚randa",dit mon grand-pŠre en s'approchant. Ma mŠre fut oblig‚e de s'interrompre,mais elle tira de cette contrainte mˆme une pens‚e d‚licate de plus, commeles bons poŠtes que la tyrannie de la rime force … trouver leurs plusgrandes beaut‚s: "Nous reparlerons d'elle quand nous serons tous les deux,dit-elle … mi-voix … Swann. Il n'y a qu'une maman qui soit digne de vouscomprendre. Je suis s–re que la sienne serait de mon avis." Nous nousassŒmes tous autour de la table de fer. J'aurais voulu ne pas penser auxheures d'angoisse que je passerais ce soir seul dans ma chambre sanspouvoir m'endormir; je tƒchais de me persuader qu'elles n'avaient aucuneimportance, puisque je les aurais oubli‚es demain matin, de m'attacher …des id‚es d'avenir qui auraient d– me conduire comme sur un pont au del… del'abŒme prochain qui m'effrayait. Mais mon esprit tendu par mapr‚occupation, rendu convexe comme le regard que je dardais sur ma mŠre, nese laissait p‚n‚trer par aucune impression ‚trangŠre. Les pens‚esentraient bien en lui, mais … condition de laisser dehors tout ‚l‚ment debeaut‚ ou simplement de dr“lerie qui m'e–t touch‚ ou distrait. Comme unmalade, grƒce … un anesth‚sique, assiste avec une pleine lucidit‚ …l'op‚ration qu'on pratique sur lui, mais sans rien sentir, je pouvais mer‚citer des vers que j'aimais ou observer les efforts que mon grand-pŠrefaisait pour parler … Swann du duc d'Audiffret-Pasquier, sans que lespremiers me fissent ‚prouver aucune ‚motion, les seconds aucune gaŒt‚. Cesefforts furent infructueux. A peine mon grand-pŠre eut-il pos‚ … Swann unequestion relative … cet orateur qu'une des s urs de ma grand'mŠre auxoreilles de qui cette question r‚sonna comme un silence profond maisintempestif et qu'il ‚tait poli de rompre, interpella l'autre: "Imagine-toi, C‚line, que j'ai fait la connaissance d'une jeune institutricesu‚doise qui m'a donn‚ sur les coop‚ratives dans les pays scandinaves desd‚tails tout ce qu'il y a de plus int‚ressants. Il faudra qu'elle viennedŒner ici un soir." "Je crois bien! r‚pondit sa s ur Flora, mais je n'aipas perdu mon temps non plus. J'ai rencontr‚ chez M. Vinteuil un vieuxsavant qui connaŒt beaucoup Maubant, et … qui Maubant a expliqu‚ dans leplus grand d‚tail comment il s'y prend pour composer un r“le. C'est tout

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ce qu'il y a de plus int‚ressant. C'est un voisin de M. Vinteuil, je n'ensavais rien; et il est trŠs aimable." "Il n'y a pas que M. Vinteuil quiait des voisins aimables", s'‚cria ma tante C‚line d'une voix que latimidit‚ rendait forte et la pr‚m‚ditation, factice, tout en jetant surSwann ce qu'elle appelait un regard significatif. En mˆme temps ma tanteFlora qui avait compris que cette phrase ‚tait le remerciement de C‚linepour le vin d'Asti, regardait ‚galement Swann avec un air mˆl‚ decongratulation et d'ironie, soit simplement pour souligner le traitd'esprit da sa s ur, soit qu'elle enviƒt Swann de l'avoir inspir‚, soitqu'elle ne p–t s'empˆcher de se moquer de lui parce qu'elle le croyait surla sellette. "Je crois qu'on pourra r‚ussir … avoir ce monsieur … dŒner,continua Flora; quand on le met sur Maubant ou sur Mme Materna, il parledes heures sans s'arrˆter." "Ce doit ˆtre d‚licieux", soupira mon grand-pŠre dans l'esprit de qui la nature avait malheureusement aussicomplŠtement omis d'inclure la possibilit‚ de s'int‚resser passionn‚mentaux coop‚ratives su‚doises ou … la composition des r“les de Maubant,qu'elle avait oubli‚ de fournir celui des s urs de ma grand'mŠre du petitgrain de sel qu'il faut ajouter soi-mˆme pour y trouver quelque saveur, …un r‚cit sur la vie intime de Mol‚ ou du comte de Paris. "Tenez, dit Swann… mon grand-pŠre, ce que je vais vous dire a plus de rapports que cela n'ena l'air avec ce que vous me demandiez, car sur certains points les chosesn'ont pas ‚norm‚ment chang‚. Je relisais ce matin dans Saint-Simon quelquechose qui vous aurait amus‚. C'est dans le volume sur son ambassaded'Espagne; ce n'est pas un des meilleurs, ce n'est guŠre qu'un journal,mais du moins un journal merveilleusement ‚crit, ce qui fait d‚j… unepremiŠre diff‚rence avec les assommants journaux que nous nous croyonsoblig‚s de lire matin et soir." "Je ne suis pas de votre avis, il y a desjours o— la lecture des journaux me semble fort agr‚able...", interrompitma tante Flora, pour montrer qu'elle avait lu la phrase sur le Corot deSwann dans le "Figaro". "Quand ils parlent de choses ou de gens qui nousint‚ressent!" ench‚rit ma tante C‚line. "Je ne dis pas non, r‚pondit Swann‚tonn‚. Ce que je reproche aux journaux c'est de nous faire faireattention tous les jours … des choses insignifiantes tandis que nouslisons trois ou quatre fois dans notre vie les livres o— il y a des chosesessentielles. Du moment que nous d‚chirons fi‚vreusement chaque matin labande du journal, alors on devrait changer les choses et mettre dans lejournal, moi je ne sais pas, les...Pens‚es de Pascal! (il d‚tacha ce motd'un ton d'emphase ironique pour ne pas avoir l'air p‚dant). Et c'est dansle volume dor‚ sur tranches que nous n'ouvrons qu'une fois tous les dixans, ajouta-t-il en t‚moignant pour les choses mondaines ce d‚dainqu'affectent certains hommes du monde, que nous lirions que la reine deGrŠce est all‚e … Cannes ou que la princesse de L‚on a donn‚ un balcostum‚. Comme cela la juste proportion serait r‚tablie." Mais regrettantde s'ˆtre laiss‚ aller … parler mˆme l‚gŠrement de choses s‚rieuses: "Nousavons une bien belle conversation, dit-il ironiquement, je ne sais paspourquoi nous abordons ces "sommets", et se tournant vers mon grand-pŠre:"Donc Saint-Simon raconte que Maulevrier avait eu l'audace de tendre lamain … ses fils. Vous savez, c'est ce Maulevrier dont il dit: "Jamais jene vis dans cette ‚paisse bouteille que de l'humeur, de la grossiŠret‚ etdes sottises." "paisses ou non, je connais des bouteilles o— il y a tout�autre chose", dit vivement Flora, qui tenait … avoir remerci‚ Swann elleaussi, car le pr‚sent de vin d'Asti s'adressait aux deux. C‚line se mit …rire. Swann interloqu‚ reprit: "Je ne sais si ce fut ignorance oupanneau, ‚crit Saint-Simon, il voulut donner la main … mes enfants. Jem'en aper‡us assez t“t pour l'en empˆcher." Mon grand-pŠre s'extasiaitd‚j… sur "ignorance ou panneau", mais Mlle C‚line, chez qui le nom de

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Saint-Simon, -- un litt‚rateur, -- avait empˆch‚ l'anesth‚sie complŠte desfacult‚s auditives, s'indignait d‚j…: "Comment? vous admirez cela? Ehbien! c'est du joli! Mais qu'est-ce que cela peut vouloir dire; est-cequ'un homme n'est pas autant qu'un autre? Qu'est-ce que cela peut fairequ'il soit duc ou cocher s'il a de l'intelligence et du c ur? Il avait unebelle maniŠre d'‚lever ses enfants, votre Saint-Simon, s'il ne leur disaitpas de donner la main … tous les honnˆtes gens. Mais c'est abominable,tout simplement. Et vous osez citer cela?" Et mon grand-pŠre navr‚,sentant l'impossibilit‚, devant cette obstruction, de chercher … faireraconter … Swann, les histoires qui l'eussent amus‚ disait … voix basse …maman: "Rappelle-moi donc le vers que tu m'as appris et qui me soulagetant dans ces moments-l…. Ah! oui: "Seigneur, que de vertus vous nousfaites ha‹r!" Ah! comme c'est bien!"

Je ne quittais pas ma mŠre des yeux, je savais que quand on serait … table,on ne me permettrait pas de rester pendant toute la dur‚e du dŒner et quepour ne pas contrarier mon pŠre, maman ne me laisserait pas l'embrasser …plusieurs reprises devant le monde, comme si ‡'avait ‚t‚ dans ma chambre.Aussi je me promettais, dans la salle … manger, pendant qu'on commencerait… dŒner et que je sentirais approcher l'heure, de faire d'avance de cebaiser qui serait si court et furtif, tout ce que j'en pouvais faire seul,de choisir avec mon regard la place de la joue que j'embrasserais, depr‚parer ma pens‚e pour pouvoir grƒce … ce commencement mental de baiserconsacrer toute la minute que m'accorderait maman … sentir sa joue contremes lŠvres, comme un peintre qui ne peut obtenir que de courtes s‚ances depose, pr‚pare sa palette, et a fait d'avance de souvenir, d'aprŠs sesnotes, tout ce pour quoi il pouvait … la rigueur se passer de la pr‚sencedu modŠle. Mais voici qu'avant que le dŒner f–t sonn‚ mon grand-pŠre eutla f‚rocit‚ inconsciente de dire: "Le petit a l'air fatigu‚, il devraitmonter se coucher. On dŒne tard du reste ce soir." Et mon pŠre, qui negardait pas aussi scrupuleusement que ma grand'mŠre et que ma mŠre la foides trait‚s, dit: "Oui, allons, vas te coucher." Je voulus embrassermaman, … cet instant on entendit la cloche du dŒner. "Mais non, voyons,laisse ta mŠre, vous vous ˆtes assez dit bonsoir comme cela, cesmanifestations sont ridicules. Allons, monte!" Et il me fallut partirsans viatique; il me fallut monter chaque marche de l'escalier, comme ditl'expression populaire, … "contre-c ur", montant contre mon c ur quivoulait retourner prŠs de ma mŠre parce qu'elle ne lui avait pas, enm'embrassant, donn‚ licence de me suivre. Cet escalier d‚test‚ o— jem'engageais toujours si tristement, exhalait une odeur de vernis qui avaiten quelque sorte absorb‚, fix‚, cette sorte particuliŠre de chagrin que jeressentais chaque soir et la rendait peut-ˆtre plus cruelle encore pour masensibilit‚ parce que sous cette forme olfactive mon intelligence n'enpouvait plus prendre sa part. Quand nous dormons et qu'une rage de dentsn'est encore per‡ue par nous que comme une jeune fille que nous nouseffor‡ons deux cents fois de suite de tirer de l'eau ou que comme un versde MoliŠre que nous nous r‚p‚tons sans arrˆter, c'est un grand soulagementde nous r‚veiller et que notre intelligence puisse d‚barrasser l'id‚e derage de dents, de tout d‚guisement h‚ro‹que ou cadenc‚. C'est l'inverse dece soulagement que j'‚prouvais quand mon chagrin de monter dans ma chambreentrait en moi d'une fa‡on infiniment plus rapide, presque instantan‚e, …la fois insidieuse et brusque, par l'inhalation, -- beaucoup plus toxiqueque la p‚n‚tration morale, -- de l'odeur de vernis particuliŠre … cetescalier. Une fois dans ma chambre, il fallut boucher toutes les issues,fermer les volets, creuser mon propre tombeau, en d‚faisant mescouvertures, revˆtir le suaire de ma chemise de nuit. Mais avant de

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m'ensevelir dans le lit de fer qu'on avait ajout‚ dans la chambre parce quej'avais trop chaud l'‚t‚ sous les courtines de reps du grand lit, j'eus unmouvement de r‚volte, je voulus essayer d'une ruse de condamn‚. J'‚crivis… ma mŠre en la suppliant de monter pour une chose grave que je ne pouvaislui dire dans ma lettre. Mon effroi ‚tait que Fran‡oise, la cuisiniŠre dema tante qui ‚tait charg‚e de s'occuper de moi quand j'‚tais … Combray,refusƒt de porter mon mot. Je me doutais que pour elle, faire unecommission … ma mŠre quand il y avait du monde lui paraŒtrait aussiimpossible que pour le portier d'un th‚ƒtre de remettre une lettre … unacteur pendant qu'il est en scŠne. Elle poss‚dait … l'‚gard des choses quipeuvent ou ne peuvent pas se faire un code imp‚rieux, abondant, subtil etintransigeant sur des distinctions insaisissables ou oiseuses (ce qui luidonnait l'apparence de ces lois antiques qui, … c“t‚ de prescriptionsf‚roces comme de massacrer les enfants … la mamelle, d‚fendent avec uned‚licatesse exag‚r‚e de faire bouillir le chevreau dans le lait de sa mŠre,ou de manger dans un animal le nerf de la cuisse). Ce code, si l'on enjugeait par l'entˆtement soudain qu'elle mettait … ne pas vouloir fairecertaines commissions que nous lui donnions, semblait avoir pr‚vu descomplexit‚s sociales et des raffinements mondains tels que rien dansl'entourage de Fran‡oise et dans sa vie de domestique de village n'avait pules lui sugg‚rer; et l'on ‚tait oblig‚ de se dire qu'il y avait en elle unpass‚ fran‡ais trŠs ancien, noble et mal compris, comme dans ces cit‚smanufacturiŠres o— de vieux h“tels t‚moignent qu'il y eut jadis une vie decour, et o— les ouvriers d'une usine de produits chimiques travaillent aumilieu de d‚licates sculptures qui repr‚sentent le miracle de saintTh‚ophile ou les quatre fils Aymon. Dans le cas particulier, l'article ducode … cause duquel il ‚tait peu probable que sauf le cas d'incendieFran‡oise allƒt d‚ranger maman en pr‚sence de M. Swann pour un aussi petitpersonnage que moi, exprimait simplement le respect qu'elle professait nonseulement pour les parents, -- comme pour les morts, les prˆtres et lesrois, -- mais encore pour l'‚tranger … qui on donne l'hospitalit‚, respectqui m'aurait peut-ˆtre touch‚ dans un livre mais qui m'irritait toujoursdans sa bouche, … cause du ton grave et attendri qu'elle prenait pour enparler, et davantage ce soir o— le caractŠre sacr‚ qu'elle conf‚rait audŒner avait pour effet qu'elle refuserait d'en troubler la c‚r‚monie. Maispour mettre une chance de mon c“t‚, je n'h‚sitai pas … mentir et … lui direque ce n'‚tait pas du tout moi qui avais voulu ‚crire … maman, mais quec'‚tait maman qui, en me quittant, m'avait recommand‚ de ne pas oublier delui envoyer une r‚ponse relativement … un objet qu'elle m'avait pri‚ dechercher; et elle serait certainement trŠs fƒch‚e si on ne lui remettaitpas ce mot. Je pense que Fran‡oise ne me crut pas, car, comme les hommesprimitifs dont les sens ‚taient plus puissants que les n“tres, ellediscernait imm‚diatement, … des signes insaisissables pour nous, toutev‚rit‚ que nous voulions lui cacher; elle regarda pendant cinq minutesl'enveloppe comme si l'examen du papier et l'aspect de l'‚criture allaientla renseigner sur la nature du contenu ou lui apprendre … quel article deson code elle devait se r‚f‚rer. Puis elle sortit d'un air r‚sign‚ quisemblait signifier: "C'est-il pas malheureux pour des parents d'avoir unenfant pareil!" Elle revint au bout d'un moment me dire qu'on n'en ‚taitencore qu'… la glace, qu'il ‚tait impossible au maŒtre d'h“tel de remettrela lettre en ce moment devant tout le monde, mais que, quand on serait auxrince-bouche, on trouverait le moyen de la faire passer … maman. Aussit“tmon anxi‚t‚ tomba; maintenant ce n'‚tait plus comme tout … l'heure pourjusqu'… demain que j'avais quitt‚ ma mŠre, puisque mon petit mot allait, lafƒchant sans doute (et doublement parce que ce manŠge me rendrait ridiculeaux yeux de Swann), me faire du moins entrer invisible et ravi dans la mˆme

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piŠce qu'elle, allait lui parler de moi … l'oreille; puisque cette salle …manger interdite, hostile, o—, il y avait un instant encore, la glace elle-mˆme -- le "granit‚" -- et les rince-bouche me semblaient rec‚ler desplaisirs malfaisants et mortellement tristes parce que maman les go–taitloin de moi, s'ouvrait … moi et, comme un fruit devenu doux qui brise sonenveloppe, allait faire jaillir, projeter jusqu'… mon c ur enivr‚l'attention de maman tandis qu'elle lirait mes lignes. Maintenant jen'‚tais plus s‚par‚ d'elle; les barriŠres ‚taient tomb‚es, un fil d‚licieuxnous r‚unissait. Et puis, ce n'‚tait pas tout: maman allait sans doutevenir!

L'angoisse que je venais d'‚prouver, je pensais que Swann s'en serait bienmoqu‚ s'il avait lu ma lettre et en avait devin‚ le but; or, au contraire,comme je l'ai appris plus tard, une angoisse semblable fut le tourment delongues ann‚es de sa vie et personne, aussi bien que lui peut-ˆtre,n'aurait pu me comprendre; lui, cette angoisse qu'il y a … sentir l'ˆtrequ'on aime dans un lieu de plaisir o— l'on n'est pas, o— l'on ne peut pasle rejoindre, c'est l'amour qui la lui a fait connaŒtre, l'amour auquelelle est en quelque sorte pr‚destin‚e, par lequel elle sera accapar‚e,sp‚cialis‚e; mais quand, comme pour moi, elle est entr‚e en nous avantqu'il ait encore fait son apparition dans notre vie, elle flotte enl'attendant, vague et libre, sans affectation d‚termin‚e, au service unjour d'un sentiment, le lendemain d'un autre, tant“t de la tendressefiliale ou de l'amiti‚ pour un camarade. Et la joie avec laquelle je fismon premier apprentissage quand Fran‡oise revint me dire que ma lettreserait remise, Swann l'avait bien connue aussi cette joie trompeuse quenous donne quelque ami, quelque parent de la femme que nous aimons, quandarrivant … l'h“tel ou au th‚ƒtre o— elle se trouve, pour quelque bal,redoute, ou premiŠre o— il va la retrouver, cet ami nous aper‡oit errantdehors, attendant d‚sesp‚r‚ment quelque occasion de communiquer avec elle.Il nous reconnaŒt, nous aborde familiŠrement, nous demande ce que nousfaisons l…. Et comme nous inventons que nous avons quelque chose d'urgent… dire … sa parente ou amie, il nous assure que rien n'est plus simple,nous fait entrer dans le vestibule et nous promet de nous l'envoyer avantcinq minutes. Que nous l'aimons -- comme en ce moment j'aimais Fran‡oise --, l'interm‚diaire bien intentionn‚ qui d'un mot vient de nous rendresupportable, humaine et presque propice la fˆte inconcevable, infernale, ausein de laquelle nous croyions que des tourbillons ennemis, pervers etd‚licieux entraŒnaient loin de nous, la faisant rire de nous, celle quenous aimons. Si nous en jugeons par lui, le parent qui nous a accost‚ etqui est lui aussi un des initi‚s des cruels mystŠres, les autres invit‚s dela fˆte ne doivent rien avoir de bien d‚moniaque. Ces heures inaccessibleset suppliciantes o— elle allait go–ter des plaisirs inconnus, voici que parune brŠche inesp‚r‚e nous y p‚n‚trons; voici qu'un des moments dont lasuccession les aurait compos‚es, un moment aussi r‚el que les autres, mˆmepeut-ˆtre plus important pour nous, parce que notre maŒtresse y est plusmˆl‚e, nous nous le repr‚sentons, nous le poss‚dons, nous y intervenons,nous l'avons cr‚‚ presque: le moment o— on va lui dire que nous sommes l…,en bas. Et sans doute les autres moments de la fˆte ne devaient pas ˆtred'une essence bien diff‚rente de celui-l…, ne devaient rien avoir de plusd‚licieux et qui d–t tant nous faire souffrir puisque l'ami bienveillantnous a dit: "Mais elle sera ravie de descendre! Cela lui fera beaucoupplus de plaisir de causer avec vous que pe s'ennuyer l…-haut." H‚las!Swann en avait fait l'exp‚rience, les bonnes intentions d'un tiers sontsans pouvoir sur une femme qui s'irrite de se sentir poursuivie jusque dansune fˆte par quelqu'un qu'elle n'aime pas. Souvent, l'ami redescend seul.

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Ma mŠre ne vint pas, et sans m‚nagements pour mon amour-propre (engag‚ … ceque la fable de la recherche dont elle ‚tait cens‚e m'avoir pri‚ de luidire le r‚sultat ne f–t pas d‚mentie) me fit dire par Fran‡oise ces mots:"Il n'y a pas de r‚ponse" que depuis j'ai si souvent entendu des conciergesde "palaces" ou des valets de pied de tripots, rapporter … quelque pauvrefille qui s'‚tonne: "Comment, il n'a rien dit, mais c'est impossible!Vous avez pourtant bien remis ma lettre. C'est bien, je vais attendreencore." Et -- de mˆme qu'elle assure invariablement n'avoir pas besoin dubec suppl‚mentaire que le concierge veut allumer pour elle, et reste l…,n'entendant plus que les rares propos sur le temps qu'il fait ‚changerentre le concierge et un chasseur qu'il envoie tout d'un coup ens'apercevant de l'heure, faire rafraŒchir dans la glace la boisson d'unclient, -- ayant d‚clin‚ l'offre de Fran‡oise de me faire de la tisane oude rester auprŠs de moi, je la laissai retourner … l'office, je me couchaiet je fermai les yeux en tƒchant de ne pas entendre la voix de mes parentsqui prenaient le caf‚ au jardin. Mais au bout de quelques secondes, jesentis qu'en ‚crivant ce mot … maman, en m'approchant, au risque de lafƒcher, si prŠs d'elle que j'avais cru toucher le moment de la revoir, jem'‚tais barr‚ la possibilit‚ de m'endormir sans l'avoir revue, et lesbattements de mon c ur, de minute en minute devenaient plus douloureuxparce que j'augmentais mon agitation en me prˆchant un calme qui ‚taitl'acceptation de mon infortune. Tout … coup mon anxi‚t‚ tomba, unef‚licit‚ m'envahit comme quand un m‚dicament puissant commence … agir etnous enlŠve une douleur: je venais de prendre la r‚solution de ne plusessayer de m'endormir sans avoir revu maman, de l'embrasser co–te queco–te, bien que ce f–t avec la certitude d'ˆtre ensuite fƒch‚ pourlongtemps avec elle, quand elle remonterait se coucher. Le calme quir‚sultait de mes angoisses finies me mettait dans un all‚gresseextraordinaire, non moins que l'attente, la soif et la peur du danger.J'ouvris la fenˆtre sans bruit et m'assis au pied de mon lit; je ne faisaispresque aucun mouvement afin qu'on ne m'entendŒt pas d'en bas. Dehors, leschoses semblaient, elles aussi, fig‚es en une muette attention … ne pastroubler le clair de lune, qui doublant et reculant chaque chose parl'extension devant elle de son reflet, plus dense et concret qu'elle-mˆme,avait … la fois aminci et agrandi le paysage comme un plan repli‚ jusque-l…, qu'on d‚veloppe. Ce qui avait besoin de bouger, quelque feuillage demarronnier, bougeait. Mais son frissonnement minutieux, total, ex‚cut‚jusque dans ses moindres nuances et ses derniŠres d‚licatesses, ne bavaitpas sur le reste, ne se fondait pas avec lui, restait circonscrit. Expos‚ssur ce silence qui n'en absorbait rien, les bruits les plus ‚loign‚s, ceuxqui devaient venir de jardins situ‚s … l'autre bout de la ville, sepercevaient d‚taill‚s avec un tel "fini" qu'ils semblaient ne devoir ceteffet de lointain qu'… leur pianissimo, comme ces motifs en sourdine sibien ex‚cut‚s par l'orchestre du Conservatoire que quoiqu'on n'en perde pasune note on croit les entendre cependant loin de la salle du concert et quetous les vieux abonn‚s, -- les s urs de ma grand'mŠre aussi quand Swannleur avait donn‚ ses places, -- tendaient l'oreille comme s'ils avaient‚cout‚ les progrŠs lointains d'une arm‚e en marche qui n'aurait pas encoretourn‚ la rue de Tr‚vise.

Je savais que le cas dans lequel je me mettais ‚tait de tous celui quipouvait avoir pour moi, de la part de mes parents, les cons‚quences lesplus graves, bien plus graves en v‚rit‚ qu'un ‚tranger n'aurait pu lesupposer, de celles qu'il aurait cru que pouvaient produire seules desfautes vraiment honteuses. Mais dans l'‚ducation qu'on me donnait, l'ordre

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des fautes n'‚tait pas le mˆme que dans l'‚ducation des autres enfants eton m'avait habitu‚ … placer avant toutes les autres (parce que sans douteil n'y en avait pas contre lesquelles j'eusse besoin d'ˆtre plussoigneusement gard‚) celles dont je comprends maintenant que leur caractŠrecommun est qu'on y tombe en c‚dant … une impulsion nerveuse. Mais alors onne pronon‡ait pas ce mot, on ne d‚clarait pas cette origine qui aurait pume faire croire que j'‚tais excusable d'y succomber ou mˆme peut-ˆtreincapable d'y r‚sister. Mais je les reconnaissais bien … l'angoisse quiles pr‚c‚dait comme … la rigueur du chƒtiment qui les suivait; et je savaisque celle que je venais de commettre ‚tait de la mˆme famille que d'autrespour lesquelles j'avais ‚t‚ s‚vŠrement puni, quoique infiniment plus grave.Quand j'irais me mettre sur le chemin de ma mŠre au moment o— ellemonterait se coucher, et qu'elle verrait que j'‚tais rest‚ lev‚ pour luiredire bonsoir dans le couloir, on ne me laisserait plus rester … lamaison, on me mettrait au collŠge le lendemain, c'‚tait certain. Eh bien!duss‚-je me jeter par la fenˆtre cinq minutes aprŠs, j'aimais encore mieuxcela. Ce que je voulais maintenant c'‚tait maman, c'‚tait lui direbonsoir, j'‚tais all‚ trop loin dans la voie qui menait … la r‚alisation dece d‚sir pour pouvoir rebrousser chemin.

J'entendis les pas de mes parents qui accompagnaient Swann; et quand legrelot de la porte m'eut averti qu'il venait de partir, j'allai … lafenˆtre. Maman demandait … mon pŠre s'il avait trouv‚ la langouste bonneet si M. Swann avait repris de la glace au caf‚ et … la pistache. "Je l'aitrouv‚e bien quelconque, dit ma mŠre; je crois que la prochaine fois ilfaudra essayer d'un autre parfum." "Je ne peux pas dire comme je trouveque Swann change, dit ma grand'tante, il est d'un vieux!" Ma grand'tanteavait tellement l'habitude de voir toujours en Swann un mˆme adolescent,qu'elle s'‚tonnait de le trouver tout … coup moins jeune que l'ƒge qu'ellecontinuait … lui donner. Et mes parents du reste commen‡aient … luitrouver cette vieillesse anormale, excessive, honteuse et m‚rit‚e desc‚libataires, de tous ceux pour qui il semble que le grand jour qui n'a pasde lendemain soit plus long que pour les autres, parce que pour eux il estvide et que les moments s'y additionnent depuis le matin sans se diviserensuite entre des enfants. "Je crois qu'il a beaucoup de soucis avec sacoquine de femme qui vit au su de tout Combray avec un certain monsieur deCharlus. C'est la fable de la ville." Ma mŠre fit remarquer qu'il avaitpourtant l'air bien moins triste depuis quelque temps. "Il fait aussimoins souvent ce geste qu'il a tout … fait comme son pŠre de s'essuyer lesyeux et de se passer la main sur le front. Moi je crois qu'au fond iln'aime plus cette femme." "Mais naturellement il ne l'aime plus, r‚ponditmon grand-pŠre. J'ai re‡u de lui il y a d‚j… longtemps une lettre … cesujet, … laquelle je me suis empress‚ de ne pas me conformer, et qui nelaisse aucun doute sur ses sentiments au moins d'amour, pour sa femme. H‚bien! vous voyez, vous ne l'avez pas remerci‚ pour l'Asti", ajouta mongrand-pŠre en se tournant vers ses deux belles-s urs. "Comment, nous nel'avons pas remerci‚? je crois, entre nous, que je lui ai mˆme tourn‚ celaassez d‚licatement", repondit ma tante Flora. "Oui, tu as trŠs bienarrang‚ cela: je t'ai admir‚e", dit ma tante C‚line. "Mais toi tu as ‚t‚trŠs bien aussi." "Oui j'‚tais assez fiŠre de ma phrase sur les voisinsaimables." "Comment, c'est cela que vous appelez remercier! s'‚cria mongrand-pŠre. J'ai bien entendu cela, mais du diable si j'ai cru que c'‚taitpour Swann. Vous pouvez ˆtre s–res qu'il n'a rien compris." "Mais voyons,Swann n'est pas bˆte, je suis certaine qu'il a appr‚ci‚. Je ne pouvaiscependant pas lui dire le nombre de bouteilles et le prix du vin!" MonpŠre et ma mŠre restŠrent seuls, et s'assirent un instant; puis mon pŠre

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dit: "H‚ bien! si tu veux, nous allons monter nous coucher." "Si tu veux,mon ami, bien que je n'aie pas l'ombre de sommeil; ce n'est pas cette glaceau caf‚ si anodine qui a pu pourtant me tenir si ‚veill‚e; mais j'aper‡oisde la lumiŠre dans l'office et puisque la pauvre Fran‡oise m'a attendue, jevais lui demander de d‚grafer mon corsage pendant que tu vas ted‚shabiller." Et ma mŠre ouvrit la porte treillag‚e du vestibule quidonnait sur l'escalier. Bient“t, je l'entendis qui montait fermer safenˆtre. J'allai sans bruit dans le couloir; mon c ur battait si fort quej'avais de la peine … avancer, mais du moins il ne battait plus d'anxi‚t‚,mais d'‚pouvante et de joie. Je vis dans la cage de l'escalier la lumiŠreprojet‚e par la bougie de maman. Puis je la vis elle-mˆme; je m'‚lan‡ai.A la premiŠre seconde, elle me regarda avec ‚tonnement, ne comprenant pasce qui ‚tait arriv‚. Puis sa figure prit une expression de colŠre, elle neme disait mˆme pas un mot, et en effet pour bien moins que cela on nem'adressait plus la parole pendant plusieurs jours. Si maman m'avait ditun mot, ‡'aurait ‚t‚ admettre qu'on pouvait me reparler et d'ailleurs celapeut-ˆtre m'e–t paru plus terrible encore, comme un signe que devant lagravit‚ du chƒtiment qui allait se pr‚parer, le silence, la brouille,eussent ‚t‚ pu‚rils. Une parole c'e–t ‚t‚ le calme avec lequel on r‚pond …un domestique quand on vient de d‚cider de le renvoyer; le baiser qu'ondonne … un fils qu'on envoie s'engager alors qu'on le lui aurait refus‚ sion devait se contenter d'ˆtre fƒch‚ deux jours avec lui. Mais elleentendit mon pŠre qui montait du cabinet de toilette o— il ‚tait all‚ sed‚shabiller et pour ‚viter la scŠne qu'il me ferait, elle me dit d'une voixentrecoup‚e par la colŠre: "Sauve-toi, sauve-toi, qu'au moins ton pŠre net'ait vu ainsi attendant comme un fou!" Mais je lui r‚p‚tais: "Viens medire bonsoir", terrifi‚ en voyant que le reflet de la bougie de mon pŠres'‚levait d‚j… sur le mur, mais aussi usant de son approche comme d'unmoyen de chantage et esp‚rant que maman, pour ‚viter que mon pŠre metrouvƒt encore l… si elle continuait … refuser, allait me dire: "Rentredans ta chambre, je vais venir." Il ‚tait trop tard, mon pŠre ‚tait devantnous. Sans le vouloir, je murmurai ces mots que personne n'entendit: "Jesuis perdu!"

Il n'en fut pas ainsi. Mon pŠre me refusait constamment des permissionsqui m'avaient ‚t‚ consenties dans les pactes plus larges octroy‚s par mam‚re et ma grand'mŠre parce qu'il ne se souciait pas des "principes" etqu'il n'y avait pas avec lui de "Droit des gens". Pour une raison toutecontingente, ou mˆme sans raison, il me supprimait au dernier moment tellepromenade si habituelle, si consacr‚e, qu'on ne pouvait m'en priver sansparjure, ou bien, comme il avait encore fait ce soir, longtemps avantl'heure rituelle, il me disait: "Allons, monte te coucher, pasd'explication!" Mais aussi, parce qu'il n'avait pas de principes (dans lesens de ma grand'mŠre), il n'avait pas … proprement parlerd'intransigeance. Il me regarda un instant d'un air ‚tonn‚ et fƒch‚, puisdŠs que maman lui eut expliqu‚ en quelques mots embarrass‚s ce qui ‚taitarriv‚, il lui dit: "Mais va donc avec lui, puisque tu disais justementque tu n'as pas envie de dormir, reste un peu dans sa chambre, moi je n'aibesoin de rien." "Mais, mon ami, r‚pondit timidement ma mŠre, que j'aieenvie ou non de dormir, ne change rien … la chose, on ne peut pas habituercet enfant..." "Mais il ne s'agit pas d'habituer, dit mon pŠre en haussantles ‚paules, tu vois bien que ce petit a du chagrin, il a l'air d‚sol‚, cetenfant; voyons, nous ne sommes pas des bourreaux! Quand tu l'auras rendumalade, tu seras bien avanc‚e! Puisqu'il y a deux lits dans sa chambre,dis donc … Fran‡oise de te pr‚parer le grand lit et couche pour cette nuitauprŠs de lui. Allons, bonsoir, moi qui ne suis pas si nerveux que vous,

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je vais me coucher."

On ne pouvait pas remercier mon pŠre; on l'e–t agac‚ par ce qu'il appelaitdes sensibleries. Je restai sans oser faire un mouvement; il ‚tait encoredevant nous, grand, dans sa robe de nuit blanche sous le cachemire del'Inde violet et rose qu'il nouait autour de sa tˆte depuis qu'il avait desn‚vralgies, avec le geste d'Abraham dans la gravure d'aprŠs Benozzo Gozzolique m'avait donn‚e M. Swann, disant … Sarah qu'elle a … se d‚partir du c“t‚d' saac. Il y a bien des ann‚es de cela. La muraille de l'escalier, o— jevis monter le reflet de sa bougie n'existe plus depuis longtemps. En moiaussie bien des choses ont ‚t‚ d‚truites que je croyais devoir durertoujours et de nouvelles se sont ‚difi‚es donnant naissance … des peines et… des joies nouvelles que je n'aurais pu pr‚voir alors, de mˆme que lesanciennes me sont devenues difficiles … comprendre. Il y a bien longtempsaussi que mon pŠre a cess‚ de pouvoir dire … maman: "Va avec le petit."La possibilit‚ de telles heures ne renaŒtra jamais pour moi. Mais depuispeu de temps, je recommence … trŠs bien percevoir si je prˆte l'oreille,les sanglots que j'eus la force de contenir devant mon pŠre et quin'‚clatŠrent que quand je me retrouvai seul avec maman. En r‚alit‚ ilsn'ont jamais cess‚; et c'est seulement parce que la vie se tait maintenantdavantage autour de moi que je les entends de nouveau, comme ces cloches decouvents que couvrent si bien les bruits de la ville pendant le jour qu'onles croirait arrˆt‚es mais qui se remettent … sonner dans le silence dusoir.

Maman passa cette nuit-l… dans ma chambre; au moment o— je venais decommettre une faute telle que je m'attendais … ˆtre oblig‚ de quitter lamaison, mes parents m'accordaient plus que je n'eusse jamais obtenu d'euxcomme r‚compense d'une belle action. Mˆme … l'heure o— elle se manifestaitpar cette grƒce, la conduite de mon pŠre … mon ‚gard gardait ce quelquechose d'arbitraire et d'imm‚rit‚ qui la caract‚risait et qui tenait ƒ ceque g‚n‚ralement elle r‚sultait plut“t de convenances fortuites que d'unplan pr‚m‚dit‚. Peut-ˆtre mˆme que ce que j'appelais sa s‚v‚rit‚, quand ilm'envoyait me coucher, m‚ritait moins ce nom que celle de ma mŠre ou magrand'mŠre, car sa nature, plus diff‚rente en certains points de la mienneque n'‚tait la leur, n'avait probablement pas devin‚ jusqu'ici combienj'‚tais malheureux tous les soirs, ce que ma mŠre et ma grand'mŠre savaientbien; mais elles m'aimaient assez pour ne pas consentir … m'‚pargner de lasouffrance, elles voulaient m'apprendre … la dominer afin de diminuer masensibilit‚ nerveuse et fortifier ma volont‚. Pour mon pŠre, dontl'affection pour moi ‚tait d'une autre sorte, je ne sais pas s'il aurait euce courage: pour une fois o— il venait de comprendre que j'avais duchagrin, il avait dit … ma mŠre: "Va donc le consoler." Maman resta cettenuit-l… dans ma chambre et, comme pour ne gƒter d'aucun remords ces heuressi diff‚rentes de ce que j'avais eu le droit d'esp‚rer, quand Fran‡oise,comprenant qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire en voyant mamanassise prŠs de moi, qui me tenait la main et me laissait pleurer sans megronder, lui demanda: "Mais Madame, qu'a donc Monsieur … pleurer ainsi?"maman lui r‚pondit: "Mais il ne sait pas lui-mˆme, Fran‡oise, il est‚nerv‚; pr‚parez-moi vite le grand lit et montez vous coucher." Ainsi,pour la premiŠre fois, ma tristesse n'‚tait plus consid‚r‚e comme une fautepunissable mais comme un mal involontaire qu'on venait de reconnaŒtreofficiellement, comme un ‚tat nerveux dont je n'‚tais pas responsable;j'avais le soulagement de n'avoir plus … mˆler de scrupules … l'amertume demes larmes, je pouvais pleurer sans p‚ch‚. Je n'‚tais pas non plusm‚diocrement fier vis-…-vis de Fran‡oise de ce retour des choses humaines,

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qui, une heure aprŠs que maman avait refus‚ de monter dans ma chambre etm'avait fait d‚daigneusement r‚pondre que je devrais dormir, m'‚levait … ladignit‚ de grande personne et m'avait fait atteindre tout d'un coup … unesorte de pubert‚ du chagrin, d'‚mancipation des larmes. J'aurais d– ˆtreheureux: je ne l'‚tais pas. Il me semblait que ma mŠre venait de me faireune premiŠre concession qui devait lui ˆtre douloureuse, que c'‚tait unepremiŠre abdication de sa part devant l'id‚al qu'elle avait con‡u pour moi,et que pour la premiŠre fois, elle, si courageuse, s'avouait vaincue. Ilme semblait que si je venais de remporter une victoire c'‚tait contre elle,que j'avais r‚ussi comme auraient pu faire la maladie, des chagrins, oul'ƒge, … d‚tendre sa volont‚, … faire fl‚chir sa raison et que cette soir‚ecommen‡ait une Šre, resterait comme une triste date. Si j'avais os‚maintenant, j'aurais dit … maman: "Non je ne veux pas, ne couche pas ici."Mais je connaissais la sagesse pratique, r‚aliste comme on diraitaujourd'hui, qui temp‚rait en elle la nature ardemment id‚aliste de magrand'mŠre, et je savais que, maintenant que le mal ‚tait fait, elleaimerait mieux m'en laisser du moins go–ter le plaisir calmant et ne pasd‚ranger mon pŠre. Certes, le beau visage de ma mŠre brillait encore dejeunesse ce soir-l… o— elle me tenait si doucement les mains et cherchait …arrˆter mes larmes; mais justement il me semblait que cela n'aurait pas d–ˆtre, sa colŠre e–t moins triste pour moi que cette douceur nouvelle quen'avait pas connue mon enfance; il me semblait que je venais d'une mainimpie et secrŠte de tracer dans son ƒme une premi‚re ride et d'y faireapparaŒtre un premier cheveu blanc. Cette pens‚e redoubla mes sanglots etalors je vis maman, qui jamais ne se laissait aller … aucun attendrissementavec moi, ˆtre tout d'un coup gagn‚e par le mien et essayer de retenir uneenvie de pleurer. Comme elle sentit que je m'en ‚tais aper‡u, elle me diten riant: "Voil… mon petit jaunet, mon petit serin, qui va rendre sa mamanaussi bˆtasse que lui, pour peu que cela continue. Voyons, puisque tu n'aspas sommeil ni ta maman non plus, ne restons pas … nous ‚nerver, faisonsquelque chose, prenons un de tes livres." Mais je n'en avais pas l…."Est-ce que tu aurais moins de plaisir si je sortais d‚j… les livres que tagrand'mŠre doit te donner pour ta fˆte? Pense bien: tu ne seras pas d‚‡ude ne rien avoir aprŠs-demain?" J'‚tais au contraire enchant‚ et mamanalla chercher un paquet de livres dont je ne pus deviner, … travers lepapier qui les enveloppait, que la taille courte et large, mais qui, sousce premier aspect, pourtant sommaire et voil‚, ‚clipsaient d‚j… la boŒte …couleurs du Jour de l'An et les vers … soie de l'an dernier. C'‚tait la"Mare au Diable", "Fran‡ois le Champi", la "Petite Fadette" et les "MaŒtresSonneurs". Ma grand'mŠre, ai-je su depuis, avait d'abord choisi lespo‚sies de Musset, un volume de Rousseau et "Indiana"; car si elle jugeaitles lectures futiles aussi malsaines que les bonbons et les pƒtisseries,elles ne pensait pas que les grands souffles du g‚nie eussent sur l'espritmˆme d'un enfant une influence plus dangereuse et moins vivifiante que surson corps le grand air et le vent du large. Mais mon pŠre l'ayant presquetrait‚e de folle en apprenant les livres qu'elle voulait me donner, elle‚tait retourn‚e elle-mˆme … Jouy-le-Vicomte chez le libraire pour que je nerisquasse pas de ne pas avoir mon cadeau (c'‚tait un jour br–lant et elle‚tait rentr‚e si souffrante que le m‚decin avait averti ma mŠre de ne pasla laisser se fatiguer ainsi) et elle s'‚tait rabattue sur les quatreromans champˆtres de George Sand. "Ma fille, disait-elle … maman, je nepourrais me d‚cider … donner … cet enfant quelque chose de mal ‚crit."

En r‚alit‚, elle ne se r‚signait jamais … rien acheter dont on ne p–t tirerun profit intellectuel, et surtout celui que nous procurent les belleschoses en nous apprenant … chercher notre plaisir ailleurs que dans les

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satisfactions du bien-ˆtre et de la vanit‚. Mˆme quand elle avait … faire… quelqu'un un cadeau dit utile, quand elle avait … donner un fauteuil, descouverts, une canne, elle les cherchait "anciens", comme si leur longued‚su‚tude ayant effac‚ leur caractŠre d'utilit‚, ils paraissaient plut“tdispos‚s pour nous raconter la vie des hommes d'autrefois que pour serviraux besoins de la n“tre. Elle e–t aim‚ que j'eusse dans ma chambre desphotographies des monuments ou des paysages les plus beaaux. Mais aumoment d'en faire l'emplette, et bien que la chose repr‚sent‚e e–t unevaleur esth‚tique, elle trouvait que la vulgarit‚, l'utilit‚ reprenaienttrop vite leur place dans le mode m‚canique de repr‚sentation, laphotographie. Elle essayait de ruser et sinon d'‚liminer entiŠrement labanalit‚ commerciale, du moins de la r‚duire, d'y substituer pour la plusgrande partie de l'art encore, d'y introduire comme plusieures "‚paisseurs"d'art: au lieu de photographies de la Cath‚drale de Chartres, des GrandesEaux de Saint-Cloud, du V‚suve, elle se renseignait auprŠs de Swann siquelque grand peintre ne les avait pas repr‚sent‚s, et pr‚f‚rait me donnerdes photographies de la Cath‚drale de Chartres par Corot, des Grandes Eauxde Saint-Cloud par Hubert Robert, du V‚suve par Turner, ce qui faisait undegr‚ d'art de plus. Mais si le photographe avait ‚t‚ ‚cart‚ de larepr‚sentation du chef-d' uvre ou de la nature et remplac‚ par un grandartiste, il reprenait ses droits pour reproduire cette interpr‚tation mˆme.Arriv‚e … l'‚ch‚ance de la vulgarit‚, ma grand'mŠre tƒchait de la reculerencore. Elle demandait … Swann si l' uvre n'avait pas ‚t‚ grav‚e,pr‚f‚rant, quand c'‚tait possible, des gravures anciennes et ayant encoreun int‚rˆt au del… d'elles-mˆmes, par exemple celles qui repr‚sentent unchef-d' uvre dans un ‚tat o— nous ne pouvons plus le voir aujourd'hui(comme la gravure de la "CŠne" de L‚onard avant sa d‚gradation, parMorgan). Il faut dire que les r‚sultats de cette maniŠre de comprendrel'art de faire un cadeau ne furent pas toujours trŠs brillants. L'id‚e queje pris de Venise d'aprŠs un dessin du Titien qui est cens‚ avoir pour fondla lagune, ‚tait certainement beaucoup moins exacte que celle que m'eussentdonn‚e de simples photographies. On ne pouvait plus faire le compte … lamaison, quand ma grand'tante voulait dresser un r‚quisitoire contre magrand'mŠre, des fauteuils offerts par elle … de jeunes fianc‚s ou … devieux ‚poux, qui, … la premiŠre tentative qu'on avait faite pour s'enservir, s'‚taient imm‚diatement effondr‚s sous le poids d'un desdestinataires. Mais ma grand'mŠre aurait cru mesquin de trop s'occuper dela solidit‚ d'une boiserie o— se distinguaient encore une fleurette, unsourire, quelquefois une belle imagination du pass‚. Mˆme ce qui dans cesmeubles r‚pondait … un besoin, comme c'‚tait d'une fa‡on … laquelle nous nesommes plus habitu‚s, la charmait comme les vieilles maniŠres de dire o—nous voyons une m‚taphore, effac‚e, dans notre moderne langage, par l'usurede l'habitude. Or, justement, les romans champˆtres de George Sand qu'elleme donnait pour ma fˆte, ‚taient pleins ainsi qu'un mobilier ancien,d'expressions tomb‚es en d‚su‚tude et redevenues imag‚es, comme on n'entrouve plus qu'… la campagne. Et ma grand'mŠre les avait achet‚s depr‚f‚rence … d'autres comme elle e–t lou‚ plus volontiers une propri‚t‚ o—il y aurait eu un pigeonnier gothique ou quelqu'une de ces vieilles chosesqui exercent sur l'esprit une heureuse influence en lui donnant lanostalgie d'impossibles voyages dans le temps.

Maman s'assit … c“t‚ de mon lit; elle avait pris "Fran‡ois le Champi" … quisa couverture rougeƒtre et son titre incompr‚hensible, donnaient pour moiune personnalit‚ distincte et un attrait myst‚rieux. Je n'avais jamais luencore de vrais romans. J'avais entendu dire que George Sand ‚tait le typedu romancier. Cela me disposait d‚j… … imaginer dans Fran‡ois le Champi

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quelque chose d'ind‚finissable et de d‚licieux. Les proc‚d‚s de narrationdestin‚s … exciter la curiosit‚ ou l'attendrissement, certaines fa‡ons dedire qui ‚veillent l'inqui‚tude et la m‚lancolie, et qu'un lecteur un peuinstruit reconnaŒt pour communs … beaucoup de romans, me paraissaientsimples -- … moi qui consid‚rais un livre nouveau non comme une chose ayantbeaucoup de semblables, mais comme une personne unique, n'ayant de raisond'exister qu'en soi, -- une ‚manation troublante de l'essence particuliŠre… "Fran‡ois le Champi". Sous ces ‚v‚nements si journaliers, ce choses sicommunes, ces mots si courants, je sentais comme une intonation, uneaccentuation ‚trange. L'action s'engagea; elle me parut d'autant plusobscure que dans ce temps-l…, quand je lisais, je rˆvassais souvent,pendant des pages entiŠres, … tout autre chose. Et aux lacunes que cettedistraction laissait dans le r‚cit, s'ajoutait, quand c'‚tait maman qui melisait … haute voix, qu'elle passait toutes les scŠnes d'amour. Aussi tousles changements bizarres qui se produisent dans l'attitude respective de lameuniŠre et de l'enfant et qui ne trouvent leur explication que dans lesprogrŠs d'un amour naissant me paraissaient empreints d'un profond mystŠredont je me figurais volontiers que la source devait ˆtre dans ce nominconnu et si doux de "Champi" qui mettait sur l'enfant, qui le portaitsans que je susse pourquoi, sa couleur vive, empourpr‚e et charmante. Sima mŠre ‚tait une lectrice infidŠle c'‚tait aussi, pour les ouvrages o—elle trouvait l'accent d'un sentiment vrai, une lectrice admirable par lerespect et la simplicit‚ de l'interpr‚tation, par la beaut‚ et la douceurdu son. Mˆme dans la vie, quand c'‚taient des ˆtres et non des uvresd'art qui excitaient ainsi son attendrissement ou son admiration, c'‚taittouchant de voir avec quelle d‚f‚rence elle ‚cartait de sa voix, de songeste, de ses propos, tel ‚clat de gaŒt‚ qui e–t pu faire mal … cette mŠrequi avait autrefois perdu un enfant, tel rappel de fˆte, d'anniversaire,qui aurait pu faire penser ce vieillard … son grand ƒge, tel propos dem‚nage qui aurait paru fastidieux … ce jeune savant. De mˆme, quand ellelisait la prose de George Sand, qui respire toujours cette bont‚, cettedistinction morale que maman avait appris de ma grand'mŠre … tenir poursup‚rieures … tout dans la vie, et que je ne devais lui apprendre que bienplus tard … ne pas tenir ‚galement pour sup‚rieures … tout dans les livres,attentive … bannir de sa voix toute petitesse, toute affectation qui e–t puempˆcher le flot puissant d'y ˆtre re‡u, elle fournsissait toute latendresse naturelle, toute l'ample douceur qu'elles r‚clamaient … cesphrases qui semblaient ‚crites pour sa voix et qui pour ainsi dire tenaienttout entiŠres dans le registre de sa sensibilit‚. Elle retrouvait pour lesattaquer dans le ton qu'il faut, l'accent cordial qui leur pr‚existe et lesdicta, mais que les mots n'indiquent pas; grƒce … lui elle amortissait aupassage toute crudit‚ dans les temps des verbes, donnait … l'imparfait etau pass‚ d‚fini la douceur qu'il y a dans la bont‚, la m‚lancolie qu'il y adans la tendresse, dirigeait la phrase qui finissait vers celle qui allaitcommencer, tant“t pressant, tant“t ralentissant la marche des syllabes pourles faire entrer, quoique leurs quantit‚s fussent diff‚rentes, dans unrythme uniforme, elle insufflait … cette prose si commune une sorte de viesentimentale et continue.

Mes remords ‚taient calm‚s, je me laissais aller … la douceur de cette nuito– j'avais ma mŠre auprŠs de moi. Je savais qu'une telle nuit ne pourraitse renouveler; que le plus grand d‚sir que j'eusse au monde, garder ma mŠredans ma chambre pendant ces tristes heures nocturnes, ‚tait trop enopposition avec les n‚cessit‚s de la vie et le v u de tous, pour quel'accomplissement qu'on lui avait accord‚ ce soir p–t ˆtre autre chose quefactice et exceptionnel. Demain mes angoisses reprendraient et maman ne

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resterait pas l…. Mais quand mes angoisses ‚taient calm‚es, je ne lescomprenais plus; puis demain soir ‚tait encore lointain; je me disais quej'aurais le temps d'aviser, bien que ce temps-l… ne p–t m'apporter aucunpouvoir de plus, qu'il s'agissait de choses qui ne d‚pendaient pas de mavolont‚ et que seul me faisait paraŒtre plus ‚vitables l'intervalle qui less‚parait encore de moi.

...

C'est ainsi que, pendant longtemps, quand, r‚veill‚ la nuit, je meressouvenais de Combray, je n'en revis jamais que cette sorte de panlumineux, d‚coup‚ au milieu d'indistinctes t‚nŠbres, pareil … ceux quel'embrasement d'un feu de bengale ou quelque projection ‚lectrique‚clairent et sectionnent dans un ‚difice dont les autres parties restentplong‚es dans la nuit: … la base assez large, le petit salon, la salle …manger, l'amorce de l'all‚e obscure par o— arriverait M. Swann, l'auteurinconscient de mes tristesses, le vestibule o— je m'acheminais vers lapremiŠre marche de l'escalier, si cruel … monter, qui constituait … luiseul le tronc fort ‚troit de cette pyramide irr‚guliŠre; et, au faŒte, machambre … coucher avec le petit couloir … porte vitr‚e pour l'entr‚e demaman; en un mot, toujours vu … la mˆme heure, isol‚ de tout ce qu'ilpouvait y avoir autour, se d‚tachant seul sur l'obscurit‚, le d‚corstrictement n‚cessaire (comme celui qu'on voit indiqu‚ en tˆte des vieillespiŠces pour les repr‚sentations en province), au drame de mon d‚shabillage;comme si Combray n'avait consist‚ qu'en deux ‚tages reli‚s par un minceescalier, et comme s'il n'y avait jamais ‚t‚ que sept heures du soir. Avrai dire, j'aurais pu r‚pondre … qui m'e–t interrog‚ que Combraycomprenait encore autre chose et existait … d'autres heures. Mais comme ceque je m'en serais rappel‚ m'e–t ‚t‚ fourni seulement par la m‚moirevolontaire, la m‚moire de l'intelligence, et comme les renseignementsqu'elle donne sur le pass‚ ne conservent rien de lui, je n'aurais jamais euenvie de songer … ce reste de Combray. Tout cela ‚tait en r‚alit‚ mortpour moi.

Mort … jamais? C'‚tait possible.

Il y a beaucoup de hasard en tout ceci, et un second hasard, celui de notremort, souvent ne nous permet pas d'attendre longtemps les faveurs dupremier.

Je trouve trŠs raisonnable la croyance celtique que les ƒmes de ceux quenous avons perdus sont captives dans quelque ˆtre inf‚rieur, dans une bˆte,un v‚g‚tal, une chose inanim‚e, perdues en effet pour nous jusqu'au jour,qui pour beaucoup ne vient jamais, o— nous nous trouvons passer prŠs del'arbre, entrer en possession de l'objet qui est leur prison. Alors ellestressaillent, nous appellent, et sit“t que nous les avons reconnues,l'enchantement est bris‚. D‚livr‚es par nous, elles ont vaincu la mort etreviennent vivre avec nous.

Il en est ainsi de notre pass‚. C'est peine perdue que nous cherchions …l'‚voquer, tous les efforts de notre intelligence sont inutiles. Il estcach‚ hors de son domaine et de sa port‚e, en quelque objet mat‚riel (en lasensation que nous donnerait cet objet mat‚riel), que nous ne soup‡onnonspas. Cet objet, il d‚pend du hasard que nous le rencontrions avant demourir, ou que nous ne le rencontrions pas.

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Il y avait d‚j… bien des ann‚es que, de Combray, tout ce qui n'‚tait pas leth‚ƒtre et la drame de mon coucher, n'existait plus pour moi, quand un jourd'hiver, comme je rentrais … la maison, ma mŠre, voyant que j'avais froid,me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de th‚. Jerefusai d'abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercherun de ces gƒteaux courts et dodus appel‚s Petites Madeleines qui semblaentavoir ‚t‚ moul‚s dans la valve rainur‚e d'une coquille de Saint-Jacques.Et bient“t, machinalement, accabl‚ par la morne journ‚e et la perspectived'un triste lendemain, je portai … mes lŠvres une cuiller‚e du th‚ o—j'avais laiss‚ s'amollir un morceau de madeleine. Mais … l'instant mˆme o—la gorg‚e mˆl‚e des miettes du gƒteau toucha mon palais, je tressaillis,attentif … ce qui se passait d'extraordinaire en moi. Un plaisir d‚licieuxm'avait envahi, isol‚, sans la notion de sa cause. Il m'avait aussit“trendu les vicissitudes de la vie indiff‚rentes, ses d‚sastres inoffensifs,sa briŠvet‚ illusoire, de la mˆme fa‡on qu'opŠre l'amour, en me remplissantd'une essence pr‚cieuse: ou plut“t cette essence n'‚tait pas en moi, elle‚tait moi. J'avais cess‚ de me sentire m‚diocre, contingent, mortel. D'o—avait pu me venir cette puissante joie? Je sentais q'elle ‚tait li‚e augo–t du th‚ et du gƒteau, mais qu'elle le d‚passait infiniment, ne devaitpas ˆtre de mˆme nature. D'o— venait-elle? Que signifiait-elle? O—l'appr‚hender? Je bois une seconde gorg‚e o— je ne trouve rien de plus quedans la premiŠre, une troisiŠme qui m'apporte un peu moins que la seconde.Il est temps que je m'arrˆte, la vertu du breuvage semble diminuer. Il estclair que la v‚rit‚ que je cherche n'est pas en lui, mais en moi. Il l'y a‚veill‚e, mais ne la connaŒt pas, et ne peut que r‚p‚ter ind‚finiment, avecde moins en moins de force, ce mˆme t‚moignage que je ne sais pasinterpr‚ter et que je veux au moins pouvoir lui redemander et retrouverintact, … ma disposition, tout … l'heure, pour un ‚claircissement d‚cisif.Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C'est … lui de trouver lav‚rit‚. Mais comment? Grave incertitude, toutes les fois que l'esprit sesent d‚pass‚ par lui-mˆme; quand lui, le chercheur, est tout ensemble lepays obscur o— il doit chercher et o— tout son bagage ne lui sera de rien.Chercher? pas seulement: cr‚er. Il est en face de quelque chose qui n'estpas encore et que seul il peut r‚aliser, puis faire entrer dans sa lumiŠre.

Et je recommence … me demander quel pouvait ˆtre cet ‚tat inconnu, quin'apportait aucune preuve logique, mais l'evidence de sa f‚licit‚, de sar‚alit‚ devant laquelle les autres s'‚vanouissaient. Je veux essayer de lefaire r‚apparaŒtre. Je r‚trograde par la pens‚e au moment o— je pris lapremiŠre cuiller‚e de th‚. Je retrouve le mˆme ‚tat, sans une clart‚nouvelle. Je demande … mon esprit un effort de plus, de ramener encore unefois la sensation qui s'enfuit. Et pour que rien ne brise l'‚lan dont ilva tƒcher de la ressaisir, j'‚carte tout obstacle, toute id‚e ‚trangŠre,j'abrite mes oreilles et mon attention contre les bruits de la chambrevoisine. Mais sentant mon esprit qui se fatigue sans r‚ussir, je le forceau contraire … prendre cette distraction que je lui refusais, … penser …autre chose, … se refaire avant une tentative suprˆme. Puis une deuxiŠmefois, je fais le vide devant lui, je remets en face de lui la saveur encorer‚cente de cette premiŠre gorg‚e et je sens tressaillir en moi quelquechose qui se d‚place, voudrait s'‚lever, quelque chose qu'on auraitd‚sancr‚, … une grande profondeur; je ne sais ce que c'est, mais cela montelentement; j'‚prouve la r‚sistance et j'entends la rumeur des distancestravers‚es.

Certes, ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit ˆtre l'image, lesouvenir visuel, qui, li‚ … cette saveur, tente de la suivre jusqu'… moi.

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Mais il se d‚bat trop loin, trop confus‚ment; … peine si je per‡ois lereflet neutre o— se confond l'insaisissable tourbillon des couleursremu‚es; mais je ne puis distinguer la forme, lui demander comme au seulinterprŠte possible, de me traduire le t‚moignage de sa contemporaine, deson ins‚parable compagne, la saveur, lui demander de m'apprendre de quellecirconstance particuliŠre, de quelle ‚poque du pass‚ il s'agit.

Arrivera-t-il jusqu'… la surface de ma claire conscience, ce souvenir,l'instant ancien que l'attraction d'un instant identique est venue de siloin solliciter, ‚mouvoir, soulever tout au fond de moi? Je ne sais.Maintenant je ne sens plus rien, il est arrˆt‚, redescendu peut-ˆtre; quisait s'il remontera jamais de sa nuit? Dix fois il me faut recommencer, mepencher vers lui. Et chaque fois la lƒchet‚ qui nous d‚tourne de toutetƒche difficile, de toute uvre important, m'a conseill‚ de laisser cela,de boire mon th‚ en pensant simplement … mes ennuis d'aujourd'hui, … mesd‚sirs de demain qui se laissent remƒcher sans peine.

Et tout d'un coup le souvenir m'est apparu. Ce go–t celui du petit morceaude madeleine que le dimanche matin … Combray (parce que ce jour-l… je nesortais pas avant l'heure de la messe), quand j'allais lui dire bonjourdans sa chambre, ma tante L‚onie m'offrait aprŠs l'avoir tremp‚ dans soninfusion de th‚ ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m'avaitrien rappel‚ avant que je n'y eusse go–t‚; peut-ˆtre parce que, en ayantsouvent aper‡u depuis, sans en manger, sur les tablettes des pƒtissiers,leu image avait quitt‚ ces jours de Combray pour se lier … d'autres plusr‚cents; peut-ˆtre parce que de ces souvenirs abandonn‚s si longtemps horsde la m‚moire, rien ne survivait, tout s'‚tait d‚sagr‚g‚; les formes, -- etcelle aussi du petit coquillage de pƒtisserie, si grassement sensuel, sousson plissage s‚vŠre et d‚vot -- s'‚taient abolies, ou, ensommeill‚es,avaient perdu la force d'expansion qui leur e–t permis de rejoindre laconscience. Mais, quand d'un pass‚ ancien rien ne subsiste, aprŠs la mortdes ˆtres, aprŠs la destruction des choses, seules, plus frˆles mais plusvivaces, plus immat‚rielles, plus persistantes, plus fidŠles, l'odeur et lasaveur restent encore longtemps, comme des ƒmes, … se rappeler, … attendre,… esp‚rer, sur la ruine de tout le reste, … porter sans fl‚chir, sur leurgouttelette presque impalpable, l'‚difice immense du souvenir.

Et dŠs que j'eus reconnu le go–t du morceau de madeleine tremp‚ dans letilleul que me donnait ma tante (quoique je ne susse pas encore et dusseremettre … bien plus tard de d‚couvrir pourquoi ce souvenir me rendait siheureux), aussit“t la vieille maison grise sur la rue, o— ‚tait sa chambre,vint comme un d‚cor de th‚ƒtre s'appliquer au petit pavillon, donnant surle jardin, qu'on avait construit pour mes parents sur ses derriŠres (ce pantronqu‚ que seul j'avais revu jusque-l…); et avec la maison, la ville, laPlace o— on m'envoyait avant d‚jeuner, les rues o— j'allais faire descourses depuis le matin jusqu'au soir et par tous les temps, les cheminsqu'on prenait si le temps ‚tait beau. Et comme dans ce jeu o— les Japonaiss'amusent … tremper dans un bol de porcelaine rempli d'eau, de petitsmorceaux de papier jusque-l… indistincts qui, … peine y sont-ils plong‚ss'‚tirent, se contournent, se colorent, se diff‚rencient, deviennent desfleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, demˆme maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M.Swann, et les nymph‚as de la Vivonne, et les bonnes gens du village etleurs petits logis et l'‚glise et tout Combray et ses environs, tout celaque prend forme et solidit‚, est sorti, ville et jardins, de ma tasse deth‚.

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II.

Combray de loin, … dix lieues … la ronde, vu du chemin de fer quand nous yarrivions la derniŠre semaine avant Pƒques, ce n'‚tait qu'une ‚gliser‚sumant la ville, la repr‚sentant, parlant d'elle et pour elle auxlointains, et, quand on approchait, tenant serr‚s autour de sa haute mantesombre, en plein champ, contre le vent, comme une pastoure ses brebis, lesdos laineux et gris des maisons rassembl‚es qu'un reste de remparts dumoyen ƒge cernait ‡… et l… d'un trait aussi parfaitement circulaire qu'unepetite ville dans un tableau de primitif. A l'habiter, Combray ‚tait unpeu triste, comme ses rues dont les maisons construites en pierresnoirƒtres du pays, pr‚c‚d‚es de degr‚s ext‚rieurs, coiff‚es de pignons quirabattaient l'ombre devant elles, ‚taient assez obscures pour qu'il fall–tdŠs que le jour commen‡ait … tomber relever les rideaux dans les "salles";des rues aux graves noms de saints (desquels plusieurs seigneurs deCombray): rue Saint-Hilaire, rue Saint-Jacques o— ‚tait la maison de matante, rue Sainte-Hildegarde, o— donnait la grille, et rue du Saint-Espritsur laquelle s'ouvrait la petite porte lat‚rale de son jardin; et ces ruesde Combray existent dans une partie de ma m‚moire si recul‚e, peinte decouleurs si diff‚rentes de celles qui maintenant revˆtent pour moi lemonde, qu'en v‚rit‚ elles me paraissent toutes, et l'‚glise qui lesdominait sur la Place, plus irr‚elles encore que les projections de lalanterne magique; et qu'… certains moments, il me semble que pouvoir encoretraverser la rue Saint-Hilaire, pouvoir louer une chambre rue de l'Oiseau -- … la vieille h“tellerie de l'Oiseau flesch‚, des soupiraux de laquellemontait une odeur de cuisine que s'‚lŠve encore par moments en moi aussiintermittente et aussi chaude, -- serait une entr‚e en contact avec l'Au-del… plus merveilleusement surnaturelle que de faire la connaissance deGolo et de causer avec GeneviŠve de Brabant.

La cousine de mon grand-pŠre, -- ma grand'tante, -- chez qui noushabitions, ‚tait la mŠre de cette tante LŠonie qui, depuis la mort de sonmari, mon oncle Octave, n'avait plus voulu quitter, d'abord Combray, puis …Combray sa maison, puis sa chambre, puis son lit et ne "descendait" plus,toujours couch‚e dans un ‚tat incertain de chagrin, de d‚bilit‚ physique,de maladie, d'id‚e fixe et de d‚votion. Son appartement particulierdonnait sur la rue Saint-Jacques qui aboutissait beaucoup plus loin auGrand-Pr‚ (par opposition au Petit-Pr‚, verdoyant au milieu de la ville,entre trois rues), et qui, unie, grisƒtre, avec les trois hautes marches degrŠs presque devant chaque porte, semblait comme un d‚fil‚ pratiqu‚ par untailleur d'images gothiques … mˆme la pierre o— il e–t sculpt‚ une crŠcheou un calvaire. Ma tante n'habitait plus effectivement que deux chambrescontigu‰s, restant l'aprŠs-midi dans l'une pendant qu'on a‚rait l'autre.C'‚taient de ces chambres de province qui, -- de mˆme qu'en certains paysdes parties entiŠres de l'air ou de la mer sont illumin‚es ou parfum‚es pardes myriades de protozoaires que nous ne voyons pas, -- nous enchantent desmille odeurs qu'y d‚gagent les vertus, la sagesse, les habitudes, toute unevie secrŠte, invisible, surabondante et morale que l'atmosphŠre y tient ensuspens; odeurs naturelles encore, certes, et couleur du temps comme cellesde la campagne voisine, me d‚j… casaniŠres, humaines et renferm‚es, gel‚eexquise industrieuse et limpide de tous les fruits de l'ann‚e qui ontquitt‚ le verger pour l'armoire; saisonniŠres, mais mobiliŠres etdomestiques, corrigeant le piquant de la gel‚e blanche par la douceur dupain chaud, oisives et ponctuelles comme une horloge de village, flƒneuses

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et rang‚es, insoucieuses et pr‚voyantes, lingŠres, matinales, d‚votes,heureuses d'une paix qui n'apporte qu'un surcroŒt d'anxi‚t‚ et d'unprosa‹sme que set de grand r‚servoir de po‚sie … celui qui la traverse sansy avoir v‚cu. L'air y ‚tait satur‚ de la fine fleur d'un silence sinourricier, si succulent que je ne m'y avan‡ais qu'avec une sorte degourmandise, surtout par ces premiers matins encore froids de la semaine dePƒques o— je le go–tais mieux parce que je venais seulement d'arriver …Combray: avant que j'entrasse souhaiter le bonjour … ma tante on mefaisait attendre un instant, dans la premiŠre piŠce o— le soleil, d'hiverencore, ‚tait venu se mettre au chaud devant le feu, d‚j… allum‚ entre lesdeux briques et qui badigeonnait toute la chambre d'une odeur de suie, enfaisait comme un de ces grands "devants de four" de campagne, ou de cesmanteaux de chemin‚e de chƒteaux, sous lesquels on souhaite que sed‚clarent dehors la pluie, la neige, mˆme quelque catastrophe diluviennepour ajouter au confort de la r‚clusion la po‚sie de l'hivernage; jefaisais quelques pas de prie-Dieu aux fauteuils en velours frapp‚, toujoursrevˆtus d'un appui-tˆte au crochet; et le feu cuisant comme une pƒte lesapp‚tissantes odeurs dont l'air de la chambre ‚tait tout grumeleux etqu'avait d‚j… fait travailler et "lever" la fraŒcheur humide et ensoleill‚edu matin, il les feuilletait, les dorait, les godait, les boursouflait, enfaisant un invisible et palpable gƒteau provincial, un immense "chausson"o—, … peine go–t‚s les aromes plus croustillants, plus fins, plus r‚put‚s,mais plus secs aussi du placard, de la commode, du papier … ramages, jerevenais toujours avec une convoitise inavou‚e m'engluer dans l'odeurm‚diane, poisseuse, fade, indigeste et fruit‚e de couvre-lit … fleurs.

Dans la chambre voisine, j'entendais ma tante qui causait toute seule … mi-voix. Elle ne parlait jamais qu'assez bas parce qu'elle croyait avoir dansla tˆte quelque chose de cass‚ et de flottant qu'elle e–t d‚plac‚ enparlant trop fort, mais elle ne restait jamais longtemps, mˆme seule, sansdire quelque chose, parce qu'elle croyait que c'‚tait salutaire pour sagorge et qu'en empˆchant le sang de s'y arrˆter, cela rendrait moinsfr‚quents les ‚touffements et les angoisses dont elle souffrait; puis, dansl'inertie absolu o— elle vivait, elle prˆtait … ses moindres sensations uneimportance extraordinaire; elle les douait d'une motilit‚ qui lui rendaitdifficile de les garder pour elle, et … d‚faut de confident … qui lescommuniquer, elle se les annon‡ait … elle-mˆme, en un perp‚tuel monologuequi ‚tait sa seule forme d'activit‚. Malheureusement, ayant prisl'habitude de penser tout haut, elle ne faisait pas toujours attention … cequ'il n'y e–t personne dans la chambre voisine, et je l'entendais souventse dire … elle-mˆme: "Il faut que je me rappelle bien que je n'ai pasdormi" (car ne jamais dormir ‚tait sa grande pr‚tention dont notre langage… tous gardait le respect et la trace: le matin Fran‡oise ne venait pas"l'‚veiller", mais "entrait" chez elle; quand ma tante voulait faire unsomme dans la journ‚e, on disait qu'elle voulait "r‚fl‚chir" ou "reposer";et quand il lui arrivait de s'oublier en causant jusqu'… dire: "Ce qui m'ar‚veill‚e" ou "j'ai rˆv‚ que", elle rougissait et se reprenait au plusvite).

Au bout d'un moment, j'entrais l'embrasser; Fran‡oise faisait infuser sonth‚; ou, si ma tante se sentait agit‚e, elle demandait … la place sa tisaneet c'‚tais moi qui ‚tais charg‚ de faire tomber du sac de pharmacie dansune assiette la quantit‚ de tilleul qu'il fallait mettre ensuite dans l'eaubouillante. Le dess‚chement des tiges les avait incurv‚es en un capricieuxtreillage dans les entrelacs duquel s'ouvraient les fleurs pƒles, comme siun peintre les e–t arrang‚es, les e–t fait poser de la fa‡on la plus

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ornementale. Les feuilles, ayant perdu ou chang‚ leur aspect, avaientl'air des choses les impossible disparates, d'une aile transparente demouche, de l'envers blanc d'une ‚tiquette, d'un p‚tale de rose, mais quieussent ‚t‚ empil‚es, concass‚es ou tress‚es comme dans la confection d'unnid. Mille petits d‚tails inutiles, -- charmante prodigalit‚ dupharmacien, -- qu'on e–t supprim‚s dans une pr‚paration factice, medonnaient, comme un livre o— on s'‚merveille de rencontrer le nom d'unepersonne de connaissance, le plaisir de comprendre que c'‚tait bien destiges de vrais tilleuls, comme ceux que je voyais avenue de la Gare,modifi‚es, justement parce que c'‚taient non des doubles, mais elles-mˆmeet qu'elles avaient vieilli. Et chaque caractŠre nouveau n'y ‚tant que lam‚tamorphose d'un caractŠre ancien, dans de petites boules grises jereconnaissais les boutons verts qui ne sont pas venus … terme; mais surtoutl'‚clat rose, lunaire et doux qui faisait se d‚tacher les fleurs dans laforˆt fragile des tiges o— elles ‚taient suspendues comme de petites rosesd'or, -- signe, comme la lueur qui r‚vŠle encore sur une muraille la placed'une fresque effac‚e, de la diff‚rence entre les parties de l'arbre quiavaient ‚t‚ "en couleur" et celles qui ne l'avaient pas ‚t‚ -- me montraitque ces p‚tales ‚taient bien ceux qui avant de fleurir le sac de pharmacieavaient embaum‚ les soirs de printemps. Cette flamme rose de cierge,c'‚tait leur couleur encore, mais … demi ‚teinte et assoupie dans cette viediminu‚e qu'‚tait la leur maintenant et qui est comme le cr‚puscule desfleurs. Bient“t ma tante pouvait tremper dan l'infusion bouillante dontelle savourait le go–t de feuille morte ou de fleur fan‚e une petitemadeleine dont elle me tendait un morceau quand il ‚tait suffisammentamolli.

D'un c“t‚ de son lit ‚tait une grande commode jaune en bois de citronnieret une table qui tenait … la fois de l'officine et du maŒtre-autel, o—, au-dessus d'une statuette de la Vierge et d'une bouteille de Vichy-C‚lestins,on trouvait des livres de messe et des ordonnances de m‚dicaments, tous cequ'il fallait pour suivre de son lit les offices et son r‚gime, pour nemanquer l'heure ni de la pepsine, ni des Vˆpres. De l'autre c“t‚, son litlongeait la fenˆtre, elle avait la rue sous les yeux et y lisait du matinau soir, pour se d‚sennuyer, … la fa‡on des princes persans, la chroniquequotidienne mais imm‚moriale de Combray, qu'elle commentait en-suite avecFran‡oise.

Je n'‚tais pas avec ma tante depuis cinq minutes, qu'elle me renvoyait parpeur que je la fatigue. Elle tendait … mes lŠvres son triste front pƒle etfade sur lequel, … cette heure matinale, elle n'avait pas encore arrang‚ses faux cheveux, et o— les vertŠbres transparaissaient comme les pointesd'une couronne d'‚pines ou les grains d'un rosaire, et elle me disait:"Allons, mon pauvre enfant, va-t'en, va te pr‚parer pour la messe; et si enbas tu rencontres Fran‡oise, dis-lui de ne pas s'amuser trop longtemps avecvous, qu'elle monte bient“t voir si je n'ai besoin de rien."

Fran‡oise, en effet, qui ‚tait depuis des ann‚es a son service et ne sedoutait pas alors qu'elle entrerait un jour tout … fait au n“tre d‚laissaitun peu ma tante pendant les mois o— nous ‚tions l…. Il y avait eu dans monenfance, avant que nous allions … Combray, quand ma tante L‚onie passaitencore l'hiver … Paris chez sa mŠre, un temps o— je connaissais si peuFran‡oise que, le 1er janvier, avant d'entrer chez ma grand'tante, ma mŠreme mettait dans la main une piŠce de cinq francs et me disait: "Surtout nete trompe pas de personne. Attends pour donner que tu m'entendes dire:"Bonjour Fran‡oise"; en mˆme temps je te toucherai l‚gŠrement le bras. A

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peine arrivions-nous dans l'obscure antichambre de ma tante que nousapercevions dans l'ombre, sous les tuyaux d'un bonnet ‚blouissant, raide etfragile comme s'il avait ‚t‚ de sucre fil‚, les remous concentriques d'unsourire de reconnaissance anticip‚. C'‚tait Fran‡oise, immobile et deboutdans l'encadrement de la petite porte du corridor comme une statue desainte dans sa niche. Quand on ‚tait un peu habitu‚ … ces t‚nŠbres dechapelle, on distinguait sur son visage l'amour d‚sint‚ress‚ de l'humanit‚,le respect attendri pour les hautes classes qu'exaltait dans les meilleuresr‚gions de son c ur l'espoir des ‚trennes. Maman me pin‡ait le bras avecviolence et disait d'une voix forte: "Bonjour Fran‡oise." A ce signal mesdoigts s'ouvraient et je lƒchais la piŠce qui trouvait pour la recevoir unemain confuse, mais tendue. Mais depuis que nous allions … Combray je neconnaissais personne mieux que Fran‡oise; nous ‚tions ses pr‚f‚r‚s, elleavait pour nous, au moins pendant les premiŠres ann‚es, avec autant deconsid‚ration que pour ma tante, un go–t plus vif, parce que nousajoutions, au prestige de faire partie de la famille (elle avait pour lesliens invisibles que noue entre les membres d'une famille la circulationd'un mˆme sang, autant de respect qu'un tragique grec), le charme de n'ˆtrepas ses maŒtres habituels. Aussi, avec quelle joie elle nous recevait,nous plaignant de n'avoir pas encore plus beau temps, le jour de notrearriv‚e, la veille de Pƒques, o— souvent il faisait un vent glacial, quandmaman lui demandait des nouvelles de sa fille et de ses neveux, si sonpetit-fils ‚tait gentil, ce qu'on comptait faire de lui, s'il ressemblerait… sa grand'mŠre.

Et quand il n'y avait plus de monde l…, maman qui savait que Fran‡oisepleurait encore ses parents morts depuis des ann‚es, lui parlait d'eux avecdouceur, lui demandait mille d‚tails sur ce qu'avait ‚t‚ leur vie.

Elle avait devin‚ que Fran‡oise n'aimait pas son gendre et qu'il lui gƒtaitle plaisir qu'elle avait … ˆtre avec sa fille, avec qui elle ne causait pasaussi librement quand il ‚tait l…. Aussi, quand Fran‡oise allait les voir,… quelques lieues de Combray, maman lui disait en souriant: "N'est-ce pasFran‡oise, si Julien a ‚t‚ oblig‚ de s'absenter et si vous avez Margeurite… vous toute seule pour toute la journ‚e, vous serez d‚sol‚e, mais vousvous ferez une raison?" Et Fran‡oise disait en riant: "Madame sait tout;madame est pire que les rayons X (elle disait x avec une difficult‚affect‚e et un sourire pour se railler elle-mˆme, ignorante, d'employer ceterme savant), qu'on a fait venir pour Mme Octave et qui voient ce que vousavez dans le c ur", et disparaissait, confuse qu'on s'occupƒt d'elle, peut-ˆtre pour qu'on ne la vŒt pas pleurer; maman ‚tait la premiŠre personne quilui donnƒt cette douce ‚motion de sentir que sa vie, ses bonheurs, seschagrins de paysanne pouvaient pr‚senter de l'int‚rˆt, ˆtre un motif dejoie ou de tristesse pour une autre qu'elle-mˆme. Ma tante se r‚signait …se priver un peu d'elle pendant notre s‚jour, sachant combien ma mŠreappr‚ciait le service de cette bonne si intelligente et active, qui ‚taitaussi belle dŠs cinq heures du matin dans sa cuisine, sous son bonnet dontle tuyautage ‚clatant et fixe avait l'air d'ˆtre en biscuit, que pour aller… la grand'messe; qui faisait tout bien, travaillant comme un cheval,qu'elle f–t bien portante ou non, mais sans bruit, sans avoir l'air de rienfaire, la seule des bonnes de ma tante qui, quand maman demandait de l'eauchaude ou du caf‚ noir, les apportait vraiment bouillants; elle ‚tait un deces serviteurs qui, dans une maison, sont … la fois ceux qui d‚plaisent leplus au premier abord … un ‚tranger, peut-ˆtre parce qu'ils ne prennent pasla peine de faire sa conquˆte et n'ont pas pour lui de pr‚venance, sachanttrŠs bien qu'ils n'ont aucun besoin de lui, qu'on cesserait de le recevoir

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plut“t que de les renvoyer; et qui sont en revanche ceux … qui tiennent leplus les maŒtres qui ont ‚prouv‚ leur capacit‚s r‚elles, et ne se soucientpas de cet agr‚ment superficiel, de ce bavardage servile qui faitfavorablement impression … un visiteur, mais qui recouvre souvent unein‚ducable nullit‚.

Quand Fran‡oise, aprŠs avoir veill‚ … ce que mes parents eussent tout cequ'il leur fallait, remontait une premiŠre fois chez ma tante pour luidonner sa pepsine et lui demander ce qu'elle prendrait pour d‚jeuner, il‚tait bien rare qu'il ne fall–t pas donner d‚j… son avis ou fournir desexplications sur quelque ‚v‚nement d'importance:

-- "Fran‡oise, imaginez-vous que Mme Goupil est pass‚e plus d'un quartd'heure en retard pour aller chercher sa s ur; pour peu qu'elle s'attardesur son chemin cela ne me surprendrait point qu'elle arrive aprŠsl'‚l‚vation."

-- "H‚! il n'y aurait rien d'‚tonnant", r‚pondait Fran‡oise.

-- "Fran‡oise, vous seriez venue cing minutes plus t“t, vous auriez vupasser Mme Imbert qui tenait des asperges deux fois grosses comme celles dela mŠre Callot; tƒchez donc de savoir par sa bonne o— elle les a eues.Vous qui, cette ann‚e, nous mettez des asperges … toutes les sauces, vousauriez pu en prendre de pareilles pour nos voyageurs."

-- "Il n'y aurait rien d'‚tonnant qu'elles viennent de chez M. le Cur‚",disait Fran‡oise.

-- "Ah! je vous crois bien, ma pauvre Fran‡oise, r‚pondait ma tante enhaussant les ‚paules, chez M. le Cur‚! Vous savez bien qu'il ne faitpousser que de petites m‚chantes asperges de rien. Je vous dis que celles-l… ‚taient grosses comme le bras. Pas comme le v“tre, bien s–r, mais commemon pauvre bras qui a encore tant maigri cette ann‚e."

-- "Fran‡oise, vous n'avez pas entendu ce carillon qui m'a cass‚ la tˆte?"

-- "Non, madame Octave."

-- "Ah! ma pauvre fille, il faut que vous l'ayez solide votre tˆte, vouspouvez remercier le Bon Dieu. C'‚tait la Maguelone qui ‚tait venuechercher le docteur Piperaud. Il est ressorti tout de suite avec elle etils ont tourn‚ par la rue de l'Oiseau. Il faut qu'il y ait quelque enfantde malade."

-- "Eh! l…, mon Dieu", soupirait Fran‡oise, qui ne pouvait pas entendreparler d'un malheur arriv‚ … un inconnu, mˆme dans une partie du monde‚loign‚e, sans commencer … g‚mir.

-- "Fran‡oise, mais pour qui donc a-t-on sonn‚ la cloche des morts? Ah!mon Dieu, ce sera pour Mme Rousseau. Voil…-t-il pas que j'avais oubli‚qu'elle a pass‚ l'autre nuit. Ah! il est temps que le Bon Dieu merappelle, je ne sais plus ce que j'ai fait de ma tˆte depuis la mort de monpauvre Octave. Mais je vous fais perdre votre temps, ma fille."

-- "Mais non, madame Octave, mon temps n'est pas si cher; celui qui l'afait ne nous l'a pas vendu. Je vas seulement voir si mon feu ne s'‚teint

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pas."

Ainsi Fran‡oise et ma tante appr‚ciaient-elles ensemble au cours de cettes‚ance matinale, les premiers ‚v‚nements du jour. Mais quelquefois ces‚v‚nements revˆtaient un caractŠre si myst‚rieux et si grave que ma tantesentait qu'elle ne pourrait pas attendre le moment o— Fran‡oise monterait,et quatre coups de sonnette formidables retentissaient dans la maison.

-- "Mais, madame Octave, ce n'est pas encore l'heure de la pepsine, disaitFran‡oise. Est-ce que vous vous ˆtes senti une faiblesse?"

-- "Mais non, Fran‡oise, disait ma tante, c'est-…-dire si, vous savez bienque maintenant les moments o— je n'ai pas de faiblesse sont bien rares; unjour je passerai comme Mme Rousseau sans avoir eu le temps de mereconnaŒtre; mais ce n'est pas pour cela que je sonne. Croyez-vous pas queje viens de voir comme je vous vois Mme Goupil avec une fillette que je neconnais point. Allez donc chercher deux sous de sel chez Camus. C'estbien rare si Th‚odore ne peut pas vous dire qui c'est."

-- "Mais ‡a sera la fille … M. Pupin", disait Fran‡oise qui pr‚f‚rait s'entenir … une explication imm‚diate, ayant ‚t‚ d‚j… deux fois depuis le matinchez Camus.

-- "La fille … M. Pupin! Oh! je vous crois bien, ma pauvre Fran‡oise!Avec cela que je ne l'aurais pas reconnue?"

-- "Mais je ne veux pas dire la grande, madame Octave, je veux dire lagamine, celle qui est en pension … Jouy. Il me ressemble de l'avoir d‚j…vue ce matin."

-- "Ah! … moins de ‡a, disait ma tante. Il faudrait qu'elle soit venuepour les fˆtes. C'est cela! Il n'y a pas besoin de chercher, elle seravenue pour les fˆtes. Mais alors nous pourrions bien voir tout … l'heureMme Sazerat venir sonner chez sa s ur pour le d‚jeuner. Ce sera ‡a! J'aivu le petit de chez Galopin qui passait avec une tarte! Vous verrez que latarte allait chez Mme Goupil."

-- "DŠs l'instant que Mme Goupil a de la visite, madame Octave, vousn'allez pas tarder … voir tout son monde rentrer pour le d‚jeuner, car ilcommence … ne plus ˆtre de bonne heure", disait Fran‡oise qui, press‚ deredescendre s'occuper du d‚jeuner, n'‚tait pas fƒch‚e de laisser … ma tantecette distraction en perspective.

-- "Oh! pas avant midi, r‚pondait ma tante d'un ton r‚sign‚, tout en jetantsur la pendule un coup d' il inquiet, mais furtif pour ne pas laisser voirq'elle, qui avait renonc‚ … tout, trouvait pourtant, … apprendre que MmeGoupil avait … d‚jeuner, un plaisir aussi vif, et qui se feraitmalheureusement attendre encore un peu plus d'une heure. Et encore celatombera pendant mon d‚jeuner!" ajouta-t-elle … mi-voix pour elle-mˆme. Sond‚jeuner lui ‚tait une distraction suffisante pour qu'elle n'en souhaitƒtpas une autre en mˆme temps. "Vous n'oublierez pas au moins de me donnermes ufs … la crŠme dans une assiette plate?" C'‚taient les seules quifussent orn‚es de sujets, et ma tante s'amusait … chaque repas … lire lal‚gende de celle qu'on lui servait ce jour-l…. Elle mettait ses lunettes,d‚chiffrait: Alibaba et quarante voleurs, Aladin ou la Lampe merveilleuse,et disait en souriant: TrŠs bien, trŠs bien.

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-- "Je serais bien all‚e chez Camus..." disait Fran‡oise en voyant que matante ne l'y enverrait plus.

-- "Mais non, ce n'est plus la peine, c'est s–rement Mlle Pupin. Ma pauvreFran‡oise, je regrette de vous avoir fait monter pour rien."

Mais ma tante savait bien que ce n'‚tait pas pour rien qu'elle avait sonn‚Fran‡oise, car, … Combray, une personne "qu'on ne connaissait point" ‚taitun ˆtre aussi peu croyable qu'un dieu de la mythologie, et de fait on ne sesouvenait pas que, chaque fois que s'‚tait produite, dans la rue de Saint-Esprit ou sur la place, une de ces apparitions stup‚fiantes, des recherchesbien conduites n'eussent pas fini par r‚duire le personnage fabuleux auxproportions d'une "personne qu'on connaissait", soit personnellement, soitabstraitement, dans son ‚tat civil, en tant qu'ayant tel degr‚ de parent‚avec des gens de Combray. C'‚tait le fils de Mme Sauton qui rentrait duservice, la niŠce de l'abb‚ Perdreau qui sortait de couvent, le frŠre ducur‚, percepteur … Chƒteaudun qui venait de prendre sa retraite ou qui‚tait venu passer les fˆtes. On avait eu en les apercevant l'‚motion decroire qu'il y avait … Combray des gens qu'on ne connaissait pointsimplement parce qu'on ne les avait pas reconnus ou identifi‚s tout desuite. Et pourtant, longtemps … l'avance, Mme Sauton et le cur‚ avaientpr‚venu qu'ils attendaient leurs "voyageurs". Quand le soir, je montais,en rentrant, raconter notre promenade … ma tante, si j'avais l'imprudencede lui dire que nous avions rencontr‚ prŠs du Pont-Vieux, un homme que mongrand-pŠre ne connaissait pas: "Un homme que grand-pŠre ne connaissaitpoint, s'‚criait elle. Ah! je te crois bien!" N‚anmoins un peu ‚mue decette nouvelle, elle voulait en avoir le c ur net, mon grand-pŠre ‚taitmand‚. "Qui donc est-ce que vous avez rencontr‚ prŠs du Pont-Vieux, mononcle? un homme que vous ne connaissiez point?" -- "Mais si, r‚pondait mongrand-pŠre, c'‚tait Prosper le frŠre du jardinier de Mme Bouilleb uf." --"Ah! bien", disait ma tante, tranquillis‚e et un peu rouge; haussant les‚paules avec un sourire ironique, elle ajoutait: "Aussi il me disait quevous aviez rencontr‚ un homme que vous ne connaissiez point!" Et on merecommandait d'ˆtre plus circonspect une autre fois et de ne plus agiterainsi ma tante par des paroles irr‚fl‚chies. On connaissait tellement bientout le monde, … Combray, bˆtes et gens, que si ma tante avait vu parhasard passer un chien "qu'elle ne connaissait point", elle ne cessait d'ypenser et de consacrer … ce fait incompr‚hensible ses talents d'inductionet ses heures de libert‚.

-- "Ce sera le chien de Mme Sazerat", disait Fran‡oise, sans grandeconviction, mais dans un but d'apaisement et pour que ma tante ne se "fendepas la tˆte."

-- "Comme si je ne connaissais pas le chien de Mme Sazerat!" r‚pondait matante donc l'esprit critique n'admettait pas se facilement un fait.

-- "Ah! ce sera le nouveau chien que M. Galopin a rapport‚ de Lisieux."

-- "Ah! … moins de ‡a."

-- "Il paraŒt que c'est une bˆte bien affable", ajoutait Fran‡oise quitenait le renseignement de Th‚odore, "spirituelle comme une personne,toujours de bonne humeur, toujours aimable, toujours quelque chose degracieux. C'est rare qu'une bˆte qui n'a que cet ƒge-l… soit d‚j… si

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galante. Madame Octave, il va falloir que je vous quitte, je n'ai pas letemps de m'amuser, voil… bient“t dix heures, mon fourneau n'est seulementpas ‚clair‚, et j'ai encore … plumer mes asperges."

-- "Comment, Fran‡oise, encore des asperges! mais c'est une vraie maladied'asperges que vous avez cette ann‚e, vous allez en fatiguer nosParisiens!"

-- "Mais non, madame Octave, ils aiment bien ‡a. Ils rentreront del'‚glise avec de l'app‚tit et vous verrez qu'ils ne les mangeront pas avecle dos de la cuiller."

-- "Mais … l'‚glise, ils doivent y ˆtre d‚j…; vous ferez bien de ne pasperdre de temps. Allez surveiller votre d‚jeuner."

Pendant que ma tante devisait ainsi avec Fran‡oise, j'accompagnais mesparents … la messe. Que je l'aimais, que je la revois bien, notre glise!�Son vieux porche par lequel nous entrions, noir, grˆl‚ comme une ‚cumoire,‚tait d‚vi‚ et profond‚ment creus‚ aux angles (de mˆme que le b‚nitier o—il nous conduisait) comme si le doux effleurement des mantes des paysannesentrant … l'‚glise et de leurs doigts timides prenant de l'eau b‚nite,pouvait, r‚p‚t‚ pendant des siŠcles, acqu‚rir une force destructive,infl‚chir la pierre et l'entailler de sillons comme en trace la roue descarrioles dans la borne contre laquelle elle bute tous les jours. Sespierres tombales, sous lesquelles la noble poussiŠre des abb‚s de Combray,enterr‚s l…, faisait au ch ur comme un pavage spirituel, n'‚taient pluselles-mˆmes de la matiŠre inerte et dure, car le temps les avait renduesdouces et fait couler comme du miel hors des limites de leur propre‚quarrissure qu'ici elles avaient d‚pass‚es d'un flot blond, entraŒnant …la d‚rive une majuscule gothique en fleurs, noyant les violettes blanchesdu marbre; et en de‡… desquelles, ailleurs, elles s'‚taient r‚sorb‚es,contractant encore l'elliptique inscription latine, introduisant un capricede plus dans la disposition de ces caractŠres abr‚g‚s, rapprochant deuxlettres d'un mot dont les autres avaient ‚t‚ d‚mesur‚ment distendues. Sesvitraux ne chatoyaient jamais tant que les jours o— le soleil se montraitpeu, de sorte que fŒt-il gris dehors, on ‚tait s–r qu'il ferait beau dansl'‚glise; l'un ‚tait rempli dans toute sa grandeur par un seul personnagepareil … un Roi de jeu de cartes, qui vivait l…-haut, sous un daisarchitectural, entre ciel et terre; (et dans le reflet oblique et bleuduquel, parfois les jours de semaine, … midi, quand il n'y a pas d'office,-- … l'un de ces rares moments o— l'‚glise a‚r‚e, vacante, plus humaine,luxueuse, avec du soleil sur son riche mobilier, avait l'air presquehabitable comme le hall de pierre sculpt‚e et de verre peint, d'un h“tel destyle moyen ƒge, -- on voyait s'agenouiller un instant Mme Sazerat, posantsur le prie-Dieu voisin un paquet tout ficel‚ de petits fours qu'ellevenait de prendre chez le pƒtissier d'en face et qu'elle allait rapporterpour le d‚jeuner); dans un autre une montagne de neige rose, au pied delaquelle se livrait un combat, semblait avoir givr‚ … mˆme la verriŠrequ'elle boursouflait de son trouble gr‚sil comme une vitre … laquelle ilserait rest‚ des flocons, mais des flocons ‚clair‚s par quelque aurore (parla mˆme sans doute qui empourprait le r‚table de l'autel de tons si fraisqu'ils semblaient plut“t pos‚s l… momentan‚ment par une lueur du dehorsprˆte … s'‚vanouir que par des couleurs attach‚es … jamais … la pierre); ettous ‚taient si anciens qu'on voyait ‡… et l… leur vieillesse argent‚e‚tinceler de la poussiŠre des siŠcles et monter brillante et us‚e jusqu'…la corde la trame de leur douce tapisserie de verre. Il y en avait un qui

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‚tait un haut compartiment divis‚ en une centaine de petits vitrauxrectangulaires o— dominait le bleu, comme un grand jeu de cartes pareil …ceux qui devaient distraire le roi Charles VI; mais soit qu'un rayon e–tbrill‚, soit que mon regard en bougeant e–t promen‚ … travers la verriŠretour … tour ‚teinte et rallum‚e, un mouvant et pr‚cieux incendie, l'instantd'aprŠs elle avait pris l'‚clat changeant d'une traŒne de paon, puis elletremblait et ondulait en une pluie flamboyante et fantastique quid‚gouttait du haut de la vo–te sombre et rocheuse, le long des paroishumides, comme si c'‚tait dans la nef de quelque grotte iris‚e de sinueuxstalactites que je suivais mes parents, qui portaient leur paroissien; uninstant aprŠs les petits vitraux en losange avaient pris la transparenceprofonde, l'infrangible duret‚ de saphirs qui eussent ‚t‚ juxtapos‚s surquelque immense pectoral, mais derriŠre lesquels on sentait, plus aim‚ quetoutes ces richesses, un sourire momentan‚ de soleil; il ‚tait aussireconnaissable dans le flot bleu et doux dont il baignait les pierreriesque sur le pav‚ de la place ou la paille du march‚; et, mˆme … nos premiersdimanches quand nous ‚tions arriv‚s avant Pƒques, il me consolait que laterre f–t encore nue et noire, en faisant ‚panouir, comme en un printempshistorique et qui datait des successeurs de saint Louis, ce tapis‚blouissant et dor‚ de myosotis en verre.

Deux tapisseries de haute lice repr‚sentaient le couronnement d'Esther (letradition voulait qu'on e–t donn‚ … Assu‚rus les traits d'un roi de Franceet … Esther ceux d'une dame de Guermantes dont il ‚tait amoureux)auxquelles leurs couleurs, en fondant, avaient ajout‚ une expression, unrelief, un ‚clairage: un peu de rose flottait aux lŠvres d'Esther au del…du dessin de leur contour, le jaune de sa robe s'‚talait si onctueusement,si grassement, qu'elle en prenait une sorte de consistance et s'enlevaitvivement sur l'atmosphŠre refoul‚e; et la verdure des arbres rest‚e vivedans les parties basses du panneau de soie et de laine, mais ayant "pass‚"dans le haut, faisait se d‚tacher en plus pƒle, au-dessus des troncsfonc‚s, les hautes branches jaunissantes, dor‚es et comme … demi effac‚espar la brusque et oblique illumination d'un soleil invisible. Tout cela etplus encore les objets pr‚cieux venus … l'‚glise de personnages qui ‚taientpour moi presque des personnages de l‚gende (la croix d'or travaill‚edisait-on par saint loi et donn‚e par Dagobert, le tombeau des fils de�Louis le Germanique, en porphyre et en cuivre ‚maill‚) … cause de quoi jem'avan‡ais dans l'‚glise, quand nous gagnions nos chaises, comme dans unevall‚e visit‚e des f‚es, o— le paysan s'‚merveille de voir dans un rocher,dans un arbre, dans une mare, la trace palpable de leur passage surnaturel,tout cela faisait d'elle pour moi quelque chose d'entiŠrement diff‚rent dureste de la ville: un ‚difice occupant, si l'on peut dire, un espace …quatre dimensions -- la quatriŠme ‚tant celle du Temps, -- d‚ployant …travers les siŠcles son vaisseau qui, de trav‚e en trav‚e, de chapelle enchapelle, semblait vaincre et franchir non pas seulement quelques mŠtres,mais des ‚poques successives d'o— il sortait victorieux; d‚robant le rudeet farouche XIe siŠcle dans l'‚paisseur de ses murs, d'o— il n'apparaissaitavec ses lourds cintres bouch‚s et aveugl‚s de grossiers moellons que parla profonde entaille que creusait prŠs du porche l'escalier du clocher, et,mˆme l…, dissimul‚ par les gracieuses arcades gothiques qui se pressaientcoquettement devant lui comme de plus grandes s urs, pour le cacher aux‚trangers, se placent en souriant devant un jeune frŠre rustre, grognon etmal vˆtu; ‚levant dans le ciel au-dessus de la Place, sa tour qui avaitcontempl‚ saint Louis et semblait le voir encore; et s'enfon‡ant avec sacrypte dans une nuit m‚rovingienne o—, nous guidant … tƒtons sous la vo–teobscure et puissamment nervur‚e comme la membrane d'une immense chauve-

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souris de pierre, Th‚odore et sa s ur nous ‚clairaient d'une bougie letombeau de la petite fille de Sigebert, sur lequel une profonde valve, --comme la trace d'un fossile, -- avait ‚t‚ creus‚e, disait-on, "par unelampe de cristal qui, le soir du meurtre de la princesse franque, s'‚taitd‚tach‚e d'elle-mˆme des chaŒnes d'or o— elle ‚tait suspendue … la place del'actuelle abside, et, sans que le cristal se brisƒt, sans que la flammes'‚teignŒt, s'‚tait enfonc‚e dans la pierre et l'avait fait mollement c‚dersous elle."

L'abside de l'‚glise de Combray, pwut-on vraiment en parler? Elle ‚tait sigrossiŠre, si d‚nu‚e de beaut‚ artistique et mˆme d'‚lan religieux. Dudehors, comme le croisement des rues sur lequel elle donnait ‚tait encontre-bas, sa grossiŠre muraille s'exhaussait d'un soubassement enmoellons nullement polis, h‚riss‚s de cailloux, et qui n'avait rien departiculiŠrement eccl‚siastique, les verriŠres semblaient perc‚es … unehauteur excessive, et le tout avait plus l'air d'un mur de prison qued'‚glise. Et certes, plus tard, quand je me rappelais toutes lesglorieuses absides que j'ai vues, il ne me serait jamais venu … la pens‚ede rapprocher d'elles l'abside de Combray. Seulement, un jour, au d‚tourd'une petite rue provinciale, j'aper‡us, en face du croisement de troisruelles, une muraille fruste et sur‚lev‚e, avec des verriŠres perc‚es enhaut et offrant le mˆme aspect asym‚trique que l'abside de Combray. Alorsje ne me suis pas demand‚ comme … Chartres ou … Reims avec quelle puissancey ‚tait exprim‚ le sentiment religieux, mais je me suis involontairement‚cri‚: "L'glise!"�

L'‚glise! FamiliŠre; mitoyenne, rue Saint-Hilaire, o— ‚tait sa porte nord,de ses deux voisines, la pharmacie de M. Rapin et la maison de Mme Loiseau,qu'elle touchait sans aucune s‚paration; simple citoyenne de Combray quiaurait pu avoir son num‚ro dans la rue si les rues de Combray avaient eudes num‚ros, et o— il semble que le facteur aurait d– s'arrˆter le matinquand il faisait sa distribution, avant d'entrer chez Mme Loiseau et ensortant de chez M. Rapin, il y avait pourtant entre elle et tout ce quin'‚tait pas elle une d‚marcation que mon esprit n'a jamais pu arriver …franchir. Mme Loiseau avait beau avoir … sa fenˆtre des fuchsias, quiprenaient la mauvaise habitude de laisser leurs branches courir toujourspartout tˆte baiss‚e, et dont les fleurs n'avaient rien de plus press‚,quand elles ‚taient assez grandes, que d'aller rafraŒchir leurs jouesviolettes et congestionn‚es contre la sombre fa‡ade de l'‚glise, lesfuchsias ne devenaient pas sacr‚s pour cela pour moi; entre les fleurs etla pierre noircie sur laquelle elles s'appuyaient, si mes yeux nepercevaient pas d'intervalle, mon esprit r‚servait un abŒme.

On reconnaissait le clocher de Saint-Hilaire de bien loin, inscrivant safigure inoubliable … l'horizon o— Combray n'apparaissait pas encore; quanddu train qui, la semaine de Pƒques, nous amenait de Paris, mon pŠrel'apercevait qui filait tour … tour sur tous les sillons du ciel, faisantcourir en tous sens son petit coq de fer, il nous disait: "Allons, prenezles couvertures, on est arriv‚." Et dans une des plus grandes promenadesque nous faisions de Combray, il y avait un endroit o— la route resserr‚ed‚bouchait tout … coup sur un immense plateau ferm‚ … l'horizon par desforˆts d‚chiquet‚es que d‚passait seul la fine pointe du clocher de Saint-Hilaire, mais si mince, si rose, qu'elle semblait seulement ray‚e sur leciel par un ongle qui aurait voulu donner … se paysage, … ce tableau rienque de nature, cette petite marque d'art, cette unique indication humaine.Quand on se rapprochait et qu'on pouvait apercevoir le reste de la tour

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carr‚e et … demi d‚truite qui, moins haute, subsistait … c“t‚ de lui, on‚tait frapp‚ surtout de ton rougeƒtre et sombre des pierres; et, par unmatin brumeux d'automne, on aurait dit, s'‚levant au-dessus du violetorageux des vignobles, une ruine de pourpre presque de la couleur de lavigne vierge.

Souvent sur la place, quand nous rentrions, ma grand'mŠre me faisaitarrˆter pour le regarder. Des fenˆtres de sa tour, plac‚es deux par deuxles unes au-dessus des autres, avec cette juste et originale proportiondans les distances qui ne donne pas de la beaut‚ et de la dignit‚ qu'auxvisages humains, il lƒchait, laissait tomber … intervalles r‚guliers desvol‚es de corbeaux qui, pendant un moment, tournoyaient en criant, comme siles vieilles pierres qui les laissaient s'‚battre sans paraŒtre les voir,devenues tout d'un coup inhabitables et d‚gageant un principe d'agitationinfinie, les avait frapp‚s et repouss‚s. Puis, aprŠs avoir ray‚ en toussens le velours violet de l'air du soir, brusquement calm‚s ils revenaients'absorber dans la tour, de n‚faste redevenue propice, quelques-uns pos‚s‡… et l…, ne semblant pas bouger, mais happant peut-ˆtre quelque insecte,sur la pointe d'un clocheton, comme une mouette arrˆt‚e avec l'immobilit‚d'un pˆcheur … la crˆte d'une vague. Sans trop savoir pourquoi, magrand'mŠre trouvait au clocher de Saint-Hilaire cette absence de vulgarit‚,de pr‚tention, de mesquinerie, qui lui faisait aimer et croire riches d'uneinfluence bienfaisante, la nature, quand la main de l'homme ne l'avait ps,comme faisait le jardinier de ma grand'tante, rapetiss‚e, et les uvres deg‚nie. Et sans doute, toute partie de l'‚glise qu'on apercevait ladistinguait de tout autre ‚difice par une sorte de pens‚e qui lui ‚taitinfuse, mais c'‚tait dans son clocher qu'elle semblait prendre conscienced'elle-mˆme, affirmer une existence individuelle et responsable. C'‚taitlui qui parlait pour elle. Je crois surtout que, confus‚ment, magrand'mŠre trouvait au clocher de Combray ce qui pour elle avait le plus deprix au monde, l'air naturel et l'air distingu‚. Ignorante enarchitecture, elle disait: "Mes enfants, moquez-vous de moi si vousvoulez, il n'est peut-ˆtre pas beau dans les rŠgles, mais sa vieille figurebizarre me plaŒt. Je suis s–re que s'il jouait du piano, il ne joueraitpas sec." Et en le regardant, en suivant des yeux la douce tension,l'inclinaison fervente de ses pentes de pierre qui se rapprochaient ens'‚levant comme des mains jointes qui prient, elle s'unissait si bien …l'effusion de la flŠche, que son regard semblait s'‚lancer avec elle; et enmˆme temps elle souriait amicalement aux vieilles pierres us‚es dont lecouchant n'‚clairait plus que le faŒte et qui, … partir du moment o— ellesentraient dans cette zone ensoleill‚e, adoucies par la lumiŠre,paraissaient tout d'un coup mont‚es bien plus haut, lointaines, comme unchant repris "en voix de tˆte" une octave au-dessus.

C'‚tait le clocher de Saint-Hilaire qui donnait … toutes les occupations, …toutes les heures, … tous les points de vue de la ville, leur figure, leurcouronnement, leur cons‚cration. De ma chambre, je ne pouvais apercevoirque sa base qui avait ‚t‚ recouverte d'ardoises; mais quand, le dimanche,je les voyais, par une chaude matin‚e d'‚t‚, flamboyer comme un soleilnoir, je me disais: "Mon-Dieu! neuf heures! il faut se pr‚parer pour aller… la grand'messe si je veux avoir le temps d'aller embrasser tante L‚onieavant", et je savais exactement la couleur qu'avait le soleil sur la place,la chaleur et la poussiŠre du march‚, l'ombre que faisait le store dumagasin o— maman entrerait peut-ˆtre avant la messe dans une odeur de toile‚crue, faire emplette de quelque mouchoir que lui ferait montrer, encambrant la taille, le patron qui, tout en se pr‚parant … fermer, venait

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d'aller dans l'arriŠre-boutique passer sa veste du dimanche et se savonnerles mains qu'il avait l'habitude, toutes les cinq minutes, mˆme dans lescirconstances les plus m‚lancoliques, de frotter l'une contre l'autre d'unair d'entreprise, de partie fine et de r‚ussite.

Quand aprŠs la messe, on entrait dire … Th‚odore d'apporter une briocheplus grosse que d'habitude parce que nos cousins avaient profit‚ du beautemps pour venir de Thiberzy d‚jeuner avec nous, on avait devant soi leclocher qui, dor‚ et cuit lui-mˆme comme une plus grande brioche b‚nie,avec des ‚cailles et des ‚gouttements gommeux de soleil, piquait sa pointeaigu‰ dans le ciel bleu. Et le soir, quand je rentrais de promenade etpensais au moment o— il faudrait tout … l'heure dire bonsoir … ma mŠre etne plus la voir, il ‚tait au contraire si doux, dans la journ‚e finissante,qu'il avait l'air d'ˆtre pos‚ et enfonc‚ comme un coussin de velours brunsur le ciel pƒli qui avait c‚d‚ sous sa pression, s'‚tait creus‚ l‚gŠrementpour lui faire sa place et refluait sur ses bords; et les cris des oiseauxqui tournaient autour de lui semblaient accroŒtre son silence, ‚lancerencore sa flŠche et lui donner quelque chose d'ineffable.

Mˆme dans les courses qu'on avait … faire derriŠre l'‚glise, l… o— on ne lavoyait pas, tout semblait ordonn‚ par rapport au clocher surgi ici ou l…entre les maisons, peut-ˆtre plus ‚mouvant encore quand il apparaissaitainsi sans l'‚glise. Et certes, il y en a bien d'autres qui sont plusbeaux vus de cette fa‡on, et j'ai dans mon souvenir des vignettes declochers d‚passant les toits, qui ont un autre caractŠre d'art que cellesque composaient les tristes rues de Combray. Je n'oublierai jamais, dansune curieuse ville de Normandie voisine de Balbec, deux charmants h“tels duXVIIIe siŠcle, qui me sont … beaucoup d'‚gards chers et v‚n‚rables et entrelesquels, quand on la regarde du beau jardin qui descend des perrons versla riviŠre, la flŠche gothique d'une ‚glise qu'ils cachent s'‚lance, ayantl'air de terminer, de surmonter leurs fa‡ades, mais d'une matiŠre sidiff‚rente, si pr‚cieuse, si annel‚e, si rose, si vernie, qu'on voit bienqu'elle n'en fait pas plus partie que de deux beaux galets unis, entrelesquels elle est prise sur la plage, la flŠche purpurine et cr‚nel‚e dequelque coquillage fusel‚ en tourelle et glac‚ d'‚mail. Mˆme … Paris, dansun des quartiers les plus laids de la ville, je sais un fenˆtre o— on voitaprŠs un premier, un second et mˆme un troisiŠme plan fait des toitsamoncel‚s de plusieurs rues, une cloche violette, parfois rougeƒtre,parfois aussi, dans les plus nobles "‚preuves" qu'en tire l'atmosphŠre,d'un noir d‚cant‚ de cendres, laquelle n'est autre que le d“me Saint-Augustin et qui donne … cette vue de Paris le caractŠre de certaines vuesde Rome par Piranesi. Mais comme dans aucune de ces petites gravures, avecquelque go–t que ma m‚moire ait pu les ex‚cuter elle ne put mettre ce quej'avais perdu depuis longtemps, le sentiment qui nous fait non pasconsid‚rer une chose comme un spectacle, mais y croire comme en un ˆtresans ‚quivalent, aucune d'elles ne tient sous sa d‚pendance toute unepartie profonde de ma vie, comme fait le souvenir de ces aspects du clocherde Combray dans les rues qui sont derriŠre l'‚glise. Qu'on le vŒt … cinqheures, quand on allait chercher les lettres … la poste, … quelques maisonsde soi, … gauche, sur‚levant brusquement d'une cime isol‚e la ligne defaŒte des toits; que si, au contraire, on voulait entrer demander desnouvelles de Mme Sazerat, on suivŒt des yeux cette ligne redevenue basseaprŠs la descente de son autre versant en sachant qu'il faudrait tourner …la deuxiŠme rue aprŠs le clocher; soit qu'encore, poussant plus loin, si onallait … la gare, on le vŒt obliquement, montrant de profil des arˆtes etdes surfaces nouvelles comme un solide surpris … un moment inconnu de sa

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r‚volution; ou que, des bords de la Vivonne, l'abside musculeusementramass‚e et remont‚e par la perspective semblƒt jaillir de l'effort que leclocher faisait pour lancer sa flŠche au c ur du ciel: c'‚tait toujours …lui qu'il fallait revenir, toujours lui qui dominait tout, sommant lesmaisons d'un pinacle inattendu, lev‚ avant moi comme le doigt de Dieu dontle corps e–t ‚t‚ cach‚ dans la foule des humains sans que je le confondissepour cela avec elle. Et aujourd'hui encore si, dans une grande ville deprovince ou dans un quartier de Paris que je connais mal, un passant quim'a "mis dans mon chemin" me montre au loin, comme un point de repŠre, telbeffroi d'h“pital, tel clocher de couvent levant la pointe de son bonneteccl‚siastique au coin d'une rue que je dois prendre, pour peu que mam‚moire puisse obscur‚ment lui trouver quelque trait de ressemblance avecla figure chŠre et disparue, le passant, s'il se retourne pour s'assurerque je ne m'‚gare pas, peut, … son ‚tonnement, m'apercevoir qui, oublieuxde la promenade entreprise ou de la course oblig‚e, reste l…, devant leclocher, pendant des heures, immobile, essayant de me souvenir, sentant aufond de moi des terres reconquises sur l'oubli qui s'assŠchent et serebƒtissent; et sans doute alors, et plus anxieusement que tout … l'heurequand je lui demandais de me renseigner, je cherche encore mon chemin, jetourne une rue...mais...c'est dans mon c ur...

En rentrant de la messe, nous rencontrions souvent M. Legrandin qui, retenu… Paris par sa profession d'ing‚nieur, ne pouvait, en dehors des grandesvacances, venir … sa propri‚t‚ de Combray que du samedi soir au lundimatin. C'‚tait un de ces hommes qui, en dehors d'une carriŠre scientifiqueo— ils ont d'ailleurs brillamment r‚ussi, possŠdent une culture toutediff‚rente, litt‚raire, artistique, que leur sp‚cialisation professionellen'utilise pas et dont profite leur conversation. Plus lettr‚s que bien deslitt‚rateurs (nous ne savions pas … cette ‚poque que M. Legrandin e–t unecertaine r‚putation comme ‚crivain et nous f–mes trŠs ‚tonn‚s de voir qu'unmusicien c‚lŠbre avait compos‚ une m‚lodie sur des vers de lui), dou‚s deplus de "facilit‚" que bien des peintres, ils s'imaginent que la vie qu'ilsmŠnent n'est pas celle qui leur aurait convenu et apportent … leursoccupations positives soit une insouciance mˆl‚e de fantaisie, soit uneapplication soutenue et hautaine, m‚prisante, amŠre et consciencieuse.Grand, avec une belle tournure, un visage pensif et fin aux longuesmoustaches blondes, au regard bleu et d‚senchant‚, d'une politesseraffin‚e, causeur comme nous n'en avions jamais entendu, il ‚tait aux yeuxde ma famille qui le citait toujours en exemple, le type de l'hommed'‚lite, prenant la vie de la fa‡on la plus noble et la plus d‚licate. Magrand'mŠre lui reprochait seulement de parler un peu trop bien, un peu tropcomme un livre, de ne pas avoir dans son langage le naturel qu'il y avaitdans ses cravates lavalliŠre toujours flottantes, dans son veston droitpresque d'‚colier. Elle s'‚tonnait aussi des tirades enflamm‚es qu'ilentamait souvent contre l'aristocratie, la vie mondaine, le snobisme,"certainement le p‚ch‚ auquel pense saint Paul quand il parle du p‚ch‚ pourlequel il n'y a pas de r‚mission."

L'ambition mondaine ‚tait un sentiment que ma grand'mŠre ‚tait si incapablede ressentir et presque de comprendre qu'il lui paraissait bien inutile demettre tant d'ardeur … la fl‚trir. De plus elle ne trouvait pas de trŠsbon go–t que M. Legrandin dont la s ur ‚tait mari‚e prŠs de Balbec avec ungentilhomme bas-normand se livrƒt … des attaques aussi violentes encore lesnobles, allant jusqu'… reprocher … la R‚volution de ne les avoir pas tousguillotin‚s.

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-- Salut, amis! nous disait-il en venant … notre rencontre. Vous ˆtesheureux d'habiter beaucoup ici; demain il faudra que je rentre … Paris,dans ma niche.

-- "Oh! ajoutait-il, avec ce sourire doucement ironique et d‚‡u, un peudistrait, qui lui ‚tait particulier, certes il y a dans ma maison toutesles choses inutiles. Il n'y manque que le n‚cessaire, un grand morceau deciel comme ici. Tƒchez de garder toujours un morceau de ciel au-dessus devotre vie, petit gar‡on, ajoutait-il en se tournant vers moi. Vous avezune jolie ƒme, d'une qualit‚ rare, une nature d'artiste, ne la laissez pasmanquer de ce qu'il lui faut."

Quand, … notre retour, ma tante nous faisait demander si Mme Goupil ‚taitarriv‚e en retard … la messe, nous ‚tions incapables de la renseigner. Enrevanche nous ajoutions … son trouble en lui disant qu'un peintretravaillait dans l'‚glise … copier le vitrail de Gilbert le Mauvais.Fran‡oise, envoy‚e aussit“t chez l'‚picier, ‚tait revenue bredouille par lafaute de l'absence de Th‚odore … qui sa double profession de chantre ayantune part de l'entretien de l'‚glise, et de gar‡on ‚picier donnait, avec desrelations dans tous les mondes, un savoir universel.

-- "Ah! soupirait ma tante, je voudrais que ce soit d‚j… l'heure d'Eulalie.Il n'y a vraiment qu'elle qui pourra me dire cela."

Eulalie ‚tait une fille boiteuse, active et sourde qui s'‚tait "retir‚e"aprŠs la mort de Mme de la Bretonnerie o— elle avait ‚t‚ en place depuisson enfance et qui avait pris … c“t‚ de l'‚glise une chambre, d'o— elledescendait tout le temps soit aux offices, soit, en dehors des offices,dire une petite priŠre ou donner un coup de main … Th‚odore; le reste dutemps elle allait voir des personnes malades comme ma tante L‚onie … quielle racontait ce qui s'‚tait pass‚ … la messe ou aux vˆpres. Elle ned‚daignait pas d'ajouter quelque casuel … la petite rente que lui servaitla famille de ses anciens maŒtres en allant de temps en temps visiter lelinge du cur‚ ou de quelque autre personnalit‚ marquante du monde cl‚ricalde Combray. Elle portait au-dessus d'une mante de drap noir un petitb‚guin blanc, presque de religieuse, et une maladie de peau donnait … unepartie de ses joues et … son nez recourb‚, les tons rose vif de labalsamine. Ses visites ‚taient la grande distraction de ma tante L‚oniequi ne recevait plus guŠre personne d'autre, en dehors de M. le Cur‚. Matante avait peu … peu ‚vinc‚ tous les autres visiteurs parce qu'ils avaientle tort … ses yeux de rentrer tous dans l'une ou l'autre des deuxcat‚gories de gens qu'elle d‚testait. Les uns, les pires et dont elles'‚tait d‚barrass‚e les premiers, ‚taient ceux qui lui conseillaient de nepas "s'‚couter" et professaient, f–t-ce n‚gativement et en ne lamanifestant que par certains silences de d‚sapprobation ou par certainssourires de doute, la doctrine subversive qu'une petite promenade au soleilet un bon bifteck saignant (quand elle gardait quatorze heures surl'estomac deux m‚chantes gorg‚es d'eau de Vichy!) lui feraient plus de bienque son lit et ses m‚decines. L'autre cat‚gorie se composait des personnesqui avaient l'air de croire qu'elle ‚tait plus gravement malade qu'elle nepensait, ‚tait aussi gravement malade qu'elle le disait. Aussi, ceuxqu'elle avait laiss‚ monter aprŠs quelques h‚sitations et sur lesofficieuses instances de Fran‡oise et qui, au cours de leur visite, avaientmontr‚ combien ils ‚taient indignes de la faveur qu'on leur faisait enrisquant timidement un: "Ne croyez-vous pas que si vous vous secouiez unpeu par un beau temps", ou qui, au contraire, quand elle leur avait dit:

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"Je suis bien bas, bien bas, c'est la fin, mes pauvres amis", lui avaientr‚pondu: "Ah! quand on n'a pas la sant‚! Mais vous pouvez durer encorecomme ‡a", ceux-l…, les uns comme les autres, ‚taient s–rs de ne plusjamais ˆtre re‡us. Et si Fran‡oise s'amusait de l'air ‚pouvant‚ de matante quand de son lit elle avait aper‡u dans la rue du Saint-Esprit une deces personnes qui avait l'air de venir chez elle ou quand elle avaitentendu un coup de sonnette, elle riait encore bien plus, et comme d'un bontour, des ruses toujours victorieuses de ma tante pour arriver … les fairecong‚dier et de leur mine d‚confite en s'en retournant sans l'avoir vue,et, au fond admirait sa maŒtresse qu'elle jugeait sup‚rieure … tous cesgens puisque'elle ne voulait pas les recevoir. En somme, ma tante exigeait… la fois qu'on l'approuvƒt dans son r‚gime, qu'on la plaignŒt pour sessouffrances et qu'on la rassurƒt sur son avenir.

C'est … quoi Eulalie excellait. Ma tante pouvait lui dire vingt fois enune minute: "C'est la fin, ma pauvre Eulalie", vingt fois Eulalier‚pondait: "Connaissant votre maladie comme vous la connaissez, madameOctave, vous irez … cent ans, comme me disait hier encore Mme Sazerin."(Une des plus fermes croyances d'Eulalie et que le nombre imposant desd‚mentis apport‚s par l'exp‚rience n'avait pas suffi … entamer, ‚tait queMme Sazerat s'appelait Mme Sazerin.)

-- Je ne demande pas … aller … cent ans, r‚pondait ma tante qui pr‚f‚raitne pas voir assigner … ses jours un terme pr‚cis.

Et comme Eulalie savait avec cela comme personne distraire ma tante sans lafatiguer, ses visites qui avaient lieu r‚guliŠrement tous les dimanchessauf empˆchement inopin‚, ‚taient pour ma tante un plaisir dont laperspective l'entretenait ces jours-l… dans un ‚tat agr‚able d'abord, maisbien vite douloureux comme une faim excessive, pour peu qu'Eulalie f–t enretard. Trop prolong‚e, cette volupt‚ d'attendre Eulalie tournait ensupplice, ma tante ne cessait de regarder l'heure, bƒillait, se sentait desfaiblesses. Le coup de sonnette d'Eulalie, s'il arrivait tout … la fin dela journ‚e, quand elle ne l'esp‚rait plus, la faisait presque se trouvermal. En r‚alit‚, le dimanche, elle ne pensait qu'… cette visite et sit“tle d‚jeuner fini, Fran‡oise avait hƒte que nous quittions la salle … mangerpour qu'elle p–t monter "occuper" ma tante. Mais (surtout … partir dumoment o— les beaux jours s'installaient … Combray) il y avait bienlongtemps que l'heure altiŠre de midi, descendue de la tour de Saint-Hilaire qu'elle armoriait des douze fleurons momentan‚s de sa couronnesonore avait retenti autour de notre table, auprŠs du pain b‚nit venu luiaussi familiŠrement en sortant de l'‚glise, quand nous ‚tions encore assisdevant les assiettes des Mille et une Nuits, appesantis par la chaleur etsurtout par le repas. Car, au fond permanent d' ufs, de c“telettes, depommes de terre, de confitures, de biscuits, qu'elle ne nous annon‡ait mˆmeplus, Fran‡oise ajoutait -- selon les travaux des champs et des vergers, lefruit de la mar‚e, les hasards du commerce, les politesses des voisins etson propre g‚nie, et si bien que notre menu, comme ces quatre-feuillesqu'on sculptait au XIIIe siŠcle au portail des cath‚drales, refl‚tait unpeu le rythme des saisons et les ‚pisodes de la vie --: une barbue parceque la marchande lui en avait garanti la fraŒcheur, une dinde parce qu'elleen avait vu une belle au march‚ de Roussainville-le-Pin, des cardons … lamoelle parce qu'elle ne nous en avait pas encore fait de cette maniŠre-l…,un gigot r“ti parce que le grand air creuse et qu'il avait bien le temps dedescendre d'ici sept heures, des ‚pinards pour changer, des abricots parceque c'‚tait encore une raret‚, des groseilles parce que dans quinze jours

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il n'y en aurait plus, des framboises que M. Swann avait apport‚es exprŠs,des cerises, les premiŠres qui vinssent du cerisier du jardin aprŠs deuxans qu'il n'en donnait plus, du fromage … la crŠme que j'aimais bienautrefois, un gƒteau aux amandes parce que'elle l'avait command‚ la veille,une brioche parce que c'‚tait notre tour de l'offrir. Quand tout cela‚tait fini, compos‚e express‚ment pour nous, mais d‚di‚e plus sp‚cialement… mon pŠre qui ‚tait amateur, une crŠme au chocolat, inspiration, attentionpersonnelle de Fran‡oise, nous ‚tait offerte, fugitive et l‚gŠre comme une uvre de circonstance o— elle avait mis tout son talent. Celui qui e–trefus‚ d'en go–ter en disant: "J'ai fini, je n'ai plus faim", se seraitimm‚diatement raval‚ au rang de ces goujats qui, mˆme dans le pr‚sent qu'unartiste leur fait d'une de ses uvres, regardent au poids et … la matiŠrealors que n'y valent que l'intention et la signature. Mˆme en laisser uneseule goutte dans le plat e–t t‚moign‚ de la mˆme impolitesse que se leveravant la fin du morceau au nez du compositeur.

Enfin ma mŠre me disait: "Voyons, ne reste pas ici ind‚finiment, montedans ta chambre si tu as trop chaud dehors, mais va d'abord prendre l'airun instant pour ne pas lier en sortant de table." J'allais m'asseoir prŠsde la pompe et de son auge, souvent orn‚e, comme un fond gothique, d'unesalamandre, qui sculptait sur la pierre fruste le relief mobile de soncorps all‚gorique et fusel‚, sur le banc sans dossier ombrag‚ d'un lilas,dans ce petit coin du jardin qui s'ouvrait par une porte de service sur larue du Saint-Esprit et de la terre peu soign‚e duquel s'‚levait par deuxdegr‚s, en saillie de la maison, et comme une construction ind‚pendante,l'arriŠre-cuisine. On apercevait son dallage rouge et luisant comme duporphyre. Elle avait moins l'air de l'antre de Fran‡oise que d'un petittemple … V‚nus. Elle regorgeait des offrandes du cr‚mier, du fruitier, dela marchande de l‚gumes, venus parfois de hameaux assez lointains pour luid‚dier les pr‚mices de leurs champs. Et son faŒte ‚tait toujours couronn‚du rcououlement d'une colombe.

Autrefois, je ne m'attardais pas dans le bois consacr‚ qui l'entourait,car, avant de monter lire, j'entrais dans le petit cabinet de repos que mononcle Adolphe, un frŠre de mon grand-pŠre, ancien militaire qui avait prissa retraite comme commandant, occupait au rez-de-chauss‚e, et qui, mˆmequand les fenˆtres ouvertes laissaient entrer la chaleur, sinon les rayonsdu soleil qui atteignaient rarement jusque-l…, d‚gageait in‚puisablementcette odeur obscure et fraŒche, … la fois forestiŠre et ancien r‚gime, quifait rˆver longuement les narines, quand on p‚nŠtre dans certains pavillonsde chasse abandonn‚s. Mais depuis nombre d'ann‚es je n'entrais plus dansle cabinet de mon oncle Adolphe, ce dernier ne venant plus … Combray …cause d'une brouille qui ‚tait survenue entre lui et ma famille, par mafaute, dans les circonstances suivantes:

Une ou deux fois par mois, … Paris, on m'envoyait lui faire une visite,comme il finissait de d‚jeuner, en simple vareuse, servi par son domestiqueen veste de travail de coutil ray‚ violet et blanc. Il se plaignait enronchonnant que je n'‚tais pas venu depuis longtemps, qu'on l'abandonnait;il m'offrait un massepain ou une mandarine, nous traversions un salon danslequel on ne s'arrˆtait jamais, o— on ne faisait jamais de feu, dont lesmurs ‚taient orn‚s de moulures dore‚s, les plafonds peints d'un bleu quipr‚tendait imiter le ciel et les meubles capitonn‚s en satin comme chez mesgrands-parents, mais jaune; puis nous passions dans ce qu'il appelait soncabinet de "travail" aux murs duquel ‚taient accroch‚es de ces gravuresrepr‚sentant sur fond noir une d‚esse charnue et rose conduisant un char,

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mont‚e sur un globe, ou une ‚toile au front, qu'on aimait sous le secondEmpire parce qu'on leur trouvait un air pomp‚ien, puis qu'on d‚testa, etqu'on recommence … aimer pour une seul et mˆme raison, malgr‚ les autresqu'on donne et qui est qu'elles ont l'air second Empire. Et je restaisavec mon oncle jusqu'… ce que son valet de chambre vŒnt lui demander, de lapart du cocher, pour quelle heure celui-ci devait atteler. Mon oncle seplongeait alors dans une m‚ditation qu'aurait craint de troubler d'un seulmouvement son valet de chambre ‚merveill‚, et dont il attendait aveccuriosit‚ le r‚sultat, toujours identique. Enfin, aprŠs une h‚sitationsuprˆme, mon oncle pronon‡ait infailliblement ces mots: "Deux heures etquart", que le valet de chambre r‚p‚tait avec ‚tonnement, mais sansdiscuter: "Deux heures et quart? bien...je vais le dire..."

A cette ‚poque j'avais l'amour du th‚ƒtre, amour platonique, car mesparents ne m'avaient encore jamais permis d'y aller, et je me repr‚sentaisd'une fa‡on si peu exacte les plaisirs qu'on y go–tait que je n'‚tais pas‚loign‚ de croire que chaque spectateur regardait comme dans un st‚r‚oscopeun d‚cor qui n'‚tait que pour lui, quoique semblable au millier d'autresque regardait, chacun pour soi, le reste des spectateurs.

Tous les matins je courais jusqu'… la colonne Moriss pour voir lesspectacles qu'elle annon‡ait. Rien n'‚tait plus d‚sint‚ress‚ et plusheureux que les rˆves offerts … mon imagination par chaque piŠce annonc‚eet qui ‚taient conditionn‚s … la fois par les images ins‚parables des motsqui en composaient le titre et aussi de la couleur des affiches encorehumides et boursoufl‚es de colle sur lesquelles il se d‚tachait. Si cen'est une de ces uvres ‚tranges comme "le Testament de C‚sar Girodot" et" dipe-Roi" lesquelles s'inscrivaient, non sur l'affiche verte de l'Op‚ra-Comique, mais sur l'affiche lie de vin de la Com‚die-Fran‡aise, rien ne meparaissait plus diff‚rent de l'aigrette ‚tincelante et blanche des"Diamants de la Couronne" que le satin lisse et myst‚rieux du "DominoNoir", et, mes parents m'ayant dit que quand j'irais pour la premiŠre foisau th‚ƒtre j'aurais … choisir entre ces deux piŠces, cherchant …approfondir successivement le titre de l'une et le titre de l'autre,puisque c'‚tait tout ce que je connaissais d'elles, pour tƒcher de saisiren chacun le plaisir qu'il me promettait et de le comparer … celui querec‚lait l'autre, j'arrivais … me repr‚senter avec tant de force, d'unepart une piŠce ‚blouissante et fiŠre, de l'autre une piŠce douce etvelout‚e, que j'‚tais aussi incapable de d‚cider laquelle aurait mapr‚f‚rence, que si, pour le dessert, on m'avait donn‚ … opter encore du riz… l'Imp‚ratrice et de la crŠme au chocolat.

Toutes mes conversations avec mes camarades portaient sur ces acteurs dontl'art, bien qu'il me f–t encore inconnu, ‚tait la premiŠre forme, entretoutes celles qu'il revˆt, sous laquelle se laissait pressentir par moi,l'Art. Entre la maniŠre que l'un ou l'autre avait de d‚biter, de nuancerune tirade, les diff‚rences les plus minimes me semblaient avoir uneimportance incalculable. Et, d'aprŠs ce que l'on m'avait dit d'eux, je lesclassais par ordre de talent, dans des listes que je me r‚citais toute lajourn‚e: et qui avaient fini par durcir dans mon cerveau et par le gˆnerde leur inamovibilit‚.

Plus tard, quand je fus au collŠge, chaque fois que pendant les classes, jecorrespondais, aussit“t que le professeur avait la tˆte tourn‚e, avec unnouvel ami, ma premiŠre question ‚tait toujours pour lui demander s'il‚tait d‚j… all‚ au th‚ƒtre et s'il trouvait que le plus grand acteur ‚tait

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bien Got, le second Delaunay, etc. Et si, … son avis, Febvre ne venaitqu'aprŠs Thiron, ou Delaunay qu'aprŠs Coquelin, la soudaine motilit‚ queCoquelin, perdant la rigidit‚ de la pierre, contractait dans mon espritpour y passer au deuxiŠme rang, et l'agilit‚ miraculeuse, la f‚condeanimation dont se voyait dou‚ Delaunay pour reculer au quatriŠme, rendaitla sensation du fleurissement et de la vie … mon cerveau assoupli etfertilis‚.

Mais si les acteurs me pr‚occupaient ainsi, si la vue de Maubant sortant unaprŠs-midi du Th‚ƒtre-Fran‡ais m'avait caus‚ le saisissement et lessouffrances de l'amour, combien le nom d'une ‚toile flamboyant … la ported'un th‚ƒtre, combien, … la glace d'un coup‚ qui passait dans la rue avecses chevaux fleuris de roses au frontail, la vue du visage d'une femme queje pensais ˆtre peut-ˆtre une actrice, laissait en moi un trouble plusprolong‚, un effort impuissant et douloureux pour me repr‚senter sa vie!Je classais par ordre de talent les plus illustres: Sarah Bernhardt, laBerma, Bartet, Madeleine Brohan, Jeanne Samary, mais toutesm'int‚ressaient. Or mon oncle en connaissait beaucoup, et aussi descocottes que je ne distinguais pas nettement des actrices. Il les recevaitchez lui. Et si nous n'allions le voir qu'… certains jours c'est que, lesautres jours, venaient des femmes avec lesquelles sa famille n'aurait paspu se rencontrer, du moins … son avis … elle, car, pour mon oncle, aucontraire, sa trop grande facilit‚ … faire … de jolies veuves qui n'avaientpeut-ˆtre jamais ‚t‚ mari‚es, … des comtesses de nom ronflant, qui n'‚taitsans doute qu'un nom de guerre, la politesse de les pr‚senter … magrand'mŠre ou mˆme … leur donner des bijoux de famille, l'avait d‚j…brouill‚ plus d'une fois avec mon grand-pŠre. Souvent, … un nom d'actricequi venait dans la conversation, j'entendais mon pŠre dire … ma mŠre, ensouriant: "Une amie de ton oncle"; et je pensais que le stage que peut-ˆtre pendant des ann‚es des hommes importants faisaient inutilement … laporte de telle femme qui ne r‚pondait pas … leurs lettres et les faisaitchasser par le concierge de son h“tel, mon oncle aurait pu en dispenser ungamin comme moi en le pr‚sentant chez lui … l'actrice, inapprochable … tantd'autres, qui ‚tait pour lui une intime amie.

Aussi, -- sous le pr‚texte qu'une le‡on qui avait ‚t‚ d‚plac‚e tombaitmaintenant si mal qu'elle m'avait empˆch‚ plusieurs fois et m'empˆcheraitencore de voir mon oncle -- un jour, autre que celui qui ‚tait r‚serv‚ auxvisites que nous lui faisions, profitant de ce que mes parents avaientd‚jeun‚ de bonne heure, je sortis et au lieu d'aller regarder la colonned'affiches, pour quoi on me laissait aller seul, je courus jusqu'… lui. Jeremarquai devant sa porte une voiture attel‚e de deux chevaux qui avaientaux illŠres un illet rouge comme avait le cocher … sa boutonniŠre. Del'escalier j'entendis un rire et une voix de femme, et dŠs que j'eus sonn‚,un silence, puis le bruit de portes qu'on fermait. Le valet de chambrevint ouvrir, et en me voyant parut embarrass‚, me dit que mon oncle ‚taittrŠs occup‚, ne pourrait sans doute pas me recevoir et tandis qu'il allaitpourtant le pr‚venir la mˆme voix que j'avais entendue disait: "Oh, si!laisse-le entrer; rien qu'une minute, cela m'amuserait tant. Sur laphotographie qui est sur ton bureau, il ressemble tant … sa maman, taniŠce, dont la photographie est … c“t‚ de la sienne, n'est-ce pas? Jevoudrais le voir rien qu'un instant, ce gosse."

J'entendis mon oncle grommeler, se fƒcher; finalement le valet de chambreme fit entrer.

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Sur la table, il y avait la mˆme assiette de massepains que d'habitude; mononcle avait sa vareuse de tous les jours, mais en face de lui, en robe desoie rose avec un grand collier de perles au cou, ‚tait assise une jeunefemme qui achevait de manger une mandarine. L'incertitude o— j'‚tais s'ilfallait dire madame ou mademoiselle me fit rougir et n'osant pas troptourner les yeux de son c“t‚ de peur d'avoir … lui parler, j'allaiembrasser mon oncle. Elle me regardait en souriant, mon oncle lui dit:"Mon neveu", sans lui dire mon nom, ni me dire le sien, sans doute parceque, depuis les difficult‚s qu'il avait eues avec mon grand-pŠre, iltƒchait autant que possible d'‚viter tout trait d'union entre sa famille etce genre de relations.

-- "Comme il ressemble … sa mŠre," dit-elle.

-- "Mais vous n'avez jamais vu ma niŠce qu'en photographie, dit vivementmon oncle d'un ton bourru."

-- "Je vous demande pardon, mon cher ami, je l'ai crois‚e dans l'escalierl'ann‚e derniŠre quand vous avez ‚t‚ si malade. Il est vrai que je ne l'aivue que le temps d'un ‚clair et que votre escalier est bien noir, mais celam'a suffi pour l'admirer. Ce petit jeune homme a ses beaux yeux et aussi€A, dit-elle, en tra‡ant avec son doigt une ligne sur le bas de son front.Est-ce que madame votre niŠce porte le mˆme nom que vous, ami? demanda-t-elle … mon oncle."

-- "Il ressemble surtout … son pŠre, grogna mon oncle qui ne se souciaitpas plus de faire des pr‚sentations … distance en disant le nom de mamanque d'en faire de prŠs. C'est tout … fait son pŠre et aussi ma pauvremŠre."

-- "Je ne connais pas son pŠre, dit la dame en rose avec une l‚gŠreinclinaison de la tˆte, et je n'ai jamais connu votre pauvre mŠre, mon ami.Vous vous souvenez, c'est peu aprŠs votre grand chagrin que nous noussommes connus."

J'‚prouvais une petite d‚ception, car cette jeune dame ne diff‚rait pas desautres jolies femmes que j'avais vues quelquefois dans ma famille notammentde la fille d'un de nos cousins chez lequel j'allais tous les ans lepremier janvier. Mieux habill‚e seulement, l'amie de mon oncle avait lemˆme regard vif et bon, elle avait l'air aussi franc et aimant. Je ne luitrouvais rien de l'aspect th‚ƒtral que j'admirais dans les photographiesd'actrices, ni de l'expression diabolique qui e–t ‚t‚ en rapport avec lavie qu'elle devait mener. J'avais peine … croire que ce f–t une cocotte etsurtout je n'aurais pas cru que ce f–t une cocotte chic si je n'avais pasvu la voiture … deux chevaux, la robe rose, le collier de perles, si jen'avais pas su que mon oncle n'en connaissait que de la plus haute vol‚e.Mais je me demandais comment le millionnaire qui lui donnait sa voiture etson h“tel et ses bijoux pouvait avoir du plaisir … manger sa fortune pourune personne qui avait l'air si simple et comme il faut. Et pourtant enpensant … ce que devait ˆtre sa vie, l'immoralit‚ m'en troublait peut-ˆtreplus que si elle avait ‚t‚ concr‚tis‚e devant moi en une apparencesp‚ciale, -- d'ˆtre ainsi invisible comme le secret de quelque roman, dequelque scandale qui avait fait sortir de chez ses parents bourgeois etvou‚ … tout le monde, qui avait fait ‚panouir en beaut‚ et hauss‚ jusqu'audemi-monde et … la notori‚t‚ celle que ses jeux de physionomie, sesintonations de voix, pareils … tant d'autres que je connaissais d‚j…, me

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faisaient malgr‚ moi consid‚rer comme une jeune fille de bonne famille, quin'‚tait plus d'aucune famille.

On ‚tait pass‚ dans le "cabinet de travail", et mon oncle, d'un air un peugˆn‚ par ma pr‚sence, lui offrit des cigarettes.

-- "Non, dit-elle, cher, vous savez que je suis habitu‚e … celles que legrand-duc m'envoie. Je lui ai dit que vous en ‚tiez jaloux." Et elle tirad'un ‚tui des cigarettes couvertes d'inscriptions ‚trangŠres et dor‚es."Mais si, reprit-elle tout d'un coup, je dois avoir rencontr‚ chez vous lepŠre de ce jeune homme. N'est-ce pas votre neveu? Comment ai-je pul'oublier? Il a ‚t‚ tellement bon, tellement exquis pour moi, dit-elled'un air modeste et sensible." Mais en pensant … ce qu'avait pu ˆtrel'accueil rude qu'elle disait avoir trouv‚ exquis, de mon pŠre, moi quiconnaissais sa r‚serve et sa froideur, j'‚tais gˆn‚, comme par uneind‚licatesse qu'il aurait commise, de cette in‚galit‚ entre lareconnaissance excessive qui lui ‚tait accord‚e et son amabilit‚insuffisante. Il m'a sembl‚ plus tard que c'‚tait un des c“t‚s touchantsdu r“le de ces femmes oisives et studieuses qu'elles consacrent leurg‚n‚rosit‚, leur talent, un rˆve disponible de beaut‚ sentimentale -- car,comme les artistes, elles ne le r‚alisent pas, ne le font pas entrer dansles cadres de l'existence commune, -- et un or qui leur co–te peu, …enrichir d'un sertissage pr‚cieux et fin la vie fruste et mal d‚grossie deshommes. Comme celle-ci, dans le fumoir o— mon oncle ‚tait en vareuse pourla recevoir, r‚pandait son corps si doux, sa robe de soie rose, ses perles,l'‚l‚gance qui ‚mane de l'amiti‚ d'un grand-duc, de mˆme elle avait prisquelque propos insignifiant de mon pŠre, elle l'avait travaill‚ avecd‚licatesse, lui avait donn‚ un tour, une appellation pr‚cieuse et yenchƒssant un de ses regards d'une si belle eau, nuanc‚ d'humilit‚ et degratitude, elle le rendait chang‚ en un bijou artiste, en quelque chose de"tout … fait exquis".

-- "Allons, voyons, il est l'heure que tu t'en ailles", me dit mon oncle.

Je me levai, j'avais une envie irr‚sistible de baiser la main de la dame enrose, mais il me semblait que c'e–t ‚t‚ quelque chose d'audacieux comme unenlŠvement. Mon c ur battait tandis que je me disais: "Faut-il le faire,faut-il ne pas le faire", puis je cessai de me demander ce qu'il fallaitfaire pour pouvoir faire quelque chose. Et d'un geste aveugle et insens‚,d‚pouill‚ de toutes les raisons que je trouvais il y avait un moment en safaveur, je portai … mes lŠvres la main qu'elle me tendait.

-- "Comme il est gentil! il est d‚ja galant, il a un petit il pour lesfemmes: il tient de son oncle. Ce sera un parfait gentleman", ajouta-t-elle en serrant les dents pour donner … la phrase un accent l‚gŠrementbritannique. "Est-ce qu'il ne pourrait pas venir une fois prendre "a cupof tea", comme disent nos voisins les Anglais; il n'aurait qu'… m'envoyerun "bleu" le matin.

Je ne savais pas ce que c'‚tait qu'un "bleu". Je ne comprenais pas lamoiti‚ des mots que disait la dame, mais la crainte que n'y fut cach‚equelque question … laquelle il e–t ‚t‚ impoli de ne pas r‚pondre,m'empˆchait de cesser de les ‚couter avec attention, et j'en ‚prouvais unegrande fatigue.

-- "Mais non, c'est impossible, dit mon oncle, en haussant les ‚paules, il

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est trŠs tenu, il travaille beaucoup. Il a tous les prix … son cours,ajouta-t-il, … voix basse pour que je n'entende pas ce mensonge et que jen'y contredise pas. Qui sait, ce sera peut-ˆtre un petit Victor Hugo, uneespŠce de Vaulabelle, vous savez."

-- "J'adore les artistes, r‚pondit la dame en rose, il n'y a qu'eux quicomprennent les femmes... Qu'eux et les ˆtres d'‚lite comme vous. Excusezmon ignorance, ami. Qui est Vaulabelle? Est-ce les volumes dor‚s qu'il ya dans la petite bibliothŠque vitr‚e de votre boudoir? Vous savez que vousm'avez promis de me les prˆter, j'en aurai grand soin."

Mon oncle qui d‚testait prˆter ses livres ne r‚pondit rien et me conduisitjusqu'… l'antichambre. perdu d'amour pour la dame en rose, je couvris de�baisers fous les joues pleines de tabac de mon vieil oncle, et tandisqu'avec assez d'embarras il me laissait entendre sans oser me le direouvertement qu'il aimerait autant que je ne parlasse pas de cette visite …mes parents, je lui disais, les larmes aux yeux, que le souvenir de sabont‚ ‚tait en moi si fort que je trouverais bien un jour le moyen de luit‚moigner ma reconnaissance. Il ‚tait si fort en effet que deux heuresplus tard, aprŠs quelques phrases myst‚rieuses et qui ne me parurent pasdonner … mes parents une id‚e assez nette de la nouvelle importance dontj'‚tais dou‚, je trouvai plus explicite de leur raconter dans les moindresd‚tails la visite que je venais de faire. Je ne croyais pas ainsi causerd'ennuis … mon oncle. Comment l'aurais-je cru, puisque je ne le d‚siraispas. Et je ne pouvais supposer que mes parents trouveraient du mal dansune visite o— je n'en trouvais pas. N'arrive-t-il pas tous les jours qu'unami nous demande de ne pas manquer de l'excuser auprŠs d'une femme … qui ila ‚t‚ empˆch‚ d'‚crire, et que nous n‚gligions de le faire jugeant quecette personne ne peut pas attacher d'importance … un silence qui n'en apas pour nous? Je m'imaginais, comme tout le monde, que le cerveau desautres ‚tait un r‚ceptacle inerte et docile, sans pouvoir de r‚actionsp‚cifique sur ce qu'on y introduisait; et je ne doutais pas qu'en d‚posantdans celui de mes parents la nouvelle de la connaissance que mon onclem'avait fait faire, je ne leur transmisse en mˆme temps comme je lesouhaitais, le jugement bienveillant que je portais sur cette pr‚sentation.Mes parents malheureusement s'en remirent … des principes entiŠrementdiff‚rents de ceux que je leur sugg‚rais d'adopter, quand ils voulurentappr‚cier l'action de mon oncle. Mon pŠre et mon grand-pŠre eurent aveclui des explications violentes; j'en fus indirectement inform‚. Quelquesjours aprŠs, croisant dehors mon oncle qui passait en voiture d‚couverte,je ressentis la douleur, la reconnaissance, le remords que j'aurais voulului exprimer. A c“t‚ de leur immensit‚, je trouvai qu'un coup de chapeauserait mesquin et pourrait faire supposer … mon oncle que je ne me croyaispas tenu envers lui … plus qu'… une banale politesse. Je r‚solus dem'abstenir de ce geste insuffisant et je d‚tournai la tˆte. Mon onclepensa que je suivais en cela les ordres de mes parents, il ne le leurpardonna pas, et il est mort bien des ann‚es aprŠs sans qu'aucun de nousl'ait jamais revu.

Aussi je n'entrais plus dans le cabinet de repos maintenant ferm‚, de mononcle Adolphe, et aprŠs m'ˆtre attard‚ aux abords de l'arriŠre-cuisine,quand Fran‡oise, apparaissant sur le parvis, me disait: "Je vais laisserma fille de cuisine servir le caf‚ et monter l'eau chaude, il faut que jeme sauve chez Mme Octave", je me d‚cidais … rentrer et montais directementlire chez moi. La fille de cuisine ‚tait une personne morale, uneinstitution permanente … qui des attributions invariables assuraient une

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sorte de continuit‚ et d'identit‚, … travers la succession des formespassagŠres en lesquelles elle s'incarnait: car nous n'e–mes jamais la mˆmedeux ans de suite. L'ann‚e o— nous mangeƒmes tant d'asperges, la fille decuisine habituellement charg‚e de les "plumer" ‚tait une pauvre cr‚aturemaladive, dans un ‚tat de grossesse d‚j… assez avanc‚ quand nous arrivƒmes… Pƒques, et on s'‚tonnait mˆme que Fran‡oise lui laissƒt faire tant decourses et de besogne, car elle commen‡ait … porter difficilement devantelle la myst‚rieuse corbeille, chaque jour plus remplie, dont on devinaitsous ses amples sarraux la forme magnifique. Ceux-ci rappelaient leshouppelandes qui revˆtent certaines des figures symboliques de Giotto dontM. Swann m'avait donn‚ des photographies. C'est lui-mˆme qui nous l'avaitfait remarquer et quand il nous demandait des nouvelles de la fille decuisine, il nous disait: "Comment va la Charit‚ de Giotto?" D'ailleurselle-mˆme, la pauvre fille, engraiss‚e par sa grossesse, jusqu'… la figure,jusqu'aux joues qui tombaient droites et carr‚es, ressemblait en effetassez … ces vierges, fortes et hommasses, matrones plut“t, dans lesquellesles vertus sont personnifi‚es … l'Arena. Et je me rends compte maintenantque ces Vertus et ces Vices de Padoue lui ressemblaient encore d'une autremaniŠre. De mˆme que l'image de cette fille ‚tait accrue par le symboleajout‚ qu'elle portait devant son ventre, sans avoir l'air d'en comprendrele sens, sans que rien dans son visage en traduisŒt la beaut‚ et l'esprit,comme un simple et pesant fardeau, de mˆme c'est sans paraŒtre s'en douterque la puissante m‚nagŠre qui est repr‚sent‚e … l'Arena au-dessous du nom"Caritas" et dont la reproduction ‚tait accroch‚e au mur de ma salled'‚tudes, … Combray, incarne cette vertu, c'est sans qu'aucune pens‚e decharit‚ semble avoir jamais pu ˆtre exprim‚e par son visage ‚nergique etvulgaire. Par une belle invention du peintre elle foule aux pieds lestr‚sors de la terre, mais absolument comme si elle pi‚tinait des raisinspour en extraire le jus ou plut“t comme elle aurait mont‚ sur des sacs pourse hausser; et elle tend … Dieu son c ur enflamm‚, disons mieux, elle lelui "passe", comme une cuisiniŠre passe un tire-bouchon par le soupirail deson sous-sol … quelqu'un qui le lui demande … la fenˆtre du rez-de-chauss‚e. L'Envie, elle, aurait eu davantage une certaine expressiond'envie. Mais dans cette fresque-l… encore, le symbole tient tant de placeet est repr‚sent‚ comme si r‚el, le serpent qui siffle aux lŠvres del'Envie est si gros, il lui remplit si complŠtement sa bouche grandeouverte, que les muscles de sa figure sont distendus pour pouvoir lecontenir, comme ceux d'un enfant qui gonfle un ballon avec son souffle, etque l'attention de l'Envie -- et la n“tre du mˆme coup -- tout entiŠreconcentr‚e sur l'action de ses lŠvres, n'a guŠre de temps … donner …d'envieuses pens‚es.

Malgr‚ toute l'admiration que M. Swann professait pour ces figures deGiotto, je n'eus longtemps aucun plaisir … consid‚rer dans notre salled'‚tudes, o— on avait accroch‚ les copies qu'il m'en avait rapport‚es,cette Charit‚ sans charit‚, cette Envie qui avait l'air d'une plancheillustrant seulement dans un livre de m‚decine la compression de la glotteou de la luette par une tumeur de la langue ou par l'introduction del'instrument de l'op‚rateur, une Justice, dont le visage grisƒtre etmesquinement r‚gulier ‚tait celui-l… mˆme qui, … Combray, caract‚risaitcertaines jolies bourgeoises pieuses et sŠches que je voyais … la messe etdont plusieurs ‚taient enr“l‚es d'avance dans les milices de r‚serve del'Injustice. Mais plus tard j'ai compris que l'‚tranget‚ saisissante, labeaut‚ sp‚ciale de ces fresques tenait … la grande place que le symbole yoccupait, et que le fait qu'il f–t repr‚sent‚ non comme un symbole puisquela pens‚e symbolis‚e n'‚tait pas exprim‚e, mais comme r‚el, comme

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effectivement subi ou mat‚riellement mani‚, donnait … la signification del' uvre quelque chose de plus litt‚ral et de plus pr‚cis, … sonenseignement quelque chose de plus concret et de plus frappant. Chez lapauvre fille de cuisine, elle aussi, l'attention n'‚tait-elle pas sanscesse ramen‚e … son ventre par le poids qui le tirait; et de mˆme encore,bien souvent la pens‚e des agonisants est tourn‚e vers le c“t‚ effectif,douloureux, obscur, visc‚ral, vers cet envers de la mort qui estpr‚cis‚ment le c“t‚ qu'elle leur pr‚sente, qu'elle leur fait rudementsentir et qui ressemble beaucoup plus … un fardeau qui les ‚crase, … unedifficult‚ de respirer, … un besoin de boire, qu'… ce que nous appelonsl'id‚e de la mort.

Il fallait que ces Vertus et ces Vices de Padoue eussent en eux bien de lar‚alit‚ puisqu'ils m'apparaissaient comme aussi vivants que la servanteenceinte, et qu'elle-mˆme ne me semblait pas beaucoup moins all‚gorique.Et peut-ˆtre cette non-participation (du moins apparente) de l'ƒme d'unˆtre … la vertu qui agit par lui, a aussi en dehors de sa valeur esth‚tiqueune r‚alit‚ sinon psychologique, au moins, comme on dit, physiognomonique.Quand, plus tard, j'ai eu l'occasion de rencontrer, au cours de ma vie,dans des couvents par exemple, des incarnations vraiment saintes de lacharit‚ active, elles avaient g‚n‚ralement un air allŠgre, positif,indiff‚rent et brusque de chirurgien press‚, ce visage o— ne se lit aucunecommis‚ration, aucun attendrissement devant la souffrance humaine, aucunecrainte de la heurter, et qui est le visage sans douceur, le visageantipathique et sublime de la vraie bont‚.

Pendant que la fille de cuisine, -- faisant briller involontairement lasup‚riorit‚ de Fran‡oise, comme l'Erreur, par le contraste, rend plus‚clatant le triomphe de la V‚rit‚ -- servait du caf‚ qui, selon mamann'‚tait que de l'eau chaude, et montait ensuite dans nos chambres de l'eauchaude qui ‚tait … peine tiŠde, je m'‚tais ‚tendu sur mon lit, un livre …la main, dans ma chambre qui prot‚geait en tremblant sa fraŒcheurtransparente et fragile contre le soleil de l'aprŠs-midi derriŠre sesvolets presque clos o— un reflet de jour avait pourtant trouv‚ moyen defaire passer ses ailes jaunes, et restait immobile entre le bois et levitrage, dans un coin, comme un papillon pos‚. Il faisait … peine assezclair pour lire, et la sensation de la splendeur de la lumiŠre ne m'‚taitdonn‚e que par les coups frapp‚s dans la rue de la Cure par Camus (avertipar Fran‡oise que ma tante ne "reposait pas" et qu'on pouvait faire dubruit) contre des caisses poussi‚reuses, mais qui, retentissant dansl'atmosphŠre sonore, sp‚ciale aux temps chauds, semblaient faire voler auloin des astres ‚carlates; et aussi par les mouches qui ex‚cutaient devantmoi, dans leur petit concert, comme la musique de chambre de l'‚t‚: ellene l'‚voque pas … la fa‡on d'un air de musique humaine, qui, entendu parhasard … la belle saison, vous la rappelle ensuite; elle est unie … l'‚t‚par un lien plus n‚cessaire: n‚e des beaux jours, ne renaissant qu'aveceux, contenant un peu de leur essence, elle n'en r‚veille pas seulementl'image dans notre m‚moire, elle en certifie le retour, la pr‚senceeffective, ambiante, imm‚diatement accessible.

Cette obscure fraŒcheur de ma chambre ‚tait au plein soleil de la rue, ceque l'ombre est au rayon, c'est-…-dire aussi lumineuse que lui, et offrait… mon imagination le spectacle total de l'‚t‚ dont mes sens si j'avais ‚t‚en promenade, n'auraient pu jouir que par morceaux; et ainsi elles'accordait bien … mon repos qui (grƒce aux aventures racont‚es par meslivres et qui venaient l'‚mouvoir) supportait pareil au repos d'une main

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immobile au milieu d'une eau courante, le choc et l'animation d'un torrentd'activit‚.

Mais ma grand'mŠre, mˆme si le temps trop chaud s'‚tait gƒt‚, si un orageou seulement un grain ‚tait survenu, venait me supplier de sortir. Et nevoulant pas renoncer … ma lecture, j'allais du moins la continuer aujardin, sous le marronnier, dans une petite gu‚rite en sparterie et entoile au fond de laquelle j'‚tais assis et me croyais cach‚ aux yeux despersonnes qui pourraient venir faire visite … mes parents.

Et ma pens‚e n'‚tait-elle pas aussi comme une autre crŠche au fond delaquelle je sentais que je restais enfonc‚, mˆme pour regarder ce qui sepassait au dehors? Quand je voyais un objet ext‚rieur, la conscience queje le voyais restait entre moi et lui, le bordait d'un mince liser‚spirituel qui m'empˆchait de jamais toucher directement sa matiŠre; elle sevolatilisait en quelque sorte avant que je prisse contact avec elle, commeun corps incandescent qu'on approche d'un objet mouill‚ ne touche pas sonhumidit‚ parce qu'il se fait toujours pr‚c‚der d'une zone d'‚vaporation.Dans l'espŠce d'‚cran diapr‚ d'‚tats diff‚rents que, tandis que je lisais,d‚ployait simultan‚ment ma conscience, et qui allaient des aspirations lesplus profond‚ment cach‚es en moi-mˆme jusqu'… la vision tout ext‚rieure del'horizon que j'avais, au bout du jardin, sous les yeux, ce qu'il y avaitd'abord en moi, de plus intime, la poign‚e sans cesse en mouvement quigouvernait le reste, c'‚tait ma croyance en la richesse philosophique, enla beaut‚ du livre que je lisais, et mon d‚sir de me les approprier, quelque f–t ce livre. Car, mˆme si je l'avais achet‚ … Combray, enl'apercevant devant l'‚picerie Borange, trop distante de la maison pour queFran‡oise p–t s'y fournir comme chez Camus, mais mieux achaland‚e commepapeterie et librairie, retenu par des ficelles dans la mosa‹que desbrochures et des livraisons qui revˆtaient les deux vantaux de sa porteplus myst‚rieuse, plus sem‚e de pens‚es qu'une porte de cath‚drale, c'estque je l'avais reconnu pour m'avoir ‚t‚ cit‚ comme un ouvrage remarquablepar le professeur ou le camarade qui me paraissait … cette ‚poque d‚tenirle secret de la v‚rit‚ et de la beaut‚ … demi pressenties, … demiincompr‚hensibles, dont la connaissance ‚tait le but vague mais permanentde ma pens‚e.

AprŠs cette croyance centrale qui, pendant ma lecture, ex‚cutaitd'incessants mouvements du dedans au dehors, vers la d‚couverte de lav‚rit‚, venaient les ‚motions que me donnait l'action … laquelle je prenaispart, car ces aprŠs-midi-l… ‚taient plus remplis d'‚v‚nements dramatiquesque ne l'est souvent toute une vie. C'‚tait les ‚v‚nements qui survenaientdans le livre que je lisais; il est vrai que les personnages qu'ilsaffectaient n'‚taient pas "R‚els", comme disait Fran‡oise. Mais tous lessentiments que nous font ‚prouver la joie ou l'infortune d'un personnager‚el ne se produisent en nous que par l'interm‚diaire d'une image de cettejoie ou de cette infortune; l'ing‚niosit‚ du premier romancier consista …comprendre que dans l'appareil de nos ‚motions, l'image ‚tant le seul‚l‚ment essentiel, la simplification qui consisterait … supprimer purementet simplement les personnages r‚els serait un perfectionnement d‚cisif. Unˆtre r‚el, si profond‚ment que nous sympathisions avec lui, pour une grandepart est per‡u par nos sens, c'est-…-dire nous reste opaque, offre un poidsmort que notre sensibilit‚ ne peut soulever. Qu'un malheur le frappe, cen'est qu'en une petite partie de la notion totale que nous avons de lui,que nous pourrons en ˆtre ‚mus; bien plus, ce n'est qu'en une partie de lanotion totale qu'il a de soi qu'il pourra l'ˆtre lui-mˆme. La trouvaille

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du romancier a ‚t‚ d'avoir l'id‚e de remplacer ces parties imp‚n‚trables …l'ƒme par une quantit‚ ‚gale de parties immat‚rielles, c'est-…-dire quenotre ƒme peut s'assimiler. Qu'importe dŠs lors que les actions, les‚motions de ces ˆtres d'un nouveau genre nous apparaissent comme vraies,puisque nous les avons faites n“tres, puisque c'est en nous qu'elles seproduisent, qu'elles tiennent sous leur d‚pendance, tandis que noustournons fi‚vreusement les pages du livre, la rapidit‚ de notre respirationet l'intensit‚ de notre regard. Et une fois que le romancier nous a misdans cet ‚tat, o— comme dans tous les ‚tats purement int‚rieurs, toute‚motion est d‚cupl‚e, o— son livre va nous troubler … la fa‡on d'un rˆvemais d'un rˆve plus clair que ceux que nous avons en dormant et dont lesouvenir durera davantage, alors, voici qu'il d‚chaŒne en nous pendant uneheure tous les bonheurs et tous les malheurs possibles dont nous mettrionsdans la vie des ann‚es … connaŒtre quelques-uns, et dont les plus intensesne nous seraient jamais r‚v‚l‚s parce que la lenteur avec laquelle ils seproduisent nous en “te la perception; (ainsi notre c ur change, dans lavie, et c'est la pire douleur; mais nous ne la connaissons que dans lalecture, en imagination: dans la r‚alit‚ il change, comme certainsph‚nomŠnes de la nature se produisent, assez lentement pour que, si nouspouvons constater successivement chacun de ses ‚tats diff‚rents, enrevanche la sensation mˆme du changement nous soit ‚pargn‚e).

D‚j… moins int‚rieur … mon corps que cette vie des personnages, venaitensuite, … demi projet‚ devant moi, le paysage o— se d‚roulait l'action etqui exer‡ait sur ma pens‚e une bien plus grande influence que l'autre, quecelui que j'avais sous les yeux quand je les levais du livre. C'est ainsique pendant deux ‚t‚s, dans la chaleur du jardin de Combray, j'ai eu, …cause du livre que je lisais alors, la nostalgie d'un pays montueux etfluviatile, o— je verrais beaucoup de scieries et o—, au fond de l'eauclaire, des morceaux de bois pourrissaient sous des touffes de cresson:non loin montaient le long de murs bas, des grappes de fleurs violettes etrougeƒtres. Et comme le rˆve d'une femme qui m'aurait aim‚ ‚tait toujourspr‚sent … ma pens‚e, ces ‚t‚s-l… ce rˆve fut impr‚gn‚ de la fraŒcheur deseaux courantes; et quelle que f–t la femme que j'‚voquais, des grappes defleurs violettes et rougeƒtres s'‚levaient aussit“t de chaque c“t‚ d'ellecomme des couleurs compl‚mentaires.

Ce n'‚tait pas seulement parce qu'une image dont nous rˆvons reste toujoursmarqu‚e, s'embellit et b‚n‚ficie du reflet des couleurs ‚trangŠres qui parhasard l'entourent dans notre rˆverie; car ces paysages des livres que jelisais n'‚taient pas pour moi que des paysages plus vivement repr‚sent‚s …mon imagination que ceux que Combray mettait sous mes yeux, mais quieussent ‚t‚ analogues. Par le choix qu'en avait fait l'auteur, par la foiavec laquelle ma pens‚e allait au-devant de sa parole comme d'uner‚v‚lation, ils me semblaient ˆtre -- impression que ne me donnait guŠre lepays o— je me trouvais, et surtout notre jardin, produit sans prestige dela correcte fantaisie du jardinier que m‚prisait ma grand'mŠre -- une partv‚ritable de la Nature elle-mˆme, digne d'ˆtre ‚tudi‚e et approfondie.

Si mes parents m'avaient permis, quand je lisais un livre, d'aller visiterla r‚gion qu'il d‚crivait, j'aurais cru faire un pas inestimable dans laconquˆte de la v‚rit‚. Car si on a la sensation d'ˆtre toujours entour‚ deson ƒme, ce n'est pas comme d'une prison immobile: plut“t on est commeemport‚ avec elle dans un perp‚tuel ‚lan pour la d‚passer, pour atteindre …l'ext‚rieur, avec une sorte de d‚couragement, entendant toujours autour desoi cette sonorit‚ identique qui n'est pas ‚cho du dehors mais

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retentissement d'une vibration interne. On cherche … retrouver dans leschoses, devenues par l… pr‚cieuses, le reflet que notre ƒme a projet‚ surelles; on est d‚‡u en constatant qu'elles semblent d‚pourvues dans lanature, du charme qu'elles devaient, dans notre pens‚e, au voisinage decertaines id‚es; parfois on convertit toutes les forces de cette ƒme enhabilet‚, en splendeur pour agir sur des ˆtres dont nous sentons bienqu'ils sont situ‚s en dehors de nous et que nous ne les atteindrons jamais.Aussi, si j'imaginais toujours autour de la femme que j'aimais, les lieuxque je d‚sirais le plus alors, si j'eusse voulu que ce f–t elle qui me lesfŒt visiter, qui m'ouvrŒt l'accŠs d'un monde inconnu, ce n'‚tait pas par lehasard d'une simple association de pens‚e; non, c'est que mes rˆves devoyage et d'amour n'‚taient que des moments -- que je s‚pareartificiellement aujourd'hui comme si je pratiquais des sections … deshauteurs diff‚rentes d'un jet d'eau iris‚ et en apparence immobile -- dansun mˆme et infl‚chissable jaillissement de toutes les forces de ma vie.

Enfin, en continuant … suivre du dedans au dehors les ‚tats simultan‚mentjuxtapos‚s dans ma conscience, et avant d'arriver jusqu'… l'horizon r‚elqui les enveloppait, je trouve des plaisirs d'un autre genre, celui d'ˆtrebien assis, de sentir la bonne odeur de l'air, de ne pas ˆtre d‚rang‚ parune visite; et, quand une heure sonnait au clocher de Saint-Hilaire, devoir tomber morceau par morceau ce qui de l'aprŠs-midi ‚tait d‚j… consomm‚,jusqu'… ce que j'entendisse le dernier coup qui me permettait de faire letotal et aprŠs lequel, le long silence qui le suivait, semblait fairecommencer, dans le ciel bleu, toute la partie qui m'‚tait encore conc‚d‚epour lire jusqu'au bon dŒner qu'apprˆtait Fran‡oise et qui mer‚conforterait des fatigues prises, pendant la lecture du livre, … la suitede son h‚ros. Et … chaque heure il me semblait que c'‚tait quelquesinstants seulement auparavant que la pr‚c‚dente avait sonn‚; la plusr‚cente venait s'inscrire tout prŠs de l'autre dans le ciel et je nepouvais croire que soixante minutes eussent tenu dans ce petit arc bleu qui‚tait compris entre leurs deux marques d'or. Quelquefois mˆme cette heurepr‚matur‚e sonnait deux coups de plus que la derniŠre; il y en avait doncune que je n'avais pas entendue, quelque chose qui avait eu lieu n'avaitpas eu lieu pour moi; l'int‚rˆt de la lecture, magique comme un profondsommeil, avait donn‚ le change … mes oreilles hallucin‚es et effac‚ lacloche d'or sur la surface azur‚e du silence. Beaux aprŠs-midi du dimanchesous le marronnier du jardin de Combray, soigneusement vid‚s par moi desincidents m‚diocres de mon existence personnelle que j'y avais remplac‚spar une vie d'aventures et d'aspirations ‚tranges au sein d'un pays arros‚d'eaux vives, vous m'‚voquez encore cette vie quand je pense … vous et vousla contenez en effet pour l'avoir peu … peu contourn‚e et enclose -- tandisque je progressais dans ma lecture et que tombait la chaleur du jour --dans le cristal successif, lentement changeant et travers‚ de feuillages,de vos heures silencieuses, sonores, odorantes et limpides.

Quelquefois j'‚tais tir‚ de ma lecture, dŠs le milieu de l'aprŠs-midi parla fille du jardinier, qui courait comme une folle, renversant sur sonpassage un oranger, se coupant un doigt, se cassant une dent et criant:"Les voil…, les voil…!" pour que Fran‡oise et moi nous accourions et nemanquions rien du spectacle. C'‚tait les jours o—, pour des man uvres degarnison, la troupe traversait Combray, prenant g‚n‚ralement la rue Sainte-Hildegarde. Tandis que nos domestiques, assis en rang sur des chaises endehors de la grille, regardaient les promeneurs dominicaux de Combray et sefaisaient voir d'eux, la fille du jardinier par la fente que laissaiententre elles deux maisons lointaines de l'avenue de la Gare, avait aper‡u

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l'‚clat des casques. Les domestiques avaient rentr‚ pr‚cipitamment leurschaises, car quand les cuirassiers d‚filaient rue Sainte-Hildegarde, ils enremplissaient toute la largeur, et le galop des chevaux rasait les maisonscouvrant les trottoirs submerg‚s comme des berges qui offrent un lit trop‚troit … un torrent d‚chaŒn‚.

-- "Pauvres enfants, disait Fran‡oise … peine arriv‚e … la grille et d‚j…en larmes; pauvre jeunesse qui sera fauch‚e comme un pr‚; rien que d'ypenser j'en suis choqu‚e", ajoutait-elle en mettant la main sur son c ur,l… o— elle avait re‡u ce "choc".

-- "C'est beau, n'est-ce pas, madame Fran‡oise, de voir des jeunes gens quine tiennent pas … la vie? disait le jardinier pour la faire "monter".

Il n'avait pas parl‚ en vain:

-- "De ne pas tenir … la vie? Mais … quoi donc qu'il faut tenir, si cen'est pas … la vie, le seul cadeau que le bon Dieu ne fasse jamais deuxfois. H‚las! mon Dieu! C'est pourtant vrai qu'ils n'y tiennent pas! Jeles ai vus en 70; ils n'ont plus peur de la mort, dans ces mis‚rablesguerres; c'est ni plus ni moins des fous; et puis ils ne valent plus lacorde pour les pendre, ce n'est pas des hommes, c'est des lions." (PourFran‡oise la comparaison d'un homme … un lion, qu'elle pronon‡ait li-on,n'avait rien de flatteur.)

La rue Sainte-Hildegarde tournait trop court pour qu'on p–t voir venir deloin, et c'‚tait par cette fente entre les deux maisons de l'avenue de lagare qu'on apercevait toujours de nouveaux casques courant et brillant ausoleil. Le jardinier aurait voulu savoir s'il y en avait encore beaucoup …passer, et il avait soif, car le soleil tapait. Alors tout d'un coup, safille s'‚lan‡ant comme d'une place assi‚g‚e, faisait une sortie, atteignaitl'angle de la rue, et aprŠs avoir brav‚ cent fois la mort, venait nousrapporter, avec une carafe de coco, la nouvelle qu'ils ‚taient bien unmille qui venaient sans arrˆter, du c“t‚ de Thiberzy et de M‚s‚glise.Fran‡oise et le jardinier, r‚concili‚s, discutaient sur la conduite … teniren cas de guerre:

-- "Voyez-vous, Fran‡oise, disait le jardinier, la r‚volution vaudraitmieux, parce que quand on la d‚clare il n'y a que ceux qui veulent partirqui y vont."

-- "Ah! oui, au moins je comprends cela, c'est plus franc."

Le jardinier croyait qu'… la d‚claration de guerre on arrˆtait tous leschemins de fer.

-- "Pardi, pour pas qu'on se sauve", disait Fran‡oise.

Et le jardinier: "Ah! ils sont malins", car il n'admettait pas que laguerre ne f–t pas une espŠce de mauvais tour que l'tat essayait de jouer�au peuple et que, si on avait eu le moyen de le faire, il n'est pas uneseule personne qui n'e–t fil‚.

Mais Fran‡oise se hƒtait de rejoindre ma tante, je retournais … mon livre,les domestiques se r‚installaient devant la porte … regarder tomber lapoussiŠre et l'‚motion qu'avaient soulev‚es les soldats. Longtemps aprŠs

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que l'accalmie ‚tait venue, un flot inaccoutum‚ de promeneurs noircissaitencore les rues de Combray. Et devant chaque maison, mˆme celles o— cen'‚tait pas l'habitude, les domestiques ou mˆme les maŒtres, assis etregardant, festonnaient le seuil d'un lis‚r‚ capricieux et sombre commecelui des algues et des coquilles dont une forte mar‚e laisse le crˆpe etla broderie au rivage, aprŠs qu'elle s'est ‚loign‚e.

Sauf ces jours-l…, je pouvais d'habitude, au contraire, lire tranquille.Mais l'interruption et le commentaire qui furent apport‚s une fois par unevisite de Swann … la lecture que j'‚tais en train de faire du livre d'unauteur tout nouveau pour moi, Bergotte, eut cette cons‚quence que, pourlongtemps, ce ne fut plus sur un mur d‚cor‚ de fleurs violettes enquenouille, mais sur un fond tout autre, devant le portail d'une cath‚dralegothique, que se d‚tacha d‚sormais l'image d'une des femmes dont je rˆvais.

J'avais entendu parler de Bergotte pour la premiŠre fois par un de mescamarades plus ƒg‚ que moi et pour qui j'avais une grande admiration,Bloch. En m'entendant lui avouer mon admiration pour la "Nuit d'Octobre",il avait fait ‚clater un rire bruyant comme une trompette et m'avait dit:"D‚fie-toi de ta dilection assez basse pour le sieur de Musset. C'est uncoco des plus malfaisants et une assez sinistre brute. Je dois confesser,d'ailleurs, que lui et mˆme le nomm‚ Racine, ont fait chacun dans leur vieun vers assez bien rythm‚, et qui a pour lui, ce qui est selon moi lem‚rite suprˆme, de ne signifier absolument rien. C'est: "La blancheOloossone et la blanche Camire" et "La fille de Minos et de Pasipha‰". Ilsm'ont ‚t‚ signal‚s … la d‚charge de ces deux malandrins par un article demon trŠs cher maŒtre, le pŠre Leconte, agr‚able aux Dieux Immortels. Apropos voici un livre que je n'ai pas le temps de lire en ce moment qui estrecommand‚, paraŒt-il, par cet immense bonhomme. Il tient, m'a-t-on dit,l'auteur, le sieur Bergotte, pour un coco des plus subtils; et bien qu'ilfasse preuve, des fois, de mansu‚tudes assez mal explicables, sa parole estpour moi oracle delphique. Lis donc ces proses lyriques, et si legigantesque assembleur de rythmes qui a ‚crit "Bhagavat" et le "Levrier deMagnus" a dit vrai, par Apoll“n, tu go–teras, cher maŒtre, les joiesnectar‚ennes de l'Olympos." C'est sur un ton sarcastique qu'il m'avaitdemand‚ de l'appeler "cher maŒtre" et qu'il m'appelait lui-mˆme ainsi.Mais en r‚alit‚ nous prenions un certain plaisir … ce jeu, ‚tant encorerapproch‚s de l'ƒge o— on croit qu'on cr‚e ce qu'on nomme.

Malheureusement, je ne pus pas apaiser en causant avec Bloch et en luidemandant des explications, le trouble o— il m'avait jet‚ quand il m'avaitdit que les beaux vers (… moi qui n'attendais d'eux rien moins que lar‚v‚lation de la v‚rit‚) ‚taient d'autant plus beaux qu'ils ne signifiaientrien du tout. Bloch en effet ne fut pas r‚invit‚ … la maison. Il y avaitd'abord ‚t‚ bien accueilli. Mon grand-pŠre, il est vrai, pr‚tendait quechaque fois que je me liais avec un de mes camarades plus qu'avec lesautres et que je l'amenais chez nous, c'‚tait toujours un juif, ce qui nelui e–t pas d‚plu en principe -- mˆme son ami Swann ‚tait d'origine juive -- s'il n'avait trouv‚ que ce n'‚tait pas d'habitude parmi les meilleurs queje le choisissais. Aussi quand j'amenais un nouvel ami il ‚tait bien rarequ'il ne fredonnƒt pas: "O Dieu de nos PŠres" de la Juive ou bien "Isra‰lromps ta chaŒne", ne chantant que l'air naturellement (Ti la lam ta lam,talim), mais j'avais peur que mon camarade ne le conn–t et ne r‚tablŒt lesparoles.

Avant de les avoir vus, rien qu'en entendant leur nom qui, bien souvent,

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n'avait rien de particuliŠrement isra‚lite, il devinait non seulementl'origine juive de ceux de mes amis qui l'‚taient en effet, mais mˆme cequ'il y avait quelquefois de fƒcheux dans leur famille.

-- "Et comment s'appelle-t-il ton ami qui vient ce soir?"

-- "Dumont, grand-pŠre."

-- "Dumont! Oh! je me m‚fie."

Et il chantait:

"Archers, faites bonne garde!Veillez sans trˆve et sans bruit";

Et aprŠs nous avoir pos‚ adroitement quelques questions plus pr‚cises, ils'‚criait: "A la garde! A la garde!" ou, si c'‚tait le patient lui-mˆmed‚j… arriv‚ qu'il avait forc‚ … son insu, par un interrogatoire dissimul‚,… confesser ses origines, alors pour nous montrer qu'il n'avait plus aucundoute, il se contentait de nous regarder en fredonnant imperceptiblement:

"De ce timide Isra‰liteQuoi! vous guidez ici les pas!"

ou:

"Champs paternels, H‚bron, douce vall‚e."

ou encore:

"Oui, je suis de la race ‚lue."

Ces petites manies de mon grand-pŠre n'impliquaient aucun sentimentmalveillant … l'endroit de mes camarades. Mais Bloch avait d‚plu … mesparents pour d'autres raisons. Il avait commenc‚ par agacer mon pŠre qui,le voyant mouill‚, lui avait dit avec int‚rˆt:

-- "Mais, monsieur Bloch, quel temps fait-il donc, est-ce qu'il a plu? Jen'y comprends rien, le baromŠtre ‚tait excellent."

Il n'en avait tir‚ que cette r‚ponse:

-- "Monsieur, je ne puis absolument vous dire s'il a plu. Je vis sir‚solument en dehors des contingences physiques que mes sens ne prennentpas la peine de me les notifier."

-- "Mais, mon pauvre fils, il est idiot ton ami, m'avait dit mon pŠre quandBloch fut parti. Comment! il ne peut mˆme pas me dire le temps qu'il fait!Mais il n'y a rien de plus int‚ressant! C'est un imb‚cile.

Puis Bloch avait d‚plu … ma grand'mŠre parce que, aprŠs le d‚jeuner commeelle disait qu'elle ‚tait un peu souffrante, il avait ‚touff‚ un sanglot etessuy‚ des larmes.

-- "Comment veux-tu que ‡a soit sincŠre, me dit-elle, puisqu'il ne meconnaŒt pas; ou bien alors il est fou."

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Et enfin il avait m‚content‚ tout le monde parce que, ‚tant venu d‚jeunerune heure et demie en retard et couvert de boue, au lieu de s'excuser, ilavait dit:

-- "Je ne me laisse jamais influencer par les perturbations de l'atmosphŠreni par les divisions conventionnelles du temps. Je r‚habiliteraisvolontiers l'usage de la pipe d'opium et du kriss malais, mais j'ignorecelui de ces instruments infiniment plus pernicieux et d'ailleurs platementbourgeois, la montre et le parapluie."

Il serait malgr‚ tout revenu … Combray. Il n'‚tait pas pourtant l'ami quemes parents eussent souhait‚ pour moi; ils avaient fini par penser que leslarmes que lui avait fait verser l'indisposition de ma grand'mŠre n'‚taientpas feintes; mais ils savaient d'instinct ou par exp‚rience que les ‚lansde notre sensibilit‚ ont peu d'empire sur la suite de nos actes et laconduite de notre vie, et que le respect des obligations morales, lafid‚lit‚ aux amis, l'ex‚cution d'une uvre, l'observance d'un r‚gime, ontun fondement plus s–r dans des habitudes aveugles que dans ces transportsmomentan‚s, ardents et st‚riles. Ils auraient pr‚f‚r‚ pour moi … Bloch descompagnons qui ne me donneraient pas plus qu'il n'est convenu d'accorder …ses amis, selon les rŠgles de la morale bourgeoise; qui ne m'enverraientpas inopin‚ment une corbeille de fruits parce qu'ils auraient ce jour-l…pens‚ … moi avec tendresse, mais qui, n'‚tant pas capables de faire pencheren ma faveur la juste balance des devoirs et des exigences de l'amiti‚ surun simple mouvement de leur imagination et de leur sensibilit‚, ne lafausseraient pas davantage … mon pr‚judice. Nos torts mˆme fontdifficilement d‚partir de ce qu'elles nous doivent ces natures dont magrand'tante ‚tait le modŠle, elle qui brouill‚e depuis des ann‚es avec uneniŠce … qui elle ne parlait jamais, ne modifia pas pour cela le testamento— elle lui laissait toute sa fortune, parce que c'‚tait sa plus procheparente et que cela "se devait".

Mais j'aimais Bloch, mes parents voulaient me faire plaisir, les problŠmesinsolubles que je me posais … propos de la beaut‚ d‚nu‚e de significationde la fille de Minos et de Pasipha‚ me fatiguaient davantage et merendaient plus souffrant que n'auraient fait de nouvelles conversationsavec lui, bien que ma mŠre les jugeƒt pernicieuses. Et on l'aurait encorere‡u … Combray si, aprŠs ce dŒner, comme il venait de m'apprendre --nouvelle qui plus tard eut beaucoup d'influence sur ma vie, et la renditplus heureuse, puis plus malheureuse -- que toutes les femmes ne pensaientqu'… l'amour et qu'il n'y en a pas dont on ne p–t vaincre les r‚sistances,il ne m'avait assur‚ avoir entendu dire de la fa‡on la plus certaine que magrand'tante avait eu une jeunesse orageuse et avait ‚t‚ publiquemententretenue. Je ne pus me tenir de r‚p‚ter ces propos … mes parents, on lemit … la porte quand il revint, et quand je l'abordai ensuite dans la rue,il fut extrˆmement froid pour moi.

Mais au sujet de Bergotte il avait dit vrai.

Les premiers jours, comme un air de musique dont on raffolera, mais qu'onne distingue pas encore, ce que je devais tant aimer dans son style nem'apparut pas. Je ne pouvais pas quitter le roman que je lisais de lui,mais me croyais seulement int‚ress‚ par le sujet, comme dans ces premiersmoments de l'amour o— on va tous les jours retrouver une femme … quelquer‚union, … quelque divertissement par les agr‚ments desquels on se croit

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attir‚. Puis je remarquai les expressions rares, presque archa‹ques qu'ilaimait employer … certains moments o— un flot cach‚ d'harmonie, un pr‚ludeint‚rieur, soulevait son style; et c'‚tait aussi … ces moments-l… qu'il semettait … parler du "vain songe de la vie", de "l'in‚puisable torrent desbelles apparences", du "tourment st‚rile et d‚licieux de comprendre etd'aimer", des "‚mouvantes effigies qui anoblissent … jamais la fa‡adev‚n‚rable et charmante des cath‚drales", qu'il exprimait toute unephilosophie nouvelle pour moi par de merveilleuses images dont on auraitdit que c'‚tait elles qui avaient ‚veill‚ ce chant de harpes qui s'‚levaitalors et … l'accompagnement duquel elles donnaient quelque chose desublime. Un de ces passages de Bergotte, le troisiŠme ou le quatriŠme quej'eusse isol‚ du reste, me donna une joie incomparable … celle que j'avaistrouv‚e au premier, une joie que je me sentis ‚prouver en une r‚gion plusprofonde de moi-mˆme, plus unie, plus vaste, d'o— les obstacles et less‚parations semblaient avoir ‚t‚ enlev‚s. C'est que, reconnaissant alorsce mˆme go–t pour les expressions rares, cette mˆme effusion musicale,cette mˆme philosophie id‚aliste qui avait d‚j… ‚t‚ les autres fois, sansque je m'en rendisse compte, la cause de mon plaisir, je n'eus plusl'impression d'ˆtre en pr‚sence d'un morceau particulier d'un certain livrede Bergotte, tra‡ant … la surface de ma pens‚e une figure purementlin‚aire, mais plut“t du "morceau id‚al" de Bergotte, commun … tous seslivres et auquel tous les passages analogues qui venaient se confondre aveclui, auraient donn‚ une sorte d'‚paisseur, de volume, dont mon espritsemblait agrandi.

Je n'‚tais pas tout … fait le seul admirateur de Bergotte; il ‚tait aussil'‚crivain pr‚f‚r‚ d'une amie de ma mŠre qui ‚tait trŠs lettr‚e; enfin pourlire son dernier livre paru, le docteur du Boulbon faisait attendre sesmalades; et ce fut de son cabinet de consultation, et d'un parc voisin deCombray, que s'envolŠrent quelques-unes des premiŠres graines de cettepr‚dilection pour Bergotte, espŠce si rare alors, aujourd'huiuniversellement r‚pandue, et dont on trouve partout en Europe, en Am‚rique,jusque dans le moindre village, la fleur id‚ale et commune. Ce que l'amiede ma mŠre et, paraŒt-il, le docteur du Boulbon aimaient surtout dans leslivres de Bergotte c'‚tait comme moi, ce mˆme flux m‚lodique, cesexpressions anciennes, quelques autres trŠs simples et connues, mais pourlesquelles la place o— il les mettait en lumiŠre semblait r‚v‚ler de sapart un go–t particulier; enfin, dans les passages tristes, une certainebrusquerie, un accent presque rauque. Et sans doute lui-mˆme devait sentirque l… ‚taient ses plus grands charmes. Car dans les livres qui suivirent,s'il avait rencontr‚ quelque grande v‚rit‚, ou le nom d'une c‚lŠbrecath‚drale, il interrompait son r‚cit et dans une invocation, uneapostrophe, une longue priŠre, il donnait un libre cours … ces effluves quidans ses premiers ouvrages restaient int‚rieurs … sa prose, d‚cel‚sseulement alors par les ondulations de la surface, plus douces peut-ˆtreencore, plus harmonieuses quand elles ‚taient ainsi voil‚es et qu'onn'aurait pu indiquer d'une maniŠre pr‚cise o— naissait, o— expirait leurmurmure. Ces morceaux auxquels il se complaisait ‚taient nos morceauxpr‚f‚r‚s. Pour moi, je les savais par c ur. J'‚tais d‚‡u quand ilreprenait le fil de son r‚cit. Chaque fois qu'il parlait de quelque chosedont la beaut‚ m'‚tait rest‚e jusque-l… cach‚e, des forˆts de pins, de lagrˆle, de "Notre-Dame de Paris", d'"Athalie" ou de "PhŠdre", il faisaitdans une image exploser cette beaut‚ jusqu'… moi. Aussi sentant combien ily avait de parties de l'univers que ma perception infirme ne distingueraitpas s'il ne les rapprochait de moi, j'aurais voulu poss‚der une opinion delui, une m‚taphore de lui, sur toutes choses, surtout sur celles que

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j'aurais l'occasion de voir moi-mˆme, et entre celles-l…, particuliŠrementsur d'anciens monuments fran‡ais et certains paysages maritimes, parce quel'insistance avec laquelle il les citait dans ses livres prouvait qu'il lestenait pour riches de signification et de beaut‚. Malheureusement surpresque toutes choses j'ignorais son opinion. Je ne doutais pas qu'elle nef–t entiŠrement diff‚rente des miennes, puisqu'elle descendait d'un mondeinconnu vers lequel je cherchais … m'‚lever: persuad‚ que mes pens‚eseussent paru pure ineptie … cet esprit parfait, j'avais tellement faittable rase de toutes, que quand par hasard il m'arriva d'en rencontrer,dans tel de ses livres, une que j'avais d‚j… eue moi-mˆme, mon c ur segonflait comme si un Dieu dans sa bont‚ me l'avait rendue, l'avait d‚clar‚el‚gitime et belle. Il arrivait parfois qu'une page de lui disait les mˆmeschoses que j'‚crivais souvent la nuit … ma grand'mŠre et … ma mŠre quand jene pouvais pas dormir, si bien que cette page de Bergotte avait l'air d'unrecueil d'‚pigraphes pour ˆtre plac‚es en tˆte de mes lettres. Mˆme plustard, quand je commen‡ai de composer un livre, certaines phrases dont laqualit‚ ne suffit pas pour me d‚cider … le continuer, j'en retrouvail'‚quivalent dans Bergotte. Mais ce n'‚tait qu'alors, quand je les lisaisdans son uvre, que je pouvais en jouir; quand c'‚tait moi qui lescomposais, pr‚occup‚ qu'elles refl‚tassent exactement ce que j'apercevaisdans ma pens‚e, craignant de ne pas "faire ressemblant", j'avais bien letemps de me demander si ce que j'‚crivais ‚tait agr‚able! Mais en r‚alit‚il n'y avait que ce genre de phrases, ce genre d'id‚es que j'aimaisvraiment. Mes efforts inquiets et m‚contents ‚taient eux-mˆmes une marqued'amour, d'amour sans plaisir mais profond. Aussi quand tout d'un coup jetrouvais de telles phrases dans l' uvre d'un autre, c'est-…-dire sans plusavoir de scrupules, de s‚v‚rit‚, sans avoir … me tourmenter, je me laissaisenfin aller avec d‚lices au go–t que j'avais pour elles, comme un cuisinierqui pour une fois o— il n'a pas … faire la cuisine trouve enfin le tempsd'ˆtre gourmand. Un jour, ayant rencontr‚ dans un livre de Bergotte, …propos d'une vieille servante, une plaisanterie que le magnifique etsolennel langage de l'‚crivain rendait encore plus ironique mais qui ‚taitla mˆme que j'avais souvent faite … ma grand'mŠre en parlant de Fran‡oise,une autre fois o— je vis qu'il ne jugeait pas indigne de figurer dans un deces miroirs de la v‚rit‚ qu'‚taient ses ouvrages, une remarque analogue …celle que j'avais eu l'occasion de faire sur notre ami M. Legrandin(remarques sur Fran‡oise et M. Legrandin qui ‚taient certes de celles quej'eusse le plus d‚lib‚r‚ment sacrifi‚es … Bergotte, persuad‚ qu'il lestrouverait sans int‚rˆt), il me sembla soudain que mon humble vie et lesroyaumes du vrai n'‚taient pas aussi s‚par‚s que j'avais cru, qu'ilsco‹ncidaient mˆme sur certains points, et de confiance et de joie jepleurai sur les pages de l'‚crivain comme dans les bras d'un pŠre retrouv‚.

D'aprŠs ses livres j'imaginais Bergotte comme un vieillard faible et d‚‡uqui avait perdu des enfants et ne s'‚tait jamais consol‚. Aussi je lisais,je chantais int‚rieurement sa prose, plus "dolce", plus "lento" peut-ˆtrequ'elle n'‚tait ‚crite, et la phrase la plus simple s'adressait … moi avecune intonation attendrie. Plus que tout j'aimais sa philosophie, jem'‚tais donn‚ … elle pour toujours. Elle me rendait impatient d'arriver …l'ƒge o— j'entrerais au collŠge, dans la classe appel‚e Philosophie. Maisje ne voulais pas qu'on y fŒt autre chose que vivre uniquement par lapens‚e de Bergotte, et si l'on m'avait dit que les m‚taphysiciens auxquelsje m'attacherais alors ne lui ressembleraient en rien, j'aurais ressenti led‚sespoir d'un amoureux qui veut aimer pour la vie et … qui on parle desautres maŒtresses qu'il aura plus tard.

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Un dimanche, pendant ma lecture au jardin, je fus d‚rang‚ par Swann quivenait voir mes parents.

-- "Qu'est-ce que vous lisez, on peut regarder? Tiens, du Bergotte? Quidonc vous a indiqu‚ ses ouvrages?" Je lui dis que c'‚tait Bloch.

-- "Ah! oui, ce gar‡on que j'ai vu une fois ici, qui ressemble tellement auportrait de Mahomet II par Bellini. Oh! c'est frappant, il a les mˆmessourcils circonflexes, le mˆme nez recourb‚, les mˆmes pommettessaillantes. Quand il aura une barbiche ce sera la mˆme personne. En toutcas il a du go–t, car Bergotte est un charmant esprit." Et voyant combienj'avais l'air d'admirer Bergotte, Swann qui ne parlait jamais des gensqu'il connaissait fit, par bont‚, une exception et me dit:

-- "Je le connais beaucoup, si cela pouvait vous faire plaisir qu'il ‚criveun mot en tˆte de votre volume, je pourrais le lui demander." Je n'osaipas accepter mais posai … Swann des questions sur Bergotte. "Est-ce quevous pourriez me dire quel est l'acteur qu'il pr‚fŠre?"

-- "L'acteur, je ne sais pas. Mais je sais qu'il n'‚gale aucun artistehomme … la Berma qu'il met au-dessus de tout. L'avez-vous entendue?"

-- "Non monsieur, mes parents ne me permettent pas d'aller au th‚ƒtre."

-- "C'est malheureux. Vous devriez leur demander. La Berma dans "PhŠdre",dans "le Cid", ce n'est qu'une actrice si vous voulez, mais vous savez jene crois pas beaucoup … la "hi‚rarchie!" des arts; (et je remarquai, commecela m'avait souvent frapp‚ dans ses conversations avec les s urs de magrand'mŠre que quand il parlait de choses s‚rieuses, quand il employait uneexpression qui semblait impliquer une opinion sur un sujet important, ilavait soin de l'isoler dans une intonation sp‚ciale, machinale et ironique,comme s'il l'avait mise entre guillemets, semblant ne pas vouloir laprendre … son compte, et dire: "la "hi‚rarchie", vous savez, comme disentles gens ridicules"? Mais alors, si c'‚tait ridicule, pourquoi disait-illa hi‚rarchie?). Un instant aprŠs il ajouta: "Cela vous donnera unevision aussi noble que n'importe quel chef-d' uvre, je ne sais pas moi...que" -- et il se mit … rire -- "les Reines de Chartres!" Jusque-l… cettehorreur d'exprimer s‚rieusement son opinion m'avait paru quelque chose quidevait ˆtre ‚l‚gant et parisien et qui s'opposait au dogmatisme provincialdes s urs de ma grand'mŠre; et je soup‡onnais aussi que c'‚tait une desformes de l'esprit dans la coterie o— vivait Swann et o— par r‚action surle lyrisme des g‚n‚rations ant‚rieures on r‚habilitait … l'excŠs les petitsfaits pr‚cis, r‚put‚s vulgaires autrefois, et on proscrivait les "phrases".Mais maintenant je trouvais quelque chose de choquant dans cette attitudede Swann en face des choses. Il avait l'air de ne pas oser avoir uneopinion et de n'ˆtre tranquille que quand il pouvait donner m‚ticuleusementdes renseignements pr‚cis. Mais il ne se rendait donc pas compte quec'‚tait professer l'opinion, postuler, que l'exactitude de ces d‚tailsavait de l'importance. Je repensai alors … ce dŒner o— j'‚tais si tristeparce que maman ne devait pas monter dans ma chambre et o— il avait dit queles bals chez la princesse de L‚on n'avaient aucune importance. Maisc'‚tait pourtant … ce genre de plaisirs qu'il employait sa vie. Jetrouvais tout cela contradictoire. Pour quelle autre vie r‚servait-il dedire enfin s‚rieusement ce qu'il pensait des choses, de formuler desjugements qu'il p–t ne pas mettre entre guillemets, et de ne plus se livreravec une politesse pointilleuse … des occupations dont il professait en

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mˆme temps qu'elles sont ridicules? Je remarquai aussi dans la fa‡on dontSwann me parla de Bergotte quelque chose qui en revanche ne lui ‚tait pasparticulier mais au contraire ‚tait dans ce temps-l… commun … tous lesadmirateurs de l'‚crivain, … l'amie de ma mŠre, au docteur du Boulbon.Comme Swann, ils disaient de Bergotte: "C'est un charmant esprit, siparticulier, il a une fa‡on … lui de dire les choses un peu cherch‚e, maissi agr‚able. On n'a pas besoin de voir la signature, on reconnaŒt tout desuite que c'est de lui." Mais aucun n'aurait ‚t‚ jusqu'… dire: "C'est ungrand ‚crivain, il a un grand talent." Ils ne disaient mˆme pas qu'ilavait du talent. Ils ne le disaient pas parce qu'ils ne le savaient pas.Nous sommes trŠs longs … reconnaŒtre dans la physionomie particuliŠre d'unnouvel ‚crivain le modŠle qui porte le nom de "grand talent" dans notremus‚e des id‚es g‚n‚rales. Justement parce que cette physionomie estnouvelle nous ne la trouvons pas tout … fait ressemblante … ce que nousappelons talent. Nous disons plut“t originalit‚, charme, d‚licatesse,force; et puis un jour nous nous rendons compte que c'est justement toutcela le talent.

-- "Est-ce qu'il y a des ouvrages de Bergotte o— il ait parl‚ de la Berma?"demandai-je … M. Swann.

-- Je crois dans sa petite plaquette sur Racine, mais elle doit ˆtre‚puis‚e. Il y a peut-ˆtre eu cependant une r‚impression. Je m'informerai.Je peux d'ailleurs demander … Bergotte tout ce que vous voulez, il n'y apas de semaine dans l'ann‚e o— il ne dŒne … la maison. C'est le grand amide ma fille. Ils vont ensemble visiter les vieilles villes, lescath‚drales, les chƒteaux.

Comme je n'avais aucune notion sur la hi‚rarchie sociale, depuis longtempsl'impossibilit‚ que mon pŠre trouvait … ce que nous fr‚quentions Mme etMlle Swann avait eu plut“t pour effet, en me faisant imaginer entre elleset nous de grandes distances, de leur donner … mes yeux du prestige. Jeregrettais que ma mŠre ne se teignŒt pas les cheveux et ne se mŒt pas derouge aux lŠvres comme j'avais entendu dire par notre voisine Mme Sazeratque Mme Swann le faisait pour plaire, non … son mari, mais … M. de Charlus,et je pensais que nous devions ˆtre pour elle un objet de m‚pris, ce qui mepeinait surtout … cause de Mlle Swann qu'on m'avait dit ˆtre une si joliepetite fille et … laquelle je rˆvais souvent en lui prˆtant chaque fois unmˆme visage arbitraire et charmant. Mais quand j'eus appris ce jour-l… queMlle Swann ‚tait un ˆtre d'une condition si rare, baignant comme dans son‚l‚ment naturel au milieu de tant de privilŠges, que quand elle demandait …ses parents s'il y avait quelqu'un … dŒner, on lui r‚pondait par cessyllabes remplies de lumiŠre, par le nom de ce convive d'or qui n'‚taitpour elle qu'un vieil ami de sa famille: Bergotte; que, pour elle, lacauserie intime … table, ce qui correspondait … ce qu'‚tait pour moi laconversation de ma grand'tante, c'‚taient des paroles de Bergotte sur tousces sujets qu'il n'avait pu aborder dans ses livres, et sur lesquelsj'aurais voulu l'‚couter rendre ses oracles, et qu'enfin, quand elle allaitvisiter des villes, il cheminait … c“t‚ d'elle, inconnu et glorieux, commeles Dieux qui descendaient au milieu des mortels, alors je sentis en mˆmetemps que le prix d'un ˆtre comme Mlle Swann, combien je lui paraŒtraisgrossier et ignorant, et j'‚prouvai si vivement la douceur etl'impossibilit‚ qu'il y aurait pour moi … ˆtre son ami, que je fus rempli …la fois de d‚sir et de d‚sespoir. Le plus souvent maintenant quand jepensais … elle, je la voyais devant le porche d'une cath‚drale,m'expliquant la signification des statues, et, avec un sourire qui disait

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du bien de moi, me pr‚sentant comme son ami, … Bergotte. Et toujours lecharme de toutes les id‚es que faisaient naŒtre en moi les cath‚drales, lecharme des coteaux de l'Ile-de-France et des plaines de la Normandiefaisait refluer ses reflets sur l'image que je me formais de Mlle Swann:c'‚tait ˆtre tout prˆt … l'aimer. Que nous croyions qu'un ˆtre participe …une vie inconnue o— son amour nous ferait p‚n‚trer, c'est, de tout cequ'exige l'amour pour naŒtre, ce … quoi il tient le plus, et qui lui faitfaire bon march‚ du reste. Mˆme les femmes qui pr‚tendent ne juger unhomme que sur son physique, voient en ce physique l'‚manation d'une viesp‚ciale. C'est pourquoi elles aiment les militaires, les pompiers;l'uniforme les rend moins difficiles pour le visage; elles croient baisersous la cuirasse un c ur diff‚rent, aventureux et doux; et un jeunesouverain, un prince h‚ritier, pour faire les plus flatteuses conquˆtes,dans les pays ‚trangers qu'il visite, n'a pas besoin du profil r‚gulier quiserait peut-ˆtre indispensable … un coulissier.

Tandis que je lisais au jardin, ce que ma grand'tante n'aurait pas comprisque je fisse en dehors du dimanche, jour o— il est d‚fendu de s'occuper …rien de s‚rieux et o— elle ne cousait pas (un jour de semaine, ellem'aurait dit "Comment tu t'AMUSES encore … lire, ce n'est pourtant pasdimanche" en donnant au mot amusement le sens d'enfantillage et de perte detemps), ma tante L‚onie devisait avec Fran‡oise en attendant l'heured'Eulalie. Elle lui annon‡ait qu'elle venait de voir passer Mme Goupil"sans parapluie, avec la robe de soie qu'elle s'est fait faire …Chƒteaudun. Si elle a loin … aller avant vˆpres elle pourrait bien lafaire saucer".

-- "Peut-ˆtre, peut-ˆtre (ce qui signifiait peut-ˆtre non)" disaitFran‡oise pour ne pas ‚carter d‚finitivement la possibilit‚ d'unealternative plus favorable.

-- "Tiens, disait ma tante en se frappant le front, cela me fait penser queje n'ai point su si elle ‚tait arriv‚e … l'‚glise aprŠs l'‚l‚vation. Ilfaudra que je pense … le demander … Eulalie... Fran‡oise, regardez-moi cenuage noir derriŠre le clocher et ce mauvais soleil sur les ardoises, biens–r que la journ‚e ne se passera pas sans pluie. Ce n'‚tait pas possibleque ‡a reste comme ‡a, il faisait trop chaud. Et le plus t“t sera lemieux, car tant que l'orage n'aura pas ‚clat‚, mon eau de Vichy nedescendra pas, ajoutait ma tante dans l'esprit de qui le d‚sir de hƒter ladescente de l'eau de Vichy l'emportait infiniment sur la crainte de voirMme Goupil gƒter sa robe."

-- "Peut-ˆtre, peut-ˆtre."

-- "Et c'est que, quand il pleut sur la place, il n'y a pas grand abri."

-- "Comment, trois heures? s'‚criait tout … coup ma tante en pƒlissant,mais alors les vˆpres sont commenc‚es, j'ai oubli‚ ma pepsine! Jecomprends maintenant pourquoi mon eau de Vichy me restait sur l'estomac."

Et se pr‚cipitant sur un livre de messe reli‚ en velours violet, mont‚d'or, et d'o—, dans sa hƒte, elle laissait s'‚chapper de ces images,bord‚es d'un bandeau de dentelle de papier jaunissante, qui marquent lespages des fˆtes, ma tante, tout en avalant ses gouttes commen‡ait … lire auplus vite les textes sacr‚s dont l'intelligence lui ‚tait l‚gŠrementobscurcie par l'incertitude de savoir si, prise aussi longtemps aprŠs l'eau

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de Vichy, la pepsine serait encore capable de la rattraper et de la fairedescendre. "Trois heures, c'est incroyable ce que le temps passe!"

Un petit coup au carreau, comme si quelque chose l'avait heurt‚, suivid'une ample chute l‚gŠre comme de grains de sable qu'on e–t laiss‚ tomberd'une fenˆtre au-dessus, puis la chute s'‚tendant, se r‚glant, adoptant unrythme, devenant fluide, sonore, musicale, innombrable, universelle:c'‚tait la pluie.

-- "Eh bien! Fran‡oise, qu'est-ce que je disais? Ce que cela tombe! Maisje crois que j'ai entendu le grelot de la porte du jardin, allez donc voirqui est-ce qui peut ˆtre dehors par un temps pareil."

Fran‡oise revenait:

-- "C'est Mme Am‚d‚e (ma grand'mŠre) qui a dit qu'elle allait faire untour. €a pleut pourtant fort."

-- Cela ne me surprend point, disait ma tante en levant les yeux au ciel.J'ai toujours dit qu'elle n'avait point l'esprit fait comme tout le monde.J'aime mieux que ce soit elle que moi qui soit dehors en ce moment.

-- Mme Am‚d‚e, c'est toujours tout l'extrˆme des autres, disait Fran‡oiseavec douceur, r‚servant pour le moment o— elle serait seule avec les autresdomestiques, de dire qu'elle croyait ma grand'mŠre un peu "piqu‚e".

-- Voil… le salut pass‚! Eulalie ne viendra plus, soupirait ma tante; cesera le temps qui lui aura fait peur."

-- "Mais il n'est pas cinq heures, madame Octave, il n'est que quatreheures et demie."

-- Que quatre heures et demie? et j'ai ‚t‚ oblig‚e de relever les petitsrideaux pour avoir un m‚chant rayon de jour. A quatre heures et demie!Huit jours avant les Rogations! Ah! ma pauvre Fran‡oise, il faut que lebon Dieu soit bien en colŠre aprŠs nous. Aussi, le monde d'aujourd'hui enfait trop! Comme disait mon pauvre Octave, on a trop oubli‚ le bon Dieu etil se venge.

Une vive rougeur animait les joues de ma tante, c'‚tait Eulalie.Malheureusement, … peine venait-elle d'ˆtre introduite que Fran‡oiserentrait et avec un sourire qui avait pour but de se mettre elle-mˆme …l'unisson de la joie qu'elle ne doutait pas que ses paroles allaient causer… ma tante, articulant les syllabes pour montrer que, malgr‚ l'emploi dustyle indirect, elle rapportait, en bonne domestique, les paroles mˆmesdont avait daign‚ se servir le visiteur:

-- "M. le Cur‚ serait enchant‚, ravi, si Madame Octave ne repose pas etpouvait le recevoir. M. le Cur‚ ne veut pas d‚ranger. M. le Cur‚ est enbas, j'y ai dit d'entrer dans la salle."

En r‚alit‚, les visites du cur‚ ne faisaient pas … ma tante un aussi grandplaisir que le supposait Fran‡oise et l'air de jubilation dont celle-cicroyait devoir pavoiser son visage chaque fois qu'elle avait … l'annoncerne r‚pondait pas entiŠrement au sentiment de la malade. Le cur‚ (excellenthomme avec qui je regrette de ne pas avoir caus‚ davantage, car s'il

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n'entendait rien aux arts, il connaissait beaucoup d'‚tymologies), habitu‚… donner aux visiteurs de marque des renseignements sur l'‚glise (il avaitmˆme l'intention d'‚crire un livre sur la paroisse de Combray), lafatiguait par des explications infinies et d'ailleurs toujours les mˆmes.Mais quand elle arrivait ainsi juste en mˆme temps que celle d'Eulalie, savisite devenait franchement d‚sagr‚able … ma tante. Elle e–t mieux aim‚bien profiter d'Eulalie et ne pas avoir tout le monde … la fois. Mais ellen'osait pas ne pas recevoir le cur‚ et faisait seulement signe … Eulalie dene pas s'en aller en mˆme temps que lui, qu'elle la garderait un peu seulequand il serait parti.

-- "Monsieur le Cur‚, qu'est-ce que l'on me disait, qu'il y a un artistequi a install‚ son chevalet dans votre ‚glise pour copier un vitrail. Jepeux dire que je suis arriv‚e … mon ƒge sans avoir jamais entendu parlerd'une chose pareille! Qu'est-ce que le monde aujourd'hui va donc chercher!Et ce qu'il y a de plus vilain dans l'‚glise!"

-- "Je n'irai pas jusqu'… dire que c'est ce qu'il y a de plus vilain, cars'il y a … Saint-Hilaire des parties qui m‚ritent d'ˆtre visit‚es, il y ena d'autres qui sont bien vieilles, dans ma pauvre basilique, la seule detout le diocŠse qu'on n'ait mˆme pas restaur‚e! Mon dieu, le porche estsale et antique, mais enfin d'un caractŠre majestueux; passe mˆme pour lestapisseries d'Esther dont personnellement je ne donnerais pas deux sous,mais qui sont plac‚es par les connaisseurs tout de suite aprŠs celles deSens. Je reconnais d'ailleurs, qu'… c“t‚ de certains d‚tails un peur‚alistes, elles en pr‚sentent d'autres qui t‚moignent d'un v‚ritableesprit d'observation. Mais qu'on ne vienne pas me parler des vitraux.Cela a-t-il du bon sens de laisser des fenˆtres qui ne donnent pas de jouret trompent mˆme la vue par ces reflets d'une couleur que je ne sauraisd‚finir, dans une ‚glise o— il n'y a pas deux dalles qui soient au mˆmeniveau et qu'on se refuse … me remplacer sous pr‚texte que ce sont lestombes des abb‚s de Combray et des seigneurs de Guermantes, les ancienscomtes de Brabant. Les ancˆtres directs du duc de Guermantes d'aujourd'huiet aussi de la Duchesse puisqu'elle est une demoiselle de Guermantes qui a‚pous‚ son cousin." (Ma grand'mŠre qui … force de se d‚sint‚resser despersonnes finissait par confondre tous les noms, chaque fois qu'onpronon‡ait celui de la Duchesse de Guermantes pr‚tendait que ce devait ˆtreune parente de Mme de Villeparisis. Tout le monde ‚clatait de rire; elletƒchait de se d‚fendre en all‚guant une certaine lettre de faire part: "Ilme semblait me rappeler qu'il y avait du Guermantes l…-dedans." Et pourune fois j'‚tais avec les autres contre elle, ne pouvant admettre qu'il ye–t un lien entre son amie de pension et la descendante de GeneviŠve deBrabant.) -- "Voyez Roussainville, ce n'est plus aujourd'hui qu'uneparoisse de fermiers, quoique dans l'antiquit‚ cette localit‚ ait d– ungrand essor au commerce de chapeaux de feutre et des pendules. (Je ne suispas certain de l'‚tymologie de Roussainville. Je croirais volontiers quele nom primitif ‚tait Rouville ("Radulfi villa") comme Chƒteauroux("Castrum Radulfi") mais je vous parlerai de cela une autre fois. H‚ bien!l'‚glise a des vitraux superbes, presque tous modernes, et cette imposante"Entr‚e de Louis-Philippe … Combray" qui serait mieux … sa place … Combraymˆme, et qui vaut, dit-on, la fameuse verriŠre de Chartres. Je voyais mˆmehier le frŠre du docteur Percepied qui est amateur et qui la regarde commed'un plus beau travail.

"Mais, comme je le lui disais, … cet artiste qui semble du reste trŠs poli,qui est paraŒt-il, un v‚ritable virtuose du pinceau, que lui trouvez-vous

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donc d'extraordinaire … ce vitrail, qui est encore un peu plus sombre queles autres?"

-- "Je suis s–re que si vous le demandiez … Monseigneur, disait mollementma tante qui commen‡ait … penser qu'elle allait ˆtre fatigu‚e, il ne vousrefuserait pas un vitrail neuf."

-- "Comptez-y, madame Octave, r‚pondait le cur‚. Mais c'est justementMonseigneur qui a attach‚ le grelot … cette malheureuse verriŠre enprouvant qu'elle repr‚sente Gilbert le Mauvais, sire de Guermantes, ledescendant direct de GeneviŠve de Brabant qui ‚tait une demoiselle deGuermantes, recevant l'absolution de Saint-Hilaire."

-- "Mais je ne vois pas o— est Saint-Hilaire?

-- "Mais si, dans le coin du vitrail vous n'avez jamais remarqu‚ une dameen robe jaune? H‚ bien! c'est Saint-Hilaire qu'on appelle aussi, vous lesavez, dans certaines provinces, Saint-Illiers, Saint-H‚lier, et mˆme, dansle Jura, Saint-Ylie. Ces diverses corruptions de "sanctus Hilarius" nesont pas du reste les plus curieuses de celles qui se sont produites dansles noms des bienheureux. Ainsi votre patronne, ma bonne Eulalie, "sanctaEulalia", savez-vous ce qu'elle est devenue en Bourgogne? "Saint-Eloi"tout simplement: elle est devenue un saint. Voyez-vous, Eulalie, qu'aprŠsvotre mort on fasse de vous un homme?" -- "Monsieur le Cur‚ a toujours lemot pour rigoler." -- "Le frŠre de Gilbert, Charles le BŠgue, prince pieuxmais qui, ayant perdu de bonne heure son pŠre, P‚pin l'Insens‚, mort dessuites de sa maladie mentale, exer‡ait le pouvoir suprˆme avec toute lapr‚somption d'une jeunesse … qui la discipline a manqu‚; dŠs que la figured'un particulier ne lui revenait pas dans une ville, il y faisait massacrerjusqu'au dernier habitant. Gilbert voulant se venger de Charles fit br–lerl'‚glise de Combray, la primitive ‚glise alors, celle que Th‚odebert, enquittant avec sa cour la maison de campagne qu'il avait prŠs d'ici, …Thiberzy ("Theodeberciacus"), pour aller combattre les Burgondes, avaitpromis de bƒtir au-dessus du tombeau de Saint-Hilaire, si le Bienheureuxlui procurait la victoire. Il n'en reste que la crypte o— Th‚odore a d–vous faire descendre, puisque Gilbert br–la le reste. Ensuite il d‚fitl'infortun‚ Charles avec l'aide de Guillaume Le Conqu‚rant (le cur‚pronon‡ait Guil“me), ce qui fait que beaucoup d'Anglais viennent pourvisiter. Mais il ne semble pas avoir su se concilier la sympathie deshabitants de Combray, car ceux-ci se ruŠrent sur lui … la sortie de lamesse et lui tranchŠrent la tˆte. Du reste Th‚odore prˆte un petit livrequi donne les explications.

"Mais ce qui est incontestablement le plus curieux dans notre ‚glise, c'estle point de vue qu'on a du clocher et qui est grandiose. Certainement,pour vous qui n'ˆtes pas trŠs forte, je ne vous conseillerais pas de monternos quatre-vingt-dix-sept marches, juste la moiti‚ du c‚lŠbre d“me deMilan. Il y a de quoi fatiguer une personne bien portante, d'autant plusqu'on monte pli‚ en deux si on ne veut pas se casser la tˆte, et on ramasseavec ses effets toutes les toiles d'araign‚es de l'escalier. En tous casil faudrait bien vous couvrir, ajoutait-il (sans apercevoir l'indignationque causait … ma tante l'id‚e qu'elle f–t capable de monter dans leclocher), car il fait un de ces courants d'air une fois arriv‚ l…-haut!Certaines personnes affirment y avoir ressenti le froid de la mort.N'importe, le dimanche il y a toujours des soci‚t‚s qui viennent mˆme detrŠs loin pour admirer la beaut‚ du panorama et qui s'en retournent

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enchant‚es. Tenez, dimanche prochain, si le temps se maintient, voustrouveriez certainement du monde, comme ce sont les Rogations. Il fautavouer du reste qu'on jouit de l… d'un coup d' il f‚erique, avec des sortesd'‚chapp‚es sur la plaine qui ont un cachet tout particulier. Quand letemps est clair on peut distinguer jusqu'… Verneuil. Surtout on embrasse …la fois des choses qu'on ne peut voir habituellement que l'une sansl'autre, comme le cours de la Vivonne et les foss‚s de Saint-Assise-lŠs-Combray, dont elle est s‚par‚e par un rideau de grands arbres, ou encorecomme les diff‚rents canaux de Jouy-le-Vicomte ("Gaudiacus vice comitis"comme vous savez). Chaque fois que je suis all‚ … Jouy-le-Vicomte, j'aibien vu un bout du canal, puis quand j'avais tourn‚ une rue j'en voyais unautre, mais alors je ne voyais plus le pr‚c‚dent. J'avais beau les mettreensemble par la pens‚e, cela ne me faisait pas grand effet. Du clocher deSaint-Hilaire c'est autre chose, c'est tout un r‚seau o— la localit‚ estprise. Seulement on ne distingue pas d'eau, on dirait de grandes fentesqui coupent si bien la ville en quartiers, qu'elle est comme une briochedont les morceaux tiennent ensemble mais sont d‚j… d‚coup‚s. Il faudraitpour bien faire ˆtre … la fois dans le clocher de Saint-Hilaire et … Jouy-le-Vicomte."

Le cur‚ avait tellement fatigu‚ ma tante qu'… peine ‚tait-il parti, elle‚tait oblig‚e de renvoyer Eulalie.

-- "Tenez, ma pauvre Eulalie, disait-elle d'une voix faible, en tirant unepiŠce d'une petite bourse qu'elle avait … port‚e de sa main, voil… pour quevous ne m'oubliiez pas dans vos priŠres."

-- "Ah! mais, madame Octave, je ne sais pas si je dois, vous savez bien quece n'est pas pour cela que je viens!" disait Eulalie avec la mˆmeh‚sitation et le mˆme embarras, chaque fois, que si c'‚tait la premiŠre, etavec une apparence de m‚contentement qui ‚gayait ma tante mais ne luid‚plaisait pas, car si un jour Eulalie, en prenant la piŠce, avait un airun peu moins contrari‚ que de coutume, ma tante disait:

-- "Je ne sais pas ce qu'avait Eulalie; je lui ai pourtant donn‚ la mˆmechose que d'habitude, elle n'avait pas l'air contente."

-- Je crois qu'elle n'a pourtant pas … se plaindre, soupirait Fran‡oise,qui avait une tendance … consid‚rer comme de la menue monnaie tout ce quelui donnait ma tante pour elle ou pour ses enfants, et comme des tr‚sorsfollement gaspill‚s pour une ingrate les pi‚cettes mises chaque dimanchedans la main d'Eulalie, mais si discrŠtement que Fran‡oise n'arrivaitjamais … les voir. Ce n'est pas que l'argent que ma tante donnait …Eulalie, Fran‡oise l'e–t voulu pour elle. Elle jouissait suffisamment dece que ma tante poss‚dait, sachant que les richesses de la maŒtresse dumˆme coup ‚lŠvent et embellissent aux yeux de tous sa servante; et qu'elle,Fran‡oise, ‚tait insigne et glorifi‚e dans Combray, Jouy-le-Vicomte etautres lieux, pour les nombreuses fermes de ma tante, les visitesfr‚quentes et prolong‚es du cur‚, le nombre singulier des bouteilles d'eaude Vichy consomm‚es. Elle n'‚tait avare que pour ma tante; si elle avaitg‚r‚ sa fortune, ce qui e–t ‚t‚ son rˆve, elle l'aurait pr‚serv‚e desentreprises d'autrui avec une f‚rocit‚ maternelle. Elle n'aurait pourtantpas trouv‚ grand mal … ce que ma tante, qu'elle savait incurablementg‚n‚reuse, se f–t laiss‚e aller … donner, si au moins ‡'avait ‚t‚ … desriches. Peut-ˆtre pensait-elle que ceux-l…, n'ayant pas besoin des cadeauxde ma tante, ne pouvaient ˆtre soup‡onn‚s de l'aimer … cause d'eux.

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D'ailleurs offerts … des personnes d'une grande position de fortune, … MmeSazerat, … M. Swann, … M. Legrandin, … Mme Goupil, … des personnes "de mˆmerang" que ma tante et qui "allaient bien ensemble", ils lui apparaissaientcomme faisant partie des usages de cette vie ‚trange et brillante des gensriches qui chassent, se donnent des bals, se font des visites et qu'elleadmirait en souriant. Mais il n'en allait plus de mˆme si lesb‚n‚ficiaires de la g‚n‚rosit‚ de ma tante ‚taient de ceux que Fran‡oiseappelait "des gens comme moi, des gens qui ne sont pas plus que moi" et qui‚taient ceux qu'elle m‚prisait le plus … moins qu'ils ne l'appelassent"Madame Fran‡oise" et ne se consid‚rassent comme ‚tant "moins qu'elle". Etquand elle vit que, malgr‚ ses conseils, ma tante n'en faisait qu'… sa tˆteet jetait l'argent -- Fran‡oise le croyait du moins -- pour des cr‚aturesindignes, elle commen‡a … trouver bien petits les dons que ma tante luifaisait en comparaison des sommes imaginaires prodigu‚es … Eulalie. Il n'yavait pas dans les environs de Combray de ferme si cons‚quente queFran‡oise ne supposƒt qu'Eulalie e–t pu facilement l'acheter, avec tout ceque lui rapporteraient ses visites. Il est vrai qu'Eulalie faisait la mˆmeestimation des richesses immenses et cach‚es de Fran‡oise. Habituellement,quand Eulalie ‚tait partie, Fran‡oise proph‚tisait sans bienveillance surson compte. Elle la ha‹ssait, mais elle la craignait et se croyait tenue,quand elle ‚tait l…, … lui faire "bon visage". Elle se rattrapait aprŠsson d‚part, sans la nommer jamais … vrai dire, mais en prof‚rant desoracles sibyllins, des sentences d'un caractŠre g‚n‚ral telles que cellesde l'Eccl‚siaste, mais dont l'application ne pouvait ‚chapper … ma tante.AprŠs avoir regard‚ par le coin du rideau si Eulalie avait referm‚ laporte: "Les personnes flatteuses savent se faire bien venir et ramasserles p‚pettes; mais patience, le bon Dieu les punit toutes par un beaujour", disait-elle, avec le regard lat‚ral et l'insinuation de Joas pensantexclusivement … Athalie quand il dit:

"Le bonheur des m‚chants comme un torrent s'‚coule."

Mais quand le cur‚ ‚tait venu aussi et que sa visite interminable avait‚puis‚ les forces de ma tante, Fran‡oise sortait de la chambre derriŠreEulalie et disait:

-- "Madame Octave, je vous laisse reposer, vous avez l'air beaucoupfatigu‚e."

Et ma tante ne r‚pondait mˆme pas, exhalant un soupir qui semblait devoirˆtre le dernier, les yeux clos, comme morte. Mais … peine Fran‡oise ‚tait-elle descendue que quatre coups donn‚s avec la plus grande violenceretentissaient dans la maison et ma tante, dress‚e sur son lit, criait:

-- "Est-ce qu'Eulalie est d‚j… partie? Croyez-vous que j'ai oubli‚ de luidemander si Mme Goupil ‚tait arriv‚e … la messe avant l'‚l‚vation! Courezvite aprŠs elle!"

Mais Fran‡oise revenait n'ayant pu rattraper Eulalie.

-- "C'est contrariant, disait ma tante en hochant la tˆte. La seule choseimportante que j'avais … lui demander!"

Ainsi passait la vie pour ma tante L‚onie, toujours identique, dans ladouce uniformit‚ de ce qu'elle appelait avec un d‚dain affect‚ et unetendresse profonde, son "petit traintrain". Pr‚serv‚ par tout le monde,

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non seulement … la maison, o— chacun ayant ‚prouv‚ l'inutilit‚ de luiconseiller une meilleure hygiŠne, s'‚tait peu … peu r‚sign‚ … le respecter,mais mˆme dans le village o—, … trois rues de nous, l'emballeur, avant declouer ses caisses, faisait demander … Fran‡oise si ma tante ne "reposaitpas", -- ce traintrain fut pourtant troubl‚ une fois cette ann‚e-l…. Commeun fruit cach‚ qui serait parvenu … maturit‚ sans qu'on s'en aper‡–t et sed‚tacherait spontan‚ment, survint une nuit la d‚livrance de la fille decuisine. Mais ses douleurs ‚taient intol‚rables, et comme il n'y avait pasde sage-femme … Combray, Fran‡oise dut partir avant le jour en chercher une… Thiberzy. Ma tante, … cause des cris de la fille de cuisine, ne putreposer, et Fran‡oise, malgr‚ la courte distance, n'‚tant revenue que trŠstard, lui manqua beaucoup. Aussi, ma mŠre me dit-elle dans la matin‚e:"Monte donc voir si ta tante n'a besoin de rien." J'entrai dans lapremiŠre piŠce et, par la porte ouverte, vis ma tante, couch‚e sur le c“t‚,qui dormait; je l'entendis ronfler l‚gŠrement. J'allais m'en allerdoucement mais sans doute le bruit que j'avais fait ‚tait intervenu dansson sommeil et en avait "chang‚ la vitesse", comme on dit pour lesautomobiles, car la musique du ronflement s'interrompit une seconde etreprit un ton plus bas, puis elle s'‚veilla et tourna … demi son visage queje pus voir alors; il exprimait une sorte de terreur; elle venait‚videmment d'avoir un rˆve affreux; elle ne pouvait me voir de la fa‡ondont elle ‚tait plac‚e, et je restais l… ne sachant si je devais m'avancerou me retirer; mais d‚j… elle semblait revenue au sentiment de la r‚alit‚et avait reconnu le mensonge des visions qui l'avaient effray‚e; un sourirede joie, de pieuse reconnaissance envers Dieu qui permet que la vie soitmoins cruelle que les rˆves, ‚claira faiblement son visage, et avec cettehabitude qu'elle avait prise de se parler … mi-voix … elle-mˆme quand ellese croyait seule, elle murmura: "Dieu soit lou‚! nous n'avons comme tracasque le fille de cuisine qui accouche. Voil…-t-il pas que je rˆvais que monpauvre Octave ‚tait ressuscit‚ et qu'il voulait me faire faire unepromenade tous les jours!" Sa main se tendit vers son chapelet qui ‚taitsur la petite table, mais le sommeil recommen‡ant ne lui laissa pas laforce de l'atteindre: elle se rendormit, tranquillis‚e, et je sortis … pasde loup de la chambre sans qu'elle ni personne e–t jamais appris ce quej'avais entendu.

Quand je dis qu'en dehors d'‚v‚nements trŠs rares, comme cet accouchement,le traintrain de ma tante ne subissait jamais aucune variation, je ne parlepas de celles qui, se r‚p‚tant toujours identiques … des intervallesr‚guliers, n'introduisaient au sein de l'uniformit‚ qu'une sorted'uniformit‚ secondaire. C'est ainsi que tous les samedis, comme Fran‡oiseallait dans l'aprŠs-midi au march‚ de Roussainville-le-Pin, le d‚jeuner‚tait, pour tout le monde, une heure plus t“t. Et ma tante avait si bienpris l'habitude de cette d‚rogation hebdomadaire … ses habitudes, qu'elletenait … cette habitude-l… autant qu'aux autres. Elle y ‚tait si bien"routin‚e", comme disait Fran‡oise, que s'il lui avait fallu un samedi,attendre pour d‚jeuner l'heure habituelle, cela l'e–t autant "d‚rang‚e" quesi elle avait d–, un autre jour, avancer son d‚jeuner … l'heure du samedi.Cette avance du d‚jeuner donnait d'ailleurs au samedi, pour nous tous, unefigure particuliŠre, indulgente, et assez sympathique. Au moment o—d'habitude on a encore une heure … vivre avant la d‚tente du repas, onsavait que, dans quelques secondes, on allait voir arriver des endivespr‚coces, une omelette de faveur, un bifteck imm‚rit‚. Le retour de cesamedi asym‚trique ‚tait un de ces petits ‚v‚nements int‚rieurs, locaux,presque civiques qui, dans les vies tranquilles et les soci‚t‚s ferm‚es,cr‚ent une sorte de lien national et deviennent le thŠme favori des

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conversations, des plaisanteries, des r‚cits exag‚r‚s … plaisir: il e–t‚t‚ le noyau tout prˆt pour un cycle l‚gendaire si l'un de nous avait eu latˆte ‚pique. DŠs le matin, avant d'ˆtre habill‚s, sans raison, pour leplaisir d'‚prouver la force de la solidarit‚, on se disait les uns auxautres avec bonne humeur, avec cordialit‚, avec patriotisme: "Il n'y a pasde temps … perdre, n'oublions pas que c'est samedi!" cependant que matante, conf‚rant avec Fran‡oise et songeant que la journ‚e serait pluslongue que d'habitude, disait: "Si vous leur faisiez un beau morceau deveau, comme c'est samedi." Si … dix heures et demie un distrait tirait samontre en disant: "Allons, encore une heure et demie avant le d‚jeuner",chacun ‚tait enchant‚ d'avoir … lui dire: "Mais voyons, … quoi pensez-vous, vous oubliez que c'est samedi!"; on en riait encore un quart d'heureaprŠs et on se promettait de monter raconter cet oubli … ma tante pourl'amuser. Le visage du ciel mˆme semblait chang‚. AprŠs le d‚jeuner, lesoleil, conscient que c'‚tait samedi, flƒnait une heure de plus au haut duciel, et quand quelqu'un, pensant qu'on ‚tait en retard pour la promenade,disait: "Comment, seulement deux heures?" en voyant passer les deux coupsdu clocher de Saint-Hilaire (qui ont l'habitude de ne rencontrer encorepersonne dans les chemins d‚sert‚s … cause du repas de midi ou de lasieste, le long de la riviŠre vive et blanche que le pˆcheur mˆme aabandonn‚e, et passent solitaires dans le ciel vacant o— ne restent quequelques nuages paresseux), tout le monde en ch ur lui r‚pondait: "Mais cequi vous trompe, c'est qu'on a d‚jeun‚ une heure plus t“t, vous savez bienque c'est samedi!" La surprise d'un barbare (nous appelions ainsi tous lesgens qui ne savaient pas ce qu'avait de particulier le samedi) qui, ‚tantvenu … onze heures pour parler … mon pŠre, nous avait trouv‚s … table,‚tait une des choses qui, dans sa vie, avaient le plus ‚gay‚ Fran‡oise.Mais si elle trouvait amusant que le visiteur interloqu‚ ne s–t pas quenous d‚jeunions plus t“t le samedi, elle trouvait plus comique encore (touten sympathisant du fond du c ur avec ce chauvinisme ‚troit) que mon pŠre,lui, n'e–t pas eu l'id‚e que ce barbare pouvait l'ignorer et e–t r‚pondusans autre explication … son ‚tonnement de nous voir d‚j… dans la salle …manger: "Mais voyons, c'est samedi!" Parvenue … ce point de son r‚cit,elle essuyait des larmes d'hilarit‚ et pour accroŒtre le plaisir qu'elle‚prouvait, elle prolongeait le dialogue, inventait ce qu'avait r‚pondu levisiteur … qui ce "samedi" n'expliquait rien. Et bien loin de nousplaindre de ses additions, elles ne nous suffisaient pas encore et nousdisions: "Mais il me semblait qu'il avait dit aussi autre chose. C'‚taitplus long la premiŠre fois quand vous l'avez racont‚." Ma grand'tanteelle-mˆme laissait son ouvrage, levait la tˆte et regardait par-dessus sonlorgnon.

Le samedi avait encore ceci de particulier que ce jour-l…, pendant le moisde mai, nous sortions aprŠs le dŒner pour aller au "mois de Marie".

Comme nous y rencontrions parfois M. Vinteuil, trŠs s‚vŠre pour "le genred‚plorable des jeunes gens n‚glig‚s, dans les id‚es de l'‚poque actuelle",ma mŠre prenait garde que rien ne clochƒt dans ma tenue, puis on partaitpour l'‚glise. C'est au mois de Marie que je me souviens d'avoir commenc‚… aimer les aub‚pines. N'‚tant pas seulement dans l'‚glise, si sainte,mais o— nous avions le droit d'entrer, pos‚es sur l'autel mˆme,ins‚parables des mystŠres … la c‚l‚bration desquels elles prenaient part,elles faisaient courir au milieu des flambeaux et des vases sacr‚s leursbranches attach‚es horizontalement les unes aux autres en un apprˆt defˆte, et qu'enjolivaient encore les festons de leur feuillage sur lequel‚taient sem‚s … profusion, comme sur une traŒne de mari‚e, de petits

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bouquets de boutons d'une blancheur ‚clatante. Mais, sans oser lesregarder qu'… la d‚rob‚e, je sentais que ces apprˆts pompeux ‚taientvivants et que c'‚tait la nature elle-mˆme qui, en creusant ces d‚coupuresdans les feuilles, en ajoutant l'ornement suprˆme de ces blancs boutons,avait rendu cette d‚coration digne de ce qui ‚tait … la fois uner‚jouissance populaire et une solennit‚ mystique. Plus haut s'ouvraientleurs corolles ‡… et l… avec une grƒce insouciante, retenant sin‚gligemment comme un dernier et vaporeux atour le bouquet d'‚tamines,fines comme des fils de la Vierge, qui les embrumait tout entiŠres, qu'ensuivant, qu'en essayant de mimer au fond de moi le geste de leurefflorescence, je l'imaginais comme si ‡'avait ‚t‚ le mouvement de tˆte‚tourdi et rapide, au regard coquet, aux pupilles diminu‚es, d'une blanchejeune fille, distraite et vive. M. Vinteuil ‚tait venu avec sa fille seplacer … c“t‚ de nous. D'une bonne famille, il avait ‚t‚ le professeur depiano des s urs de ma grand'mŠre et quand, aprŠs la mort de sa femme et unh‚ritage qu'il avait fait, il s'‚tait retir‚ auprŠs de Combray, on lerecevait souvent … la maison. Mais d'une pudibonderie excessive, il cessade venir pour ne pas rencontrer Swann qui avait fait ce qu'il appelait "unmariage d‚plac‚, dans le go–t du jour". Ma mŠre, ayant appris qu'ilcomposait, lui avait dit par amabilit‚ que, quand elle irait le voir, ilfaudrait qu'il lui fŒt entendre quelque chose de lui. M. Vinteuil enaurait eu beaucoup de joie, mais il poussait la politesse et la bont‚jusqu'… de tels scrupules que, se mettant toujours … la place des autres,il craignait de les ennuyer et de leur paraŒtre ‚go‹ste s'il suivait ouseulement laissait deviner son d‚sir. Le jour o— mes parents ‚taient all‚schez lui en visite, je les avais accompagn‚s, mais ils m'avaient permis derester dehors et, comme la maison de M. Vinteuil, Montjouvain, ‚tait encontre-bas d'un monticule buissonneux, o— je m'‚tais cach‚, je m'‚taistrouv‚ de plain-pied avec le salon du second ‚tage, … cinquante centimŠtresde la fenˆtre. Quand on ‚tait venu lui annoncer mes parents, j'avais vu M.Vinteuil se hƒter de mettre en ‚vidence sur le piano un morceau de musique.Mais une fois mes parents entr‚s, il l'avait retir‚ et mis dans un coin.Sans doute avait-il craint de leur laisser supposer qu'il n'‚tait heureuxde les voir que pour leur jouer de ses compositions. Et chaque fois que mamŠre ‚tait revenue … la charge au cours de la visite, il avait r‚p‚t‚plusieurs fois "Mais je ne sais qui a mis cela sur le piano, ce n'est passa place", et avait d‚tourn‚ la conversation sur d'autres sujets, justementparce que ceux-l… l'int‚ressaient moins. Sa seule passion ‚tait pour safille et celle-ci qui avait l'air d'un gar‡on paraissait si robuste qu'onne pouvait s'empˆcher de sourire en voyant les pr‚cautions que son pŠreprenait pour elle, ayant toujours des chƒles suppl‚mentaires … lui jetersur les ‚paules. Ma grand'mŠre faisait remarquer quelle expression douced‚licate, presque timide passait souvent dans les regards de cette enfantsi rude, dont le visage ‚tait sem‚ de taches de son. Quand elle venait deprononcer une parole elle l'entendait avec l'esprit de ceux … qui ellel'avait dite, s'alarmait des malentendus possibles et on voyait s'‚clairer,se d‚couper comme par transparence, sous la figure hommasse du "bondiable", les traits plus fins d'une jeune fille ‚plor‚e.

Quand, au moment de quitter l'‚glise, je m'agenouillai devant l'autel, jesentis tout d'un coup, en me relevant, s'‚chapper des aub‚pines une odeuramŠre et douce d'amandes, et je remarquai alors sur les fleurs de petitesplaces plus blondes, sous lesquelles je me figurai que devait ˆtre cach‚ecette odeur comme sous les parties gratin‚es le go–t d'une frangipane ousous leurs taches de rousseur celui des joues de Mlle Vinteuil. Malgr‚ lasilencieuse immobilit‚ des aub‚pines, cette intermittente ardeur ‚tait

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comme le murmure de leur vie intense dont l'autel vibrait ainsi qu'une haieagreste visit‚e par de vivantes antennes, auxquelles on pensait en voyantcertaines ‚tamines presque rousses qui semblaient avoir gard‚ la virulenceprintaniŠre, le pouvoir irritant, d'insectes aujourd'hui m‚tamorphos‚s enfleurs.

Nous causions un moment avec M. Vinteuil devant le porche en sortant del'‚glise. Il intervenait entre les gamins qui se chamaillaient sur laplace, prenait la d‚fense des petits, faisait des sermons aux grands. Sisa fille nous disait de sa grosse voix combien elle avait ‚t‚ contente denous voir, aussit“t il semblait qu'en elle-mˆme une s ur plus sensiblerougissait de ce propos de bon gar‡on ‚tourdi qui avait pu nous fairecroire qu'elle sollicitait d'ˆtre invit‚e chez nous. Son pŠre lui jetaitun manteau sur les ‚paules, ils montaient dans un petit buggy qu'elleconduisait elle-mˆme et tous deux retournaient … Montjouvain. Quant …nous, comme c'‚tait le lendemain dimanche et qu'on ne se lŠverait que pourla grand'messe, s'il faisait clair de lune et que l'air f–t chaud, au lieude nous faire rentrer directement, mon pŠre, par amour de la gloire, nousfaisait faire par le calvaire une longue promenade, que le peu d'aptitudede ma mŠre … s'orienter et … se reconnaŒtre dans son chemin, lui faisaitconsid‚rer comme la prouesse d'un g‚nie strat‚gique. Parfois nous allionsjusqu'au viaduc, dont les enjamb‚es de pierre commen‡aient … la gare et merepr‚sentaient l'exil et la d‚tresse hors du monde civilis‚ parce quechaque ann‚e en venant de Paris, on nous recommandait de faire bienattention, quand ce serait Combray, de ne pas laisser passer la station,d'ˆtre prˆts d'avance car le train repartait au bout de deux minutes ets'engageait sur le viaduc au del… des pays chr‚tiens dont Combray marquaitpour moi l'extrˆme limite. Nous revenions par le boulevard de la gare, o—‚taient les plus agr‚ables villas de la commune. Dans chaque jardin leclair de lune, comme Hubert Robert, semait ses degr‚s rompus de marbreblanc, ses jets d'eau, ses grilles entr'ouvertes. Sa lumiŠre avait d‚truitle bureau du t‚l‚graphe. Il n'en subsistait plus qu'une colonne … demibris‚e, mais qui gardait la beaut‚ d'une ruine immortelle. Je traŒnais lajambe, je tombais de sommeil, l'odeur des tilleuls qui embaumaitm'apparaissait comme une r‚compense qu'on ne pouvait obtenir qu'au prix desplus grandes fatigues et qui n'en valait pas la peine. De grilles fort‚loign‚es les unes des autres, des chiens r‚veill‚s par nos pas solitairesfaisaient alterner des aboiements comme il m'arrive encore quelquefois d'enentendre le soir, et entre lesquels dut venir (quand sur son emplacement oncr‚a le jardin public de Combray) se r‚fugier le boulevard de la gare, car,o— que je me trouve, dŠs qu'ils commencent … retentir et … se r‚pondre, jel'aper‡ois, avec ses tilleuls et son trottoir ‚clair‚ par la lune.

Tout d'un coup mon pŠre nous arrˆtait et demandait … ma mŠre: "O— sommes-nous?" Epuis‚e par la marche, mais fiŠre de lui, elle lui avouaittendrement qu'elle n'en savait absolument rien. Il haussait les ‚paules etriait. Alors, comme s'il l'avait sortie de la poche de son veston avec saclef, il nous montrait debout devant nous la petite porte de derriŠre denotre jardin qui ‚tait venue avec le coin de la rue du Saint-Esprit nousattendre au bout de ces chemins inconnus. Ma mŠre lui disait avecadmiration: "Tu es extraordinaire!" Et … partir de cet instant, jen'avais plus un seul pas … faire, le sol marchait pour moi dans ce jardino— depuis si longtemps mes actes avaient cess‚ d'ˆtre accompagn‚sd'attention volontaire: l'Habitude venait de me prendre dans ses bras etme portait jusqu'… mon lit comme un petit enfant.

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Si la journ‚e du samedi, qui commen‡ait une heure plus t“t, et o— elle‚tait priv‚e de Fran‡oise, passait plus lentement qu'une autre pour matante, elle en attendait pourtant le retour avec impatience depuis lecommencement de la semaine, comme contenant toute la nouveaut‚ et ladistraction que f–t encore capable de supporter son corps affaibli etmaniaque. Et ce n'est pas cependant qu'elle n'aspirƒt parfois … quelqueplus grand changement, qu'elle n'e–t de ces heures d'exception o— l'on asoif de quelque chose d'autre que ce qui est, et o— ceux que le manqued'‚nergie ou d'imagination empˆche de tirer d'eux-mˆmes un principe der‚novation, demandent … la minute qui vient, au facteur qui sonne, de leurapporter du nouveau, f–t-ce du pire, une ‚motion, une douleur; o— lasensibilit‚, que le bonheur a fait taire comme une harpe oisive, veutr‚sonner sous une main, mˆme brutale, et d–t-elle en ˆtre bris‚e; o— lavolont‚, qui a si difficilement conquis le droit d'ˆtre livr‚e sansobstacle … ses d‚sirs, … ses peines, voudrait jeter les rˆnes entre lesmains d'‚v‚nements imp‚rieux, fussent-ils cruels. Sans doute, comme lesforces de ma tante, taries … la moindre fatigue, ne lui revenaient quegoutte … goutte au sein de son repos, le r‚servoir ‚tait trŠs long …remplir, et il se passait des mois avant qu'elle e–t ce l‚ger trop-pleinque d'autres d‚rivent dans l'activit‚ et dont elle ‚tait incapable desavoir et de d‚cider comment user. Je ne doute pas qu'alors -- comme led‚sir de la remplacer par des pommes de terre b‚chamel finissait au bout dequelque temps par naŒtre du plaisir mˆme que lui causait le retourquotidien de la pur‚e dont elle ne se "fatiguait" pas, -- elle ne tirƒt del'accumulation de ces jours monotones auxquels elle tenait tant, l'attented'un cataclysme domestique limit‚ … la dur‚e d'un moment mais qui laforcerait d'accomplir une fois pour toutes un de ces changements dont ellereconnaissait qu'ils lui seraient salutaires et auxquels elle ne pouvaitd'elle-mˆme se d‚cider. Elle nous aimait v‚ritablement, elle aurait euplaisir … nous pleurer; survenant … un moment o— elle se sentait bien etn'‚tait pas en sueur, la nouvelle que la maison ‚tait la proie d'unincendie o— nous avions d‚j… tous p‚ri et qui n'allait plus bient“t laissersubsister une seule pierre des murs, mais auquel elle aurait eu tout letemps d'‚chapper sans se presser, … condition de se lever tout de suite, ad– souvent hanter ses esp‚rances comme unissant aux avantages secondairesde lui faire savourer dans un long regret toute sa tendresse pour nous, etd'ˆtre la stup‚faction du village en conduisant notre deuil, courageuse etaccabl‚e, moribonde debout, celui bien plus pr‚cieux de la forcer au bonmoment, sans temps … perdre, sans possibilit‚ d'h‚sitation ‚nervante, …aller passer l'‚t‚ dans sa jolie ferme de Mirougrain, o— il y avait unechute d'eau. Comme n'‚tait jamais survenu aucun ‚v‚nement de ce genre,dont elle m‚ditait certainement la r‚ussite quand elle ‚tait seule absorb‚edans ses innombrables jeux de patience (et qui l'e–t d‚sesp‚r‚e au premiercommencement de r‚alisation, au premier de ces petits faits impr‚vus, decette parole annon‡ant une mauvaise nouvelle et dont on ne peut plus jamaisoublier l'accent, de tout ce qui porte l'empreinte de la mort r‚elle, biendiff‚rente de sa possibilit‚ logique et abstraite), elle se rabattait pourrendre de temps en temps sa vie plus int‚ressante, … y introduire desp‚rip‚ties imaginaires qu'elle suivait avec passion. Elle se plaisait …supposer tout d'un coup que Fran‡oise la volait, qu'elle recourait … laruse pour s'en assurer, la prenait sur le fait; habitu‚e, quand ellefaisait seule des parties de cartes, … jouer … la fois son jeu et le jeu deson adversaire, elle se pronon‡ait … elle-mˆme les excuses embarrass‚es deFran‡oise et y r‚pondait avec tant de feu et d'indignation que l'un denous, entrant … ces moments-l…, la trouvait en nage, les yeux ‚tincelants,ses faux cheveux d‚plac‚s laissant voir son front chauve. Fran‡oise

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entendit peut-ˆtre parfois dans la chambre voisine de mordants sarcasmesqui s'adressaient … elle et dont l'invention n'e–t pas soulag‚ suffisammentma tante, s'ils ‚taient rest‚s … l'‚tat purement immat‚riel, et si en lesmurmurant … mi-voix elle ne leur e–t donn‚ plus de r‚alit‚. Quelquefois,ce "spectacle dans un lit" ne suffisait mˆme pas … ma tante, elle voulaitfaire jouer ses piŠces. Alors, un dimanche, toutes portes myst‚rieusementferm‚es, elle confiait … Eulalie ses doutes sur la probit‚ de Fran‡oise,son intention de se d‚faire d'elle, et une autre fois, … Fran‡oise sessoup‡ons de l'infid‚lit‚ d'Eulalie, … qui la porte serait bient“t ferm‚e;quelques jours aprŠs elle ‚tait d‚go–t‚e de sa confidente de la veille etracoquin‚e avec le traŒtre, lesquels d'ailleurs, pour la prochainerepr‚sentation, ‚changeraient leurs emplois. Mais les soup‡ons que pouvaitparfois lui inspirer Eulalie, n'‚taient qu'un feu de paille et tombaientvite, faute d'aliment, Eulalie n'habitant pas la maison. Il n'en ‚tait pasde mˆme de ceux qui concernaient Fran‡oise, que ma tante sentaitperp‚tuellement sous le mˆme toit qu'elle, sans que, par crainte de prendrefroid si elle sortait de son lit, elle osƒt descendre … la cuisine serendre compte s'ils ‚taient fond‚s. Peu … peu son esprit n'eut plusd'autre occupation que de chercher … deviner ce qu'… chaque moment pouvaitfaire, et chercher … lui cacher, Fran‡oise. Elle remarquait les plusfurtifs mouvements de physionomie de celle-ci, une contradiction dans sesparoles, un d‚sir qu'elle semblait dissimuler. Et elle lui montraitqu'elle l'avait d‚masqu‚e, d'un seul mot qui faisait pƒlir Fran‡oise et quema tante semblait trouver, … enfoncer au c ur de la malheureuse, undivertissement cruel. Et le dimanche suivant, une r‚v‚lation d'Eulalie, --comme ces d‚couvertes qui ouvrent tout d'un coup un champ insoup‡onn‚ … unescience naissante et qui se traŒnait dans l'orniŠre, -- prouvait … ma tantequ'elle ‚tait dans ses suppositions bien au-dessous de la v‚rit‚. "MaisFran‡oise doit le savoir maintenant que vous y avez donn‚ une voiture". --"Que je lui ai donn‚ une voiture!" s'‚criait ma tante. -- "Ah! mais je nesais pas, moi, je croyais, je l'avais vue qui passait maintenant encalŠche, fiŠre comme Artaban, pour aller au march‚ de Roussainville.J'avais cru que c'‚tait Mme Octave qui lui avait donn‚." Peu … peuFran‡oise et ma tante, comme la bˆte et le chasseur, ne cessaient plus detƒcher de pr‚venir les ruses l'une de l'autre. Ma mŠre craignait qu'il nese d‚veloppƒt chez Fran‡oise une v‚ritable haine pour ma tante quil'offensait le plus durement qu'elle le pouvait. En tous cas Fran‡oiseattachait de plus en plus aux moindres paroles, aux moindres gestes de matante une attention extraordinaire. Quand elle avait quelque chose … luidemander, elle h‚sitait longtemps sur la maniŠre dont elle devait s'yprendre. Et quand elle avait prof‚r‚ sa requˆte, elle observait ma tante …la d‚rob‚e, tƒchant de deviner dans l'aspect de sa figure ce que celle-ciavait pens‚ et d‚ciderait. Et ainsi -- tandis que quelque artiste lisantles M‚moires du XVIIe siŠcle, et d‚sirant de se rapprocher du grand Roi,croit marcher dans cette voie en se fabriquant une g‚n‚alogie qui le faitdescendre d'une famille historique ou en entretenant une correspondanceavec un des souverains actuels de l'Europe, tourne pr‚cis‚ment le dos … cequ'il a le tort de chercher sous des formes identiques et par cons‚quentmortes, -- une vieille dame de province qui ne faisait qu'ob‚ir sincŠrement… d'irr‚sistibles manies et … une m‚chancet‚ n‚e de l'oisivet‚, voyait sansavoir jamais pens‚ … Louis XIV les occupations les plus insignifiantes desa journ‚e, concernant son lever, son d‚jeuner, son repos, prendre par leursingularit‚ despotique un peu de l'int‚rˆt de ce que Saint-Simon appelaitla "m‚canique" de la vie … Versailles, et pouvait croire aussi que sessilences, une nuance de bonne humeur ou de hauteur dans sa physionomie,‚taient de la part de Fran‡oise l'objet d'un commentaire aussi passionn‚,

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aussi craintif que l'‚taient le silence, la bonne humeur, la hauteur du Roiquand un courtisan, ou mˆme les plus grands seigneurs, lui avaient remisune supplique, au d‚tour d'une all‚e, … Versailles.

Un dimanche, o— ma tante avait eu la visite simultan‚e du cur‚ etd'Eulalie, et s'‚tait ensuite repos‚e, nous ‚tions tous mont‚s lui direbonsoir, et maman lui adressait ses condol‚ances sur la mauvaise chance quiamenait toujours ses visiteurs … la mˆme heure:

-- "Je sais que les choses se sont encore mal arrang‚es tant“t, L‚onie, luidit-elle avec douceur, vous avez eu tout votre monde … la fois."

Ce que ma grand'tante interrompit par: "Abondance de biens..." car depuisque sa fille ‚tait malade elle croyait devoir la remonter en lui pr‚sentanttoujours tout par le bon c“t‚. Mais mon pŠre prenant la parole:

-- "Je veux profiter, dit-il, de ce que toute la famille est r‚unie pourvous faire un r‚cit sans avoir besoin de le recommencer … chacun. J'aipeur que nous ne soyons fƒch‚s avec Legrandin: il m'a … peine dit bonjource matin."

Je ne restai pas pour entendre le r‚cit de mon pŠre, car j'‚tais justementavec lui aprŠs la messe quand nous avions rencontr‚ M. Legrandin, et jedescendis … la cuisine demander le menu du dŒner qui tous les jours medistrayait comme les nouvelles qu'on lit dans un journal et m'excitait … lafa‡on d'un programme de fˆte. Comme M. Legrandin avait pass‚ prŠs de nousen sortant de l'‚glise, marchant … c“t‚ d'une chƒtelaine du voisinage quenous ne connaissions que de vue, mon pŠre avait fait un salut … la foisamical et r‚serv‚, sans que nous nous arrˆtions; M. Legrandin avait … peiner‚pondu, d'un air ‚tonn‚, comme s'il ne nous reconnaissait pas, et aveccette perspective du regard particuliŠre aux personnes qui ne veulent pasˆtre aimables et qui, du fond subitement prolong‚ de leurs yeux, ont l'airde vous apercevoir comme au bout d'une route interminable et … une sigrande distance qu'elles se contentent de vous adresser un signe de tˆteminuscule pour le proportionner … vos dimensions de marionnette.

Or, la dame qu'accompagnait Legrandin ‚tait une personne vertueuse etconsid‚r‚e; il ne pouvait ˆtre question qu'il f–t en bonne fortune et gˆn‚d'ˆtre surpris, et mon pŠre se demandait comment il avait pu m‚contenterLegrandin. "Je regretterais d'autant plus de le savoir fƒch‚, dit monpŠre, qu'au milieu de tous ces gens endimanch‚s il a, avec son petit vestondroit, sa cravate molle, quelque chose de si peu apprˆt‚, de si vraimentsimple, et un air presque ing‚nu qui est tout … fait sympathique." Mais leconseil de famille fut unanimement d'avis que mon pŠre s'‚tait fait uneid‚e, ou que Legrandin, … ce moment-l…, ‚tait absorb‚ par quelque pens‚e.D'ailleurs la crainte de mon pŠre fut dissip‚e dŠs le lendemain soir.Comme nous revenions d'une grande promenade, nous aper‡–mes prŠs du Pont-Vieux Legrandin, qui … cause des fˆtes, restait plusieurs jours … Combray.Il vint … nous la main tendue: "Connaissez-vous, monsieur le liseur, medemanda-t-il, ce vers de Paul Desjardins:

"Les bois sont d‚j… noirs, le ciel est encor bleu."

N'est-ce pas la fine notation de cette heure-ci? Vous n'avez peut-ˆtrejamais lu Paul Desjardins. Lisez-le, mon enfant; aujourd'hui il se mue, medit-on, en frŠre prˆcheur, mais ce fut longtemps un aquarelliste limpide...

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"Les bois sont d‚j… noirs, le ciel est encor bleu..."

Que le ciel reste toujours bleu pour vous, mon jeune ami; et mˆme …l'heure, qui vient pour moi maintenant, o— les bois sont d‚j… noirs, o— lanuit tombe vite, vous vous consolerez comme je fais en regardant du c“t‚ duciel." Il sortit de sa poche une cigarette, resta longtemps les yeux …l'horizon, "Adieu, les camarades", nous dit-il tout … coup, et il nousquitta.

A cette heure o— je descendais apprendre le menu, le dŒner ‚tait d‚j…commenc‚, et Fran‡oise, commandant aux forces de la nature devenues sesaides, comme dans les f‚eries o— les g‚ants se font engager commecuisiniers, frappait la houille, donnait … la vapeur des pommes de terre …‚tuver et faisait finir … point par le feu les chefs-d' uvre culinairesd'abord pr‚par‚s dans des r‚cipients de c‚ramiste qui allaient des grandescuves, marmites, chaudrons et poissonniŠres, aux terrines pour le gibier,moules … pƒtisserie, et petits pots de crŠme en passant par une collectioncomplŠte de casserole de toutes dimensions. Je m'arrˆtais … voir sur latable, o— la fille de cuisine venait de les ‚cosser, les petits poisalign‚s et nombr‚s comme des billes vertes dans un jeu; mais monravissement ‚tait devant les asperges, tremp‚es d'outremer et de rose etdont l'‚pi, finement pignoch‚ de mauve et d'azur, se d‚grade insensiblementjusqu'au pied, -- encore souill‚ pourtant du sol de leur plant, -- par desirisations qui ne sont pas de la terre. Il me semblait que ces nuancesc‚lestes trahissaient les d‚licieuses cr‚atures qui s'‚taient amus‚es … sem‚tamorphoser en l‚gumes et qui, … travers le d‚guisement de leur chaircomestible et ferme, laissaient apercevoir en ces couleurs naissantesd'aurore, en ces ‚bauches d'arc-en-ciel, en cette extinction de soirsbleus, cette essence pr‚cieuse que je reconnaissais encore quand, toute lanuit qui suivait un dŒner o— j'en avais mang‚, elles jouaient, dans leursfarces po‚tiques et grossiŠres comme une f‚erie de Shakespeare, … changermon pot de chambre en un vase de parfum.

La pauvre Charit‚ de Giotto, comme l'appelait Swann, charg‚e par Fran‡oisede les "plumer", les avait prŠs d'elle dans une corbeille, son air ‚taitdouloureux, comme si elle ressentait tous les malheurs de la terre; et lesl‚gŠres couronnes d'azur qui ceignaient les asperges au-dessus de leurstuniques de rose ‚taient finement dessin‚es, ‚toile par ‚toile, comme lesont dans la fresque les fleurs band‚es autour du front ou piqu‚es dans lacorbeille de la Vertu de Padoue. Et cependant, Fran‡oise tournait … labroche un de ces poulets, comme elle seule savait en r“tir, qui avaientport‚ loin dans Combray l'odeur de ses m‚rites, et qui, pendant qu'ellenous les servait … table, faisaient pr‚dominer la douceur dans maconception sp‚ciale de son caractŠre, l'ar“me de cette chair qu'elle savaitrendre si onctueuse et si tendre n'‚tant pour moi que le propre parfumd'une de ses vertus.

Mais le jour o—, pendant que mon pŠre consultait le conseil de famille surla rencontre de Legrandin, je descendis … la cuisine, ‚tait un de ceux o—la Charit‚ de Giotto, trŠs malade de son accouchement r‚cent, ne pouvait selever; Fran‡oise, n'‚tant plus aid‚e, ‚tait en retard. Quand je fus enbas, elle ‚tait en train, dans l'arriŠre-cuisine qui donnait sur la basse-cour, de tuer un poulet qui, par sa r‚sistance d‚sesp‚r‚e et biennaturelle, mais accompagn‚e par Fran‡oise hors d'elle, tandis qu'ellecherchait … lui fendre le cou sous l'oreille, des cris de "sale bˆte! sale

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bˆte!", mettait la sainte douceur et l'onction de notre servante un peumoins en lumiŠre qu'il n'e–t fait, au dŒner du lendemain, par sa peaubrod‚e d'or comme une chasuble et son jus pr‚cieux ‚goutt‚ d'un ciboire.Quand il fut mort, Fran‡oise recueillit le sang qui coulait sans noyer sarancune, eut encore un sursaut de colŠre, et regardant le cadavre de sonennemi, dit une derniŠre fois: "Sale bˆte!" Je remontai tout tremblant;j'aurais voulu qu'on mŒt Fran‡oise tout de suite … la porte. Mais quim'e–t fait des boules aussi chaudes, du caf‚ aussi parfum‚, et mˆme... cespoulets?... Et en r‚alit‚, ce lƒche calcul, tout le monde avait eu … lefaire comme moi. Car ma tante L‚onie savait, -- ce que j'ignorais encore,-- que Fran‡oise qui, pour sa fille, pour ses neveux, aurait donn‚ sa viesans une plainte, ‚tait pour d'autres ˆtres d'une duret‚ singuliŠre.Malgr‚ cela ma tante l'avait gard‚e, car si elle connaissait sa cruaut‚,elle appr‚ciait son service. Je m'aper‡us peu … peu que la douceur, lacomponction, les vertus de Fran‡oise cachaient des trag‚dies d'arriŠre-cuisine, comme l'histoire d‚couvre que les rŠgnes des Rois et des Reines,qui sont repr‚sent‚s les mains jointes dans les vitraux des ‚glises, furentmarqu‚s d'incidents sanglants. Je me rendis compte que, en dehors de ceuxde sa parent‚, les humains excitaient d'autant plus sa piti‚ par leursmalheurs, qu'ils vivaient plus ‚loign‚s d'elle. Les torrents de larmesqu'elle versait en lisant le journal sur les infortunes des inconnus setarissaient vite si elle pouvait se repr‚senter la personne qui en ‚taitl'objet d'une fa‡on un peu pr‚cise. Une de ces nuits qui suivirentl'accouchement de la fille de cuisine, celle-ci fut prise d'atrocescoliques; maman l'entendit se plaindre, se leva et r‚veilla Fran‡oise qui,insensible, d‚clara que tous ces cris ‚taient une com‚die, qu'elle voulait"faire la maŒtresse". Le m‚decin, qui craignait ces crises, avait mis unsignet, dans un livre de m‚decine que nous avions, … la page o— elles sontd‚crites et o— il nous avait dit de nous reporter pour trouver l'indicationdes premiers soins … donner. Ma mŠre envoya Fran‡oise chercher le livre enlui recommandant de ne pas laisser tomber le signet. Au bout d'une heure,Fran‡oise n'‚tait pas revenue; ma mŠre indign‚e crut qu'elle s'‚taitrecouch‚e et me dit d'aller voir moi-mˆme dans la bibliothŠque. J'ytrouvai Fran‡oise qui, ayant voulu regarder ce que le signet marquait,lisait la description clinique de la crise et poussait des sanglotsmaintenant qu'il s'agissait d'une malade-type qu'elle ne connaissait pas.A chaque sympt“me douloureux mentionn‚ par l'auteur du trait‚, elles'‚criait: "H‚ l…! Sainte Vierge, est-il possible que le bon Dieu veuillefaire souffrir ainsi une malheureuse cr‚ature humaine? H‚! la pauvre!"

Mais dŠs que je l'eus appel‚e et qu'elle fut revenue prŠs du lit de laCharit‚ de Giotto, ses larmes cessŠrent aussit“t de couler; elle ne putreconnaŒtre ni cette agr‚able sensation de piti‚ et d'attendrissementqu'elle connaissait bien et que la lecture des journaux lui avait souventdonn‚e, ni aucun plaisir de mˆme famille, dans l'ennui et dans l'irritationde s'ˆtre lev‚e au milieu de la nuit pour la fille de cuisine; et … la vuedes mˆmes souffrances dont la description l'avait fait pleurer, elle n'eutplus que des ronchonnements de mauvaise humeur, mˆme d'affreux sarcasmes,disant, quand elle crut que nous ‚tions partis et ne pouvions plusl'entendre: "Elle n'avait qu'… ne pas faire ce qu'il faut pour ‡a! ‡a luia fait plaisir! qu'elle ne fasse pas de maniŠres maintenant. Faut-il toutde mˆme qu'un gar‡on ait ‚t‚ abandonn‚ du bon Dieu pour aller avec ‡a. Ah!c'est bien comme on disait dans le patois de ma pauvre mŠre:

"Qui du cul d'un chien s'amourose"Il lui paraŒt une rose."

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Si, quand son petit-fils ‚tait un peu enrhum‚ du cerveau, elle partait lanuit, mˆme malade, au lieu de se coucher, pour voir s'il n'avait besoin derien, faisant quatre lieues … pied avant le jour afin d'ˆtre rentr‚e pourson travail, en revanche ce mˆme amour des siens et son d‚sir d'assurer lagrandeur future de sa maison se traduisait dans sa politique … l'‚gard desautres domestiques par une maxime constante qui fut de n'en jamais laisserun seul s'implanter chez ma tante, qu'elle mettait d'ailleurs une sorted'orgueil … ne laisser approcher par personne, pr‚f‚rant, quand elle-mˆme‚tait malade, se relever pour lui donner son eau de Vichy plut“t que depermettre l'accŠs de la chambre de sa maŒtresse … la fille de cuisine. Etcomme cet hym‚noptŠre observ‚ par Fabre, la guˆpe fouisseuse, qui pour queses petits aprŠs sa mort aient de la viande fraŒche … manger, appellel'anatomie au secours de sa cruaut‚ et, ayant captur‚ des charan‡ons et desaraign‚es, leur perce avec un savoir et une adresse merveilleux le centrenerveux d'o— d‚pend le mouvement des pattes, mais non les autres fonctionsde la vie, de fa‡on que l'insecte paralys‚ prŠs duquel elle d‚pose sesoeufs, fournisse aux larves, quand elles ‚cloront un gibier docile,inoffensif, incapable de fuite ou de r‚sistance, mais nullement faisand‚,Fran‡oise trouvait pour servir sa volont‚ permanente de rendre la maisonintenable … tout domestique, des ruses si savantes et si impitoyables que,bien des ann‚es plus tard, nous apprŒmes que si cet ‚t‚-l… nous avionsmang‚ presque tous les jours des asperges, c'‚tait parce que leur odeurdonnait … la pauvre fille de cuisine charg‚e de les ‚plucher des crisesd'asthme d'une telle violence qu'elle fut oblig‚e de finir par s'en aller.

H‚las! nous devions d‚finitivement changer d'opinion sur Legrandin. Un desdimanches qui suivit la rencontre sur le Pont-Vieux aprŠs laquelle mon pŠreavait d– confesser son erreur, comme la messe finissait et qu'avec lesoleil et le bruit du dehors quelque chose de si peu sacr‚ entrait dansl'‚glise que Mme Goupil, Mme Percepied (toutes les personnes qui tout …l'heure, … mon arriv‚e un peu en retard, ‚taient rest‚es les yeux absorb‚sdans leur priŠre et que j'aurais mˆme pu croire ne m'avoir pas vu entrersi, en mˆme temps, leurs pieds n'avaient repouss‚ l‚gŠrement le petit bancqui m'empˆchait de gagner ma chaise) commen‡aient … s'entretenir avec nous… haute voix de sujets tout temporels comme si nous ‚tions d‚j… sur laplace, nous vŒmes sur le seuil br–lant du porche, dominant le tumultebariol‚ du march‚, Legrandin, que le mari de cette dame avec qui nousl'avions derniŠrement rencontr‚, ‚tait en train de pr‚senter … la femmed'un autre gros propri‚taire terrien des environs. La figure de Legrandinexprimait une animation, un zŠle extraordinaires; il fit un profond salutavec un renversement secondaire en arriŠre, qui ramena brusquement son dosau del… de la position de d‚part et qu'avait d– lui apprendre le mari de sas ur, Mme De Cambremer. Ce redressement rapide fit refluer en une sorted'onde fougueuse et muscl‚e la croupe de Legrandin que je ne supposais passi charnue; et je ne sais pourquoi cette ondulation de pure matiŠre, ceflot tout charnel, sans expression de spiritualit‚ et qu'un empressementplein de bassesse fouettait en tempˆte, ‚veillŠrent tout d'un coup dans monesprit la possibilit‚ d'un Legrandin tout diff‚rent de celui que nousconnaissions. Cette dame le pria de dire quelque chose … son cocher, ettandis qu'il allait jusqu'… la voiture, l'empreinte de joie timide etd‚vou‚e que la pr‚sentation avait marqu‚e sur son visage y persistaitencore. Ravi dans une sorte de rˆve, il souriait, puis il revint vers ladame en se hƒtant et, comme il marchait plus vite qu'il n'en avaitl'habitude, ses deux ‚paules oscillaient de droite et de gaucheridiculement, et il avait l'air tant il s'y abandonnait entiŠrement en

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n'ayant plus souci du reste, d'ˆtre le jouet inerte et m‚canique dubonheur. Cependant, nous sortions du porche, nous allions passer … c“t‚ delui, il ‚tait trop bien ‚lev‚ pour d‚tourner la tˆte, mais il fixa de sonregard soudain charg‚ d'une rˆverie profonde un point si ‚loign‚ del'horizon qu'il ne put nous voir et n'eut pas … nous saluer. Son visagerestait ing‚nu au-dessus d'un veston souple et droit qui avait l'air de sesentir fourvoy‚ malgr‚ lui au milieu d'un luxe d‚test‚. Et une lavalliŠre… pois qu'agitait le vent de la Place continuait … flotter sur Legrandincomme l'‚tendard de son fier isolement et de sa noble ind‚pendance. Aumoment o— nous arrivions … la maison, maman s'aper‡ut qu'on avait oubli‚ leSaint-Honor‚ et demanda … mon pŠre de retourner avec moi sur nos pas direqu'on l'apportƒt tout de suite. Nous croisƒmes prŠs de l'‚glise Legrandinqui venait en sens inverse conduisant la mˆme dame … sa voiture. Il passacontre nous, ne s'interrompit pas de parler … sa voisine et nous fit ducoin de son il bleu un petit signe en quelque sorte int‚rieur auxpaupiŠres et qui, n'int‚ressant pas les muscles de son visage, put passerparfaitement inaper‡u de son interlocutrice; mais, cherchant … compenserpar l'intensit‚ du sentiment le champ un peu ‚troit o— il en circonscrivaitl'expression, dans ce coin d'azur qui nous ‚tait affect‚ il fit p‚tillertout l'entrain de la bonne grƒce qui d‚passa l'enjouement, frisa la malice;il subtilisa les finesses de l'amabilit‚ jusqu'aux clignements de laconnivence, aux demi-mots, aux sous-entendus, aux mystŠres de lacomplicit‚; et finalement exalta les assurances d'amiti‚ jusqu'auxprotestations de tendresse, jusqu'… la d‚claration d'amour, illuminantalors pour nous seuls d'une langueur secrŠte et invisible … la chƒtelaine,une prunelle ‚namour‚e dans un visage de glace.

Il avait pr‚cis‚ment demand‚ la veille … mes parents de m'envoyer dŒner cesoir-l… avec lui: "Venez tenir compagnie … votre vieil ami, m'avait-ildit. Comme le bouquet qu'un voyageur nous envoie d'un pays o— nous neretournerons plus, faites-moi respirer du lointain de votre adolescence cesfleurs des printemps que j'ai travers‚s moi aussi il y a bien des ann‚es.Venez avec la primevŠre, la barbe de chanoine, le bassin d'or, venez avecle s‚dum dont est fait le bouquet de dilection de la flore balzacienne,avec la fleur du jour de la R‚surrection, la pƒquerette et la boule deneige des jardins qui commence … embaumer dans les all‚es de votregrand'tante quand ne sont pas encore fondues les derniŠres boules de neigedes giboul‚es de Pƒques. Venez avec la glorieuse vˆture de soie du lisdigne de Salomon, et l'‚mail polychrome des pens‚es, mais venez surtoutavec la brise fraŒche encore des derniŠres gel‚es et qui va entr'ouvrir,pour les deux papillons qui depuis ce matin attendent … la porte, lapremiŠre rose de J‚rusalem."

On se demandait … la maison si on devait m'envoyer tout de mˆme dŒner avecM. Legrandin. Mais ma grand'mŠre refusa de croire qu'il e–t ‚t‚ impoli."Vous reconnaissez vous-mˆme qu'il vient l… avec sa tenue toute simple quin'est guŠre celle d'un mondain." Elle d‚clarait qu'en tous cas, et … toutmettre au pis, s'il l'avait ‚t‚, mieux valait ne pas avoir l'air de s'enˆtre aper‡u. A vrai dire mon pŠre lui-mˆme, qui ‚tait pourtant le plusirrit‚ contre l'attitude qu'avait eue Legrandin, gardait peut-ˆtre undernier doute sur le sens qu'elle comportait. Elle ‚tait comme touteattitude ou action o— se r‚vŠle le caractŠre profond et cach‚ de quelqu'un:elle ne se relie pas … ses paroles ant‚rieures, nous ne pouvons pas lafaire confirmer par le t‚moignage du coupable qui n'avouera pas; nous ensommes r‚duits … celui de nos sens dont nous nous demandons, devant cesouvenir isol‚ et incoh‚rent, s'ils n'ont pas ‚t‚ le jouet d'une illusion;

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de sorte que de telles attitudes, les seules qui aient de l'importance,nous laissent souvent quelques doutes.

Je dŒnai avec Legrandin sur sa terrasse; il faisait clair de lune: "Il y aune jolie qualit‚ de silence, n'est-ce pas, me dit-il; aux c urs bless‚scomme l'est le mien, un romancier que vous lirez plus tard, pr‚tend queconviennent seulement l'ombre et le silence. Et voyez-vous, mon enfant, ilvient dans la vie une heure dont vous ˆtes bien loin encore o— les yeux lasne tolŠrent plus qu'une lumiŠre, celle qu'une belle nuit comme celle-cipr‚pare et distille avec l'obscurit‚, o— les oreilles ne peuvent plus‚couter de musique que celle que joue le clair de lune sur la fl–te dusilence." J'‚coutais les paroles de M. Legrandin qui me paraissaienttoujours si agr‚ables; mais troubl‚ par le souvenir d'une femme que j'avaisaper‡ue derniŠrement pour la premiŠre fois, et pensant, maintenant que jesavais que Legrandin ‚tait li‚ avec plusieurs personnalit‚s aristocratiquesdes environs, que peut-ˆtre il connaissait celle-ci, prenant mon courage,je lui dis: "Est-ce que vous connaissez, monsieur, la... les chƒtelainesde Guermantes", heureux aussi en pronon‡ant ce nom de prendre sur lui unesorte de pouvoir, par le seul fait de le tirer de mon rˆve et de lui donnerune existence objective et sonore.

Mais … ce nom de Guermantes, je vis au milieu des yeux bleus de notre amise ficher une petite encoche brune comme s'ils venaient d'ˆtre perc‚s parune pointe invisible, tandis que le reste de la prunelle r‚agissait ens‚cr‚tant des flots d'azur. Le cerne de sa paupiŠre noircit, s'abaissa.Et sa bouche marqu‚e d'un pli amer se ressaissant plus vite sourit, tandisque le regard restait douloureux, comme celui d'un beau martyr dont lecorps est h‚riss‚ de flŠches: "Non, je ne les connais pas", dit-il, maisau lieu de donner … un renseignement aussi simple, … une r‚ponse aussi peusurprenante le ton naturel et courant qui convenait, il le d‚bita enappuyant sur les mots, en s'inclinant, en saluant de la tˆte, … la foisavec l'insistance qu'on apporte, pour ˆtre cru, … une affirmationinvraisemblable, -- comme si ce fait qu'il ne conn–t pas les Guermantes nepouvait ˆtre l'effet que d'un hasard singulier -- et aussi avec l'emphasede quelqu'un qui, ne pouvant pas taire une situation qui lui est p‚nible,pr‚fŠre la proclamer pour donner aux autres l'id‚e que l'aveu qu'il fait nelui cause aucun embarras, est facile, agr‚able, spontan‚, que la situationelle-mˆme -- l'absence de relations avec les Guermantes, -- pourrait bienavoir ‚t‚ non pas subie, mais voulue par lui, r‚sulter de quelque traditionde famille, principe de morale ou voeu mystique lui interdisant nomm‚mentla fr‚quentation des Guermantes. "Non, reprit-il, expliquant par sesparoles sa propre intonation, non, je ne les connais pas, je n'ai jamaisvoulu, j'ai toujours tenu … sauvegarder ma pleine ind‚pendance; au fond jesuis une tˆte jacobine, vous le savez. Beaucoup de gens sont venus … larescousse, on me disait que j'avais tort de ne pas aller … Guermantes, queje me donnais l'air d'un malotru, d'un vieil ours. Mais voil… uner‚putation qui n'est pas pour m'effrayer, elle est si vraie! Au fond, jen'aime plus au monde que quelques ‚glises, deux ou trois livres, … peinedavantage de tableaux, et le clair de lune quand la brise de votre jeunesseapporte jusqu'… moi l'odeur des parterres que mes vieilles prunelles nedistinguent plus." Je ne comprenais pas bien que pour ne pas aller chezdes gens qu'on ne connaŒt pas, il f–t n‚cessaire de tenir … sonind‚pendance, et en quoi cela pouvait vous donner l'air d'un sauvage oud'un ours. Mais ce que je comprenais c'est que Legrandin n'‚tait pas tout… fait v‚ridique quand il disait n'aimer que les ‚glises, le clair de luneet la jeunesse; il aimait beaucoup les gens des chƒteaux et se trouvait

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pris devant eux d'une si grande peur de leur d‚plaire qu'il n'osait pasleur laisser voir qu'il avait pour amis des bourgeois, des fils de notairesou d'agents de change, pr‚f‚rant, si la v‚rit‚ devait se d‚couvrir, que cef–t en son absence, loin de lui et "par d‚faut"; il ‚tait snob. Sans douteil ne disait jamais rien de tout cela dans le langage que mes parents etmoi-mˆme nous aimions tant. Et si je demandais: "Connaissez-vous lesGuermantes?", Legrandin le causeur r‚pondait: "Non, je n'ai jamais voulules connaŒtre." Malheureusement il ne le r‚pondait qu'en second, car unautre Legrandin qu'il cachait soigneusement au fond de lui, qu'il nemontrait pas, parce que ce Legrandin-l… savait sur le n“tre, sur sonsnobisme, des histoires compromettantes, un autre Legrandin avait d‚j…r‚pondu par la blessure du regard, par le rictus de la bouche, par lagravit‚ excessive du ton de la r‚ponse, par les mille flŠches dont notreLegrandin s'‚tait trouv‚ en un instant lard‚ et alangui, comme un saintS‚bastien du snobisme: "H‚las! que vous me faites mal, non je ne connaispas les Guermantes, ne r‚veillez pas la grande douleur de ma vie." Etcomme ce Legrandin enfant terrible, ce Legrandin maŒtre chanteur, s'iln'avait pas le joli langage de l'autre, avait le verbe infiniment plusprompt, compos‚ de ce qu'on appelle "r‚flexes", quand Legrandin le causeurvoulait lui imposer silence, l'autre avait d‚j… parl‚ et notre ami avaitbeau se d‚soler de la mauvaise impression que les r‚v‚lations de son alterego avaient d– produire, il ne pouvait qu'entreprendre de la pallier.

Et certes cela ne veut pas dire que M. Legrandin ne f–t pas sincŠre quandil tonnait contre les snobs. Il ne pouvait pas savoir, au moins par lui-mˆme, qu'il le f–t, puisque nous ne connaissons jamais que les passions desautres, et que ce que nous arrivons … savoir des n“tres, ce n'est que d'euxque nous avons pu l'apprendre. Sur nous, elles n'agissent que d'une fa‡onseconde, par l'imagination qui substitue aux premiers mobiles des mobilesde relais qui sont plus d‚cents. Jamais le snobisme de Legrandin ne luiconseillait d'aller voir souvent une duchesse. Il chargeait l'imaginationde Legrandin de lui faire apparaŒtre cette duchesse comme par‚e de toutesles grƒces. Legrandin se rapprochait de la duchesse, s'estimant de c‚der …cet attrait de l'esprit et de la vertu qu'ignorent les infƒmes snobs.Seuls les autres savaient qu'il en ‚tait un; car, grƒce … l'incapacit‚ o—ils ‚taient de comprendre le travail interm‚diaire de son imagination, ilsvoyaient en face l'une de l'autre l'activit‚ mondaine de Legrandin et sacause premiŠre.

Maintenant, … la maison, on n'avait plus aucune illusion sur M. Legrandin,et nos relations avec lui s'‚taient fort espac‚es. Maman s'amusaitinfiniment chaque fois qu'elle prenait Legrandin en flagrant d‚lit du p‚ch‚qu'il n'avouait pas, qu'il continuait … appeler le p‚ch‚ sans r‚mission, lesnobisme. Mon pŠre, lui, avait de la peine … prendre les d‚dains deLegrandin avec tant de d‚tachement et de gaŒt‚; et quand on pensa une ann‚e… m'envoyer passer les grandes vacances … Balbec avec ma grand'mŠre, ildit: "Il faut absolument que j'annonce … Legrandin que vous irez … Balbec,pour voir s'il vous offrira de vous mettre en rapport avec sa s ur. Il nedoit pas se souvenir nous avoir dit qu'elle demeurait … deux kilomŠtres del…." Ma grand'mŠre qui trouvait qu'aux bains de mer il faut ˆtre du matinau soir sur la plage … humer le sel et qu'on n'y doit connaŒtre personne,parce que les visites, les promenades sont autant de pris sur l'air marin,demandait au contraire qu'on ne parlƒt pas de nos projets … Legrandin,voyant d‚j… sa s ur, Mme de Cambremer, d‚barquant … l'h“tel au moment o—nous serions sur le point d'aller … la pˆche et nous for‡ant … resterenferm‚s pour la recevoir. Mais maman riait de ses craintes, pensant …

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part elle que le danger n'‚tait pas si mena‡ant, que Legrandin ne seraitpas si press‚ de nous mettre en relations avec sa s ur. Or, sans qu'on e–tbesoin de lui parler de Balbec, ce fut lui-mˆme, Legrandin, qui, ne sedoutant pas que nous eussions jamais l'intention d'aller de ce c“t‚, vintse mettre dans le piŠge un soir o— nous le rencontrƒmes au bord de laVivonne.

-- "Il y a dans les nuages ce soir des violets et des bleus bien beaux,n'est-ce pas, mon compagnon, dit-il … mon pŠre, un bleu surtout plus floralqu'a‚rien, un bleu de cin‚raire, qui surprend dans le ciel. Et ce petitnuage rose n'a-t-il pas aussi un teint de fleur, d' illet ou d'hydrang‚a?Il n'y a guŠre que dans la Manche, entre Normandie et Bretagne, que j'ai pufaire de plus riches observations sur cette sorte de rŠgne v‚g‚tal del'atmosphŠre. L…-bas, prŠs de Balbec, prŠs de ces lieux sauvages, il y aune petite baie d'une douceur charmante o— le coucher de soleil du paysd'Auge, le coucher de soleil rouge et or que je suis loin de d‚daigner,d'ailleurs, est sans caractŠre, insignifiant; mais dans cette atmosphŠrehumide et douce s'‚panouissent le soir en quelques instants de ces bouquetsc‚lestes, bleus et roses, qui sont incomparables et qui mettent souvent desheures … se faner. D'autres s'effeuillent tout de suite et c'est alorsplus beau encore de voir le ciel entier que jonche la dispersiond'innombrables p‚tales soufr‚s ou roses. Dans cette baie, dite d'opale,les plages d'or semblent plus douces encore pour ˆtre attach‚es comme deblondes AndromŠdes … ces terribles rochers des c“tes voisines, … ce rivagefunŠbre, fameux par tant de naufrages, o— tous les hivers bien des barquestr‚passent au p‚ril de la mer. Balbec! la plus antique ossature g‚ologiquede notre sol, vraiment Ar-mor, la Mer, la fin de la terre, la r‚gionmaudite qu'Anatole France, -- un enchanteur que devrait lire notre petitami -- a si bien peinte, sous ses brouillards ‚ternels, comme le v‚ritablepays des Cimm‚riens, dans l'"Odyss‚e". De Balbec surtout, o— d‚j… desh“tels se construisent, superpos‚s au sol antique et charmant qu'ilsn'altŠrent pas, quel d‚lice d'excursionner … deux pas dans ces r‚gionsprimitives et si belles."

-- "Ah! est-ce que vous connaissez quelqu'un … Balbec? dit mon pŠre.Justement ce petit-l… doit y aller passer deux mois avec sa grand'mŠre etpeut-ˆtre avec ma femme."

Legrandin pris au d‚pourvu par cette question … un moment o— ses yeux‚taient fix‚s sur mon pŠre, ne put les d‚tourner, mais les attachant deseconde en seconde avec plus d'intensit‚ -- et tout en souriant tristement-- sur les yeux de son interlocuteur, avec un air d'amiti‚ et de franchiseet de ne pas craindre de le regarder en face, il sembla lui avoir travers‚la figure comme si elle f–t devenue transparente, et voir en ce moment bienau del… derriŠre elle un nuage vivement color‚ qui lui cr‚ait un alibimental et qui lui permettrait d'‚tablir qu'au moment o— on lui avaitdemand‚ s'il connaissait quelqu'un … Balbec, il pensait … autre chose etn'avait pas entendu la question. Habituellement de tels regards font dire… l'interlocuteur: "A quoi pensez-vous donc?" Mais mon pŠre curieux,irrit‚ et cruel, reprit:

-- "Est-ce que vous avez des amis de ce c“t‚-l…, que vous connaissez sibien Balbec?"

Dans un dernier effort d‚sesp‚r‚, le regard souriant de Legrandin atteignitson maximum de tendresse, de vague, de sinc‚rit‚ et de distraction, mais,

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pensant sans doute qu'il n'y avait plus qu'… r‚pondre, il nous dit:

-- "J'ai des amis partout o— il y a des groupes d'arbres bless‚s, mais nonvaincus, qui se sont rapproch‚s pour implorer ensemble avec une obstinationpath‚tique un ciel incl‚ment qui n'a pas piti‚ d'eux.

-- "Ce n'est pas cela que je voulais dire, interrompit mon pŠre, aussiobstin‚ que les arbres et aussi impitoyable que le ciel. Je demandais pourle cas o— il arriverait n'importe quoi … ma belle-mŠre et o— elle auraitbesoin de ne pas se sentir l…-bas en pays perdu, si vous y connaissez dumonde?"

-- "L… comme partout, je connais tout le monde et je ne connais personne,r‚pondit Legrandin qui ne se rendait pas si vite; beaucoup les choses etfort peu les personnes. Mais les choses elles-mˆmes y semblent despersonnes, des personnes rares, d'une essence d‚licate et que la vie auraitd‚‡ues. Parfois c'est un castel que vous rencontrez sur la falaise, aubord du chemin o— il s'est arrˆt‚ pour confronter son chagrin au soirencore rose o— monte la lune d'or et dont les barques qui rentrent enstriant l'eau diapr‚e hissent … leurs mƒts la flamme et portent lescouleurs; parfois c'est une simple maison solitaire, plut“t laide, l'airtimide mais romanesque, qui cache … tous les yeux quelque secretimp‚rissable de bonheur et de d‚senchantement. Ce pays sans v‚rit‚,ajouta-t-il avec une d‚licatesse machiav‚lique, ce pays de pure fiction estd'une mauvaise lecture pour un enfant, et ce n'est certes pas lui que jechoisirais et recommanderais pour mon petit ami d‚j… si enclin … latristesse, pour son c ur pr‚dispos‚. Les climats de confidence amoureuseet de regret inutile peuvent convenir au vieux d‚sabus‚ que je suis, ilssont toujours malsains pour un temp‚rament qui n'est pas form‚. Croyez-moi, reprit-il avec insistance, les eaux de cette baie, d‚j… … moiti‚bretonne, peuvent exercer une action s‚dative, d'ailleurs discutable, surun c ur qui n'est plus intact comme le mien, sur un c ur dont la l‚sionn'est plus compens‚e. Elles sont contre-indiqu‚es …votre ƒge, petitgar‡on. Bonne nuit, voisins", ajouta-t-il en nous quittant avec cettebrusquerie ‚vasive dont il avait l'habitude et, se retournant vers nousavec un doigt lev‚ de docteur, il r‚suma sa consultation: "Pas de Balbecavant cinquante ans et encore cela d‚pend de l'‚tat du c ur", nous cria-t-il.

Mon pŠre lui en reparla dans nos rencontres ult‚rieures, le tortura dequestions, ce fut peine inutile: comme cet escroc ‚rudit qui employait …fabriquer de faux palimpsestes un labeur et une science dont la centiŠmepartie e–t suffi … lui assurer une situation plus lucrative, maishonorable, M. Legrandin, si nous avions insist‚ encore, aurait fini par‚difier toute une ‚thique de paysage et une g‚ographie c‚leste de la basseNormandie, plut“t que de nous avouer qu'… deux kilomŠtres de Balbechabitait sa propre s ur, et d'ˆtre oblig‚ … nous offrir une lettred'introduction qui n'e–t pas ‚t‚ pour lui un tel sujet d'effroi s'il avait‚t‚ absolument certain, -- comme il aurait d– l'ˆtre en effet avecl'exp‚rience qu'il avait du caractŠre de ma grand'mŠre -- que nous n'enaurions pas profit‚.

...

Nous rentrions toujours de bonne heure de nos promenades pour pouvoirfaire une visite … ma tante L‚onie avant le dŒner. Au commencement de la

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saison o— le jour finit t“t, quand nous arrivions rue du Saint-Esprit, il yavait encore un reflet du couchant sur les vitres de la maison et unbandeau de pourpre au fond des bois du Calvaire qui se refl‚tait plus loindans l'‚tang, rougeur qui, accompagn‚e souvent d'un froid assez vif,s'associait, dans mon esprit, … la rougeur du feu au-dessus duquelr“tissait le poulet qui ferait succ‚der pour moi au plaisir po‚tique donn‚par la promenade, le plaisir de la gourmandise, de la chaleur et du repos.Dans l'‚t‚, au contraire, quand nous rentrions, le soleil ne se couchaitpas encore; et pendant la visite que nous faisions chez ma tante L‚onie, salumiŠre qui s'abaissait et touchait la fenˆtre ‚tait arrˆt‚e entre lesgrands rideaux et les embrasses, divis‚e, ramifi‚e, filtr‚e, et incrustantde petits morceaux d'or le bois de citronnier de la commode, illuminaitobliquement la chambre avec la d‚licatesse qu'elle prend dans les sous-bois. Mais certains jours fort rares, quand nous rentrions, il y avaitbien longtemps que la commode avait perdu ses incrustations momentan‚es, iln'y avait plus quand nous arrivions rue du Saint-Esprit nul reflet decouchant ‚tendu sur les vitres et l'‚tang au pied du calvaire avait perdusa rougeur, quelquefois il ‚tait d‚j… couleur d'opale et un long rayon delune qui allait en s'‚largissant et se fendillait de toutes les rides del'eau le traversait tout entier. Alors, en arrivant prŠs de la maison,nous apercevions une forme sur le pas de la porte et maman me disait:

-- "Mon dieu! voil… Fran‡oise qui nous guette, ta tante est inquiŠte; aussinous rentrons trop tard."

Et sans avoir pris le temps d'enlever nos affaires, nous montions vite chezma tante L‚onie pour la rassurer et lui montrer que, contrairement … cequ'elle imaginait d‚j…, il ne nous ‚tait rien arriv‚, mais que nous ‚tionsall‚s "du c“t‚ de Guermantes" et, dame, quand on faisait cette promenade-l…, ma tante savait pourtant bien qu'on ne pouvait jamais ˆtre s–r del'heure … laquelle on serait rentr‚.

-- "L…, Fran‡oise, disait ma tante, quand je vous le disais, qu'ilsseraient all‚s du c“t‚ de Guermantes! Mon dieu! ils doivent avoir unefaim! et votre gigot qui doit ˆtre tout dess‚ch‚ aprŠs ce qu'il a attendu.Aussi est-ce une heure pour rentrer! comment, vous ˆtes all‚s du c“t‚ deGuermantes!"

-- "Mais je croyais que vous le saviez, L‚onie, disait maman. Je pensaisque Fran‡oise nous avait vus sortir par la petite porte du potager."

Car il y avait autour de Combray deux "c“t‚s" pour les promenades, et sioppos‚s qu'on ne sortait pas en effet de chez nous par la mˆme porte, quandon voulait aller d'un c“t‚ ou de l'autre: le c“t‚ de M‚s‚glise-la-Vineuse,qu'on appelait aussi le c“t‚ de chez Swann parce qu'on passait devant lapropri‚t‚ de M. Swann pour aller par l…, et le c“t‚ de Guermantes. DeM‚s‚glise-la-Vineuse, … vrai dire, je n'ai jamais connu que le "c“t‚" etdes gens ‚trangers qui venaient le dimanche se promener … Combray, des gensque, cette fois, ma tante elle-mˆme et nous tous ne "connaissions point" etqu'… ce signe on tenait pour "des gens qui seront venus de M‚s‚glise".Quant … Guermantes je devais un jour en connaŒtre davantage, mais bien plustard seulement; et pendant toute mon adolescence, si M‚s‚glise ‚tait pourmoi quelque chose d'inaccessible comme l'horizon, d‚rob‚ … la vue, si loinqu'on allƒt, par les plis d'un terrain qui ne ressemblait d‚j… plus … celuide Combray, Guermantes lui ne m'est apparu que comme le terme plut“t id‚alque r‚el de son propre "c“t‚", une sorte d'expression g‚ographique

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abstraite comme la ligne de l'‚quateur, comme le p“le, comme l'orient.Alors, "prendre par Guermantes" pour aller … M‚s‚glise, ou le contraire,m'e–t sembl‚ une expression aussi d‚nu‚e de sens que prendre par l'est pouraller … l'ouest. Comme mon pŠre parlait toujours du c“t‚ de M‚s‚glisecomme de la plus belle vue de plaine qu'il conn–t et du c“t‚ de Guermantescomme du type de paysage de riviŠre, je leur donnais, en les concevantainsi comme deux entit‚s, cette coh‚sion, cette unit‚ qui n'appartiennentqu'aux cr‚ations de notre esprit; la moindre parcelle de chacun d'eux mesemblait pr‚cieuse et manifester leur excellence particuliŠre, tandis qu'…c“t‚ d'eux, avant qu'on f–t arriv‚ sur le sol sacr‚ de l'un ou de l'autre,les chemins purement mat‚riels au milieu desquels ils ‚taient pos‚s commel'id‚al de la vue de plaine et l'id‚al du paysage de riviŠre, ne valaientpas plus la peine d'ˆtre regard‚s que par le spectateur ‚pris d'artdramatique, les petites rues qui avoisinent un th‚ƒtre. Mais surtout jemettais entre eux, bien plus que leurs distances kilom‚triques la distancequ'il y avait entre les deux parties de mon cerveau o— je pensais … eux,une de ces distances dans l'esprit qui ne font pas qu'‚loigner, quis‚parent et mettent dans un autre plan. Et cette d‚marcation ‚tait rendueplus absolue encore parce que cette habitude que nous avions de n'allerjamais vers les deux c“t‚s un mˆme jour, dans une seule promenade, mais unefois du c“t‚ de M‚s‚glise, une fois du c“t‚ de Guermantes, les enfermaitpour ainsi dire loin l'un de l'autre, inconnaissables l'un … l'autre, dansles vases clos et sans communication entre eux, d'aprŠs-midi diff‚rents.

Quand on voulait aller du c“t‚ de M‚s‚glise, on sortait (pas trop t“t etmˆme si le ciel ‚tait couvert, parce que la promenade n'‚tait pas bienlongue et n'entraŒnait pas trop) comme pour aller n'importe o—, par lagrande porte de la maison de ma tante sur la rue du Saint-Esprit. On ‚taitsalu‚ par l'armurier, on jetait ses lettres … la boŒte, on disait enpassant … Th‚odore, de la part de Fran‡oise, qu'elle n'avait plus d'huileou de caf‚, et l'on sortait de la ville par le chemin qui passait le longde la barriŠre blanche du parc de M. Swann. Avant d'y arriver, nousrencontrions, venue au-devant des ‚trangers, l'odeur de ses lilas. Eux-mˆmes, d'entre les petits c urs verts et frais de leurs feuilles, levaientcurieusement au-dessus de la barriŠre du parc leurs panaches de plumesmauves ou blanches que lustrait, mˆme … l'ombre, le soleil o— elles avaientbaign‚. Quelques-uns, … demi cach‚s par la petite maison en tuiles appel‚emaison des Archers, o— logeait le gardien, d‚passaient son pignon gothiquede leur rose minaret. Les Nymphes du printemps eussent sembl‚ vulgaires,auprŠs de ces jeunes houris qui gardaient dans ce jardin fran‡ais les tonsvifs et purs des miniatures de la Perse. Malgr‚ mon d‚sir d'enlacer leurtaille souple et d'attirer … moi les boucles ‚toil‚es de leur tˆteodorante, nous passions sans nous arrˆter, mes parents n'allant plus …Tansonville depuis le mariage de Swann, et, pour ne pas avoir l'air deregarder dans le parc, au lieu de prendre le chemin qui longe sa cl“ture etqui monte directement aux champs, nous en prenions un autre qui y conduitaussi, mais obliquement, et nous faisait d‚boucher trop loin. Un jour, mongrand-pŠre dit … mon pŠre:

-- "Vous rappelez-vous que Swann a dit hier que, comme sa femme et sa fillepartaient pour Reims, il en profiterait pour aller passer vingt-quatreheures … Paris? Nous pourrions longer le parc, puisque ces dames ne sontpas l…, cela nous abr‚gerait d'autant."

Nous nous arrˆtƒmes un moment devant la barriŠre. Le temps des lilasapprochait de sa fin; quelques-uns effusaient encore en hauts lustres

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mauves les bulles d‚licates de leurs fleurs, mais dans bien des parties dufeuillage o— d‚ferlait, il y avait seulement une semaine, leur mousseembaum‚e, se fl‚trissait, diminu‚e et noircie, une ‚cume creuse, sŠche etsans parfum. Mon grand-pŠre montrait … mon pŠre en quoi l'aspect des lieux‚tait rest‚ le mˆme, et en quoi il avait chang‚, depuis la promenade qu'ilavait faite avec M. Swann le jour de la mort de sa femme, et il saisitcette occasion pour raconter cette promenade une fois de plus.

Devant nous, une all‚e bord‚e de capucines montait en plein soleil vers lechƒteau. A droite, au contraire, le parc s'‚tendait en terrain plat.Obscurcie par l'ombre des grands arbres qui l'entouraient, une piŠce d'eauavait ‚t‚ creus‚e par les parents de Swann; mais dans ses cr‚ations lesplus factices, c'est sur la nature que l'homme travaille; certains lieuxfont toujours r‚gner autour d'eux leur empire particulier, arborent leursinsignes imm‚moriaux au milieu d'un parc comme ils auraient fait loin detoute intervention humaine, dans une solitude qui revient partout lesentourer, surgie des n‚cessit‚s de leur exposition et superpos‚e … l' uvrehumaine. C'est ainsi qu'au pied de l'all‚e qui dominait l'‚tangartificiel, s'‚tait compos‚e sur deux rangs, tress‚s de fleurs de myosotiset de pervenches, la couronne naturelle, d‚licate et bleue qui ceint lefront clair-obscur des eaux, et que le gla‹eul, laissant fl‚chir sesglaives avec un abandon royal, ‚tendait sur l'eupatoire et la grenouilletteau pied mouill‚, les fleurs de lis en lambeaux, violettes et jaunes, de sonsceptre lacustre.

Le d‚part de Mlle Swann qui, -- en m'“tant la chance terrible de la voirapparaŒtre dans une all‚e, d'ˆtre connu et m‚pris‚ par la petite filleprivil‚gi‚e qui avait Bergotte pour ami et allait avec lui visiter descath‚drales --, me rendait la contemplation de Tansonville indiff‚rente lapremiŠre fois o— elle m'‚tait permise, semblait au contraire ajouter …cette propri‚t‚, aux yeux de mon grand-pŠre et de mon pŠre, des commodit‚s,un agr‚ment passager, et, comme fait pour une excursion en pays demontagnes, l'absence de tout nuage, rendre cette journ‚e exceptionnellementpropice … une promenade de ce c“t‚; j'aurais voulu que leurs calculsfussent d‚jou‚s, qu'un miracle fŒt apparaŒtre Mlle Swann avec son pŠre, siprŠs de nous, que nous n'aurions pas le temps de l'‚viter et serionsoblig‚s de faire sa connaissance. Aussi, quand tout d'un coup, j'aper‡ussur l'herbe, comme un signe de sa pr‚sence possible, un koufin oubli‚ …c“t‚ d'une ligne dont le bouchon flottait sur l'eau, je m'empressai ded‚tourner d'un autre c“t‚, les regards de mon pŠre et de mon grand-pŠre.D'ailleurs Swann nous ayant dit que c'‚tait mal … lui de s'absenter, car ilavait pour le moment de la famille … demeure, la ligne pouvait appartenir …quelque invit‚. On n'entendait aucun bruit de pas dans les all‚es.Divisant la hauteur d'un arbre incertain, un invisible oiseau s'ing‚niait …faire trouver la journ‚e courte, explorait d'une note prolong‚e, lasolitude environnante, mais il recevait d'elle une r‚plique si unanime, unchoc en retour si redoubl‚ de silence et d'immobilit‚ qu'on aurait ditqu'il venait d'arrˆter pour toujours l'instant qu'il avait cherch‚ … fairepasser plus vite. La lumiŠre tombait si implacable du ciel devenu fixe quel'on aurait voulu se soustraire … son attention, et l'eau dormante elle-mˆme, dont des insectes irritaient perp‚tuellement le sommeil, rˆvant sansdoute de quelque Maelstr“m imaginaire, augmentait le trouble o— m'avaitjet‚ la vue du flotteur de liŠge en semblant l'entraŒner … toute vitessesur les ‚tendues silencieuses du ciel refl‚t‚; presque vertical ilparaissait prˆt … plonger et d‚j… je me demandais, si, sans tenir compte dud‚sir et de la crainte que j'avais de la connaŒtre, je n'avais pas le

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devoir de faire pr‚venir Mlle Swann que le poisson mordait, -- quand il mefallut rejoindre en courant mon pŠre et mon grand-pŠre qui m'appelaient,‚tonn‚s que je ne les eusse pas suivis dans le petit chemin qui monte versles champs et o— ils s'‚taient engag‚s. Je le trouvai tout bourdonnant del'odeur des aub‚pines. La haie formait comme une suite de chapelles quidisparaissaient sous la jonch‚e de leurs fleurs amoncel‚es en reposoir; au-dessous d'elles, le soleil posait … terre un quadrillage de clart‚, commes'il venait de traverser une verriŠre; leur parfum s'‚tendait aussionctueux, aussi d‚limit‚ en sa forme que si j'eusse ‚t‚ devant l'autel dela Vierge, et les fleurs, aussi par‚es, tenaient chacune d'un air distraitson ‚tincelant bouquet d'‚tamines, fines et rayonnantes nervures de styleflamboyant comme celles qui … l'‚glise ajouraient la rampe du jub‚ ou lesmeneaux du vitrail et qui s'‚panouissaient en blanche chair de fleur defraisier. Combien na‹ves et paysannes en comparaison sembleraient les‚glantines qui, dans quelques semaines, monteraient elles aussi en pleinsoleil le mˆme chemin rustique, en la soie unie de leur corsage rougissantqu'un souffle d‚fait.

Mais j'avais beau rester devant les aub‚pines … respirer, … porter devantma pens‚e qui ne savait ce qu'elle devait en faire, … perdre, … retrouverleur invisible et fixe odeur, … m'unir au rythme qui jetait leurs fleurs,ici et l…, avec une all‚gresse juv‚nile et … des intervalles inattenduscomme certains intervalles musicaux, elles m'offraient ind‚finiment le mˆmecharme avec une profusion in‚puisable, mais sans me laisser approfondirdavantage, comme ces m‚lodies qu'on rejoue cent fois de suite sansdescendre plus avant dans leur secret. Je me d‚tournais d'elles un moment,pour les aborder ensuite avec des forces plus fraŒches. Je poursuivaisjusque sur le talus qui, derriŠre la haie, montait en pente raide vers leschamps, quelque coquelicot perdu, quelques bluets rest‚s paresseusement enarriŠre, qui le d‚coraient ‡… et l… de leurs fleurs comme la bordure d'unetapisserie o— apparaŒt clairsem‚ le motif agreste qui triomphera sur lepanneau; rares encore, espac‚s comme les maisons isol‚es qui annoncent d‚j…l'approche d'un village, ils m'annon‡aient l'immense ‚tendue o— d‚ferlentles bl‚s, o— moutonnent les nuages, et la vue d'un seul coquelicot hissantau bout de son cordage et faisant cingler au vent sa flamme rouge, au-dessus de sa bou‚e graisseuse et noire, me faisait battre le c ur, comme auvoyageur qui aper‡oit sur une terre basse une premiŠre barque ‚chou‚e quer‚pare un calfat, et s'‚crie, avant de l'avoir encore vue: "La Mer!"

Puis je revenais devant les aub‚pines comme devant ces chefs-d' uvre donton croit qu'on saura mieux les voir quand on a cess‚ un moment de lesregarder, mais j'avais beau me faire un ‚cran de mes mains pour n'avoirqu'elles sous les yeux, le sentiment qu'elles ‚veillaient en moi restaitobscur et vague, cherchant en vain … se d‚gager, … venir adh‚rer … leursfleurs. Elles ne m'aidaient pas … l'‚claircir, et je ne pouvais demander …d'autres fleurs de le satisfaire. Alors, me donnant cette joie que nous‚prouvons quand nous voyons de notre peintre pr‚f‚r‚ une uvre qui diffŠrede celles que nous connaissions, ou bien si l'on nous mŠne devant untableau dont nous n'avions vu jusque-l… qu'une esquisse au crayon, si unmorceau entendu seulement au piano nous apparaŒt ensuite revˆtu descouleurs de l'orchestre, mon grand-pŠre m'appelant et me d‚signant la haiede Tansonville, me dit: "Toi qui aimes les aub‚pines, regarde un peu cette‚pine rose; est-elle jolie!" En effet c'‚tait une ‚pine, mais rose, plusbelle encore que les blanches. Elle aussi avait une parure de fˆte, -- deces seules vraies fˆtes que sont les fˆtes religieuses, puisqu'un capricecontingent ne les applique pas comme les fˆtes mondaines … un jour

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quelconque qui ne leur est pas sp‚cialement destin‚, qui n'a riend'essentiellement f‚ri‚, -- mais une parure plus riche encore, car lesfleurs attach‚es sur la branche, les unes au-dessus des autres, de maniŠre… ne laisser aucune place qui ne f–t d‚cor‚e, comme des pompons quienguirlandent une houlette rococo, ‚taient "en couleur", par cons‚quentd'une qualit‚ sup‚rieure selon l'esth‚tique de Combray si l'on en jugeaitpar l'‚chelle des prix dans le "magasin" de la Place ou chez Camus o—‚taient plus chers ceux des biscuits qui ‚taient roses. Moi-mˆmej'appr‚ciais plus le fromage … la crŠme rose, celui o— l'on m'avait permisd'‚craser des fraises. Et justement ces fleurs avaient choisi une de cesteintes de chose mangeable, ou de tendre embellissement … une toilette pourune grande fˆte, qui, parce qu'elles leur pr‚sentent la raison de leursup‚riorit‚, sont celles qui semblent belles avec le plus d'‚vidence auxyeux des enfants, et … cause de cela, gardent toujours pour eux quelquechose de plus vif et de plus naturel que les autres teintes, mˆmelorsqu'ils ont compris qu'elles ne promettaient rien … leur gourmandise etn'avaient pas ‚t‚ choisies par la couturiŠre. Et certes, je l'avais toutde suite senti, comme devant les ‚pines blanches mais avec plusd'‚merveillement, que ce n'‚tait pas facticement, par un artifice defabrication humaine, qu'‚tait traduite l'intention de festivit‚ dans lesfleurs, mais que c'‚tait la nature qui, spontan‚ment, l'avait exprim‚e avecla na‹vet‚ d'une commer‡ante de village travaillant pour un reposoir, ensurchargeant l'arbuste de ces rosettes d'un ton trop tendre et d'unpompadour provincial. Au haut des branches, comme autant de ces petitsrosiers aux pots cach‚s dans des papiers en dentelles, dont aux grandesfˆtes on faisait rayonner sur l'autel les minces fus‚es, pullulaient millepetits boutons d'une teinte plus pƒle qui, en s'entr'ouvrant, laissaientvoir, comme au fond d'une coupe de marbre rose, de rouges sanguines ettrahissaient plus encore que les fleurs, l'essence particuliŠre,irr‚sistible, de l'‚pine, qui, partout o— elle bourgeonnait, o— elle allaitfleurir, ne le pouvait qu'en rose. Intercal‚ dans la haie, mais aussidiff‚rent d'elle qu'une jeune fille en robe de fˆte au milieu de personnesen n‚glig‚ qui resteront … la maison, tout prˆt pour le mois de Marie, dontil semblait faire partie d‚j…, tel brillait en souriant dans sa fraŒchetoilette rose, l'arbuste catholique et d‚licieux.

La haie laissait voir … l'int‚rieur du parc une all‚e bord‚e de jasmins, depens‚es et de verveines entre lesquelles des girofl‚es ouvraient leurbourse fraŒche, du rose odorant et pass‚ d'un cuir ancien de Cordoue,tandis que sur le gravier un long tuyau d'arrosage peint en vert, d‚roulantses circuits, dressait aux points o— il ‚tait perc‚ au-dessus des fleurs,dont il imbibait les parfums, l'‚ventail vertical et prismatique de sesgouttelettes multicolores. Tout … coup, je m'arrˆtai, je ne pus plusbouger, comme il arrive quand une vision ne s'adresse pas seulement … nosregards, mais requiert des perceptions plus profondes et dispose de notreˆtre tout entier. Une fillette d'un blond roux qui avait l'air de rentrerde promenade et tenait … la main une bˆche de jardinage, nous regardait,levant son visage sem‚ de taches roses. Ses yeux noirs brillaient et commeje ne savais pas alors, ni ne l'ai appris depuis, r‚duire en ses ‚l‚mentsobjectifs une impression forte, comme je n'avais pas, ainsi qu'on dit,assez "d'esprit d'observation" pour d‚gager la notion de leur couleur,pendant longtemps, chaque fois que je repensai … elle, le souvenir de leur‚clat se pr‚sentait aussit“t … moi comme celui d'un vif azur, puisqu'elle‚tait blonde: de sorte que, peut-ˆtre si elle n'avait pas eu des yeuxaussi noirs, -- ce qui frappait tant la premiŠre fois qu'on la voyait -- jen'aurais pas ‚t‚, comme je le fus, plus particuliŠrement amoureux, en elle,

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de ses yeux bleus.

Je la regardais, d'abord de ce regard qui n'est pas que le porte-parole desyeux, mais … la fenˆtre duquel se penchent tous les sens, anxieux etp‚trifi‚s, le regard qui voudrait toucher, capturer, emmener le corps qu'ilregarde et l'ƒme avec lui; puis, tant j'avais peur que d'une seconde …l'autre mon grand-pŠre et mon pŠre, apercevant cette jeune fille, mefissent ‚loigner en me disant de courir un peu devant eux, d'un secondregard, inconsciemment supplicateur, qui tƒchait de la forcer … faireattention … moi, … me connaŒtre! Elle jeta en avant et de c“t‚ sespupilles pour prendre connaissance de mon grand'pŠre et de mon pŠre, etsans doute l'id‚e qu'elle en rapporta fut celle que nous ‚tions ridicules,car elle se d‚tourna et d'un air indiff‚rent et d‚daigneux, se pla‡a dec“t‚ pour ‚pargner … son visage d'ˆtre dans leur champ visuel; et tandisque continuant … marcher et ne l'ayant pas aper‡ue, ils m'avaient d‚pass‚,elle laissa ses regards filer de toute leur longueur dans ma direction,sans expression particuliŠre, sans avoir l'air de me voir, mais avec unefixit‚ et un sourire dissimul‚, que je ne pouvais interpr‚ter d'aprŠs lesnotions que l'on m'avait donn‚es sur la bonne ‚ducation, que comme unepreuve d'outrageant m‚pris; et sa main esquissait en mˆme temps un gesteind‚cent, auquel quand il ‚tait adress‚ en public … une personne qu'on neconnaissait pas, le petit dictionnaire de civilit‚ que je portais en moi nedonnait qu'un seul sens, celui d'une intention insolente.

-- "Allons, Gilberte, viens; qu'est-ce que tu fais, cria d'une voixper‡ante et autoritaire une dame en blanc que je n'avais pas vue, et …quelque distance de laquelle un Monsieur habill‚ de coutil et que je neconnaissais pas, fixait sur moi des yeux qui lui sortaient de la tˆte; etcessant brusquement de sourire, la jeune fille prit sa bˆche et s'‚loignasans se retourner de mon c“t‚, d'un air docile, imp‚n‚trable et sournois.

Ainsi passa prŠs de moi ce nom de Gilberte, donn‚ comme un talisman qui mepermettait peut-ˆtre de retrouver un jour celle dont il venait de faire unepersonne et qui, l'instant d'avant, n'‚tait qu'une image incertaine. Ainsipassa-t-il, prof‚r‚ au-dessus des jasmins et des girofl‚es, aigre et fraiscomme les gouttes de l'arrosoir vert; impr‚gnant, irisant la zone d'air purqu'il avait travers‚e -- et qu'il isolait, -- du mystŠre de la vie de cellequ'il d‚signait pour les ˆtres heureux qui vivaient, qui voyageaient avecelle; d‚ployant sous l'‚pinier rose, … hauteur de mon ‚paule, laquintessence de leur familiarit‚, pour moi si douloureuse, avec elle, avecl'inconnu de sa vie o— je n'entrerais pas.

Un instant (tandis que nous nous ‚loignions et que mon grand-pŠremurmurait: "Ce pauvre Swann, quel r“le ils lui font jouer: on le faitpartir pour qu'elle reste seule avec son Charlus, car c'est lui, je l'aireconnu! Et cette petite, mˆl‚e … toute cette infamie!") l'impressionlaiss‚e en moi par le ton despotique avec lequel la mŠre de Gilberte luiavait parl‚ sans qu'elle r‚pliquƒt, en me la montrant comme forc‚e d'ob‚ir… quelqu'un, comme n'‚tant pas sup‚rieure … tout, calma un peu masouffrance, me rendit quelque espoir et diminua mon amour. Mais bien vitecet amour s'‚leva de nouveau en moi comme une r‚action par quoi mon c urhumili‚ voulait se mettre de niveau avec Gilberte ou l'abaisser jusqu'…lui. Je l'aimais, je regrettais de ne pas avoir eu le temps etl'inspiration de l'offenser, de lui faire mal, et de la forcer … sesouvenir de moi. Je la trouvais si belle que j'aurais voulu pouvoirrevenir sur mes pas, pour lui crier en haussant les ‚paules: "Comme je

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vous trouve laide, grotesque, comme vous me r‚pugnez!" Cependant jem'‚loignais, emportant pour toujours, comme premier type d'un bonheurinaccessible aux enfants de mon espŠce de par des lois naturellesimpossibles … transgresser, l'image d'une petite fille rousse, … la peausem‚e de taches roses, qui tenait une bˆche et qui riait en laissant filersur moi de longs regards sournois et inexpressifs. Et d‚j… le charme dontson nom avait encens‚ cette place sous les ‚pines roses o— il avait ‚t‚entendu ensemble par elle et par moi, allait gagner, enduire, embaumer,tout ce qui l'approchait, ses grands-parents que les miens avaient eul'ineffable bonheur de connaŒtre, la sublime profession d'agent de change,le douloureux quartier des Champs-lys‚es qu'elle habitait … Paris.�

"L‚onie, dit mon grand-pŠre en rentrant, j'aurais voulu t'avoir avec noustant“t. Tu ne reconnaŒtrais pas Tansonville. Si j'avais os‚, je t'auraiscoup‚ une branche de ces ‚pines roses que tu aimais tant." Mon grand-pŠreracontait ainsi notre promenade … ma tante L‚onie, soit pour la distraire,soit qu'on n'e–t pas perdu tout espoir d'arriver … la faire sortir. Orelle aimait beaucoup autrefois cette propri‚t‚, et d'ailleurs les visitesde Swann avaient ‚t‚ les derniŠres qu'elle avait re‡ues, alors qu'ellefermait d‚j… sa porte … tout le monde. Et de mˆme que quand il venaitmaintenant prendre de ses nouvelles (elle ‚tait la seule personne de cheznous qu'il demandƒt encore … voir), elle lui faisait r‚pondre qu'elle ‚taitfatigu‚e, mais qu'elle le laisserait entrer la prochaine fois, de mˆme elledit ce soir-l…: "Oui, un jour qu'il fera beau, j'irai en voiture jusqu'…la porte du parc." C'est sincŠrement qu'elle le disait. Elle e–t aim‚revoir Swann et Tansonville; mais le d‚sir qu'elle en avait suffisait … cequi lui restait de forces; sa r‚alisation les e–t exc‚d‚es. Quelquefois lebeau temps lui rendait un peu de vigueur, elle se levait, s'habillait; lafatigue commen‡ait avant qu'elle f–t pass‚e dans l'autre chambre et eller‚clamait son lit. Ce qui avait commenc‚ pour elle -- plus t“t seulementque cela n'arrive d'habitude, -- c'est ce grand renoncement de lavieillesse qui se pr‚pare … la mort, s'enveloppe dans sa chrysalide, etqu'on peut observer, … la fin des vies qui se prolongent tard, mˆme entreles anciens amants qui se sont le plus aim‚s, entre les amis unis par lesliens les plus spirituels et qui … partir d'une certaine ann‚e cessent defaire le voyage ou la sortie n‚cessaire pour se voir, cessent de s'‚crireet savent qu'ils ne communiqueront plus en ce monde. Ma tante devaitparfaitement savoir qu'elle ne reverrait pas Swann, qu'elle ne quitteraitplus jamais la maison, mais cette r‚clusion d‚finitive devait lui ˆtrerendue assez ais‚e pour la raison mˆme qui selon nous aurait d– la luirendre plus douloureuse: c'est que cette r‚clusion lui ‚tait impos‚e parla diminution qu'elle pouvait constater chaque jour dans ses forces, etqui, en faisant de chaque action, de chaque mouvement, une fatigue, sinonune souffrance, donnait pour elle … l'inaction, … l'isolement, au silence,la douceur r‚paratrice et b‚nie du repos.

Ma tante n'alla pas voir la haie d'‚pines roses, mais … tous moments jedemandais … mes parents si elle n'irait pas, si autrefois elle allaitsouvent … Tansonville, tƒchant de les faire parler des parents et grands-parents de Mlle Swann qui me semblaient grands comme des Dieux. Ce nom,devenu pour moi presque mythologique, de Swann, quand je causais avec mesparents, je languissais du besoin de le leur entendre dire, je n'osais pasle prononcer moi-mˆme, mais je les entraŒnais sur des sujets quiavoisinaient Gilberte et sa famille, qui la concernaient, o— je ne mesentais pas exil‚ trop loin d'elle; et je contraignais tout d'un coup monpŠre, en feignant de croire par exemple que la charge de mon grand-pŠre

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avait ‚t‚ d‚j… avant lui dans notre famille, ou que la haie d'‚pines rosesque voulait voir ma tante L‚onie se trouvait en terrain communal, …rectifier mon assertion, … me dire, comme malgr‚ moi, comme de lui-mˆme:"Mais non, cette charge-l… ‚tait au pŠre de SWANN, cette haie fait partiedu parc de SWANN." Alors j'‚tais oblig‚ de reprendre ma respiration, tant,en se posant sur la place o— il ‚tait toujours ‚crit en moi, pesait …m'‚touffer ce nom qui, au moment o— je l'entendais, me paraissait plusplein que tout autre, parce qu'il ‚tait lourd de toutes les fois o—,d'avance, je l'avais mentalement prof‚r‚. Il me causait un plaisir quej'‚tais confus d'avoir os‚ r‚clamer … mes parents, car ce plaisir ‚tait sigrand qu'il avait d– exiger d'eux pour qu'ils me le procurassent beaucoupde peine, et sans compensation, puisqu'il n'‚tait pas un plaisir pour eux.Aussi je d‚tournais la conversation par discr‚tion. Par scrupule aussi.Toutes les s‚ductions singuliŠres que je mettais dans ce nom de Swann, jeles retrouvais en lui dŠs qu'ils le pronon‡aient. Il me semblait alorstout d'un coup que mes parents ne pouvaient pas ne pas les ressentir,qu'ils se trouvaient plac‚s … mon point de vue, qu'ils apercevaient … leurtour, absolvaient, ‚pousaient mes rˆves, et j'‚tais malheureux comme si jeles avais vaincus et d‚prav‚s.

Cette ann‚e-l…, quand, un peu plus t“t que d'habitude, mes parents eurentfix‚ le jour de rentrer … Paris, le matin du d‚part, comme on m'avait faitfriser pour ˆtre photographi‚, coiffer avec pr‚caution un chapeau que jen'avais encore jamais mis et revˆtir une douillette de velours, aprŠsm'avoir cherch‚ partout, ma mŠre me trouva en larmes dans le petitraidillon, contigu … Tansonville, en train de dire adieu aux aub‚pines,entourant de mes bras les branches piquantes, et, comme une princesse detrag‚die … qui pŠseraient ces vains ornements, ingrat envers l'importunemain qui en formant tous ces n uds avait pris soin sur mon frontd'assembler mes cheveux, foulant aux pieds mes papillotes arrach‚es et monchapeau neuf. Ma mŠre ne fut pas touch‚e par mes larmes, mais elle ne putretenir un cri … la vue de la coiffe d‚fonc‚e et de la douillette perdue.Je ne l'entendis pas: "O mes pauvres petites aub‚pines, disais-je enpleurant, ce n'est pas vous qui voudriez me faire du chagrin, me forcer …partir. Vous, vous ne m'avez jamais fait de peine! Aussi je vous aimeraitoujours." Et, essuyant mes larmes, je leur promettais, quand je seraisgrand, de ne pas imiter la vie insens‚e des autres hommes et, mˆme … Paris,les jours de printemps, au lieu d'aller faire des visites et ‚couter desniaiseries, de partir dans la campagne voir les premiŠres aub‚pines.

Une fois dans les champs, on ne les quittait plus pendant tout le reste dela promenade qu'on faisait du c“t‚ de M‚s‚glise. Ils ‚taientperp‚tuellement parcourus, comme par un chemineau invisible, par le ventqui ‚tait pour moi le g‚nie particulier de Combray. Chaque ann‚e, le jourde notre arriv‚e, pour sentir que j'‚tais bien … Combray, je montais leretrouver qui courait dans les sayons et me faisait courir … sa suite. Onavait toujours le vent … c“t‚ de soi du c“t‚ de M‚s‚glise, sur cette plainebomb‚e o— pendant des lieues il ne rencontre aucun accident de terrain. Jesavais que Mlle Swann allait souvent … Laon passer quelques jours et, bienque ce f–t … plusieurs lieues, la distance se trouvant compens‚e parl'absence de tout obstacle, quand, par les chauds aprŠs-midi, je voyais unmˆme souffle, venu de l'extrˆme horizon, abaisser les bl‚s les plus‚loign‚s, se propager comme un flot sur toute l'immense ‚tendue et venir secoucher, murmurant et tiŠde, parmi les sainfoins et les trŠfles, … mespieds, cette plaine qui nous ‚tait commune … tous deux semblait nousrapprocher, nous unir, je pensais que ce souffle avait pass‚ auprŠs d'elle,

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que c'‚tait quelque message d'elle qu'il me chuchotait sans que je pusse lecomprendre, et je l'embrassais au passage. A gauche ‚tait un village quis'appelait Champieu ("Campus Pagani", selon le cur‚). Sur la droite, onapercevait par del… les bl‚s, les deux clochers cisel‚s et rustiques deSaint-Andr‚-des-Champs, eux-mˆmes effil‚s, ‚cailleux, imbriqu‚s d'alv‚oles,guilloch‚s, jaunissants et grumeleux, comme deux ‚pis.

A intervalles sym‚triques, au milieu de l'inimitable ornementation de leursfeuilles qu'on ne peut confondre avec la feuille d'aucun autre arbrefruitier, les pommiers ouvraient leurs larges p‚tales de satin blanc oususpendaient les timides bouquets de leurs rougissants boutons. C'est duc“t‚ de M‚s‚glise que j'ai remarqu‚ pour la premiŠre fois l'ombre ronde queles pommiers font sur la terre ensoleill‚e, et aussi ces soies d'orimpalpable que le couchant tisse obliquement sous les feuilles, et que jevoyais mon pŠre interrompre de sa canne sans les faire jamais d‚vier.

Parfois dans le ciel de l'aprŠs-midi passait la lune blanche comme unenu‚e, furtive, sans ‚clat, comme une actrice dont ce n'est pas l'heure dejouer et qui, de la salle, en toilette de ville, regarde un moment sescamarades, s'effa‡ant, ne voulant pas qu'on fasse attention … elle.J'aimais … retrouver son image dans des tableaux et dans des livres, maisces uvres d'art ‚taient bien diff‚rentes -- du moins pendant les premiŠresann‚es, avant que Bloch e–t accoutum‚ mes yeux et ma pens‚e … des harmoniesplus subtiles -- de celles o— la lune me paraŒtrait belle aujourd'hui et o—je ne l'eusse pas reconnue alors. C'‚tait, par exemple, quelque roman deSaintine, un paysage de Gleyre o— elle d‚coupe nettement sur le ciel unefaucille d'argent, de ces uvres na‹vement incomplŠtes comme ‚taient mespropres impressions et que les s urs de ma grand'mŠre s'indignaient de mevoir aimer. Elles pensaient qu'on doit mettre devant les enfants, etqu'ils font preuve de go–t en aimant d'abord, les uvres que, parvenu … lamaturit‚, on admire d‚finitivement. C'est sans doute qu'elles sefiguraient les m‚rites esth‚tiques comme des objets mat‚riels qu'un ilouvert ne peut faire autrement que de percevoir, sans avoir eu besoin d'enm–rir lentement des ‚quivalents dans son propre c ur.

C'est du c“t‚ de M‚s‚glise, … Montjouvain, maison situ‚e au bord d'unegrande mare et adoss‚e … un talus buissonneux que demeurait M. Vinteuil.Aussi croisait-on souvent sur la route sa fille, conduisant un buggy …toute allure. A partir d'une certaine ann‚e on ne la rencontra plus seule,mais avec une amie plus ƒg‚e, qui avait mauvaise r‚putation dans le pays etqui un jour s'installa d‚finitivement … Montjouvain. On disait: "Faut-ilque ce pauvre M. Vinteuil soit aveugl‚ par la tendresse pour ne pass'apercevoir de ce qu'on raconte, et permettre … sa fille, lui qui sescandalise d'une parole DPLACE, de faire vivre sous son toit une femme� �pareille. Il dit que c'est une femme sup‚rieure, un grand c ur et qu'elleaurait eu des dispositions extraordinaires pour la musique si elle lesavait cultiv‚es. Il peut ˆtre s–r que ce n'est pas de musique qu'elles'occupe avec sa fille." M. Vinteuil le disait; et il est en effetremarquable combien une personne excite toujours d'admiration pour sesqualit‚s morales chez les parents de toute autre personne avec qui elle ades relations charnelles. L'amour physique, si injustement d‚cri‚, forcetellement tout ˆtre … manifester jusqu'aux moindres parcelles qu'il possŠdede bont‚, d'abandon de soi, qu'elles resplendissent jusqu'aux yeux del'entourage imm‚diat. Le docteur Percepied … qui sa grosse voix et sesgros sourcils permettaient de tenir tant qu'il voulait le r“le de perfidedont il n'avait pas le physique, sans compromettre en rien sa r‚putation

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in‚branlable et imm‚rit‚e de bourru bienfaisant, savait faire rire auxlarmes le cur‚ et tout le monde en disant d'un ton rude: "H‚ bien! ilparaŒt qu'elle fait de la musique avec son amie, Mlle Vinteuil. €a a l'airde vous ‚tonner. Moi je sais pas. C'est le pŠre Vinteuil qui m'a encoredit ‡a hier. AprŠs tout, elle a bien le droit d'aimer la musique, c'tefille. Moi je ne suis pas pour contrarier les vocations artistiques desenfants. Vinteuil non plus … ce qu'il paraŒt. Et puis lui aussi il faitde la musique avec l'amie de sa fille. Ah! sapristi on en fait une musiquedans c'te boŒte-l…. Mais qu'est-ce que vous avez … rire; mais ils fonttrop de musique ces gens. L'autre jour j'ai rencontr‚ le pŠre VinteuilprŠs du cimetiŠre. Il ne tenait pas sur ses jambes."

Pour ceux qui comme nous virent … cette ‚poque M. Vinteuil ‚viter lespersonnes qu'il connaissait, se d‚tourner quand il les apercevait, vieilliren quelques mois, s'absorber dans son chagrin, devenir incapable de touteffort qui n'avait pas directement le bonheur de sa fille pour but, passerdes journ‚es entiŠres devant la tombe de sa femme, -- il e–t ‚t‚ difficilede ne pas comprendre qu'il ‚tait en train de mourir de chagrin, et desupposer qu'il ne se rendait pas compte des propos qui couraient. Il lesconnaissait, peut-ˆtre mˆme y ajoutait-il foi. Il n'est peut-ˆtre pas unepersonne, si grande que soit sa vertu, que la complexit‚ des circonstancesne puisse amener … vivre un jour dans la familiarit‚ du vice qu'ellecondamne le plus formellement, -- sans qu'elle le reconnaisse d'ailleurstout … fait sous le d‚guisement de faits particuliers qu'il revˆt pourentrer en contact avec elle et la faire souffrir: paroles bizarres,attitude inexplicable, un certain soir, de tel ˆtre qu'elle a par ailleurstant de raisons pour aimer. Mais pour un homme comme M. Vinteuil il devaitentrer bien plus de souffrance que pour un autre dans la r‚signation … unede ces situations qu'on croit … tort ˆtre l'apanage exclusif du monde de labohŠme: elles se produisent chaque fois qu'a besoin de se r‚server laplace et la s‚curit‚ qui lui sont n‚cessaires, un vice que la nature elle-mˆme fait ‚panouir chez un enfant, parfois rien qu'en mˆlant les vertus deson pŠre et de sa mŠre, comme la couleur de ses yeux. Mais de ce que M.Vinteuil connaissait peut-ˆtre la conduite de sa fille, il ne s'ensuit pasque son culte pour elle en e–t ‚t‚ diminu‚. Les faits ne p‚nŠtrent pasdans le monde o— vivent nos croyances, ils n'ont pas fait naŒtre celles-ci,ils ne les d‚truisent pas; ils peuvent leur infliger les plus constantsd‚mentis sans les affaiblir, et une avalanche de malheurs ou de maladies sesucc‚dant sans interruption dans une famille, ne la fera pas douter de labont‚ de son Dieu ou du talent de son m‚decin. Mais quand M. Vinteuilsongeait … sa fille et … lui-mˆme du point de vue du monde, du point de vuede leur r‚putation, quand il cherchait … se situer avec elle au rang qu'ilsoccupaient dans l'estime g‚n‚rale, alors ce jugement d'ordre social, il leportait exactement comme l'e–t fait l'habitant de Combray qui lui e–t ‚t‚le plus hostile, il se voyait avec sa fille dans le dernier bas-fond, etses maniŠres en avaient re‡u depuis peu cette humilit‚, ce respect pourceux qui se trouvaient au-dessus de lui et qu'il voyait d'en bas (eussent-ils ‚t‚ fort au-dessous de lui jusque-l…), cette tendance … chercher …remonter jusqu'… eux, qui est une r‚sultante presque m‚canique de toutesles d‚ch‚ances. Un jour que nous marchions avec Swann dans une rue deCombray, M. Vinteuil qui d‚bouchait d'une autre, s'‚tait trouv‚ tropbrusquement en face de nous pour avoir le temps de nous ‚viter; et Swannavec cette orgueilleuse charit‚ de l'homme du monde qui, au milieu de ladissolution de tous ses pr‚jug‚s moraux, ne trouve dans l'infamie d'autruiqu'une raison d'exercer envers lui une bienveillance dont les t‚moignageschatouillent d'autant plus l'amour-propre de celui qui les donne, qu'il

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les sent plus pr‚cieux … celui qui les re‡oit, avait longuement caus‚ avecM. Vinteuil, … qui, jusque-l… il n'adressait pas la parole, et lui avaitdemand‚ avant de nous quitter s'il n'enverrait pas un jour sa fille jouer …Tansonville. C'‚tait une invitation qui, il y a deux ans, e–t indign‚ M.Vinteuil, mais qui, maintenant, le remplissait de sentiments sireconnaissants qu'il se croyait oblig‚ par eux, … ne pas avoirl'indiscr‚tion de l'accepter. L'amabilit‚ de Swann envers sa fille luisemblait ˆtre en soi-mˆme un appui si honorable et si d‚licieux qu'ilpensait qu'il valait peut-ˆtre mieux ne pas s'en servir, pour avoir ladouceur toute platonique de le conserver.

-- "Quel homme exquis, nous dit-il, quand Swann nous eut quitt‚s, avec lamˆme enthousiaste v‚n‚ration qui tient de spirituelles et joliesbourgeoises en respect et sous le charme d'une duchesse, f–t-elle laide etsotte. Quel homme exquis! Quel malheur qu'il ait fait un mariage tout …fait d‚plac‚."

Et alors, tant les gens les plus sincŠres sont mˆl‚s d'hypocrisie etd‚pouillent en causant avec une personne l'opinion qu'ils ont d'elle etexpriment dŠs qu'elle n'est plus l…, mes parents d‚plorŠrent avec M.Vinteuil le mariage de Swann au nom de principes et de convenances auxquels(par cela mˆme qu'ils les invoquaient en commun avec lui, en braves gens demˆme acabit) ils avaient l'air de sous-entendre qu'il n'‚tait pascontrevenu … Montjouvain. M. Vinteuil n'envoya pas sa fille chez Swann.Et celui-ci f–t le premier … le regretter. Car chaque fois qu'il venait dequitter M. Vinteuil, il se rappelait qu'il avait depuis quelque temps unrenseignement … lui demander sur quelqu'un qui portait le mˆme nom que lui,un de ses parents, croyait-il. Et cette fois-l… il s'‚tait bien promis dene pas oublier ce qu'il avait … lui dire, quand M. Vinteuil enverrait safille … Tansonville.

Comme la promenade du c“t‚ de M‚s‚glise ‚tait la moins longue des deux quenous faisions autour de Combray et qu'… cause de cela on la r‚servait pourles temps incertains, le climat du c“t‚ de M‚s‚glise ‚tait assez pluvieuxet nous ne perdions jamais de vue la lisiŠre des bois de Roussainville dansl'‚paisseur desquels nous pourrions nous mettre … couvert.

Souvent le soleil se cachait derriŠre une nu‚e qui d‚formait son ovale etdont il jaunissait la bordure. L'‚clat, mais non la clart‚, ‚tait enlev‚ …la campagne o— toute vie semblait suspendue, tandis que le petit village deRoussainville sculptait sur le ciel le relief de ses arˆtes blanches avecune pr‚cision et un fini accablants. Un peu de vent faisait envoler uncorbeau qui retombait dans le lointain, et, contre le ciel blanchissant, lelointain des bois paraissait plus bleu, comme peint dans ces cama‹eux quid‚corent les trumeaux des anciennes demeures.

Mais d'autres fois se mettait … tomber la pluie dont nous avait menac‚s lecapucin que l'opticien avait … sa devanture; les gouttes d'eau comme desoiseaux migrateurs qui prennent leur vol tous ensemble, descendaient …rangs press‚s du ciel. Elles ne se s‚parent point, elles ne vont pas …l'aventure pendant la rapide travers‚e, mais chacune tenant sa place,attire … elle celle qui la suit et le ciel en est plus obscurci qu'aud‚part des hirondelles. Nous nous r‚fugiions dans le bois. Quand leurvoyage semblait fini, quelques-unes, plus d‚biles, plus lentes, arrivaientencore. Mais nous ressortions de notre abri, car les gouttes se plaisentaux feuillages, et la terre ‚tait d‚j… presque s‚ch‚e que plus d'une

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s'attardait … jouer sur les nervures d'une feuille, et suspendue … lapointe, repos‚e, brillant au soleil, tout d'un coup se laissait glisser detoute la hauteur de la branche et nous tombait sur le nez.

Souvent aussi nous allions nous abriter, pˆle-mˆle avec les Saints et lesPatriarches de pierre sous le porche de Saint-Andr‚-des-Champs. Que cette‚glise ‚tait fran‡aise! Au-dessus de la porte, les Saints, les rois-chevaliers une fleur de lys … la main, des scŠnes de noces et defun‚railles, ‚taient repr‚sent‚s comme ils pouvaient l'ˆtre dans l'ƒme deFran‡oise. Le sculpteur avait aussi narr‚ certaines anecdotes relatives …Aristote et … Virgile de la mˆme fa‡on que Fran‡oise … la cuisine parlaitvolontiers de saint Louis comme si elle l'avait personnellement connu, etg‚n‚ralement pour faire honte par la comparaison … mes grands-parents moins"justes". On sentait que les notions que l'artiste m‚di‚val et la paysannem‚di‚vale (survivant au XlXe siŠcle) avaient de l'histoire ancienne ouchr‚tienne, et qui se distinguaient par autant d'inexactitude que debonhomie, ils les tenaient non des livres, mais d'une tradition … la foisantique et directe, ininterrompue, orale, d‚form‚e, m‚connaissable etvivante. Une autre personnalit‚ de Combray que je reconnaissais aussi,virtuelle et proph‚tis‚e, dans la sculpture gothique de Saint-Andr‚-des-Champs c'‚tait le jeune Th‚odore, le gar‡on de chez Camus. Fran‡oisesentait d'ailleurs si bien en lui un pays et un contemporain que, quand matante L‚onie ‚tait trop malade pour que Fran‡oise p–t suffire … laretourner dans son lit, … la porter dans son fauteuil, plut“t que delaisser la fille de cuisine monter se faire "bien voir" de ma tante, elleappelait Th‚odore. Or, ce gar‡on qui passait et avec raison pour simauvais sujet, ‚tait tellement rempli de l'ƒme qui avait d‚cor‚ Saint-Andr‚-des-Champs et notamment des sentiments de respect que Fran‡oisetrouvait dus aux "pauvres malades", … "sa pauvre maŒtresse", qu'il avaitpour soulever la tˆte de ma tante sur son oreiller la mine na‹ve et z‚l‚edes petits anges des bas-reliefs, s'empressant, un cierge … la main, autourde la Vierge d‚faillante, comme si les visages de pierre sculpt‚e,grisƒtres et nus, ainsi que sont les bois en hiver, n'‚taient qu'unensommeillement, qu'une r‚serve, prˆte … refleurir dans la vie eninnombrables visages populaires, r‚v‚rends et fut‚s comme celui deTh‚odore, enlumin‚s de la rougeur d'une pomme m–re. Non plus appliqu‚e …la pierre comme ces petits anges, mais d‚tach‚e du porche, d'une statureplus qu'humaine, debout sur un socle comme sur un tabouret qui lui ‚vitƒtde poser ses pieds sur le sol humide, une sainte avait les joues pleines,le sein ferme et qui gonflait la draperie comme une grappe m–re dans un sacde crin, le front ‚troit, le nez court et mutin, les prunelles enfonc‚es,l'air valide, insensible et courageux des paysannes de la contr‚e. Cetteressemblance qui insinuait dans la statue une douceur que je n'y avais pascherch‚e, ‚tait souvent certifi‚e par quelque fille des champs, venue commenous se mettre … couvert et dont la pr‚sence, pareille … celle de cesfeuillages pari‚taires qui ont pouss‚ … c“t‚ des feuillages sculpt‚s,semblait destin‚e … permettre, par une confrontation avec la nature, dejuger de la v‚rit‚ de l' uvre d'art. Devant nous, dans le lointain, terrepromise ou maudite, Roussainville, dans les murs duquel je n'ai jamaisp‚n‚tr‚, Roussainville, tant“t, quand la pluie avait d‚j… cess‚ pour nous,continuait … ˆtre chƒti‚ comme un village de la Bible par toutes les lancesde l'orage qui flagellaient obliquement les demeures de ses habitants, oubien ‚tait d‚j… pardonn‚ par Dieu le PŠre qui faisait descendre vers lui,in‚galement longues, comme les rayons d'un ostensoir d'autel, les tigesd'or effrang‚es de son soleil reparu.

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Quelquefois le temps ‚tait tout … fait gƒt‚, il fallait rentrer et resterenferm‚ dans la maison. €… et l… au loin dans la campagne que l'obscurit‚et l'humidit‚ faisaient ressembler … la mer, des maisons isol‚es,accroch‚es au flanc d'une colline plong‚e dans la nuit et dans l'eau,brillaient comme des petits bateaux qui ont repli‚ leurs voiles et sontimmobiles au large pour toute la nuit. Mais qu'importait la pluie,qu'importait l'orage! L'‚t‚, le mauvais temps n'est qu'une humeurpassagŠre, superficielle, du beau temps sous-jacent et fixe, bien diff‚rentdu beau temps instable et fluide de l'hiver et qui, au contraire, install‚sur la terre o— il s'est solidifi‚ en denses feuillages sur lesquels lapluie peut s'‚goutter sans compromettre la r‚sistance de leur permanentejoie, a hiss‚ pour toute la saison, jusque dans les rues du village, auxmurs des maisons et des jardins, ses pavillons de soie violette ou blanche.Assis dans le petit salon, o— j'attendais l'heure du dŒner en lisant,j'entendais l'eau d‚goutter de nos marronniers, mais je savais que l'aversene faisait que vernir leurs feuilles et qu'ils promettaient de demeurer l…,comme des gages de l'‚t‚, toute la nuit pluvieuse, … assurer la continuit‚du beau temps; qu'il avait beau pleuvoir, demain, au-dessus de la barriŠreblanche de Tansonville, onduleraient, aussi nombreuses, de petites feuillesen forme de c ur; et c'est sans tristesse que j'apercevais le peuplier dela rue des Perchamps adresser … l'orage des supplications et dessalutations d‚sesp‚r‚es; c'est sans tristesse que j'entendais au fond dujardin les derniers roulements du tonnerre roucouler dans les lilas.

Si le temps ‚tait mauvais dŠs le matin, mes parents renon‡aient … lapromenade et je ne sortais pas. Mais je pris ensuite l'habitude d'aller,ces jours-l…, marcher seul du c“t‚ de M‚s‚glise-la-Vineuse, dans l'automneo— nous d–mes venir … Combray pour la succession de ma tante L‚onie, carelle ‚tait enfin morte, faisant triompher … la fois ceux qui pr‚tendaientque son r‚gime affaiblissant finirait par la tuer, et non moins les autresqui avaient toujours soutenu qu'elle souffrait d'une maladie non pasimaginaire mais organique, … l'‚vidence de laquelle les sceptiques seraientbien oblig‚s de se rendre quand elle y aurait succomb‚; et ne causant parsa mort de grande douleur qu'… un seul ˆtre, mais … celui-l…, sauvage.Pendant les quinze jours que dura la derniŠre maladie de ma tante,Fran‡oise ne la quitta pas un instant, ne se d‚shabilla pas, ne laissapersonne lui donner aucun soin, et ne quitta son corps que quand il futenterr‚. Alors nous comprŒmes que cette sorte de crainte o— Fran‡oiseavait v‚cu des mauvaises paroles, des soup‡ons, des colŠres de ma tanteavait d‚velopp‚ chez elle un sentiment que nous avions pris pour de lahaine et qui ‚tait de la v‚n‚ration et de l'amour. Sa v‚ritable maŒtresse,aux d‚cisions impossibles … pr‚voir, aux ruses difficiles … d‚jouer, au bonc ur facile … fl‚chir, sa souveraine, son myst‚rieux et tout-puissantmonarque n'‚tait plus. A c“t‚ d'elle nous comptions pour bien peu dechose. Il ‚tait loin le temps o— quand nous avions commenc‚ … venir passernos vacances … Combray, nous poss‚dions autant de prestige que ma tante auxyeux de Fran‡oise. Cet automne-l… tout occup‚s des formalit‚s … remplir,des entretiens avec les notaires et avec les fermiers, mes parents n'ayantguŠre de loisir pour faire des sorties que le temps d'ailleurs contrariait,prirent l'habitude de me laisser aller me promener sans eux du c“t‚ deM‚s‚glise, envelopp‚ dans un grand plaid qui me prot‚geait contre la pluieet que je jetais d'autant plus volontiers sur mes ‚paules que je sentaisque ses rayures ‚cossaises scandalisaient Fran‡oise, dans l'esprit de quion n'aurait pu faire entrer l'id‚e que la couleur des vˆtements n'a rien …faire avec le deuil et … qui d'ailleurs le chagrin que nous avions de lamort de ma tante plaisait peu, parce que nous n'avions pas donn‚ de grand

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repas funŠbre, que nous ne prenions pas un son de voix sp‚cial pour parlerd'elle, que mˆme parfois je chantonnais. Je suis s–r que dans un livre --et en cela j'‚tais bien moi-mˆme comme Fran‡oise -- cette conception dudeuil d'aprŠs la Chanson de Roland et le portail de Saint-Andr‚-des-Champsm'e–t ‚t‚ sympathique. Mais dŠs que Fran‡oise ‚tait auprŠs de moi, und‚mon me poussait … souhaiter qu'elle f–t en colŠre, je saisissais lemoindre pr‚texte pour lui dire que je regrettais ma tante parce que c'‚taitune bonne femme, malgr‚ ses ridicules, mais nullement parce que c'‚tait matante, qu'elle e–t pu ˆtre ma tante et me sembler odieuse, et sa mort ne mefaire aucune peine, propos qui m'eussent sembl‚ ineptes dans un livre.

Si alors Fran‡oise remplie comme un poŠte d'un flot de pens‚es confuses surle chagrin, sur les souvenirs de famille, s'excusait de ne pas savoirr‚pondre … mes th‚ories et disait: "Je ne sais pas m'esprimer", jetriomphais de cet aveu avec un bon sens ironique et brutal digne du docteurPercepied; et si elle ajoutait: "Elle ‚tait tout de mˆme de la parentŠse,il reste toujours le respect qu'on doit … la parentŠse", je haussais les‚paules et je me disais: "Je suis bien bon de discuter avec une illettr‚equi fait des cuirs pareils", adoptant ainsi pour juger Fran‡oise le pointde vue mesquin d'hommes dont ceux qui les m‚prisent le plus dansl'impartialit‚ de la m‚ditation, sont fort capables de tenir le r“le quandils jouent une des scŠnes vulgaires de la vie.

Mes promenades de cet automne-l… furent d'autant plus agr‚ables que je lesfaisais aprŠs de longues heures pass‚es sur un livre. Quand j'‚taisfatigu‚ d'avoir lu toute la matin‚e dans la salle, jetant mon plaid sur mes‚paules, je sortais: mon corps oblig‚ depuis longtemps de garderl'immobilit‚, mais qui s'‚tait charg‚ sur place d'animation et de vitesseaccumul‚es, avait besoin ensuite, comme une toupie qu'on lƒche, de lesd‚penser dans toutes les directions. Les murs des maisons, la haie deTansonville, les arbres du bois de Roussainville, les buissons auxquelss'adosse Montjouvain, recevaient des coups de parapluie ou de canne,entendaient des cris joyeux, qui n'‚taient, les uns et les autres, que desid‚es confuses qui m'exaltaient et qui n'ont pas atteint le repos dans lalumiŠre, pour avoir pr‚f‚r‚ … un lent et difficile ‚claircissement, leplaisir d'une d‚rivation plus ais‚e vers une issue imm‚diate. La plupartdes pr‚tendues traductions de ce que nous avons ressenti ne font ainsi quenous en d‚barrasser en le faisant sortir de nous sous une forme indistinctequi ne nous apprend pas … le connaŒtre. Quand j'essaye de faire le comptede ce que je dois au c“t‚ de M‚s‚glise, des humbles d‚couvertes dont il f–tle cadre fortuit ou le n‚cessaire inspirateur, je me rappelle que c'est,cet automne-l…, dans une de ces promenades, prŠs du talus broussailleux quiprotŠge Montjouvain, que je fus frapp‚ pour la premiŠre fois de ced‚saccord entre nos impressions et leur expression habituelle. AprŠs uneheure de pluie et de vent contre lesquels j'avais lutt‚ avec all‚gresse,comme j'arrivais au bord de la mare de Montjouvain devant une petite cahuterecouverte en tuiles o— le jardinier de M. Vinteuil serrait ses instrumentsde jardinage, le soleil venait de reparaŒtre, et ses dorures lav‚es parl'averse reluisaient … neuf dans le ciel, sur les arbres, sur le mur de lacahute, sur son toit de tuile encore mouill‚, … la crˆte duquel sepromenait une poule. Le vent qui soufflait tirait horizontalement lesherbes folles qui avaient pouss‚ dans la paroi du mur, et les plumes deduvet de la poule, qui, les unes et les autres se laissaient filer au gr‚de son souffle jusqu'… l'extr‚mit‚ de leur longueur, avec l'abandon dechoses inertes et l‚gŠres. Le toit de tuile faisait dans la mare, que lesoleil rendait de nouveau r‚fl‚chissante, une marbrure rose, … laquelle je

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n'avais encore jamais fait attention. Et voyant sur l'eau et … la face dumur un pƒle sourire r‚pondre au sourire du ciel, je m'‚criai dans monenthousiasme en brandissant mon parapluie referm‚: "Zut, zut, zut, zut."Mais en mˆme temps je sentis que mon devoir e–t ‚t‚ de ne pas m'en tenir …ces mots opaques et de tƒcher de voir plus clair dans mon ravissement.

Et c'est … ce moment-l… encore, -- grƒce … un paysan qui passait, l'aird‚j… d'ˆtre d'assez mauvaise humeur, qui le fut davantage quand il faillitrecevoir mon parapluie dans la figure, et qui r‚pondit sans chaleur … mes"beau temps, n'est-ce pas, il fait bon marcher", -- que j'appris que lesmˆmes ‚motions ne se produisent pas simultan‚ment, dans un ordre pr‚‚tabli,chez tous les hommes. Plus tard chaque fois qu'une lecture un peu longuem'avait mis en humeur de causer, le camarade … qui je br–lais d'adresser laparole venait justement de se livrer au plaisir de la conversation etd‚sirait maintenant qu'on le laissƒt lire tranquille. Si je venais depenser … mes parents avec tendresse et de prendre les d‚cisions les plussages et les plus propres … leur faire plaisir, ils avaient employ‚ le mˆmetemps … apprendre une peccadille que j'avais oubli‚e et qu'ils mereprochaient s‚vŠrement au moment o— je m'‚lan‡ais vers eux pour lesembrasser.

Parfois … l'exaltation que me donnait la solitude, s'en ajoutait une autreque je ne savais pas en d‚partager nettement, caus‚e par le d‚sir de voirsurgir devant moi une paysanne, que je pourrais serrer dans mes bras. N‚brusquement, et sans que j'eusse eu le temps de le rapporter exactement …sa cause, au milieu de pens‚es trŠs diff‚rentes, le plaisir dont il ‚taitaccompagn‚ ne me semblait qu'un degr‚ sup‚rieur de celui qu'elles medonnaient. Je faisais un m‚rite de plus … tout ce qui ‚tait … ce moment-l…dans mon esprit, au reflet rose du toit de tuile, aux herbes folles, auvillage de Roussainville o— je d‚sirais depuis longtemps aller, aux arbresde son bois, au clocher de son ‚glise, de cet ‚moi nouveau qui me lesfaisait seulement paraŒtre plus d‚sirables parce que je croyais que c'‚taiteux qui le provoquaient, et qui semblait ne vouloir que me porter vers euxplus rapidement quand il enflait ma voile d'une brise puissante, inconnueet propice. Mais si ce d‚sir qu'une femme appar–t ajoutait pour moi auxcharmes de la nature quelque chose de plus exaltant, les charmes de lanature, en retour, ‚largissaient ce que celui de la femme aurait eu de troprestreint. Il me semblait que la beaut‚ des arbres c'‚tait encore lasienne et que l'ƒme de ces horizons, du village de Roussainville, deslivres que je lisais cette ann‚e-l…, son baiser me la livrerait; et monimagination reprenant des forces au contact de ma sensualit‚, ma sensualit‚se r‚pandant dans tous les domaines de mon imagination, mon d‚sir n'avaitplus de limites. C'est qu'aussi, -- comme il arrive dans ces moments derˆverie au milieu de la nature o— l'action de l'habitude ‚tant suspendue,nos notions abstraites des choses mises de c“t‚, nous croyons d'une foiprofonde, … l'originalit‚, … la vie individuelle du lieu o— nous noustrouvons -- la passante qu'appelait mon d‚sir me semblait ˆtre non unexemplaire quelconque de ce type g‚n‚ral: la femme, mais un produitn‚cessaire et naturel de ce sol. Car en ce temps-l… tout ce qui n'‚taitpas moi, la terre et les ˆtres, me paraissait plus pr‚cieux, plusimportant, dou‚ d'une existence plus r‚elle que cela ne paraŒt aux hommesfaits. Et la terre et les ˆtres je ne les s‚parais pas. J'avais le d‚sird'une paysanne de M‚s‚glise ou de Roussainville, d'une pˆcheuse de Balbec,comme j'avais le d‚sir de M‚s‚glise et de Balbec. Le plaisir qu'ellespouvaient me donner m'aurait paru moins vrai, je n'aurais plus cru en lui,si j'en avais modifi‚ … ma guise les conditions. ConnaŒtre … Paris une

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pˆcheuse de Balbec ou une paysanne de M‚s‚glise c'e–t ‚t‚ recevoir descoquillages que je n'aurais pas vus sur la plage, une fougŠre que jen'aurais pas trouv‚e dans les bois, c'e–t ‚t‚ retrancher au plaisir que lafemme me donnerait tous ceux au milieu desquels l'avait envelopp‚e monimagination. Mais errer ainsi dans les bois de Roussainville sans unepaysanne … embrasser, c'‚tait ne pas connaŒtre de ces bois le tr‚sor cach‚,la beaut‚ profonde. Cette fille que je ne voyais que cribl‚e defeuillages, elle ‚tait elle-mˆme pour moi comme une plante locale d'uneespŠce plus ‚lev‚e seulement que les autres et dont la structure permetd'approcher de plus prŠs qu'en elles, la saveur profonde du pays. Jepouvais d'autant plus facilement le croire (et que les caresses parlesquelles elle m'y ferait parvenir, seraient aussi d'une sorteparticuliŠre et dont je n'aurais pas pu connaŒtre le plaisir par une autrequ'elle), que j'‚tais pour longtemps encore … l'ƒge o— on ne l'a pas encoreabstrait ce plaisir de la possession des femmes diff‚rentes avec lesquelleson l'a go–t‚, o— on ne l'a pas r‚duit … une notion g‚n‚rale qui les faitconsid‚rer dŠs lors comme les instruments interchangeables d'un plaisirtoujours identique. Il n'existe mˆme pas, isol‚, s‚par‚ et formul‚ dansl'esprit, comme le but qu'on poursuit en s'approchant d'une femme, comme lacause du trouble pr‚alable qu'on ressent. A peine y songe-t-on comme … unplaisir qu'on aura; plut“t, on l'appelle son charme … elle; car on ne pensepas … soi, on ne pense qu'… sortir de soi. Obscur‚ment attendu, immanentet cach‚, il porte seulement … un tel paroxysme au moment o— ils'accomplit, les autres plaisirs que nous causent les doux regards, lesbaisers de celle qui est auprŠs de nous, qu'il nous apparaŒt surtout …nous-mˆme comme une sorte de transport de notre reconnaissance pour labont‚ de c ur de notre compagne et pour sa touchante pr‚dilection … notre‚gard que nous mesurons aux bienfaits, au bonheur dont elle nous comble.

H‚las, c'‚tait en vain que j'implorais le donjon de Roussainville, que jelui demandais de faire venir auprŠs de moi quelque enfant de son village,comme au seul confident que j'avais eu de mes premiers d‚sirs, quand auhaut de notre maison de Combray, dans le petit cabinet sentant l'iris, jene voyais que sa tour au milieu du carreau de la fenˆtre entr'ouverte,pendant qu'avec les h‚sitations h‚ro‹ques du voyageur qui entreprend uneexploration ou du d‚sesp‚r‚ qui se suicide, d‚faillant, je me frayais enmoi-mˆme une route inconnue et que je croyais mortelle, jusqu'au moment o—une trace naturelle comme celle d'un colima‡on s'ajoutait aux feuilles ducassis sauvage qui se penchaient jusqu'… moi. En vain je le suppliaismaintenant. En vain, tenant l'‚tendue dans le champ de ma vision, je ladrainais de mes regards qui eussent voulu en ramener une femme. Je pouvaisaller jusqu'au porche de Saint-Andr‚-des-Champs; jamais ne s'y trouvait lapaysanne que je n'eusse pas manqu‚ d'y rencontrer si j'avais ‚t‚ avec mongrand-pŠre et dans l'impossibilit‚ de lier conversation avec elle. Jefixais ind‚finiment le tronc d'un arbre lointain, de derriŠre lequel elleallait surgir et venir … moi; l'horizon scrut‚ restait d‚sert, la nuittombait, c'‚tait sans espoir que mon attention s'attachait, comme pouraspirer les cr‚atures qu'ils pouvaient rec‚ler, … ce sol st‚rile, … cetteterre ‚puis‚e; et ce n'‚tait plus d'all‚gresse, c'‚tait de rage que jefrappais les arbres du bois de Roussainville d'entre lesquels ne sortaitpas plus d'ˆtres vivants que s'ils eussent ‚t‚ des arbres peints sur latoile d'un panorama, quand, ne pouvant me r‚signer … rentrer … la maisonavant d'avoir serr‚ dans mes bras la femme que j'avais tant d‚sir‚e,j'‚tais pourtant oblig‚ de reprendre le chemin de Combray en m'avouant …moi-mˆme qu'‚tait de moins en moins probable le hasard qui l'e–t mise surmon chemin. Et s'y f–t-elle trouv‚e, d'ailleurs, euss‚-je os‚ lui parler?

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Il me semblait qu'elle m'e–t consid‚r‚ comme un fou; je cessais de croirepartag‚s par d'autres ˆtres, de croire vrais en dehors de moi les d‚sirsque je formais pendant ces promenades et qui ne se r‚alisaient pas. Ils nem'apparaissaient plus que comme les cr‚ations purement subjectives,impuissantes, illusoires, de mon temp‚rament. Ils n'avaient plus de lienavec la nature, avec la r‚alit‚ qui dŠs lors perdait tout charme et toutesignification et n'‚tait plus … ma vie qu'un cadre conventionnel commel'est … la fiction d'un roman le wagon sur la banquette duquel le voyageurle lit pour tuer le temps.

C'est peut-ˆtre d'une impression ressentie aussi auprŠs de Montjouvain,quelques ann‚es plus tard, impression rest‚e obscure alors, qu'est sortie,bien aprŠs, l'id‚e que je me suis faite du sadisme. On verra plus tardque, pour de tout autres raisons, le souvenir de cette impression devaitjouer un r“le important dans ma vie. C'‚tait par un temps trŠs chaud; mesparents qui avaient d– s'absenter pour toute la journ‚e, m'avaient dit derentrer aussi tard que je voudrais; et ‚tant all‚ jusqu'… la mare deMontjouvain o— j'aimais revoir les reflets du toit de tuile, je m'‚tais‚tendu … l'ombre et endormi dans les buissons du talus qui domine lamaison, l… o— j'avais attendu mon pŠre autrefois, un jour qu'il ‚tait all‚voir M. Vinteuil. Il faisait presque nuit quand je m'‚veillai, je voulusme lever, mais je vis Mlle Vinteuil (autant que je pus la reconnaŒtre, carje ne l'avais pas vue souvent … Combray, et seulement quand elle ‚taitencore une enfant, tandis qu'elle commen‡ait d'ˆtre une jeune fille) quiprobablement venait de rentrer, en face de moi, … quelques centimŠtres demoi, dans cette chambre o— son pŠre avait re‡u le mien et dont elle avaitfait son petit salon … elle. La fenˆtre ‚tait entr'ouverte, la lampe ‚taitallum‚e, je voyais tous ses mouvements sans qu'elle me vŒt, mais en m'enallant j'aurais fait craquer les buissons, elle m'aurait entendu et elleaurait pu croire que je m'‚tais cach‚ l… pour l'‚pier.

Elle ‚tait en grand deuil, car son pŠre ‚tait mort depuis peu. Nousn'‚tions pas all‚s la voir, ma mŠre ne l'avait pas voulu … cause d'unevertu qui chez elle limitait seule les effets de la bont‚: la pudeur; maiselle la plaignait profond‚ment. Ma mŠre se rappelant la triste fin de viede M. Vinteuil, tout absorb‚e d'abord par les soins de mŠre et de bonned'enfant qu'il donnait … sa fille, puis par les souffrances que celle-cilui avait caus‚es; elle revoyait le visage tortur‚ qu'avait eu le vieillardtous les derniers temps; elle savait qu'il avait renonc‚ … jamais … acheverde transcrire au net toute son uvre des derniŠres ann‚es, pauvres morceauxd'un vieux professeur de piano, d'un ancien organiste de village dont nousimaginions bien qu'ils n'avaient guŠre de valeur en eux-mˆmes, mais quenous ne m‚prisions pas parce qu'ils en avaient tant pour lui dont ilsavaient ‚t‚ la raison de vivre avant qu'il les sacrifiƒt … sa fille, et quipour la plupart pas mˆme not‚s, conserv‚s seulement dans sa m‚moire,quelques-uns inscrits sur des feuillets ‚pars, illisibles, resteraientinconnus; ma mŠre pensait … cet autre renoncement plus cruel encore auquelM. Vinteuil avait ‚t‚ contraint, le renoncement … un avenir de bonheurhonnˆte et respect‚ pour sa fille; quand elle ‚voquait toute cette d‚tressesuprˆme de l'ancien maŒtre de piano de mes tantes, elle ‚prouvait unv‚ritable chagrin et songeait avec effroi … celui autrement amer que devait‚prouver Mlle Vinteuil tout mˆl‚ du remords d'avoir … peu prŠs tu‚ sonpŠre. "Pauvre M. Vinteuil, disait ma mŠre, il a v‚cu et il est mort poursa fille, sans avoir re‡u son salaire. Le recevra-t-il aprŠs sa mort etsous quelle forme? Il ne pourrait lui venir que d'elle."

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Au fond du salon de Mlle Vinteuil, sur la chemin‚e ‚tait pos‚ un petitportrait de son pŠre que vivement elle alla chercher au moment o— retentitle roulement d'une voiture qui venait de la route, puis elle se jeta sur uncanap‚, et tira prŠs d'elle une petite table sur laquelle elle pla‡a leportrait, comme M. Vinteuil autrefois avait mis … c“t‚ de lui le morceauqu'il avait le d‚sir de jouer … mes parents. Bient“t son amie entra. MlleVinteuil l'accueillit sans se lever, ses deux mains derriŠre la tˆte et serecula sur le bord oppos‚ du sofa comme pour lui faire une place. Maisaussit“t elle sentit qu'elle semblait ainsi lui imposer une attitude quilui ‚tait peut-ˆtre importune. Elle pensa que son amie aimerait peut-ˆtremieux ˆtre loin d'elle sur une chaise, elle se trouva indiscrŠte, lad‚licatesse de son c ur s'en alarma; reprenant toute la place sur le sofaelle ferma les yeux et se mit … bƒiller pour indiquer que l'envie de dormir‚tait la seule raison pour laquelle elle s'‚tait ainsi ‚tendue. Malgr‚ lafamiliarit‚ rude et dominatrice qu'elle avait avec sa camarade, jereconnaissais les gestes obs‚quieux et r‚ticents, les brusques scrupules deson pŠre. Bient“t elle se leva, feignit de vouloir fermer les volets et den'y pas r‚ussir.

-- "Laisse donc tout ouvert, j'ai chaud," dit son amie.

-- "Mais c'est assommant, on nous verra", r‚pondit Mlle Vinteuil.

Mais elle devina sans doute que son amie penserait qu'elle n'avait dit cesmots que pour la provoquer … lui r‚pondre par certains autres qu'elle avaiten effet le d‚sir d'entendre, mais que par discr‚tion elle voulait luilaisser l'initiative de prononcer. Aussi son regard que je ne pouvaisdistinguer, dut-il prendre l'expression qui plaisait tant … ma grand'mŠre,quand elle ajouta vivement:

-- "Quand je dis nous voir, je veux dire nous voir lire, c'est assommant,quelque chose insignifiante qu'on fasse, de penser que des yeux vousvoient."

Par une g‚n‚rosit‚ instinctive et une politesse involontaire elle taisaitles mots pr‚m‚dit‚s qu'elle avait jug‚s indispensables … la pleiner‚alisation de son d‚sir. Et … tous moments au fond d'elle-mˆme une viergetimide et suppliante implorait et faisait reculer un soudard fruste etvainqueur.

-- "Oui, c'est probable qu'on nous regarde … cette heure-ci, dans cettecampagne fr‚quent‚e, dit ironiquement son amie. Et puis quoi? Ajouta-t-elle (en croyant devoir accompagner d'un clignement d'yeux malicieux ettendre, ces mots qu'elle r‚cita par bont‚, comme un texte, qu'elle savaitˆtre agr‚able … Mlle Vinteuil, d'un ton qu'elle s'effor‡ait de rendrecynique), quand mˆme on nous verrait ce n'en est que meilleur."

Mlle Vinteuil fr‚mit et se leva. Son c ur scrupuleux et sensible ignoraitquelles paroles devaient spontan‚ment venir s'adapter … la scŠne que sessens r‚clamaient. Elle cherchait le plus loin qu'elle pouvait de sa vraienature morale, … trouver le langage propre … la fille vicieuse qu'elled‚sirait d'ˆtre, mais les mots qu'elle pensait que celle-ci e–t prononc‚ssincŠrement lui paraissaient faux dans sa bouche. Et le peu qu'elle s'enpermettait ‚tait dit sur un ton guind‚ o— ses habitudes de timidit‚paralysaient ses vell‚it‚s d'audace, et s'entremˆlait de: "tu n'as pasfroid, tu n'as pas trop chaud, tu n'as pas envie d'ˆtre seule et de lire?"

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-- "Mademoiselle me semble avoir des pens‚es bien lubriques, ce soir",finit-elle par dire, r‚p‚tant sans doute une phrase qu'elle avait entendueautrefois dans la bouche de son amie.

Dans l'‚chancrure de son corsage de crˆpe Mlle Vinteuil sentit que son amiepiquait un baiser, elle poussa un petit cri, s'‚chappa, et elles sepoursuivirent en sautant, faisant voleter leurs larges manches comme desailes et gloussant et piaillant comme des oiseaux amoureux. Puis MlleVinteuil finit par tomber sur le canap‚, recouverte par le corps de sonamie. Mais celle-ci tournait le dos … la petite table sur laquelle ‚taitplac‚ le portrait de l'ancien professeur de piano. Mlle Vinteuil compritque son amie ne le verrait pas si elle n'attirait pas sur lui sonattention, et elle lui dit, comme si elle venait seulement de le remarquer:

-- "Oh! ce portrait de mon pŠre qui nous regarde, je ne sais pas qui a pule mettre l…, j'ai pourtant dit vingt fois que ce n'‚tait pas sa place."

Je me souvins que c'‚taient les mots que M. Vinteuil avait dits … mon pŠre… propos du morceau de musique. Ce portrait leur servait sans doutehabituellement pour des profanations rituelles, car son amie lui r‚ponditpar ces paroles qui devaient faire partie de ses r‚ponses liturgiques:

-- "Mais laisse-le donc o— il est, il n'est plus l… pour nous embˆter.Crois-tu qu'il pleurnicherait, qu'il voudrait te mettre ton manteau, s'ilte voyait l…, la fenˆtre ouverte, le vilain singe."

Mlle Vinteuil r‚pondit par des paroles de doux reproche: "Voyons, voyons",qui prouvaient la bont‚ de sa nature, non qu'elles fussent dict‚es parl'indignation que cette fa‡on de parler de son pŠre e–t pu lui causer(‚videmment c'‚tait l… un sentiment qu'elle s'‚tait habitu‚e, … l'aide dequels sophismes? … faire taire en elle dans ces minutes-l…), mais parcequ'elles ‚taient comme un frein que pour ne pas se montrer ‚go‹ste ellemettait elle-mˆme au plaisir que son amie cherchait … lui procurer. Etpuis cette mod‚ration souriante en r‚pondant … ces blasphŠmes, ce reprochehypocrite et tendre, paraissaient peut-ˆtre … sa nature franche et bonne,une forme particuliŠrement infƒme, une forme doucereuse de cettesc‚l‚ratesse qu'elle cherchait … s'assimiler. Mais elle ne put r‚sister …l'attrait du plaisir qu'elle ‚prouverait … ˆtre trait‚e avec douceur parune personne si implacable envers un mort sans d‚fense; elle sauta sur lesgenoux de son amie, et lui tendit chastement son front … baiser comme elleaurait pu faire si elle avait ‚t‚ sa fille, sentant avec d‚lices qu'ellesallaient ainsi toutes deux au bout de la cruaut‚ en ravissant … M.Vinteuil, jusque dans le tombeau, sa paternit‚. Son amie lui prit la tˆteentre ses mains et lui d‚posa un baiser sur le front avec cette docilit‚que lui rendait facile la grande affection qu'elle avait pour Mlle Vinteuilet le d‚sir de mettre quelque distraction dans la vie si triste maintenantde l'orpheline.

-- "Sais-tu ce que j'ai envie de lui faire … cette vieille horreur?" dit-elle en prenant le portrait.

Et elle murmura … l'oreille de Mlle Vinteuil quelque chose que je ne pusentendre.

-- "Oh! tu n'oserais pas."

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-- "Je n'oserais pas cracher dessus? sur €A?" dit l'amie avec une brutalit‚voulue.

Je n'en entendis pas davantage, car Mlle Vinteuil, d'un air las, gauche,affair‚, honnˆte et triste, vint fermer les volets et la fenˆtre, mais jesavais maintenant, pour toutes les souffrances que pendant sa vie M.Vinteuil avait support‚es … cause de sa fille, ce qu'aprŠs la mort il avaitre‡u d'elle en salaire.

Et pourtant j'ai pens‚ depuis que si M. Vinteuil avait pu assister … cettescŠne, il n'e–t peut-ˆtre pas encore perdu sa foi dans le bon c ur de safille, et peut-ˆtre mˆme n'e–t-il pas eu en cela tout … fait tort. Certes,dans les habitudes de Mlle Vinteuil l'apparence du mal ‚tait si entiŠrequ'on aurait eu de la peine … la rencontrer r‚alis‚e … ce degr‚ deperfection ailleurs que chez une sadique; c'est … la lumiŠre de la rampedes th‚ƒtres du boulevard plut“t que sous la lampe d'une maison de campagnev‚ritable qu'on peut voir une fille faire cracher une amie sur le portraitd'un pŠre qui n'a v‚cu que pour elle; et il n'y a guŠre que le sadisme quidonne un fondement dans la vie … l'esth‚tique du m‚lodrame. Dans lar‚alit‚, en dehors des cas de sadisme, une fille aurait peut-ˆtre desmanquements aussi cruels que ceux de Mlle Vinteuil envers la m‚moire et lesvolont‚s de son pŠre mort, mais elle ne les r‚sumerait pas express‚ment enun acte d'un symbolisme aussi rudimentaire et aussi na‹f; ce que saconduite aurait de criminel serait plus voil‚ aux yeux des autres et mˆme …ses yeux … elle qui ferait le mal sans se l'avouer. Mais, au-del… del'apparence, dans le c ur de Mlle Vinteuil, le mal, au d‚but du moins, nefut sans doute pas sans m‚lange. Une sadique comme elle est l'artiste dumal, ce qu'une cr‚ature entiŠrement mauvaise ne pourrait ˆtre car le mal nelui serait pas ext‚rieur, il lui semblerait tout naturel, ne sedistinguerait mˆme pas d'elle; et la vertu, la m‚moire des morts, latendresse filiale, comme elle n'en aurait pas le culte, elle ne trouveraitpas un plaisir sacrilŠge … les profaner. Les sadiques de l'espŠce de MlleVinteuil sont des ˆtre si purement sentimentaux, si naturellement vertueuxque mˆme le plaisir sensuel leur paraŒt quelque chose de mauvais, leprivilŠge des m‚chants. Et quand ils se concŠdent … eux-mˆmes de s'ylivrer un moment, c'est dans la peau des m‚chants qu'ils tƒchent d'entreret de faire entrer leur complice, de fa‡on … avoir eu un moment l'illusionde s'ˆtre ‚vad‚s de leur ƒme scrupuleuse et tendre, dans le monde inhumaindu plaisir. Et je comprenais combien elle l'e–t d‚sir‚ en voyant combienil lui ‚tait impossible d'y r‚ussir. Au moment o— elle se voulait sidiff‚rente de son pŠre, ce qu'elle me rappelait c'‚tait les fa‡ons depenser, de dire, du vieux professeur de piano. Bien plus que saphotographie, ce qu'elle profanait, ce qu'elle faisait servir … sesplaisirs mais qui restait entre eux et elle et l'empˆchait de les go–terdirectement, c'‚tait la ressemblance de son visage, les yeux bleus de samŠre … lui qu'il lui avait transmis comme un bijou de famille, ces gestesd'amabilit‚ qui interposaient entre le vice de Mlle Vinteuil et elle unephras‚ologie, une mentalit‚ qui n'‚tait pas faite pour lui et l'empˆchaitde le connaŒtre comme quelque chose de trŠs diff‚rent des nombreux devoirsde politesse auxquels elle se consacrait d'habitude. Ce n'est pas le malqui lui donnait l'id‚e du plaisir, qui lui semblait agr‚able; c'est leplaisir qui lui semblait malin. Et comme chaque fois qu'elle s'y adonnaitil s'accompagnait pour elle de ces pens‚es mauvaises qui le reste du temps‚taient absentes de son ƒme vertueuse, elle finissait par trouver auplaisir quelque chose de diabolique, par l'identifier au Mal. Peut-ˆtre

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Mlle Vinteuil sentait-elle que son amie n'‚tait pas fonciŠrement mauvaise,et qu'elle n'‚tait pas sincŠre au moment o— elle lui tenait ces proposblasph‚matoires. Du moins avait-elle le plaisir d'embrasser sur sonvisage, des sourires, des regards, feints peut-ˆtre, mais analogues dansleur expression vicieuse et basse … ceux qu'aurait eus non un ˆtre de bont‚et de souffrance, mais un ˆtre de cruaut‚ et de plaisir. Elle pouvaits'imaginer un instant qu'elle jouait vraiment les jeux qu'e–t jou‚s avecune complice aussi d‚natur‚e, une fille qui aurait ressenti en effet cessentiments barbares … l'‚gard de la m‚moire de son pŠre. Peut-ˆtre n'e–t-elle pas pens‚ que le mal f–t un ‚tat si rare, si extraordinaire, sid‚paysant, o— il ‚tait si reposant d'‚migrer, si elle avait su discerner enelle comme en tout le monde, cette indiff‚rence aux souffrances qu'on causeet qui, quelques autres noms qu'on lui donne, est la forme terrible etpermanente de la cruaut‚.

S'il ‚tait assez simple d'aller du c“t‚ de M‚s‚glise, c'‚tait une autreaffaire d'aller du c“t‚ de Guermantes, car la promenade ‚tait longue etl'on voulait ˆtre s–r du temps qu'il ferait. Quand on semblait entrer dansune s‚rie de beaux jours; quand Fran‡oise d‚sesp‚r‚e qu'il ne tombƒt pasune goutte d'eau pour les "pauvres r‚coltes", et ne voyant que de raresnuages blancs nageant … la surface calme et bleue du ciel s'‚criait eng‚missant: "Ne dirait-on pas qu'on voit ni plus ni moins des chiens de merqui jouent en montrant l…-haut leurs museaux? Ah! ils pensent bien … fairepleuvoir pour les pauvres laboureurs! Et puis quand les bl‚s serontpouss‚s, alors la pluie se mettra … tomber tout … petit patapon, sansdiscontinuer, sans plus savoir sur quoi elle tombe que si c'‚tait sur lamer"; quand mon pŠre avait re‡u invariablement les mˆmes r‚ponsesfavorables du jardinier et du baromŠtre, alors on disait au dŒner: "Demains'il fait le mˆme temps, nous irons du c“t‚ de Guermantes." On partaittout de suite aprŠs d‚jeuner par la petite porte du jardin et on tombaitdans la rue des Perchamps, ‚troite et formant un angle aigu, remplie degramin‚es au milieu desquelles deux ou trois guˆpes passaient la journ‚e …herboriser, aussi bizarre que son nom d'o— me semblaient d‚river sesparticularit‚s curieuses et sa personnalit‚ revˆche, et qu'on chercheraiten vain dans le Combray d'aujourd'hui o— sur son trac‚ ancien s'‚lŠvel'‚cole. Mais ma rˆverie (semblable … ces architectes ‚lŠves de Viollet-le-Duc, qui, croyant retrouver sous un jub‚ Renaissance et un autel duXVIIe siŠcle les traces d'un ch ur roman, remettent tout l'‚difice dansl'‚tat o— il devait ˆtre au XIIe siŠcle) ne laisse pas une pierre dubƒtiment nouveau, reperce et "restitue" la rue des Perchamps. Elle ad'ailleurs pour ces reconstitutions, des donn‚es plus pr‚cises que n'en ontg‚n‚ralement les restaurateurs: quelques images conserv‚es par ma m‚moire,les derniŠres peut-ˆtre qui existent encore actuellement, et destin‚es …ˆtre bient“t an‚anties, de ce qu'‚tait le Combray du temps de mon enfance;et parce que c'est lui-mˆme qui les a trac‚es en moi avant de disparaŒtre,‚mouvantes, -- si on peut comparer un obscur portrait … ces effigiesglorieuses dont ma grand'mŠre aimait … me donner des reproductions -- commeces gravures anciennes de la CŠne ou ce tableau de Gentile Bellini danslesquels l'on voit en un ‚tat qui n'existe plus aujourd'hui le chef-d' uvrede Vinci et le portail de Saint-Marc.

On passait, rue de l'Oiseau, devant la vieille h“tellerie de l'Oiseauflesch‚ dans la grande cour de laquelle entrŠrent quelquefois au XVIIesiŠcle les carrosses des duchesses de Montpensier, de Guermantes et deMontmorency quand elles avaient … venir … Combray pour quelque contestationavec leurs fermiers, pour une question d'hommage. On gagnait le mail entre

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les arbres duquel apparaissait le clocher de Saint-Hilaire. Et j'auraisvoulu pouvoir m'asseoir l… et rester toute la journ‚e … lire en ‚coutantles cloches; car il faisait si beau et si tranquille que, quand sonnaitl'heure, on aurait dit non qu'elle rompait le calme du jour mais qu'elle led‚barrassait de ce qu'il contenait et que le clocher avec l'exactitudeindolente et soigneuse d'une personne qui n'a rien d'autre … faire, venaitseulement -- pour exprimer et laisser tomber les quelques gouttes d'or quela chaleur y avait lentement et naturellement amass‚es -- de presser, aumoment voulu, la pl‚nitude du silence.

Le plus grand charme du c“t‚ de Guermantes, c'est qu'on y avait presquetout le temps … c“t‚ de soi le cours de la Vivonne. On la traversait unepremiŠre fois, dix minutes aprŠs avoir quitt‚ la maison, sur une passerelledite le Pont-Vieux. DŠs le lendemain de notre arriv‚e, le jour de Pƒques,aprŠs le sermon s'il faisait beau temps, je courais jusque-l…, voir dans ced‚sordre d'un matin de grande fˆte o— quelques pr‚paratifs somptueux fontparaŒtre plus sordides les ustensiles de m‚nage qui traŒnent encore, lariviŠre qui se promenait d‚j… en bleu-ciel entre les terres encore noireset nues, accompagn‚e seulement d'une bande de coucous arriv‚s trop t“t etde primevŠres en avance, cependant que ‡… et l… une violette au bec bleulaissait fl‚chir sa tige sous le poids de la goutte d'odeur qu'elle tenaitdans son cornet. Le Pont-Vieux d‚bouchait dans un sentier de halage qui …cet endroit se tapissait l'‚t‚ du feuillage bleu d'un noisetier sous lequelun pˆcheur en chapeau de paille avait pris racine. A Combray o— je savaisquelle individualit‚ de mar‚chal ferrant ou de gar‡on ‚picier ‚taitdissimul‚e sous l'uniforme du suisse ou le surplis de l'enfant de ch ur, cepˆcheur est la seule personne dont je n'aie jamais d‚couvert l'identit‚.Il devait connaŒtre mes parents, car il soulevait son chapeau quand nouspassions; je voulais alors demander son nom, mais on me faisait signe de metaire pour ne pas effrayer le poisson. Nous nous engagions dans le sentierde halage qui dominait le courant d'un talus de plusieurs pieds; de l'autrec“t‚ la rive ‚tait basse, ‚tendue en vastes pr‚s jusqu'au village etjusqu'… la gare qui en ‚tait distante. Ils ‚taient sem‚s des restes, …demi enfouis dans l'herbe, du chƒteau des anciens comtes de Combray qui auMoyen ƒge avait de ce c“t‚ le cours de la Vivonne comme d‚fense contre lesattaques des sires de Guermantes et des abb‚s de Martinville. Ce n'‚taientplus que quelques fragments de tours bossuant la prairie, … peineapparents, quelques cr‚neaux d'o— jadis l'arbal‚trier lan‡ait des pierres,d'o— le guetteur surveillait Novepont, Clairefontaine, Martinville-le-Sec,Bailleau-l'Exempt, toutes terres vassales de Guermantes entre lesquellesCombray ‚tait enclav‚, aujourd'hui au ras de l'herbe, domin‚s par lesenfants de l'‚cole des frŠres qui venaient l… apprendre leurs le‡ons oujouer aux r‚cr‚ations; -- pass‚ presque descendu dans la terre, couch‚ aubord de l'eau comme un promeneur qui prend le frais, mais me donnant fort …songer, me faisant ajouter dans le nom de Combray … la petite villed'aujourd'hui une cit‚ trŠs diff‚rente, retenant mes pens‚es par son visageincompr‚hensible et d'autrefois qu'il cachait … demi sous les boutons d'or.Ils ‚taient fort nombreux … cet endroit qu'ils avaient choisi pour leursjeux sur l'herbe, isol‚s, par couples, par troupes, jaunes comme un jauned'oeuf, brillants d'autant plus, me semblait-il, que ne pouvant d‚riververs aucune vell‚it‚ de d‚gustation le plaisir que leur vue me causait, jel'accumulais dans leur surface dor‚e, jusqu'… ce qu'il devŒnt assezpuissant pour produire de l'inutile beaut‚; et cela dŠs ma plus petiteenfance, quand du sentier de halage je tendais les bras vers eux sanspouvoir ‚peler complŠtement leur joli nom de Princes de contes de f‚esfran‡ais, venus peut-ˆtre il y a bien des siŠcles d'Asie mais apatri‚s pour

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toujours au village, contents du modeste horizon, aimant le soleil et lebord de l'eau, fidŠles … la petite vue de la gare, gardant encore pourtantcomme certaines de nos vieilles toiles peintes, dans leur simplicit‚populaire, un po‚tique ‚clat d'orient.

Je m'amusais … regarder les carafes que les gamins mettaient dans laVivonne pour prendre les petits poissons, et qui, remplies par la riviŠre,o— elles sont … leur tour encloses, … la fois "contenant" aux flancstransparents comme une eau durcie, et "contenu" plong‚ dans un plus grandcontenant de cristal liquide et courant, ‚voquaient l'image de la fraŒcheurd'une fa‡on plus d‚licieuse et plus irritante qu'elles n'eussent fait surune table servie, en ne la montrant qu'en fuite dans cette allit‚rationperp‚tuelle entre l'eau sans consistance o— les mains ne pouvaient lacapter et le verre sans fluidit‚ o— le palais ne pourrait en jouir. Je mepromettais de venir l… plus tard avec des lignes; j'obtenais qu'on tirƒt unpeu de pain des provisions du go–ter; j'en jetais dans la Vivonne desboulettes qui semblaient suffire pour y provoquer un ph‚nomŠne desursaturation, car l'eau se solidifiait aussit“t autour d'elles en grappesovo‹des de tˆtards inaniti‚s qu'elle tenait sans doute jusque-l… endissolution, invisibles, tout prŠs d'ˆtre en voie de cristallisation.

Bient“t le cours de la Vivonne s'obstrue de plantes d'eau. Il y en ad'abord d'isol‚es comme tel n‚nufar … qui le courant au travers duquel il‚tait plac‚ d'une fa‡on malheureuse laissait si peu de repos que comme unbac actionn‚ m‚caniquement il n'abordait une rive que pour retourner …celle d'o— il ‚tait venu, refaisant ‚ternellement la double travers‚e.Pouss‚ vers la rive, son p‚doncule se d‚pliait, s'allongeait, filait,atteignait l'extrˆme limite de sa tension jusqu'au bord o— le courant lereprenait, le vert cordage se repliait sur lui-mˆme et ramenait la pauvreplante … ce qu'on peut d'autant mieux appeler son point de d‚part qu'ellen'y restait pas une seconde sans en repartir par une r‚p‚tition de la mˆmeman uvre. Je la retrouvais de promenade en promenade, toujours dans lamˆme situation, faisant penser … certains neurasth‚niques au nombredesquels mon grand-pŠre comptait ma tante L‚onie, qui nous offrent sanschangement au cours des ann‚es le spectacle des habitudes bizarres qu'ilsse croient chaque fois … la veille de secouer et qu'ils gardent toujours;pris dans l'engrenage de leurs malaises et de leurs manies, les effortsdans lesquels ils se d‚battent inutilement pour en sortir ne fontqu'assurer le fonctionnement et faire jouer le d‚clic de leur di‚t‚tique‚trange, in‚luctable et funeste. Tel ‚tait ce n‚nufar, pareil aussi …quelqu'un de ces malheureux dont le tourment singulier, qui se r‚pŠteind‚finiment durant l'‚ternit‚, excitait la curiosit‚ de Dante et dont ilse serait fait raconter plus longuement les particularit‚s et la cause parle supplici‚ lui-mˆme, si Virgile, s'‚loignant … grands pas, ne l'avaitforc‚ … le rattraper au plus vite, comme moi mes parents.

Mais plus loin le courant se ralentit, il traverse une propri‚t‚ dontl'accŠs ‚tait ouvert au public par celui … qui elle appartenait et qui s'y‚tait complu … des travaux d'horticulture aquatique, faisant fleurir, dansles petits ‚tangs que forme la Vivonne, de v‚ritables jardins de nymph‚as.Comme les rives ‚taient … cet endroit trŠs bois‚es, les grandes ombres desarbres donnaient … l'eau un fond qui ‚tait habituellement d'un vert sombremais que parfois, quand nous rentrions par certains soirs rass‚r‚n‚sd'aprŠs-midi orageux, j'ai vu d'un bleu clair et cru, tirant sur le violet,d'apparence cloisonn‚e et de go–t japonais. €… et l…, … la surface,rougissait comme une fraise une fleur de nymph‚a au c ur ‚carlate, blanc

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sur les bords. Plus loin, les fleurs plus nombreuses ‚taient plus pƒles,moins lisses, plus grenues, plus pliss‚es, et dispos‚es par le hasard enenroulements si gracieux qu'on croyait voir flotter … la d‚rive, commeaprŠs l'effeuillement m‚lancolique d'une fˆte galante, des roses mousseusesen guirlandes d‚nou‚es. Ailleurs un coin semblait r‚serv‚ aux espŠcescommunes qui montraient le blanc et rose proprets de la julienne, lav‚scomme de la porcelaine avec un soin domestique, tandis qu'un peu plus loin,press‚es les unes contre les autres en une v‚ritable plate-bande flottante,on e–t dit des pens‚es des jardins qui ‚taient venues poser comme despapillons leur ailes bleuƒtres et glac‚es, sur l'obliquit‚ transparente dece parterre d'eau; de ce parterre c‚leste aussi: car il donnait aux fleursun sol d'une couleur plus pr‚cieuse, plus ‚mouvante que la couleur desfleurs elles-mˆmes; et, soit que pendant l'aprŠs-midi il fŒt ‚tinceler sousles nymph‚as le kal‚idoscope d'un bonheur attentif, silencieux et mobile,ou qu'il s'emplŒt vers le soir, comme quelque port lointain, du rose et dela rˆverie du couchant, changeant sans cesse pour rester toujours enaccord, autour des corolles de teintes plus fixes, avec ce qu'il y a deplus profond, de plus fugitif, de plus myst‚rieux, -- avec ce qu'il y ad'infini, -- dans l'heure, il semblait les avoir fait fleurir en pleinciel.

Au sortir de ce parc, la Vivonne redevient courante. Que de fois j'ai vu,j'ai d‚sir‚ imiter quand je serais libre de vivre … ma guise, un rameur,qui, ayant lƒch‚ l'aviron, s'‚tait couch‚ … plat sur le dos, la tˆte enbas, au fond de sa barque, et la laissant flotter … la d‚rive, ne pouvantvoir que le ciel qui filait lentement au-dessus de lui, portait sur sonvisage l'avant-go–t du bonheur et de la paix.

Nous nous asseyions entre les iris au bord de l'eau. Dans le ciel f‚ri‚,flƒnait longuement un nuage oisif. Par moments oppress‚e par l'ennui, unecarpe se dressait hors de l'eau dans une aspiration anxieuse. C'‚taitl'heure du go–ter. Avant de repartir nous restions longtemps … manger desfruits, du pain et du chocolat, sur l'herbe o— parvenaient jusqu'… nous,horizontaux, affaiblis, mais denses et m‚talliques encore, des sons de lacloche de Saint-Hilaire qui ne s'‚taient pas m‚lang‚s … l'air qu'ilstraversaient depuis si longtemps, et c“tel‚s par la palpitation successivede toutes leurs lignes sonores, vibraient en rasant les fleurs, … nospieds.

Parfois, au bord de l'eau entour‚e de bois, nous rencontrions une maisondite de plaisance, isol‚e, perdue, qui ne voyait rien, du monde, que lariviŠre qui baignait ses pieds. Une jeune femme dont le visage pensif etles voiles ‚l‚gants n'‚taient pas de ce pays et qui sans doute ‚tait venue,selon l'expression populaire "s'enterrer" l…, go–ter le plaisir amer desentir que son nom, le nom surtout de celui dont elle n'avait pu garder lec ur, y ‚tait inconnu, s'encadrait dans la fenˆtre qui ne lui laissait pasregarder plus loin que la barque amarr‚e prŠs de la porte. Elle levaitdistraitement les yeux en entendant derriŠre les arbres de la rive la voixdes passants dont avant qu'elle e–t aper‡u leur visage, elle pouvait ˆtrecertaine que jamais ils n'avaient connu, ni ne connaŒtraient l'infidŠle,que rien dans leur pass‚ ne gardait sa marque, que rien dans leur avenirn'aurait l'occasion de la recevoir. On sentait que, dans son renoncement,elle avait volontairement quitt‚ des lieux o— elle aurait pu du moinsapercevoir celui qu'elle aimait, pour ceux-ci qui ne l'avaient jamais vu.Et je la regardais, revenant de quelque promenade sur un chemin o— ellesavait qu'il ne passerait pas, “ter de ses mains r‚sign‚es de longs gants

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d'une grƒce inutile.

Jamais dans la promenade du c“t‚ de Guermantes nous ne p–mes remonterjusqu'aux sources de la Vivonne, auxquelles j'avais souvent pens‚ et quiavaient pour moi une existence si abstraite, si id‚ale, que j'avais ‚t‚aussi surpris quand on m'avait dit qu'elles se trouvaient dans led‚partement, … une certaine distance kilom‚trique de Combray, que le jouro— j'avais appris qu'il y avait un autre point pr‚cis de la terre o—s'ouvrait, dans l'antiquit‚, l'entr‚e des Enfers. Jamais non plus nous nep–mes pousser jusqu'au terme que j'eusse tant souhait‚ d'atteindre, jusqu'…Guermantes. Je savais que l… r‚sidaient des chƒtelains, le duc et laduchesse de Guermantes, je savais qu'ils ‚taient des personnages r‚els etactuellement existants, mais chaque fois que je pensais … eux, je me lesrepr‚sentais tant“t en tapisserie, comme ‚tait la comtesse de Guermantes,dans le "Couronnement d'Esther" de notre ‚glise, tant“t de nuanceschangeantes comme ‚tait Gilbert le Mauvais dans le vitrail o— il passait duvert chou au bleu prune selon que j'‚tais encore … prendre de l'eau b‚niteou que j'arrivais … nos chaises, tant“t tout … fait impalpables commel'image de GeneviŠve de Brabant, ancˆtre de la famille de Guermantes, quela lanterne magique promenait sur les rideaux de ma chambre ou faisaitmonter au plafond, -- enfin toujours envelopp‚s du mystŠre des tempsm‚rovingiens et baignant comme dans un coucher de soleil dans la lumiŠreorang‚e qui ‚mane de cette syllabe: "antes". Mais si malgr‚ cela ils‚taient pour moi, en tant que duc et duchesse, des ˆtres r‚els, bienqu'‚tranges, en revanche leur personne ducale se distendait d‚mesur‚ment,s'immat‚rialisait, pour pouvoir contenir en elle ce Guermantes dont ils‚taient duc et duchesse, tout ce "c“t‚ de Guermantes" ensoleill‚, le coursde la Vivonne, ses nymph‚as et ses grands arbres, et tant de beaux aprŠs-midi. Et je savais qu'ils ne portaient pas seulement le titre de duc et deduchesse de Guermantes, mais que depuis le XIVe siŠcle o—, aprŠs avoirinutilement essay‚ de vaincre leurs anciens seigneurs ils s'‚taient alli‚s… eux par des mariages, ils ‚taient comtes de Combray, les premiers descitoyens de Combray par cons‚quent et pourtant les seuls qui n'yhabitassent pas. Comtes de Combray, poss‚dant Combray au milieu de leurnom, de leur personne, et sans doute ayant effectivement en eux cette‚trange et pieuse tristesse qui ‚tait sp‚ciale … Combray; propri‚taires dela ville, mais non d'une maison particuliŠre, demeurant sans doute dehors,dans la rue, entre ciel et terre, comme ce Gilbert de Guermantes, dont jene voyais aux vitraux de l'abside de Saint-Hilaire que l'envers de laquenoire, si je levais la tˆte quand j'allais chercher du sel chez Camus.

Puis il arriva que sur le c“t‚ de Guermantes je passai parfois devant depetits enclos humides o— montaient des grappes de fleurs sombres. Jem'arrˆtais, croyant acqu‚rir une notion pr‚cieuse, car il me semblait avoirsous les yeux un fragment de cette r‚gion fluviatile, que je d‚sirais tantconnaŒtre depuis que je l'avais vue d‚crite par un de mes ‚crivainspr‚f‚r‚s. Et ce fut avec elle, avec son sol imaginaire travers‚ de coursd'eau bouillonnants, que Guermantes, changeant d'aspect dans ma pens‚e,s'identifia, quand j'eus entendu le docteur Percepied nous parler desfleurs et des belles eaux vives qu'il y avait dans le parc du chƒteau. Jerˆvais que Mme de Guermantes m'y faisait venir, ‚prise pour moi d'unsoudain caprice; tout le jour elle y pˆchait la truite avec moi. Et lesoir me tenant par la main, en passant devant les petits jardins de sesvassaux, elle me montrait le long des murs bas, les fleurs qui y appuientleurs quenouilles violettes et rouges et m'apprenait leurs noms. Elle mefaisait lui dire le sujet des poŠmes que j'avais l'intention de composer.

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Et ces rˆves m'avertissaient que puisque je voulais un jour ˆtre un‚crivain, il ‚tait temps de savoir ce que je comptais ‚crire. Mais dŠs queje me le demandais, tƒchant de trouver un sujet o— je pusse faire tenir unesignification philosophique infinie, mon esprit s'arrˆtait de fonctionner,je ne voyais plus que le vide en face de mon attention, je sentais que jen'avais pas de g‚nie ou peut-ˆtre une maladie c‚r‚brale l'empˆchait denaŒtre. Parfois je comptais sur mon pŠre pour arranger cela. Il ‚tait sipuissant, si en faveur auprŠs des gens en place qu'il arrivait … nous fairetransgresser les lois que Fran‡oise m'avait appris … consid‚rer comme plusin‚luctables que celles de la vie et de la mort, … faire retarder d'un anpour notre maison, seule de tout le quartier, les travaux de "ravalement",… obtenir du ministre pour le fils de Mme Sazerat qui voulait aller auxeaux, l'autorisation qu'il passƒt le baccalaur‚at deux mois d'avance, dansla s‚rie des candidats dont le nom commen‡ait par un A au lieu d'attendrele tour des S. Si j'‚tais tomb‚ gravement malade, si j'avais ‚t‚ captur‚par des brigands, persuad‚ que mon pŠre avait trop d'intelligences avec lespuissances suprˆmes, de trop irr‚sistibles lettres de recommandation auprŠsdu bon Dieu, pour que ma maladie ou ma captivit‚ pussent ˆtre autre choseque de vains simulacres sans danger pour moi, j'aurais attendu avec calmel'heure in‚vitable du retour … la bonne r‚alit‚, l'heure de la d‚livranceou de la gu‚rison; peut-ˆtre cette absence de g‚nie, ce trou noir qui secreusait dans mon esprit quand je cherchais le sujet de mes ‚crits futurs,n'‚tait-il aussi qu'une illusion sans consistance, et cesserait-elle parl'intervention de mon pŠre qui avait d– convenir avec le Gouvernement etavec la Providence que je serais le premier ‚crivain de l'‚poque. Maisd'autres fois tandis que mes parents s'impatientaient de me voir rester enarriŠre et ne pas les suivre, ma vie actuelle au lieu de me sembler unecr‚ation artificielle de mon pŠre et qu'il pouvait modifier … son gr‚,m'apparaissait au contraire comme comprise dans une r‚alit‚ qui n'‚tait pasfaite pour moi, contre laquelle il n'y avait pas de recours, au c ur delaquelle je n'avais pas d'alli‚, qui ne cachait rien au del… d'elle-mˆme.Il me semblait alors que j'existais de la mˆme fa‡on que les autres hommes,que je vieillirais, que je mourrais comme eux, et que parmi eux j'‚taisseulement du nombre de ceux qui n'ont pas de dispositions pour ‚crire.Aussi, d‚courag‚, je renon‡ais … jamais … la litt‚rature, malgr‚ lesencouragements que m'avait donn‚s Bloch. Ce sentiment intime, imm‚diat,que j'avais du n‚ant de ma pens‚e, pr‚valait contre toutes les parolesflatteuses qu'on pouvait me prodiguer, comme chez un m‚chant dont chacunvante les bonnes actions, les remords de sa conscience.

Un jour ma mŠre me dit: "Puisque tu parles toujours de Mme de Guermantes,comme le docteur Percepied l'a trŠs bien soign‚e il y a quatre ans, elledoit venir … Combray pour assister au mariage de sa fille. Tu pourrasl'apercevoir … la c‚r‚monie." C'‚tait du reste par le docteur Percepiedque j'avais le plus entendu parler de Mme de Guermantes, et il nous avaitmˆme montr‚ le num‚ro d'une revue illustr‚e o— elle ‚tait repr‚sent‚e dansle costume qu'elle portait … un bal travesti chez la princesse de L‚on.

Tout d'un coup pendant la messe de mariage, un mouvement que fit le suisseen se d‚pla‡ant me permit de voir assise dans une chapelle une dame blondeavec un grand nez, des yeux bleus et per‡ants, une cravate bouffante ensoie mauve, lisse, neuve et brillante, et un petit bouton au coin du nez.Et parce que dans la surface de son visage rouge, comme si elle e–t eu trŠschaud, je distinguais, dilu‚es et … peine perceptibles, des parcellesd'analogie avec le portrait qu'on m'avait montr‚, parce que surtout lestraits particuliers que je relevais en elle, si j'essayais de les ‚noncer,

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se formulaient pr‚cis‚ment dans les mˆmes termes: un grand nez, des yeuxbleus, dont s'‚tait servi le docteur Percepied quand il avait d‚crit devantmoi la duchesse de Guermantes, je me dis: cette dame ressemble … Mme deGuermantes; or la chapelle o— elle suivait la messe ‚tait celle de Gilbertle Mauvais, sous les plates tombes de laquelle, dor‚es et distendues commedes alv‚oles de miel, reposaient les anciens comtes de Brabant, et que jeme rappelais ˆtre … ce qu'on m'avait dit r‚serv‚e … la famille deGuermantes quand quelqu'un de ses membres venait pour une c‚r‚monie …Combray; il ne pouvait vraisemblablement y avoir qu'une seule femmeressemblant au portrait de Mme de Guermantes, qui f–t ce jour-l…, jour o—elle devait justement venir, dans cette chapelle: c'‚tait elle! Mad‚ception ‚tait grande. Elle provenait de ce que je n'avais jamais prisgarde quand je pensais … Mme de Guermantes, que je me la repr‚sentais avecles couleurs d'une tapisserie ou d'un vitrail, dans un autre siŠcle, d'uneautre matiŠre que le reste des personnes vivantes. Jamais je ne m'‚taisavis‚ qu'elle pouvait avoir une figure rouge, une cravate mauve comme MmeSazerat, et l'ovale de ses joues me fit tellement souvenir de personnes quej'avais vues … la maison que le soup‡on m'effleura, pour se dissiperd'ailleurs aussit“t aprŠs, que cette dame en son principe g‚n‚rateur, entoutes ses mol‚cules, n'‚tait peut-ˆtre pas substantiellement la duchessede Guermantes, mais que son corps, ignorant du nom qu'on lui appliquait,appartenait … un certain type f‚minin, qui comprenait aussi des femmes dem‚decins et de commer‡ants. "C'est cela, ce n'est que cela, Mme deGuermantes!" disait la mine attentive et ‚tonn‚e avec laquelle jecontemplais cette image qui naturellement n'avait aucun rapport avec cellesqui sous le mˆme nom de Mme de Guermantes ‚taient apparues tant de foisdans mes songes, puisque, elle, elle n'avait pas ‚t‚ comme les autresarbitrairement form‚e par moi, mais qu'elle m'avait saut‚ aux yeux pour lapremiŠre fois il y a un moment seulement, dans l'‚glise; qui n'‚tait pas dela mˆme nature, n'‚tait pas colorable … volont‚ comme elles qui selaissaient imbiber de la teinte orang‚e d'une syllabe, mais ‚tait si r‚elleque tout, jusqu'… ce petit bouton qui s'enflammait au coin du nez,certifiait son assujettissement aux lois de la vie, comme dans uneapoth‚ose de th‚ƒtre, un plissement de la robe de la f‚e, un tremblement deson petit doigt, d‚noncent la pr‚sence mat‚rielle d'une actrice vivante, l…o— nous ‚tions incertains si nous n'avions pas devant les yeux une simpleprojection lumineuse.

Mais en mˆme temps, sur cette image que le nez pro‚minent, les yeuxper‡ants, ‚pinglaient dans ma vision (peut-ˆtre parce que c'‚tait eux quil'avaient d'abord atteinte, qui y avaient fait la premiŠre encoche, aumoment o— je n'avais pas encore le temps de songer que la femme quiapparaissait devant moi pouvait ˆtre Mme de Guermantes), sur cette imagetoute r‚cente, inchangeable, j'essayais d'appliquer l'id‚e: "C'est Mme deGuermantes" sans parvenir qu'… la faire man uvrer en face de l'image, commedeux disques s‚par‚s par un intervalle. Mais cette Mme de Guermantes …laquelle j'avais si souvent rˆv‚, maintenant que je voyais qu'elle existaiteffectivement en dehors de moi, en prit plus de puissance encore sur monimagination qui, un moment paralys‚e au contact d'une r‚alit‚ si diff‚rentede ce qu'elle attendait, se mit … r‚agir et … me dire: "Glorieux dŠs avantCharlemagne, les Guermantes avaient le droit de vie et de mort sur leursvassaux; la duchesse de Guermantes descend de GeneviŠve de Brabant. Ellene connaŒt, ni ne consentirait … connaŒtre aucune des personnes qui sontici."

Et -- “ merveilleuse ind‚pendance des regards humains, retenus au visage

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par une corde si lƒche, si longue, si extensible qu'ils peuvent se promenerseuls loin de lui -- pendant que Mme de Guermantes ‚tait assise dans lachapelle au-dessus des tombes de ses morts, ses regards flƒnaient ‡… et l…,montaient je long des piliers, s'arrˆtaient mˆme sur moi comme un rayon desoleil errant dans la nef, mais un rayon de soleil qui, au moment o— jere‡us sa caresse, me sembla conscient. Quant … Mme de Guermantes elle-mˆme, comme elle restait immobile, assise comme une mŠre qui semble ne pasvoir les audaces espiŠgles et les entreprises indiscrŠtes de ses enfantsqui jouent et interpellent des personnes qu'elle ne connaŒt pas, il me f–timpossible de savoir si elle approuvait ou blƒmait dans le d‚s uvrement deson ƒme, le vagabondage de ses regards.

Je trouvais important qu'elle ne partŒt pas avant que j'eusse pu laregarder suffisamment, car je me rappelais que depuis des ann‚es jeconsid‚rais sa vue comme ‚minemment d‚sirable, et je ne d‚tachais pas mesyeux d'elle, comme si chacun de mes regards e–t pu mat‚riellement emporteret mettre en r‚serve en moi le souvenir du nez pro‚minent, des jouesrouges, de toutes ces particularit‚s qui me semblaient autant derenseignements pr‚cieux, authentiques et singuliers sur son visage.Maintenant que me le faisaient trouver beau toutes les pens‚es que j'yrapportais -- et peut-ˆtre surtout, forme de l'instinct de conservation desmeilleures parties de nous-mˆmes, ce d‚sir qu'on a toujours de ne pas avoir‚t‚ d‚‡u, -- la repla‡ant (puisque c'‚tait une seule personne qu'elle etcette duchesse de Guermantes que j'avais ‚voqu‚e jusque-l…) hors du restede l'humanit‚ dans laquelle la vue pure et simple de son corps me l'avaitfait un instant confondre, je m'irritais en entendant dire autour de moi:"Elle est mieux que Mme Sazerat, que Mlle Vinteuil", comme si elle leur e–t‚t‚ comparable. Et mes regards s'arrˆtant … ses cheveux blonds, … ses yeuxbleus, … l'attache de son cou et omettant les traits qui eussent pu merappeler d'autres visages, je m'‚criais devant ce croquis volontairementincomplet: "Qu'elle est belle! Quelle noblesse! Comme c'est bien unefiŠre Guermantes, la descendante de GeneviŠve de Brabant, que j'ai devantmoi!" Et l'attention avec laquelle j'‚clairais son visage l'isolaittellement, qu'aujourd'hui si je repense … cette c‚r‚monie, il m'estimpossible de revoir une seule des personnes qui y assistaient sauf elle etle suisse qui r‚pondit affirmativement quand je lui demandai si cette dame‚tait bien Mme de Guermantes. Mais elle, je la revois, surtout au momentdu d‚fil‚ dans la sacristie qu'‚clairait le soleil intermittent et chaudd'un jour de vent et d'orage, et dans laquelle Mme de Guermantes setrouvait au milieu de tous ces gens de Combray dont elle ne savait mˆme pasles noms, mais dont l'inf‚riorit‚ proclamait trop sa supr‚matie pourqu'elle ne ressentŒt pas pour eux une sincŠre bienveillance et auxquels dureste elle esp‚rait imposer davantage encore … force de bonne grƒce et desimplicit‚. Aussi, ne pouvant ‚mettre ces regards volontaires, charg‚sd'une signification pr‚cise, qu'on adresse … quelqu'un qu'on connaŒt, maisseulement laisser ses pens‚es distraites s'‚chapper incessamment devantelle en un flot de lumiŠre bleue qu'elle ne pouvait contenir, elle nevoulait pas qu'il p–t gˆner, paraŒtre d‚daigner ces petites gens qu'ilrencontrait au passage, qu'il atteignait … tous moments. Je revois encore,au-dessus de sa cravate mauve, soyeuse et gonfl‚e, le doux ‚tonnement deses yeux auxquels elle avait ajout‚ sans oser le destiner … personne maispour que tous pussent en prendre leur part un sourire un peu timide desuzeraine qui a l'air de s'excuser auprŠs de ses vassaux et de les aimer.Ce sourire tomba sur moi qui ne la quittais pas des yeux. Alors merappelant ce regard qu'elle avait laiss‚ s'arrˆter sur moi, pendant lamesse, bleu comme un rayon de soleil qui aurait travers‚ le vitrail de

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Gilbert le Mauvais, je me dis: "Mais sans doute elle fait attention …moi." Je crus que je lui plaisais, qu'elle penserait encore … moi quandelle aurait quitt‚ l'‚glise, qu'… cause de moi elle serait peut-ˆtre tristele soir … Guermantes. Et aussit“t je l'aimai, car s'il peut quelquefoissuffire pour que nous aimions une femme qu'elle nous regarde avec m‚priscomme j'avais cru qu'avait fait Mlle Swann et que nous pensions qu'elle nepourra jamais nous appartenir, quelquefois aussi il peut suffire qu'ellenous regarde avec bont‚ comme faisait Mme de Guermantes et que nouspensions qu'elle pourra nous appartenir. Ses yeux bleuissaient comme unepervenche impossible … cueillir et que pourtant elle m'e–t d‚di‚e; et lesoleil menac‚ par un nuage, mais dardant encore de toute sa force sur laplace et dans la sacristie, donnait une carnation de g‚ranium aux tapisrouges qu'on y avait ‚tendus par terre pour la solennit‚ et sur lesquelss'avan‡ait en souriant Mme de Guermantes, et ajoutait … leur lainage unvelout‚ rose, un ‚piderme de lumiŠre, cette sorte de tendresse, de s‚rieusedouceur dans la pompe et dans la joie qui caract‚risent certaines pages deLohengrin, certaines peintures de Carpaccio, et qui font comprendre queBaudelaire ait pu appliquer au son de la trompette l'‚pithŠte de d‚licieux.

Combien depuis ce jour, dans mes promenades du c“t‚ de Guermantes, il meparut plus affligeant encore qu'auparavant de n'avoir pas de dispositionspour les lettres, et de devoir renoncer … ˆtre jamais un ‚crivain c‚lŠbre.Les regrets que j'en ‚prouvais, tandis que je restais seul … rˆver un peu …l'‚cart, me faisaient tant souffrir, que pour ne plus les ressentir, delui-mˆme par une sorte d'inhibition devant la douleur, mon esprits'arrˆtait entiŠrement de penser aux vers, aux romans, … un avenir po‚tiquesur lequel mon manque de talent m'interdisait de compter. Alors, bien endehors de toutes ces pr‚occupations litt‚raires et ne s'y rattachant enrien, tout d'un coup un toit, un reflet de soleil sur une pierre, l'odeurd'un chemin me faisaient arrˆter par un plaisir particulier qu'ils medonnaient, et aussi parce qu'ils avaient l'air de cacher au del… de ce queje voyais, quelque chose qu'ils invitaient … venir prendre et que malgr‚mes efforts je n'arrivais pas … d‚couvrir. Comme je sentais que cela setrouvait en eux, je restais l…, immobile, … regarder, … respirer, … tƒcherd'aller avec ma pens‚e au del… de l'image ou de l'odeur. Et s'il mefallait rattraper mon grand-pŠre, poursuivre ma route, je cherchais … lesretrouver, en fermant les yeux; je m'attachais … me rappeler exactement laligne du toit, la nuance de la pierre qui, sans que je pusse comprendrepourquoi, m'avaient sembl‚ pleines, prˆtes … s'entr'ouvrir, … me livrer cedont elles n'‚taient qu'un couvercle. Certes ce n'‚tait pas desimpressions de ce genre qui pouvaient me rendre l'esp‚rance que j'avaisperdue de pouvoir ˆtre un jour ‚crivain et poŠte, car elles ‚taienttoujours li‚es … un objet particulier d‚pourvu de valeur intellectuelle etne se rapportant … aucune v‚rit‚ abstraite. Mais du moins elles medonnaient un plaisir irraisonn‚, l'illusion d'une sorte de f‚condit‚ etpar l… me distrayaient de l'ennui, du sentiment de mon impuissance quej'avais ‚prouv‚s chaque fois que j'avais cherch‚ un sujet philosophiquepour une grande uvre litt‚raire. Mais le devoir de conscience ‚tait siardu que m'imposaient ces impressions de forme, de parfum ou de couleur --de tƒcher d'apercevoir ce qui se cachait derriŠre elles, que je ne tardaispas … me chercher … moi-mˆme des excuses qui me permissent de me d‚rober …ces efforts et de m'‚pargner cette fatigue. Par bonheur mes parentsm'appelaient, je sentais que je n'avais pas pr‚sentement la tranquillit‚n‚cessaire pour poursuivre utilement ma recherche, et qu'il valait mieuxn'y plus penser jusqu'… ce que je fusse rentr‚, et ne pas me fatiguerd'avance sans r‚sultat. Alors je ne m'occupais plus de cette chose

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inconnue qui s'enveloppait d'une forme ou d'un parfum, bien tranquillepuisque je la ramenais … la maison, prot‚g‚e par le revˆtement d'imagessous lesquelles je la trouverais vivante, comme les poissons que les jourso— on m'avait laiss‚ aller … la pˆche, je rapportais dans mon paniercouverts par une couche d'herbe qui pr‚servait leur fraŒcheur. Une fois …la maison je songeais … autre chose et ainsi s'entassaient dans mon esprit(comme dans ma chambre les fleurs que j'avais cueillies dans mes promenadesou les objets qu'on m'avait donn‚s), une pierre o— jouait un reflet, untoit, un son de cloche, une odeur de feuilles, bien des images diff‚rentessous lesquelles il y a longtemps qu'est morte la r‚alit‚ pressentie que jen'ai pas eu assez de volont‚ pour arriver … d‚couvrir. Une fois pourtant,-- o— notre promenade s'‚tant prolong‚e fort au del… de sa dur‚ehabituelle, nous avions ‚t‚ bien heureux de rencontrer … mi-chemin duretour, comme l'aprŠs-midi finissait, le docteur Percepied qui passait envoiture … bride abattue, nous avait reconnus et fait monter avec lui, --j'eus une impression de ce genre et ne l'abandonnai pas sans un peul'approfondir. On m'avait fait monter prŠs du cocher, nous allions commele vent parce que le docteur avait encore avant de rentrer … Combray …s'arrˆter … Martinville-le-Sec chez un malade … la porte duquel il avait‚t‚ convenu que nous l'attendrions. Au tournant d'un chemin j'‚prouvaitout … coup ce plaisir sp‚cial qui ne ressemblait … aucun autre, …apercevoir les deux clochers de Martinville, sur lesquels donnait le soleilcouchant et que le mouvement de notre voiture et les lacets du cheminavaient l'air de faire changer de place, puis celui de Vieuxvicq qui,s‚par‚ d'eux par une colline et une vall‚e, et situ‚ sur un plateau plus‚lev‚ dans le lointain, semblait pourtant tout voisin d'eux.

En constatant, en notant la forme de leur flŠche, le d‚placement de leurslignes, l'ensoleillement de leur surface, je sentais que je n'allais pas aubout de mon impression, que quelque chose ‚tait derriŠre ce mouvement,derriŠre cette clart‚, quelque chose qu'ils semblaient contenir et d‚rober… la fois.

Les clochers paraissaient si ‚loign‚s et nous avions l'air de si peu nousrapprocher d'eux, que je fus ‚tonn‚ quand, quelques instants aprŠs, nousnous arrˆtƒmes devant l'‚glise de Martinville. Je ne savais pas la raisondu plaisir que j'avais eu … les apercevoir … l'horizon et l'obligation dechercher … d‚couvrir cette raison me semblait bien p‚nible; j'avais enviede garder en r‚serve dans ma tˆte ces lignes remuantes au soleil et de n'yplus penser maintenant. Et il est probable que si je l'avais fait, lesdeux clochers seraient all‚s … jamais rejoindre tant d'arbres, de toits, deparfums, de sons, que j'avais distingu‚s des autres … cause de ce plaisirobscur qu'ils m'avaient procur‚ et que je n'ai jamais approfondi. Jedescendis causer avec mes parents en attendant le docteur. Puis nousrepartŒmes, je repris ma place sur le siŠge, je tournai la tˆte pour voirencore les clochers qu'un peu plus tard, j'aper‡us une derniŠre fois autournant d'un chemin. Le cocher, qui ne semblait pas dispos‚ … causer,ayant … peine r‚pondu … mes propos, force me fut, faute d'autre compagnie,de me rabattre sur celle de moi-mˆme et d'essayer de me rappeler mesclochers. Bient“t leurs lignes et leurs surfaces ensoleill‚es, comme sielles avaient ‚t‚ une sorte d'‚corce, se d‚chirŠrent, un peu de ce quim'‚tait cach‚ en elles m'apparut, j'eus une pens‚e qui n'existait pas pourmoi l'instant avant, qui se formula en mots dans ma tˆte, et le plaisir quem'avait fait tout … l'heure ‚prouver leur vue s'en trouva tellement accruque, pris d'une sorte d'ivresse, je ne pus plus penser … autre chose. A cemoment et comme nous ‚tions d‚j… loin de Martinville en tournant la tˆte je

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les aper‡us de nouveau, tout noirs cette fois, car le soleil ‚tait d‚j…couch‚. Par moments les tournants du chemin me les d‚robaient, puis ils semontrŠrent une derniŠre fois et enfin je ne les vis plus.

Sans me dire que ce qui ‚tait cach‚ derriŠre les clochers de Martinvilledevait ˆtre quelque chose d'analogue … une jolie phrase, puisque c'‚taitsous la forme de mots qui me faisaient plaisir, que cela m'‚tait apparu,demandant un crayon et du papier au docteur, je composai malgr‚ les cahotsde la voiture, pour soulager ma conscience et ob‚ir … mon enthousiasme, lepetit morceau suivant que j'ai retrouv‚ depuis et auquel je n'ai eu … fairesubir que peu de changements:

"Seuls, s'‚levant du niveau de la plaine et comme perdus en rase campagne,montaient vers le ciel les deux clochers de Martinville. Bient“t nous envŒmes trois: venant se placer en face d'eux par une volte hardie, unclocher retardataire, celui de Vieuxvicq, les avait rejoints. Les minutespassaient, nous allions vite et pourtant les trois clochers ‚taienttoujours au loin devant nous, comme trois oiseaux pos‚s sur la plaine,immobiles et qu'on distingue au soleil. Puis le clocher de Vieuxvicqs'‚carta, prit ses distances, et les clochers de Martinville restŠrentseuls, ‚clair‚s par la lumiŠre du couchant que mˆme … cette distance, surleurs pentes, je voyais jouer et sourire. Nous avions ‚t‚ si longs … nousrapprocher d'eux, que je pensais au temps qu'il faudrait encore pour lesatteindre quand, tout d'un coup, la voiture ayant tourn‚, elle nous d‚posa… leurs pieds; et ils s'‚taient jet‚s si rudement au-devant d'elle, qu'onn'eut que le temps d'arrˆter pour ne pas se heurter au porche. NouspoursuivŒmes notre route; nous avions d‚j… quitt‚ Martinville depuis un peude temps et le village aprŠs nous avoir accompagn‚s quelques secondes avaitdisparu, que rest‚s seuls … l'horizon … nous regarder fuir, ses clochers etcelui de Vieuxvicq agitaient encore en signe d'adieu leurs cimesensoleill‚es. Parfois l'un s'effa‡ait pour que les deux autres pussentnous apercevoir un instant encore; mais la route changea de direction, ilsvirŠrent dans la lumiŠre comme trois pivots d'or et disparurent … mes yeux.Mais, un peu plus tard, comme nous ‚tions d‚j… prŠs de Combray, le soleil‚tant maintenant couch‚, je les aper‡us une derniŠre fois de trŠs loin quin'‚taient plus que comme trois fleurs peintes sur le ciel au-dessus de laligne basse des champs. Ils me faisaient penser aussi aux trois jeunesfilles d'une l‚gende, abandonn‚es dans une solitude o— tombait d‚j…l'obscurit‚; et tandis que nous nous ‚loignions au galop, je les vistimidement chercher leur chemin et aprŠs quelques gauches tr‚buchements deleurs nobles silhouettes, se serrer les uns contre les autres, glisser l'underriŠre l'autre, ne plus faire sur le ciel encore rose qu'une seule formenoire, charmante et r‚sign‚e, et s'effacer dans la nuit." Je ne repensaijamais … cette page, mais … ce moment-l…, quand, au coin du siŠge o— lecocher du docteur pla‡ait habituellement dans un panier les volailles qu'ilavait achet‚es au march‚ de Martinville, j'eus fini de l'‚crire, je metrouvai si heureux, je sentais qu'elle m'avait si parfaitement d‚barrass‚de ces clochers et de ce qu'ils cachaient derriŠre eux, que, comme sij'avais ‚t‚ moi-mˆme une poule et si je venais de pondre un oeuf, je me mis… chanter … tue-tˆte.

Pendant toute la journ‚e, dans ces promenades, j'avais pu rˆver au plaisirque ce serait d'ˆtre l'ami de la duchesse de Guermantes, de pˆcher latruite, de me promener en barque sur la Vivonne, et, avide de bonheur, nedemander en ces moments-l… rien d'autre … la vie que de se composertoujours d'une suite d'heureux aprŠs-midi. Mais quand sur le chemin du

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retour j'avais aper‡u sur la gauche une ferme, assez distante de deuxautres qui ‚taient au contraire trŠs rapproch‚es, et … partir de laquellepour entrer dans Combray il n'y avait plus qu'… prendre une all‚e de chˆnesbord‚e d'un c“t‚ de pr‚s appartenant chacun … un petit clos et plant‚s …intervalles ‚gaux de pommiers qui y portaient, quand ils ‚taient ‚clair‚spar le soleil couchant, le dessin japonais de leurs ombres, brusquement monc ur se mettait … battre, je savais qu'avant une demi-heure nous serionsrentr‚s, et que, comme c'‚tait de rŠgle les jours o— nous ‚tions all‚s duc“t‚ de Guermantes et o— le dŒner ‚tait servi plus tard, on m'enverrait mecoucher sit“t ma soupe prise, de sorte que ma mŠre, retenue … table commes'il y avait du monde … dŒner, ne monterait pas me dire bonsoir dans monlit. La zone de tristesse o— je venais d'entrer ‚tait aussi distincte dela zone, o— je m'‚lan‡ais avec joie il y avait un moment encore que danscertains ciels une bande rose est s‚par‚e comme par une ligne d'une bandeverte ou d'une bande noire. On voit un oiseau voler dans le rose, il va enatteindre la fin, il touche presque au noir, puis il y est entr‚. Lesd‚sirs qui tout … l'heure m'entouraient, d'aller … Guermantes, de voyager,d'ˆtre heureux, j'‚tais maintenant tellement en dehors d'eux que leuraccomplissement ne m'e–t fait aucun plaisir. Comme j'aurais donn‚ toutcela pour pouvoir pleurer toute la nuit dans les bras de maman! Jefrissonnais, je ne d‚tachais pas mes yeux angoiss‚s du visage de ma mŠre,qui n'apparaŒtrait pas ce soir dans la chambre o— je me voyais d‚j… par lapens‚e, j'aurais voulu mourir. Et cet ‚tat durerait jusqu'au lendemain,quand les rayons du matin, appuyant, comme le jardinier, leurs barreaux aumur revˆtu de capucines qui grimpaient jusqu'… ma fenˆtre, je sauterais …bas du lit pour descendre vite au jardin, sans plus me rappeler que le soirramŠnerait jamais l'heure de quitter ma mŠre. Et de la sorte c'est du c“t‚de Guermantes que j'ai appris … distinguer ces ‚tats qui se succŠdent enmoi, pendant certaines p‚riodes, et vont jusqu'… se partager chaquejourn‚e, l'un revenant chasser l'autre, avec la ponctualit‚ de la fiŠvre;contigus, mais si ext‚rieurs l'un … l'autre, si d‚pourvus de moyens decommunication entre eux, que je ne puis plus comprendre, plus mˆme merepr‚senter dans l'un, ce que j'ai d‚sir‚, ou redout‚, ou accompli dansl'autre.

Aussi le c“t‚ de M‚s‚glise et le c“t‚ de Guermantes restent-ils pour moili‚s … bien des petits ‚v‚nements de celle de toutes les diverses vies quenous menons parallŠlement, qui est la plus pleine de p‚rip‚ties, la plusriche en ‚pisodes, je veux dire la vie intellectuelle. Sans doute elleprogresse en nous insensiblement et les v‚rit‚s qui en ont chang‚ pour nousle sens et l'aspect, qui nous ont ouvert de nouveaux chemins, nous enpr‚parions depuis longtemps la d‚couverte; mais c'‚tait sans le savoir; etelles ne datent pour nous que du jour, de la minute o— elles nous sontdevenues visibles. Les fleurs qui jouaient alors sur l'herbe, l'eau quipassait au soleil, tout le paysage qui environna leur apparition continue …accompagner leur souvenir de son visage inconscient ou distrait; et certesquand ils ‚taient longuement contempl‚s par cet humble passant, par cetenfant qui rˆvait, -- comme l'est un roi, par un m‚morialiste perdu dans lafoule, -- ce coin de nature, ce bout de jardin n'eussent pu penser que ceserait grƒce … lui qu'ils seraient appel‚s … survivre en leursparticularit‚s les plus ‚ph‚mŠres; et pourtant ce parfum d'aub‚pine quibutine le long de la haie o— les ‚glantiers le remplaceront bient“t, unbruit de pas sans ‚cho sur le gravier d'une all‚e, une bulle form‚e contreune plante aquatique par l'eau de la riviŠre et qui crŠve aussit“t, monexaltation les a port‚s et a r‚ussi … leur faire traverser tant d'ann‚essuccessives, tandis qu'alentour les chemins se sont effac‚s et que sont

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morts ceux qui les foulŠrent et le souvenir de ceux qui les foulŠrent.Parfois ce morceau de paysage amen‚ ainsi jusqu'… aujourd'hui se d‚tache siisol‚ de tout, qu'il flotte incertain dans ma pens‚e comme une D‚losfleurie, sans que je puisse dire de quel pays, de quel temps -- peut-ˆtretout simplement de quel rˆve -- il vient. Mais c'est surtout comme … desgisements profonds de mon sol mental, comme aux terrains r‚sistants surlesquels je m'appuie encore, que je dois penser au c“t‚ de M‚s‚glise et auc“t‚ de Guermantes. C'est parce que je croyais aux choses, aux ˆtres,tandis que je les parcourais, que les choses, les ˆtres qu'ils m'ont faitconnaŒtre, sont les seuls que je prenne encore au s‚rieux et qui me donnentencore de la joie. Soit que la foi qui cr‚e soit tarie en moi, soit que lar‚alit‚ ne se forme que dans la m‚moire, les fleurs qu'on me montreaujourd'hui pour la premiŠre fois ne me semblent pas de vraies fleurs. Lec“t‚ de M‚s‚glise avec ses lilas, ses aub‚pines, ses bluets, sescoquelicots, ses pommiers, le c“t‚ de Guermantes avec sa riviŠre … tˆtards,ses nymph‚as et ses boutons d'or, ont constitu‚ … tout jamais pour moi lafigure des pays o— j'aimerais vivre, o— j'exige avant tout qu'on puissealler … la pˆche, se promener en canot, voir des ruines de fortificationsgothiques et trouver au milieu des bl‚s, ainsi qu'‚tait Saint-Andr‚-des-Champs, une ‚glise monumentale, rustique et dor‚e comme une meule; et lesbluets, les aub‚pines, les pommiers qu'il m'arrive quand je voyage derencontrer encore dans les champs, parce qu'ils sont situ‚s … la mˆmeprofondeur, au niveau de mon pass‚, sont imm‚diatement en communicationavec mon c ur. Et pourtant, parce qu'il y a quelque chose d'individueldans les lieux, quand me saisit le d‚sir de revoir le c“t‚ de Guermantes,on ne le satisferait pas en me menant au bord d'une riviŠre o— il y auraitd'aussi beaux, de plus beaux nymph‚as que dans la Vivonne, pas plus que lesoir en rentrant, -- … l'heure o— s'‚veillait en moi cette angoisse quiplus tard ‚migre dans l'amour, et peut devenir … jamais ins‚parable de lui--, je n'aurais souhait‚ que vŒnt me dire bonsoir une mŠre plus belle etplus intelligente que la mienne. Non; de mˆme que ce qu'il me fallait pourque je pusse m'endormir heureux, avec cette paix sans trouble qu'aucunemaŒtresse n'a pu me donner depuis puisqu'on doute d'elles encore au momento— on croit en elles, et qu'on ne possŠde jamais leur c ur comme jerecevais dans un baiser celui de ma mŠre, tout entier, sans la r‚served'une arrŠre-pens‚e, sans le reliquat d'une intention qui ne fut pas pourmoi, -- c'est que ce f–t elle, c'est qu'elle inclinƒt vers moi ce visage o—il y avait au-dessous de l' il quelque chose qui ‚tait, paraŒt-il, und‚faut, et que j'aimais … l'‚gal du reste, de mˆme ce que je veux revoir,c'est le c“t‚ de Guermantes que j'ai connu, avec la ferme qui est peu‚loign‚e des deux suivantes serr‚es l'une contre l'autre, … l'entr‚e del'all‚e des chˆnes; ce sont ces prairies o—, quand le soleil les rendr‚fl‚chissantes comme une mare, se dessinent les feuilles des pommiers,c'est ce paysage dont parfois, la nuit dans mes rˆves, l'individualit‚m'‚treint avec une puissance presque fantastique et que je ne peux plusretrouver au r‚veil. Sans doute pour avoir … jamais indissolublement unien moi des impressions diff‚rentes rien que parce qu'ils me les avaientfait ‚prouver en mˆme temps, le c“t‚ de M‚s‚glise ou le c“t‚ de Guermantesm'ont expos‚, pour l'avenir, … bien des d‚ceptions et mˆme … bien desfautes. Car souvent j'ai voulu revoir une personne sans discerner quec'‚tait simplement parce qu'elle me rappelait une haie d'aub‚pines, et j'ai‚t‚ induit … croire, … faire croire … un regain d'affection, par un simpled‚sir de voyage. Mais par l… mˆme aussi, et en restant pr‚sents en cellesde mes impressions d'aujourd'hui auxquelles ils peuvent se relier, ils leurdonnent des assises, de la profondeur, une dimension de plus qu'aux autres.Ils leur ajoutent aussi un charme, une signification qui n'est que pour

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moi. Quand par les soirs d'‚t‚ le ciel harmonieux gronde comme une bˆtefauve et que chacun boude l'orage, c'est au c“t‚ de M‚s‚glise que je doisde rester seul en extase … respirer, … travers le bruit de la pluie quitombe, l'odeur d'invisibles et persistants lilas.

...

C'est ainsi que je restais souvent jusqu'au matin … songer au temps deCombray, … mes tristes soir‚es sans sommeil, … tant de jours aussi dontl'image m'avait ‚t‚ plus r‚cemment rendue par la saveur -- ce qu'on auraitappel‚ … Combray le "parfum" -- d'une tasse de th‚, et par association desouvenirs … ce que, bien des ann‚es aprŠs avoir quitt‚ cette petite ville,j'avais appris, au sujet d'un amour que Swann avait eu avant ma naissance,avec cette pr‚cision dans les d‚tails plus facile … obtenir quelquefoispour la vie de personnes mortes il y a des siŠcles que pour celle de nosmeilleurs amis, et qui semble impossible comme semblait impossible decauser d'une ville … une autre -- tant qu'on ignore le biais par lequelcette impossibilit‚ a ‚t‚ tourn‚e. Tous ces souvenirs ajout‚s les uns auxautres ne formaient plus qu'une masse, mais non sans qu'on ne p–tdistinguer entre eux, -- entre les plus anciens, et ceux plus r‚cents, n‚sd'un parfum, puis ceux qui n'‚taient que les souvenirs d'une autre personnede qui je les avais appris -- sinon des fissures, des failles v‚ritables,du moins ces veinures, ces bigarrures de coloration, qui dans certainesroches, dans certains marbres, r‚vŠlent des diff‚rences d'origine, d'ƒge,de "formation".

Certes quand approchait le matin, il y avait bien longtemps qu'‚taitdissip‚e la brŠve incertitude de mon r‚veil. Je savais dans quelle chambreje me trouvais effectivement, je l'avais reconstruite autour de moi dansl'obscurit‚, et, -- soit en m'orientant par la seule m‚moire, soit enm'aidant, comme indication, d'une faible lueur aper‡ue, au pied de laquelleje pla‡ais les rideaux de la crois‚e --, je l'avais reconstruite toutentiŠre et meubl‚e comme un architecte et un tapissier qui gardent leurouverture primitive aux fenˆtres et aux portes, j'avais repos‚ les glaceset remis la commode … sa place habituelle. Mais … peine le jour -- et nonplus le reflet d'une derniŠre braise sur une tringle de cuivre que j'avaispris pour lui -- tra‡ait-il dans l'obscurit‚, et comme … la craie, sapremiŠre raie blanche et rectificative, que la fenˆtre avec ses rideaux,quittait le cadre de la porte o— je l'avais situ‚e par erreur, tandis quepour lui faire place, le bureau que ma m‚moire avait maladroitementinstall‚ l… se sauvait … toute vitesse, poussant devant lui la chemin‚e et‚cartant le mur mitoyen du couloir; une courette r‚gnait … l'endroit o— ily a un instant encore s'‚tendait le cabinet de toilette, et la demeure quej'avais rebƒtie dans les t‚nŠbres ‚tait all‚e rejoindre les demeuresentrevues dans le tourbillon du r‚veil, mise en fuite par ce pƒle signequ'avait trac‚ au-dessus des rideaux le doigt lev‚ du jour.

DEUXI ME PARTIE

UN AMOUR DE SWANN

Pour faire partie du "petit noyau", du "petit groupe", du "petit clan" desVerdurin, une condition ‚tait suffisante mais elle ‚tait n‚cessaire: ilfallait adh‚rer tacitement … un Credo dont un des articles ‚tait que le

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jeune pianiste, prot‚g‚ par Mme Verdurin cette ann‚e-l… et dont elledisait: "€a ne devrait pas ˆtre permis de savoir jouer Wagner comme ‡a!","enfon‡ait" … la fois Plant‚ et Rubinstein et que le docteur Cottard avaitplus de diagnostic que Potain. Toute "nouvelle recrue" … qui les Verdurinne pouvaient pas persuader que les soir‚es des gens qui n'allaient pas chezeux ‚taient ennuyeuses comme la pluie, se voyait imm‚diatement exclue. Lesfemmes ‚tant … cet ‚gard plus rebelles que les hommes … d‚poser toutecuriosit‚ mondaine et l'envie de se renseigner par soi-mˆme sur l'agr‚mentdes autres salons, et les Verdurin sentant d'autre part que cet espritd'examen et ce d‚mon de frivolit‚ pouvaient par contagion devenir fatal …l'orthodoxie de la petite ‚glise, ils avaient ‚t‚ amen‚s … rejetersuccessivement tous les "fidŠles" du sexe f‚minin.

En dehors de la jeune femme du docteur, ils ‚taient r‚duits presqueuniquement cette ann‚e-l… (bien que Mme Verdurin f–t elle-mˆme vertueuse etd'une respectable famille bourgeoise excessivement riche et entiŠrementobscure avec laquelle elle avait peu … peu cess‚ volontairement touterelation) … une personne presque du demi-monde, Mme de Cr‚cy, que MmeVerdurin appelait par son petit nom, Odette, et d‚clarait ˆtre "un amour"et … la tante du pianiste, laquelle devait avoir tir‚ le cordon; personnesignorantes du monde et … la na‹vet‚ de qui il avait ‚t‚ si facile de faireaccroire que la princesse de Sagan et la duchesse de Guermantes ‚taientoblig‚es de payer des malheureux pour avoir du monde … leurs dŒners, que sion leur avait offert de les faire inviter chez ces deux grandes dames,l'ancienne concierge et la cocotte eussent d‚daigneusement refus‚.

Les Verdurin n'invitaient pas … dŒner: on avait chez eux "son couvertmis". Pour la soir‚e, il n'y avait pas de programme. Le jeune pianistejouait, mais seulement si "‡a lui chantait", car on ne for‡ait personne etcomme disait M. Verdurin: "Tout pour les amis, vivent les camarades!" Sile pianiste voulait jouer la chevauch‚e de la "Walkyrie" ou le pr‚lude de"Tristan", Mme Verdurin protestait, non que cette musique lui d‚pl–t, maisau contraire parce qu'elle lui causait trop d'impression. "Alors voustenez … ce que j'aie ma migraine? Vous savez bien que c'est la mˆme chosechaque fois qu'il joue ‡a. Je sais ce qui m'attend! Demain quand jevoudrai me lever, bonsoir, plus personne!" S'il ne jouait pas, on causait,et l'un des amis, le plus souvent leur peintre favori d'alors, "lƒchait",comme disait M. Verdurin, "une grosse faribole qui faisait s'esclaffer toutle monde", Mme Verdurin surtout, … qui, -- tant elle avait l'habitude deprendre au propre les expressions figur‚es des ‚motions qu'elle ‚prouvait,-- le docteur Cottard (un jeune d‚butant … cette ‚poque) dut un jourremettre sa mƒchoire qu'elle avait d‚croch‚e pour avoir trop ri.

L'habit noir ‚tait d‚fendu parce qu'on ‚tait entre "copains" et pour ne pasressembler aux "ennuyeux" dont on se garait comme de la peste et qu'onn'invitait qu'aux grandes soir‚es, donn‚es le plus rarement possible etseulement si cela pouvait amuser le peintre ou faire connaŒtre le musicien.Le reste du temps on se contentait de jouer des charades, de souper encostumes, mais entre soi, en ne mˆlant aucun ‚tranger au petit "noyau".

Mais au fur et … mesure que les "camarades" avaient pris plus de place dansla vie de Mme Verdurin, les ennuyeux, les r‚prouv‚s, ce fut tout ce quiretenait les amis loin d'elle, ce qui les empˆchait quelquefois d'ˆtrelibres, ce fut la mŠre de l'un, la profession de l'autre, la maison decampagne ou la mauvaise sant‚ d'un troisiŠme. Si le docteur Cottardcroyait devoir partir en sortant de table pour retourner auprŠs d'un malade

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en danger: "Qui sait, lui disait Mme Verdurin, cela lui fera peut-ˆtrebeaucoup plus de bien que vous n'alliez pas le d‚ranger ce soir; il passeraune bonne nuit sans vous; demain matin vous irez de bonne heure et vous letrouverez gu‚ri." DŠs le commencement de d‚cembre elle ‚tait malade … lapens‚e que les fidŠles "lƒcheraient" pour le jour de No‰l et le 1erjanvier. La tante du pianiste exigeait qu'il vŒnt dŒner ce jour-l… enfamille chez sa mŠre … elle:

-- "Vous croyez qu'elle en mourrait, votre mŠre, s'‚cria durement MmeVerdurin, si vous ne dŒniez pas avec elle le jour de l'an, comme enPROVINCE!"

Ses inqui‚tudes renaissaient … la semaine sainte:

-- "Vous, Docteur, un savant, un esprit fort, vous venez naturellement levendredi saint comme un autre jour?" dit-elle … Cottard la premiŠre ann‚e,d'un ton assur‚ comme si elle ne pouvait douter de la r‚ponse. Mais elletremblait en attendant qu'il l'e–t prononc‚e, car s'il n'‚tait pas venu,elle risquait de se trouver seule.

-- "Je viendrai le vendredi saint... vous faire mes adieux car nous allonspasser les fˆtes de Pƒques en Auvergne."

-- "En Auvergne? pour vous faire manger par les puces et la vermine, grandbien vous fasse!"

Et aprŠs un silence:

-- "Si vous nous l'aviez dit au moins, nous aurions tƒch‚ d'organiser celaet de faire le voyage ensemble dans des conditions confortables."

De mˆme si un "fidŠle" avait un ami, ou une "habitu‚e" un flirt qui seraitcapable de faire "lƒcher" quelquefois, les Verdurin qui ne s'effrayaientpas qu'une femme e–t un amant pourvu qu'elle l'e–t chez eux, l'aimƒt eneux, et ne le leur pr‚f‚rƒt pas, disaient: "Eh bien! amenez-le votre ami."Et on l'engageait … l'essai, pour voir s'il ‚tait capable de ne pas avoirde secrets pour Mme Verdurin, s'il ‚tait susceptible d'ˆtre agr‚g‚ au"petit clan". S'il ne l'‚tait pas on prenait … part le fidŠle qui l'avaitpr‚sent‚ et on lui rendait le service de le brouiller avec son ami ou avecsa maŒtresse. Dans le cas contraire, le "nouveau" devenait … son tour unfidŠle. Aussi quand cette ann‚e-l…, la demi-mondaine raconta … M. Verdurinqu'elle avait fait la connaissance d'un homme charmant, M. Swann, etinsinua qu'il serait trŠs heureux d'ˆtre re‡u chez eux, M. Verdurintransmit-il s‚ance tenante la requˆte … sa femme. (Il n'avait jamaisd'avis qu'aprŠs sa femme, dont son r“le particulier ‚tait de mettre …ex‚cution les d‚sirs, ainsi que les d‚sirs des fidŠles, avec de grandesressources d'ing‚niosit‚.)

-- Voici Mme de Cr‚cy qui a quelque chose … te demander. Elle d‚sireraitte pr‚senter un de ses amis, M. Swann. Qu'en dis-tu?

-- "Mais voyons, est-ce qu'on peut refuser quelque chose … une petiteperfection comme ‡a. Taisez-vous, on ne vous demande pas votre avis, jevous dis que vous ˆtes une perfection."

-- "Puisque vous le voulez, r‚pondit Odette sur un ton de marivaudage, et

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elle ajouta: vous savez que je ne suis pas "fishing for compliments".

-- "Eh bien! amenez-le votre ami, s'il est agr‚able."

Certes le "petit noyau" n'avait aucun rapport avec la soci‚t‚ o—fr‚quentait Swann, et de purs mondains auraient trouv‚ que ce n'‚tait pasla peine d'y occuper comme lui une situation exceptionnelle pour se fairepr‚senter chez les Verdurin. Mais Swann aimait tellement les femmes, qu'…partir du jour o— il avait connu … peu prŠs toutes celles de l'aristocratieet o— elles n'avaient plus rien eu … lui apprendre, il n'avait plus tenu …ces lettres de naturalisation, presque des titres de noblesse, que luiavait octroy‚es le faubourg Saint-Germain, que comme … une sorte de valeurd'‚change, de lettre de cr‚dit d‚nu‚e de prix en elle-mˆme, mais luipermettant de s'improviser une situation dans tel petit trou de province outel milieu obscur de Paris, o— la fille du hobereau ou du greffier luiavait sembl‚ jolie. Car le d‚sir ou l'amour lui rendait alors un sentimentde vanit‚ dont il ‚tait maintenant exempt dans l'habitude de la vie (bienque ce f–t lui sans doute qui autrefois l'avait dirig‚ vers cette carriŠremondaine o— il avait gaspill‚ dans les plaisirs frivoles les dons de sonesprit et fait servir son ‚rudition en matiŠre d'art … conseiller les damesde la soci‚t‚ dans leurs achats de tableaux et pour l'ameublement de leursh“tels), et qui lui faisait d‚sirer de briller, aux yeux d'une inconnuedont il s'‚tait ‚pris, d'une ‚l‚gance que le nom de Swann … lui tout seuln'impliquait pas. Il le d‚sirait surtout si l'inconnue ‚tait d'humblecondition. De mˆme que ce n'est pas … un autre homme intelligent qu'unhomme intelligent aura peur de paraŒtre bˆte, ce n'est pas par un grandseigneur, c'est par un rustre qu'un homme ‚l‚gant craindra de voir son‚l‚gance m‚connue. Les trois quarts des frais d'esprit et des mensonges devanit‚ qui ont ‚t‚ prodigu‚s depuis que le monde existe par des gens qu'ilsne faisaient que diminuer, l'ont ‚t‚ pour des inf‚rieurs. Et Swann qui‚tait simple et n‚gligent avec une duchesse, tremblait d'ˆtre m‚pris‚,posait, quand il ‚tait devant une femme de chambre.

Il n'‚tait pas comme tant de gens qui par paresse, ou sentiment r‚sign‚ del'obligation que cr‚e la grandeur sociale de rester attach‚ … un certainrivage, s'abstiennent des plaisirs que la r‚alit‚ leur pr‚sente en dehorsde la position mondaine o— ils vivent cantonn‚s jusqu'… leur mort, secontentant de finir par appeler plaisirs, faute de mieux, une fois qu'ilssont parvenus … s'y habituer, les divertissements m‚diocres ou lessupportables ennuis qu'elle renferme. Swann, lui, ne cherchait pas …trouver jolies les femmes avec qui il passait son temps, mais … passer sontemps avec les femmes qu'il avait d'abord trouv‚es jolies. Et c'‚taitsouvent des femmes de beaut‚ assez vulgaire, car les qualit‚s physiquesqu'il recherchait sans s'en rendre compte ‚taient en complŠte oppositionavec celles qui lui rendaient admirables les femmes sculpt‚es ou peintespar les maŒtres qu'il pr‚f‚rait. La profondeur, la m‚lancolie del'expression, gla‡aient ses sens que suffisait au contraire … ‚veiller unechair saine, plantureuse et rose.

Si en voyage il rencontrait une famille qu'il e–t ‚t‚ plus ‚l‚gant de nepas chercher … connaŒtre, mais dans laquelle une femme se pr‚sentait … sesyeux par‚e d'un charme qu'il n'avait pas encore connu, rester dans son"quant … soi" et tromper le d‚sir qu'elle avait fait naŒtre, substituer unplaisir diff‚rent au plaisir qu'il e–t pu connaŒtre avec elle, en ‚crivant… une ancienne maŒtresse de venir le rejoindre, lui e–t sembl‚ une aussilƒche abdication devant la vie, un aussi stupide renoncement … un bonheur

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nouveau, que si au lieu de visiter le pays, il s'‚tait confin‚ dans sachambre en regardant des vues de Paris. Il ne s'enfermait pas dansl'‚difice de ses relations, mais en avait fait, pour pouvoir lereconstruire … pied d' uvre sur de nouveaux frais partout o— une femme luiavait plu, une de ces tentes d‚montables comme les explorateurs enemportent avec eux. Pour ce qui n'en ‚tait pas transportable ou‚changeable contre un plaisir nouveau, il l'e–t donn‚ pour rien, sienviable que cela par–t … d'autres. Que de fois son cr‚dit auprŠs d'uneduchesse, fait du d‚sir accumul‚ depuis des ann‚es que celle-ci avait eu delui ˆtre agr‚able sans en avoir trouv‚ l'occasion, il s'en ‚tait d‚faitd'un seul coup en r‚clamant d'elle par une indiscrŠte d‚pˆche unerecommandation t‚l‚graphique qui le mŒt en relation sur l'heure avec un deses intendants dont il avait remarqu‚ la fille … la campagne, comme feraitun affam‚ qui troquerait un diamant contre un morceau de pain. Mˆme, aprŠscoup, il s'en amusait, car il y avait en lui, rachet‚e par de raresd‚licatesses, une certaine muflerie. Puis, il appartenait … cettecat‚gorie d'hommes intelligents qui ont v‚cu dans l'oisivet‚ et quicherchent une consolation et peut-ˆtre une excuse dans l'id‚e que cetteoisivet‚ offre … leur intelligence des objets aussi dignes d'int‚rˆt quepourrait faire l'art ou l'‚tude, que la "Vie" contient des situations plusint‚ressantes, plus romanesques que tous les romans. Il l'assurait dumoins et le persuadait ais‚ment aux plus affin‚s de ses amis du mondenotamment au baron de Charlus, qu'il s'amusait … ‚gayer par le r‚cit desaventures piquantes qui lui arrivaient, soit qu'ayant rencontr‚ en cheminde fer une femme qu'il avait ensuite ramen‚e chez lui il e–t d‚couvertqu'elle ‚tait la s ur d'un souverain entre les mains de qui se mˆlaient ence moment tous les fils de la politique europ‚enne, au courant de laquelleil se trouvait ainsi tenu d'une fa‡on trŠs agr‚able, soit que par le jeucomplexe des circonstances, il d‚pendŒt du choix qu'allait faire leconclave, s'il pourrait ou non devenir l'amant d'une cuisiniŠre.

Ce n'‚tait pas seulement d'ailleurs la brillante phalange de vertueusesdouairiŠres, de g‚n‚raux, d'acad‚miciens, avec lesquels il ‚taitparticuliŠrement li‚, que Swann for‡ait avec tant de cynisme … lui servird'entremetteurs. Tous ses amis avaient l'habitude de recevoir de temps entemps des lettres de lui o— un mot de recommandation ou d'introduction leur‚tait demand‚ avec une habilet‚ diplomatique qui, persistant … travers lesamours successives et les pr‚textes diff‚rents, accusait, plus quen'eussent fait les maladresses, un caractŠre permanent et des butsidentiques. Je me suis souvent fait raconter bien des ann‚es plus tard,quand je commen‡ai … m'int‚resser … son caractŠre … cause des ressemblancesqu'en de tout autres parties il offrait avec le mien, que quand il ‚crivait… mon grand-pŠre (qui ne l'‚tait pas encore, car c'est vers l'‚poque de manaissance que commen‡a la grande liaison de Swann et elle interrompitlongtemps ces pratiques) celui-ci, en reconnaissant sur l'enveloppel'‚criture de son ami, s'‚criait: "Voil… Swann qui va demander quelquechose: … la garde!" Et soit m‚fiance, soit par le sentimentinconsciemment diabolique qui nous pousse … n'offrir une chose qu'aux gensqui n'en ont pas envie, mes grands-parents opposaient une fin de non-recevoir absolue aux priŠres les plus faciles … satisfaire qu'il leuradressait, comme de le pr‚senter … une jeune fille qui dŒnait tous lesdimanches … la maison, et qu'ils ‚taient oblig‚s, chaque fois que Swannleur en reparlait, de faire semblant de ne plus voir, alors que pendanttoute la semaine on se demandait qui on pourrait bien inviter avec elle,finissant souvent par ne trouver personne, faute de faire signe … celui quien e–t ‚t‚ si heureux.

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Quelquefois tel couple ami de mes grands-parents et qui jusque-l… s'‚taitplaint de ne jamais voir Swann, leur annon‡ait avec satisfaction et peut-ˆtre un peu le d‚sir d'exciter l'envie, qu'il ‚tait devenu tout ce qu'il ya de plus charmant pour eux, qu'il ne les quittait plus. Mon grand-pŠre nevoulait pas troubler leur plaisir mais regardait ma grand'mŠre enfredonnant:

"Quel est donc ce mystŠreJe ne puis rien comprendre."

ou:

"Vision fugitive..."

ou:

"Dans ces affairesLe mieux est de ne rien voir."

Quelques mois aprŠs, si mon grand-pŠre demandait au nouvel ami de Swann:"Et Swann, le voyez-vous toujours beaucoup?" la figure de l'interlocuteurs'allongeait: "Ne prononcez jamais son nom devant moi!" -- "Mais jecroyais que vous ‚tiez si li‚s..." Il avait ‚t‚ ainsi pendant quelquesmois le familier de cousins de ma grand'mŠre, dŒnant presque chaque jourchez eux. Brusquement il cessa de venir, sans avoir pr‚venu. On le crutmalade, et la cousine de ma grand'mŠre allait envoyer demander de sesnouvelles quand … l'office elle trouva une lettre de lui qui traŒnait parm‚garde dans le livre de comptes de la cuisiniŠre. Il y annon‡ait … cettefemme qu'il allait quitter Paris, qu'il ne pourrait plus venir. Elle ‚taitsa maŒtresse, et au moment de rompre, c'‚tait elle seule qu'il avait jug‚utile d'avertir.

Quand sa maŒtresse du moment ‚tait au contraire une personne mondaine ou dumoins une personne qu'une extraction trop humble ou une situation tropirr‚guliŠre n'empˆchait pas qu'il fŒt recevoir dans le monde, alors pourelle il y retournait, mais seulement dans l'orbite particulier o— elle semouvait ou bien o— il l'avait entraŒn‚e. "Inutile de compter sur Swann cesoir, disait-on, vous savez bien que c'est le jour d'Op‚ra de sonAm‚ricaine." Il la faisait inviter dans les salons particuliŠrement ferm‚so— il avait ses habitudes, ses dŒners hebdomadaires, son poker; chaquesoir, aprŠs qu'un l‚ger cr‚pelage ajout‚ … la brosse de ses cheveux rouxavait temp‚r‚ de quelque douceur la vivacit‚ de ses yeux verts, ilchoisissait une fleur pour sa boutonniŠre et partait pour retrouver samaŒtresse … dŒner chez l'une ou l'autre des femmes de sa coterie; et alors,pensant … l'admiration et … l'amiti‚ que les gens … la mode pour qui ilfaisait la pluie et le beau temps et qu'il allait retrouver l…, luiprodigueraient devant la femme qu'il aimait, il retrouvait du charme …cette vie mondaine sur laquelle il s'‚tait blas‚, mais dont la matiŠre,p‚n‚tr‚e et color‚e chaudement d'une flamme insinu‚e qui s'y jouait, luisemblait pr‚cieuse et belle depuis qu'il y avait incorpor‚ un nouvel amour.

Mais tandis que chacune de ces liaisons, ou chacun de ces flirts, avait ‚t‚la r‚alisation plus ou moins complŠte d'un rˆve n‚ de la vue d'un visage oud'un corps que Swann avait, spontan‚ment, sans s'y efforcer, trouv‚scharmants, en revanche quand un jour au th‚ƒtre il fut pr‚sent‚ … Odette de

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Cr‚cy par un de ses amis d'autrefois, qui lui avait parl‚ d'elle commed'une femme ravissante avec qui il pourrait peut-ˆtre arriver … quelquechose, mais en la lui donnant pour plus difficile qu'elle n'‚tait enr‚alit‚ afin de paraŒtre lui-mˆme avoir fait quelque chose de plus aimableen la lui faisant connaŒtre, elle ‚tait apparue … Swann non pas certes sansbeaut‚, mais d'un genre de beaut‚ qui lui ‚tait indiff‚rent, qui ne luiinspirait aucun d‚sir, lui causait mˆme une sorte de r‚pulsion physique, deces femmes comme tout le monde a les siennes, diff‚rentes pour chacun, etqui sont l'oppos‚ du type que nos sens r‚clament. Pour lui plaire elleavait un profil trop accus‚, la peau trop fragile, les pommettes tropsaillantes, les traits trop tir‚s. Ses yeux ‚taient beaux mais si grandsqu'ils fl‚chissaient sous leur propre masse, fatiguaient le reste de sonvisage et lui donnaient toujours l'air d'avoir mauvaise mine ou d'ˆtre demauvaise humeur. Quelque temps aprŠs cette pr‚sentation au th‚ƒtre, ellelui avait ‚crit pour lui demander … voir ses collections quil'int‚ressaient tant, "elle, ignorante qui avait le go–t des jolieschoses", disant qu'il lui semblait qu'elle le connaŒtrait mieux, quand ellel'aurait vu dans "son home" o— elle l'imaginait "si confortable avec sonth‚ et ses livres", quoiqu'elle ne lui e–t pas cach‚ sa surprise qu'ilhabitƒt ce quartier qui devait ˆtre si triste et "qui ‚tait si peu "smart"pour lui qui l'‚tait tant". Et aprŠs qu'il l'eut laiss‚e venir, en lequittant elle lui avait dit son regret d'ˆtre rest‚e si peu dans cettedemeure o— elle avait ‚t‚ heureuse de p‚n‚trer, parlant de lui comme s'ilavait ‚t‚ pour elle quelque chose de plus que les autres ˆtres qu'elleconnaissait et semblant ‚tablir entre leurs deux personnes une sorte detrait d'union romanesque qui l'avait fait sourire. Mais … l'ƒge d‚j… unpeu d‚sabus‚ dont approchait Swann et o— l'on sait se contenter d'ˆtreamoureux pour le plaisir de l'ˆtre sans trop exiger de r‚ciprocit‚, cerapprochement des c urs, s'il n'est plus comme dans la premiŠre jeunesse lebut vers lequel tend n‚cessairement l'amour, lui reste uni en revanche parune association d'id‚es si forte, qu'il peut en devenir la cause, s'il sepr‚sente avant lui. Autrefois on rˆvait de poss‚der le c ur de la femmedont on ‚tait amoureux; plus tard sentir qu'on possŠde le c ur d'une femmepeut suffire … vous en rendre amoureux. Ainsi, … l'ƒge o— il semblerait,comme on cherche surtout dans l'amour un plaisir subjectif, que la part dugo–t pour la beaut‚ d'une femme devait y ˆtre la plus grande, l'amour peutnaŒtre -- l'amour le plus physique -- sans qu'il y ait eu, … sa base, und‚sir pr‚alable. A cette ‚poque de la vie, on a d‚j… ‚t‚ atteint plusieursfois par l'amour; il n'‚volue plus seul suivant ses propres lois inconnueset fatales, devant notre c ur ‚tonn‚ et passif. Nous venons … son aide,nous le faussons par la m‚moire, par la suggestion. En reconnaissant un deses sympt“mes, nous nous rappelons, nous faisons renaŒtre les autres.Comme nous poss‚dons sa chanson, grav‚e en nous tout entiŠre, nous n'avonspas besoin qu'une femme nous en dise le d‚but -- rempli par l'admirationqu'inspire la beaut‚ --, pour en trouver la suite. Et si elle commence aumilieu, -- l… o— les c urs se rapprochent, o— l'on parle de n'exister plusque l'un pour l'autre --, nous avons assez l'habitude de cette musique pourrejoindre tout de suite notre partenaire au passage o— elle nous attend.

Odette de Cr‚cy retourna voir Swann, puis rapprocha ses visites; et sansdoute chacune d'elles renouvelait pour lui la d‚ception qu'il ‚prouvait …se retrouver devant ce visage dont il avait un peu oubli‚ lesparticularit‚s dans l'intervalle, et qu'il ne s'‚tait rappel‚ ni siexpressif ni, malgr‚ sa jeunesse, si fan‚; il regrettait, pendant qu'ellecausait avec lui, que la grande beaut‚ qu'elle avait ne f–t pas du genre decelles qu'il aurait spontan‚ment pr‚f‚r‚es. Il faut d'ailleurs dire que le

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visage d'Odette paraissait plus maigre et plus pro‚minent parce que lefront et le haut des joues, cette surface unie et plus plane ‚taitrecouverte par la masse de cheveux qu'on portait, alors, prolong‚s en"devants", soulev‚s en "crˆp‚s", r‚pandus en mŠches folles le long desoreilles; et quant … son corps qui ‚tait admirablement fait, il ‚taitdifficile d'en apercevoir la continuit‚ (… cause des modes de l'‚poque etquoiqu'elle f–t une des femmes de Paris qui s'habillaient le mieux), tantle corsage, s'avan‡ant en saillie comme sur un ventre imaginaire etfinissant brusquement en pointe pendant que par en dessous commen‡ait …s'enfler le ballon des doubles jupes, donnait … la femme l'air d'ˆtrecompos‚e de piŠces diff‚rentes mal emmanch‚es les unes dans les autres;tant les ruch‚s, les volants, le gilet suivaient en toute ind‚pendance,selon la fantaisie de leur dessin ou la consistance de leur ‚toffe, laligne qui les conduisait aux n uds, aux bouillons de dentelle, aux effil‚sde jais perpendiculaires, ou qui les dirigeait le long du busc, mais nes'attachaient nullement … l'ˆtre vivant, qui selon que l'architecture deces fanfreluches se rapprochait ou s'‚cartait trop de la sienne, s'ytrouvait engonc‚ ou perdu.

Mais, quand Odette ‚tait partie, Swann souriait en pensant qu'elle luiavait dit combien le temps lui durerait jusqu'… ce qu'il lui permŒt derevenir; il se rappelait l'air inquiet, timide avec lequel elle l'avait unefois pri‚ que ce ne f–t pas dans trop longtemps, et les regards qu'elleavait eus … ce moment-l…, fix‚s sur lui en une imploration craintive, etqui la faisaient touchante sous le bouquet de fleurs de pens‚esartificielles fix‚ devant son chapeau rond de paille blanche, … brides develours noir. "Et vous, avait-elle dit, vous ne viendriez pas une foischez moi prendre le th‚?" Il avait all‚gu‚ des travaux en train, une ‚tude-- en r‚alit‚ abandonn‚e depuis des ann‚es -- sur Ver Meer de Delft. "Jecomprends que je ne peux rien faire, moi ch‚tive, … c“t‚ de grands savantscomme vous autres, lui avait-elle r‚pondu. Je serais comme la grenouilledevant l'ar‚opage. Et pourtant j'aimerais tant m'instruire, savoir, ˆtreiniti‚e. Comme cela doit ˆtre amusant de bouquiner, de fourrer son nezdans de vieux papiers, avait-elle ajout‚ avec l'air de contentement de soi-mˆme que prend une femme ‚l‚gante pour affirmer que sa joie est de selivrer sans crainte de se salir … une besogne malpropre, comme de faire lacuisine en "mettant elle-mˆme les mains … la pƒte". "Vous allez vousmoquer de moi, ce peintre qui vous empˆche de me voir (elle voulait parlerde Ver Meer), je n'avais jamais entendu parler de lui; vit-il encore? Est-ce qu'on peut voir de ses uvres … Paris, pour que je puisse me repr‚senterce que vous aimez, deviner un peu ce qu'il y a sous ce grand front quitravaille tant, dans cette tˆte qu'on sent toujours en train de r‚fl‚chir,me dire: voil…, c'est … cela qu'il est en train de penser. Quel rˆve ceserait d'ˆtre mˆl‚e … vos travaux!" Il s'‚tait excus‚ sur sa peur desamiti‚s nouvelles, ce qu'il avait appel‚, par galanterie, sa peur d'ˆtremalheureux. "Vous avez peur d'une affection? comme c'est dr“le, moi qui necherche que cela, qui donnerais ma vie pour en trouver une, avait-elle ditd'une voix si naturelle, si convaincue, qu'il en avait ‚t‚ remu‚. Vousavez d– souffrir par une femme. Et vous croyez que les autres sont commeelle. Elle n'a pas su vous comprendre; vous ˆtes un ˆtre si … part. C'estcela que j'ai aim‚ d'abord en vous, j'ai bien senti que vous n'‚tiez pascomme tout le monde." -- "Et puis d'ailleurs vous aussi, lui avait-il dit,je sais bien ce que c'est que les femmes, vous devez avoir des tasd'occupations, ˆtre peu libre." -- "Moi, je n'ai jamais rien … faire! Jesuis toujours libre, je le serai toujours pour vous. A n'importe quelleheure du jour ou de la nuit o— il pourrait vous ˆtre commode de me voir,

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faites-moi chercher, et je serai trop heureuse d'accourir. Le ferez-vous?Savez-vous ce qui serait gentil, ce serait de vous faire pr‚senter … MmeVerdurin chez qui je vais tous les soirs. Croyez-vous! si on s'yretrouvait et si je pensais que c'est un peu pour moi que vous y ˆtes!"

Et sans doute, en se rappelant ainsi leurs entretiens, en pensant ainsi …elle quand il ‚tait seul, il faisait seulement jouer son image entrebeaucoup d'autres images de femmes dans des rˆveries romanesques; mais si,grƒce … une circonstance quelconque (ou mˆme peut-ˆtre sans que ce f–tgrƒce … elle, la circonstance qui se pr‚sente au moment o— un ‚tat, latentjusque-l…, se d‚clare, pouvant n'avoir influ‚ en rien sur lui) l'imaged'Odette de Cr‚cy venait … absorber toutes ces rˆveries, si celles-cin'‚taient plus s‚parables de son souvenir, alors l'imperfection de soncorps ne garderait plus aucune importance, ni qu'il e–t ‚t‚, plus ou moinsqu'un autre corps, selon le go–t de Swann, puisque devenu le corps de cellequ'il aimait, il serait d‚sormais le seul qui f–t capable de lui causer desjoies et des tourments.

Mon grand-pŠre avait pr‚cis‚ment connu, ce qu'on n'aurait pu dire d'aucunde leurs amis actuels, la famille de ces Verdurin. Mais il avait perdutoute relation avec celui qu'il appelait le "jeune Verdurin" et qu'ilconsid‚rait, un peu en gros, comme tomb‚ -- tout en gardant de nombreuxmillions -- dans la bohŠme et la racaille. Un jour il re‡ut une lettre deSwann lui demandant s'il ne pourrait pas le mettre en rapport avec lesVerdurin: "A la garde! … la garde! s'‚tait ‚cri‚ mon grand-pŠre, ‡a nem'‚tonne pas du tout, c'est bien par l… que devait finir Swann. Jolimilieu! D'abord je ne peux pas faire ce qu'il me demande parce que je neconnais plus ce monsieur. Et puis ‡a doit cacher une histoire de femme, jene me mˆle pas de ces affaires-l…. Ah bien! nous allons avoir del'agr‚ment si Swann s'affuble des petits Verdurin."

Et sur la r‚ponse n‚gative de mon grand-pŠre, c'est Odette qui avait amen‚elle-mˆme Swann chez les Verdurin.

Les Verdurin avaient eu … dŒner, le jour o— Swann y fit ses d‚buts, ledocteur et Mme Cottard, le jeune pianiste et sa tante, et le peintre quiavait alors leur faveur, auxquels s'‚taient joints dans la soir‚e quelquesautres fidŠles.

Le docteur Cottard ne savait jamais d'une fa‡on certaine de quel ton ildevait r‚pondre … quelqu'un, si son interlocuteur voulait rire ou ‚taits‚rieux. Et … tout hasard il ajoutait … toutes ses expressions dephysionomie l'offre d'un sourire conditionnel et provisoire dont la finesseexpectante le disculperait du reproche de na‹vet‚, si le propos qu'on luiavait tenu se trouvait avoir ‚t‚ fac‚tieux. Mais comme pour faire face …l'hypothŠse oppos‚e il n'osait pas laisser ce sourire s'affirmer nettementsur son visage, on y voyait flotter perp‚tuellement une incertitude o— selisait la question qu'il n'osait pas poser: "Dites-vous cela pour de bon?"Il n'‚tait pas plus assur‚ de la fa‡on dont il devait se comporter dans larue, et mˆme en g‚n‚ral dans la vie, que dans un salon, et on le voyaitopposer aux passants, aux voitures, aux ‚v‚nements un malicieux sourire qui“tait d'avance … son attitude toute impropri‚t‚ puisqu'il prouvait, si ellen'‚tait pas de mise, qu'il le savait bien et que s'il avait adopt‚ celle-l…, c'‚tait par plaisanterie.

Sur tous les points cependant o— une franche question lui semblait permise,

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le docteur ne se faisait pas faute de s'efforcer de restreindre le champ deses doutes et de compl‚ter son instruction.

C'est ainsi que, sur les conseils qu'une mŠre pr‚voyante lui avait donn‚squand il avait quitt‚ sa province, il ne laissait jamais passer soit unelocution ou un nom propre qui lui ‚taient inconnus, sans tƒcher de se fairedocumenter sur eux.

Pour les locutions, il ‚tait insatiable de renseignements, car, leursupposant parfois un sens plus pr‚cis qu'elles n'ont, il e–t d‚sir‚ savoirce qu'on voulait dire exactement par celles qu'il entendait le plus souventemployer: la beaut‚ du diable, du sang bleu, une vie de bƒtons de chaise,le quart d'heure de Rabelais, ˆtre le prince des ‚l‚gances, donner carteblanche, ˆtre r‚duit … quia, etc., et dans quels cas d‚termin‚s il pouvait… son tour les faire figurer dans ses propos. A leur d‚faut il pla‡ait desjeux de mots qu'il avait appris. Quant aux noms de personnes nouveauxqu'on pronon‡ait devant lui il se contentait seulement de les r‚p‚ter surun ton interrogatif qu'il pensait suffisant pour lui valoir desexplications qu'il n'aurait pas l'air de demander.

Comme le sens critique qu'il croyait exercer sur tout lui faisaitcomplŠtement d‚faut, le raffinement de politesse qui consiste … affirmer, …quelqu'un qu'on oblige, sans souhaiter d'en ˆtre cru, que c'est … lui qu'ona obligation, ‚tait peine perdue avec lui, il prenait tout au pied de lalettre. Quel que f–t l'aveuglement de Mme Verdurin … son ‚gard, elle avaitfini, tout en continuant … le trouver trŠs fin, par ˆtre agac‚e de voir quequand elle l'invitait dans une avant-scŠne … entendre Sarah Bernhardt, luidisant, pour plus de grƒce: "Vous ˆtes trop aimable d'ˆtre venu, docteur,d'autant plus que je suis s–re que vous avez d‚j… souvent entendu SarahBernhardt, et puis nous sommes peut-ˆtre trop prŠs de la scŠne", le docteurCottard qui ‚tait entr‚ dans la loge avec un sourire qui attendait pour sepr‚ciser ou pour disparaŒtre que quelqu'un d'autoris‚ le renseignƒt sur lavaleur du spectacle, lui r‚pondait: "En effet on est beaucoup trop prŠs eton commence … ˆtre fatigu‚ de Sarah Bernhardt. Mais vous m'avez exprim‚ led‚sir que je vienne. Pour moi vos d‚sirs sont des ordres. Je suis tropheureux de vous rendre ce petit service. Que ne ferait-on pas pour vousˆtre agr‚able, vous ˆtes si bonne!" Et il ajoutait: "Sarah Bernhardtc'est bien la Voix d'Or, n'est-ce pas? On ‚crit souvent aussi qu'ellebr–le les planches. C'est une expression bizarre, n'est-ce pas?" dansl'espoir de commentaires qui ne venaient point.

"Tu sais, avait dit Mme Verdurin … son mari, je crois que nous faisonsfausse route quand par modestie nous d‚pr‚cions ce que nous offrons audocteur. C'est un savant qui vit en dehors de l'existence pratique, il neconnaŒt pas par lui-mˆme la valeur des choses et il s'en rapporte … ce quenous lui en disons." -- "Je n'avais pas os‚ te le dire, mais je l'avaisremarqu‚", r‚pondit M. Verdurin. Et au jour de l'an suivant, au lieud'envoyer au docteur Cottard un rubis de trois mille francs en lui disantque c'‚tait bien peu de chose, M. Verdurin acheta pour trois cents francsune pierre reconstitu‚e en laissant entendre qu'on pouvait difficilement envoir d'aussi belle.

Quand Mme Verdurin avait annonc‚ qu'on aurait, dans la soir‚e, M. Swann:"Swann?" s'‚tait ‚cri‚ le docteur d'un accent rendu brutal par la surprise,car la moindre nouvelle prenait toujours plus au d‚pourvu que quiconque cethomme qui se croyait perp‚tuellement pr‚par‚ … tout. Et voyant qu'on ne

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lui r‚pondait pas: "Swann? Qui ‡a, Swann!" hurla-t-il au comble d'uneanxi‚t‚ qui se d‚tendit soudain quand Mme Verdurin eut dit: "Mais l'amidont Odette nous avait parl‚." -- "Ah! bon, bon, ‡a va bien", r‚pondit ledocteur apais‚. Quant au peintre il se r‚jouissait de l'introduction deSwann chez Mme Verdurin, parce qu'il le supposait amoureux d'Odette etqu'il aimait … favoriser les liaisons. "Rien ne m'amuse comme de faire desmariages, confia-t-il, dans l'oreille, au docteur Cottard, j'en ai d‚j…r‚ussi beaucoup, mˆme entre femmes!"

En disant aux Verdurin que Swann ‚tait trŠs "smart", Odette leur avait faitcraindre un "ennuyeux". Il leur fit au contraire une excellente impressiondont … leur insu sa fr‚quentation dans la soci‚t‚ ‚l‚gante ‚tait une descauses indirectes. Il avait en effet sur les hommes mˆme intelligents quine sont jamais all‚s dans le monde, une des sup‚riorit‚s de ceux qui y ontun peu v‚cu, qui est de ne plus le transfigurer par le d‚sir ou parl'horreur qu'il inspire … l'imagination, de le consid‚rer comme sans aucuneimportance. Leur amabilit‚, s‚par‚e de tout snobisme et de la peur deparaŒtre trop aimable, devenue ind‚pendante, a cette aisance, cette grƒcedes mouvements de ceux dont les membres assouplis ex‚cutent exactement cequ'ils veulent, sans participation indiscrŠte et maladroite du reste ducorps. La simple gymnastique ‚l‚mentaire de l'homme du monde tendant lamain avec bonne grƒce au jeune homme inconnu qu'on lui pr‚sente ets'inclinant avec r‚serve devant l'ambassadeur … qui on le pr‚sente, avaitfini par passer sans qu'il en f–t conscient dans toute l'attitude socialede Swann, qui vis-…-vis de gens d'un milieu inf‚rieur au sien comme ‚taientles Verdurin et leurs amis, fit instinctivement montre d'un empressement,se livra … des avances, dont, selon eux, un ennuyeux se f–t abstenu. Iln'eut un moment de froideur qu'avec le docteur Cottard: en le voyant luicligner de l' il et lui sourire d'un air ambigu avant qu'ils se fussentencore parl‚ (mimique que Cottard appelait "laisser venir"), Swann crut quele docteur le connaissait sans doute pour s'ˆtre trouv‚ avec lui en quelquelieu de plaisir, bien que lui-mˆme y allƒt pourtant fort peu, n'ayantjamais v‚cu dans le monde de la noce. Trouvant l'allusion de mauvais go–t,surtout en pr‚sence d'Odette qui pourrait en prendre une mauvaise id‚e delui, il affecta un air glacial. Mais quand il apprit qu'une dame qui setrouvait prŠs de lui ‚tait Mme Cottard, il pensa qu'un mari aussi jeunen'aurait pas cherch‚ … faire allusion devant sa femme … des divertissementsde ce genre; et il cessa de donner … l'air entendu du docteur lasignification qu'il redoutait. Le peintre invita tout de suite Swann …venir avec Odette … son atelier, Swann le trouva gentil. "Peut-ˆtre qu'onvous favorisera plus que moi, dit Mme Verdurin, sur un ton qui feignaitd'ˆtre piqu‚, et qu'on vous montrera le portrait de Cottard (elle l'avaitcommand‚ au peintre). Pensez bien, "monsieur" Biche, rappela-t-elle aupeintre, … qui c'‚tait une plaisanterie consacr‚e de dire monsieur, …rendre le joli regard, le petit c“t‚ fin, amusant, de l' il. Vous savezque ce que je veux surtout avoir, c'est son sourire, ce que je vous aidemand‚ c'est le portrait de son sourire. Et comme cette expression luisembla remarquable elle la r‚p‚ta trŠs haut pour ˆtre s–re que plusieursinvit‚s l'eussent entendue, et mˆme, sous un pr‚texte vague, en fit d'abordrapprocher quelques-uns. Swann demanda … faire la connaissance de tout lemonde, mˆme d'un vieil ami des Verdurin, Saniette, … qui sa timidit‚, sasimplicit‚ et son bon c ur avaient fait perdre partout la consid‚ration quelui avaient value sa science d'archiviste, sa grosse fortune, et la familledistingu‚e dont il sortait. Il avait dans la bouche, en parlant, unebouillie qui ‚tait adorable parce qu'on sentait qu'elle trahissait moins und‚faut de la langue qu'une qualit‚ de l'ƒme, comme un reste de l'innocence

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du premier ƒge qu'il n'avait jamais perdue. Toutes les consonnes qu'il nepouvait prononcer figuraient comme autant de duret‚s dont il ‚taitincapable. En demandant … ˆtre pr‚sent‚ … M. Saniette, Swann fit … MmeVerdurin l'effet de renverser les r“les (au point qu'en r‚ponse, elle diten insistant sur la diff‚rence: "Monsieur Swann, voudriez-vous avoir labont‚ de me permettre de vous pr‚senter notre ami Saniette"), mais excitachez Saniette une sympathie ardente que d'ailleurs les Verdurin ner‚v‚lŠrent jamais … Swann, car Saniette les aga‡ait un peu et ils netenaient pas … lui faire des amis. Mais en revanche Swann les touchainfiniment en croyant devoir demander tout de suite … faire la connaissancede la tante du pianiste. En robe noire comme toujours, parce qu'ellecroyait qu'en noir on est toujours bien et que c'est ce qu'il y a de plusdistingu‚, elle avait le visage excessivement rouge comme chaque foisqu'elle venait de manger. Elle s'inclina devant Swann avec respect, maisse redressa avec majest‚. Comme elle n'avait aucune instruction et avaitpeur de faire des fautes de fran‡ais, elle pronon‡ait exprŠs d'une maniŠreconfuse, pensant que si elle lƒchait un cuir il serait estomp‚ d'un telvague qu'on ne pourrait le distinguer avec certitude, de sorte que saconversation n'‚tait qu'un graillonnement indistinct duquel ‚mergeaient detemps … autre les rares vocables dont elle se sentait s–re. Swann crutpouvoir se moquer l‚gŠrement d'elle en parlant … M. Verdurin lequel aucontraire fut piqu‚.

-- "C'est une si excellente femme, r‚pondit-il. Je vous accorde qu'ellen'est pas ‚tourdissante; mais je vous assure qu'elle est agr‚able quand oncause seul avec elle. "Je n'en doute pas, s'empressa de conc‚der Swann.Je voulais dire qu'elle ne me semblait pas "‚minente" ajouta-t-il end‚tachant cet adjectif, et en somme c'est plut“t un compliment!" "Tenez,dit M. Verdurin, je vais vous ‚tonner, elle ‚crit d'une maniŠre charmante.Vous n'avez jamais entendu son neveu? c'est admirable, n'est-ce pas,docteur? Voulez-vous que je lui demande de jouer quelque chose, MonsieurSwann?"

-- "Mais ce sera un bonheur..., commen‡ait … r‚pondre Swann, quand ledocteur l'interrompit d'un air moqueur. En effet ayant retenu que dans laconversation l'emphase, l'emploi de formes solennelles, ‚tait surann‚, dŠsqu'il entendait un mot grave dit s‚rieusement comme venait de l'ˆtre le mot"bonheur", il croyait que celui qui l'avait prononc‚ venait de se montrerprudhommesque. Et si, de plus, ce mot se trouvait figurer par hasard dansce qu'il appelait un vieux clich‚, si courant que ce mot f–t d'ailleurs, ledocteur supposait que la phrase commenc‚e ‚tait ridicule et la terminaitironiquement par le lieu commun qu'il semblait accuser son interlocuteurd'avoir voulu placer, alors que celui-ci n'y avait jamais pens‚.

-- "Un bonheur pour la France!" s'‚cria-t-il malicieusement en levant lesbras avec emphase.

M. Verdurin ne put s'empˆcher de rire.

-- "Qu'est-ce qu'ils ont … rire toutes ces bonnes gens-l…, on a l'air de nepas engendrer la m‚lancolie dans votre petit coin l…-bas, s'‚cria MmeVerdurin. Si vous croyez que je m'amuse, moi, … rester toute seule enp‚nitence", ajouta-t-elle sur un ton d‚pit‚, en faisant l'enfant.

Mme Verdurin ‚tait assise sur un haut siŠge su‚dois en sapin cir‚, qu'unvioloniste de ce pays lui avait donn‚ et qu'elle conservait quoiqu'il

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rappelƒt la forme d'un escabeau et jurƒt avec les beaux meubles anciensqu'elle avait, mais elle tenait … garder en ‚vidence les cadeaux que lesfidŠles avaient l'habitude de lui faire de temps en temps, afin que lesdonateurs eussent le plaisir de les reconnaŒtre quand ils venaient. Aussitƒchait-elle de persuader qu'on s'en tŒnt aux fleurs et aux bonbons, qui dumoins se d‚truisent; mais elle n'y r‚ussissait pas et c'‚tait chez elle unecollection de chauffe-pieds, de coussins, de pendules, de paravents, debaromŠtres, de potiches, dans une accumulation de redites et un disparated'‚trennes.

De ce poste ‚lev‚ elle participait avec entrain … la conversation desfidŠles et s'‚gayait de leurs "fumisteries", mais depuis l'accident qui‚tait arriv‚ … sa mƒchoire, elle avait renonc‚ … prendre la peine depouffer effectivement et se livrait … la place … une mimiqueconventionnelle qui signifiait sans fatigue ni risques pour elle, qu'elleriait aux larmes. Au moindre mot que lƒchait un habitu‚ contre un ennuyeuxou contre un ancien habitu‚ rejet‚ au camp des ennuyeux, -- et pour le plusgrand d‚sespoir de M. Verdurin qui avait eu longtemps la pr‚tention d'ˆtreaussi aimable que sa femme, mais qui riant pour de bon s'essoufflait viteet avait ‚t‚ distanc‚ et vaincu par cette ruse d'une incessante et fictivehilarit‚ --, elle poussait un petit cri, fermait entiŠrement ses yeuxd'oiseau qu'une taie commen‡ait … voiler, et brusquement, comme si ellen'e–t eu que le temps de cacher un spectacle ind‚cent ou de parer … unaccŠs mortel, plongeant sa figure dans ses mains qui la recouvraient etn'en laissaient plus rien voir, elle avait l'air de s'efforcer de r‚primer,d'an‚antir un rire qui, si elle s'y f–t abandonn‚e, l'e–t conduite …l'‚vanouissement. Telle, ‚tourdie par la gaiet‚ des fidŠles, ivre decamaraderie, de m‚disance et d'assentiment, Mme Verdurin, juch‚e sur sonperchoir, pareille … un oiseau dont on e–t tremp‚ le colifichet dans du vinchaud, sanglotait d'amabilit‚.

Cependant, M. Verdurin, aprŠs avoir demand‚ … Swann la permission d'allumersa pipe ("ici on ne se gˆne pas, on est entre camarades"), priait le jeuneartiste de se mettre au piano.

-- "Allons, voyons, ne l'ennuie pas, il n'est pas ici pour ˆtre tourment‚,s'‚cria Mme Verdurin, je ne veux pas qu'on le tourmente moi!"

-- "Mais pourquoi veux-tu que ‡a l'ennuie, dit M. Verdurin, M. Swann neconnaŒt peut-ˆtre pas la sonate en fa diŠse que nous avons d‚couverte, ilva nous jouer l'arrangement pour piano."

-- "Ah! non, non, pas ma sonate! cria Mme Verdurin, je n'ai pas envie …force de pleurer de me fiche un rhume de cerveau avec n‚vralgies faciales,comme la derniŠre fois; merci du cadeau, je ne tiens pas … recommencer;vous ˆtes bons vous autres, on voit bien que ce n'est pas vous qui garderezle lit huit jours!"

Cette petite scŠne qui se renouvelait chaque fois que le pianiste allaitjouer enchantait les amis aussi bien que si elle avait ‚t‚ nouvelle, commeune preuve de la s‚duisante originalit‚ de la "Patronne" et de sasensibilit‚ musicale. Ceux qui ‚taient prŠs d'elle faisaient signe … ceuxqui plus loin fumaient ou jouaient aux cartes, de se rapprocher, qu'il sepassait quelque chose, leur disant, comme on fait au Reichstag dans lesmoments int‚ressants: "coutez, ‚coutez." Et le lendemain on donnait des�regrets … ceux qui n'avaient pas pu venir en leur disant que la scŠne avait

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‚t‚ encore plus amusante que d'habitude.

-- Eh bien! voyons, c'est entendu, dit M. Verdurin, il ne jouera quel'andante.

-- "Que l'andante, comme tu y vas" s'‚cria Mme Verdurin. "C'est justementl'andante qui me casse bras et jambes. Il est vraiment superbe le Patron!C'est comme si dans la "NeuviŠme" il disait: nous n'entendrons que lefinale, ou dans "les MaŒtres" que l'ouverture."

Le docteur cependant, poussait Mme Verdurin … laisser jouer le pianiste,non pas qu'il cr–t feints les troubles que la musique lui donnait -- il yreconnaissait certains ‚tats neurasth‚niques -- mais par cette habitudequ'ont beaucoup de m‚decins, de faire fl‚chir imm‚diatement la s‚v‚rit‚ deleurs prescriptions dŠs qu'est en jeu, chose qui leur semble beaucoup plusimportante, quelque r‚union mondaine dont ils font partie et dont lapersonne … qui ils conseillent d'oublier pour une fois sa dyspepsie, ou sagrippe, est un des facteurs essentiels.

-- Vous ne serez pas malade cette fois-ci, vous verrez, lui dit-il encherchant … la suggestionner du regard. Et si vous ˆtes malade nous voussoignerons.

-- Bien vrai? r‚pondit Mme Verdurin, comme si devant l'esp‚rance d'unetelle faveur il n'y avait plus qu'… capituler. Peut-ˆtre aussi … force dedire qu'elle serait malade, y avait-il des moments o— elle ne se rappelaitplus que c'‚tait un mensonge et prenait une ƒme de malade. Or ceux-ci,fatigu‚s d'ˆtre toujours oblig‚s de faire d‚pendre de leur sagesse lararet‚ de leurs accŠs, aiment se laisser aller … croire qu'ils pourrontfaire impun‚ment tout ce qui leur plaŒt et leur fait mal d'habitude, …condition de se remettre en les mains d'un ˆtre puissant, qui, sans qu'ilsaient aucune peine … prendre, d'un mot ou d'une pilule, les remettra surpied.

Odette ‚tait all‚e s'asseoir sur un canap‚ de tapisserie qui ‚tait prŠs dupiano:

-- Vous savez, j'ai ma petite place, dit-elle … Mme Verdurin.

Celle-ci, voyant Swann sur une chaise, le fit lever:

-- "Vous n'ˆtes pas bien l…, allez donc vous mettre … c“t‚ d'Odette, n'est-ce pas Odette, vous ferez bien une place … M. Swann?"

-- "Quel joli beauvais, dit avant de s'asseoir Swann qui cherchait … ˆtreaimable."

-- "Ah! je suis contente que vous appr‚ciiez mon canap‚, r‚pondit MmeVerdurin. Et je vous pr‚viens que si vous voulez en voir d'aussi beau,vous pouvez y renoncer tout de suite. Jamais ils n'ont rien fait depareil. Les petites chaises aussi sont des merveilles. Tout … l'heurevous regarderez cela. Chaque bronze correspond comme attribut au petitsujet du siŠge; vous savez, vous avez de quoi vous amuser si vous voulezregarder cela, je vous promets un bon moment. Rien que les petites frisesdes bordures, tenez l…, la petite vigne sur fond rouge de l'Ours et lesRaisins. Est-ce dessin‚? Qu'est-ce que vous en dites, je crois qu'ils le

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savaient plut“t, dessiner! Est-elle assez app‚tissante cette vigne? Monmari pr‚tend que je n'aime pas les fruits parce que j'en mange moins quelui. Mais non, je suis plus gourmande que vous tous, mais je n'ai pasbesoin de me les mettre dans la bouche puisque je jouis par les yeux.Qu'est ce que vous avez tous … rire? demandez au docteur, il vous dira queces raisins-l… me purgent. D'autres font des cures de Fontainebleau, moije fais ma petite cure de Beauvais. Mais, monsieur Swann, vous ne partirezpas sans avoir touch‚ les petits bronzes des dossiers. Est-ce assez douxcomme patine? Mais non, … pleines mains, touchez-les bien.

-- Ah! si madame Verdurin commence … peloter les bronzes, nous n'entendronspas de musique ce soir, dit le peintre.

-- "Taisez-vous, vous ˆtes un vilain. Au fond, dit-elle en se tournantvers Swann, on nous d‚fend … nous autres femmes des choses moinsvoluptueuses que cela. Mais il n'y a pas une chair comparable … cela!Quand M. Verdurin me faisait l'honneur d'ˆtre jaloux de moi -- allons, soispoli au moins, ne dis pas que tu ne l'as jamais ‚t‚... --"

-- "Mais je ne dis absolument rien. Voyons docteur je vous prends …t‚moin: est-ce que j'ai dit quelque chose?"

Swann palpait les bronzes par politesse et n'osait pas cesser tout desuite.

-- Allons, vous les caresserez plus tard; maintenant c'est vous qu'on vacaresser, qu'on va caresser dans l'oreille; vous aimez cela, je pense;voil… un petit jeune homme qui va s'en charger.

Or quand le pianiste eut jou‚, Swann fut plus aimable encore avec luiqu'avec les autres personnes qui se trouvaient l…. Voici pourquoi:

L'ann‚e pr‚c‚dente, dans une soir‚e, il avait entendu une uvre musicaleex‚cut‚e au piano et au violon. D'abord, il n'avait go–t‚ que la qualit‚mat‚rielle des sons s‚cr‚t‚s par les instruments. Et ‡'avait d‚j… ‚t‚ ungrand plaisir quand au-dessous de la petite ligne du violon mince,r‚sistante, dense et directrice, il avait vu tout d'un coup chercher …s'‚lever en un clapotement liquide, la masse de la partie de piano,multiforme, indivise, plane et entrechoqu‚e comme la mauve agitation desflots que charme et b‚molise le clair de lune. Mais … un moment donn‚,sans pouvoir nettement distinguer un contour, donner un nom … ce qui luiplaisait, charm‚ tout d'un coup, il avait cherch‚ … recueillir la phrase oul'harmonie -- il ne savait lui-mˆme -- qui passait et qui lui avait ouvertplus largement l'ƒme, comme certaines odeurs de roses circulant dans l'airhumide du soir ont la propri‚t‚ de dilater nos narines. Peut-ˆtre est-ceparce qu'il ne savait pas la musique qu'il avait pu ‚prouver une impressionaussi confuse, une de ces impressions qui sont peut-ˆtre pourtant lesseules purement musicales, inattendues, entiŠrement originales,irr‚ductibles … tout autre ordre d'impressions. Une impression de ce genrependant un instant, est pour ainsi dire sine materia. Sans doute les notesque nous entendons alors, tendent d‚j…, selon leur hauteur et leurquantit‚, … couvrir devant nos yeux des surfaces de dimensions vari‚es, …tracer des arabesques, … nous donner des sensations de largeur, de t‚nuit‚,de stabilit‚, de caprice. Mais les notes sont ‚vanouies avant que cessensations soient assez form‚es en nous pour ne pas ˆtre submerg‚es parcelles qu'‚veillent d‚j… les notes suivantes ou mˆme simultan‚es. Et cette

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impression continuerait … envelopper de sa liquidit‚ et de son "fondu" lesmotifs qui par instants en ‚mergent, … peine discernables, pour plongeraussit“t et disparaŒtre, connus seulement par le plaisir particulier qu'ilsdonnent, impossibles … d‚crire, … se rappeler, … nommer, ineffables, -- sila m‚moire, comme un ouvrier qui travaille … ‚tablir des fondationsdurables au milieu des flots, en fabriquant pour nous des fac-simil‚s deces phrases fugitives, ne nous permettait de les comparer … celles qui leursuccŠdent et de les diff‚rencier. Ainsi … peine la sensation d‚licieuseque Swann avait ressentie ‚tait-elle expir‚e, que sa m‚moire lui en avaitfourni s‚ance tenante une transcription sommaire et provisoire, mais surlaquelle il avait jet‚ les yeux tandis que le morceau continuait, si bienque quand la mˆme impression ‚tait tout d'un coup revenue, elle n'‚taitd‚j… plus insaisissable. Il s'en repr‚sentait l'‚tendue, les groupementssym‚triques, la graphie, la valeur expressive; il avait devant lui cettechose qui n'est plus de la musique pure, qui est du dessin, del'architecture, de la pens‚e, et qui permet de se rappeler la musique.Cette fois il avait distingu‚ nettement une phrase s'‚levant pendantquelques instants au-dessus des ondes sonores. Elle lui avait propos‚aussit“t des volupt‚s particuliŠres, dont il n'avait jamais eu l'id‚e avantde l'entendre, dont il sentait que rien autre qu'elle ne pourrait les luifaire connaŒtre, et il avait ‚prouv‚ pour elle comme un amour inconnu.

D'un rythme lent elle le dirigeait ici d'abord, puis l…, puis ailleurs,vers un bonheur noble, inintelligible et pr‚cis. Et tout d'un coup aupoint o— elle ‚tait arriv‚e et d'o— il se pr‚parait … la suivre, aprŠs unepause d'un instant, brusquement elle changeait de direction et d'unmouvement nouveau, plus rapide, menu, m‚lancolique, incessant et doux, ellel'entraŒnait avec elle vers des perspectives inconnues. Puis elledisparut. Il souhaita passionn‚ment la revoir une troisiŠme fois. Et ellereparut en effet mais sans lui parler plus clairement, en lui causant mˆmeune volupt‚ moins profonde. Mais rentr‚ chez lui il eut besoin d'elle, il‚tait comme un homme dans la vie de qui une passante qu'il a aper‡ue unmoment vient de faire entrer l'image d'une beaut‚ nouvelle qui donne … sapropre sensibilit‚ une valeur plus grande, sans qu'il sache seulement s'ilpourra revoir jamais celle qu'il aime d‚j… et dont il ignore jusqu'au nom.

Mˆme cet amour pour une phrase musicale sembla un instant devoir amorcerchez Swann la possibilit‚ d'une sorte de rajeunissement. Depuis silongtemps il avait renonc‚ … appliquer sa vie … un but id‚al et la bornait… la poursuite de satisfactions quotidiennes, qu'il croyait, sans jamais sele dire formellement, que cela ne changerait plus jusqu'… sa mort; bienplus, ne se sentant plus d'id‚es ‚lev‚es dans l'esprit, il avait cess‚ decroire … leur r‚alit‚, sans pouvoir non plus la nier tout … fait. Aussiavait-il pris l'habitude de se r‚fugier dans des pens‚es sans importancequi lui permettaient de laisser de c“t‚ le fond des choses. De mˆme qu'ilne se demandait pas s'il n'e–t pas mieux fait de ne pas aller dans lemonde, mais en revanche savait avec certitude que s'il avait accept‚ uneinvitation il devait s'y rendre et que s'il ne faisait pas de visite aprŠsil lui fallait laisser des cartes, de mˆme dans sa conversation ils'effor‡ait de ne jamais exprimer avec c ur une opinion intime sur leschoses, mais de fournir des d‚tails mat‚riels qui valaient en quelque sortepar eux-mˆmes et lui permettaient de ne pas donner sa mesure. Il ‚taitextrˆmement pr‚cis pour une recette de cuisine, pour la date de lanaissance ou de la mort d'un peintre, pour la nomenclature de ses uvres.Parfois, malgr‚ tout, il se laissait aller … ‚mettre un jugement sur une uvre, sur une maniŠre de comprendre la vie, mais il donnait alors … ses

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paroles un ton ironique comme s'il n'adh‚rait pas tout entier … ce qu'ildisait. Or, comme certains val‚tudinaires chez qui tout d'un coup, un payso— ils sont arriv‚s, un r‚gime diff‚rent, quelquefois une ‚volutionorganique, spontan‚e et myst‚rieuse, semblent amener une telle r‚gressionde leur mal qu'ils commencent … envisager la possibilit‚ inesp‚r‚e decommencer sur le tard une vie toute diff‚rente, Swann trouvait en lui, dansle souvenir de la phrase qu'il avait entendue, dans certaines sonates qu'ils'‚tait fait jouer, pour voir s'il ne l'y d‚couvrirait pas, la pr‚senced'une de ces r‚alit‚s invisibles auxquelles il avait cess‚ de croire etauxquelles, comme si la musique avait eu sur la s‚cheresse morale dont ilsouffrait une sorte d'influence ‚lective, il se sentait de nouveau le d‚siret presque la force de consacrer sa vie. Mais n'‚tant pas arriv‚ … savoirde qui ‚tait l' uvre qu'il avait entendue, il n'avait pu se la procurer etavait fini par l'oublier. Il avait bien rencontr‚ dans la semaine quelquespersonnes qui se trouvaient comme lui … cette soir‚e et les avaitinterrog‚es; mais plusieurs ‚taient arriv‚es aprŠs la musique ou partiesavant; certaines pourtant ‚taient l… pendant qu'on l'ex‚cutait mais ‚taientall‚es causer dans un autre salon, et d'autres rest‚es … ‚couter n'avaientpas entendu plus que les premiŠres. Quant aux maŒtres de maison ilssavaient que c'‚tait une uvre nouvelle que les artistes qu'ils avaientengag‚s avaient demand‚ … jouer; ceux-ci ‚tant partis en tourn‚e, Swann neput pas en savoir davantage. Il avait bien des amis musiciens, mais touten se rappelant le plaisir sp‚cial et intraduisible que lui avait fait laphrase, en voyant devant ses yeux les formes qu'elle dessinait, il ‚taitpourtant incapable de la leur chanter. Puis il cessa d'y penser.

Or, quelques minutes … peine aprŠs que le petit pianiste avait commenc‚ dejouer chez Mme Verdurin, tout d'un coup aprŠs une note haute longuementtenue pendant deux mesures, il vit approcher, s'‚chappant de sous cettesonorit‚ prolong‚e et tendue comme un rideau sonore pour cacher le mystŠrede son incubation, il reconnut, secrŠte, bruissante et divis‚e, la phrasea‚rienne et odorante qu'il aimait. Et elle ‚tait si particuliŠre, elleavait un charme si individuel et qu'aucun autre n'aurait pu remplacer, quece fut pour Swann comme s'il e–t rencontr‚ dans un salon ami une personnequ'il avait admir‚e dans la rue et d‚sesp‚rait de jamais retrouver. A lafin, elle s'‚loigna, indicatrice, diligente, parmi les ramifications de sonparfum, laissant sur le visage de Swann le reflet de son sourire. Maismaintenant il pouvait demander le nom de son inconnue (on lui dit quec'‚tait l'andante de la sonate pour piano et violon de Vinteuil), il latenait, il pourrait l'avoir chez lui aussi souvent qu'il voudrait, essayerd'apprendre son langage et son secret.

Aussi quand le pianiste eut fini, Swann s'approcha-t-il de lui pour luiexprimer une reconnaissance dont la vivacit‚ plut beaucoup … Mme Verdurin.

-- Quel charmeur, n'est-ce pas, dit-elle … Swann; la comprend-il assez, sasonate, le petit mis‚rable? Vous ne saviez pas que le piano pouvaitatteindre … ‡a. C'est tout except‚ du piano, ma parole! Chaque fois j'ysuis reprise, je crois entendre un orchestre. C'est mˆme plus beau quel'orchestre, plus complet.

Le jeune pianiste s'inclina, et, souriant, soulignant les mots comme s'ilavait fait un trait d'esprit:

-- "Vous ˆtes trŠs indulgente pour moi", dit-il.

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Et tandis que Mme Verdurin disait … son mari: "Allons, donne-lui del'orangeade, il l'a bien m‚rit‚e", Swann racontait … Odette comment ilavait ‚t‚ amoureux de cette petite phrase. Quand Mme Verdurin, ayant ditd'un peu loin: "Eh bien! il me semble qu'on est en train de vous dire debelles choses, Odette", elle r‚pondit: "Oui, de trŠs belles" et Swanntrouva d‚licieuse sa simplicit‚. Cependant il demandait des renseignementssur Vinteuil, sur son uvre, sur l'‚poque de sa vie o— il avait compos‚cette sonate, sur ce qu'avait pu signifier pour lui la petite phrase, c'estcela surtout qu'il aurait voulu savoir.

Mais tous ces gens qui faisaient profession d'admirer ce musicien (quandSwann avait dit que sa sonate ‚tait vraiment belle, Mme Verdurin s'‚tait‚cri‚e: "Je vous crois un peu qu'elle est belle! Mais on n'avoue pasqu'on ne connaŒt pas la sonate de Vinteuil, on n'a pas le droit de ne pasla connaŒtre", et le peintre avait ajout‚: "Ah! c'est tout … fait une trŠsgrande machine, n'est-ce pas. Ce n'est pas si vous voulez la chose "cher"et "public", n'est-ce pas, mais c'est la trŠs grosse impression pour lesartistes"), ces gens semblaient ne s'ˆtre jamais pos‚ ces questions car ilsfurent incapables d'y r‚pondre.

Mˆme … une ou deux remarques particuliŠres que fit Swann sur sa phrasepr‚f‚r‚e:

-- "Tiens, c'est amusant, je n'avais jamais fait attention; je vous diraique je n'aime pas beaucoup chercher la petite bˆte et m'‚garer dans despointes d'aiguille; on ne perd pas son temps … couper les cheveux en quatreici, ce n'est pas le genre de la maison", r‚pondit Mme Verdurin, que ledocteur Cottard regardait avec une admiration b‚ate et un zŠle studieux sejouer au milieu de ce flot d'expressions toutes faites. D'ailleurs lui etMme Cottard avec une sorte de bon sens comme en ont aussi certaines gens dupeuple se gardaient bien de donner une opinion ou de feindre l'admirationpour une musique qu'ils s'avouaient l'un … l'autre, une fois rentr‚s chezeux, ne pas plus comprendre que la peinture de "M. Biche". Comme le publicne connaŒt du charme, de la grƒce, des formes de la nature que ce qu'il ena puis‚ dans les poncifs d'un art lentement assimil‚, et qu'un artisteoriginal commence par rejeter ces poncifs, M. et Mme Cottard, image en celadu public, ne trouvaient ni dans la sonate de Vinteuil, ni dans lesportraits du peintre, ce qui faisait pour eux l'harmonie de la musique etla beaut‚ de la peinture. Il leur semblait quand le pianiste jouait lasonate qu'il accrochait au hasard sur le piano des notes que ne reliaientpas en effet les formes auxquelles ils ‚taient habitu‚s, et que le peintrejetait au hasard des couleurs sur ses toiles. Quand, dans celles-ci, ilspouvaient reconnaŒtre une forme, ils la trouvaient alourdie et vulgaris‚e(c'est-…-dire d‚pourvue de l'‚l‚gance de l'‚cole de peinture … traverslaquelle ils voyaient dans la rue mˆme, les ˆtres vivants), et sans v‚rit‚,comme si M. Biche n'e–t pas su comment ‚tait construite une ‚paule et queles femmes n'ont pas les cheveux mauves.

Pourtant les fidŠles s'‚tant dispers‚s, le docteur sentit qu'il y avait l…une occasion propice et pendant que Mme Verdurin disait un dernier mot surla sonate de Vinteuil, comme un nageur d‚butant qui se jette … l'eau pourapprendre, mais choisit un moment o— il n'y a pas trop de monde pour levoir:

-- Alors, c'est ce qu'on appelle un musicien "di primo cartello"! s'‚cria-t-il avec une brusque r‚solution.

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Swann apprit seulement que l'apparition r‚cente de la sonate de Vinteuilavait produit une grande impression dans une ‚cole de tendances trŠsavanc‚es mais ‚tait entiŠrement inconnue du grand public.

-- Je connais bien quelqu'un qui s'appelle Vinteuil, dit Swann, en pensantau professeur de piano des s urs de ma grand'mŠre.

-- C'est peut-ˆtre lui, s'‚cria Mme Verdurin.

-- Oh! non, r‚pondit Swann en riant. Si vous l'aviez vu deux minutes, vousne vous poseriez pas la question.

-- Alors poser la question c'est la r‚soudre? dit le docteur.

-- Mais ce pourrait ˆtre un parent, reprit Swann, cela serait assez triste,mais enfin un homme de g‚nie peut ˆtre le cousin d'une vieille bˆte. Sicela ‚tait, j'avoue qu'il n'y a pas de supplice que je ne m'imposerais pourque la vieille bˆte me pr‚sentƒt … l'auteur de la sonate: d'abord lesupplice de fr‚quenter la vieille bˆte, et qui doit ˆtre affreux.

Le peintre savait que Vinteuil ‚tait … ce moment trŠs malade et que ledocteur Potain craignait de ne pouvoir le sauver.

-- Comment, s'‚cria Mme Verdurin, il y a encore des gens qui se fontsoigner par Potain!

-- Ah! madame Verdurin, dit Cottard, sur un ton de marivaudage, vousoubliez que vous parlez d'un de mes confŠres, je devrais dire un de mesmaŒtres.

Le peintre avait entendu dire que Vinteuil ‚tait menac‚ d'ali‚nationmentale. Et il assurait qu'on pouvait s'en apercevoir … certains passagesde sa sonate. Swann ne trouva pas cette remarque absurde, mais elle letroubla; car une uvre de musique pure ne contenant aucun des rapportslogiques dont l'alt‚ration dans le langage d‚nonce la folie, la foliereconnue dans une sonate lui paraissait quelque chose d'aussi myst‚rieuxque la folie d'une chienne, la folie d'un cheval, qui pourtant s'observenten effet.

-- Laissez-moi donc tranquille avec vos maŒtres, vous en savez dix foisautant que lui, r‚pondit Mme Verdurin au docteur Cottard, du ton d'unepersonne qui a le courage de ses opinions et tient bravement tˆte … ceuxqui ne sont pas du mˆme avis qu'elle. Vous ne tuez pas vos malades, vous,au moins!

-- Mais, Madame, il est de l'Acad‚mie, r‚pliqua le docteur d'un ton airironique. Si un malade pr‚fŠre mourir de la main d'un des princes de lascience... C'est beaucoup plus chic de pouvoir dire: "C'est Potain qui mesoigne."

-- Ah! c'est plus chic? dit Mme Verdurin. Alors il y a du chic dans lesmaladies, maintenant? je ne savais pas ‡a... Ce que vous m'amusez, s'‚cria-t-elle tout … coup en plongeant sa figure dans ses mains. Et moi, bonnebˆte qui discutais s‚rieusement sans m'apercevoir que vous me faisiezmonter … l'arbre.

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Quant … M. Verdurin, trouvant que c'‚tait un peu fatigant de se mettre …rire pour si peu, il se contenta de tirer une bouff‚e de sa pipe ensongeant avec tristesse qu'il ne pouvait plus rattraper sa femme sur leterrain de l'amabilit‚.

-- Vous savez que votre ami nous plaŒt beaucoup, dit Mme Verdurin … Odetteau moment o— celle-ci lui souhaitait le bonsoir. Il est simple, charmant;si vous n'avez jamais … nous pr‚senter que des amis comme cela, vous pouvezles amener.

M. Verdurin fit remarquer que pourtant Swann n'avait pas appr‚ci‚ la tantedu pianiste.

-- Il s'est senti un peu d‚pays‚, cet homme, r‚pondit Mme Verdurin, tu nevoudrais pourtant pas que, la premiŠre fois, il ait d‚j… le ton de lamaison comme Cottard qui fait partie de notre petit clan depuis plusieursann‚es. La premiŠre fois ne compte pas, c'‚tait utile pour prendre langue.Odette, il est convenu qu'il viendra nous retrouver demain au Chƒtelet. Sivous alliez le prendre?

-- Mais non, il ne veut pas.

-- Ah! enfin, comme vous voudrez. Pourvu qu'il n'aille pas lƒcher audernier moment!

A la grande surprise de Mme Verdurin, il ne lƒcha jamais. Il allait lesrejoindre n'importe o—, quelquefois dans les restaurants de banlieue o— onallait peu encore, car ce n'‚tait pas la saison, plus souvent au th‚ƒtre,que Mme Verdurin aimait beaucoup, et comme un jour, chez elle, elle ditdevant lui que pour les soirs de premiŠres, de galas, un coupe-file leure–t ‚t‚ fort utile, que cela les avait beaucoup gˆn‚s de ne pas en avoir lejour de l'enterrement de Gambetta, Swann qui ne parlait jamais de sesrelations brillantes, mais seulement de celles mal cot‚es qu'il e–t jug‚peu d‚licat de cacher, et au nombre desquelles il avait pris dans lefaubourg Saint-Germain l'habitude de ranger les relations avec le mondeofficiel, r‚pondit:

-- Je vous promets de m'en occuper, vous l'aurez … temps pour la reprisedes "Danicheff", je d‚jeune justement demain avec le Pr‚fet de police …l'Elys‚e.

-- Comment ‡a, … l'Elys‚e? cria le docteur Cottard d'une voix tonnante.

-- Oui, chez M. Gr‚vy, r‚pondit Swann, un peu gˆn‚ de l'effet que sa phraseavait produit.

Et le peintre dit au docteur en maniŠre de plaisanterie:

-- €a vous prend souvent?

G‚n‚ralement, une fois l'explication donn‚e, Cottard disait: "Ah! bon,bon, ‡a va bien" et ne montrait plus trace d'‚motion.

Mais cette fois-ci, les derniers mots de Swann, au lieu de lui procurerl'apaisement habituel, portŠrent au comble son ‚tonnement qu'un homme avec

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qui il dŒnait, qui n'avait ni fonctions officielles, ni illustrationd'aucune sorte, frayƒt avec le Chef de l'tat.�

-- Comment ‡a, M. Gr‚vy? vous connaissez M. Gr‚vy? dit-il … Swann de l'airstupide et incr‚dule d'un municipal … qui un inconnu demande … voir lePr‚sident de la R‚publique et qui, comprenant par ces mots "… qui il aaffaire", comme disent les journaux, assure au pauvre d‚ment qu'il va ˆtrere‡u … l'instant et le dirige sur l'infirmerie sp‚ciale du d‚p“t.

-- Je le connais un peu, nous avons des amis communs (il n'osa pas dire quec'‚tait le prince de Galles), du reste il invite trŠs facilement et je vousassure que ces d‚jeuners n'ont rien d'amusant, ils sont d'ailleurs trŠssimples, on n'est jamais plus de huit … table, r‚pondit Swann qui tƒchaitd'effacer ce que semblaient avoir de trop ‚clatant aux yeux de soninterlocuteur, des relations avec le Pr‚sident de la R‚publique.

Aussit“t Cottard, s'en rapportant aux paroles de Swann, adopta cetteopinion, au sujet de la valeur d'une invitation chez M. Gr‚vy, que c'‚taitchose fort peu recherch‚e et qui courait les rues. DŠs lors il ne s'‚tonnaplus que Swann, aussi bien qu'un autre, fr‚quentƒt l'Elys‚e, et mˆme il leplaignait un peu d'aller … des d‚jeuners que l'invit‚ avouait lui-mˆme ˆtreennuyeux.

-- "Ah! bien, bien, ‡a va bien", dit-il sur le ton d'un douanier, m‚fianttout … l'heure, mais qui, aprŠs vos explications, vous donne son visa etvous laisse passer sans ouvrir vos malles.

-- "Ah! je vous crois qu'ils ne doivent pas ˆtre amusants ces d‚jeuners,vous avez de la vertu d'y aller, dit Mme Verdurin, … qui le Pr‚sident de laR‚publique apparaissait comme un ennuyeux particuliŠrement redoutable parcequ'il disposait de moyens de s‚duction et de contrainte qui, employ‚s …l'‚gard des fidŠles, eussent ‚t‚ capables de les faire lƒcher. Il paraŒtqu'il est sourd comme un pot et qu'il mange avec ses doigts."

-- "En effet, alors, cela ne doit pas beaucoup vous amuser d'y aller", ditle docteur avec une nuance de commis‚ration; et, se rappelant le chiffre dehuit convives: "Sont-ce des d‚jeuners intimes?" demanda-t-il vivement avecun zŠle de linguiste plus encore qu'une curiosit‚ de badaud.

Mais le prestige qu'avait … ses yeux le Pr‚sident de la R‚publique finitpourtant par triompher et de l'humilit‚ de Swann et de la malveillance deMme Verdurin, et … chaque dŒner, Cottard demandait avec int‚rˆt: "Verrons-nous ce soir M. Swann? Il a des relations personnelles avec M. Gr‚vy.C'est bien ce qu'on appelle un gentleman?" Il alla mˆme jusqu'… lui offrirune carte d'invitation pour l'exposition dentaire.

-- "Vous serez admis avec les personnes qui seront avec vous, mais on nelaisse pas entrer les chiens. Vous comprenez je vous dis cela parce quej'ai eu des amis qui ne le savaient pas et qui s'en sont mordu les doigts."

Quant … M. Verdurin il remarqua le mauvais effet qu'avait produit sur safemme cette d‚couverte que Swann avait des amiti‚s puissantes dont iln'avait jamais parl‚.

Si l'on n'avait pas arrang‚ une partie au dehors, c'est chez les Verdurinque Swann retrouvait le petit noyau, mais il ne venait que le soir et

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n'acceptait presque jamais … dŒner malgr‚ les instances d'Odette.

-- "Je pourrais mˆme dŒner seule avec vous, si vous aimiez mieux cela", luidisait-elle.

-- "Et Mme Verdurin?"

-- "Oh! ce serait bien simple. Je n'aurais qu'… dire que ma robe n'a pas‚t‚ prˆte, que mon cab est venu en retard. Il y a toujours moyen des'arranger.

-- "Vous ˆtes gentille."

Mais Swann se disait que s'il montrait … Odette (en consentant seulement …la retrouver aprŠs dŒner), qu'il y avait des plaisirs qu'il pr‚f‚rait …celui d'ˆtre avec elle, le go–t qu'elle ressentait pour lui ne connaŒtraitpas de longtemps la sati‚t‚. Et, d'autre part, pr‚f‚rant infiniment …celle d'Odette, la beaut‚ d'une petite ouvriŠre fraŒche et bouffie commeune rose et dont il ‚tait ‚pris, il aimait mieux passer le commencement dela soir‚e avec elle, ‚tant s–r de voir Odette ensuite. C'est pour lesmˆmes raisons qu'il n'acceptait jamais qu'Odette vŒnt le chercher pouraller chez les Verdurin. La petite ouvriŠre l'attendait prŠs de chez lui …un coin de rue que son cocher R‚mi connaissait, elle montait … c“t‚ deSwann et restait dans ses bras jusqu'au moment o— la voiture l'arrˆtaitdevant chez les Verdurin. A son entr‚e, tandis que Mme Verdurin montrantdes roses qu'il avait envoy‚es le matin lui disait: "Je vous gronde" etlui indiquait une place … c“t‚ d'Odette, le pianiste jouait pour eux deux,la petite phrase de Vinteuil qui ‚tait comme l'air national de leur amour.Il commen‡ait par la tenue des tr‚molos de violon que pendant quelquesmesures on entend seuls, occupant tout le premier plan, puis tout d'un coupils semblaient s'‚carter et comme dans ces tableaux de Pieter De Hooch,qu'approfondit le cadre ‚troit d'une porte entr'ouverte, tout au loin,d'une couleur autre, dans le velout‚ d'une lumiŠre interpos‚e, la petitephrase apparaissait, dansante, pastorale, intercal‚e, ‚pisodique,appartenant … un autre monde. Elle passait … plis simples et immortels,distribuant ‡… et l… les dons de sa grƒce, avec le mˆme ineffable sourire;mais Swann y croyait distinguer maintenant du d‚senchantement. Ellesemblait connaŒtre la vanit‚ de ce bonheur dont elle montrait la voie.Dans sa grƒce l‚gŠre, elle avait quelque chose d'accompli, comme led‚tachement qui succŠde au regret. Mais peu lui importait, il laconsid‚rait moins en elle-mˆme, -- en ce qu'elle pouvait exprimer pour unmusicien qui ignorait l'existence et de lui et d'Odette quand il l'avaitcompos‚e, et pour tous ceux qui l'entendraient dans des siŠcles --, quecomme un gage, un souvenir de son amour qui, mˆme pour les Verdurin quepour le petit pianiste, faisait penser … Odette en mˆme temps qu'… lui, lesunissait; c'‚tait au point que, comme Odette, par caprice, l'en avait pri‚,il avait renonc‚ … son projet de se faire jouer par un artiste la sonateentiŠre, dont il continua … ne connaŒtre que ce passage. "Qu'avez-vousbesoin du reste? lui avait-elle dit. C'est ‡a NOTRE morceau." Et mˆme,souffrant de songer, au moment o— elle passait si proche et pourtant …l'infini, que tandis qu'elle s'adressait … eux, elle ne les connaissaitpas, il regrettait presque qu'elle e–t une signification, une beaut‚intrinsŠque et fixe, ‚trangŠre … eux, comme en des bijoux donn‚s, ou mˆmeen des lettres ‚crites par une femme aim‚e, nous en voulons … l'eau de lagemme, et aux mots du langage, de ne pas ˆtre faits uniquement de l'essenced'une liaison passagŠre et d'un ˆtre particulier.

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Souvent il se trouvait qu'il s'‚tait tant attard‚ avec la jeune ouvriŠreavant d'aller chez les Verdurin, qu'une fois la petite phrase jou‚e par lepianiste, Swann s'apercevait qu'il ‚tait bient“t l'heure qu'Odette rentrƒt.Il la reconduisait jusqu'… la porte de son petit h“tel, rue La P‚rouse,derriŠre l'Arc de Triomphe. Et c'‚tait peut-ˆtre … cause de cela, pour nepas lui demander toutes les faveurs, qu'il sacrifiait le plaisir moinsn‚cessaire pour lui de la voir plus t“t, d'arriver chez les Verdurin avecelle, … l'exercice de ce droit qu'elle lui reconnaissait de partir ensembleet auquel il attachait plus de prix, parce que, grƒce … cela, il avaitl'impression que personne ne la voyait, ne se mettait entre eux, nel'empˆchait d'ˆtre encore avec lui, aprŠs qu'il l'avait quitt‚e.

Ainsi revenait-elle dans la voiture de Swann; un soir comme elle venaitd'en descendre et qu'il lui disait … demain, elle cueillit pr‚cipitammentdans le petit jardin qui pr‚c‚dait la maison un dernier chrysanthŠme et lelui donna avant qu'il f–t reparti. Il le tint serr‚ contre sa bouchependant le retour, et quand au bout de quelques jours la fleur fut fan‚e,il l'enferma pr‚cieusement dans son secr‚taire.

Mais il n'entrait jamais chez elle. Deux fois seulement, dans l'aprŠs-midi, il ‚tait all‚ participer … cette op‚ration capitale pour elle"prendre le th‚". L'isolement et le vide de ces courtes rues (faitespresque toutes de petits h“tels contigus, dont tout … coup venait rompre lamonotonie quelque sinistre ‚choppe, t‚moignage historique et reste sordidedu temps o— ces quartiers ‚taient encore mal fam‚s), la neige qui ‚taitrest‚e dans le jardin et aux arbres, le n‚glig‚ de la saison, le voisinagede la nature, donnaient quelque chose de plus myst‚rieux … la chaleur, auxfleurs qu'il avait trouv‚es en entrant.

Laissant … gauche, au rez-de-chauss‚e sur‚lev‚, la chambre … coucherd'Odette qui donnait derriŠre sur une petite rue parallŠle, un escalierdroit entre des murs peints de couleur sombre et d'o— tombaient des ‚toffesorientales, des fils de chapelets turcs et une grande lanterne japonaisesuspendue … une cordelette de soie (mais qui, pour ne pas priver lesvisiteurs des derniers conforts de la civilisation occidentale s'‚clairaitau gaz), montait au salon et au petit salon. Ils ‚taient pr‚c‚d‚s d'un‚troit vestibule dont le mur quadrill‚ d'un treillage de jardin, mais dor‚,‚tait bord‚ dans toute sa longueur d'une caisse rectangulaire o—fleurissaient comme dans une serre une rang‚e de ces gros chrysanthŠmesencore rares … cette ‚poque, mais bien ‚loign‚s cependant de ceux que leshorticulteurs r‚ussirent plus tard … obtenir. Swann ‚tait agac‚ par lamode qui depuis l'ann‚e derniŠre se portait sur eux, mais il avait euplaisir, cette fois, … voir la p‚nombre de la piŠce z‚br‚e de rose,d'orang‚r et de blanc par les rayons odorants de ces astres ‚ph‚mŠres quis'allument dans les jours gris. Odette l'avait re‡u en robe de chambre desoie rose, le cou et les bras nus. Elle l'avait fait asseoir prŠs d'elledans un des nombreux retraits myst‚rieux qui ‚taient m‚nag‚s dans lesenfoncements du salon, prot‚g‚s par d'immenses palmiers contenus dans descache-pot de Chine, ou par des paravents auxquels ‚taient fix‚s desphotographies, des n uds de rubans et des ‚ventails. Elle lui avait dit:"Vous n'ˆtes pas confortable comme cela, attendez, moi je vais bien vousarranger", et avec le petit rire vaniteux qu'elle aurait eu pour quelqueinvention particuliŠre … elle, avait install‚ derriŠre la tˆte de Swann,sous ses pieds, des coussins de soie japonaise qu'elle p‚trissait comme sielle avait ‚t‚ prodigue de ces richesses et insoucieuse de leur valeur.

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Mais quand le valet de chambre ‚tait venu apporter successivement lesnombreuses lampes qui, presque toutes enferm‚es dans des poticheschinoises, br–laient isol‚es ou par couples, toutes sur des meublesdiff‚rents comme sur des autels et qui dans le cr‚puscule d‚j… presquenocturne de cette fin d'aprŠs-midi d'hiver avaient fait reparaŒtre uncoucher de soleil plus durable, plus rose et plus humain, -- faisant peut-ˆtre rˆver dans la rue quelque amoureux arrˆt‚ devant le mystŠre de lapr‚sence que d‚celaient et cachaient … la fois les vitres rallum‚es --,elle avait surveill‚ s‚vŠrement du coin de l' il le domestique pour voirs'il les posait bien … leur place consacr‚e. Elle pensait qu'en en mettantune seule l… o— il ne fallait pas, l'effet d'ensemble de son salon e–t ‚t‚d‚truit, et son portrait, plac‚ sur un chevalet oblique drap‚ de peluche,mal ‚clair‚. Aussi suivait-elle avec fiŠvre les mouvements de cet hommegrossier et le r‚primanda-t-elle vivement parce qu'il avait pass‚ trop prŠsde deux jardiniŠres qu'elle se r‚servait de nettoyer elle-mˆme dans sa peurqu'on ne les abŒmƒt et qu'elle alla regarder de prŠs pour voir s'il ne lesavait pas ‚corn‚es. Elle trouvait … tous ses bibelots chinois des formes"amusantes", et aussi aux orchid‚es, aux catleyas surtout, qui ‚taient,avec les chrysanthŠmes, ses fleurs pr‚f‚r‚es, parce qu'ils avaient le grandm‚rite de ne pas ressembler … des fleurs, mais d'ˆtre en soie, en satin."Celle-l… a l'air d'ˆtre d‚coup‚e dans la doublure de mon manteau", dit-elle … Swann en lui montrant une orchid‚e, avec une nuance d'estime pourcette fleur si "chic", pour cette s ur ‚l‚gante et impr‚vue que la naturelui donnait, si loin d'elle dans l'‚chelle des ˆtres et pourtant raffin‚e,plus digne que bien des femmes qu'elle lui fit une place dans son salon.En lui montrant tour … tour des chimŠres … langues de feu d‚corant unepotiche ou brod‚es sur un ‚cran, les corolles d'un bouquet d'orchid‚es, undromadaire d'argent niell‚ aux yeux incrust‚s de rubis qui voisinait sur lachemin‚e avec un crapaud de jade, elle affectait tour … tour d'avoir peurde la m‚chancet‚, ou de rire de la cocasserie des monstres, de rougir del'ind‚cence des fleurs et d'‚prouver un irr‚sistible d‚sir d'allerembrasser le dromadaire et le crapaud qu'elle appelait: "ch‚ris". Et cesaffectations contrastaient avec la sinc‚rit‚ de certaines de ses d‚votions,notamment … Notre-Dame du Laghet qui l'avait jadis, quand elle habitaitNice, gu‚rie d'une maladie mortelle et dont elle portait toujours sur elleune m‚daille d'or … laquelle elle attribuait un pouvoir sans limites.Odette fit … Swann "son" th‚, lui demanda: "Citron ou crŠme?" et comme ilr‚pondit "crŠme", lui dit en riant: "Un nuage!" Et comme il le trouvaitbon: "Vous voyez que je sais ce que vous aimez." Ce th‚ en effet avaitparu … Swann quelque chose de pr‚cieux comme … elle-mˆme et l'amour atellement besoin de se trouver une justification, une garantie de dur‚e,dans des plaisirs qui au contraire sans lui n'en seraient pas et finissentavec lui, que quand il l'avait quitt‚e … sept heures pour rentrer chez luis'habiller, pendant tout le trajet qu'il fit dans son coup‚, ne pouvantcontenir la joie que cet aprŠs-midi lui avait caus‚e, il se r‚p‚tait: "Ceserait bien agr‚able d'avoir ainsi une petite personne chez qui on pourraittrouver cette chose si rare, du bon th‚." Une heure aprŠs, il re‡ut un motd'Odette, et reconnut tout de suite cette grande ‚criture dans laquelle uneaffectation de raideur britannique imposait une apparence de discipline …des caractŠres informes qui eussent signifi‚ peut-ˆtre pour des yeux moinspr‚venus le d‚sordre de la pens‚e, l'insuffisance de l'‚ducation, le manquede franchise et de volont‚. Swann avait oubli‚ son ‚tui … cigarettes chezOdette. "Que n'y avez-vous oubli‚ aussi votre c ur, je ne vous aurais paslaiss‚ le reprendre."

Une seconde visite qu'il lui fit eut plus d'importance peut-ˆtre. En se

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rendant chez elle ce jour-l… comme chaque fois qu'il devait la voird'avance, il se la repr‚sentait; et la n‚cessit‚ o— il ‚tait pour trouverjolie sa figure de limiter aux seules pommettes roses et fraŒches, lesjoues qu'elle avait si souvent jaunes, languissantes, parfois piqu‚es depetits points rouges, l'affligeait comme une preuve que l'id‚al estinaccessible et le bonheur m‚diocre. Il lui apportait une gravure qu'elled‚sirait voir. Elle ‚tait un peu souffrante; elle le re‡ut en peignoir decrˆpe de Chine mauve, ramenant sur sa poitrine, comme un manteau, une‚toffe richement brod‚e. Debout … c“t‚ de lui, laissant couler le long deses joues ses cheveux qu'elle avait d‚nou‚s, fl‚chissant une jambe dans uneattitude l‚gŠrement dansante pour pouvoir se pencher sans fatigue vers lagravure qu'elle regardait, en inclinant la tˆte, de ses grands yeux, sifatigu‚s et maussades quand elle ne s'animait pas, elle frappa Swann par saressemblance avec cette figure de Z‚phora, la fille de J‚thro, qu'on voitdans une fresque de la chapelle Sixtine. Swann avait toujours eu ce go–tparticulier d'aimer … retrouver dans la peinture des maŒtres non passeulement les caractŠres g‚n‚raux de la r‚alit‚ qui nous entoure, mais cequi semble au contraire le moins susceptible de g‚n‚ralit‚, les traitsindividuels des visages que nous connaissons: ainsi, dans la matiŠre d'unbuste du doge Loredan par Antoine Rizzo, la saillie des pommettes,l'obliquit‚ des sourcils, enfin la ressemblance criante de son cocher R‚mi;sous les couleurs d'un Ghirlandajo, le nez de M. de Palancy; dans unportrait de Tintoret, l'envahissement du gras de la joue par l'implantationdes premiers poils des favoris, la cassure du nez, la p‚n‚tration duregard, la congestion des paupiŠres du docteur du Boulbon. Peut-ˆtre ayanttoujours gard‚ un remords d'avoir born‚ sa vie aux relations mondaines, …la conversation, croyait-il trouver une sorte d'indulgent pardon … luiaccord‚ par les grands artistes, dans ce fait qu'ils avaient eux aussiconsid‚r‚ avec plaisir, fait entrer dans leur uvre, de tels visages quidonnent … celle-ci un singulier certificat de r‚alit‚ et de vie, une saveurmoderne; peut-ˆtre aussi s'‚tait-il tellement laiss‚ gagner par lafrivolit‚ des gens du monde qu'il ‚prouvait le besoin de trouver dans une uvre ancienne ces allusions anticip‚es et rajeunissantes … des nomspropres d'aujourd'hui. Peut-ˆtre au contraire avait-il gard‚ suffisammentune nature d'artiste pour que ces caract‚ristiques individuelles luicausassent du plaisir en prenant une signification plus g‚n‚rale, dŠs qu'illes apercevait d‚racin‚es, d‚livr‚es, dans la ressemblance d'un portraitplus ancien avec un original qu'il ne repr‚sentait pas. Quoi qu'il en soitet peut-ˆtre parce que la pl‚nitude d'impressions qu'il avait depuisquelque temps et bien qu'elle lui f–t venue plut“t avec l'amour de lamusique, avait enrichi mˆme son go–t pour la peinture, le plaisir fut plusprofond et devait exercer sur Swann une influence durable, qu'il trouva …ce moment-l… dans la ressemblance d'Odette avec la Z‚phora de ce Sandro diMariano auquel on ne donne plus volontiers son surnom populaire deBotticelli depuis que celui-ci ‚voque au lieu de l' uvre v‚ritable dupeintre l'id‚e banale et fausse qui s'en est vulgaris‚e. Il n'estima plusle visage d'Odette selon la plus ou moins bonne qualit‚ de ses joues etd'aprŠs la douceur purement carn‚e qu'il supposait devoir leur trouver enles touchant avec ses lŠvres si jamais il osait l'embrasser, mais comme un‚cheveau de lignes subtiles et belles que ses regards d‚vidŠrent,poursuivant la courbe de leur enroulement, rejoignant la cadence de lanuque … l'effusion des cheveux et … la flexion des paupiŠres, comme en unportrait d'elle en lequel son type devenait intelligible et clair.

Il la regardait; un fragment de la fresque apparaissait dans son visage etdans son corps, que dŠs lors il chercha toujours … y retrouver soit qu'il

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f–t auprŠs d'Odette, soit qu'il pensƒt seulement … elle, et bien qu'il netŒnt sans doute au chef-d' uvre florentin que parce qu'il le retrouvait enelle, pourtant cette ressemblance lui conf‚rait … elle aussi une beaut‚, larendait plus pr‚cieuse. Swann se reprocha d'avoir m‚connu le prix d'unˆtre qui e–t paru adorable au grand Sandro, et il se f‚licita que leplaisir qu'il avait … voir Odette trouvƒt une justification dans sa propreculture esth‚tique. Il se dit qu'en associant la pens‚e d'Odette … sesrˆves de bonheur il ne s'‚tait pas r‚sign‚ … un pis-aller aussi imparfaitqu'il l'avait cru jusqu'ici, puisqu'elle contentait en lui ses go–ts d'artles plus raffin‚s. Il oubliait qu'Odette n'‚tait pas plus pour cela unefemme selon son d‚sir, puisque pr‚cis‚ment son d‚sir avait toujours ‚t‚orient‚ dans un sens oppos‚ … ses go–ts esth‚tiques. Le mot d'" uvreflorentine" rendit un grand service … Swann. Il lui permit, comme untitre, de faire p‚n‚trer l'image d'Odette dans un monde de rˆves, o— ellen'avait pas eu accŠs jusqu'ici et o— elle s'impr‚gna de noblesse. Ettandis que la vue purement charnelle qu'il avait eue de cette femme, enrenouvelant perp‚tuellement ses doutes sur la qualit‚ de son visage, de soncorps, de toute sa beaut‚, affaiblissait son amour, ces doutes furentd‚truits, cet amour assur‚ quand il eut … la place pour base les donn‚esd'une esth‚tique certaine; sans compter que le baiser et la possession quisemblaient naturels et m‚diocres s'ils lui ‚taient accord‚s par une chairabŒm‚e, venant couronner l'adoration d'une piŠce de mus‚e, lui parurentdevoir ˆtre surnaturels et d‚licieux.

Et quand il ‚tait tent‚ de regretter que depuis des mois il ne fŒt plus quevoir Odette, il se disait qu'il ‚tait raisonnable de donner beaucoup de sontemps … un chef-d' uvre inestimable, coul‚ pour une fois dans une matiŠrediff‚rente et particuliŠrement savoureuse, en un exemplaire rarissime qu'ilcontemplait tant“t avec l'humilit‚, la spiritualit‚ et le d‚sint‚ressementd'un artiste, tant“t avec l'orgueil, l'‚go‹sme et la sensualit‚ d'uncollectionneur.

Il pla‡a sur sa table de travail, comme une photographie d'Odette, unereproduction de la fille de J‚thro. Il admirait les grands yeux, led‚licat visage qui laissait deviner la peau imparfaite, les bouclesmerveilleuses des cheveux le long des joues fatigu‚es, et adaptant ce qu'iltrouvait beau jusque-l… d'une fa‡on esth‚tique … l'id‚e d'une femmevivante, il le transformait en m‚rites physiques qu'il se f‚licitait detrouver r‚unis dans un ˆtre qu'il pourrait poss‚der. Cette vague sympathiequi nous porte vers un chef-d' uvre que nous regardons, maintenant qu'ilconnaissait l'original charnel de la fille de J‚thro, elle devenait und‚sir qui suppl‚a d‚sormais … celui que le corps d'Odette ne lui avait pasd'abord inspir‚. Quand il avait regard‚ longtemps ce Botticelli, ilpensait … son Botticelli … lui qu'il trouvait plus beau encore etapprochant de lui la photographie de Z‚phora, il croyait serrer Odettecontre son c ur.

Et cependant ce n'‚tait pas seulement la lassitude d'Odette qu'ils'ing‚niait … pr‚venir, c'‚tait quelquefois aussi la sienne propre; sentantque depuis qu'Odette avait toutes facilit‚s pour le voir, elle semblaitn'avoir pas grand'chose … lui dire, il craignait que les fa‡ons un peuinsignifiantes, monotones, et comme d‚finitivement fix‚es, qui ‚taientmaintenant les siennes quand ils ‚taient ensemble, ne finissent par tuer enlui cet espoir romanesque d'un jour o— elle voudrait d‚clarer sa passion,qui seul l'avait rendu et gard‚ amoureux. Et pour renouveler un peul'aspect moral, trop fig‚, d'Odette, et dont il avait peur de se fatiguer,

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il lui ‚crivait tout d'un coup une lettre pleine de d‚ceptions feintes etde colŠres simul‚es qu'il lui faisait porter avant le dŒner. Il savaitqu'elle allait ˆtre effray‚e, lui r‚pondre et il esp‚rait que dans lacontraction que la peur de le perdre ferait subir … son ƒme, jailliraientdes mots qu'elle ne lui avait encore jamais dits; et en effet c'est decette fa‡on qu'il avait obtenu les lettres les plus tendres qu'elle lui e–tencore ‚crites dont l'une, qu'elle lui avait fait porter … midi de la"Maison Dor‚e" (c'‚tait le jour de la fˆte de Paris-Murcie donn‚e pour lesinond‚s de Murcie), commen‡ait par ces mots: "Mon ami, ma main tremble sifort que je peux … peine ‚crire", et qu'il avait gard‚e dans le mˆme tiroirque la fleur s‚ch‚e du chrysanthŠme. Ou bien si elle n'avait pas eu letemps de lui ‚crire, quand il arriverait chez les Verdurin, elle iraitvivement … lui et lui dirait: "J'ai … vous parler", et il contempleraitavec curiosit‚ sur son visage et dans ses paroles ce qu'elle lui avaitcach‚ jusque-l… de son c ur.

Rien qu'en approchant de chez les Verdurin quand il apercevait, ‚clair‚espar des lampes, les grandes fenˆtres dont on ne fermait jamais les volets,il s'attendrissait en pensant … l'ˆtre charmant qu'il allait voir ‚panouidans leur lumiŠre d'or. Parfois les ombres des invit‚s se d‚tachaientminces et noires, en ‚cran, devant les lampes, comme ces petites gravuresqu'on intercale de place en place dans un abat-jour translucide dont lesautres feuillets ne sont que clart‚. Il cherchait … distinguer lasilhouette d'Odette. Puis, dŠs qu'il ‚tait arriv‚, sans qu'il s'en renditcompte, ses yeux brillaient d'une telle joie que M. Verdurin disait aupeintre: "Je crois que ‡a chauffe." Et la pr‚sence d'Odette ajoutait eneffet pour Swann … cette maison ce dont n'‚tait pourvue aucune de celles o—il ‚tait re‡u: une sorte d'appareil sensitif, de r‚seau nerveux qui seramifiait dans toutes les piŠces et apportait des excitations constantes …son c ur.

Ainsi le simple fonctionnement de cet organisme social qu'‚tait le petit"clan" prenait automatiquement pour Swann des rendez-vous quotidiens avecOdette et lui permettait de feindre une indiff‚rence … la voir, ou mˆme und‚sir de ne plus la voir, qui ne lui faisait pas courir de grands risques,puisque, quoi qu'il lui e–t ‚crit dans la journ‚e, il la verrait forc‚mentle soir et la ramŠnerait chez elle.

Mais une fois qu'ayant song‚ avec maussaderie … cet in‚vitable retourensemble, il avait emmen‚ jusqu'au bois sa jeune ouvriŠre pour retarder lemoment d'aller chez les Verdurin, il arriva chez eux si tard qu'Odette,croyant qu'il ne viendrait plus, ‚tait partie. En voyant qu'elle n'‚taitplus dans le salon, Swann ressentit une souffrance au c ur; il tremblaitd'ˆtre priv‚ d'un plaisir qu'il mesurait pour la premiŠre fois, ayant eujusque-l… cette certitude de le trouver quand il le voulait, qui pour tousles plaisirs nous diminue ou mˆme nous empˆche d'apercevoir aucunement leurgrandeur.

-- "As-tu vu la tˆte qu'il a fait quand il s'est aper‡u qu'elle n'‚tait pasl…? dit M. Verdurin … sa femme, je crois qu'on peut dire qu'il est pinc‚!"

-- "La tˆte qu'il a fait?" demanda avec violence le docteur Cottard qui,‚tant all‚ un instant voir un malade, revenait chercher sa femme et nesavait pas de qui on parlait.

-- "Comment vous n'avez pas rencontr‚ devant la porte le plus beau des

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Swann"?

-- "Non. M. Swann est venu"?

-- Oh! un instant seulement. Nous avons eu un Swann trŠs agit‚, trŠsnerveux. Vous comprenez, Odette ‚tait partie.

-- "Vous voulez dire qu'elle est du dernier bien avec lui, qu'elle lui afait voir l'heure du berger", dit le docteur, exp‚rimentant avec prudencele sens de ces expressions.

-- "Mais non, il n'y a absolument rien, et entre nous, je trouve qu'elle abien tort et qu'elle se conduit comme une fameuse cruche, qu'elle est dureste."

-- "Ta, ta, ta, dit M. Verdurin, qu'est-ce que tu en sais qu'il n'y a rien,nous n'avons pas ‚t‚ y voir, n'est-ce pas."

-- "A moi, elle me l'aurait dit, r‚pliqua fiŠrement Mme Verdurin. Je vousdis qu'elle me raconte toutes ses petites affaires! Comme elle n'a pluspersonne en ce moment, je lui ai dit qu'elle devrait coucher avec lui.Elle pr‚tend qu'elle ne peut pas, qu'elle a bien eu un fort b‚guin pour luimais qu'il est timide avec elle, que cela l'intimide … son tour, et puisqu'elle ne l'aime pas de cette maniŠre-l…, que c'est un ˆtre id‚al, qu'ellea peur de d‚florer le sentiment qu'elle a pour lui, est-ce que je sais,moi. Ce serait pourtant absolument ce qu'il lui faut."

-- "Tu me permettras de ne pas ˆtre de ton avis, dit M. Verdurin, il ne merevient qu'… demi ce monsieur; je le trouve poseur."

Mme Verdurin s'immobilisa, prit une expression inerte comme si elle ‚taitdevenue une statue, fiction qui lui permit d'ˆtre cens‚e ne pas avoirentendu ce mot insupportable de poseur qui avait l'air d'impliquer qu'onpouvait "poser" avec eux, donc qu'on ‚tait "plus qu'eux".

-- "Enfin, s'il n'y a rien, je ne pense pas que ce soit que ce monsieur lacroit "vertueuse", dit ironiquement M. Verdurin. Et aprŠs tout, on ne peutrien dire, puisqu'il a l'air de la croire intelligente. Je ne sais si tuas entendu ce qu'il lui d‚bitait l'autre soir sur la sonate de Vinteuil;j'aime Odette de tout mon c ur, mais pour lui faire des th‚oriesd'esth‚tique, il faut tout de mˆme ˆtre un fameux jobard!"

-- "Voyons, ne dites pas du mal d'Odette, dit Mme Verdurin en faisantl'enfant. Elle est charmante."

-- "Mais cela ne l'empˆche pas d'ˆtre charmante; nous ne disons pas du mald'elle, nous disons que ce n'est pas une vertu ni une intelligence. Aufond, dit-il au peintre, tenez-vous tant que ‡a … ce qu'elle soitvertueuse? Elle serait peut-ˆtre beaucoup moins charmante, qui sait?"

Sur le palier, Swann avait ‚t‚ rejoint par le maŒtre d'h“tel qui ne setrouvait pas l… au moment o— il ‚tait arriv‚ et avait ‚t‚ charg‚ par Odettede lui dire, -- mais il y avait bien une heure d‚j…, -- au cas o— ilviendrait encore, qu'elle irait probablement prendre du chocolat chezPr‚vost avant de rentrer. Swann partit chez Pr‚vost, mais … chaque pas savoiture ‚tait arrˆt‚e par d'autres ou par des gens qui traversaient, odieux

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obstacles qu'il e–t ‚t‚ heureux de renverser si le procŠs-verbal de l'agentne l'e–t retard‚ plus encore que le passage du pi‚ton. Il comptait letemps qu'il mettait, ajoutait quelques secondes … toutes les minutes pourˆtre s–r de ne pas les avoir faites trop courtes, ce qui lui e–t laiss‚croire plus grande qu'elle n'‚tait en r‚alit‚ sa chance d'arriver assez t“tet de trouver encore Odette. Et … un moment, comme un fi‚vreux qui vientde dormir et qui prend conscience de l'absurdit‚ des rˆvasseries qu'ilruminait sans se distinguer nettement d'elles, Swann tout d'un coup aper‡uten lui l'‚tranget‚ des pens‚es qu'il roulait depuis le moment o— on luiavait dit chez les Verdurin qu'Odette ‚tait d‚j… partie, la nouveaut‚ de ladouleur au c ur dont il souffrait, mais qu'il constata seulement comme s'ilvenait de s'‚veiller. Quoi? toute cette agitation parce qu'il ne verraitOdette que demain, ce que pr‚cis‚ment il avait souhait‚, il y a une heure,en se rendant chez Mme Verdurin. Il fut bien oblig‚ de constater que danscette mˆme voiture qui l'emmenait chez Pr‚vost, il n'‚tait plus le mˆme, etqu'il n'‚tait plus seul, qu'un ˆtre nouveau ‚tait l… avec lui, adh‚rent,amalgam‚ … lui, duquel il ne pourrait peut-ˆtre pas se d‚barrasser, avecqui il allait ˆtre oblig‚ d'user de m‚nagements comme avec un maŒtre ouavec une maladie. Et pourtant depuis un moment qu'il sentait qu'unenouvelle personne s'‚tait ainsi ajout‚e … lui, sa vie lui paraissait plusint‚ressante. C'est … peine s'il se disait que cette rencontre possiblechez Pr‚vost (de laquelle l'attente saccageait, d‚nudait … ce point lesmoments qui la pr‚c‚daient qu'il ne trouvait plus une seule id‚e, un seulsouvenir derriŠre lequel il p–t faire reposer son esprit), il ‚taitprobable pourtant, si elle avait lieu, qu'elle serait comme les autres,fort peu de chose. Comme chaque soir, dŠs qu'il serait avec Odette, jetantfurtivement sur son changeant visage un regard aussit“t d‚tourn‚ de peurqu'elle n'y vŒt l'avance d'un d‚sir et ne cr–t plus … son d‚sint‚ressement,il cesserait de pouvoir penser … elle, trop occup‚ … trouver des pr‚textesqui lui permissent de ne pas la quitter tout de suite et de s'assurer, sansavoir l'air d'y tenir, qu'il la retrouverait le lendemain chez lesVerdurin: c'est-…-dire de prolonger pour l'instant et de renouveler unjour de plus la d‚ception et la torture que lui apportait la vaine pr‚sencede cette femme qu'il approchait sans oser l'‚treindre.

Elle n'‚tait pas chez Pr‚vost; il voulut chercher dans tous les restaurantsdes boulevards. Pour gagner du temps, pendant qu'il visitait les uns, ilenvoya dans les autres son cocher R‚mi (le doge Loredan de Rizzo) qu'ilalla attendre ensuite -- n'ayant rien trouv‚ lui-mˆme -- … l'endroit qu'illui avait d‚sign‚. La voiture ne revenait pas et Swann se repr‚sentait lemoment qui approchait, … la fois comme celui o— R‚mi lui dirait: "Cettedame est l…", et comme celui o— R‚mi lui dirait, "cette dame n'‚tait dansaucun des caf‚s." Et ainsi il voyait la fin de la soir‚e devant lui, uneet pourtant alternative, pr‚c‚d‚e soit par la rencontre d'Odette quiabolirait son angoisse, soit, par le renoncement forc‚ … la trouver cesoir, par l'acceptation de rentrer chez lui sans l'avoir vue.

Le cocher revint, mais, au moment o— il s'arrˆta devant Swann, celui-ci nelui dit pas: "Avez-vous trouv‚ cette dame?" mais: "Faites-moi donc penserdemain … commander du bois, je crois que la provision doit commencer …s'‚puiser." Peut-ˆtre se disait-il que si R‚mi avait trouv‚ Odette dans uncaf‚ o— elle l'attendait, la fin de la soir‚e n‚faste ‚tait d‚j… an‚antiepar la r‚alisation commenc‚e de la fin de soir‚e bienheureuse et qu'iln'avait pas besoin de se presser d'atteindre un bonheur captur‚ et en lieus–r, qui ne s'‚chapperait plus. Mais aussi c'‚tait par force d'inertie; ilavait dans l'ƒme le manque de souplesse que certains ˆtres ont dans le

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corps, ceux-l… qui au moment d'‚viter un choc, d'‚loigner une flamme deleur habit, d'accomplir un mouvement urgent, prennent leur temps,commencent par rester une seconde dans la situation o— ils ‚taientauparavant comme pour y trouver leur point d'appui, leur ‚lan. Et sansdoute si le cocher l'avait interrompu en lui disant: "Cette dame est l…",il eut r‚pondu: "Ah! oui, c'est vrai, la course que je vous avais donn‚e,tiens je n'aurais pas cru", et aurait continu‚ … lui parler provision debois pour lui cacher l'‚motion qu'il avait eue et se laisser … lui-mˆme letemps de rompre avec l'inqui‚tude et de se donner au bonheur.

Mais le cocher revint lui dire qu'il ne l'avait trouv‚e nulle part, etajouta son avis, en vieux serviteur:

-- Je crois que Monsieur n'a plus qu'… rentrer.

Mais l'indiff‚rence que Swann jouait facilement quand R‚mi ne pouvait plusrien changer … la r‚ponse qu'il apportait tomba, quand il le vit essayer dele faire renoncer … son espoir et … sa recherche:

-- "Mais pas du tout, s'‚cria-t-il, il faut que nous trouvions cette dame;c'est de la plus haute importance. Elle serait extrˆmement ennuy‚e, pourune affaire, et froiss‚e, si elle ne m'avait pas vu."

-- "Je ne vois pas comment cette dame pourrait ˆtre froiss‚e, r‚ponditR‚mi, puisque c'est elle qui est partie sans attendre Monsieur, qu'elle adit qu'elle allait chez Pr‚vost et qu'elle n'y ‚tait pas,"

D'ailleurs on commen‡ait … ‚teindre partout. Sous les arbres desboulevards, dans une obscurit‚ myst‚rieuse, les passants plus rareserraient, … peine reconnaissables. Parfois l'ombre d'une femme quis'approchait de lui, lui murmurant un mot … l'oreille, lui demandant de laramener, fit tressaillir Swann. Il fr“lait anxieusement tous ces corpsobscurs comme si parmi les fant“mes des morts, dans le royaume sombre, ile–t cherch‚ Eurydice.

De tous les modes de production de l'amour, de tous les agents dediss‚mination du mal sacr‚, il est bien l'un des plus efficaces, ce grandsouffle d'agitation qui parfois passe sur nous. Alors l'ˆtre avec qui nousnous plaisons … ce moment-l…, le sort en est jet‚, c'est lui que nousaimerons. Il n'est mˆme pas besoin qu'il nous pl–t jusque-l… plus ou mˆmeautant que d'autres. Ce qu'il fallait, c'est que notre go–t pour luidevint exclusif. Et cette condition-l… est r‚alis‚e quand -- … ce momento— il nous fait d‚faut -- … la recherche des plaisirs que son agr‚ment nousdonnait, s'est brusquement substitu‚ en nous un besoin anxieux, qui a pourobjet cet ˆtre mˆme, un besoin absurde, que les lois de ce monde rendentimpossible … satisfaire et difficile … gu‚rir -- le besoin insens‚ etdouloureux de le poss‚der.

Swann se fit conduire dans les derniers restaurants; c'est la seulehypothŠse du bonheur qu'il avait envisag‚e avec calme; il ne cachait plusmaintenant son agitation, le prix qu'il attachait … cette rencontre et ilpromit en cas de succŠs une r‚compense … son cocher, comme si en luiinspirant le d‚sir de r‚ussir qui viendrait s'ajouter … celui qu'il enavait lui-mˆme, il pouvait faire qu'Odette, au cas o— elle f–t d‚j… rentr‚ese coucher, se trouvƒt pourtant dans un restaurant du boulevard. Il poussajusqu'… la Maison Dor‚e, entra deux fois chez Tortoni et, sans l'avoir vue

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davantage, venait de ressortir du Caf‚ Anglais, marchant … grands pas,l'air hagard, pour rejoindre sa voiture qui l'attendait au coin duboulevard des Italiens, quand il heurta une personne qui venait en senscontraire: c'‚tait Odette; elle lui expliqua plus tard que n'ayant pastrouv‚ de place chez Pr‚vost, elle ‚tait all‚e souper … la Maison Dor‚edans un enfoncement o— il ne l'avait pas d‚couverte, et elle regagnait savoiture.

Elle s'attendait si peu … le voir qu'elle eut un mouvement d'effroi. Quant… lui, il avait couru Paris non parce qu'il croyait possible de larejoindre, mais parce qu'il lui ‚tait trop cruel d'y renoncer. Mais cettejoie que sa raison n'avait cess‚ d'estimer, pour ce soir, irr‚alisable, nelui en paraissait maintenant que plus r‚elle; car, il n'y avait pascollabor‚ par la pr‚vision des vraisemblances, elle lui restait ext‚rieure;il n'avait pas besoin de tirer de son esprit pour la lui fournir, -- c'estd'elle-mˆme qu'‚manait, c'est elle-mˆme qui projetait vers lui -- cettev‚rit‚ qui rayonnait au point de dissiper comme un songe l'isolement qu'ilavait redout‚, et sur laquelle il appuyait, il reposait, sans penser, sarˆverie heureuse. Ainsi un voyageur arriv‚ par un beau temps au bord de laM‚diterran‚e, incertain de l'existence des pays qu'il vient de quitter,laisse ‚blouir sa vue, plut“t qu'il ne leur jette des regards, par lesrayons qu'‚met vers lui l'azur lumineux et r‚sistant des eaux.

Il monta avec elle dans la voiture qu'elle avait et dit … la sienne desuivre.

Elle tenait … la main un bouquet de catleyas et Swann vit, sous sa fanchonde dentelle, qu'elle avait dans les cheveux des fleurs de cette mˆmeorchid‚e attach‚es … une aigrette en plumes de cygnes. Elle ‚tait habill‚esous sa mantille, d'un flot de velours noir qui, par un rattrap‚ oblique,d‚couvrait en un large triangle le bas d'une jupe de faille blanche etlaissait voir un empiŠcement, ‚galement de faille blanche, … l'ouverture ducorsage d‚collet‚, o— ‚taient enfonc‚es d'autres fleurs de catleyas. Elle‚tait … peine remise de la frayeur que Swann lui avait caus‚e quand unobstacle fit faire un ‚cart au cheval. Ils furent vivement d‚plac‚s, elleavait jet‚ un cri et restait toute palpitante, sans respiration.

-- "Ce n'est rien, lui dit-il, n'ayez pas peur."

Et il la tenait par l'‚paule, l'appuyant contre lui pour la maintenir; puisil lui dit:

-- Surtout, ne me parlez pas, ne me r‚pondez que par signes pour ne pasvous essouffler encore davantage. Cela ne vous gˆne pas que je remettedroites les fleurs de votre corsage qui ont ‚t‚ d‚plac‚es par le choc.J'ai peur que vous ne les perdiez, je voudrais les enfoncer un peu.

Elle, qui n'avait pas ‚t‚ habitu‚e … voir les hommes faire tant de fa‡onsavec elle, dit en souriant:

-- "Non, pas du tout, ‡a ne me gˆne pas."

Mais lui, intimid‚ par sa r‚ponse, peut-ˆtre aussi pour avoir l'air d'avoir‚t‚ sincŠre quand il avait pris ce pr‚texte, ou mˆme, commen‡ant d‚j… …croire qu'il l'avait ‚t‚, s'‚cria:

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-- "Oh! non, surtout, ne parlez pas, vous allez encore vous essouffler,vous pouvez bien me r‚pondre par gestes, je vous comprendrai bien.SincŠrement je ne vous gˆne pas? Voyez, il y a un peu... je pense quec'est du pollen qui s'est r‚pandu sur vous, vous permettez que je l'essuieavec ma main? Je ne vais pas trop fort, je ne suis pas trop brutal? Jevous chatouille peut-ˆtre un peu? mais c'est que je ne voudrais pas toucherle velours de la robe pour ne pas le friper. Mais, voyez-vous, il ‚taitvraiment n‚cessaire de les fixer ils seraient tomb‚s; et comme cela, en lesenfon‡ant un peu moi-mˆme... S‚rieusement, je ne vous suis pas d‚sagr‚able?Et en les respirant pour voir s'ils n'ont vraiment pas d'odeur non plus?Je n'en ai jamais senti, je peux? dites la v‚rit‚."?

Souriant, elle haussa l‚gŠrement les ‚paules, comme pour dire "vous ˆtesfou, vous voyez bien que ‡a me plaŒt".

Il ‚levait son autre main le long de la joue d'Odette; elle le regardafixement, de l'air languissant et grave qu'ont les femmes du maŒtreflorentin avec lesquelles il lui avait trouv‚ de la ressemblance; amen‚s aubord des paupiŠres, ses yeux brillants, larges et minces, comme les leurs,semblaient prˆts … se d‚tacher ainsi que deux larmes. Elle fl‚chissait lecou comme on leur voit faire … toutes, dans les scŠnes pa‹ennes comme dansles tableaux religieux. Et, en une attitude qui sans doute lui ‚taithabituelle, qu'elle savait convenable … ces moments-l… et qu'elle faisaitattention … ne pas oublier de prendre, elle semblait avoir besoin de toutesa force pour retenir son visage, comme si une force invisible l'e–t attir‚vers Swann. Et ce fut Swann, qui, avant qu'elle le laissƒt tomber, commemalgr‚ elle, sur ses lŠvres, le retint un instant, … quelque distance,entre ses deux mains. Il avait voulu laisser … sa pens‚e le tempsd'accourir, de reconnaŒtre le rˆve qu'elle avait si longtemps caress‚ etd'assister … sa r‚alisation, comme une parente qu'on appelle pour prendresa part du succŠs d'un enfant qu'elle a beaucoup aim‚. Peut-ˆtre aussiSwann attachait-il sur ce visage d'Odette non encore poss‚d‚e, ni mˆmeencore embrass‚e par lui, qu'il voyait pour la derniŠre fois, ce regardavec lequel, un jour de d‚part, on voudrait emporter un paysage qu'on vaquitter pour toujours.

Mais il ‚tait si timide avec elle, qu'ayant fini par la poss‚der ce soir-l…, en commen‡ant par arranger ses catleyas, soit crainte de la froisser,soit peur de paraŒtre r‚trospectivement avoir menti, soit manque d'audacepour formuler une exigence plus grande que celle-l… (qu'il pouvaitrenouveler puisqu'elle n'avait pas fich‚ Odette la premiŠre fois), lesjours suivants il usa du mˆme pr‚texte. Si elle avait des catleyas … soncorsage, il disait: "C'est malheureux, ce soir, les catleyas n'ont pasbesoin d'ˆtre arrang‚s, ils n'ont pas ‚t‚ d‚plac‚s comme l'autre soir; ilme semble pourtant que celui-ci n'est pas trŠs droit. Je peux voir s'ilsne sentent pas plus que les autres?" Ou bien, si elle n'en avait pas:"Oh! pas de catleyas ce soir, pas moyen de me livrer … mes petitsarrangements." De sorte que, pendant quelque temps, ne fut pas chang‚l'ordre qu'il avait suivi le premier soir, en d‚butant par desattouchements de doigts et de lŠvres sur la gorge d'Odette et que ce futpar eux encore que commen‡aient chaque fois ses caresses; et, bien plustard quand l'arrangement (ou le simulacre d'arrangement) des catleyas, futdepuis longtemps tomb‚ en d‚su‚tude, la m‚taphore "faire catleya", devenueun simple vocable qu'ils employaient sans y penser quand ils voulaientsignifier l'acte de la possession physique -- o— d'ailleurs l'on ne possŠderien, -- surv‚cut dans leur langage, o— elle le comm‚morait, … cet usage

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oubli‚. Et peut-ˆtre cette maniŠre particuliŠre de dire "faire l'amour" nesignifiait-elle pas exactement la mˆme chose que ses synonymes. On a beauˆtre blas‚ sur les femmes, consid‚rer la possession des plus diff‚rentescomme toujours la mˆme et connue d'avance, elle devient au contraire unplaisir nouveau s'il s'agit de femmes assez difficiles -- ou crues tellespar nous -- pour que nous soyons oblig‚s de la faire naŒtre de quelque‚pisode impr‚vu de nos relations avec elles, comme avait ‚t‚ la premiŠrefois pour Swann l'arrangement des catleyas. Il esp‚rait en tremblant, cesoir-l… (mais Odette, se disait-il, si elle ‚tait dupe de sa ruse, nepouvait le deviner), que c'‚tait la possession de cette femme qui allaitsortir d'entre leurs larges p‚tales mauves; et le plaisir qu'il ‚prouvaitd‚j… et qu'Odette ne tol‚rait peut-ˆtre, pensait-il, que parce qu'elle nel'avait pas reconnu, lui semblait, … cause de cela -- comme il put paraŒtreau premier homme qui le go–ta parmi les fleurs du paradis terrestre -- unplaisir qui n'avait pas exist‚ jusque-l…, qu'il cherchait … cr‚er, unplaisir -- ainsi que le nom sp‚cial qu'il lui donna en garda la trace --entiŠrement particulier et nouveau.

Maintenant, tous les soirs, quand il l'avait ramen‚e chez elle, il fallaitqu'il entrƒt et souvent elle ressortait en robe de chambre et le conduisaitjusqu'… sa voiture, l'embrassait aux yeux du cocher, disant: "Qu'est-ceque cela peut me faire, que me font les autres?" Les soirs o— il n'allaitpas chez les Verdurin (ce qui arrivait parfois depuis qu'il pouvait la voirautrement), les soirs de plus en plus rares o— il allait dans le monde,elle lui demandait de venir chez elle avant de rentrer, quelque heure qu'ilf–t. C'‚tait le printemps, un printemps pur et glac‚. En sortant desoir‚e, il montait dans sa victoria, ‚tendait une couverture sur sesjambes, r‚pondait aux amis qui s'en allaient en mˆme temps que lui et luidemandaient de revenir avec eux qu'il ne pouvait pas, qu'il n'allait pas dumˆme c“t‚, et le cocher partait au grand trot sachant o— on allait. Euxs'‚tonnaient, et de fait, Swann n'‚tait plus le mˆme. On ne recevait plusjamais de lettre de lui o— il demandƒt … connaŒtre une femme. Il nefaisait plus attention … aucune, s'abstenait d'aller dans les endroits o—on en rencontre. Dans un restaurant, … la campagne, il avait l'attitudeinvers‚e de celle … quoi, hier encore, on l'e–t reconnu et qui avait sembl‚devoir toujours ˆtre la sienne. Tant une passion est en nous comme uncaractŠre momentan‚ et diff‚rent qui se substitue … l'autre et abolit lessignes jusque-l… invariables par lesquels il s'exprimait! En revanche cequi ‚tait invariable maintenant, c'‚tait que o— que Swann se trouvƒt, il nemanquƒt pas d'aller rejoindre Odette. Le trajet qui le s‚parait d'elle‚tait celui qu'il parcourait in‚vitablement et comme la pente mˆmeirr‚sistible et rapide de sa vie. A vrai dire, souvent rest‚ tard dans lemonde, il aurait mieux aim‚ rentrer directement chez lui sans faire cettelongue course et ne la voir que le lendemain; mais le fait mˆme de sed‚ranger … une heure anormale pour aller chez elle, de deviner que les amisqui le quittaient se disaient: "Il est trŠs tenu, il y a certainement unefemme qui le force … aller chez elle … n'importe quelle heure", lui faisaitsentir qu'il menait la vie des hommes qui ont une affaire amoureuse dansleur existence, et en qui le sacrifice qu'ils font de leur repos et deleurs int‚rˆts … une rˆverie voluptueuse fait naŒtre un charme int‚rieur.Puis sans qu'il s'en rendŒt compte, cette certitude qu'elle l'attendait,qu'elle n'‚tait pas ailleurs avec d'autres, qu'il ne reviendrait pas sansl'avoir vue, neutralisait cette angoisse oubli‚e mais toujours prˆte …renaŒtre qu'il avait ‚prouv‚e le soir o— Odette n'‚tait plus chez lesVerdurin et dont l'apaisement actuel ‚tait si doux que cela pouvaits'appeler du bonheur. Peut-ˆtre ‚tait-ce … cette angoisse qu'il ‚tait

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redevable de l'importance qu'Odette avait prise pour lui. Les ˆtres noussont d'habitude si indiff‚rents, que quand nous avons mis dans l'un d'euxde telles possibilit‚s de souffrance et de joie, pour nous il nous sembleappartenir … un autre univers, il s'entoure de po‚sie, il fait de notre viecomme une ‚tendue ‚mouvante o— il sera plus ou moins rapproch‚ de nous.Swann ne pouvait se demander sans trouble ce qu'Odette deviendrait pour luidans les ann‚es qui allaient venir. Parfois, en voyant, de sa victoria,dans ces belles nuits froides, la lune brillante qui r‚pandait sa clart‚entre ses yeux et les rues d‚sertes, il pensait … cette autre figure claireet l‚gŠrement ros‚e comme celle de la lune, qui, un jour, avait surgi danssa pens‚e et, depuis projetait sur le monde la lumiŠre myst‚rieuse danslaquelle il le voyait. S'il arrivait aprŠs l'heure o— Odette envoyait sesdomestiques se coucher, avant de sonner … la porte du petit jardin, ilallait d'abord dans la rue, o— donnait au rez-de-chauss‚e, entre lesfenˆtres toutes pareilles, mais obscures, des h“tels contigus, la fenˆtre,seule ‚clair‚e, de sa chambre. Il frappait au carreau, et elle, avertie,r‚pondait et allait l'attendre de l'autre c“t‚, … la porte d'entr‚e. Iltrouvait ouverts sur son piano quelques-uns des morceaux qu'elle pr‚f‚rait:la "Valse des Roses" ou "Pauvre fou" de Tagliafico (qu'on devait, selon savolont‚ ‚crite, faire ex‚cuter … son enterrement), il lui demandait dejouer … la place la petite phrase de la sonate de Vinteuil, bien qu'Odettejouƒt fort mal, mais la vision la plus belle qui nous reste d'une uvre estsouvent celle qui s'‚leva au-dessus des sons faux tir‚s par des doigtsmalhabiles, d'un piano d‚saccord‚. La petite phrase continuait …s'associer pour Swann … l'amour qu'il avait pour Odette. Il sentait bienque cet amour, c'‚tait quelque chose qui ne correspondait … riend'ext‚rieur, de constatable par d'autres que lui; il se rendait compte queles qualit‚s d'Odette ne justifiaient pas qu'il attachƒt tant de prix auxmoments pass‚s auprŠs d'elle. Et souvent, quand c'‚tait l'intelligencepositive qui r‚gnait seule en Swann, il voulait cesser de sacrifier tantd'int‚rˆts intellectuels et sociaux … ce plaisir imaginaire. Mais lapetite phrase, dŠs qu'il l'entendait, savait rendre libre en lui l'espacequi pour elle ‚tait n‚cessaire, les proportions de l'ƒme de Swann s'entrouvaient chang‚es; une marge y ‚tait r‚serv‚e … une jouissance qui ellenon plus ne correspondait … aucun objet ext‚rieur et qui pourtant au lieud'ˆtre purement individuelle comme celle de l'amour, s'imposait … Swanncomme une r‚alit‚ sup‚rieure aux choses concrŠtes. Cette soif d'un charmeinconnu, la petite phrase l'‚veillait en lui, mais ne lui apportait rien depr‚cis pour l'assouvir. De sorte que ces parties de l'ƒme de Swann o— lapetite phrase avait effac‚ le souci des int‚rˆts mat‚riels, lesconsid‚rations humaines et valables pour tous, elle les avait laiss‚esvacantes et en blanc, et il ‚tait libre d'y inscrire le nom d'Odette. Puis… ce que l'affection d'Odette pouvait avoir d'un peu court et d‚cevant, lapetite phrase venait ajouter, amalgamer son essence myst‚rieuse. A voir levisage de Swann pendant qu'il ‚coutait la phrase, on aurait dit qu'il ‚taiten train d'absorber un anesth‚sique qui donnait plus d'amplitude … sarespiration. Et le plaisir que lui donnait la musique et qui allaitbient“t cr‚er chez lui un v‚ritable besoin, ressemblait en effet, … cesmoments-l…, au plaisir qu'il aurait eu … exp‚rimenter des parfums, … entreren contact avec un monde pour lequel nous ne sommes pas faits, qui noussemble sans forme parce que nos yeux ne le per‡oivent pas, sanssignification parce qu'il ‚chappe … notre intelligence, que nousn'atteignons que par un seul sens. Grand repos, myst‚rieuse r‚novationpour Swann, -- pour lui dont les yeux quoique d‚licats amateurs depeinture, dont l'esprit quoique fin observateur de m urs, portaient …jamais la trace ind‚l‚bile de la s‚cheresse de sa vie -- de se sentir

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transform‚ en une cr‚ature ‚trangŠre … l'humanit‚, aveugle, d‚pourvue defacult‚s logiques, presque une fantastique licorne, une cr‚ature chim‚riquene percevant le monde que par l'ou‹e. Et comme dans la petite phrase ilcherchait cependant un sens o— son intelligence ne pouvait descendre,quelle ‚trange ivresse il avait … d‚pouiller son ƒme la plus int‚rieure detous les secours du raisonnement et … la faire passer seule dans lecouloir, dans le filtre obscur du son. Il commen‡ait … se rendre compte detout ce qu'il y avait de douloureux, peut-ˆtre mˆme de secrŠtement inapais‚au fond de la douceur de cette phrase, mais il ne pouvait pas en souffrir.Qu'importait qu'elle lui dŒt que l'amour est fragile, le sien ‚tait sifort! Il jouait avec la tristesse qu'elle r‚pandait, il la sentait passersur lui, mais comme une caresse qui rendait plus profond et plus doux lesentiment qu'il avait de son bonheur. Il la faisait rejouer dix fois,vingt fois … Odette, exigeant qu'en mˆme temps elle ne cessƒt pas del'embrasser. Chaque baiser appelle un autre baiser. Ah! dans ces premierstemps o— l'on aime, les baisers naissent si naturellement! Ils foisonnentsi press‚s les uns contre les autres; et l'on aurait autant de peine …compter les baisers qu'on s'est donn‚s pendant une heure que les fleursd'un champ au mois de mai. Alors elle faisait mine de s'arrˆter, disant:"Comment veux-tu que je joue comme cela si tu me tiens, je ne peux toutfaire … la fois, sache au moins ce que tu veux, est-ce que je dois jouer laphrase ou faire des petites caresses", lui se fƒchait et elle ‚clatait d'unrire qui se changeait et retombait sur lui, en une pluie de baisers. Oubien elle le regardait d'un air maussade, il revoyait un visage digne defigurer dans la "Vie de Mo‹se" de Botticelli, il l'y situait, il donnait aucou d'Odette l'inclinaison n‚cessaire; et quand il l'avait bien peinte … lad‚trempe, au XVe siŠcle, sur la muraille de la Sixtine, l'id‚e qu'elle‚tait cependant rest‚e l…, prŠs du piano, dans le moment actuel, prˆte …ˆtre embrass‚e et poss‚d‚e, l'id‚e de sa mat‚rialit‚ et de sa vie venaitl'enivrer avec une telle force que, l' il ‚gar‚, les mƒchoires tenduescomme pour d‚vorer, il se pr‚cipitait sur cette vierge de Botticelli et semettait … lui pincer les joues. Puis, une fois qu'il l'avait quitt‚e, nonsans ˆtre rentr‚ pour l'embrasser encore parce qu'il avait oubli‚d'emporter dans son souvenir quelque particularit‚ de son odeur ou de sestraits, tandis qu'il revenait dans sa victoria, b‚nissant Odette de luipermettre ces visites quotidiennes, dont il sentait qu'elles ne devaientpas lui causer … elle une bien grande joie, mais qui en le preservant dedevenir jaloux, -- en lui “tant l'occasion de souffrir de nouveau du malqui s'‚tait d‚clar‚ en lui le soir o— il ne l'avait pas trouv‚e chez lesVerdurin -- l'aideraient … arriver, sans avoir plus d'autres de ces crisesdont la premiŠre avait ‚t‚ si douloureuse et resterait la seule, au bout deces heures singuliŠres de sa vie, heures presque enchant‚es, … la fa‡on decelles o— il traversait Paris au clair de lune. Et, remarquant, pendant ceretour, que l'astre ‚tait maintenant d‚plac‚ par rapport … lui, et presqueau bout de l'horizon, sentant que son amour ob‚issait, lui aussi, … deslois immuables et naturelles, il se demandait si cette p‚riode o— il ‚taitentr‚ durerait encore longtemps, si bient“t sa pens‚e ne verrait plus lecher visage qu'occupant une position lointaine et diminu‚e, et prŠs decesser de r‚pandre du charme. Car Swann en trouvait aux choses, depuisqu'il ‚tait amoureux, comme au temps o—, adolescent, il se croyait artiste;mais ce n'‚tait plus le mˆme charme, celui-ci c'est Odette seule qui leleur conf‚rait. Il sentait renaŒtre en lui les inspirations de sa jeunessequ'une vie frivole avait dissip‚es, mais elles portaient toutes le reflet,la marque d'un ˆtre particulier; et, dans les longues heures qu'il prenaitmaintenant un plaisir d‚licat … passer chez lui, seul avec son ƒme enconvalescence, il redevenait peu … peu lui-mˆme, mais … une autre.

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Il n'allait chez elle que le soir, et il ne savait rien de l'emploi de sontemps pendant le jour, pas plus que de son pass‚, au point qu'il luimanquait mˆme ce petit renseignement initial qui, en nous permettant denous imaginer ce que nous ne savons pas, nous donne envie de le connaŒtre.Aussi ne se demandait-il pas ce qu'elle pouvait faire, ni quelle avait ‚t‚sa vie. Il souriait seulement quelquefois en pensant qu'il y a quelquesann‚es, quand il ne la connaissait pas, on lui avait parl‚ d'une femme,qui, s'il se rappelait bien, devait certainement ˆtre elle, comme d'unefille, d'une femme entretenue, une de ces femmes auxquelles il attribuaitencore, comme il avait peu v‚cu dans leur soci‚t‚, le caractŠre entier,fonciŠrement pervers, dont les dota longtemps l'imagination de certainsromanciers. Il se disait qu'il n'y a souvent qu'… prendre le contre-pieddes r‚putations que fait le monde pour juger exactement une personne,quand, … un tel caractŠre, il opposait celui d'Odette, bonne, na‹ve, ‚prised'id‚al, presque si incapable de ne pas dire la v‚rit‚, que, l'ayant unjour pri‚e, pour pouvoir dŒner seul avec elle, d'‚crire aux Verdurinqu'elle ‚tait souffrante, le lendemain, il l'avait vue, devant Mme Verdurinqui lui demandait si elle allait mieux, rougir, balbutier et refl‚termalgr‚ elle, sur son visage, le chagrin, le supplice que cela lui ‚tait dementir, et, tandis qu'elle multipliait dans sa r‚ponse les d‚tails invent‚ssur sa pr‚tendue indisposition de la veille, avoir l'air de faire demanderpardon par ses regards suppliants et sa voix d‚sol‚e de la fausset‚ de sesparoles.

Certains jours pourtant, mais rares, elle venait chez lui dans l'aprŠs-midi, interrompre sa rˆverie ou cette ‚tude sur Ver Meer … laquelle ils'‚tait remis derniŠrement. On venait lui dire que Mme de Cr‚cy ‚tait dansson petit salon. Il allait l'y retrouver, et quand il ouvrait la porte, auvisage ros‚ d'Odette, dŠs qu'elle avait aper‡u Swann, venait --, changeantla forme de sa bouche, le regard de ses yeux, le model‚ de ses joues -- sem‚langer un sourire. Une fois seul, il revoyait ce sourire, celui qu'elleavait eu la veille, un autre dont elle l'avait accueilli telle ou tellefois, celui qui avait ‚t‚ sa r‚ponse, en voiture, quand il lui avaitdemand‚ s'il lui ‚tait d‚sagr‚able en redressant les catleyas; et la vied'Odette pendant le reste du temps, comme il n'en connaissait rien, luiapparaissait avec son fond neutre et sans couleur, semblable … ces feuillesd'‚tudes de Watteau, o— on voit ‡… et l…, … toutes les places, dans tousles sens, dessin‚s aux trois crayons sur le papier chamois, d'innombrablessourires. Mais, parfois, dans un coin de cette vie que Swann voyait toutevide, si mˆme son esprit lui disait qu'elle ne l'‚tait pas, parce qu'il nepouvait pas l'imaginer, quelque ami, qui, se doutant qu'ils s'aimaient, nese f–t pas risqu‚ … lui rien dire d'elle que d'insignifiant, lui d‚crivaitla silhouette d'Odette, qu'il avait aper‡ue, le matin mˆme, montant … piedla rue Abbatucci dans une "visite" garnie de skunks, sous un chapeau "… laRembrandt" et un bouquet de violettes … son corsage. Ce simple croquisbouleversait Swann parce qu'il lui faisait tout d'un coup apercevoirqu'Odette avait une vie qui n'‚tait pas tout entiŠre … lui; il voulaitsavoir … qui elle avait cherch‚ … plaire par cette toilette qu'il ne luiconnaissait pas; il se promettait de lui demander o— elle allait, … cemoment-l…, comme si dans toute la vie incolore, -- presque inexistante,parce qu'elle lui ‚tait invisible --, de sa maŒtresse, il n'y avait qu'uneseule chose en dehors de tous ces sourires adress‚s … lui: sa d‚marchesous un chapeau … la Rembrandt, avec un bouquet de violettes au corsage.

Sauf en lui demandant la petite phrase de Vinteuil au lieu de la "Valse des

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Roses", Swann ne cherchait pas … lui faire jouer plut“t des choses qu'ilaimƒt, et pas plus en musique qu'en litt‚rature, … corriger son mauvaisgo–t. Il se rendait bien compte qu'elle n'‚tait pas intelligente. En luidisant qu'elle aimerait tant qu'il lui parlƒt des grands poŠtes, elles'‚tait imagin‚ qu'elle allait connaŒtre tout de suite des coupletsh‚ro‹ques et romanesques dans le genre de ceux du vicomte de Borelli, enplus ‚mouvant encore. Pour Ver Meer de Delft, elle lui demanda s'il avaitsouffert par une femme, si c'‚tait une femme qui l'avait inspir‚, et Swannlui ayant avou‚ qu'on n'en savait rien, elle s'‚tait d‚sint‚ress‚e de cepeintre. Elle disait souvent: "Je crois bien, la po‚sie, naturellement,il n'y aurait rien de plus beau si c'‚tait vrai, si les poŠtes pensaienttout ce qu'ils disent. Mais bien souvent, il n'y a pas plus int‚ress‚ queces gens-l…. J'en sais quelque chose, j'avais une amie qui a aim‚ uneespŠce de poŠte. Dans ses vers il ne parlait que de l'amour, du ciel, des‚toiles. Ah! ce qu'elle a ‚t‚ refaite! Il lui a croqu‚ plus de trois centmille francs." Si alors Swann cherchait … lui apprendre en quoi consistaitla beaut‚ artistique, comment il fallait admirer les vers ou les tableaux,au bout d'un instant, elle cessait d'‚couter, disant: "Oui... je ne mefigurais pas que c'‚tait comme cela." Et il sentait qu'elle ‚prouvait unetelle d‚ception qu'il pr‚f‚rait mentir en lui disant que tout cela n'‚taitrien, que ce n'‚tait encore que des bagatelles, qu'il n'avait pas le tempsd'aborder le fond, qu'il y avait autre chose. Mais elle lui disaitvivement: "Autre chose? quoi?... Dis-le alors", mais il ne le disait pas,sachant combien cela lui paraŒtrait mince et diff‚rent de ce qu'elleesp‚rait, moins sensationnel et moins touchant, et craignant que,d‚sillusionn‚e de l'art, elle ne le f–t en mˆme temps de l'amour.

Et en effet elle trouvait Swann, intellectuellement, inf‚rieur … ce qu'elleaurait cru. "Tu gardes toujours ton sang-froid, je ne peux te d‚finir."Elle s'‚merveillait davantage de son indiff‚rence … l'argent, de sagentillesse pour chacun, de sa d‚licatesse. Et il arrive en effet souventpour de plus grands que n'‚tait Swann, pour un savant, pour un artiste,quand il n'est pas m‚connu par ceux qui l'entourent, que celui de leurssentiments qui prouve que la sup‚riorit‚ de son intelligence s'est impos‚e… eux, ce n'est pas leur admiration pour ses id‚es, car elles leur‚chappent, mais leur respect pour sa bont‚. C'est aussi du respectqu'inspirait … Odette la situation qu'avait Swann dans le monde, mais ellene d‚sirait pas qu'il cherchƒt … l'y faire recevoir. Peut-ˆtre sentait-elle qu'il ne pourrait pas y r‚ussir, et mˆme craignait-elle, que rienqu'en parlant d'elle, il ne provoquƒt des r‚v‚lations qu'elle redoutait.Toujours est-il qu'elle lui avait fait promettre de ne jamais prononcer sonnom. La raison pour laquelle elle ne voulait pas aller dans le monde, luiavait-elle dit, ‚tait une brouille qu'elle avait eue autrefois avec uneamie qui, pour se venger, avait ensuite dit du mal d'elle. Swannobjectait: "Mais tout le monde n'a pas connu ton amie." -- "Mais si, ‡afait la tache d'huile, le monde est si m‚chant." D'une part Swann necomprit pas cette histoire, mais d'autre part il savait que cespropositions: "Le monde est si m‚chant", "un propos calomnieux fait latache d'huile", sont g‚n‚ralement tenues pour vraies; il devait y avoir descas auxquels elles s'appliquaient. Celui d'Odette ‚tait-il l'un de ceux-l…? Il se le demandait, mais pas longtemps, car il ‚tait sujet, lui aussi,… cette lourdeur d'esprit qui s'appesantissait sur son pŠre, quand il seposait un problŠme difficile. D'ailleurs, ce monde qui faisait si peur …Odette, ne lui inspirait peut-ˆtre pas de grands d‚sirs, car pour qu'ellese le repr‚sentƒt bien nettement, il ‚tait trop ‚loign‚ de celui qu'elleconnaissait. Pourtant, tout en ‚tant rest‚e … certains ‚gards vraiment

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simple (elle avait par exemple gard‚ pour amie une petite couturiŠreretir‚e dont elle grimpait presque chaque jour l'escalier raide, obscur etf‚tide), elle avait soif de chic, mais ne s'en faisait pas la mˆme id‚e queles gens du monde. Pour eux, le chic est une ‚manation de quelquespersonnes peu nombreuses qui le projettent jusqu'… un degr‚ assez ‚loign‚-- et plus ou moins affaibli dans la mesure o— l'on est distant du centrede leur intimit‚ --, dans le cercle de leurs amis ou des amis de leurs amisdont les noms forment une sorte de r‚pertoire. Les gens du monde lepossŠdent dans leur m‚moire, ils ont sur ces matiŠres une ‚rudition d'o—ils ont extrait une sorte de go–t, de tact, si bien que Swann par exemple,sans avoir besoin de faire appel … son savoir mondain, s'il lisait dans unjournal les noms des personnes qui se trouvaient … un dŒner pouvait direimm‚diatement la nuance du chic de ce dŒner, comme un lettr‚, … la simplelecture d'une phrase, appr‚cie exactement la qualit‚ litt‚raire de sonauteur. Mais Odette faisait partie des personnes (extrˆmement nombreusesquoi qu'en pensent les gens du monde, et comme il y en a dans toutes lesclasses de la soci‚t‚), qui ne possŠdent pas ces notions, imaginent un chictout autre, qui revˆt divers aspects selon le milieu auquel ellesappartiennent, mais a pour caractŠre particulier, -- que ce soit celui dontrˆvait Odette, ou celui devant lequel s'inclinait Mme Cottard, -- d'ˆtredirectement accessible … tous. L'autre, celui des gens du monde, l'est …vrai dire aussi, mais il y faut quelque d‚lai. Odette disait de quelqu'un:

-- "Il ne va jamais que dans les endroits chics."

Et si Swann lui demandait ce qu'elle entendait par l…, elle lui r‚pondaitavec un peu de m‚pris:

-- "Mais les endroits chics, parbleu! Si, … ton ƒge, il faut t'apprendrece que c'est que les endroits chics, que veux-tu que je te dise, moi, parexemple, le dimanche matin, l'avenue de l'Imp‚ratrice, … cinq heures letour du Lac, le jeudi l'den Th‚ƒtre, le vendredi l'Hippodrome, les�bals..."

-- Mais quels bals?

-- "Mais les bals qu'on donne … Paris, les bals chics, je veux dire.Tiens, Herbinger, tu sais, celui qui est chez un coulissier? mais si, tudois savoir, c'est un des hommes les plus lanc‚s de Paris, ce grand jeunehomme blond qui est tellement snob, il a toujours une fleur … laboutonniŠre, une raie dans le dos, des paletots clairs; il est avec cevieux tableau qu'il promŠne … toutes les premiŠres. Eh bien! il a donn‚ unbal, l'autre soir, il y avait tout ce qu'il y a de chic … Paris. Ce quej'aurais aim‚ y aller! mais il fallait pr‚senter sa carte d'invitation … laporte et je n'avais pas pu en avoir. Au fond j'aime autant ne pas y ˆtreall‚e, c'‚tait une tuerie, je n'aurais rien vu. C'est plut“t pour pouvoirdire qu'on ‚tait chez Herbinger. Et tu sais, moi, la gloriole! Du reste,tu peux bien te dire que sur cent qui racontent qu'elles y ‚taient, il y abien la moiti‚ dont ‡a n'est pas vrai... Mais ‡a m'‚tonne que toi, un hommesi "pschutt", tu n'y ‚tais pas."

Mais Swann ne cherchait nullement … lui faire modifier cette conception duchic; pensant que la sienne n'‚tait pas plus vraie, ‚tait aussi sotte,d‚nu‚e d'importance, il ne trouvait aucun int‚rˆt … en instruire samaŒtresse, si bien qu'aprŠs des mois elle ne s'int‚ressait aux personneschez qui il allait que pour les cartes de pesage, de concours hippique, les

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billets de premiŠre qu'il pouvait avoir par elles. Elle souhaitait qu'ilcultivƒt des relations si utiles mais elle ‚tait par ailleurs, port‚e … lescroire peu chic, depuis qu'elle avait vu passer dans la rue la marquise deVilleparisis en robe de laine noire, avec un bonnet … brides.

-- Mais elle a l'air d'une ouvreuse, d'une vieille concierge, darling! €a,une marquise! Je ne suis pas marquise, mais il faudrait me payer bien cherpour me faire sortir nipp‚e comme ‡a!

Elle ne comprenait pas que Swann habitƒt l'h“tel du quai d'Orl‚ans que,sans oser le lui avouer, elle trouvait indigne de lui.

Certes, elle avait la pr‚tention d'aimer les "antiquit‚s" et prenait un airravi et fin pour dire qu'elle adorait passer toute une journ‚e …"bibeloter", … chercher "du bric-…-brac", des choses "du temps". Bienqu'elle s'entˆtƒt dans une sorte de point d'honneur (et semblƒt pratiquerquelque pr‚cepte familial) en ne r‚pondant jamais aux questions et en ne"rendant pas de comptes" sur l'emploi de ses journ‚es, elle parla une fois… Swann d'une amie qui l'avait invit‚e et chez qui tout ‚tait "del'‚poque". Mais Swann ne put arriver … lui faire dire quelle ‚tait cette‚poque. Pourtant, aprŠs avoir r‚fl‚chi, elle r‚pondit que c'‚tait"moyenƒgeux". Elle entendait par l… qu'il y avait des boiseries. Quelquetemps aprŠs, elle lui reparla de son amie et ajouta, sur le ton h‚sitant etde l'air entendu dont on cite quelqu'un avec qui on a dŒn‚ la veille etdont on n'avait jamais entendu le nom, mais que vos amphitryons avaientl'air de consid‚rer comme quelqu'un de si c‚lŠbre qu'on espŠre quel'interlocuteur saura bien de qui vous voulez parler: "Elle a une salle …manger... du... dix-huitiŠme!" Elle trouvait du reste cela affreux, nu,comme si la maison n'‚tait pas finie, les femmes y paraissaient affreuseset la mode n'en prendrait jamais. Enfin, une troisiŠme fois, elle enreparla et montra … Swann l'adresse de l'homme qui avait fait cette salle …manger et qu'elle avait envie de faire venir, quand elle aurait de l'argentpour voir s'il ne pourrait pas lui en faire, non pas certes une pareille,mais celle qu'elle rˆvait et que, malheureusement, les dimensions de sonpetit h“tel ne comportaient pas, avec de hauts dressoirs, des meublesRenaissance et des chemin‚es comme au chƒteau de Blois. Ce jour-l…, ellelaissa ‚chapper devant Swann ce qu'elle pensait de son habitation du quaid'Orl‚ans; comme il avait critiqu‚ que l'amie d'Odette donnƒt non pas dansle Louis XVI, car, disait-il, bien que cela ne se fasse pas, cela peut ˆtrecharmant, mais dans le faux ancien: "Tu ne voudrais pas qu'elle v‚c–tcomme toi au milieu de meubles cass‚s et de tapis us‚s", lui dit-elle, lerespect humain de la bourgeoise l'emportant encore chez elle sur ledilettantisme de la cocotte.

De ceux qui aimaient … bibeloter, qui aimaient les vers, m‚prisaient lesbas calculs, rˆvaient d'honneur et d'amour, elle faisait une ‚litesup‚rieure au reste de l'humanit‚. Il n'y avait pas besoin qu'on e–tr‚ellement ces go–ts pourvu qu'on les proclamƒt; d'un homme qui lui avaitavou‚ … dŒner qu'il aimait … flƒner, … se salir les doigts dans lesvieilles boutiques, qu'il ne serait jamais appr‚ci‚ par ce siŠclecommercial, car il ne se souciait pas de ses int‚rˆts et qu'il ‚tait pourcela d'un autre temps, elle revenait en disant: "Mais c'est une ƒmeadorable, un sensible, je ne m'en ‚tais jamais dout‚e!" et elle se sentaitpour lui une immense et soudaine amiti‚. Mais, en revanche ceux, qui commeSwann, avaient ces go–ts, mais n'en parlaient pas, la laissaient froide.Sans doute elle ‚tait oblig‚e d'avouer que Swann ne tenait pas … l'argent,

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mais elle ajoutait d'un air boudeur: "Mais lui, ‡a n'est pas la mˆmechose"; et en effet, ce qui parlait … son imagination, ce n'‚tait pas lapratique du d‚sint‚ressement, c'en ‚tait le vocabulaire.

Sentant que souvent il ne pouvait pas r‚aliser ce qu'elle rˆvait, ilcherchait du moins … ce qu'elle se pl–t avec lui, … ne pas contrecarrer cesid‚es vulgaires, ce mauvais go–t qu'elle avait en toutes choses, et qu'ilaimait d'ailleurs comme tout ce qui venait d'elle, qui l'enchantaient mˆme,car c'‚tait autant de traits particuliers grƒce auxquels l'essence de cettefemme lui apparaissait, devenait visible. Aussi, quand elle avait l'airheureux parce qu'elle devait aller … la "Reine Topaze", ou que son regarddevenait s‚rieux, inquiet et volontaire, si elle avait peur de manquer larite des fleurs ou simplement l'heure du th‚, avec muffins et toasts, au"Th‚ de la Rue Royale" o— elle croyait que l'assiduit‚ ‚tait indispensablepour consacrer la r‚putation d'‚l‚gance d'une femme, Swann, transport‚comme nous le sommes par le naturel d'un enfant ou par la v‚rit‚ d'unportrait qui semble sur le point de parler, sentait si bien l'ƒme de samaŒtresse affleurer … son visage qu'il ne pouvait r‚sister … venir l'ytoucher avec ses lŠvres. "Ah! elle veut qu'on la mŠne … la fˆte desfleurs, la petite Odette, elle veut se faire admirer, eh bien, on l'ymŠnera, nous n'avons qu'… nous incliner." Comme la vue de Swann ‚tait unpeu basse, il dut se r‚signer … se servir de lunettes pour travailler chezlui, et … adopter, pour aller dans le monde, le monocle qui le d‚figuraitmoins. La premiŠre fois qu'elle lui en vit un dans l' il, elle ne putcontenir sa joie: "Je trouve que pour un homme, il n'y a pas … dire, ‡a abeaucoup de chic! Comme tu es bien ainsi! tu as l'air d'un vrai gentleman.Il ne te manque qu'un titre!" ajouta-t-elle, avec une nuance de regret. Ilaimait qu'Odette f–t ainsi, de mˆme que, s'il avait ‚t‚ ‚pris d'uneBretonne, il aurait ‚t‚ heureux de la voir en coiffe et de lui entendredire qu'elle croyait aux revenants. Jusque-l…, comme beaucoup d'hommeschez qui leur go–t pour les arts se d‚veloppe ind‚pendamment de lasensualit‚, une disparate bizarre avait exist‚ entre les satisfactionsqu'il accordait … l'un et … l'autre, jouissant, dans la compagnie de femmesde plus en plus grossiŠres, des s‚ductions d' uvres de plus en plusraffin‚es, emmenant une petite bonne dans une baignoire grill‚e … larepr‚sentation d'une piŠce d‚cadente qu'il avait envie d'entendre ou … uneexposition de peinture impressionniste, et persuad‚ d'ailleurs qu'une femmedu monde cultiv‚e n'y eut pas compris davantage, mais n'aurait pas su setaire aussi gentiment. Mais, au contraire, depuis qu'il aimait Odette,sympathiser avec elle, tƒcher de n'avoir qu'une ƒme … eux deux lui ‚tait sidoux, qu'il cherchait … se plaire aux choses qu'elle aimait, et il trouvaitun plaisir d'autant plus profond non seulement … imiter ses habitudes, mais… adopter ses opinions, que, comme elles n'avaient aucune racine dans sapropre intelligence, elles lui rappelaient seulement son amour, … causeduquel il les avait pr‚f‚r‚es. S'il retournait … Serge Panine, s'ilrecherchait les occasions d'aller voir conduire Olivier M‚tra, c'‚tait pourla douceur d'ˆtre initi‚ dans toutes les conceptions d'Odette, de se sentirde moiti‚ dans tous ses go–ts. Ce charme de le rapprocher d'elle,qu'avaient les ouvrages ou les lieux qu'elle aimait, lui semblait plusmyst‚rieux que celui qui est intrinsŠque … de plus beaux, mais qui ne lalui rappelaient pas. D'ailleurs, ayant laiss‚ s'affaiblir les croyancesintellectuelles de sa jeunesse, et son scepticisme d'homme du monde ayant …son insu p‚n‚tr‚ jusqu'… elles, il pensait (ou du moins il avait silongtemps pens‚ cela qu'il le disait encore) que les objets de nos go–tsn'ont pas en eux une valeur absolue, mais que tout est affaire d'‚poque, declasse, consiste en modes, dont les plus vulgaires valent celles qui

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passent pour les plus distingu‚es. Et comme il jugeait que l'importanceattach‚e par Odette … avoir des cartes pour le vernissage n'‚tait pas ensoi quelque chose de plus ridicule que le plaisir qu'il avait autrefois …d‚jeuner chez le prince de Galles, de mˆme, il ne pensait pas quel'admiration qu'elle professait pour Monte-Carlo ou pour le Righi f–t plusd‚raisonnable que le go–t qu'il avait, lui, pour la Hollande qu'elle sefigurait laide et pour Versailles qu'elle trouvait triste. Aussi, seprivait-il d'y aller, ayant plaisir … se dire que c'‚tait pour elle, qu'ilvoulait ne sentir, n'aimer qu'avec elle.

Comme tout ce qui environnait Odette et n'‚tait en quelque sorte que lemode selon lequel il pouvait la voir, causer avec elle, il aimait lasoci‚t‚ des Verdurin. L…, comme au fond de tous les divertissements,repas, musique, jeux, soupers costum‚s, parties de campagne, parties deth‚ƒtre, mˆme les rares "grandes soir‚es" donn‚es pour les "ennuyeux", il yavait la pr‚sence d'Odette, la vue d'Odette, la conversation avec Odette,dont les Verdurin faisaient … Swann, en l'invitant, le don inestimable, ilse plaisait mieux que partout ailleurs dans le "petit noyau", et cherchait… lui attribuer des m‚rites r‚els, car il s'imaginait ainsi que par go–t ille fr‚quenterait toute sa vie. Or, n'osant pas se dire, par peur de ne pasle croire, qu'il aimerait toujours Odette, du moins en cherchant   supposerqu'il fr‚quenterait toujours les Verdurin (proposition qui, a priori,soulevait moins d'objections de principe de la part de son intelligence),il se voyait dans l'avenir continuant … rencontrer chaque soir Odette; celane revenait peut-ˆtre pas tout … fait au mˆme que l'aimer toujours, mais,pour le moment, pendant qu'il l'aimait, croire qu'il ne cesserait pas unjour de la voir, c'est tout ce qu'il demandait. "Quel charmant milieu, sedisait-il. Comme c'est au fond la vraie vie qu'on mŠne l…! Comme on y estplus intelligent, plus artiste que dans le monde. Comme Mme Verdurin,malgr‚ de petites exag‚rations un peu risibles, a un amour sincŠre de lapeinture, de la musique! quelle passion pour les uvres, quel d‚sir defaire plaisir aux artistes! Elle se fait une id‚e inexacte des gens dumonde; mais avec cela que le monde n'en a pas une plus fausse encore desmilieux artistes! Peut-ˆtre n'ai-je pas de grands besoins intellectuels …assouvir dans la conversation, mais je me plais parfaitement bien avecCottard, quoiqu'il fasse des calembours ineptes. Et quant au peintre, sisa pr‚tention est d‚plaisante quand il cherche … ‚tonner, en revanche c'estune des plus belles intelligences que j'aie connues. Et puis surtout, l…,on se sent libre, on fait ce qu'on veut sans contrainte, sans c‚r‚monie.Quelle d‚pense de bonne humeur il se fait par jour dans ce salon-l…!D‚cid‚ment, sauf quelques rares exceptions, je n'irai plus jamais que dansce milieu. C'est l… que j'aurai de plus en plus mes habitudes et ma vie."

Et comme les qualit‚s qu'il croyait intrinsŠques aux Verdurin n'‚taient quele reflet sur eux de plaisirs qu'avait go–t‚s chez eux son amour pourOdette, ces qualit‚s devenaient plus s‚rieuses, plus profondes, plusvitales, quand ces plaisirs l'‚taient aussi. Comme Mme Verdurin donnaitparfois … Swann ce qui seul pouvait constituer pour lui le bonheur; comme,tel soir o— il se sentait anxieux parce qu'Odette avait caus‚ avec uninvit‚ plus qu'avec un autre, et o—, irrit‚ contre elle, il ne voulait pasprendre l'initiative de lui demander si elle reviendrait avec lui, MmeVerdurin lui apportait la paix et la joie en disant spontan‚ment: "Odette,vous allez ramener M. Swann, n'est-ce pas"? comme cet ‚t‚ qui venait et o—il s'‚tait d'abord demand‚ avec inqui‚tude si Odette ne s'absenterait passans lui, s'il pourrait continuer … la voir tous les jours, Mme Verdurinallait les inviter … le passer tous deux chez elle … la campagne, -- Swann

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laissant … son insu la reconnaissance et l'int‚rˆt s'infiltrer dans sonintelligence et influer sur ses id‚es, allait jusqu'… proclamer que MmeVerdurin ‚tait une grande ƒme. De quelques gens exquis ou ‚minents que telde ses anciens camarades de l'‚cole du Louvre lui parlƒt: "Je pr‚fŠre centfois les Verdurin, lui r‚pondait-il." Et, avec une solennit‚ qui ‚taitnouvelle chez lui: "Ce sont des ˆtres magnanimes, et la magnanimit‚ est,au fond, la seule chose qui importe et qui distingue ici-bas. Vois-tu, iln'y a que deux classes d'ˆtres: les magnanimes et les autres; et je suisarriv‚ … un ƒge o— il faut prendre parti, d‚cider une fois pour toutes quion veut aimer et qui on veut d‚daigner, se tenir … ceux qu'on aime et, pourr‚parer le temps qu'on a gƒch‚ avec les autres, ne plus les quitter jusqu'…sa mort. Eh bien! ajoutait-il avec cette l‚gŠre ‚motion qu'on ‚prouvequand mˆme sans bien s'en rendre compte, on dit une chose non parce qu'elleest vraie, mais parce qu'on a plaisir … la dire et qu'on l'‚coute dans sapropre voix comme si elle venait d'ailleurs que de nous-mˆmes, le sort enest jet‚, j'ai choisi d'aimer les seuls c urs magnanimes et de ne plusvivre que dans la magnanimit‚. Tu me demandes si Mme Verdurin estv‚ritablement intelligente. Je t'assure qu'elle m'a donn‚ les preuvesd'une noblesse de c ur, d'une hauteur d'ƒme o—, que veux-tu, on n'atteintpas sans une hauteur ‚gale de pens‚e. Certes elle a la profondeintelligence des arts. Mais ce n'est peut-ˆtre pas l… qu'elle est le plusadmirable; et telle petite action ing‚nieusement, exquisement bonne,qu'elle a accomplie pour moi, telle g‚niale attention, tel gestefamiliŠrement sublime, r‚vŠlent une compr‚hension plus profonde del'existence que tous les trait‚s de philosophie."

Il aurait pourtant pu se dire qu'il y avait des anciens amis de ses parentsaussi simples que les Verdurin, des camarades de sa jeunesse aussi ‚prisd'art, qu'il connaissait d'autres ˆtres d'un grand c ur, et que, pourtant,depuis qu'il avait opt‚ pour la simplicit‚, les arts et la magnanimit‚, ilne les voyait plus jamais. Mais ceux-l… ne connaissaient pas Odette, et,s'ils l'avaient connue, ne se seraient pas souci‚s de la rapprocher de lui.

Ainsi il n'y avait sans doute pas, dans tout le milieu Verdurin, un seulfidŠle qui les aimƒt ou cr–t les aimer autant que Swann. Et pourtant,quand M. Verdurin avait dit que Swann ne lui revenait pas, non seulement ilavait exprim‚ sa propre pens‚e, mais il avait devin‚ celle de sa femme.Sans doute Swann avait pour Odette une affection trop particuliŠre et dontil avait n‚glig‚ de faire de Mme Verdurin la confidente quotidienne: sansdoute la discr‚tion mˆme avec laquelle il usait de l'hospitalit‚ desVerdurin, s'abstenant souvent de venir dŒner pour une raison qu'ils nesoup‡onnaient pas et … la place de laquelle ils voyaient le d‚sir de ne pasmanquer une invitation chez des "ennuyeux", sans doute aussi, et malgr‚toutes les pr‚cautions qu'il avait prises pour la leur cacher, lad‚couverte progressive qu'ils faisaient de sa brillante situation mondaine,tout cela contribuait … leur irritation contre lui. Mais la raisonprofonde en ‚tait autre. C'est qu'ils avaient trŠs vite senti en lui unespace r‚serv‚, imp‚n‚trable, o— il continuait … professer silencieusementpour lui-mˆme que la princesse de Sagan n'‚tait pas grotesque et que lesplaisanteries de Cottard n'‚taient pas dr“les, enfin et bien que jamais ilne se d‚partŒt de son amabilit‚ et ne se r‚voltƒt contre leurs dogmes, uneimpossibilit‚ de les lui imposer, de l'y convertir entiŠrement, comme ilsn'en avaient jamais rencontr‚ une pareille chez personne. Ils lui auraientpardonn‚ de fr‚quenter des ennuyeux (auxquels d'ailleurs, dans le fond deson c ur, il pr‚f‚rait mille fois les Verdurin et tout le petit noyau) s'ilavait consenti, pour le bon exemple, … les renier en pr‚sence des fidŠles.

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Mais c'est une abjuration qu'ils comprirent qu'on ne pourrait pas luiarracher.

Quelle diff‚rence avec un "nouveau" qu'Odette leur avait demand‚ d'inviter,quoiqu'elle ne l'e–t rencontr‚ que peu de fois, et sur lequel ils fondaientbeaucoup d'espoir, le comte de Forcheville! (Il se trouva qu'il ‚taitjustement le beau-frŠre de Saniette, ce qui remplit d'‚tonnement lesfidŠles: le vieil archiviste avait des maniŠres si humbles qu'ilsl'avaient toujours cru d'un rang social inf‚rieur au leur et nes'attendaient pas … apprendre qu'il appartenait … un monde riche etrelativement aristocratique.) Sans doute Forcheville ‚tait grossiŠrementsnob, alors que Swann ne l'‚tait pas; sans doute il ‚tait bien loin deplacer, comme lui, le milieu des Verdurin au-dessus de tous les autres.Mais il n'avait pas cette d‚licatesse de nature qui empˆchait Swann des'associer aux critiques trop manifestement fausses que dirigeait MmeVerdurin contre des gens qu'il connaissait. Quant aux tiradespr‚tentieuses et vulgaires que le peintre lan‡ait … certains jours, auxplaisanteries de commis voyageur que risquait Cottard et auxquelles Swann,qui les aimait l'un et l'autre, trouvait facilement des excuses maisn'avait pas le courage et l'hypocrisie d'applaudir, Forcheville ‚tait aucontraire d'un niveau intellectuel qui lui permettait d'ˆtre abasourdi,‚merveill‚ par les unes, sans d'ailleurs les comprendre, et de se d‚lecteraux autres. Et justement le premier dŒner chez les Verdurin auquel assistaForcheville, mit en lumiŠre toutes ces diff‚rences, fit ressortir sesqualit‚s et pr‚cipita la disgrƒce de Swann.

Il y avait, … ce dŒner, en dehors des habitu‚s, un professeur de laSorbonne, Brichot, qui avait rencontr‚ M. et Mme Verdurin aux eaux et sises fonctions universitaires et ses travaux d'‚rudition n'avaient pas rendutrŠs rares ses moments de libert‚, serait volontiers venu souvent chez eux.Car il avait cette curiosit‚, cette superstition de la vie, qui unie … uncertain scepticisme relatif … l'objet de leurs ‚tudes, donne dans n'importequelle profession, … certains hommes intelligents, m‚decins qui ne croientpas … la m‚decine, professeurs de lyc‚e qui ne croient pas au thŠme latin,la r‚putation d'esprits larges, brillants, et mˆme sup‚rieurs. Ilaffectait, chez Mme Verdurin, de chercher ses comparaisons dans ce qu'il yavait de plus actuel quand il parlait de philosophie et d'histoire, d'abordparce qu'il croyait qu'elles ne sont qu'une pr‚paration … la vie et qu'ils'imaginait trouver en action dans le petit clan ce qu'il n'avait connujusqu'ici que dans les livres, puis peut-ˆtre aussi parce que, s'‚tant vuinculquer autrefois, et ayant gard‚ … son insu, le respect de certainssujets, il croyait d‚pouiller l'universitaire en prenant avec eux deshardiesses qui, au contraire, ne lui paraissaient telles, que parce qu'ill'‚tait rest‚.

DŠs le commencement du repas, comme M. de Forcheville, plac‚ … la droite deMme Verdurin qui avait fait pour le "nouveau" de grands frais de toilette,lui disait: "C'est original, cette robe blanche", le docteur qui n'avaitcess‚ de l'observer, tant il ‚tait curieux de savoir comment ‚tait fait cequ'il appelait un "de", et qui cherchait une occasion d'attirer sonattention et d'entrer plus en contact avec lui, saisit au vol le mot"blanche" et, sans lever le nez de son assiette, dit: "blanche? Blanche deCastille?", puis sans bouger la tˆte lan‡a furtivement de droite et degauche des regards incertains et souriants. Tandis que Swann, par l'effortdouloureux et vain qu'il fit pour sourire, t‚moigna qu'il jugeait cecalembour stupide, Forcheville avait montr‚ … la fois qu'il en go–tait la

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finesse et qu'il savait vivre, en contenant dans de justes limites unegaiet‚ dont la franchise avait charm‚ Mme Verdurin.

-- Qu'est-ce que vous dites d'un savant comme cela? avait-elle demand‚ …Forcheville. Il n'y a pas moyen de causer s‚rieusement deux minutes aveclui. Est-ce que vous leur en dites comme cela, … votre h“pital? avait-elleajout‚ en se tournant vers le docteur, ‡a ne doit pas ˆtre ennuyeux tousles jours, alors. Je vois qu'il va falloir que je demande … m'y faireadmettre.

-- Je crois avoir entendu que le docteur parlait de cette vieille chipie deBlanche de Castille, si j'ose m'exprimer ainsi. N'est-il pas vrai, madame?demanda Brichot … Mme Verdurin qui, pƒmant, les yeux ferm‚s, pr‚cipita safigure dans ses mains d'o— s'‚chappŠrent des cris ‚touff‚s.

"Mon Dieu, Madame, je ne voudrais pas alarmer les ƒmes respectueuses s'il yen a autour de cette table, sub rosa... Je reconnais d'ailleurs que notreineffable r‚publique ath‚nienne -- “ combien! -- pourrait honorer en cettecap‚tienne obscurantiste le premier des pr‚fets de police … poigne. Sifait, mon cher h“te, si fait, reprit-il de sa voix bien timbr‚e quid‚tachait chaque syllabe, en r‚ponse … une objection de M. Verdurin. Lachronique de Saint-Denis dont nous ne pouvons contester la s–ret‚d'information ne laisse aucun doute … cet ‚gard. Nulle ne pourrait ˆtremieux choisie comme patronne par un prol‚tariat la‹cisateur que cette mŠred'un saint … qui elle en fit d'ailleurs voir de saumƒtres, comme dit Sugeret autres saint Bernard; car avec elle chacun en prenait pour son grade.

-- Quel est ce monsieur? demanda Forcheville … Mme Verdurin, il a l'aird'ˆtre de premiŠre force.

-- Comment, vous ne connaissez pas le fameux Brichot? il est c‚lŠbre danstoute l'Europe.

-- Ah! c'est Br‚chot, s'‚cria Forcheville qui n'avait pas bien entendu,vous m'en direz tant, ajouta-t-il tout en attachant sur l'homme c‚lŠbre desyeux ‚carquill‚s. C'est toujours int‚ressant de dŒner avec un homme envue. Mais, dites-moi, vous nous invitez-l… avec des convives de choix. Onne s'ennuie pas chez vous.

-- Oh! vous savez ce qu'il y a surtout, dit modestement Mme Verdurin, c'estqu'ils se sentent en confiance. Ils parlent de ce qu'ils veulent, et laconversation rejaillit en fus‚es. Ainsi Brichot, ce soir, ce n'est rien:je l'ai vu, vous savez, chez moi, ‚blouissant, … se mettre … genoux devant;eh bien! chez les autres, ce n'est plus le mˆme homme, il n'a plusd'esprit, il faut lui arracher les mots, il est mˆme ennuyeux.

-- C'est curieux! dit Forcheville ‚tonn‚.

Un genre d'esprit comme celui de Brichot aurait ‚t‚ tenu pour stupidit‚pure dans la coterie o— Swann avait pass‚ sa jeunesse, bien qu'il soitcompatible avec une intelligence r‚elle. Et celle du professeur,vigoureuse et bien nourrie, aurait probablement pu ˆtre envi‚e par bien desgens du monde que Swann trouvait spirituels. Mais ceux-ci avaient fini parlui inculquer si bien leurs go–ts et leurs r‚pugnances, au moins en tout cequi touche … la vie mondaine et mˆme en celle de ses parties annexes quidevrait plut“t relever du domaine de l'intelligence: la conversation, que

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Swann ne put trouver les plaisanteries de Brichot que p‚dantesques,vulgaires et grasses … ‚c urer. Puis il ‚tait choqu‚, dans l'habitudequ'il avait des bonnes maniŠres, par le ton rude et militaire qu'affectait,en s'adressant … chacun, l'universitaire cocardier. Enfin, peut-ˆtreavait-il surtout perdu, ce soir-l…, de son indulgence en voyant l'amabilit‚que Mme Verdurin d‚ployait pour ce Forcheville qu'Odette avait eu lasinguliŠre id‚e d'amener. Un peu gˆn‚e vis-…-vis de Swann, elle lui avaitdemand‚ en arrivant:

-- Comment trouvez-vous mon invit‚?

Et lui, s'apercevant pour la premiŠre fois que Forcheville qu'ilconnaissait depuis longtemps pouvait plaire … une femme et ‚tait assez belhomme, avait r‚pondu: "Immonde!" Certes, il n'avait pas l'id‚e d'ˆtrejaloux d'Odette, mais il ne se sentait pas aussi heureux que d'habitude etquand Brichot, ayant commenc‚ … raconter l'histoire de la mŠre de Blanchede Castille qui "avait ‚t‚ avec Henri Plantagenet des ann‚es avant del'‚pouser", voulut s'en faire demander la suite par Swann en lui disant:"n'est-ce pas, monsieur Swann?" sur le ton martial qu'on prend pour semettre … la port‚e d'un paysan ou pour donner du c ur … un troupier, Swanncoupa l'effet de Brichot … la grande fureur de la maŒtresse de la maison,en r‚pondant qu'on voul–t bien l'excuser de s'int‚resser si peu … Blanchede Castille, mais qu'il avait quelque chose … demander au peintre. Celui-ci, en effet, ‚tait all‚ dans l'aprŠs-midi visiter l'exposition d'unartiste, ami de Mme Verdurin qui ‚tait mort r‚cemment, et Swann auraitvoulu savoir par lui (car il appr‚ciait son go–t) si vraiment il y avaitdans ces derniŠres uvres plus que la virtuosit‚ qui stup‚fiait d‚j… dansles pr‚c‚dentes.

-- A ce point de vue-l…, c'‚tait extraordinaire, mais cela ne semblait pasd'un art, comme on dit, trŠs "‚lev‚", dit Swann en souriant.

-- lev‚... … la hauteur d'une institution, interrompit Cottard en levant�les bras avec une gravit‚ simul‚e.

Toute la table ‚clata de rire.

-- Quand je vous disais qu'on ne peut pas garder son s‚rieux avec lui, ditMme Verdurin … Forcheville. Au moment o— on s'y attend le moins, il voussort une calembredaine.

Mais elle remarqua que seul Swann ne s'‚tait pas d‚rid‚. Du reste iln'‚tait pas trŠs content que Cottard fŒt rire de lui devant Forcheville.Mais le peintre, au lieu de r‚pondre d'une fa‡on int‚ressante … Swann, cequ'il e–t probablement fait s'il e–t ‚t‚ seul avec lui, pr‚f‚ra se faireadmirer des convives en pla‡ant un morceau sur l'habilet‚ du maŒtredisparu.

-- Je me suis approch‚, dit-il, pour voir comment c'‚tait fait, j'ai mis lenez dessus. Ah! bien ouiche! on ne pourrait pas dire si c'est fait avec dela colle, avec du rubis, avec du savon, avec du bronze, avec du soleil,avec du caca!

-- Et un font douze, s'‚cria trop tard le docteur dont personne ne compritl'interruption.

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-- "€a a l'air fait avec rien, reprit le peintre, pas plus moyen ded‚couvrir le truc que dans la Ronde ou les R‚gentes et c'est encore plusfort comme patte que Rembrandt et que Hals. Tout y est, mais non, je vousjure."

Et comme les chanteurs parvenus … la note la plus haute qu'ils puissentdonner continuent en voix de tˆte, piano, il se contenta de murmurer, et enriant, comme si en effet cette peinture e–t ‚t‚ d‚risoire … force debeaut‚:

-- "€a sent bon, ‡a vous prend … la tˆte, ‡a vous coupe la respiration, ‡avous fait des chatouilles, et pas mŠche de savoir avec quoi c'est fait,c'en est sorcier, c'est de la rouerie, c'est du miracle (‚clatant tout …fait de rire): c'en est malhonnˆte!" En s'arrˆtant, redressant gravementla tˆte, prenant une note de basse profonde qu'il tƒcha de rendreharmonieuse, il ajouta: "et c'est si loyal!"

Sauf au moment o— il avait dit: "plus fort que la Ronde", blasphŠme quiavait provoqu‚ une protestation de Mme Verdurin qui tenait "la Ronde" pourle plus grand chef-d' uvre de l'univers avec "la NeuviŠme" et "laSamothrace", et …: "fait avec du caca" qui avait fait jeter … Forchevilleun coup d' il circulaire sur la table pour voir si le mot passait et avaitensuite amen‚ sur sa bouche un sourire prude et conciliant, tous lesconvives, except‚ Swann, avaient attach‚ sur le peintre des regardsfascin‚s par l'admiration.

-- "Ce qu'il m'amuse quand il s'emballe comme ‡a, s'‚cria, quand il euttermin‚, Mme Verdurin, ravie que la table f–t justement si int‚ressante lejour o— M. de Forcheville venait pour la premiŠre fois. Et toi, qu'est-ceque tu as … rester comme cela, bouche b‚e comme une grande bˆte? dit-elle …son mari. Tu sais pourtant qu'il parle bien; on dirait que c'est lapremiŠre fois qu'il vous entend. Si vous l'aviez vu pendant que vousparliez, il vous buvait. Et demain il nous r‚citera tout ce que vous avezdit sans manger un mot."

-- Mais non, c'est pas de la blague, dit le peintre, enchant‚ de sonsuccŠs, vous avez l'air de croire que je fais le boniment, que c'est duchiqu‚; je vous y mŠnerai voir, vous direz si j'ai exag‚r‚, je vous fichemon billet que vous revenez plus emball‚e que moi!

-- Mais nous ne croyons pas que vous exag‚rez, nous voulons seulement quevous mangiez, et que mon mari mange aussi; redonnez de la sole normande …Monsieur, vous voyez bien que la sienne est froide. Nous ne sommes pas sipress‚s, vous servez comme s'il y avait le feu, attendez donc un peu pourdonner la salade.

Mme Cottard qui ‚tait modeste et parlait peu, savait pourtant ne pasmanquer d'assurance quand une heureuse inspiration lui avait fait trouverun mot juste. Elle sentait qu'il aurait du succŠs, cela la mettait enconfiance, et ce qu'elle en faisait ‚tait moins pour briller que pour ˆtreutile … la carriŠre de son mari. Aussi ne laissa-t-elle pas ‚chapper lemot de salade que venait de prononcer Mme Verdurin.

-- Ce n'est pas de la salade japonaise? dit-elle … mi-voix en se tournantvers Odette.

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Et ravie et confuse de l'…-propos et de la hardiesse qu'il y avait … faireainsi une allusion discrŠte, mais claire, … la nouvelle et retentissantepiŠce de Dumas, elle ‚clata d'un rire charmant d'ing‚nue, peu bruyant, maissi irr‚sistible qu'elle resta quelques instants sans pouvoir le maŒtriser."Qui est cette dame? elle a de l'esprit", dit Forcheville.

-- "Non, mais nous vous en ferons si vous venez tous dŒner vendredi."

-- Je vais vous paraŒtre bien provinciale, monsieur, dit Mme Cottard …Swann, mais je n'ai pas encore vu cette fameuse "Francillon" dont tout lemonde parle. Le docteur y est all‚ (je me rappelle mˆme qu'il m'a ditavoir eu le trŠs grand plaisir de passer la soir‚e avec vous) et j'avoueque je n'ai pas trouv‚ raisonnable qu'il louƒt des places pour y retourneravec moi. videmment, au Th‚ƒtre-Fran‡ais, on ne regrette jamais sa�soir‚e, c'est toujours si bien jou‚, mais comme nous avons des amis trŠsaimables (Mme Cottard pronon‡ait rarement un nom propre et se contentait dedire "des amis … nous", "une de mes amies", par "distinction", sur un tonfactice, et avec l'air d'importance d'une personne qui ne nomme que quielle veut) qui ont souvent des loges et ont la bonne id‚e de nous emmener …toutes les nouveaut‚s qui en valent la peine, je suis toujours s–re de voir"Francillon" un peu plus t“t ou un peu plus tard, et de pouvoir me formerune opinion. Je dois pourtant confesser que je me trouve assez sotte, car,dans tous les salons o— je vais en visite, on ne parle naturellement que decette malheureuse salade japonaise. On commence mˆme … en ˆtre un peufatigu‚, ajouta-t-elle en voyant que Swann n'avait pas l'air aussiint‚ress‚ qu'elle aurait cru par une si br–lante actualit‚. Il faut avouerpourtant que cela donne quelquefois pr‚texte … des id‚es assez amusantes.Ainsi j'ai une de mes amies qui est trŠs originale, quoique trŠs joliefemme, trŠs entour‚e, trŠs lanc‚e, et qui pr‚tend qu'elle a fait faire chezelle cette salade japonaise, mais en faisant mettre tout ce qu'AlexandreDumas fils dit dans la piŠce. Elle avait invit‚ quelques amies … venir enmanger. Malheureusement je n'‚tais pas des ‚lues. Mais elle nous l'aracont‚ tant“t, … son jour; il paraŒt que c'‚tait d‚testable, elle nous afait rire aux larmes. Mais vous savez, tout est dans la maniŠre deraconter, dit-elle en voyant que Swann gardait un air grave.

Et supposant que c'‚tait peut-ˆtre parce qu'il n'aimait pas "Francillon":

-- Du reste, je crois que j'aurai une d‚ception. Je ne crois pas que celavaille "Serge Panine", l'idole de Mme de Cr‚cy. Voil… au moins des sujetsqui ont du fond, qui font r‚fl‚chir; mais donner une recette de salade surla scŠne du Th‚ƒtre-Fran‡ais! Tandis que "Serge Panine"! Du reste, commetout ce qui vient de la plume de Georges Ohnet, c'est toujours si bien‚crit. Je ne sais pas si vous connaissez "Le MaŒtre de Forges" que jepr‚f‚rerais encore … "Serge Panine".

-- "Pardonnez-moi, lui dit Swann d'un air ironique, mais j'avoue que monmanque d'admiration est … peu prŠs ‚gal pour ces deux chefs-d' uvre."

-- "Vraiment, qu'est-ce que vous leur reprochez? Est-ce un parti pris?Trouvez-vous peut-ˆtre que c'est un peu triste? D'ailleurs, comme je distoujours, il ne faut jamais discuter sur les romans ni sur les piŠces deth‚ƒtre. Chacun a sa maniŠre de voir et vous pouvez trouver d‚testable ceque j'aime le mieux."

Elle fut interrompue par Forcheville qui interpellait Swann. En effet,

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tandis que Mme Cottard parlait de "Francillon", Forcheville avait exprim‚ …Mme Verdurin son admiration pour ce qu'il avait appel‚ le petit "speech" dupeintre.

-- Monsieur a une facilit‚ de parole, une m‚moire! avait-il dit … MmeVerdurin quand le peintre eut termin‚, comme j'en ai rarement rencontr‚.Bigre! je voudrais bien en avoir autant. Il ferait un excellentpr‚dicateur. On peut dire qu'avec M. Br‚chot, vous avez l… deux num‚rosqui se valent, je ne sais mˆme pas si comme platine, celui-ci ne dameraitpas encore le pion au professeur. €a vient plus naturellement, c'est moinsrecherch‚. Quoiqu'il ait chemin faisant quelques mots un peu r‚alistes,mais c'est le go–t du jour, je n'ai pas souvent vu tenir le crachoir avecune pareille dext‚rit‚, comme nous disions au r‚giment, o— pourtant j'avaisun camarade que justement monsieur me rappelait un peu. A propos den'importe quoi, je ne sais que vous dire, sur ce verre, par exemple, ilpouvait d‚goiser pendant des heures, non, pas … propos de ce verre, ce queje dis est stupide; mais … propos de la bataille de Waterloo, de tout ceque vous voudrez et il nous envoyait chemin faisant des choses auxquellesvous n'auriez jamais pens‚. Du reste Swann ‚tait dans le mˆme r‚giment; ila d– le connaŒtre."

-- Vous voyez souvent M. Swann? demanda Mme Verdurin.

-- Mais non, r‚pondit M. de Forcheville et comme pour se rapprocher plusais‚ment d'Odette, il d‚sirait ˆtre agr‚able … Swann, voulant saisir cetteoccasion, pour le flatter, de parler de ses belles relations, mais d'enparler en homme du monde sur un ton de critique cordiale et n'avoir pasl'air de l'en f‚liciter comme d'un succŠs inesp‚r‚: "N'est-ce pas, Swann?je ne vous vois jamais. D'ailleurs, comment faire pour le voir? Cetanimal-l… est tout le temps fourr‚ chez les La Tr‚mo‹lle, chez les Laumes,chez tout ‡a!..." Imputation d'autant plus fausse d'ailleurs que depuis unan Swann n'allait plus guŠre que chez les Verdurin. Mais le seul nom depersonnes qu'ils ne connaissaient pas ‚tait accueilli chez eux par unsilence r‚probateur. M. Verdurin, craignant la p‚nible impression que cesnoms d'"ennuyeux", surtout lanc‚s ainsi sans tact … la face de tous lesfidŠles, avaient d– produire sur sa femme, jeta sur elle … la d‚rob‚e unregard plein d'inquiŠte sollicitude. Il vit alors que dans sa r‚solutionde ne pas prendre acte, de ne pas avoir ‚t‚ touch‚e par la nouvelle quivenait de lui ˆtre notifi‚e, de ne pas seulement rester muette, maisd'avoir ‚t‚ sourde comme nous l'affectons, quand un ami fautif essaye deglisser dans la conversation une excuse que ce serait avoir l'aird'admettre que de l'avoir ‚cout‚e sans protester, ou quand on prononcedevant nous le nom d‚fendu d'un ingrat, Mme Verdurin, pour que son silencen'e–t pas l'air d'un consentement, mais du silence ignorant des chosesinanim‚es, avait soudain d‚pouill‚ son visage de toute vie, de toutemotilit‚; son front bomb‚ n'‚tait plus qu'une belle ‚tude de ronde bosse o—le nom de ces La Tr‚mo‹lle chez qui ‚tait toujours fourr‚ Swann, n'avait pup‚n‚trer; son nez l‚gŠrement fronc‚ laissait voir une ‚chancrure quisemblait calqu‚e sur la vie. On e–t dit que sa bouche entr'ouverte allaitparler. Ce n'‚tait plus qu'une cire perdue, qu'un masque de plƒtre, qu'unemaquette pour un monument, qu'un buste pour le Palais de l'Industrie devantlequel le public s'arrˆterait certainement pour admirer comment lesculpteur, en exprimant l'imprescriptible dignit‚ des Verdurin oppos‚e …celle des La Tr‚mo‹lle et des Laumes qu'ils valent certes ainsi que tousles ennuyeux de la terre, ‚tait arriv‚ … donner une majest‚ presque papale… la blancheur et … la rigidit‚ de la pierre. Mais le marbre finit par

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s'animer et fit entendre qu'il fallait ne pas ˆtre d‚go–t‚ pour aller chezces gens-l…, car la femme ‚tait toujours ivre et le mari si ignorant qu'ildisait collidor pour corridor.

-- "On me paierait bien cher que je ne laisserais pas entrer ‡a chez moi",conclut Mme Verdurin, en regardant Swann d'un air imp‚rieux.

Sans doute elle n'esp‚rait pas qu'il se soumettrait jusqu'… imiter lasainte simplicit‚ de la tante du pianiste qui venait de s'‚crier:

-- Voyez-vous ‡a? Ce qui m'‚tonne, c'est qu'ils trouvent encore despersonnes qui consentent … leur causer; il me semble que j'aurais peur: unmauvais coup est si vite re‡u! Comment y a-t-il encore du peuple assezbrute pour leur courir aprŠs.

Que ne r‚pondait-il du moins comme Forcheville: "Dame, c'est une duchesse;il y a des gens que ‡a impressionne encore", ce qui avait permis au moins …Mme Verdurin de r‚pliquer: "Grand bien leur fasse!" Au lieu de cela,Swann se contenta de rire d'un air qui signifiait qu'il ne pouvait mˆme pasprendre au s‚rieux une pareille extravagance. M. Verdurin, continuant …jeter sur sa femme des regards furtifs, voyait avec tristesse et comprenaittrop bien qu'elle ‚prouvait la colŠre d'un grand inquisiteur qui neparvient pas … extirper l'h‚r‚sie, et pour tƒcher d'amener Swann … uner‚tractation, comme le courage de ses opinions paraŒt toujours un calcul etune lƒchet‚ aux yeux de ceux … l'encontre de qui il s'exerce, M. Verdurinl'interpella:

-- Dites donc franchement votre pens‚e, nous n'irons pas le leur r‚p‚ter.

A quoi Swann r‚pondit:

-- Mais ce n'est pas du tout par peur de la duchesse (si c'est des LaTr‚mo‹lle que vous parlez). Je vous assure que tout le monde aime allerchez elle. Je ne vous dis pas qu'elle soit "profonde" (il pronon‡aprofonde, comme si ‡'avait ‚t‚ un mot ridicule, car son langage gardait latrace d'habitudes d'esprit qu'une certaine r‚novation, marqu‚e par l'amourde la musique, lui avait momentan‚ment fait perdre -- il exprimait parfoisses opinions avec chaleur --) mais, trŠs sincŠrement, elle est intelligenteet son mari est un v‚ritable lettr‚. Ce sont des gens charmants.

Si bien que Mme Verdurin, sentant que, par ce seul infidŠle, elle seraitempˆch‚e de r‚aliser l'unit‚ morale du petit noyau, ne put pas s'empˆcherdans sa rage contre cet obstin‚ qui ne voyait pas combien ses paroles lafaisaient souffrir, de lui crier du fond du c ur:

-- Trouvez-le si vous voulez, mais du moins ne nous le dites pas.

-- Tout d‚pend de ce que vous appelez intelligence, dit Forcheville quivoulait briller … son tour. Voyons, Swann, qu'entendez-vous parintelligence?

-- Voil…! s'‚cria Odette, voil… les grandes choses dont je lui demande deme parler, mais il ne veut jamais.

-- Mais si... protesta Swann.

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-- Cette blague! dit Odette.

-- Blague … tabac? demanda le docteur.

-- Pour vous, reprit Forcheville, l'intelligence, est-ce le bagout dumonde, les personnes qui savent s'insinuer?

-- Finissez votre entremets qu'on puisse enlever votre assiette, dit MmeVerdurin d'un ton aigre en s'adressant … Saniette, lequel absorb‚ dans desr‚flexions, avait cess‚ de manger. Et peut-ˆtre un peu honteuse du tonqu'elle avait pris: "Cela ne fait rien, vous avez votre temps, mais, si jevous le dis, c'est pour les autres, parce que cela empˆche de servir."

-- Il y a, dit Brichot en martelant les syllabes, une d‚finition biencurieuse de l'intelligence dans ce doux anarchiste de F‚nelon...

-- Ecoutez! dit … Forcheville et au docteur Mme Verdurin, il va nous direla d‚finition de l'intelligence par F‚nelon, c'est int‚ressant, on n'a pastoujours l'occasion d'apprendre cela.

Mais Brichot attendait que Swann e–t donn‚ la sienne. Celui-ci ne r‚ponditpas et en se d‚robant fit manquer la brillante joute que Mme Verdurin ser‚jouissait d'offrir … Forcheville.

-- Naturellement, c'est comme avec moi, dit Odette d'un ton boudeur, je nesuis pas fƒch‚e de voir que je ne suis pas la seule qu'il ne trouve pas …la hauteur.

-- Ces de La Tr‚mouaille que Mme Verdurin nous a montr‚s comme si peurecommandables, demanda Brichot, en articulant avec force, descendent-ilsde ceux que cette bonne snob de Mme de S‚vign‚ avouait ˆtre heureuse deconnaŒtre parce que cela faisait bien pour ses paysans? Il est vrai que lamarquise avait une autre raison, et qui pour elle devait primer celle-l…,car gendelettre dans l'ƒme, elle faisait passer la copie avant tout. Ordans le journal qu'elle envoyait r‚guliŠrement … sa fille, c'est Mme de laTr‚mouaille, bien document‚e par ses grandes alliances, qui faisait lapolitique ‚trangŠre.

-- Mais non, je ne crois pas que ce soit la mˆme famille, dit … tout hasardMme Verdurin.

Saniette qui, depuis qu'il avait rendu pr‚cipitamment au maŒtre d'h“tel sonassiette encore pleine, s'‚tait replong‚ dans un silence m‚ditatif, ensortit enfin pour raconter en riant l'histoire d'un dŒner qu'il avait faitavec le duc de La Tr‚mo‹lle et d'o— il r‚sultait que celui-ci ne savait pasque George Sand ‚tait le pseudonyme d'une femme. Swann qui avait de lasympathie pour Saniette crut devoir lui donner sur la culture du duc desd‚tails montrant qu'une telle ignorance de la part de celui-ci ‚taitmat‚riellement impossible; mais tout d'un coup il s'arrˆta, il venait decomprendre que Saniette n'avait pas besoin de ces preuves et savait quel'histoire ‚tait fausse pour la raison qu'il venait de l'inventer il yavait un moment. Cet excellent homme souffrait d'ˆtre trouv‚ si ennuyeuxpar les Verdurin; et ayant conscience d'avoir ‚t‚ plus terne encore … cedŒner que d'habitude, il n'avait voulu le laisser finir sans avoir r‚ussi …amuser. Il capitula si vite, eut l'air si malheureux de voir manqu‚l'effet sur lequel il avait compt‚ et r‚pondit d'un ton si lƒche … Swann

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pour que celui-ci ne s'acharnƒt pas … une r‚futation d‚sormais inutile:"C'est bon, c'est bon; en tous cas, mˆme si je me trompe, ce n'est pas uncrime, je pense" que Swann aurait voulu pouvoir dire que l'histoire ‚taitvraie et d‚licieuse. Le docteur qui les avait ‚cout‚s eut l'id‚e quec'‚tait le cas de dire: "Se non e vero", mais il n'‚tait pas assez s–r desmots et craignit de s'embrouiller.

AprŠs le dŒner Forcheville alla de lui-mˆme vers le docteur.

-- "Elle n'a pas d– ˆtre mal, Mme Verdurin, et puis c'est une femme avecqui on peut causer, pour moi tout est l…. videmment elle commence … avoir�un peu de bouteille. Mais Mme de Cr‚cy voil… une petite femme qui a l'airintelligente, ah! saperlipopette, on voit tout de suite qu'elle a l' ilam‚ricain, celle-l…! Nous parlons de Mme de Cr‚cy, dit-il … M. Verdurinqui s'approchait, la pipe … la bouche. Je me figure que comme corps defemme..."

-- "J'aimerais mieux l'avoir dans mon lit que le tonnerre", ditpr‚cipitamment Cottard qui depuis quelques instants attendait en vain queForcheville reprŒt haleine pour placer cette vieille plaisanterie dont ilcraignait que ne revŒnt pas l'…-propos si la conversation changeait decours, et qu'il d‚bita avec cet excŠs de spontan‚it‚ et d'assurance quicherche … masquer la froideur et l'‚moi ins‚parables d'une r‚citation.Forcheville la connaissait, il la comprit et s'en amusa. Quant … M.Verdurin, il ne marchanda pas sa gaiet‚, car il avait trouv‚ depuis peupour la signifier un symbole autre que celui dont usait sa femme, maisaussi simple et aussi clair. A peine avait-il commenc‚ … faire lemouvement de tˆte et d'‚paules de quelqu'un qui s'esclaffle qu'aussit“t ilse mettait … tousser comme si, en riant trop fort, il avait aval‚ la fum‚ede sa pipe. Et la gardant toujours au coin de sa bouche, il prolongeaitind‚finiment le simulacre de suffocation et d'hilarit‚. Ainsi lui et MmeVerdurin, qui en face, ‚coutant le peintre qui lui racontait une histoire,fermait les yeux avant de pr‚cipiter son visage dans ses mains, avaientl'air de deux masques de th‚ƒtre qui figuraient diff‚remment la gaiet‚.

M. Verdurin avait d'ailleurs fait sagement en ne retirant pas sa pipe de sabouche, car Cottard qui avait besoin de s'‚loigner un instant fit … mi-voixune plaisanterie qu'il avait apprise depuis peu et qu'il renouvelait chaquefois qu'il avait … aller au mˆme endroit: "Il faut que j'aille entretenirun instant le duc d'Aumale", de sorte que la quinte de M. Verdurinrecommen‡a.

-- Voyons, enlŠve donc ta pipe de ta bouche, tu vois bien que tu vast'‚touffer … te retenir de rire comme ‡a, lui dit Mme Verdurin qui venaitoffrir des liqueurs.

-- "Quel homme charmant que votre mari, il a de l'esprit comme quatre,d‚clara Forcheville … Mme Cottard. Merci madame. Un vieux troupier commemoi, ‡a ne refuse jamais la goutte."

-- "M. de Forcheville trouve Odette charmante", dit M. Verdurin … sa femme.

-- Mais justement elle voudrait d‚jeuner une fois avec vous. Nous allonscombiner ‡a, mais il ne faut pas que Swann le sache. Vous savez, il met unpeu de froid. €a ne vous empˆchera pas de venir dŒner, naturellement, nousesp‚rons vous avoir trŠs souvent. Avec la belle saison qui vient, nous

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allons souvent dŒner en plein air. Cela ne vous ennuie pas les petitsdŒners au Bois? bien, bien, ce sera trŠs gentil. Est-ce que vous n'allezpas travailler de votre m‚tier, vous! cria-t-elle au petit pianiste, afinde faire montre, devant un nouveau de l'importance de Forcheville, … lafois de son esprit et de son pouvoir tyrannique sur les fidŠles.

-- M. de Forcheville ‚tait en train de me dire du mal de toi, dit MmeCottard … son mari quand il rentra au salon.

Et lui, poursuivant l'id‚e de la noblesse de Forcheville qui l'occupaitdepuis le commencement du dŒner, lui dit:

-- "Je soigne en ce moment une baronne, la baronne Putbus, les Putbus‚taient aux Croisades, n'est-ce pas? Ils ont, en Pom‚ranie, un lac qui estgrand comme dix fois la place de la Concorde. Je la soigne pour del'arthrite sŠche, c'est une femme charmante. Elle connaŒt du reste MmeVerdurin, je crois.

Ce qui permit … Forcheville, quand il se retrouva, un moment aprŠs, seulavec Mme Cottard, de compl‚ter le jugement favorable qu'il avait port‚ surson mari:

-- Et puis il est int‚ressant, on voit qu'il connaŒt du monde. Dame, ‡asait tant de choses, les m‚decins.

-- Je vais jouer la phrase de la Sonate pour M. Swann? dit le pianiste.

-- Ah! bigre! ce n'est pas au moins le "Serpent … Sonates"? demanda M. deForcheville pour faire de l'effet.

Mais le docteur Cottard, qui n'avait jamais entendu ce calembour, ne lecomprit pas et crut … une erreur de M. de Forcheville. Il s'approchavivement pour la rectifier:

-- "Mais non, ce n'est pas serpent … sonates qu'on dit, c'est serpent …sonnettes", dit-il d'un ton z‚l‚, impatient et triomphal.

Forcheville lui expliqua le calembour. Le docteur rougit.

-- Avouez qu'il est dr“le, docteur?

-- Oh! je le connais depuis si longtemps, r‚pondit Cottard.

Mais ils se turent; sous l'agitation des tr‚molos de violon qui laprot‚geaient de leur tenue fr‚missante … deux octaves de l… -- et commedans un pays de montagne, derriŠre l'immobilit‚ apparente et vertigineused'une cascade, on aper‡oit, deux cents pieds plus bas, la forme minusculed'une promeneuse -- la petite phrase venait d'apparaŒtre, lointaine,gracieuse, prot‚g‚e par le long d‚ferlement du rideau transparent,incessant et sonore. Et Swann, en son c ur, s'adressa … elle comme … uneconfidente de son amour, comme … une amie d'Odette qui devrait bien luidire de ne pas faire attention … ce Forcheville.

-- Ah! vous arrivez tard, dit Mme Verdurin … un fidŠle qu'elle n'avaitinvit‚ qu'en "cure-dents", "nous avons eu "un" Brichot incomparable, d'une‚loquence! Mais il est parti. N'est-ce pas, monsieur Swann? Je crois que

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c'est la premiŠre fois que vous vous rencontriez avec lui, dit-elle pourlui faire remarquer que c'‚tait … elle qu'il devait de le connaŒtre."N'est-ce pas, il a ‚t‚ d‚licieux, notre Brichot?"

Swann s'inclina poliment.

-- Non? il ne vous a pas int‚ress‚? lui demanda sŠchement Mme Verdurin.

-- "Mais si, madame, beaucoup, j'ai ‚t‚ ravi. Il est peut-ˆtre un peup‚remptoire et un peu jovial pour mon go–t. Je lui voudrais parfois un peud'h‚sitations et de douceur, mais on sent qu'il sait tant de choses et il al'air d'un bien brave homme.

Tour le monde se retira fort tard. Les premiers mots de Cottard … sa femmefurent:

-- J'ai rarement vu Mme Verdurin aussi en verve que ce soir.

-- Qu'est-ce que c'est exactement que cette Mme Verdurin, un demi-castor?dit Forcheville au peintre … qui il proposa de revenir avec lui.

Odette le vit s'‚loigner avec regret, elle n'osa pas ne pas revenir avecSwann, mais fut de mauvaise humeur en voiture, et quand il lui demanda s'ildevait entrer chez elle, elle lui dit: "Bien entendu" en haussant les‚paules avec impatience. Quand tous les invit‚s furent partis, MmeVerdurin dit … son mari:

-- As-tu remarqu‚ comme Swann a ri d'un rire niais quand nous avons parl‚de Mme La Tr‚mo‹lle?"

Elle avait remarqu‚ que devant ce nom Swann et Forcheville avaientplusieurs fois supprim‚ la particule. Ne doutant pas que ce f–t pourmontrer qu'ils n'‚taient pas intimid‚s par les titres, elle souhaitaitd'imiter leur fiert‚, mais n'avait pas bien saisi par quelle formegrammaticale elle se traduisait. Aussi sa vicieuse fa‡on de parlerl'emportant sur son intransigeance r‚publicaine, elle disait encore les deLa Tr‚mo‹lle ou plut“t par une abr‚viation en usage dans les paroles deschansons de caf‚-concert et les l‚gendes des caricaturistes et quidissimulait le de, les d'La Tr‚mo‹lle, mais elle se rattrapait en disant:"Madame La Tr‚mo‹lle." "La "Duchesse", comme dit Swann", ajouta-t-elleironiquement avec un sourire qui prouvait qu'elle ne faisait que citer etne prenait pas … son compte une d‚nomination aussi na‹ve et ridicule.

-- Je te dirai que je l'ai trouv‚ extrˆmement bˆte.

Et M. Verdurin lui r‚pondit:

-- Il n'est pas franc, c'est un monsieur cauteleux, toujours entre le zistet le zest. Il veut toujours m‚nager la chŠvre et le chou. Quellediff‚rence avec Forcheville. Voil… au moins un homme qui vous ditcarr‚ment sa fa‡on de penser. €a vous plaŒt ou ‡a ne vous plaŒt pas. Cen'est pas comme l'autre qui n'est jamais ni figue ni raisin. Du resteOdette a l'air de pr‚f‚rer joliment le Forcheville, et je lui donne raison.Et puis enfin puisque Swann veut nous la faire … l'homme du monde, auchampion des duchesses, au moins l'autre a son titre; il est toujours comtede Forcheville, ajouta-t-il d'un air d‚licat, comme si, au courant de

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l'histoire de ce comt‚, il en soupesait minutieusement la valeurparticuliŠre.

-- Je te dirai, dit Mme Verdurin, qu'il a cru devoir lancer contre Brichotquelques insinuations venimeuses et assez ridicules. Naturellement, commeil a vu que Brichot ‚tait aim‚ dans la maison, c'‚tait une maniŠre de nousatteindre, de bˆcher notre dŒner. On sent le bon petit camarade qui vousd‚binera en sortant.

-- Mais je te l'ai dit, r‚pondit M. Verdurin, c'est le rat‚, le petitindividu envieux de tout ce qui est un peu grand.

En r‚alit‚ il n'y avait pas un fidŠle qui ne f–t plus malveillant queSwann; mais tous ils avaient la pr‚caution d'assaisonner leurs m‚disancesde plaisanteries connues, d'une petite pointe d'‚motion et de cordialit‚;tandis que la moindre r‚serve que se permettait Swann, d‚pouill‚e desformules de convention telles que: "Ce n'est pas du mal que nous disons"et auxquelles il d‚daignait de s'abaisser, paraissait une perfidie. Il y ades auteurs originaux dont la moindre hardiesse r‚volte parce qu'ils n'ontpas d'abord flatt‚ les go–ts du public et ne lui ont pas servi les lieuxcommuns auxquels il est habitu‚; c'est de la mˆme maniŠre que Swannindignait M. Verdurin. Pour Swann comme pour eux, c'‚tait la nouveaut‚ deson langage qui faisait croire … l… noirceur de ses intentions.

Swann ignorait encore la disgrƒce dont il ‚tait menac‚ chez les Verdurin etcontinuait … voir leurs ridicules en beau, au travers de son amour.

Il n'avait de rendez-vous avec Odette, au moins le plus souvent, que lesoir; mais le jour, ayant peur de la fatiguer de lui en allant chez elle,il aurait aim‚ du moins ne pas cesser d'occuper sa pens‚e, et … tousmoments il cherchait … trouver une occasion d'y intervenir, mais d'unefa‡on agr‚able pour elle. Si, … la devanture d'un fleuriste ou d'unjoaillier, la vue d'un arbuste ou d'un bijou le charmait, aussit“t ilpensait … les envoyer … Odette, imaginant le plaisir qu'ils lui avaientprocur‚, ressenti par elle, venant accroŒtre la tendresse qu'elle avaitpour lui, et les faisait porter imm‚diatement rue La P‚rouse, pour ne pasretarder l'instant o—, comme elle recevrait quelque chose de lui, il sesentirait en quelque sorte prŠs d'elle. Il voulait surtout qu'elle lesre‡–t avant de sortir pour que la reconnaissance qu'elle ‚prouverait luival–t un accueil plus tendre quand elle le verrait chez les Verdurin, oumˆme, qui sait, si le fournisseur faisait assez diligence, peut-ˆtre unelettre qu'elle lui enverrait avant le dŒner, ou sa venue … elle en personnechez lui, en une visite suppl‚mentaire, pour le remercier. Comme jadisquand il exp‚rimentait sur la nature d'Odette les r‚actions du d‚pit, ilcherchait par celles de la gratitude … tirer d'elle des parcelles intimesde sentiment qu'elle ne lui avait pas r‚v‚l‚es encore.

Souvent elle avait des embarras d'argent et, press‚e par une dette, lepriait de lui venir en aide. Il en ‚tait heureux comme de tout ce quipouvait donner … Odette une grande id‚e de l'amour qu'il avait pour elle,ou simplement une grande id‚e de son influence, de l'utilit‚ dont ilpouvait lui ˆtre. Sans doute si on lui avait dit au d‚but: "c'est tasituation qui lui plaŒt", et maintenant: "c'est pour ta fortune qu'ellet'aime", il ne l'aurait pas cru, et n'aurait pas ‚t‚ d'ailleurs trŠsm‚content qu'on se la figurƒt tenant … lui, -- qu'on les sentŒt unis l'un …l'autre -- par quelque chose d'aussi fort que le snobisme ou l'argent.

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Mais, mˆme s'il avait pens‚ que c'‚tait vrai, peut-ˆtre n'e–t-il passouffert de d‚couvrir … l'amour d'Odette pour lui cet ‚tat plus durable quel'agr‚ment ou les qualit‚s qu'elle pouvait lui trouver: l'int‚rˆt,l'int‚rˆt qui empˆcherait de venir jamais le jour o— elle aurait pu ˆtretent‚e de cesser de le voir. Pour l'instant, en la comblant de pr‚sents,en lui rendant des services, il pouvait se reposer sur des avantagesext‚rieurs … sa personne, … son intelligence, du soin ‚puisant de luiplaire par lui-mˆme. Et cette volupt‚ d'ˆtre amoureux, de ne vivre qued'amour, de la r‚alit‚ de laquelle il doutait parfois, le prix dont ensomme il la payait, en dilettante de sensations immat‚rielles, lui enaugmentait la valeur, -- comme on voit des gens incertains si le spectaclede la mer et le bruit de ses vagues sont d‚licieux, s'en convaincre ainsique de la rare qualit‚ de leurs go–ts d‚sint‚ress‚s, en louant cent francspar jour la chambre d'h“tel qui leur permet de les go–ter.

Un jour que des r‚flexions de ce genre le ramenaient encore au souvenir dutemps o— on lui avait parl‚ d'Odette comme d'une femme entretenue, et o—une fois de plus il s'amusait … opposer cette personnification ‚trange: lafemme entretenue, -- chatoyant amalgame d'‚l‚ments inconnus et diaboliques,serti, comme une apparition de Gustave Moreau, de fleurs v‚n‚neusesentrelac‚es … des joyaux pr‚cieux, -- et cette Odette sur le visage de quiil avait vu passer les mˆmes sentiments de piti‚ pour un malheureux, der‚volte contre une injustice, de gratitude pour un bienfait, qu'il avait vu‚prouver autrefois par sa propre mŠre, par ses amis, cette Odette dont lespropos avaient si souvent trait aux choses qu'il connaissait le mieux lui-mˆme, … ses collections, … sa chambre, … son vieux domestique, au banquierchez qui il avait ses titres, il se trouva que cette derniŠre image dubanquier lui rappela qu'il aurait … y prendre de l'argent. En effet, si cemois-ci il venait moins largement … l'aide d'Odette dans ses difficult‚smat‚rielles qu'il n'avait fait le mois dernier o— il lui avait donn‚ cinqmille francs, et s'il ne lui offrait pas une riviŠre de diamants qu'elled‚sirait, il ne renouvellerait pas en elle cette admiration qu'elle avaitpour sa g‚n‚rosit‚, cette reconnaissance, qui le rendaient si heureux, etmˆme il risquerait de lui faire croire que son amour pour elle, comme elleen verrait les manifestations devenir moins grandes, avait diminu‚. Alors,tout d'un coup, il se demanda si cela, ce n'‚tait pas pr‚cis‚mentl'"entretenir" (comme si, en effet, cette notion d'entretenir pouvait ˆtreextraite d'‚l‚ments non pas myst‚rieux ni pervers, mais appartenant au fondquotidien et priv‚ de sa vie, tels que ce billet de mille francs,domestique et familier, d‚chir‚ et recoll‚, que son valet de chambre, aprŠslui avoir pay‚ les comptes du mois et le terme, avait serr‚ dans le tiroirdu vieux bureau o— Swann l'avait repris pour l'envoyer avec quatre autres …Odette) et si on ne pouvait pas appliquer … Odette, depuis qu'il laconnaissait (car il ne soup‡onna pas un instant qu'elle e–t jamais purecevoir d'argent de personne avant lui), ce mot qu'il avait cru siinconciliable avec elle, de "femme entretenue". Il ne put approfondircette id‚e, car un accŠs d'une paresse d'esprit, qui ‚tait chez luicong‚nitale, intermittente et providentielle, vint … ce moment ‚teindretoute lumiŠre dans son intelligence, aussi brusquement que, plus tard,quand on eut install‚ partout l'‚clairage ‚lectrique, on put couperl'‚lectricit‚ dans une maison. Sa pens‚e tƒtonna un instant dansl'obscurit‚, il retira ses lunettes, en essuya les verres, se passa la mainsur les yeux, et ne revit la lumiŠre que quand il se retrouva en pr‚senced'une id‚e toute diff‚rente, … savoir qu'il faudrait tƒcher d'envoyer lemois prochain six ou sept mille francs … Odette au lieu de cinq, … cause dela surprise et de la joie que cela lui causerait.

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Le soir, quand il ne restait pas chez lui … attendre l'heure de retrouverOdette chez les Verdurin ou plut“t dans un des restaurants d'‚t‚ qu'ilsaffectionnaient au Bois et surtout … Saint-Cloud, il allait dŒner dansquelqu'une de ces maisons ‚l‚gantes dont il ‚tait jadis le convivehabituel. Il ne voulait pas perdre contact avec des gens qui -- savait-on?pourraient peut-ˆtre un jour ˆtre utiles … Odette, et grƒce auxquels enattendant il r‚ussissait souvent … lui ˆtre agr‚able. Puis l'habitudequ'il avait eue longtemps du monde, du luxe, lui en avait donn‚, en mˆmetemps que le d‚dain, le besoin, de sorte qu'… partir du moment o— lesr‚duits les plus modestes lui ‚taient apparus exactement sur le mˆme piedque les plus princiŠres demeures, ses sens ‚taient tellement accoutum‚s auxsecondes qu'il e–t ‚prouv‚ quelque malaise … se trouver dans les premiers.Il avait la mˆme consid‚ration -- … un degr‚ d'identit‚ qu'ils n'auraientpu croire -- pour des petits bourgeois qui faisaient danser au cinquiŠme‚tage d'un escalier D, palier … gauche, que pour la princesse de Parme quidonnait les plus belles fˆtes de Paris; mais il n'avait pas la sensationd'ˆtre au bal en se tenant avec les pŠres dans la chambre … coucher de lamaŒtresse de la maison et la vue des lavabos recouverts de serviettes, deslits transform‚s en vestiaires, sur le couvre-pied desquels s'entassaientles pardessus et les chapeaux lui donnait la mˆme sensation d'‚touffementque peut causer aujourd'hui … des gens habitu‚s … vingt ans d'‚lectricit‚l'odeur d'une lampe qui charbonne ou d'une veilleuse qui file.

Le jour o— il dŒnait en ville, il faisait atteler pour sept heures etdemie; il s'habillait tout en songeant … Odette et ainsi il ne se trouvaitpas seul, car la pens‚e constante d'Odette donnait aux moments o— il ‚taitloin d'elle le mˆme charme particulier qu'… ceux o— elle ‚tait l…. Ilmontait en voiture, mais il sentait que cette pens‚e y avait saut‚ en mˆmetemps et s'installait sur ses genoux comme une bˆte aim‚e qu'on emmŠnepartout et qu'il garderait avec lui … table, … l'insu des convives. Il lacaressait, se r‚chauffait … elle, et ‚prouvant une sorte de langueur, selaissait aller … un l‚ger fr‚missement qui crispait son cou et son nez, et‚tait nouveau chez lui, tout en fixant … sa boutonniŠre le bouquetd'ancolies. Se sentant souffrant et triste depuis quelque temps, surtoutdepuis qu'Odette avait pr‚sent‚ Forcheville aux Verdurin, Swann aurait aim‚aller se reposer un peu … la campagne. Mais il n'aurait pas eu le couragede quitter Paris un seul jour pendant qu'Odette y ‚tait. L'air ‚taitchaud; c'‚taient les plus beaux jours du printemps. Et il avait beautraverser une ville de pierre pour se rendre en quelque h“tel clos, ce qui‚tait sans cesse devant ses yeux, c'‚tait un parc qu'il poss‚dait prŠs deCombray, o—, dŠs quatre heures, avant d'arriver au plant d'asperges, grƒceau vent qui vient des champs de M‚s‚glise, on pouvait go–ter sous unecharmille autant de fraŒcheur qu'au bord de l'‚tang cern‚ de myosotis et degla‹euls, et o—, quand il dŒnait, enlac‚es par son jardinier, couraientautour de la table les groseilles et les roses.

AprŠs dŒner, si le rendez-vous au bois ou … Saint-Cloud ‚tait de bonneheure, il partait si vite en sortant de table, -- surtout si la pluiemena‡ait de tomber et de faire rentrer plus t“t les "fidŠles", -- qu'unefois la princesse des Laumes (chez qui on avait dŒn‚ tard et que Swannavait quitt‚e avant qu'on servŒt le caf‚ pour rejoindre les Verdurin dansl'Œle du Bois) dit:

-- "Vraiment, si Swann avait trente ans de plus et une maladie de lavessie, on l'excuserait de filer ainsi. Mais tout de mˆme il se moque du

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monde."

Il se disait que le charme du printemps qu'il ne pouvait pas aller go–ter …Combray, il le trouverait du moins dans l'Œle des Cygnes ou … Saint-Cloud.Mais comme il ne pouvait penser qu'… Odette, il ne savait mˆme pas, s'ilavait senti l'odeur des feuilles, s'il y avait eu du clair de lune. Il‚tait accueilli par la petite phrase de la Sonate jou‚e dans le jardin surle piano du restaurant. S'il n'y en avait pas l…, les Verdurin prenaientune grande peine pour en faire descendre un d'une chambre ou d'une salle …manger: ce n'est pas que Swann f–t rentr‚ en faveur auprŠs d'eux, aucontraire. Mais l'id‚e d'organiser un plaisir ing‚nieux pour quelqu'un,mˆme pour quelqu'un qu'ils n'aimaient pas, d‚veloppait chez eux, pendantles moments n‚cessaires … ces pr‚paratifs, des sentiments ‚ph‚mŠres etoccasionnels de sympathie et de cordialit‚. Parfois il se disait quec'‚tait un nouveau soir de printemps de plus qui passait, il secontraignait … faire attention aux arbres, au ciel. Mais l'agitation o— lemettait la pr‚sence d'Odette, et aussi un l‚ger malaise f‚brile qui ne lequittait guŠre depuis quelque temps, le privait du calme et du bien-ˆtrequi sont le fond indispensable aux impressions que peut donner la nature.

Un soir o— Swann avait accept‚ de dŒner avec les Verdurin, comme pendant ledŒner il venait de dire que le lendemain il avait un banquet d'ancienscamarades, Odette lui avait r‚pondu en pleine table, devant Forcheville,qui ‚tait maintenant un des fidŠles, devant le peintre, devant Cottard:

-- "Oui, je sais que vous avez votre banquet, je ne vous verrai donc quechez moi, mais ne venez pas trop tard."

Bien que Swann n'e–t encore jamais pris bien s‚rieusement ombrage del'amiti‚ d'Odette pour tel ou tel fidŠle, il ‚prouvait une douceur profonde… l'entendre avouer ainsi devant tous, avec cette tranquille impudeur,leurs rendez-vous quotidiens du soir, la situation privil‚gi‚e qu'il avaitchez elle et la pr‚f‚rence pour lui qui y ‚tait impliqu‚e. Certes Swannavait souvent pens‚ qu'Odette n'‚tait … aucun degr‚ une femme remarquable;et la supr‚matie qu'il exer‡ait sur un ˆtre qui lui ‚tait si inf‚rieurn'avait rien qui d–t lui paraŒtre si flatteur … voir proclamer … la facedes "fidŠles", mais depuis qu'il s'‚tait aper‡u qu'… beaucoup d'hommesOdette semblait une femme ravissante et d‚sirable, le charme qu'avait poureux son corps avait ‚veill‚ en lui un besoin douloureux de la maŒtriserentiŠrement dans les moindres parties de son c ur. Et il avait commenc‚d'attacher un prix inestimable … ces moments pass‚s chez elle le soir, o—il l'asseyait sur ses genoux, lui faisait dire ce qu'elle pensait d'unechose, d'une autre, o— il recensait les seuls biens … la possessiondesquels il tŒnt maintenant sur terre. Aussi, aprŠs ce dŒner, la prenant …part, il ne manqua pas de la remercier avec effusion, cherchant … luienseigner selon les degr‚s de la reconnaissance qu'il lui t‚moignait,l'‚chelle des plaisirs qu'elle pouvait lui causer, et dont le suprˆme ‚taitde le garantir, pendant le temps que son amour durerait et l'y rendraitvuln‚rable, des atteintes de la jalousie.

Quand il sortit le lendemain du banquet, il pleuvait … verse, il n'avait …sa disposition que sa victoria; un ami lui proposa de le reconduire chezlui en coup‚, et comme Odette, par le fait qu'elle lui avait demand‚ devenir, lui avait donn‚ la certitude qu'elle n'attendait personne, c'estl'esprit tranquille et le c ur content que, plut“t que de partir ainsi dansla pluie, il serait rentr‚ chez lui se coucher. Mais peut-ˆtre, si elle

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voyait qu'il n'avait pas l'air de tenir … passer toujours avec elle, sansaucune exception, la fin de la soir‚e, n‚gligerait-elle de la lui r‚server,justement une fois o— il l'aurait particuliŠrement d‚sir‚.

Il arriva chez elle aprŠs onze heures, et, comme il s'excusait de n'avoirpu venir plus t“t, elle se plaignit que ce f–t en effet bien tard, l'oragel'avait rendue souffrante, elle se sentait mal … la tˆte et le pr‚vintqu'elle ne le garderait pas plus d'une demi-heure, qu'… minuit, elle lerenverrait; et, peu aprŠs, elle se sentit fatigu‚e et d‚sira s'endormir.

-- Alors, pas de catleyas ce soir? lui dit-il, moi qui esp‚rais un bonpetit catleya.

Et d'un air un peu boudeur et nerveux, elle lui r‚pondit:

-- "Mais non, mon petit, pas de catleyas ce soir, tu vois bien que je suissouffrante!"

-- "Cela t'aurait peut-ˆtre fait du bien, mais enfin je n'insiste pas."

Elle le pria d'‚teindre la lumiŠre avant de s'en aller, il referma lui-mˆmeles rideaux du lit et partit. Mais quand il fut rentr‚ chez lui, l'id‚elui vint brusquement que peut-ˆtre Odette attendait quelqu'un ce soir,qu'elle avait seulement simul‚ la fatigue et qu'elle ne lui avait demand‚d'‚teindre que pour qu'il cr–t qu'elle allait s'endormir, qu'aussit“t qu'ilavait ‚t‚ parti, elle l'avait rallum‚e, et fait rentrer celui qui devaitpasser la nuit auprŠs d'elle. Il regarda l'heure. Il y avait … peu prŠsune heure et demie qu'il l'avait quitt‚e, il ressortit, prit un fiacre etse fit arrˆter tout prŠs de chez elle, dans une petite rue perpendiculaire… celle sur laquelle donnait derriŠre son h“tel et o— il allait quelquefoisfrapper … la fenˆtre de sa chambre … coucher pour qu'elle vŒnt lui ouvrir;il descendit de voiture, tout ‚tait d‚sert et noir dans ce quartier, iln'eut que quelques pas … faire … pied et d‚boucha presque devant chez elle.Parmi l'obscurit‚ de toutes les fenˆtres ‚teintes depuis longtemps dans larue, il en vit une seule d'o— d‚bordait, -- entre les volets qui enpressaient la pulpe myst‚rieuse et dor‚e, -- la lumiŠre qui remplissait lachambre et qui, tant d'autres soirs, du plus loin qu'il l'apercevait, enarrivant dans la rue le r‚jouissait et lui annon‡ait: "elle est l… quit'attend" et qui maintenant, le torturait en lui disant: "elle est l… aveccelui qu'elle attendait". Il voulait savoir qui; il se glissa le long dumur jusqu'… la fenˆtre, mais entre les lames obliques des volets il nepouvait rien voir; il entendait seulement dans le silence de la nuit lemurmure d'une conversation. Certes, il souffrait de voir cette lumiŠredans l'atmosphŠre d'or de laquelle se mouvait derriŠre le chƒssis le coupleinvisible et d‚test‚, d'entendre ce murmure qui r‚v‚lait la pr‚sence decelui qui ‚tait venu aprŠs son d‚part, la fausset‚ d'Odette, le bonheurqu'elle ‚tait en train de go–ter avec lui.

Et pourtant il ‚tait content d'ˆtre venu: le tourment qui l'avait forc‚ desortir de chez lui avait perdu de son acuit‚ en perdant de son vague,maintenant que l'autre vie d'Odette, dont il avait eu, … ce moment-l…, lebrusque et impuissant soup‡on, il la tenait l…, ‚clair‚e en plein par lalampe, prisonniŠre sans le savoir dans cette chambre o—, quand il levoudrait, il entrerait la surprendre et la capturer; ou plut“t il allaitfrapper aux volets comme il faisait souvent quand il venait trŠs tard;ainsi du moins, Odette apprendrait qu'il avait su, qu'il avait vu la

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lumiŠre et entendu la causerie, et lui, qui, tout … l'heure, se larepr‚sentait comme se riant avec l'autre de ses illusions, maintenant,c'‚tait eux qu'il voyait, confiants dans leur erreur, tromp‚s en somme parlui qu'ils croyaient bien loin d'ici et qui, lui, savait d‚j… qu'il allaitfrapper aux volets. Et peut-ˆtre, ce qu'il ressentait en ce moment depresque agr‚able, c'‚tait autre chose aussi que l'apaisement d'un doute etd'une douleur: un plaisir de l'intelligence. Si, depuis qu'il ‚taitamoureux, les choses avaient repris pour lui un peu de l'int‚rˆt d‚licieuxqu'il leur trouvait autrefois, mais seulement l… o— elles ‚taient ‚clair‚espar le souvenir d'Odette, maintenant, c'‚tait une autre facult‚ de sastudieuse jeunesse que sa jalousie ranimait, la passion de la v‚rit‚, maisd'une v‚rit‚, elle aussi, interpos‚e entre lui et sa maŒtresse, ne recevantsa lumiŠre que d'elle, v‚rit‚ tout individuelle qui avait pour objetunique, d'un prix infini et presque d'une beaut‚ d‚sint‚ress‚e, les actionsd'Odette, ses relations, ses projets, son pass‚. A toute autre ‚poque desa vie, les petits faits et gestes quotidiens d'une personne avaienttoujours paru sans valeur … Swann: si on lui en faisait le comm‚rage, ille trouvait insignifiant, et, tandis qu'il l'‚coutait, ce n'‚tait que saplus vulgaire attention qui y ‚tait int‚ress‚e; c'‚tait pour lui un desmoments o— il se sentait le plus m‚diocre. Mais dans cette ‚trange p‚riodede l'amour, l'individuel prend quelque chose de si profond, que cettecuriosit‚ qu'il sentait s'‚veiller en lui … l'‚gard des moindresoccupations d'une femme, c'‚tait celle qu'il avait eue autrefois pourl'Histoire. Et tout ce dont il aurait eu honte jusqu'ici, espionner devantune fenˆtre, qui sait, demain, peut-ˆtre faire parler habilement lesindiff‚rents, soudoyer les domestiques, ‚couter aux portes, ne lui semblaitplus, aussi bien que le d‚chiffrement des textes, la comparaison dest‚moignages et l'interpr‚tation des monuments, que des m‚thodesd'investigation scientifique d'une v‚ritable valeur intellectuelle etappropri‚es … la recherche de la v‚rit‚.

Sur le point de frapper contre les volets, il eut un moment de honte enpensant qu'Odette allait savoir qu'il avait eu des soup‡ons, qu'il ‚taitrevenu, qu'il s'‚tait post‚ dans la rue. Elle lui avait dit souventl'horreur qu'elle avait des jaloux, des amants qui espionnent. Ce qu'ilallait faire ‚tait bien maladroit, et elle allait le d‚tester d‚sormais,tandis qu'en ce moment encore, tant qu'il n'avait pas frapp‚, peut-ˆtre,mˆme en le trompant, l'aimait-elle. Que de bonheurs possibles dont onsacrifie ainsi la r‚alisation … l'impatience d'un plaisir imm‚diat. Maisle d‚sir de connaŒtre la v‚rit‚ ‚tait plus fort et lui sembla plus noble.Il savait que la r‚alit‚ de circonstances qu'il e–t donn‚ sa vie pourrestituer exactement, ‚tait lisible derriŠre cette fenˆtre stri‚e delumiŠre, comme sous la couverture enlumin‚e d'or d'un de ces manuscritspr‚cieux … la richesse artistique elle-mˆme desquels le savant qui lesconsulte ne peut rester indiff‚rent. Il ‚prouvait une volupt‚ … connaŒtrela v‚rit‚ qui le passionnait dans cet exemplaire unique, ‚ph‚mŠre etpr‚cieux, d'une matiŠre translucide, si chaude et si belle. Et puisl'avantage qu'il se sentait, -- qu'il avait tant besoin de se sentir, --sur eux, ‚tait peut-ˆtre moins de savoir, que de pouvoir leur montrer qu'ilsavait. Il se haussa sur la pointe des pieds. Il frappa. On n'avait pasentendu, il refrappa plus fort, la conversation s'arrˆta. Une voix d'hommedont il chercha … distinguer auquel de ceux des amis d'Odette qu'ilconnaissait elle pouvait appartenir, demanda:

-- "Qui est l…?"

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Il n'‚tait pas s–r de la reconnaŒtre. Il frappa encore une fois. Onouvrit la fenˆtre, puis les volets. Maintenant, il n'y avait plus moyen dereculer, et, puisqu'elle allait tout savoir, pour ne pas avoir l'air tropmalheureux, trop jaloux et curieux, il se contenta de crier d'un airn‚gligent et gai:

-- "Ne vous d‚rangez pas, je passais par l…, j'ai vu de la lumiŠre, j'aivoulu savoir si vous n'‚tiez plus souffrante."

Il regarda. Devant lui, deux vieux messieurs ‚taient … la fenˆtre, l'untenant une lampe, et alors, il vit la chambre, une chambre inconnue. Ayantl'habitude, quand il venait chez Odette trŠs tard, de reconnaŒtre safenˆtre … ce que c'‚tait la seule ‚clair‚e entre les fenˆtres toutespareilles, il s'‚tait tromp‚ et avait frapp‚ … la fenˆtre suivante quiappartenait … la maison voisine. Il s'‚loigna en s'excusant et rentra chezlui, heureux que la satisfaction de sa curiosit‚ e–t laiss‚ leur amourintact et qu'aprŠs avoir simul‚ depuis si longtemps vis-…-vis d'Odette unesorte d'indiff‚rence, il ne lui e–t pas donn‚, par sa jalousie, cettepreuve qu'il l'aimait trop, qui, entre deux amants, dispense, … toutjamais, d'aimer assez, celui qui la re‡oit. Il ne lui parla pas de cettem‚saventure, lui-mˆme n'y songeait plus. Mais, par moments, un mouvementde sa pens‚e venait en rencontrer le souvenir qu'elle n'avait pas aper‡u,le heurtait, l'enfon‡ait plus avant et Swann avait ressenti une douleurbrusque et profonde. Comme si ‡'avait ‚t‚ une douleur physique, lespens‚es de Swann ne pouvaient pas l'amoindrir; mais du moins la douleurphysique, parce qu'elle est ind‚pendante de la pens‚e, la pens‚e peuts'arrˆter sur elle, constater qu'elle a diminu‚, qu'elle a momentan‚mentcess‚! Mais cette douleur-l…, la pens‚e, rien qu'en se la rappelant, larecr‚ait. Vouloir n'y pas penser, c'‚tait y penser encore, en souffrirencore. Et quand, causant avec des amis, il oubliait son mal, tout d'uncoup un mot qu'on lui disait le faisait changer de visage, comme un bless‚dont un maladroit vient de toucher sans pr‚caution le membre douloureux.Quand il quittait Odette, il ‚tait heureux, il se sentait calme, il serappelait les sourires qu'elle avait eus, railleurs, en parlant de tel outel autre, et tendres pour lui, la lourdeur de sa tˆte qu'elle avaitd‚tach‚e de son axe pour l'incliner, la laisser tomber, presque malgr‚elle, sur ses lŠvres, comme elle avait fait la premiŠre fois en voiture,les regards mourants qu'elle lui avait jet‚s pendant qu'elle ‚tait dans sesbras, tout en contractant frileusement contre l'‚paule sa tˆte inclin‚e.

Mais aussit“t sa jalousie, comme si elle ‚tait l'ombre de son amour, secompl‚tait du double de ce nouveau sourire qu'elle lui avait adress‚ lesoir mˆme -- et qui, inverse maintenant, raillait Swann et se chargeaitd'amour pour un autre --, de cette inclinaison de sa tˆte mais renvers‚evers d'autres lŠvres, et, donn‚es … un autre, de toutes les marques detendresse qu'elle avait eues pour lui. Et tous les souvenirs voluptueuxqu'il emportait de chez elle, ‚taient comme autant d'esquisses, de"projets" pareils … ceux que vous soumet un d‚corateur, et qui permettaient… Swann de se faire une id‚e des attitudes ardentes ou pƒm‚es qu'ellepouvait avoir avec d'autres. De sorte qu'il en arrivait … regretter chaqueplaisir qu'il go–tait prŠs d'elle, chaque caresse invent‚e et dont il avaiteu l'imprudence de lui signaler la douceur, chaque grƒce qu'il luid‚couvrait, car il savait qu'un instant aprŠs, elles allaient enrichird'instruments nouveaux son supplice.

Celui-ci ‚tait rendu plus cruel encore quand revenait … Swann le souvenir

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d'un bref regard qu'il avait surpris, il y avait quelques jours, et pour lapremiŠre fois, dans les yeux d'Odette. C'‚tait aprŠs dŒner, chez lesVerdurin. Soit que Forcheville sentant que Saniette, son beau-frŠre,n'‚tait pas en faveur chez eux, e–t voulu le prendre comme tˆte de Turc etbriller devant eux … ses d‚pens, soit qu'il e–t ‚t‚ irrit‚ par un motmaladroit que celui-ci venait de lui dire et qui, d'ailleurs, passainaper‡u pour les assistants qui ne savaient pas quelle allusiond‚sobligeante il pouvait renfermer, bien contre le gr‚ de celui qui lepronon‡ait sans malice aucune, soit enfin qu'il cherchƒt depuis quelquetemps une occasion de faire sortir de la maison quelqu'un qui leconnaissait trop bien et qu'il savait trop d‚licat pour qu'il ne se sentŒtpas gˆn‚ … certains moments rien que de sa pr‚sence, Forcheville r‚pondit …ce propos maladroit de Saniette avec une telle grossiŠret‚, se mettant …l'insulter, s'enhardissant, au fur et … mesure qu'il vocif‚rait, del'effroi, de la douleur, des supplications de l'autre, que le malheureux,aprŠs avoir demand‚ … Mme Verdurin s'il devait rester, et n'ayant pas re‡ude r‚ponse, s'‚tait retir‚ en balbutiant, les larmes aux yeux. Odetteavait assist‚ impassible … cette scŠne, mais quand la porte se fut referm‚esur Saniette, faisant descendre en quelque sorte de plusieurs cransl'expression habituelle de son visage, pour pouvoir se trouver dans labassesse, de plain-pied avec Forcheville, elle avait brillant‚ sesprunelles d'un sourire sournois de f‚licitations pour l'audace qu'il avaiteue, d'ironie pour celui qui en avait ‚t‚ victime; elle lui avait jet‚ unregard de complicit‚ dans le mal, qui voulait si bien dire: "voil… uneex‚cution, ou je ne m'y connais pas. Avez-vous vu son air penaud, il enpleurait", que Forcheville, quand ses yeux rencontrŠrent ce regard, d‚gris‚soudain de la colŠre ou de la simulation de colŠre dont il ‚tait encorechaud, sourit et r‚pondit:

-- "Il n'avait qu'… ˆtre aimable, il serait encore ici, une bonnecorrection peut ˆtre utile … tout ƒge."

Un jour que Swann ‚tait sorti au milieu de l'aprŠs-midi pour faire unevisite, n'ayant pas trouv‚ la personne qu'il voulait rencontrer, il eutl'id‚e d'entrer chez Odette … cette heure o— il n'allait jamais chez elle,mais o— il savait qu'elle ‚tait toujours … la maison … faire sa sieste ou …‚crire des lettres avant l'heure du th‚, et o— il aurait plaisir … la voirun peu sans la d‚ranger. Le concierge lui dit qu'il croyait qu'elle ‚taitl…; il sonna, crut entendre du bruit, entendre marcher, mais on n'ouvritpas. Anxieux, irrit‚, il alla dans la petite rue o— donnait l'autre facede l'h“tel, se mit devant la fenˆtre de la chambre d'Odette; les rideauxl'empˆchaient de rien voir, il frappa avec force aux carreaux, appela;personne n'ouvrit. Il vit que des voisins le regardaient. Il partit,pensant qu'aprŠs tout, il s'‚tait peut-ˆtre tromp‚ en croyant entendre despas; mais il en resta si pr‚occup‚ qu'il ne pouvait penser … autre chose.Une heure aprŠs, il revint. Il la trouva; elle lui dit qu'elle ‚tait chezelle tant“t quand il avait sonn‚, mais dormait; la sonnette l'avait‚veill‚e, elle avait devin‚ que c'‚tait Swann, elle avait couru aprŠs lui,mais il ‚tait d‚j… parti. Elle avait bien entendu frapper aux carreaux.Swann reconnut tout de suite dans ce dire un de ces fragments d'un faitexact que les menteurs pris de court se consolent de faire entrer dans lacomposition du fait faux qu'ils inventent, croyant y faire sa part et yd‚rober sa ressemblance … la V‚rit‚. Certes quand Odette venait de fairequelque chose qu'elle ne voulait pas r‚v‚ler, elle le cachait bien au fondd'elle-mˆme. Mais dŠs qu'elle se trouvait en pr‚sence de celui … qui ellevoulait mentir, un trouble la prenait, toutes ses id‚es s'effondraient, ses

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facult‚s d'invention et de raisonnement ‚taient paralys‚es, elle netrouvait plus dans sa tˆte que le vide, il fallait pourtant dire quelquechose et elle rencontrait … sa port‚e pr‚cis‚ment la chose qu'elle avaitvoulu dissimuler et qui ‚tant vraie, ‚tait rest‚e l…. Elle en d‚tachait unpetit morceau, sans importance par lui-mˆme, se disant qu'aprŠs toutc'‚tait mieux ainsi puisque c'‚tait un d‚tail v‚ritable qui n'offrait pasles mˆmes dangers qu'un d‚tail faux. "€a du moins, c'est vrai, se disait-elle, c'est toujours autant de gagn‚, il peut s'informer, il reconnaŒtraque c'est vrai, ce n'est toujours pas ‡a qui me trahira." Elle setrompait, c'‚tait cela qui la trahissait, elle ne se rendait pas compte quece d‚tail vrai avait des angles qui ne pouvaient s'emboŒter que dans lesd‚tails contigus du fait vrai dont elle l'avait arbitrairement d‚tach‚ etqui, quels que fussent les d‚tails invent‚s entre lesquels elle leplacerait, r‚v‚leraient toujours par la matiŠre exc‚dante et les vides nonremplis, que ce n'‚tait pas d'entre ceux-l… qu'il venait. "Elle avouequ'elle m'avait entendu sonner, puis frapper, et qu'elle avait cru quec'‚tait moi, qu'elle avait envie de me voir, se disait Swann. Mais cela nes'arrange pas avec le fait qu'elle n'ait pas fait ouvrir."

Mais il ne lui fit pas remarquer cette contradiction, car il pensait que,livr‚e … elle-mˆme, Odette produirait peut-ˆtre quelque mensonge qui seraitun faible indice de la v‚rit‚; elle parlait; il ne l'interrompait pas, ilrecueillait avec une pi‚t‚ avide et douloureuse ces mots qu'elle lui disaitet qu'il sentait (justement, parce qu'elle la cachait derriŠre eux tout enlui parlant) garder vaguement, comme le voile sacr‚, l'empreinte, dessinerl'incertain model‚, de cette r‚alit‚ infiniment pr‚cieuse et h‚lasintrouvable: -- ce qu'elle faisait tant“t … trois heures, quand il ‚taitvenu, -- de laquelle il ne poss‚derait jamais que ces mensonges, illisibleset divins vestiges, et qui n'existait plus que dans le souvenir receleur decet ˆtre qui la contemplait sans savoir l'appr‚cier, mais ne la luilivrerait pas. Certes il se doutait bien par moments qu'en elles-mˆmes lesactions quotidiennes d'Odette n'‚taient pas passionn‚ment int‚ressantes, etque les relations qu'elle pouvait avoir avec d'autres hommes n'exhalaientpas naturellement d'une fa‡on universelle et pour tout ˆtre pensant, unetristesse morbide, capable de donner la fiŠvre du suicide. Il se rendaitcompte alors que cet int‚rˆt, cette tristesse n'existaient qu'en lui commeune maladie, et que quand celle-ci serait gu‚rie, les actes d'Odette, lesbaisers qu'elle aurait pu donner redeviendraient inoffensifs comme ceux detant d'autres femmes. Mais que la curiosit‚ douloureuse que Swann yportait maintenant n'e–t sa cause qu'en lui, n'‚tait pas pour lui fairetrouver d‚raisonnable de consid‚rer cette curiosit‚ comme importante et demettre tout en uvre pour lui donner satisfaction. C'est que Swannarrivait … un ƒge dont la philosophie -- favoris‚e par celle de l'‚poque,par celle aussi du milieu o— Swann avait beaucoup v‚cu, de cette coterie dela princesse des Laumes o— il ‚tait convenu qu'on est intelligent dans lamesure o— on doute de tout et o— on ne trouvait de r‚el et d'incontestableque les go–ts de chacun -- n'est d‚j… plus celle de la jeunesse, mais unephilosophie positive, presque m‚dicale, d'hommes qui au lieu d'ext‚rioriserles objets de leurs aspirations, essayent de d‚gager de leurs ann‚es d‚j…‚coul‚es un r‚sidu fixe d'habitudes, de passions qu'ils puissent consid‚reren eux comme caract‚ristiques et permanentes et auxquelles, d‚lib‚r‚ment,ils veilleront d'abord que le genre d'existence qu'ils adoptent puissedonner satisfaction. Swann trouvait sage de faire dans sa vie la part dela souffrance qu'il ‚prouvait … ignorer ce qu'avait fait Odette, aussi bienque la part de la recrudescence qu'un climat humide causait … son ecz‚ma;de pr‚voir dans son budget une disponibilit‚ importante pour obtenir sur

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l'emploi des journ‚es d'Odette des renseignements sans lesquels il sesentirait malheureux, aussi bien qu'il en r‚servait pour d'autres go–tsdont il savait qu'il pouvait attendre du plaisir, au moins avant qu'il f–tamoureux, comme celui des collections et de la bonne cuisine.

Quand il voulut dire adieu … Odette pour rentrer, elle lui demanda derester encore et le retint mˆme vivement, en lui prenant le bras, au momento— il allait ouvrir l… porte pour sortir. Mais il n'y prit pas garde, car,dans la multitude des gestes, des propos, des petits incidents quiremplissent une conversation, il est in‚vitable que nous passions, sans yrien remarquer qui ‚veille notre attention, prŠs de ceux qui cachent unev‚rit‚ que nos soup‡ons cherchent au hasard, et que nous nous arrˆtions aucontraire … ceux sous lesquels il n'y a rien. Elle lui redisait tout letemps: "Quel malheur que toi, qui ne viens jamais l'aprŠs-midi, pour unefois que cela t'arrive, je ne t'aie pas vu." Il savait bien qu'ellen'‚tait pas assez amoureuse de lui pour avoir un regret si vif d'avoirmanqu‚ sa visite, mais comme elle ‚tait bonne, d‚sireuse de lui faireplaisir, et souvent triste quand elle l'avait contrari‚, il trouva toutnaturel qu'elle le f–t cette fois de l'avoir priv‚ de ce plaisir de passerune heure ensemble qui ‚tait trŠs grand, non pour elle, mais pour lui.C'‚tait pourtant une chose assez peu importante pour que l'air douloureuxqu'elle continuait d'avoir finŒt par l'‚tonner. Elle rappelait ainsi plusencore qu'il ne le trouvait d'habitude, les figures de femmes du peintre dela Primavera. Elle avait en ce moment leur visage abattu et navr‚ quisemble succomber sous le poids d'une douleur trop lourde pour elles,simplement quand elles laissent l'enfant J‚sus jouer avec une grenade ouregardent Mo‹se verser de l'eau dans une auge. Il lui avait d‚j… vu unefois une telle tristesse, mais ne savait plus quand. Et tout d'un coup, ilse rappela: c'‚tait quand Odette avait menti en parlant … Mme Verdurin lelendemain de ce dŒner o— elle n'‚tait pas venue sous pr‚texte qu'elle ‚taitmalade et en r‚alit‚ pour rester avec Swann. Certes, e–t-elle ‚t‚ la plusscrupuleuse des femmes qu'elle n'aurait pu avoir de remords d'un mensongeaussi innocent. Mais ceux que faisait couramment Odette l'‚taient moins etservaient … empˆcher des d‚couvertes qui auraient pu lui cr‚er avec les unsou avec les autres, de terribles difficult‚s. Aussi quand elle mentait,prise de peur, se sentant peu arm‚e pour se d‚fendre, incertaine du succŠs,elle avait envie de pleurer, par fatigue, comme certains enfants qui n'ontpas dormi. Puis elle savait que son mensonge l‚sait d'ordinaire gravementl'homme … qui elle le faisait, et … la merci duquel elle allait peut-ˆtretomber si elle mentait mal. Alors elle se sentait … la fois humble etcoupable devant lui. Et quand elle avait … faire un mensonge insignifiantet mondain, par association de sensations et de souvenirs, elle ‚prouvaitle malaise d'un surmenage et le regret d'une m‚chancet‚.

Quel mensonge d‚primant ‚tait-elle en train de faire … Swann pour qu'ellee–t ce regard douloureux, cette voix plaintive qui semblaient fl‚chir sousl'effort qu'elle s'imposait, et demander grƒce? Il eut l'id‚e que cen'‚tait pas seulement la v‚rit‚ sur l'incident de l'aprŠs-midi qu'elles'effor‡ait de lui cacher, mais quelque chose de plus actuel, peut-ˆtre denon encore survenu et de tout prochain, et qui pourrait l'‚clairer surcette v‚rit‚. A ce moment, il entendit un coup de sonnette. Odette necessa plus de parler, mais ses paroles n'‚taient qu'un g‚missement: sonregret de ne pas avoir vu Swann dans l'aprŠs-midi, de ne pas lui avoirouvert, ‚tait devenu un v‚ritable d‚sespoir.

On entendit la porte d'entr‚e se refermer et le bruit d'une voiture, comme

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si repartait une personne -- celle probablement que Swann ne devait pasrencontrer -- … qui on avait dit qu'Odette ‚tait sortie. Alors en songeantque rien qu'en venant … une heure o— il n'en avait pas l'habitude, ils'‚tait trouv‚ d‚ranger tant de choses qu'elle ne voulait pas qu'il s–t, il‚prouva un sentiment de d‚couragement, presque de d‚tresse. Mais comme ilaimait Odette, comme il avait l'habitude de tourner vers elle toutes sespens‚es, la piti‚ qu'il e–t pu s'inspirer … lui-mˆme ce fut pour elle qu'illa ressentit, et il murmura: "Pauvre ch‚rie!" Quand il la quitta, elleprit plusieurs lettres qu'elle avait sur sa table et lui demanda s'il nepourrait pas les mettre … la poste. Il les emporta et, une fois rentr‚,s'aper‡ut qu'il avait gard‚ les lettres sur lui. Il retourna jusqu'… laposte, les tira de sa poche et avant de les jeter dans la boŒte regarda lesadresses. Elles ‚taient toutes pour des fournisseurs, sauf une pourForcheville. Il la tenait dans sa main. Il se disait: "Si je voyais cequ'il y a dedans, je saurais comment elle l'appelle, comment elle luiparle, s'il y a quelque chose entre eux. Peut-ˆtre mˆme qu'en ne laregardant pas, je commets une ind‚licatesse … l'‚gard d'Odette, car c'estla seule maniŠre de me d‚livrer d'un soup‡on peut-ˆtre calomnieux pourelle, destin‚ en tous cas … la faire souffrir et que rien ne pourrait plusd‚truire, une fois la lettre partie."

Il rentra chez lui en quittant la poste, mais il avait gard‚ sur lui cettederniŠre lettre. Il alluma une bougie et en approcha l'enveloppe qu'iln'avait pas os‚ ouvrir. D'abord il ne put rien lire, mais l'enveloppe‚tait mince, et en la faisant adh‚rer … la carte dure qui y ‚tait incluse,il put … travers sa transparence, lire les derniers mots. C'‚tait uneformule finale trŠs froide. Si, au lieu que ce f–t lui qui regardƒt unelettre adress‚e … Forcheville, c'e–t ‚t‚ Forcheville qui e–t lu une lettreadress‚e … Swann, il aurait pu voir des mots autrement tendres! Ilmaintint immobile la carte qui dansait dans l'enveloppe plus grandequ'elle, puis, la faisant glisser avec le pouce, en amena successivementles diff‚rentes lignes sous la partie de l'enveloppe qui n'‚tait pasdoubl‚e, la seule … travers laquelle on pouvait lire.

Malgr‚ cela il ne distinguait pas bien. D'ailleurs cela ne faisait riencar il en avait assez vu pour se rendre compte qu'il s'agissait d'un petit‚v‚nement sans importance et qui ne touchait nullement … des relationsamoureuses, c'‚tait quelque chose qui se rapportait … un oncle d'Odette.Swann avait bien lu au commencement de la ligne: "J'ai eu raison", mais necomprenait pas ce qu'Odette avait eu raison de faire, quand soudain, un motqu'il n'avait pas pu d‚chiffrer d'abord, apparut et ‚claira le sens de laphrase tout entiŠre: "J'ai eu raison d'ouvrir, c'‚tait mon oncle."D'ouvrir! alors Forcheville ‚tait l… tant“t quand Swann avait sonn‚ et ellel'avait fait partir, d'o— le bruit qu'il avait entendu.

Alors il lut toute la lettre; … la fin elle s'excusait d'avoir agi aussisans fa‡on avec lui et lui disait qu'il avait oubli‚ ses cigarettes chezelle, la mˆme phrase qu'elle avait ‚crite … Swann une des premiŠres foisqu'il ‚tait venu. Mais pour Swann elle avait ajout‚: puissiez-vous yavoir laiss‚ votre c ur, je ne vous aurais pas laiss‚ le reprendre. PourForcheville rien de tel: aucune allusion qui p–t faire supposer uneintrigue entre eux. A vrai dire d'ailleurs, Forcheville ‚tait en tout ceciplus tromp‚ que lui puisque Odette lui ‚crivait pour lui faire croire quele visiteur ‚tait son oncle. En somme, c'‚tait lui, Swann, l'homme … quielle attachait de l'importance et pour qui elle avait cong‚di‚ l'autre. Etpourtant, s'il n'y avait rien entre Odette et Forcheville, pourquoi n'avoir

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pas ouvert tout de suite, pourquoi avoir dit: "J'ai bien fait d'ouvrir,c'‚tait mon oncle"; si elle ne faisait rien de mal … ce moment-l…, commentForcheville pourrait-il mˆme s'expliquer qu'elle e–t pu ne pas ouvrir?Swann restait l…, d‚sol‚, confus et pourtant heureux, devant cetteenveloppe qu'Odette lui avait remise sans crainte, tant ‚tait absolue laconfiance qu'elle avait en sa d‚licatesse, mais … travers le vitragetransparent de laquelle se d‚voilait … lui, avec le secret d'un incidentqu'il n'aurait jamais cru possible de connaŒtre, un peu de la vie d'Odette,comme dans une ‚troite section lumineuse pratiqu‚e … mˆme l'inconnu. Puissa jalousie s'en r‚jouissait, comme si cette jalousie e–t eu une vitalit‚ind‚pendante, ‚go‹ste, vorace de tout ce qui la nourrirait, f–t-ce auxd‚pens de lui-mˆme. Maintenant elle avait un aliment et Swann allaitpouvoir commencer … s'inqui‚ter chaque jour des visites qu'Odette avaitre‡ues vers cinq heures, … chercher … apprendre o— se trouvait Forcheville… cette heure-l…. Car la tendresse de Swann continuait … garder le mˆmecaractŠre que lui avait imprim‚ dŠs le d‚but … la fois l'ignorance o— il‚tait de l'emploi des journ‚es d'Odette et la paresse c‚r‚brale quil'empˆchait de suppl‚er … l'ignorance par l'imagination. Il ne fut pasjaloux d'abord de toute la vie d'Odette, mais des seuls moments o— unecirconstance, peut-ˆtre mal interpr‚t‚e, l'avait amen‚ … supposer qu'Odetteavait pu le tromper. Sa jalousie, comme une pieuvre qui jette unepremiŠre, puis une seconde, puis une troisiŠme amarre, s'attacha solidement… ce moment de cinq heures du soir, puis … un autre, puis … un autreencore. Mais Swann ne savait pas inventer ses souffrances. Ellesn'‚taient que le souvenir, la perp‚tuation d'une souffrance qui lui ‚taitvenue du dehors.

Mais l… tout lui en apportait. Il voulut ‚loigner Odette de Forcheville,l'emmener quelques jours dans le Midi. Mais il croyait qu'elle ‚taitd‚sir‚e par tous les hommes qui se trouvaient dans l'h“tel et qu'elle-mˆmeles d‚sirait. Aussi lui qui jadis en voyage recherchait les gens nouveaux,les assembl‚es nombreuses, on le voyait sauvage, fuyant la soci‚t‚ deshommes comme si elle l'e–t cruellement bless‚. Et comment n'aurait-il pas‚t‚ misanthrope quand dans tout homme il voyait un amant possible pourOdette? Et ainsi sa jalousie plus encore que n'avait fait le go–tvoluptueux et riant qu'il avait d'abord pour Odette, alt‚rait le caractŠrede Swann et changeait du tout au tout, aux yeux des autres, l'aspect mˆmedes signes ext‚rieurs par lesquels ce caractŠre se manifestait.

Un mois aprŠs le jour o— il avait lu la lettre adress‚e par Odette …Forcheville, Swann alla … un dŒner que les Verdurin donnaient au Bois. Aumoment o— on se pr‚parait … partir, il remarqua des conciliabules entre MmeVerdurin et plusieurs des invit‚s et crut comprendre qu'on rappelait aupianiste de venir le lendemain … une partie … Chatou; or, lui, Swann, n'y‚tait pas invit‚.

Les Verdurin n'avaient parl‚ qu'… demi-voix et en termes vagues, mais lepeintre, distrait sans doute, s'‚cria:

-- "Il ne faudra aucune lumiŠre et qu'il joue la sonate Clair de lune dansl'obscurit‚ pour mieux voir s'‚clairer les choses."

Mme Verdurin, voyant que Swann ‚tait … deux pas, prit cette expression o—le d‚sir de faire taire celui qui parle et de garder un air innocent auxyeux de celui qui entend, se neutralise en une nullit‚ intense du regard,o— l'immobile signe d'intelligence du complice se dissimule sous les

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sourires de l'ing‚nu et qui enfin, commune … tous ceux qui s'aper‡oiventd'une gaffe, la r‚vŠle instantan‚ment sinon … ceux qui la font, du moins …celui qui en est l'objet. Odette eut soudain l'air d'une d‚sesp‚r‚e quirenonce … lutter contre les difficult‚s ‚crasantes de la vie, et Swanncomptait anxieusement les minutes qui le s‚paraient du moment o—, aprŠsavoir quitt‚ ce restaurant, pendant le retour avec elle, il allait pouvoirlui demander des explications, obtenir qu'elle n'allƒt pas le lendemain …Chatou ou qu'elle l'y fit inviter et apaiser dans ses bras l'angoisse qu'ilressentait. Enfin on demanda leurs voitures. Mme Verdurin dit … Swann:

-- Alors, adieu, … bient“t, n'est-ce pas? tƒchant par l'amabilit‚ du regardet la contrainte du sourire de l'empˆcher de penser qu'elle ne lui disaitpas, comme elle e–t toujours fait jusqu'ici:

"A demain … Chatou, … aprŠs-demain chez moi."

M. et Mme Verdurin firent monter avec eux Forcheville, la voiture de Swanns'‚tait rang‚e derriŠre la leur dont il attendait le d‚part pour fairemonter Odette dans la sienne.

-- "Odette, nous vous ramenons, dit Mme Verdurin, nous avons une petiteplace pour vous … c“t‚ de M. de Forcheville.

-- "Oui, Madame", r‚pondit Odette.

-- "Comment, mais je croyais que je vous reconduisais", s'‚cria Swann,disant sans dissimulation, les mots n‚cessaires, car la portiŠre ‚taitouverte, les secondes ‚taient compt‚es, et il ne pouvait rentrer sans elledans l'‚tat o— il ‚tait.

-- "Mais Mme Verdurin m'a demand‚..."

-- "Voyons, vous pouvez bien revenir seul, nous vous l'avons laiss‚e assezde fois, dit Mme Verdurin."

-- Mais c'est que j'avais une chose importante … dire … Madame.

-- Eh bien! vous la lui ‚crirez...

-- Adieu, lui dit Odette en lui tendant la main.

Il essaya de sourire mais il avait l'air atterr‚.

-- As-tu vu les fa‡ons que Swann se permet maintenant avec nous? dit MmeVerdurin … son mari quand ils furent rentr‚s. J'ai cru qu'il allait memanger, parce que nous ramenions Odette. C'est d'une inconvenance,vraiment! Alors, qu'il dise tout de suite que nous tenons une maison derendez-vous! Je ne comprends pas qu'Odette supporte des maniŠrespareilles. Il a absolument l'air de dire: vous m'appartenez. Je dirai mamaniŠre de penser … Odette, j'espŠre qu'elle comprendra."

Et elle ajouta encore un instant aprŠs, avec colŠre:

-- Non, mais voyez-vous, cette sale bˆte! employant sans s'en rendrecompte, et peut-ˆtre en ob‚issant au mˆme besoin obscur de se justifier --comme Fran‡oise … Combray quand le poulet ne voulait pas mourir -- les mots

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qu'arrachent les derniers sursauts d'un animal inoffensif qui agonise, aupaysan qui est en train de l'‚craser.

Et quand la voiture de Mme Verdurin fut partie et que celle de Swanns'avan‡a, son cocher le regardant lui demanda s'il n'‚tait pas malade ous'il n'‚tait pas arriv‚ de malheur.

Swann le renvoya, il voulait marcher et ce fut … pied, par le Bois, qu'ilrentra. Il parlait seul, … haute voix, et sur le mˆme ton un peu facticequ'il avait pris jusqu'ici quand il d‚taillait les charmes du petit noyauet exaltait la magnanimit‚ des Verdurin. Mais de mˆme que les propos, lessourires, les baisers d'Odette lui devenaient aussi odieux qu'il les avaittrouv‚s doux, s'ils ‚taient adress‚s … d'autres que lui, de mˆme, le salondes Verdurin, qui tout … l'heure encore lui semblait amusant, respirant ungo–t vrai pour l'art et mˆme une sorte de noblesse morale, maintenant quec'‚tait un autre que lui qu'Odette allait y rencontrer, y aimer librement,lui exhibait ses ridicules, sa sottise, son ignominie.

Il se repr‚sentait avec d‚go–t la soir‚e du lendemain … Chatou. "D'abordcette id‚e d'aller … Chatou! Comme des merciers qui viennent de fermerleur boutique! vraiment ces gens sont sublimes de bourgeoisisme, ils nedoivent pas exister r‚ellement, ils doivent sortir du th‚ƒtre de Labiche!"

Il y aurait l… les Cottard, peut-ˆtre Brichot. "Est-ce assez grotesquecette vie de petites gens qui vivent les uns sur les autres, qui secroiraient perdus, ma parole, s'ils ne se retrouvaient pas tous demain …Chatou!" H‚las! il y aurait aussi le peintre, le peintre qui aimait …"faire des mariages", qui inviterait Forcheville … venir avec Odette … sonatelier. Il voyait Odette avec une toilette trop habill‚e pour cettepartie de campagne, "car elle est si vulgaire et surtout, la pauvre petite,elle est tellement bˆte!!!"

Il entendit les plaisanteries que ferait Mme Verdurin aprŠs dŒner, lesplaisanteries qui, quel que f–t l'ennuyeux qu'elles eussent pour cible,l'avaient toujours amus‚ parce qu'il voyait Odette en rire, en rire aveclui, presque en lui. Maintenant il sentait que c'‚tait peut-ˆtre de luiqu'on allait faire rire Odette. "Quelle gaiet‚ f‚tide! disait-il endonnant … sa bouche une expression de d‚go–t si forte qu'il avait lui-mˆmela sensation musculaire de sa grimace jusque dans son cou r‚vuls‚ contre lecol de sa chemise. Et comment une cr‚ature dont le visage est fait …l'image de Dieu peut-elle trouver matiŠre … rire dans ces plaisanteriesnaus‚abondes? Toute narine un peu d‚licate se d‚tournerait avec horreurpour ne pas se laisser offusquer par de tels relents. C'est vraimentincroyable de penser qu'un ˆtre humain peut ne pas comprendre qu'en sepermettant un sourire … l'‚gard d'un semblable qui lui a tendu loyalementla main, il se d‚grade jusqu'… une fange d'o— il ne sera plus possible … lameilleure volont‚ du monde de jamais le relever. J'habite … trop demilliers de mŠtres d'altitude au-dessus des bas-fonds o— clapotent etclabaudent de tels sales papotages, pour que je puisse ˆtre ‚clabouss‚ parles plaisanteries d'une Verdurin, s'‚cria-t-il, en relevant la tˆte, enredressant fiŠrement son corps en arriŠre. Dieu m'est t‚moin que j'aisincŠrement voulu tirer Odette de l…, et l'‚lever dans une atmosphŠre plusnoble et plus pure. Mais la patience humaine a des bornes, et la mienneest … bout, se dit-il, comme si cette mission d'arracher Odette … uneatmosphŠre de sarcasmes datait de plus longtemps que de quelques minutes,et comme s'il ne se l'‚tait pas donn‚e seulement depuis qu'il pensait que

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ces sarcasmes l'avaient peut-ˆtre lui-mˆme pour objet et tentaient ded‚tacher Odette de lui.

Il voyait le pianiste prˆt … jouer la sonate Clair de lune et les mines deMme Verdurin s'effrayant du mal que la musique de Beethoven allait faire …ses nerfs: "Idiote, menteuse! s'‚cria-t-il, et ‡a croit aimer L'ART!".Elle dirait … Odette, aprŠs lui avoir insinu‚ adroitement quelques motslouangeurs pour Forcheville, comme elle avait fait si souvent pour lui:"Vous allez faire une petite place … c“t‚ de vous … M. de Forcheville.""Dans l'obscurit‚! maquerelle, entremetteuse!". "Entremetteuse", c'‚taitle nom qu'il donnait aussi … la musique qui les convierait … se taire, …rˆver ensemble, … se regarder, … se prendre la main. Il trouvait du bon …la s‚v‚rit‚ contre les arts, de Platon, de Bossuet, et de la vieille‚ducation fran‡aise.

En somme la vie qu'on menait chez les Verdurin et qu'il avait appel‚e sisouvent "la vraie vie", lui semblait la pire de toutes, et leur petit noyaule dernier des milieux. "C'est vraiment, disait-il, ce qu'il y a de plusbas dans l'‚chelle sociale, le dernier cercle de Dante. Nul doute que letexte auguste ne se r‚fŠre aux Verdurin! Au fond, comme les gens du mondedont on peut m‚dire, mais qui tout de mˆme sont autre chose que ces bandesde voyous, montrent leur profonde sagesse en refusant de les connaŒtre, d'ysalir mˆme le bout de leurs doigts. Quelle divination dans ce "Noli metangere" du faubourg Saint-Germain." Il avait quitt‚ depuis bien longtempsles all‚es du Bois, il ‚tait presque arriv‚ chez lui, que, pas encored‚gris‚ de sa douleur et de la verve d'insinc‚rit‚ dont les intonationsmenteuses, la sonorit‚ artificielle de sa propre voix lui versaientd'instant en instant plus abondamment l'ivresse, il continuait encore …p‚rorer tout haut dans le silence de la nuit: "Les gens du monde ont leursd‚fauts que personne ne reconnaŒt mieux que moi, mais enfin ce sont tout demˆme des gens avec qui certaines choses sont impossibles. Telle femme‚l‚gante que j'ai connue ‚tait loin d'ˆtre parfaite, mais enfin il y avaittout de mˆme chez elle un fond de d‚licatesse, une loyaut‚ dans lesproc‚d‚s qui l'auraient rendue, quoi qu'il arrivƒt, incapable d'une f‚lonieet qui suffisent … mettre des abŒmes entre elle et une m‚gŠre comme laVerdurin. Verdurin! quel nom! Ah! on peut dire qu'ils sont complets,qu'ils sont beaux dans leur genre! Dieu merci, il n'‚tait que temps de neplus condescendre … la promiscuit‚ avec cette infamie, avec ces ordures."

Mais, comme les vertus qu'il attribuait tant“t encore aux Verdurin,n'auraient pas suffi, mˆme s'ils les avaient vraiment poss‚d‚es, mais s'ilsn'avaient pas favoris‚ et prot‚g‚ son amour, … provoquer chez Swann cetteivresse o— il s'attendrissait sur leur magnanimit‚ et qui, mˆme propag‚e …travers d'autres personnes, ne pouvait lui venir que d'Odette, -- de mˆme,l'immoralit‚, e–t-elle ‚t‚ r‚elle, qu'il trouvait aujourd'hui aux Verdurinaurait ‚t‚ impuissante, s'ils n'avaient pas invit‚ Odette avec Forchevilleet sans lui, … d‚chaŒner son indignation et … lui faire fl‚trir "leurinfamie". Et sans doute la voix de Swann ‚tait plus clairvoyante que lui-mˆme, quand elle se refusait … prononcer ces mots pleins de d‚go–t pour lemilieu Verdurin et de la joie d'en avoir fini avec lui, autrement que surun ton factice et comme s'ils ‚taient choisis plut“t pour assouvir sacolŠre que pour exprimer sa pens‚e. Celle-ci, en effet, pendant qu'il selivrait … ces invectives, ‚tait probablement, sans qu'il s'en aper‡–t,occup‚e d'un objet tout … fait diff‚rent, car une fois arriv‚ chez lui, …peine eut-il referm‚ la porte cochŠre, que brusquement il se frappa lefront, et, la faisant rouvrir, ressortit en s'‚criant d'une voix naturelle

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cette fois: "Je crois que j'ai trouv‚ le moyen de me faire inviter demainau dŒner de Chatou!" Mais le moyen devait ˆtre mauvais, car Swann ne futpas invit‚: le docteur Cottard qui, appel‚ en province pour un cas grave,n'avait pas vu les Verdurin depuis plusieurs jours et n'avait pu aller …Chatou, dit, le lendemain de ce dŒner, en se mettant … table chez eux:

-- "Mais, est-ce que nous ne venons pas M. Swann, ce soir? Il est bien cequ'on appelle un ami personnel du..."

-- "Mais j'espŠre bien que non! s'‚cria Mme Verdurin, Dieu nous enpr‚serve, il est assommant, bˆte et mal ‚lev‚."

Cottard … ces mots manifesta en mˆme temps son ‚tonnement et sa soumission,comme devant une v‚rit‚ contraire … tout ce qu'il avait cru jusque-l…, maisd'une ‚vidence irr‚sistible; et, baissant d'un air ‚mu et peureux son nezdans son assiette, il se contenta de r‚pondre: "Ah!-ah!-ah!-ah!-ah!" entraversant … reculons, dans sa retraite repli‚e en bon ordre jusqu'au fondde lui-mˆme, le long d'une gamme descendante, tout le registre de sa voix.Et il ne fut plus question de Swann chez les Verdurin.

Alors ce salon qui avait r‚uni Swann et Odette devint un obstacle … leursrendez-vous. Elle ne lui disait plus comme au premier temps de leur amour:"Nous nous venons en tous cas demain soir, il y a un souper chez lesVerdurin." Mais: "Nous ne pourrons pas nous voir demain soir, il y a unsouper chez les Verdurin." Ou bien les Verdurin devaient l'emmener …l'Op‚ra-Comique voir "Une nuit de Cl‚opƒtre" et Swann lisait dans les yeuxd'Odette cet effroi qu'il lui demandƒt de n'y pas aller, que naguŠre iln'aurait pu se retenir de baiser au passage sur le visage de sa maŒtresse,et qui maintenant l'exasp‚rait. "Ce n'est pas de la colŠre, pourtant, sedisait-il … lui-mˆme, que j'‚prouve en voyant l'envie qu'elle a d'allerpicorer dans cette musique stercoraire. C'est du chagrin, non pas certespour moi, mais pour elle; du chagrin de voir qu'aprŠs avoir v‚cu plus desix mois en contact quotidien avec moi, elle n'a pas su devenir assez uneautre pour ‚liminer spontan‚ment Victor Mass‚! Surtout pour ne pas ˆtrearriv‚e … comprendre qu'il y a des soirs o— un ˆtre d'une essence un peud‚licate doit savoir renoncer … un plaisir, quand on le lui demande. Elledevrait savoir dire "je n'irai pas", ne f–t-ce que par intelligence,puisque c'est sur sa r‚ponse qu'on classera une fois pour toutes sa qualit‚d'ƒme. "Et s'‚tant persuad‚ … lui-mˆme que c'‚tait seulement en effet pourpouvoir porter un jugement plus favorable sur la valeur spirituelled'Odette qu'il d‚sirait que ce soir-l… elle restƒt avec lui au lieu d'aller… l'Op‚ra-Comique, il lui tenait le mˆme raisonnement, au mˆme degr‚d'insinc‚rit‚ qu'… soi-mˆme, et mˆme, … un degr‚ de plus, car alors ilob‚issait aussi au d‚sir de la prendre par l'amour-propre.

-- Je te jure, lui disait-il, quelques instants avant qu'elle partŒt pourle th‚ƒtre, qu'en te demandant de ne pas sortir, tous mes souhaits, sij'‚tais ‚go‹ste, seraient pour que tu me refuses, car j'ai mille choses …faire ce soir et je me trouverai moi-mˆme pris au piŠge et bien ennuy‚ sicontre toute attente tu me r‚ponds que tu n'iras pas. Mais mesoccupations, mes plaisirs, ne sont pas tout, je dois penser … toi. Il peutvenir un jour o— me voyant … jamais d‚tach‚ de toi tu auras le droit de mereprocher de ne pas t'avoir avertie dans les minutes d‚cisives o— jesentais que j'allais porter sur toi un de ces jugements s‚vŠres auxquelsl'amour ne r‚siste pas longtemps. Vois-tu, "Une nuit de Cl‚opƒtre" (queltitre!) n'est rien dans la circonstance. Ce qu'il faut savoir c'est si

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vraiment tu es cet ˆtre qui est au dernier rang de l'esprit, et mˆme ducharme, l'ˆtre m‚prisable qui n'est pas capable de renoncer … un plaisir.Alors, si tu es cela, comment pourrait-on t'aimer, car tu n'es mˆme pas unepersonne, une cr‚ature d‚finie, imparfaite, mais du moins perfectible? Tues une eau informe qui coule selon la pente qu'on lui offre, un poissonsans m‚moire et sans r‚flexion qui tant qu'il vivra dans son aquarium seheurtera cent fois par jour contre le vitrage qu'il continuera … prendrepour de l'eau. Comprends-tu que ta r‚ponse, je ne dis pas aura pour effetque je cesserai de t'aimer imm‚diatement, bien entendu, mais te rendramoins s‚duisante … mes yeux quand je comprendrai que tu n'es pas unepersonne, que tu es au-dessous de toutes les choses et ne sais te placerau-dessus d'aucune? videmment j'aurais mieux aim‚ te demander comme une�chose sans importance, de renoncer … "Une nuit de Cl‚opƒtre" (puisque tum'obliges … me souiller les lŠvres de ce nom abject) dans l'espoir que tuirais cependant. Mais, d‚cid‚ … tenir un tel compte, … tirer de tellescons‚quences de ta r‚ponse, j'ai trouv‚ plus loyal de t'en pr‚venir."

Odette depuis un moment donnait des signes d'‚motion et d'incertitude. Ad‚faut du sens de ce discours, elle comprenait qu'il pouvait rentrer dansle genre commun des "la‹us", et scŠnes de reproches ou de supplicationsdont l'habitude qu'elle avait des hommes lui permettait sans s'attacher auxd‚tails des mots, de conclure qu'ils ne les prononceraient pas s'ilsn'‚taient pas amoureux, que du moment qu'ils ‚taient amoureux, il ‚taitinutile de leur ob‚ir, qu'ils ne le seraient que plus aprŠs. Aussi aurait-elle ‚cout‚ Swann avec le plus grand calme si elle n'avait vu que l'heurepassait et que pour peu qu'il parlƒt encore quelque temps, elle allait,comme elle le lui dit avec un sourire tendre, obstin‚ et confus, "finir parmanquer l'Ouverture!"

D'autres fois il lui disait que ce qui plus que tout ferait qu'il cesseraitde l'aimer, c'est qu'elle ne voul–t pas renoncer … mentir. "Mˆme au simplepoint de vue de la coquetterie, lui disait-il, ne comprends-tu donc pascombien tu perds de ta s‚duction en t'abaissant … mentir? Par un aveu!combien de fautes tu pourrais racheter! Vraiment tu es bien moinsintelligente que je ne croyais!" Mais c'est en vain que Swann lui exposaitainsi toutes les raisons qu'elle avait de ne pas mentir; elles auraient puruiner chez Odette un systŠme g‚n‚ral du mensonge; mais Odette n'enposs‚dait pas; elle se contentait seulement, dans chaque cas o— ellevoulait que Swann ignorƒt quelque chose qu'elle avait fait, de ne pas lelui dire. Ainsi le mensonge ‚tait pour elle un exp‚dient d'ordreparticulier; et ce qui seul pouvait d‚cider si elle devait s'en servir ouavouer la v‚rit‚, c'‚tait une raison d'ordre particulier aussi, la chanceplus ou moins grande qu'il y avait pour que Swann p–t d‚couvrir qu'ellen'avait pas dit la v‚rit‚.

Physiquement, elle traversait une mauvaise phase: elle ‚paississait; et lecharme expressif et dolent, les regards ‚tonn‚s et rˆveurs qu'elle avaitautrefois semblaient avoir disparu avec sa premiŠre jeunesse. De sortequ'elle ‚tait devenue si chŠre … Swann au moment pour ainsi dire o— il latrouvait pr‚cis‚ment bien moins jolie. Il la regardait longuement pourtƒcher de ressaisir le charme qu'il lui avait connu, et ne le retrouvaitpas. Mais savoir que sous cette chrysalide nouvelle, c'‚tait toujoursOdette qui vivait, toujours la mˆme volont‚ fugace, insaisissable etsournoise, suffisait … Swann pour qu'il continuƒt de mettre la mˆme passion… chercher … la capter. Puis il regardait des photographies d'il y avaitdeux ans, il se rappelait comme elle avait ‚t‚ d‚licieuse. Et cela le

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consolait un peu de se donner tant de mal pour elle.

Quand les Verdurin l'emmenaient … Saint-Germain, … Chatou, … Meulan,souvent, si c'‚tait dans la belle saison, ils proposaient, sur place, derester … coucher et de ne revenir que le lendemain. Mme Verdurin cherchait… apaiser les scrupules du pianiste dont la tante ‚tait rest‚e … Paris.

-- Elle sera enchant‚e d'ˆtre d‚barrass‚e de vous pour un jour. Et comments'inqui‚terait-elle, elle vous sait avec nous? d'ailleurs je prends toutsous mon bonnet.

Mais si elle n'y r‚ussissait pas, M. Verdurin partait en campagne, trouvaitun bureau de t‚l‚graphe ou un messager et s'informait de ceux des fidŠlesqui avaient quelqu'un … faire pr‚venir. Mais Odette le remerciait etdisait qu'elle n'avait de d‚pˆche … faire pour personne, car elle avait dit… Swann une fois pour toutes qu'en lui en envoyant une aux yeux de tous,elle se compromettrait. Parfois c'‚tait pour plusieurs jours qu'elles'absentait, les Verdurin l'emmenaient voir les tombeaux de Dreux, ou …CompiŠgne admirer, sur le conseil du peintre, des couchers de soleil enforˆt et on poussait jusqu'au chƒteau de Pierrefonds.

-- "Penser qu'elle pourrait visiter de vrais monuments avec moi qui ai‚tudi‚ l'architecture pendant dix ans et qui suis tout le temps suppli‚ demener … Beauvais ou … Saint-Loup-de-Naud des gens de la plus haute valeuret ne le ferais que pour elle, et qu'… la place elle va avec les derniŠresdes brutes s'extasier successivement devant les d‚jections de Louis-Philippe et devant celles de Viollet-le-Duc! Il me semble qu'il n'y a pasbesoin d'ˆtre artiste pour cela et que, mˆme sans flair particuliŠrementfin, on ne choisit pas d'aller vill‚giaturer dans des latrines pour ˆtreplus … port‚e de respirer des excr‚ments."

Mais quand elle ‚tait partie pour Dreux ou pour Pierrefonds, -- h‚las, sanslui permettre d'y aller, comme par hasard, de son c“t‚, car "cela ferait uneffet d‚plorable", disait-elle, -- il se plongeait dans le plus enivrantdes romans d'amour, l'indicateur des chemins de fer, qui lui apprenait lesmoyens de la rejoindre, l'aprŠs-midi, le soir, ce matin mˆme! Le moyen?presque davantage: l'autorisation. Car enfin l'indicateur et les trainseux-mˆmes n'‚taient pas faits pour des chiens. Si on faisait savoir aupublic, par voie d'imprim‚s, qu'… huit heures du matin partait un train quiarrivait … Pierrefonds … dix heures, c'est donc qu'aller … Pierrefonds‚tait un acte licite, pour lequel la permission d'Odette ‚tait superflue;et c'‚tait aussi un acte qui pouvait avoir un tout autre motif que le d‚sirde rencontrer Odette, puisque des gens qui ne la connaissaient pasl'accomplissaient chaque jour, en assez grand nombre pour que cela val–t lapeine de faire chauffer des locomotives.

En somme elle ne pouvait tout de mˆme pas l'empˆcher d'aller … Pierrefondss'il en avait envie! Or, justement, il sentait qu'il en avait envie, etque s'il n'avait pas connu Odette, certainement il y serait all‚. Il yavait longtemps qu'il voulait se faire une id‚e plus pr‚cise des travaux derestauration de Viollet-le-Duc. Et par le temps qu'il faisait, il‚prouvait l'imp‚rieux d‚sir d'une promenade dans la forˆt de CompiŠgne.

Ce n'‚tait vraiment pas de chance qu'elle lui d‚fendŒt le seul endroit quile tentait aujourd'hui. Aujourd'hui! S'il y allait, malgr‚ soninterdiction, il pourrait la voir AUJOURD'HUI mˆme! Mais, alors que, si

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elle e–t retrouv‚ … Pierrefonds quelque indiff‚rent, elle lui e–t ditjoyeusement: "Tiens, vous ici!", et lui aurait demand‚ d'aller la voir …l'h“tel o— elle ‚tait descendue avec les Verdurin, au contraire si elle l'yrencontrait, lui, Swann, elle serait froiss‚e, elle se dirait qu'elle ‚taitsuivie, elle l'aimerait moins, peut-ˆtre se d‚tournerait-elle avec colŠreen l'apercevant. "Alors, je n'ai plus le droit de voyager!", lui dirait-elle au retour, tandis qu'en somme c'‚tait lui quin'avait plus le droit devoyager!

Il avait eu un moment l'id‚e, pour pouvoir aller … CompiŠgne et …Pierrefonds sans avoir l'air que ce f–t pour rencontrer Odette, de s'yfaire emmener par un de ses amis, le marquis de Forestelle, qui avait unchƒteau dans le voisinage. Celui-ci, … qui il avait fait part de sonprojet sans lui en dire le motif, ne se sentait pas de joie ets'‚merveillait que Swann, pour la premiŠre fois depuis quinze ans,consentŒt enfin … venir voir sa propri‚t‚ et, quoiqu'il ne voulait pas s'yarrˆter, lui avait-il dit, lui promŒt du moins de faire ensemble despromenades et des excursions pendant plusieurs jours. Swann s'imaginaitd‚j… l…-bas avec M. de Forestelle. Mˆme avant d'y voir Odette, mˆme s'ilne r‚ussissait pas … l'y voir, quel bonheur il aurait … mettre le pied surcette terre o— ne sachant pas l'endroit exact, … tel moment, de sapr‚sence, il sentirait palpiter partout la possibilit‚ de sa brusqueapparition: dans la cour du chƒteau, devenu beau pour lui parce quec'‚tait … cause d'elle qu'il ‚tait all‚ le voir; dans toutes les rues de laville, qui lui semblait romanesque; sur chaque route de la forˆt, ros‚e parun couchant profond et tendre; -- asiles innombrables et alternatifs, o—venait simultan‚ment se r‚fugier, dans l'incertaine ubiquit‚ de sesesp‚rances, son c ur heureux, vagabond et multipli‚. "Surtout, dirait-il …M. de Forestelle, prenons garde de ne pas tomber sur Odette et lesVerdurin; je viens d'apprendre qu'ils sont justement aujourd'hui …Pierrefonds. On a assez le temps de se voir … Paris, ce ne serait pas lapeine de le quitter pour ne pas pouvoir faire un pas les uns sans lesautres." Et son ami ne comprendrait pas pourquoi une fois l…-bas ilchangerait vingt fois de projets, inspecterait les salles … manger de tousles h“tels de CompiŠgne sans se d‚cider … s'asseoir dans aucune de celleso— pourtant on n'avait pas vu trace de Verdurin, ayant l'air de rechercherce qu'il disait vouloir fuir et du reste le fuyant dŠs qu'il l'auraittrouv‚, car s'il avait rencontr‚ le petit groupe, il s'en serait ‚cart‚avec affectation, content d'avoir vu Odette et qu'elle l'e–t vu, surtoutqu'elle l'e–t vu ne se souciant pas d'elle. Mais non, elle devinerait bienque c'‚tait pour elle qu'il ‚tait l…. Et quand M. de Forestelle venait lechercher pour partir, il lui disait: "H‚las! non, je ne peux pas alleraujourd'hui … Pierrefonds, Odette y est justement." Et Swann ‚tait heureuxmalgr‚ tout de sentir que, si seul de tous les mortels il n'avait pas ledroit en ce jour d'aller … Pierrefonds, c'‚tait parce qu'il ‚tait en effetpour Odette quelqu'un de diff‚rent des autres, son amant, et que cetterestriction apport‚e pour lui au droit universel de libre circulation,n'‚tait qu'une des formes de cet esclavage, de cet amour qui lui ‚tait sicher. D‚cid‚ment il valait mieux ne pas risquer de se brouiller avec elle,patienter, attendre son retour. Il passait ses journ‚es pench‚ sur unecarte de la forˆt de CompiŠgne comme si ‡'avait ‚t‚ la carte du Tendre,s'entourait de photographies du chƒteau de Pierrefonds. D‚s que venait lejour o— il ‚tait possible qu'elle revŒnt, il rouvrait l'indicateur,calculait quel train elle avait d– prendre, et si elle s'‚tait attard‚e,ceux qui lui restaient encore. Il ne sortait pas de peur de manquer uned‚pˆche, ne se couchait pas, pour le cas o—, revenue par le dernier train,

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elle aurait voulu lui faire la surprise de venir le voir au milieu de lanuit. Justement il entendait sonner … la porte cochŠre, il lui semblaitqu'on tardait … ouvrir, il voulait ‚veiller le concierge, se mettait … lafenˆtre pour appeler Odette si c'‚tait elle, car malgr‚ les recommandationsqu'il ‚tait descendu faire plus de dix fois lui-mˆme, on ‚tait capable delui dire qu'il n'‚tait pas l…. C'‚tait un domestique qui rentrait. Ilremarquait le vol incessant des voitures qui passaient, auquel il n'avaitjamais fait attention autrefois. Il ‚coutait chacune venir au loin,s'approcher, d‚passer sa porte sans s'ˆtre arrˆt‚e et porter plus loin unmessage qui n'‚tait pas pour lui. Il attendait toute la nuit, bieninutilement, car les Verdurin ayant avanc‚ leur retour, Odette ‚tait …Paris depuis midi; elle n'avait pas eu l'id‚e de l'en pr‚venir; ne sachantque faire elle avait ‚t‚ passer sa soir‚e seule au th‚ƒtre et il y avaitlongtemps qu'elle ‚tait rentr‚e se coucher et dormait.

C'est qu'elle n'avait mˆme pas pens‚ … lui. Et de tels moments o— elleoubliait jusqu'… l'existence de Swann ‚taient plus utiles … Odette,servaient mieux … lui attacher Swann, que toute sa coquetterie. Car ainsiSwann vivait dans cette agitation douloureuse qui avait d‚j… ‚t‚ assezpuissante pour faire ‚clore son amour le soir o— il n'avait pas trouv‚Odette chez les Verdurin et l'avait cherch‚e toute la soir‚e. Et iln'avait pas, comme j'eus … Combray dans mon enfance, des journ‚es heureusespendant lesquelles s'oublient les souffrances qui renaŒtront le soir. Lesjourn‚es, Swann les passait sans Odette; et par moments il se disait quelaisser une aussi jolie femme sortir ainsi seule dans Paris ‚tait aussiimprudent que de poser un ‚crin plein de bijoux au milieu de la rue. Alorsil s'indignait contre tous les passants comme contre autant de voleurs.Mais leur visage collectif et informe ‚chappant … son imagination nenourrissait pas sa jalousie. Il fatiguait la pens‚e de Swann, lequel, sepassant la main sur les yeux, s'‚criait: "A la grƒce de Dieu", comme ceuxqui aprŠs s'ˆtre acharn‚s … ‚treindre le problŠme de la r‚alit‚ du mondeext‚rieur ou de l'immortalit‚ de l'ƒme accordent la d‚tente d'un acte defoi … leur cerveau lass‚. Mais toujours la pens‚e de l'absente ‚taitindissolublement mˆl‚e aux actes les plus simples de la vie de Swann, --d‚jeuner, recevoir son courrier, sortir, se coucher, -- par la tristessemˆme qu'il avait … les accomplir sans elle, comme ces initiales dePhilibert le Beau que dans l'‚glise de Brou, … cause du regret qu'elleavait de lui, Marguerite d'Autriche entrela‡a partout aux siennes.Certains jours, au lieu de rester chez lui, il allait prendre son d‚jeunerdans un restaurant assez voisin dont il avait appr‚ci‚ autrefois la bonnecuisine et o— maintenant il n'allait plus que pour une de ces raisons, … lafois mystiques et saugrenues, qu'on appelle romanesques; c'est que cerestaurant (lequel existe encore) portait le mˆme nom que la rue habit‚epar Odette: "Lap‚rouse". Quelquefois, quand elle avait fait un courtd‚placement ce n'est qu'aprŠs plusieurs jours qu'elle songeait … lui fairesavoir qu'elle ‚tait revenue … Paris. Et elle lui disait tout simplement,sans plus prendre comme autrefois la pr‚caution de se couvrir … tout hasardd'un petit morceau emprunt‚ … la v‚rit‚, qu'elle venait d'y rentrer …l'instant mˆme par le train du matin. Ces paroles ‚taient mensongŠres; dumoins pour Odette elles ‚taient mensongŠres, inconsistantes, n'ayant pas,comme si elles avaient ‚t‚ vraies, un point d'appui dans le souvenir de sonarriv‚e … la gare; mˆme elle ‚tait empˆch‚e de se les repr‚senter au momento— elle les pronon‡ait, par l'image contradictoire de ce qu'elle avait faitde tout diff‚rent au moment o— elle pr‚tendait ˆtre descendue du train.Mais dans l'esprit de Swann au contraire ces paroles qui ne rencontraientaucun obstacle venaient s'incruster et prendre l'inamovibilit‚ d'une v‚rit‚

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si indubitable que si un ami lui disait ˆtre venu par ce train et ne pasavoir vu Odette il ‚tait persuad‚ que c'‚tait l'ami qui se trompait de jourou d'heure puisque son dire ne se conciliait pas avec les paroles d'Odette.Celles-ci ne lui eussent paru mensongŠres que s'il s'‚tait d'abord d‚fi‚qu'elles le fussent. Pour qu'il cr–t qu'elle mentait, un soup‡on pr‚alable‚tait une condition n‚cessaire. C'‚tait d'ailleurs aussi une conditionsuffisante. Alors tout ce que disait Odette lui paraissait suspect.L'entendait-il citer un nom, c'‚tait certainement celui d'un de ses amants;une fois cette supposition forg‚e, il passait des semaines … se d‚soler; ils'aboucha mˆme une fois avec une agence de renseignements pour savoirl'adresse, l'emploi du temps de l'inconnu qui ne le laisserait respirer quequand il serait parti en voyage, et dont il finit par apprendre que c'‚taitun oncle d'Odette mort depuis vingt ans.

Bien qu'elle ne lui permŒt pas en g‚n‚ral de la rejoindre dans des lieuxpublics disant que cela ferait jaser, il arrivait que dans une soir‚e o— il‚tait invit‚ comme elle, -- chez Forcheville, chez le peintre, ou … un balde charit‚ dans un ministŠre, -- il se trouvƒt en mˆme temps qu'elle. Illa voyait mais n'osait pas rester de peur de l'irriter en ayant l'aird'‚pier les plaisirs qu'elle prenait avec d'autres et qui -- tandis qu'ilrentrait solitaire, qu'il allait se coucher anxieux comme je devais l'ˆtremoi-mˆme quelques ann‚es plus tard les soirs o— il viendrait dŒner … lamaison, … Combray -- lui semblaient illimit‚s parce qu'il n'en avait pas vula fin. Et une fois ou deux il connut par de tels soirs de ces joies qu'onserait tent‚, si elles ne subissaient avec tant de violence le choc enretour de l'inqui‚tude brusquement arrˆt‚e, d'appeler des joies calmes,parce qu'elles consistent en un apaisement: il ‚tait all‚ passer uninstant … un raout chez le peintre et s'apprˆtait … le quitter; il ylaissait Odette mu‚e en une brillante ‚trangŠre, au milieu d'hommes … quises regards et sa gaiet‚ qui n'‚taient pas pour lui, semblaient parler dequelque volupt‚, qui serait go–t‚e l… ou ailleurs (peut-ˆtre au "Bal desIncoh‚rents" o— il tremblait qu'elle n'allƒt ensuite) et qui causait …Swann plus de jalousie que l'union charnelle mˆme parce qu'il l'imaginaitplus difficilement; il ‚tait d‚j… prˆt … passer la porte de l'atelier quandil s'entendait rappeler par ces mots (qui en retranchant de la fˆte cettefin qui l'‚pouvantait, la lui rendaient r‚trospectivement innocente,faisaient du retour d'Odette une chose non plus inconcevable et terrible,mais douce et connue et qui tiendrait … c“t‚ de lui, pareille … un peu desa vie de tous les jours, dans sa voiture, et d‚pouillait Odette elle-mˆmede son apparence trop brillante et gaie, montraient que ce n'‚tait qu'und‚guisement qu'elle avait revˆtu un moment, pour lui-mˆme, non en vue demyst‚rieux plaisirs, et duquel elle ‚tait d‚j… lasse), par ces motsqu'Odette lui jetait, comme il ‚tait d‚j… sur le seuil: "Vous ne voudriezpas m'attendre cinq minutes, je vais partir, nous reviendrions ensemble,vous me ramŠneriez chez moi."

Il est vrai qu'un jour Forcheville avait demand‚ … ˆtre ramen‚ en mˆmetemps, mais comme, arriv‚ devant la porte d'Odette il avait sollicit‚ lapermission d'entrer aussi, Odette lui avait r‚pondu en montrant Swann:"Ah! cela d‚pend de ce monsieur-l…, demandez-lui. Enfin, entrez un momentsi vous voulez, mais pas longtemps parce que je vous pr‚viens qu'il aimecauser tranquillement avec moi, et qu'il n'aime pas beaucoup qu'il y aitdes visites quand il vient. Ah! si vous connaissiez cet ˆtre-l… autant queje le connais; n'est-ce pas, my love, il n'y a que moi qui vous connaissebien?"

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Et Swann ‚tait peut-ˆtre encore plus touch‚ de la voir ainsi lui adresseren pr‚sence de Forcheville, non seulement ces paroles de tendresse, depr‚dilection, mais encore certaines critiques comme: "Je suis s–re quevous n'avez pas encore r‚pondu … vos amis pour votre dŒner de dimanche.N'y allez pas si vous ne voulez pas, mais soyez au moins poli", ou: "Avez-vous laiss‚ seulement ici votre essai sur Ver Meer pour pouvoir l'avancerun peu demain? Quel paresseux! Je vous ferai travailler, moi!" quiprouvaient qu'Odette se tenait au courant de ses invitations dans le mondeet de ses ‚tudes d'art, qu'ils avaient bien une vie … eux deux. Et endisant cela elle lui adressait un sourire au fond duquel il la sentaittoute … lui.

Alors … ces moments-l…, pendant qu'elle leur faisait de l'orangeade, toutd'un coup, comme quand un r‚flecteur mal r‚gl‚ d'abord promŠne autour d'unobjet, sur la muraille, de grandes ombres fantastiques qui viennent ensuitese replier et s'an‚antir en lui, toutes les id‚es terribles et mouvantesqu'il se faisait d'Odette s'‚vanouissaient, rejoignaient le corps charmantque Swann avait devant lui. Il avait le brusque soup‡on que cette heurepass‚e chez Odette, sous la lampe, n'‚tait peut-ˆtre pas une heure factice,… son usage … lui (destin‚e … masquer cette chose effrayante et d‚licieuse… laquelle il pensait sans cesse sans pouvoir bien se la repr‚senter, uneheure de la vraie vie d'Odette, de la vie d'Odette quand lui n'‚tait pasl…), avec des accessoires de th‚ƒtre et des fruits de carton, mais ‚taitpeut-ˆtre une heure pour de bon de la vie d'Odette, que s'il n'avait pas‚t‚ l… elle e–t avanc‚ … Forcheville le mˆme fauteuil et lui e–t vers‚ nonun breuvage inconnu, mais pr‚cis‚ment cette orangeade; que le monde habit‚par Odette n'‚tait pas cet autre monde effroyable et surnaturel o— ilpassait son temps … la situer et qui n'existait peut-ˆtre que dans sonimagination, mais l'univers r‚el, ne d‚gageant aucune tristesse sp‚ciale,comprenant cette table o— il allait pouvoir ‚crire et cette boisson …laquelle il lui serait permis de go–ter, tous ces objets qu'il contemplaitavec autant de curiosit‚ et d'admiration que de gratitude, car si enabsorbant ses rˆves ils l'en avaient d‚livr‚, eux en revanche, s'en ‚taientenrichis, ils lui en montraient la r‚alisation palpable, et ilsint‚ressaient son esprit, ils prenaient du relief devant ses regards, enmˆme temps qu'ils tranquillisaient son c ur. Ah! si le destin avait permisqu'il p–t n'avoir qu'une seule demeure avec Odette et que chez elle il f–tchez lui, si en demandant au domestique ce qu'il y avait … d‚jeuner c'e–t‚t‚ le menu d'Odette qu'il avait appris en r‚ponse, si quand Odette voulaitaller le matin se promener avenue du Bois-de-Boulogne, son devoir de bonmari l'avait oblig‚, n'e–t-il pas envie de sortir, … l'accompagner, portantson manteau quand elle avait trop chaud, et le soir aprŠs le dŒner si elleavait envie de rester chez elle en d‚shabill‚, s'il avait ‚t‚ forc‚ derester l… prŠs d'elle, … faire ce qu'elle voudrait; alors combien tous lesriens de la vie de Swann qui lui semblaient si tristes, au contraire parcequ'ils auraient en mˆme temps fait partie de la vie d'Odette auraient pris,mˆme les plus familiers, -- et comme cette lampe, cette orangeade, cefauteuil qui contenaient tant de rˆve, qui mat‚rialisaient tant de d‚sir --une sorte de douceur surabondante et de densit‚ myst‚rieuse.

Pourtant il se doutait bien que ce qu'il regrettait ainsi c'‚tait un calme,une paix qui n'auraient pas ‚t‚ pour son amour une atmosphŠre favorable.Quand Odette cesserait d'ˆtre pour lui une cr‚ature toujours absente,regrett‚e, imaginaire, quand le sentiment qu'il aurait pour elle ne seraitplus ce mˆme trouble myst‚rieux que lui causait la phrase de la sonate,mais de l'affection, de la reconnaissance quand s'‚tabliraient entre eux

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des rapports normaux qui mettraient fin … sa folie et … sa tristesse, alorssans doute les actes de la vie d'Odette lui paraŒtraient peu int‚ressantsen eux-mˆmes -- comme il avait d‚j… eu plusieurs fois le soup‡on qu'ils‚taient, par exemple le jour o— il avait lu … travers l'enveloppe la lettreadress‚e … Forcheville. Consid‚rant son mal avec autant de sagacit‚ ques'il se l'‚tait inocul‚ pour en faire l'‚tude, il se disait que, quand ilserait gu‚ri, ce que pourrait faire Odette lui serait indiff‚rent. Mais dusein de son ‚tat morbide, … vrai dire, il redoutait … l'‚gal de la mort unetelle gu‚rison, qui e–t ‚t‚ en effet la mort de tout ce qu'il ‚taitactuellement.

AprŠs ces tranquilles soir‚es, les soup‡ons de Swann ‚taient calm‚s; ilb‚nissait Odette et le lendemain, dŠs le matin, il faisait envoyer chezelle les plus beaux bijoux, parce que ces bont‚s de la veille avaientexcit‚ ou sa gratitude, ou le d‚sir de les voir se renouveler, ou unparoxysme d'amour qui avait besoin de se d‚penser.

Mais, … d'autres moments, sa douleur le reprenait, il s'imaginait qu'Odette‚tait la maŒtresse de Forcheville et que quand tous deux l'avaient vu, dufond du landau des Verdurin, au Bois, la veille de la fˆte de Chatou o— iln'avait pas ‚t‚ invit‚, la prier vainement, avec cet air de d‚sespoirqu'avait remarqu‚ jusqu'… son cocher, de revenir avec lui, puis s'enretourner de son c“t‚, seul et vaincu, elle avait d– avoir pour le d‚signer… Forcheville et lui dire: "Hein! ce qu'il rage!" les mˆmes regards,brillants, malicieux, abaiss‚s et sournois, que le jour o— celui-ci avaitchass‚ Saniette de chez les Verdurin.

Alors Swann la d‚testait. "Mais aussi, je suis trop bˆte, se disait-il, jepaie avec mon argent le plaisir des autres. Elle fera tout de mˆme bien defaire attention et de ne pas trop tirer sur la corde, car je pourrais bienne plus rien donner du tout. En tous cas, renon‡ons provisoirement auxgentillesses suppl‚mentaires! Penser que pas plus tard qu'hier, comme elledisait avoir envie d'assister … la saison de Bayreuth, j'ai eu la bˆtise delui proposer de louer un des jolis chƒteaux du roi de BaviŠre pour nousdeux dans les environs. Et d'ailleurs elle n'a pas paru plus ravie quecela, elle n'a encore dit ni oui ni non; esp‚rons qu'elle refusera, grandDieu! Entendre du Wagner pendant quinze jours avec elle qui s'en souciecomme un poisson d'une pomme, ce serait gai!" Et sa haine, tout comme sonamour, ayant besoin de se manifester et d'agir, il se plaisait … pousser deplus en plus loin ses imaginations mauvaises, parce que, grƒce auxperfidies qu'il prˆtait … Odette, il la d‚testait davantage et pourrait si-- ce qu'il cherchait … se figurer -- elles se trouvaient ˆtre vraies,avoir une occasion de la punir et d'assouvir sur elle sa rage grandissante.Il alla ainsi jusqu'… supposer qu'il allait recevoir une lettre d'elle o—elle lui demanderait de l'argent pour louer ce chƒteau prŠs de Bayreuth,mais en le pr‚venant qu'il n'y pourrait pas venir, parce qu'elle avaitpromis … Forcheville et aux Verdurin de les inviter. Ah! comme il e–t aim‚qu'elle p–t avoir cette audace. Quelle joie il aurait … refuser, … r‚digerla r‚ponse vengeresse dont il se complaisait … choisir, … ‚noncer tout hautles termes, comme s'il avait re‡u la lettre en r‚alit‚.

Or, c'est ce qui arriva le lendemain mˆme. Elle lui ‚crivit que lesVerdurin et leurs amis avaient manifest‚ le d‚sir d'assister … cesrepr‚sentations de Wagner et que, s'il voulait bien lui envoyer cet argent,elle aurait enfin, aprŠs avoir ‚t‚ si souvent re‡ue chez eux, le plaisir deles inviter … son tour. De lui, elle ne disait pas un mot, il ‚tait sous-

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entendu que leur pr‚sence excluait la sienne.

Alors cette terrible r‚ponse dont il avait arrˆt‚ chaque mot la veille sansoser esp‚rer qu'elle pourrait servir jamais il avait la joie de la luifaire porter. H‚las! il sentait bien qu'avec l'argent qu'elle avait, ouqu'elle trouverait facilement, elle pourrait tout de mˆme louer … Bayreuthpuisqu'elle en avait envie, elle qui n'‚tait pas capable de faire dediff‚rence entre Bach et Clapisson. Mais elle y vivrait malgr‚ tout pluschichement. Pas moyen comme s'il lui e–t envoy‚ cette fois quelquesbillets de mille francs, d'organiser chaque soir, dans un chƒteau, de cessoupers fins aprŠs lesquels elle se serait peut-ˆtre pass‚ la fantaisie, --qu'il ‚tait possible qu'elle n'e–t jamais eue encore --, de tomber dans lesbras de Forcheville. Et puis du moins, ce voyage d‚test‚, ce n'‚tait paslui, Swann, qui le paierait! -- Ah! s'il avait pu l'empˆcher, si elle avaitpu se fouler le pied avant de partir, si le cocher de la voiture quil'emmŠnerait … la gare avait consenti, … n'importe quel prix, … la conduiredans un lieu o— elle f–t rest‚e quelque temps s‚questr‚e, cette femmeperfide, aux yeux ‚maill‚s par un sourire de complicit‚ adress‚ …Forcheville, qu'Odette ‚tait pour Swann depuis quarante-huit heures.

Mais elle ne l'‚tait jamais pour trŠs longtemps; au bout de quelques joursle regard luisant et fourbe perdait de son ‚clat et de sa duplicit‚, cetteimage d'une Odette ex‚cr‚e disant … Forcheville: "Ce qu'il rage!"commen‡ait … pƒlir, … s'effacer. Alors, progressivement reparaissait ets'‚levait en brillant doucement, le visage de l'autre Odette, de celle quiadressait aussi un sourire … Forcheville, mais un sourire o— il n'y avaitpour Swann que de la tendresse, quand elle disait: "Ne restez paslongtemps, car ce monsieur-l… n'aime pas beaucoup que j'aie des visitesquand il a envie d'ˆtre auprŠs de moi. Ah! si vous connaissiez cet ˆtre-l…autant que je le connais!", ce mˆme sourire qu'elle avait pour remercierSwann de quelque trait de sa d‚licatesse qu'elle prisait si fort, dequelque conseil qu'elle lui avait demand‚ dans une de ces circonstancesgraves o— elle n'avait confiance qu'en lui.

Alors, … cette Odette-l…, il se demandait comment il avait pu ‚crire cettelettre outrageante dont sans doute jusqu'ici elle ne l'e–t pas cru capable,et qui avait d– le faire descendre du rang ‚lev‚, unique, que par sa bont‚,sa loyaut‚, il avait conquis dans son estime. Il allait lui devenir moinscher, car c'‚tait pour ces qualit‚s-l…, qu'elle ne trouvait ni …Forcheville ni … aucun autre, qu'elle l'aimait. C'‚tait … cause d'ellesqu'Odette lui t‚moignait si souvent une gentillesse qu'il comptait pourrien au moment o— il ‚tait jaloux, parce qu'elle n'‚tait pas une marque ded‚sir, et prouvait mˆme plut“t de l'affection que de l'amour, mais dont ilrecommen‡ait … sentir l'importance au fur et … mesure que la d‚tentespontan‚e de ses soup‡ons, souvent accentu‚e par la distraction que luiapportait une lecture d'art ou la conversation d'un ami, rendait sa passionmoins exigeante de r‚ciprocit‚s.

Maintenant qu'aprŠs cette oscillation, Odette ‚tait naturellement revenue …la place d'o— la jalousie de Swann l'avait un moment ‚cart‚e, dans l'angleo— il la trouvait charmante, il se la figurait pleine de tendresse, avec unregard de consentement, si jolie ainsi, qu'il ne pouvait s'empˆcherd'avancer les lŠvres vers elle comme si elle avait ‚t‚ l… et qu'il e–t pul'embrasser; et il lui gardait de ce regard enchanteur et bon autant dereconnaissance que si elle venait de l'avoir r‚ellement et si cela n'e–tpas ‚t‚ seulement son imagination qui venait de le peindre pour donner

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satisfaction … son d‚sir.

Comme il avait d– lui faire de la peine! Certes il trouvait des raisonsvalables … son ressentiment contre elle, mais elles n'auraient pas suffi …le lui faire ‚prouver s'il ne l'avait pas autant aim‚e. N'avait-il pas eudes griefs aussi graves contre d'autres femmes, auxquelles il e–t n‚anmoinsvolontiers rendu service aujourd'hui, ‚tant contre elles sans colŠre parcequ'il ne les aimait plus. S'il devait jamais un jour se trouver dans lemˆme ‚tat d'indiff‚rence vis-…-vis d'Odette, il comprendrait que c'‚tait sajalousie seule qui lui avait fait trouver quelque chose d'atroce,d'impardonnable, … ce d‚sir, au fond si naturel, provenant d'un peud'enfantillage et aussi d'une certaine d‚licatesse d'ƒme, de pouvoir … sontour, puisqu'une occasion s'en pr‚sentait, rendre des politesses auxVerdurin, jouer … la maŒtresse de maison.

Il revenait … ce point de vue -- oppos‚ … celui de son amour et de sajalousie et auquel il se pla‡ait quelquefois par une sorte d'‚quit‚intellectuelle et pour faire la part des diverses probabilit‚s -- d'o— ilessayait de juger Odette comme s'il ne l'avait pas aim‚e, comme si elle‚tait pour lui une femme comme les autres, comme si la vie d'Odette n'avaitpas ‚t‚, dŠs qu'il n'‚tait plus l…, diff‚rente, tram‚e en cachette de lui,ourdie contre lui.

Pourquoi croire qu'elle go–terait l…-bas avec Forcheville ou avec d'autresdes plaisirs enivrants qu'elle n'avait pas connus auprŠs de lui et queseule sa jalousie forgeait de toutes piŠces? A Bayreuth comme … Paris,s'il arrivait que Forcheville pensƒt … lui ce n'e–t pu ˆtre que comme …quelqu'un qui comptait beaucoup dans la vie d'Odette, … qui il ‚tait oblig‚de c‚der la place, quand ils se rencontraient chez elle. Si Forcheville etelle triomphaient d'ˆtre l…-bas malgr‚ lui, c'est lui qui l'aurait voulu encherchant inutilement … l'empˆcher d'y aller, tandis que s'il avaitapprouv‚ son projet, d'ailleurs d‚fendable, elle aurait eu l'air d'ˆtre l…-bas d'aprŠs son avis, elle s'y serait sentie envoy‚e, log‚e par lui, et leplaisir qu'elle aurait ‚prouv‚ … recevoir ces gens qui l'avaient tantre‡ue, c'est … Swann qu'elle en aurait su gr‚.

Et, -- au lieu qu'elle allait partir brouill‚e avec lui, sans l'avoir revu--, s'il lui envoyait cet argent, s'il l'encourageait … ce voyage ets'occupait de le lui rendre agr‚able, elle allait accourir, heureuse,reconnaissante, et il aurait cette joie de la voir qu'il n'avait pas go–t‚edepuis prŠs d'une semaine et que rien ne pouvait lui remplacer. Car sit“tque Swann pouvait se la repr‚senter sans horreur, qu'il revoyait de labont‚ dans son sourire, et que le d‚sir de l'enlever … tout autre, n'‚taitplus ajout‚ par la jalousie … son amour, cet amour redevenait surtout ungo–t pour les sensations que lui donnait la personne d'Odette, pour leplaisir qu'il avait … admirer comme un spectacle ou … interroger comme unph‚nomŠne, le lever d'un de ses regards, la formation d'un de ses sourires,l'‚mission d'une intonation de sa voix. Et ce plaisir diff‚rent de tousles autres, avait fini par cr‚er en lui un besoin d'elle et qu'elle seulepouvait assouvir par sa pr‚sence ou ses lettres, presque aussid‚sint‚ress‚, presque aussi artistique, aussi pervers, qu'un autre besoinqui caract‚risait cette p‚riode nouvelle de la vie de Swann o— … las‚cheresse, … la d‚pression des ann‚es ant‚rieures avait succ‚d‚ une sortede trop-plein spirituel, sans qu'il s–t davantage … quoi il devait cetenrichissement inesp‚r‚ de sa vie int‚rieure qu'une personne de sant‚d‚licate qui … partir d'un certain moment se fortifie, engraisse, et semble

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pendant quelque temps s'acheminer vers une complŠte gu‚rison -- cet autrebesoin qui se d‚veloppait aussi en dehors du monde r‚el, c'‚tait celuid'entendre, de connaŒtre de la musique.

Ainsi, par le chimisme mˆme de son mal, aprŠs qu'il avait fait de lajalousie avec son amour, il recommen‡ait … fabriquer de la tendresse, de lapiti‚ pour Odette. Elle ‚tait redevenue l'Odette charmante et bonne. Ilavait des remords d'avoir ‚t‚ dur pour elle. Il voulait qu'elle vŒnt prŠsde lui et, auparavant, il voulait lui avoir procur‚ quelque plaisir, pourvoir la reconnaissance p‚trir son visage et modeler son sourire.

Aussi Odette, s–re de le voir venir aprŠs quelques jours, aussi tendre etsoumis qu'avant, lui demander une r‚conciliation, prenait-elle l'habitudede ne plus craindre de lui d‚plaire et mˆme de l'irriter et lui refusait-elle, quand cela lui ‚tait commode, les faveurs auxquelles il tenait leplus.

Peut-ˆtre ne savait-elle pas combien il avait ‚t‚ sincŠre vis-…-vis d'ellependant la brouille, quand il lui avait dit qu'il ne lui enverrait pasd'argent et chercherait … lui faire du mal. Peut-ˆtre ne savait-elle pasdavantage combien il l'‚tait, vis-…-vis sinon d'elle, du moins de lui-mˆme,en d'autres cas o— dans l'int‚rˆt de l'avenir de leur liaison, pour montrer… Odette qu'il ‚tait capable de se passer d'elle, qu'une rupture restaittoujours possible, il d‚cidait de rester quelque temps sans aller chezelle.

Parfois c'‚tait aprŠs quelques jours o— elle ne lui avait pas caus‚ desouci nouveau; et comme, des visites prochaines qu'il lui ferait, il savaitqu'il ne pouvait tirer nulle bien grande joie mais plus probablementquelque chagrin qui mettrait fin au calme o— il se trouvait, il lui‚crivait qu'‚tant trŠs occup‚ il ne pourrait la voir aucun des jours qu'illui avait dit. Or une lettre d'elle, se croisant avec la sienne, le priaitpr‚cis‚ment de d‚placer un rendez-vous. Il se demandait pourquoi; sessoup‡ons, sa douleur le reprenaient. Il ne pouvait plus tenir, dans l'‚tatnouveau d'agitation o— il se trouvait, l'engagement qu'il avait pris dansl'‚tat ant‚rieur de calme relatif, il courait chez elle et exigeait de lavoir tous les jours suivants. Et mˆme si elle ne lui avait pas ‚crit lapremiŠre, si elle r‚pondait seulement, cela suffisait pour qu'il ne p–tplus rester sans la voir. Car, contrairement au calcul de Swann, leconsentement d'Odette avait tout chang‚ en lui. Comme tous ceux quipossŠdent une chose, pour savoir ce qui arriverait s'il cessait un momentde la poss‚der, il avait “t‚ cette chose de son esprit, en y laissant toutle reste dans le mˆme ‚tat que quand elle ‚tait l…. Or l'absence d'unechose, ce n'est pas que cela, ce n'est pas un simple manque partiel, c'estun bouleversement de tout le reste, c'est un ‚tat nouveau qu'on ne peutpr‚voir dans l'ancien.

Mais d'autres fois au contraire, -- Odette ‚tait sur le point de partir envoyage, -- c'‚tait aprŠs quelque petite querelle dont il choisissait lepr‚texte, qu'il se r‚solvait … ne pas lui ‚crire et … ne pas la revoiravant son retour, donnant ainsi les apparences, et demandant le b‚n‚ficed'une grande brouille, qu'elle croirait peut-ˆtre d‚finitive, … unes‚paration dont la plus longue part ‚tait in‚vitable du fait du voyage etqu'il faisait commencer seulement un peu plus t“t. D‚j… il se figuraitOdette inquiŠte, afflig‚e, de n'avoir re‡u ni visite ni lettre et cetteimage, en calmant sa jalousie, lui rendait facile de se d‚shabituer de la

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voir. Sans doute, par moments, tout au bout de son esprit o— sa r‚solutionla refoulait grƒce … toute la longueur interpos‚e des trois semaines des‚paration accept‚e, c'‚tait avec plaisir qu'il consid‚rait l'id‚e qu'ilreverrait Odette … son retour: mais c'‚tait aussi avec si peu d'impatiencequ'il commen‡ait … se demander s'il ne doublerait pas volontierement ladur‚e d'une abstinence si facile. Elle ne datait encore que de troisjours, temps beaucoup moins long que celui qu'il avait souvent pass‚ en nevoyant pas Odette, et sans l'avoir comme maintenant pr‚m‚dit‚. Et pourtantvoici qu'une l‚gŠre contrari‚t‚ ou un malaise physique, -- en l'incitant …consid‚rer le moment pr‚sent comme un moment exceptionnel, en dehors de larŠgle, o— la sagesse mˆme admettrait d'accueillir l'apaisement qu'apporteun plaisir et de donner cong‚, jusqu'… la reprise utile de l'effort, … lavolont‚ -- suspendait l'action de celle-ci qui cessait d'exercer sacompression; ou, moins que cela, le souvenir d'un renseignement qu'il avaitoubli‚ de demander … Odette, si elle avait d‚cid‚ la couleur dont ellevoulait faire repeindre sa voiture, ou pour une certaine valeur de bourse,si c'‚tait des actions ordinaires ou privil‚gi‚es qu'elle d‚sirait acqu‚rir(c'‚tait trŠs joli de lui montrer qu'il pouvait rester sans la voir, maissi aprŠs ‡a la peinture ‚tait … refaire ou si les actions ne donnaient pasde dividende, il serait bien avanc‚), voici que comme un caoutchouc tenduqu'on lƒche ou comme l'air dans une machine pneumatique qu'on entr'ouvre,l'id‚e de la revoir, des lointains o— elle ‚tait maintenue, revenait d'unbond dans le champ du pr‚sent et des possibilit‚s imm‚diates.

Elle y revenait sans plus trouver de r‚sistance, et d'ailleurs siirr‚sistible que Swann avait eu bien moins de peine … sentir s'approcher un… un les quinze jours qu'il devait rester s‚par‚ d'Odette, qu'il n'en avait… attendre les dix minutes que son cocher mettait pour atteler la voiturequi allait l'emmener chez elle et qu'il passait dans des transportsd'impatience et de joie o— il ressaisissait mille fois pour lui prodiguersa tendresse cette id‚e de la retrouver qui, par un retour si brusque, aumoment o— il la croyait si loin, ‚tait de nouveau prŠs de lui dans sa plusproche conscience. C'est qu'elle ne trouvait plus pour lui faire obstaclele d‚sir de chercher sans plus tarder … lui r‚sister qui n'existait pluschez Swann depuis que s'‚tant prouv‚ … lui-mˆme, -- il le croyait du moins,-- qu'il en ‚tait si ais‚ment capable, il ne voyait plus aucun inconv‚nient… ajourner un essai de s‚paration qu'il ‚tait certain maintenant de mettre… ex‚cution dŠs qu'il le voudrait. C'est aussi que cette id‚e de la revoirrevenait par‚e pour lui d'une nouveaut‚, d'une s‚duction, dou‚e d'unevirulence que l'habitude avait ‚mouss‚es, mais qui s'‚taient retremp‚esdans cette privation non de trois jours mais de quinze (car la dur‚e d'unrenoncement doit se calculer, par anticipation, sur le terme assign‚), etde ce qui jusque-l… e–t ‚t‚ un plaisir attendu qu'on sacrifie ais‚ment,avait fait un bonheur inesp‚r‚ contre lequel on est sans force. C'estenfin qu'elle y revenait embellie par l'ignorance o— ‚tait Swann de cequ'Odette avait pu penser, faire peut-ˆtre en voyant qu'il ne lui avait pasdonn‚ signe de vie, si bien que ce qu'il allait trouver c'‚tait lar‚v‚lation passionnante d'une Odette presque inconnue.

Mais elle, de mˆme qu'elle avait cru que son refus d'argent n'‚tait qu'unefeinte, ne voyait qu'un pr‚texte dans le renseignement que Swann venait luidemander, sur la voiture … repeindre, ou la valeur … acheter. Car elle nereconstituait pas les diverses phases de ces crises qu'il traversait etdans l'id‚e qu'elle s'en faisait, elle omettait d'en comprendre lem‚canisme, ne croyant qu'… ce qu'elle connaissait d'avance, … lan‚cessaire, … l'infaillible et toujours identique terminaison. Id‚e

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incomplŠte, -- d'autant plus profonde peut-ˆtre -- si on la jugeait dupoint de vue de Swann qui e–t sans doute trouv‚ qu'il ‚tait incomprisd'Odette, comme un morphinomane ou un tuberculeux, persuad‚s qu'ils ont ‚t‚arrˆt‚s, l'un par un ‚v‚nement ext‚rieur au moment o— il allait se d‚livrerde son habitude inv‚t‚r‚e, l'autre par une indisposition accidentelle aumoment o— il allait ˆtre enfin r‚tabli, se sentent incompris du m‚decin quin'attache pas la mˆme importance qu'eux … ces pr‚tendues contingences,simples d‚guisements, selon lui, revˆtus, pour redevenir sensibles … sesmalades, par le vice et l'‚tat morbide qui, en r‚alit‚, n'ont pas cess‚ depeser incurablement sur eux tandis qu'ils ber‡aient des rˆves de sagesse oude gu‚rison. Et de fait, l'amour de Swann en ‚tait arriv‚ … ce degr‚ o— lem‚decin et, dans certaines affections, le chirurgien le plus audacieux, sedemandent si priver un malade de son vice ou lui “ter son mal, est encoreraisonnable ou mˆme possible.

Certes l'‚tendue de cet amour, Swann n'en avait pas une conscience directe.Quand il cherchait … le mesurer, il lui arrivait parfois qu'il semblƒtdiminu‚, presque r‚duit … rien; par exemple, le peu de go–t, presque led‚go–t que lui avaient inspir‚, avant qu'il aimƒt Odette, ses traitsexpressifs, son teint sans fraŒcheur, lui revenait … certains jours."Vraiment il y a progrŠs sensible, se disait-il le lendemain; … voirexactement les choses, je n'avais presque aucun plaisir hier … ˆtre dansson lit, c'est curieux je la trouvais mˆme laide." Et certes, il ‚taitsincŠre, mais son amour s'‚tendait bien au-del… des r‚gions du d‚sirphysique. La personne mˆme d'Odette n'y tenait plus une grande place.Quand du regard il rencontrait sur sa table la photographie d'Odette, ouquand elle venait le voir, il avait peine … identifier la figure de chairou de bristol avec le trouble douloureux et constant qui habitait en lui.Il se disait presque avec ‚tonnement: "C'est elle" comme si tout d'un coupon nous montrait ext‚rioris‚e devant nous une de nos maladies et que nousne la trouvions pas ressemblante … ce que nous souffrons. "Elle", ilessayait de se demander ce que c'‚tait; car c'est une ressemblance del'amour et de la mort, plut“t que celles si vagues, que l'on redittoujours, de nous faire interroger plus avant, dans la peur que sa r‚alit‚se d‚robe, le mystŠre de la personnalit‚. Et cette maladie qu'‚taitl'amour de Swann avait tellement multipli‚, il ‚tait si ‚troitement mˆl‚ …toutes les habitudes de Swann, … tous ses actes, … sa pens‚e, … sa sant‚, …son sommeil, … sa vie, mˆme … ce qu'il d‚sirait pour aprŠs sa mort, il nefaisait tellement plus qu'un avec lui, qu'on n'aurait pas pu l'arracher delui sans le d‚truire lui-mˆme … peu prŠs tout entier: comme on dit enchirurgie, son amour n'‚tait plus op‚rable.

Par cet amour Swann avait ‚t‚ tellement d‚tach‚ de tous les int‚rˆts, quequand par hasard il retournait dans le monde en se disant que ses relationscomme une monture ‚l‚gante qu'elle n'aurait pas d'ailleurs su estimer trŠsexactement, pouvaient lui rendre … lui-mˆme un peu de prix aux yeuxd'Odette (et ‡'aurait peut-ˆtre ‚t‚ vrai en effet si elles n'avaient ‚t‚avilies par cet amour mˆme, qui pour Odette d‚pr‚ciait toutes les chosesqu'il touchait par le fait qu'il semblait les proclamer moins pr‚cieuses),il y ‚prouvait, … c“t‚ de la d‚tresse d'ˆtre dans des lieux, au milieu degens qu'elle ne connaissait pas, le plaisir d‚sint‚ress‚ qu'il aurait pris… un roman ou … un tableau o— sont peints les divertissements d'une classeoisive, comme, chez lui, il se complaisait … consid‚rer le fonctionnementde sa vie domestique, l'‚l‚gance de sa garde-robe et de sa livr‚e, le bonplacement de ses valeurs, de la mˆme fa‡on qu'… lire dans Saint-Simon, qui‚tait un de ses auteurs favoris, la m‚canique des journ‚es, le menu des

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repas de Mme de Maintenon, ou l'avarice avis‚e et le grand train de Lulli.Et dans la faible mesure o— ce d‚tachement n'‚tait pas absolu, la raison dece plaisir nouveau que go–tait Swann, c'‚tait de pouvoir ‚migrer un momentdans les rares parties de lui-mˆme rest‚es presque ‚trangŠres … son amour,… son chagrin. A cet ‚gard cette personnalit‚, que lui attribuait magrand'tante, de "fils Swann", distincte de sa personnalit‚ plusindividuelle de Charles Swann, ‚tait celle o— il se plaisait maintenant lemieux. Un jour que, pour l'anniversaire de la princesse de Parme (et parcequ'elle pouvait souvent ˆtre indirectement agr‚able … Odette en lui faisantavoir des places pour des galas, des jubil‚s), il avait voulu lui envoyerdes fruits, ne sachant pas trop comment les commander, il en avait charg‚une cousine de sa mŠre qui, ravie de faire une commission pour lui, luiavait ‚crit, en lui rendant compte qu'elle n'avait pas pris tous les fruitsau mˆme endroit, mais les raisins chez Crapote dont c'est la sp‚cialit‚,les fraises chez Jauret, les poires chez Chevet o— elles ‚taient plusbelles, etc., "chaque fruit visit‚ et examin‚ un par un par moi". Et eneffet, par les remerciements de la princesse, il avait pu juger du parfumdes fraises et du moelleux des poires. Mais surtout le "chaque fruitvisit‚ et examin‚ un par un par moi" avait ‚t‚ un apaisement … sasouffrance, en emmenant sa conscience dans une r‚gion o— il se rendaitrarement, bien qu'elle lui appartŒnt comme h‚ritier d'une famille de richeet bonne bourgeoisie o— s'‚taient conserv‚s h‚r‚ditairement, tout prˆts …ˆtre mis … son service dŠs qu'il le souhaitait, la connaissance des "bonnesadresses" et l'art de savoir bien faire une commande.

Certes, il avait trop longtemps oubli‚ qu'il ‚tait le "fils Swann" pour nepas ressentir quand il le redevenait un moment, un plaisir plus vif queceux qu'il e–t pu ‚prouver le reste du temps et sur lesquels il ‚taitblas‚; et si l'amabilit‚ des bourgeois, pour lesquels il restait surtoutcela, ‚tait moins vive que celle de l'aristocratie (mais plus flatteused'ailleurs, car chez eux du moins elle ne se s‚pare jamais de laconsid‚ration), une lettre d'altesse, quelques divertissements princiersqu'elle lui proposƒt, ne pouvait lui ˆtre aussi agr‚able que celle qui luidemandait d'ˆtre t‚moin, ou seulement d'assister … un mariage dans lafamille de vieux amis de ses parents dont les uns avaient continu‚ … levoir -- comme mon grand-pŠre qui, l'ann‚e pr‚c‚dente, l'avait invit‚ aumariage de ma mŠre -- et dont certains autres le connaissaientpersonnellement … peine mais se croyaient des devoirs de politesse enversle fils, envers le digne successeur de feu M. Swann.

Mais, par les intimit‚s d‚j… anciennes qu'il avait parmi eux, les gens dumonde, dans une certaine mesure, faisaient aussi partie de sa maison, deson domestique et de sa famille. Il se sentait, … consid‚rer sesbrillantes amiti‚s, le mˆme appui hors de lui-mˆme, le mˆme confort, qu'…regarder les belles terres, la belle argenterie, le beau linge de table,qui lui venaient des siens. Et la pens‚e que s'il tombait chez lui frapp‚d'une attaque ce serait tout naturellement le duc de Chartres, le prince deReuss, le duc de Luxembourg et le baron de Charlus, que son valet dechambre courrait chercher, lui apportait la mˆme consolation qu'… notrevieille Fran‡oise de savoir qu'elle serait ensevelie dans des draps fins …elle, marqu‚s, non repris‚s (ou si finement que cela ne donnait qu'une plushaute id‚e du soin de l'ouvriŠre), linceul de l'image fr‚quente duquel elletirait une certaine satisfaction, sinon de bien-ˆtre, au moins d'amour-propre. Mais surtout, comme dans toutes celles de ses actions, et de sespens‚es qui se rapportaient … Odette, Swann ‚tait constamment domin‚ etdirig‚ par le sentiment inavou‚ qu'il lui ‚tait peut-ˆtre pas moins cher,

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mais moins agr‚able … voir que quiconque, que le plus ennuyeux fidŠle desVerdurin, quand il se reportait … un monde pour qui il ‚tait l'homme exquispar excellence, qu'on faisait tout pour attirer, qu'on se d‚solait de nepas voir, il recommen‡ait … croire … l'existence d'une vie plus heureuse,presque … en ‚prouver l'app‚tit, comme il arrive … un malade alit‚ depuisdes mois, … la diŠte, et qui aper‡oit dans un journal le menu d'un d‚jeunerofficiel ou l'annonce d'une croisiŠre en Sicile.

S'il ‚tait oblig‚ de donner des excuses aux gens du monde pour ne pas leurfaire de visites, c'‚tait de lui en faire qu'il cherchait … s'excuserauprŠs d'Odette. Encore les payait-il (se demandant … la fin du mois, pourpeu qu'il e–t un peu abus‚ de sa patience et f–t all‚ souvent la voir, sic'‚tait assez de lui envoyer quatre mille francs), et pour chacune trouvaitun pr‚texte, un pr‚sent … lui apporter, un renseignement dont elle avaitbesoin, M. de Charlus qu'elle avait rencontr‚ allant chez elle, et quiavait exig‚ qu'il l'accompagnƒt. Et … d‚faut d'aucun, il priait M. deCharlus de courir chez elle, de lui dire comme spontan‚ment, au cours de laconversation, qu'il se rappelait avoir … parler … Swann, qu'elle voul–tbien lui faire demander de passer tout de suite chez elle; mais le plussouvent Swann attendait en vain et M. de Charlus lui disait le soir que sonmoyen n'avait pas r‚ussi. De sorte que si elle faisait maintenant defr‚quentes absences, mˆme … Paris, quand elle y restait, elle le voyaitpeu, et elle qui, quand elle l'aimait, lui disait: "Je suis toujourslibre" et "Qu'est-ce que l'opinion des autres peut me faire?", maintenant,chaque fois qu'il voulait la voir, elle invoquait les convenances oupr‚textait des occupations. Quand il parlait d'aller … une fˆte decharit‚, … un vernissage, … une premiŠre, o— elle serait, elle lui disaitqu'il voulait afficher leur liaison, qu'il la traitait comme une fille.C'est au point que pour tƒcher de n'ˆtre pas partout priv‚ de larencontrer, Swann qui savait qu'elle connaissait et affectionnait beaucoupmon grand-oncle Adolphe dont il avait ‚t‚ lui-mˆme l'ami, alla le voir unjour dans son petit appartement de la rue de Bellechasse afin de luidemander d'user de son influence sur Odette. Comme elle prenait toujours,quand elle parlait … Swann, de mon oncle, des airs po‚tiques, disant: "Ah!lui, ce n'est pas comme toi, c'est une si belle chose, si grande, si jolie,que son amiti‚ pour moi. Ce n'est pas lui qui me consid‚rerait assez peupour vouloir se montrer avec moi dans tous les lieux publics", Swann futembarrass‚ et ne savait pas … quel ton il devait se hausser pour parlerd'elle … mon oncle. Il posa d'abord l'excellence a priori d'Odette,l'axiome de sa supra-humanit‚ s‚raphique, la r‚v‚lation de ses vertusind‚montrables et dont la notion ne pouvait d‚river de l'exp‚rience. "Jeveux parler avec vous. Vous, vous savez quelle femme au-dessus de toutesles femmes, quel ˆtre adorable, quel ange est Odette. Mais vous savez ceque c'est que la vie de Paris. Tout le monde ne connaŒt pas Odette sous lejour o— nous la connaissons vous et moi. Alors il y a des gens quitrouvent que je joue un r“le un peu ridicule; elle ne peut mˆme pasadmettre que je la rencontre dehors, au th‚ƒtre. Vous, en qui elle a tantde confiance, ne pourriez-vous lui dire quelques mots pour moi, lui assurerqu'elle s'exagŠre le tort qu'un salut de moi lui cause?"

Mon oncle conseilla … Swann de rester un peu sans voir Odette qui ne l'enaimerait que plus, et … Odette de laisser Swann la retrouver partout o—cela lui plairait. Quelques jours aprŠs, Odette disait … Swann qu'ellevenait d'avoir une d‚ception en voyant que mon oncle ‚tait pareil … tousles hommes: il venait d'essayer de la prendre de force. Elle calma Swannqui au premier moment voulait aller provoquer mon oncle, mais il refusa de

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lui serrer la main quand il le rencontra. Il regretta d'autant plus cettebrouille avec mon oncle Adolphe qu'il avait esp‚r‚, s'il l'avait revuquelquefois et avait pu causer en toute confiance avec lui, tƒcher de tirerau clair certains bruits relatifs … la vie qu'Odette avait men‚e autrefois… Nice. Or mon oncle Adolphe y passait l'hiver. Et Swann pensait quec'‚tait mˆme peut-ˆtre l… qu'il avait connu Odette. Le peu qui avait‚chapp‚ … quelqu'un devant lui, relativement … un homme qui aurait ‚t‚l'amant d'Odette avait boulevers‚ Swann. Mais les choses qu'il auraitavant de les connaŒtre, trouv‚ le plus affreux d'apprendre et le plusimpossible de croire, une fois qu'il les savait, elles ‚taient incorpor‚es… tout jamais … sa tristesse, il les admettait, il n'aurait plus pucomprendre qu'elles n'eussent pas ‚t‚. Seulement chacune op‚rait surl'id‚e qu'il se faisait de sa maŒtresse une retouche ineffa‡able. Il crutmˆme comprendre, une fois, que cette l‚gŠret‚ des m urs d'Odette qu'iln'e–t pas soup‡onn‚e, ‚tait assez connue, et qu'… Bade et … Nice, quandelle y passait jadis plusieurs mois, elle avait eu une sorte de notori‚t‚galante. Il chercha, pour les interroger, … se rapprocher de certainsviveurs; mais ceux-ci savaient qu'il connaissait Odette; et puis il avaitpeur de les faire penser de nouveau … elle, de les mettre sur ses traces.Mais lui … qui jusque-l… rien n'aurait pu paraŒtre aussi fastidieux quetout ce qui se rapportait … la vie cosmopolite de Bade ou de Nice,apprenant qu'Odette avait peut-ˆtre fait autrefois la fˆte dans ces villesde plaisir, sans qu'il d–t jamais arriver … savoir si c'‚tait seulementpour satisfaire … des besoins d'argent que grƒce … lui elle n'avait plus,ou … des caprices qui pouvaient renaŒtre, maintenant il se penchait avecune angoisse impuissante, aveugle et vertigineuse vers l'abŒme sans fond o—‚taient all‚es s'engloutir ces ann‚es du d‚but du Septennat pendantlesquelles on passait l'hiver sur la promenade des Anglais, l'‚t‚ sous lestilleuls de Bade, et il leur trouvait une profondeur douloureuse maismagnifique comme celle que leur e–t prˆt‚e un poŠte; et il e–t mis …reconstituer les petits faits de la chronique de la C“te d'Azur d'alors, sielle avait pu l'aider … comprendre quelque chose du sourire ou des regards-- pourtant si honnˆtes et si simples -- d'Odette, plus de passion quel'esth‚ticien qui interroge les documents subsistant de la Florence du XVesiŠcle pour tƒcher d'entrer plus avant dans l'ƒme de la Primavera, de labella Vanna, ou de la V‚nus, de Botticelli. Souvent sans lui rien dire illa regardait, il songeait; elle lui disait: "Comme tu as l'air triste!"Il n'y avait pas bien longtemps encore, de l'id‚e qu'elle ‚tait unecr‚ature bonne, analogue aux meilleures qu'il e–t connues, il avait pass‚ …l'id‚e qu'elle ‚tait une femme entretenue; inversement il lui ‚tait arriv‚depuis de revenir de l'Odette de Cr‚cy, peut-ˆtre trop connue des fˆtards,des hommes … femmes, … ce visage d'une expression parfois si douce, … cettenature si humaine. Il se disait: "Qu'est-ce que cela veut dire qu'… Nicetout le monde sache qui est Odette de Cr‚cy? Ces r‚putations-l…, mˆmevraies, sont faites avec les id‚es des autres"; il pensait que cettel‚gende -- f–t-elle authentique -- ‚tait ext‚rieure … Odette, n'‚tait pasen elle comme une personnalit‚ irr‚ductible et malfaisante; que la cr‚aturequi avait pu ˆtre amen‚e … mal faire, c'‚tait une femme aux bons yeux, auc ur plein de piti‚ pour la souffrance, au corps docile qu'il avait tenu,qu'il avait serr‚ dans ses bras et mani‚, une femme qu'il pourrait arriverun jour … poss‚der toute, s'il r‚ussissait … se rendre indispensable …elle. Elle ‚tait l…, souvent fatigu‚e, le visage vid‚ pour un instant dela pr‚occupation f‚brile et joyeuse des choses inconnues qui faisaientsouffrir Swann; elle ‚cartait ses cheveux avec ses mains; son front, safigure paraissaient plus larges; alors, tout d'un coup, quelque pens‚esimplement humaine, quelque bon sentiment comme il en existe dans toutes

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les cr‚atures, quand dans un moment de repos ou de repliement elles sontlivr‚es … elles-mˆmes, jaillissait dans ses yeux comme un rayon jaune. Etaussit“t tout son visage s'‚clairait comme une campagne grise, couverte denuages qui soudain s'‚cartent, pour sa transfiguration, au moment du soleilcouchant. La vie qui ‚tait en Odette … ce moment-l…, l'avenir mˆme qu'ellesemblait rˆveusement regarder, Swann aurait pu les partager avec elle;aucune agitation mauvaise ne semblait y avoir laiss‚ de r‚sidu. Si raresqu'ils devinssent, ces moments-l… ne furent pas inutiles. Par le souvenirSwann reliait ces parcelles, abolissait les intervalles, coulait comme enor une Odette de bont‚ et de calme pour laquelle il fit plus tard (comme onle verra dans la deuxiŠme partie de cet ouvrage) des sacrifices que l'autreOdette n'e–t pas obtenus. Mais que ces moments ‚taient rares, et quemaintenant il la voyait peu! Mˆme pour leur rendez-vous du soir, elle nelui disait qu'… la derniŠre minute si elle pourrait le lui accorder car,comptant qu'elle le trouverait toujours libre, elle voulait d'abord ˆtrecertaine que personne d'autre ne lui proposerait de venir. Elle all‚guaitqu'elle ‚tait oblig‚e d'attendre une r‚ponse de la plus haute importancepour elle, et mˆme si aprŠs qu'elle avait fait venir Swann des amisdemandaient … Odette, quand la soir‚e ‚tait d‚j… commenc‚e, de lesrejoindre au th‚ƒtre ou … souper, elle faisait un bond joyeux ets'habillait … la hƒte. Au fur et … mesure qu'elle avan‡ait dans satoilette, chaque mouvement qu'elle faisait rapprochait Swann du moment o—il faudrait la quitter, o— elle s'enfuirait d'un ‚lan irr‚sistible; etquand, enfin prˆte, plongeant une derniŠre fois dans son miroir ses regardstendus et ‚clair‚s par l'attention, elle remettait un peu de rouge … seslŠvres, fixait une mŠche sur son front et demandait son manteau de soir‚ebleu ciel avec des glands d'or, Swann avait l'air si triste qu'elle nepouvait r‚primer un geste d'impatience et disait: "Voil… comme tu meremercies de t'avoir gard‚ jusqu'… la derniŠre minute. Moi qui croyaisavoir fait quelque chose de gentil. C'est bon … savoir pour une autrefois!" Parfois, au risque de la fƒcher, il se promettait de chercher …savoir o— elle ‚tait all‚e, il rˆvait d'une alliance avec Forcheville quipeut-ˆtre aurait pu le renseigner. D'ailleurs quand il savait avec quielle passait la soir‚e, il ‚tait bien rare qu'il ne p–t pas d‚couvrir danstoutes ses relations … lui quelqu'un qui connaissait f–t-ce indirectementl'homme avec qui elle ‚tait sortie et pouvait facilement en obtenir tel outel renseignement. Et tandis qu'il ‚crivait … un de ses amis pour luidemander de chercher … ‚claircir tel ou tel point, il ‚prouvait le repos decesser de se poser ses questions sans r‚ponses et de transf‚rer … un autrela fatigue d'interroger. Il est vrai que Swann n'‚tait guŠre plus avanc‚quand il avait certains renseignements. Savoir ne permet pas toujoursd'empˆcher, mais du moins les choses que nous savons, nous les tenons,sinon entre nos mains, du moins dans notre pens‚e o— nous les disposons …notre gr‚, ce qui nous donne l'illusion d'une sorte de pouvoir sur elles.Il ‚tait heureux toutes les fois o— M. de Charlus ‚tait avec Odette. EntreM. de Charlus et elle, Swann savait qu'il ne pouvait rien se passer, quequand M. de Charlus sortait avec elle c'‚tait par amiti‚ pour lui et qu'ilne ferait pas difficult‚ … lui raconter ce qu'elle avait fait. Quelquefoiselle avait d‚clar‚ si cat‚goriquement … Swann qu'il lui ‚tait impossible dele voir un certain soir, elle avait l'air de tenir tant … une sortie, queSwann attachait une v‚ritable importance … ce que M. de Charlus f–t librede l'accompagner. Le lendemain, sans oser poser beaucoup de questions … M.de Charlus, il le contraignait, en ayant l'air de ne pas bien comprendreses premiŠres r‚ponses, … lui en donner de nouvelles, aprŠs chacunedesquelles il se sentait plus soulag‚, car il apprenait bien vite qu'Odetteavait occup‚ sa soir‚e aux plaisirs les plus innocents. "Mais comment, mon

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petit M‚m‚, je ne comprends pas bien..., ce n'est pas en sortant de chezelle que vous ˆtes all‚s au mus‚e Gr‚vin? Vous ‚tiez all‚s ailleursd'abord. Non? Oh! que c'est dr“le! Vous ne savez pas comme vousm'amusez, mon petit M‚m‚. Mais quelle dr“le d'id‚e elle a eue d'allerensuite au Chat Noir, c'est bien une id‚e d'elle... Non? c'est vous.C'est curieux. AprŠs tout ce n'est pas une mauvaise id‚e, elle devait yconnaŒtre beaucoup de monde? Non? elle n'a parl‚ … personne? C'estextraordinaire. Alors vous ˆtes rest‚s l… comme cela tous les deux tousseuls? Je vois d'ici cette scŠne. Vous ˆtes gentil, mon petit M‚m‚, jevous aime bien." Swann se sentait soulag‚. Pour lui, … qui il ‚taitarriv‚ en causant avec des indiff‚rents qu'il ‚coutait … peine, d'entendrequelquefois certaines phrases (celle-ci par exemple: "J'ai vu hier Mme deCr‚cy, elle ‚tait avec un monsieur que je ne connais pas"), phrases quiaussit“t dans le c ur de Swann passaient … l'‚tat solide, s'y durcissaientcomme une incrustation, le d‚chiraient, n'en bougeaient plus, qu'ils‚taient doux au contraire ces mots: "Elle ne connaissait personne, ellen'a parl‚ … personne", comme ils circulaient ais‚ment en lui, qu'ils‚taient fluides, faciles, respirables! Et pourtant au bout d'un instant ilse disait qu'Odette devait le trouver bien ennuyeux pour que ce fussent l…les plaisirs qu'elle pr‚f‚rait … sa compagnie. Et leur insignifiance, sielle le rassurait, lui faisait pourtant de la peine comme une trahison.

Mˆme quand il ne pouvait savoir o— elle ‚tait all‚e, il lui aurait suffipour calmer l'angoisse qu'il ‚prouvait alors, et contre laquelle lapr‚sence d'Odette, la douceur d'ˆtre auprŠs d'elle ‚tait le seul sp‚cifique(un sp‚cifique qui … la longue aggravait le mal avec bien des remŠdes, maisdu moins calmait momentan‚ment la souffrance), il lui aurait suffi, siOdette l'avait seulement permis, de rester chez elle tant qu'elle ne seraitpas l…, de l'attendre jusqu'… cette heure du retour dans l'apaisement delaquelle seraient venues se confondre les heures qu'un prestige, unmal‚fice lui avaient fait croire diff‚rentes des autres. Mais elle ne levoulait pas; il revenait chez lui; il se for‡ait en chemin … former diversprojets, il cessait de songer … Odette; mˆme il arrivait, tout en sed‚shabillant, … rouler en lui des pens‚es assez joyeuses; c'est le c urplein de l'espoir d'aller le lendemain voir quelque chef-d' uvre qu'il semettait au lit et ‚teignait sa lumiŠre; mais, dŠs que, pour se pr‚parer …dormir, il cessait d'exercer sur lui-mˆme une contrainte dont il n'avaitmˆme pas conscience tant elle ‚tait devenue habituelle, au mˆme instant unfrisson glac‚ refluait en lui et il se mettait … sangloter. Il ne voulaitmˆme pas savoir pourquoi, s'essuyait les yeux, se disait en riant: "C'estcharmant, je deviens n‚vropathe." Puis il ne pouvait penser sans unegrande lassitude que le lendemain il faudrait recommencer de chercher …savoir ce qu'Odette avait fait, … mettre en jeu des influences pour tƒcherde la voir. Cette n‚cessit‚ d'une activit‚ sans trˆve, sans vari‚t‚, sansr‚sultats, lui ‚tait si cruelle qu'un jour apercevant une grosseur sur sonventre, il ressentit une v‚ritable joie … la pens‚e qu'il avait peut-ˆtreune tumeur mortelle, qu'il n'allait plus avoir … s'occuper de rien, quec'‚tait la maladie qui allait le gouverner, faire de lui son jouet, jusqu'…la fin prochaine. Et en effet si, … cette ‚poque, il lui arriva souventsans se l'avouer de d‚sirer la mort, c'‚tait pour ‚chapper moins … l'acuit‚de ses souffrances qu'… la monotonie de son effort.

Et pourtant il aurait voulu vivre jusqu'… l'‚poque o— il ne l'aimeraitplus, o— elle n'aurait aucune raison de lui mentir et o— il pourrait enfinapprendre d'elle si le jour o— il ‚tait all‚ la voir dans l'aprŠs-midi,elle ‚tait ou non couch‚e avec Forcheville. Souvent pendant quelques

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jours, le soup‡on qu'elle aimait quelqu'un d'autre le d‚tournait de seposer cette question relative … Forcheville, la lui rendait presqueindiff‚rente, comme ces formes nouvelles d'un mˆme ‚tat maladif quisemblent momentan‚ment nous avoir d‚livr‚s des pr‚c‚dentes. Mˆme il yavait des jours o— il n'‚tait tourment‚ par aucun soup‡on. Il se croyaitgu‚ri. Mais le lendemain matin, au r‚veil, il sentait … la mˆme place lamˆme douleur dont, la veille pendant la journ‚e, il avait comme dilu‚ lasensation dans le torrent des impressions diff‚rentes. Mais elle n'avaitpas boug‚ de place. Et mˆme, c'‚tait l'acuit‚ de cette douleur qui avaitr‚veill‚ Swann.

Comme Odette ne lui donnait aucun renseignement sur ces choses siimportantes qui l'occupaient tant chaque jour (bien qu'il e–t assez v‚cupour savoir qu'il n'y en a jamais d'autres que les plaisirs), il ne pouvaitpas chercher longtemps de suite … les imaginer, son cerveau fonctionnait …vide; alors il passait son doigt sur ses paupiŠres fatigu‚es comme ilaurait essuy‚ le verre de son lorgnon, et cessait entiŠrement de penser.Il surnageait pourtant … cet inconnu certaines occupations quir‚apparaissaient de temps en temps, vaguement rattach‚es par elle … quelqueobligation envers des parents ‚loign‚s ou des amis d'autrefois, qui, parcequ'ils ‚taient les seuls qu'elle lui citait souvent comme l'empˆchant de levoir, paraissaient … Swann former le cadre fixe, n‚cessaire, de la vied'Odette. A cause du ton dont elle lui disait de temps … autre "le jour o—je vais avec mon amie … l'Hippodrome", si, s'‚tant senti malade et ayantpens‚: "peut-ˆtre Odette voudrait bien passer chez moi", il se rappelaitbrusquement que c'‚tait justement ce jour-l…, il se disait: "Ah! non, cen'est pas la peine de lui demander de venir, j'aurais d– y penser plus t“t,c'est le jour o— elle va avec son amie … l'Hippodrome. R‚servons-nous pource qui est possible; c'est inutile de s'user … proposer des chosesinacceptables et refus‚es d'avance." Et ce devoir qui incombait … Odetted'aller … l'Hippodrome et devant lequel Swann s'inclinait ainsi ne luiparaissait pas seulement in‚luctable; mais ce caractŠre de n‚cessit‚ dontil ‚tait empreint semblait rendre plausible et l‚gitime tout ce qui de prŠsou de loin se rapportait … lui. Si Odette dans la rue ayant re‡u d'unpassant un salut qui avait ‚veill‚ la jalousie de Swann, elle r‚pondait auxquestions de celui-ci en rattachant l'existence de l'inconnu … un des deuxou trois grands devoirs dont elle lui parlait, si, par exemple, elledisait: "C'est un monsieur qui ‚tait dans la loge de mon amie avec qui jevais … l'Hippodrome", cette explication calmait les soup‡ons de Swann, quien effet trouvait in‚vitable que l'amie e–t d'autre invit‚s qu'Odette danssa loge … l'Hippodrome, mais n'avait jamais cherch‚ ou r‚ussi … se lesfigurer. Ah! comme il e–t aim‚ la connaŒtre, l'amie qui allait …l'Hippodrome, et qu'elle l'y emmenƒt avec Odette! Comme il aurait donn‚toutes ses relations pour n'importe quelle personne qu'avait l'habitude devoir Odette, f–t-ce une manucure ou une demoiselle de magasin. Il e–t faitpour elles plus de frais que pour des reines. Ne lui auraient-elles pasfourni, dans ce qu'elles contenaient de la vie d'Odette, le seul calmantefficace pour ses souffrances? Comme il aurait couru avec joie passer lesjourn‚es chez telle de ces petites gens avec lesquelles Odette gardait desrelations, soit par int‚rˆt, soit par simplicit‚ v‚ritable. Comme il e–tvolontiers ‚lu domicile … jamais au cinquiŠme ‚tage de telle maison sordideet envi‚e o— Odette ne l'emmenait pas, et o—, s'il y avait habit‚ avec lapetite couturiŠre retir‚e dont il e–t volontiers fait semblant d'ˆtrel'amant, il aurait presque chaque jour re‡u sa visite. Dans ces quartierspresque populaires, quelle existence modeste, abjecte, mais douce, maisnourrie de calme et de bonheur, il e–t accept‚ de vivre ind‚finiment.

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Il arrivait encore parfois, quand, ayant rencontr‚ Swann, elle voyaits'approcher d'elle quelqu'un qu'il ne connaissait pas, qu'il p–t remarquersur le visage d'Odette cette tristesse qu'elle avait eue le jour o— il‚tait venu pour la voir pendant que Forcheville ‚tait l…. Mais c'‚taitrare; car les jours o— malgr‚ tout ce qu'elle avait … faire et la craintede ce que penserait le monde, elle arrivait … voir Swann, ce qui dominaitmaintenant dans son attitude ‚tait l'assurance: grand contraste, peut-ˆtrerevanche inconsciente ou r‚action naturelle de l'‚motion craintive qu'auxpremiers temps o— elle l'avait connu, elle ‚prouvait auprŠs de lui, et mˆmeloin de lui, quand elle commen‡ait une lettre par ces mots: "Mon ami, mamain tremble si fort que je peux … peine ‚crire" (elle le pr‚tendait dumoins et un peu de cet ‚moi devait ˆtre sincŠre pour qu'elle d‚sirƒt d'enfeindre davantage). Swann lui plaisait alors. On ne tremble jamais quepour soi, que pour ceux qu'on aime. Quand notre bonheur n'est plus dansleurs mains, de quel calme, de quelle aisance, de quelle hardiesse on jouitauprŠs d'eux! En lui parlant, en lui ‚crivant, elle n'avait plus de cesmots par lesquels elle cherchait … se donner l'illusion qu'il luiappartenait, faisant naŒtre les occasions de dire "mon", "mien", quand ils'agissait de lui: "Vous ˆtes mon bien, c'est le parfum de notre amiti‚,je le garde", de lui parler de l'avenir, de la mort mˆme, comme d'une seulechose pour eux deux. Dans ce temps-l…, … tout de qu'il disait, eller‚pondait avec admiration: "Vous, vous ne serez jamais comme tout lemonde"; elle regardait sa longue tˆte un peu chauve, dont les gens quiconnaissaient les succŠs de Swann pensaient: "Il n'est pas r‚guliŠrementbeau si vous voulez, mais il est chic: ce toupet, ce monocle, cesourire!", et, plus curieuse peut-ˆtre de connaŒtre ce qu'il ‚tait qued‚sireuse d'ˆtre sa maŒtresse, elle disait:

-- "Si je pouvais savoir ce qu'il y a dans cette tˆte l…!"

Maintenant, … toutes les paroles de Swann elle r‚pondait d'un ton parfoisirrit‚, parfois indulgent:

-- "Ah! tu ne seras donc jamais comme tout le monde!"

Elle regardait cette tˆte qui n'‚tait qu'un peu plus vieillie par le souci(mais dont maintenant tous pensaient, en vertu de cette mˆme aptitude quipermet de d‚couvrir les intentions d'un morceau symphonique dont on a lu leprogramme, et les ressemblances d'un enfant quand on connaŒt sa parent‚:"Il n'est pas positivement laid si vous voulez, mais il est ridicule: cemonocle, ce toupet, ce sourire!", r‚alisant dans leur imaginationsuggestionn‚e la d‚marcation immat‚rielle qui s‚pare … quelques mois dedistance une tˆte d'amant de c ur et une tˆte de cocu), elle disait:

-- "Ah! si je pouvais changer, rendre raisonnable ce qu'il y a dans cettetˆte-l…."

Toujours prˆt … croire ce qu'il souhaitait si seulement les maniŠres d'ˆtred'Odette avec lui laissaient place au doute, il se jetait avidement surcette parole:

-- "Tu le peux si tu le veux, lui disait-il."

Et il tƒchait de lui montrer que l'apaiser, le diriger, le fairetravailler, serait une noble tƒche … laquelle ne demandaient qu'… se vouer

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d'autres femmes qu'elle, entre les mains desquelles il est vrai d'ajouterque la noble tƒche ne lui e–t paru plus qu'une indiscrŠte et insupportableusurpation de sa libert‚. "Si elle ne m'aimait pas un peu, se disait-il,elle ne souhaiterait pas de me transformer. Pour me transformer, il faudraqu'elle me voie davantage." Ainsi trouvait-il dans ce reproche qu'elle luifaisait, comme une preuve d'int‚rˆt, d'amour peut-ˆtre; et en effet, ellelui en donnait maintenant si peu qu'il ‚tait oblig‚ de consid‚rer commetelles les d‚fenses qu'elle lui faisait d'une chose ou d'une autre. Unjour, elle lui d‚clara qu'elle n'aimait pas son cocher, qu'il lui montaitpeut-ˆtre la tˆte contre elle, qu'en tous cas il n'‚tait pas avec lui del'exactitude et de la d‚f‚rence qu'elle voulait. Elle sentait qu'ild‚sirait lui entendre dire: "Ne le prends plus pour venir chez moi", commeil aurait d‚sir‚ un baiser. Comme elle ‚tait de bonne humeur, elle le luidit; il fut attendri. Le soir, causant avec M. de Charlus avec qui ilavait la douceur de pouvoir parler d'elle ouvertement (car les moindrespropos qu'il tenait, mˆme aux personnes qui ne la connaissaient pas, serapportaient en quelque maniŠre … elle), il lui dit:

-- Je crois pourtant qu'elle m'aime; elle est si gentille pour moi, ce queje fais ne lui est certainement pas indiff‚rent.

Et si, au moment d'aller chez elle, montant dans sa voiture avec un amiqu'il devait laisser en route, l'autre lui disait:

-- "Tiens, ce n'est pas Lor‚dan qui est sur le siŠge?", avec quelle joiem‚lancolique Swann lui r‚pondait:

-- "Oh! sapristi non! je te dirai, je ne peux pas prendre Lor‚dan quand jevais rue La P‚rouse. Odette n'aime pas que je prenne Lor‚dan, elle ne letrouve pas bien pour moi; enfin que veux-tu, les femmes, tu sais! je saisque ‡a lui d‚plairait beaucoup. Ah bien oui! je n'aurais eu qu'… prendreR‚mi! j'en aurais eu une histoire!"

Ces nouvelles fa‡ons indiff‚rentes, distraites, irritables, qui ‚taientmaintenant celles d'Odette avec lui, certes Swann en souffrait; mais il neconnaissait pas sa souffrance; comme c'‚tait progressivement, jour parjour, qu'Odette s'‚tait refroidie … son ‚gard, ce n'est qu'en mettant enregard de ce qu'elle ‚tait aujourd'hui ce qu'elle avait ‚t‚ au d‚but, qu'ilaurait pu sonder la profondeur du changement qui s'‚tait accompli. Or cechangement c'‚tait sa profonde, sa secrŠte blessure, qui lui faisait maljour et nuit, et dŠs qu'il sentait que ses pens‚es allaient un peu tropprŠs d'elle, vivement il les dirigeait d'un autre c“t‚ de peur de tropsouffrir. Il se disait bien d'une fa‡on abstraite: "Il fut un temps o—Odette m'aimait davantage", mais jamais il ne revoyait ce temps. De mˆmequ'il y avait dans son cabinet une commode qu'il s'arrangeait … ne pasregarder, qu'il faisait un crochet pour ‚viter en entrant et en sortant,parce que dans un tiroir ‚taient serr‚s le chrysanthŠme qu'elle lui avaitdonn‚ le premier soir o— il l'avait reconduite, les lettres o— elle disait:"Que n'y avez-vous oubli‚ aussi votre c ur, je ne vous aurais pas laiss‚ lereprendre" et: "A quelque heure du jour et de la nuit que vous ayez besoinde moi, faites-moi signe et disposez de ma vie", de mˆme il y avait en luiune place dont il ne laissait jamais approcher son esprit, lui faisantfaire s'il le fallait le d‚tour d'un long raisonnement pour qu'il n'e–t pas… passer devant elle: c'‚tait celle o— vivait le souvenir des joursheureux.

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Mais sa si pr‚cautionneuse prudence fut d‚jou‚e un soir qu'il ‚tait all‚dans le monde.

C'‚tait chez la marquise de Saint-Euverte, … la derniŠre, pour cette ann‚e-l…, des soir‚es o— elle faisait entendre des artistes qui lui servaientensuite pour ses concerts de charit‚. Swann, qui avait voulusuccessivement aller … toutes les pr‚c‚dentes et n'avait pu s'y r‚soudre,avait re‡u, tandis qu'il s'habillait pour se rendre … celle-ci, la visitedu baron de Charlus qui venait lui offrir de retourner avec lui chez lamarquise, si sa compagnie devait l'aider … s'y ennuyer un peu moins, … s'ytrouver moins triste. Mais Swann lui avait r‚pondu:

-- "Vous ne doutez pas du plaisir que j'aurais … ˆtre avec vous. Mais leplus grand plaisir que vous puissiez me faire c'est d'aller plut“t voirOdette. Vous savez l'excellente influence que vous avez sur elle. Jecrois qu'elle ne sort pas ce soir avant d'aller chez son anciennecouturiŠre o— du reste elle sera s–rement contente que vous l'accompagniez.En tous cas vous la trouveriez chez elle avant. Tƒchez de la distraire etaussi de lui parler raison. Si vous pouviez arranger quelque chose pourdemain qui lui plaise et que nous pourrions faire tous les trois ensemble.Tƒchez aussi de poser des jalons pour cet ‚t‚, si elle avait envie dequelque chose, d'une croisiŠre que nous ferions tous les trois, que sais-je? Quant … ce soir, je ne compte pas la voir; maintenant si elle led‚sirait ou si vous trouviez un joint, vous n'avez qu'… m'envoyer un motchez Mme de Saint-Euverte jusqu'… minuit, et aprŠs chez moi. Merci de toutce que vous faites pour moi, vous savez comme je vous aime."

Le baron lui promit d'aller faire la visite qu'il d‚sirait aprŠs qu'ill'aurait conduit jusqu'… la porte de l'h“tel Saint-Euverte, o— Swann arrivatranquillis‚ par la pens‚e que M. de Charlus passerait la soir‚e rue LaP‚rouse, mais dans un ‚tat de m‚lancolique indiff‚rence … toutes les chosesqui ne touchaient pas Odette, et en particulier aux choses mondaines, quileur donnait le charme de ce qui, n'‚tant plus un but pour notre volont‚,nous apparaŒt en soi-mˆme. DŠs sa descente de voiture, au premier plan dece r‚sum‚ fictif de leur vie domestique que les maŒtresses de maisonpr‚tendent offrir … leurs invit‚s les jours de c‚r‚monie et o— ellescherchent … respecter la v‚rit‚ du costume et celle du d‚cor, Swann pritplaisir … voir les h‚ritiers des "tigres" de Balzac, les grooms, suivantsordinaires de la promenade, qui, chapeaut‚s et bott‚s, restaient dehorsdevant l'h“tel sur le sol de l'avenue, ou devant les ‚curies, comme desjardiniers auraient ‚t‚ rang‚s … l'entr‚e de leurs parterres. Ladisposition particuliŠre qu'il avait toujours eue … chercher des analogiesentre les ˆtres vivants et les portraits des mus‚es s'exer‡ait encore maisd'une fa‡on plus constante et plus g‚n‚rale; c'est la vie mondaine toutentiŠre, maintenant qu'il en ‚tait d‚tach‚, qui se pr‚sentait … lui commeune suite de tableaux. Dans le vestibule o—, autrefois, quand il ‚tait unmondain, il entrait envelopp‚ dans son pardessus pour en sortir en frac,mais sans savoir ce qui s'y ‚tait pass‚, ‚tant par la pens‚e, pendant lesquelques instants qu'il y s‚journait, ou bien encore dans la fˆte qu'ilvenait de quitter, ou bien d‚j… dans la fˆte o— on allait l'introduire,pour la premiŠre fois il remarqua, r‚veill‚e par l'arriv‚e inopin‚e d'uninvit‚ aussi tardif, la meute ‚parse, magnifique et d‚s uvr‚e de grandsvalets de pied qui dormaient ‡… et l… sur des banquettes et des coffres etqui, soulevant leurs nobles profils aigus de l‚vriers, se dressŠrent et,rassembl‚s, formŠrent le cercle autour de lui.

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L'un d'eux, d'aspect particuliŠrement f‚roce et assez semblable …l'ex‚cuteur dans certains tableaux de la Renaissance qui figurent dessupplices, s'avan‡a vers lui d'un air implacable pour lui prendre sesaffaires. Mais la duret‚ de son regard d'acier ‚tait compens‚e par ladouceur de ses gants de fil, si bien qu'en approchant de Swann il semblaitt‚moigner du m‚pris pour sa personne et des ‚gards pour son chapeau. Il leprit avec un soin auquel l'exactitude de sa pointure donnait quelque chosede m‚ticuleux et une d‚licatesse que rendait presque touchante l'appareilde sa force. Puis il le passa … un de ses aides, nouveau, et timide, quiexprimait l'effroi qu'il ressentait en roulant en tous sens des regardsfurieux et montrait l'agitation d'une bˆte captive dans les premiŠresheures de sa domesticit‚.

A quelques pas, un grand gaillard en livr‚e rˆvait, immobile, sculptural,inutile, comme ce guerrier purement d‚coratif qu'on voit dans les tableauxles plus tumultueux de Mantegna, songer, appuy‚ sur son bouclier, tandisqu'on se pr‚cipite et qu'on s'‚gorge … c“t‚ de lui; d‚tach‚ du groupe deses camarades qui s'empressaient autour de Swann, il semblait aussi r‚solu… se d‚sint‚resser de cette scŠne, qu'il suivait vaguement de ses yeuxglauques et cruels, que si ‡'e–t ‚t‚ le massacre des Innocents ou lemartyre de saint Jacques. Il semblait pr‚cis‚ment appartenir … cette racedisparue -- ou qui peut-ˆtre n'exista jamais que dans le retable de SanZeno et les fresques des Eremitani o— Swann l'avait approch‚e et o— ellerˆve encore -- issue de la f‚condation d'une statue antique par quelquemodŠle padouan du MaŒtre ou quelque saxon d'Albert Drer. Et les mŠches de�ses cheveux roux crespel‚s par la nature, mais coll‚s par la brillantine,‚taient largement trait‚es comme elles sont dans la sculpture grecquequ'‚tudiait sans cesse le peintre de Mantoue, et qui, si dans la cr‚ationelle ne figure que l'homme, sait du moins tirer de ses simples formes desrichesses si vari‚es et comme emprunt‚es … toute la nature vivante, qu'unechevelure, par l'enroulement lisse et les becs aigus de ses boucles, oudans la superposition du triple et fleurissant diadŠme de ses tresses, al'air … la fois d'un paquet d'algues, d'une nich‚e de colombes, d'unbandeau de jacinthes et d'une torsade de serpent.

D'autres encore, colossaux aussi, se tenaient sur les degr‚s d'un escaliermonumental que leur pr‚sence d‚corative et leur immobilit‚ marmor‚enneauraient pu faire nommer comme celui du Palais Ducal: "l'Escalier desG‚ants" et dans lequel Swann s'engagea avec la tristesse de penserqu'Odette ne l'avait jamais gravi. Ah! avec quelle joie au contraire ile–t grimp‚ les ‚tages noirs, mal odorants et casse-cou de la petitecouturiŠre retir‚e, dans le "cinquiŠme" de laquelle il aurait ‚t‚ siheureux de payer plus cher qu'une avant-scŠne hebdomadaire … l'Op‚ra ledroit de passer la soir‚e quand Odette y venait et mˆme les autres jourspour pouvoir parler d'elle, vivre avec les gens qu'elle avait l'habitude devoir quand il n'‚tait pas l… et qui … cause de cela lui paraissaientrec‚ler, de la vie de sa maŒtresse, quelque chose de plus r‚el, de plusinaccessible et de plus myst‚rieux. Tandis que dans cet escalierpestilentiel et d‚sir‚ de l'ancienne couturiŠre, comme il n'y en avait pasun second pour le service, on voyait le soir devant chaque porte une boŒteau lait vide et sale pr‚par‚e sur le paillasson, dans l'escalier magnifiqueet d‚daign‚ que Swann montait … ce moment, d'un c“t‚ et de l'autre, … deshauteurs diff‚rentes, devant chaque anfractuosit‚ que faisait dans le murla fenˆtre de la loge, ou la porte d'un appartement, repr‚sentant leservice int‚rieur qu'ils dirigeaient et en faisant hommage aux invit‚s, unconcierge, un majordome, un argentier (braves gens qui vivaient le reste de

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la semaine un peu ind‚pendants dans leur domaine, y dŒnaient chez eux commede petits boutiquiers et seraient peut-ˆtre demain au service bourgeoisd'un m‚decin ou d'un industriel) attentifs … ne pas manquer auxrecommandations qu'on leur avait faites avant de leur laisser endosser lalivr‚e ‚clatante qu'ils ne revˆtaient qu'… de rares intervalles et danslaquelle ils ne se sentaient pas trŠs … leur aise, se tenaient sousl'arcature de leur portail avec un ‚clat pompeux temp‚r‚ de bonhomiepopulaire, comme des saints dans leur niche; et un ‚norme suisse, habill‚comme … l'‚glise, frappait les dalles de sa canne au passage de chaquearrivant. Parvenu en haut de l'escalier le long duquel l'avait suivi undomestique … face blˆme, avec une petite queue de cheveux, nou‚s d'uncatogan, derriŠre la tˆte, comme un sacristain de Goya ou un tabellion dur‚pertoire, Swann passa devant un bureau o— des valets, assis comme desnotaires devant de grands registres, se levŠrent et inscrivirent son nom.Il traversa alors un petit vestibule qui, -- tel que certaines piŠcesam‚nag‚es par leur propri‚taire pour servir de cadre … une seule uvred'art, dont elles tirent leur nom, et d'une nudit‚ voulue, ne contiennentrien d'autre --, exhibait … son entr‚e, comme quelque pr‚cieuse effigie deBenvenuto Cellini repr‚sentant un homme de guet, un jeune valet de pied, lecorps l‚gŠrement fl‚chi en avant, dressant sur son hausse-col rouge unefigure plus rouge encore d'o— s'‚chappaient des torrents de feu, detimidit‚ et de zŠle, et qui, per‡ant les tapisseries d'Aubusson tenduesdevant le salon o— on ‚coutait la musique, de son regard imp‚tueux,vigilant, ‚perdu, avait l'air, avec une impassibilit‚ militaire ou une foisurnaturelle, -- all‚gorie de l'alarme, incarnation de l'attente,comm‚moration du branle-bas, -- d'‚pier, ange ou vigie, d'une tour dedonjon ou de cath‚drale, l'apparition de l'ennemi ou l'heure du Jugement.Il ne restait plus … Swann qu'… p‚n‚trer dans la salle du concert dont unhuissier charg‚ de chaŒnes lui ouvrit les portes, en s'inclinant, comme illui aurait remis les clefs d'une ville. Mais il pensait … la maison o— ilaurait pu se trouver en ce moment mˆme, si Odette l'avait permis, et lesouvenir entrevu d'une boŒte au lait vide sur un paillasson lui serra lec ur.

Swann retrouva rapidement le sentiment de la laideur masculine, quand, audel… de la tenture de tapisserie, au spectacle des domestiques succ‚dacelui des invit‚s. Mais cette laideur mˆme de visages qu'il connaissaitpourtant si bien, lui semblait neuve depuis que leurs traits, -- au lieud'ˆtre pour lui des signes pratiquement utilisables … l'identification detelle personne qui lui avait repr‚sent‚ jusque-l… un faisceau de plaisirs …poursuivre, d'ennuis … ‚viter, ou de politesses … rendre, -- reposaient,coordonn‚s seulement par des rapports esth‚tiques, dans l'autonomie deleurs lignes. Et en ces hommes, au milieu desquels Swann se trouvaenserr‚, il n'‚tait pas jusqu'aux monocles que beaucoup portaient (et qui,autrefois, auraient tout au plus permis … Swann de dire qu'ils portaient unmonocle), qui, d‚li‚s maintenant de signifier une habitude, la mˆme pourtous, ne lui apparussent chacun avec une sorte d'individualit‚. Peut-ˆtreparce qu'il ne regarda le g‚n‚ral de Froberville et le marquis de Br‚aut‚qui causaient dans l'entr‚e que comme deux personnages dans un tableau,alors qu'ils avaient ‚t‚ longtemps pour lui les amis utiles qui l'avaientpr‚sent‚ au Jockey et assist‚ dans des duels, le monocle du g‚n‚ral, rest‚entre ses paupiŠres comme un ‚clat d'obus dans sa figure vulgaire, balafr‚eet triomphale, au milieu du front qu'il ‚borgnait comme l' il unique ducyclope, apparut … Swann comme une blessure monstrueuse qu'il pouvait ˆtreglorieux d'avoir re‡ue, mais qu'il ‚tait ind‚cent d'exhiber; tandis quecelui que M. de Br‚aut‚ ajoutait, en signe de festivit‚, aux gants gris

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perle, au "gibus", … la cravate blanche et substituait au binocle familier(comme faisait Swann lui-mˆme) pour aller dans le monde, portait coll‚ …son revers, comme une pr‚paration d'histoire naturelle sous un microscope,un regard infinit‚simal et grouillant d'amabilit‚, qui ne cessait desourire … la hauteur des plafonds, … la beaut‚ des fˆtes, … l'int‚rˆt desprogrammes et … la qualit‚ des rafraŒchissements.

-- Tiens, vous voil…, mais il y a des ‚ternit‚s qu'on ne vous a vu, dit …Swann le g‚n‚ral qui, remarquant ses traits tir‚s et en concluant quec'‚tait peut-ˆtre une maladie grave qui l'‚loignait du monde, ajouta:"Vous avez bonne mine, vous savez!" pendant que M. de Br‚aut‚ demandait:

-- "Comment, vous, mon cher, qu'est-ce que vous pouvez bien faire ici?" …un romancier mondain qui venait d'installer au coin de son il un monocle,son seul organe d'investigation psychologique et d'impitoyable analyse, etr‚pondit d'un air important et myst‚rieux, en roulant l'r:

-- "J'observe."

Le monocle du marquis de Forestelle ‚tait minuscule, n'avait aucune bordureet obligeant … une crispation incessante et douloureuse l' il o— ils'incrustait comme un cartilage superflu dont la pr‚sence est inexplicableet la matiŠre recherch‚e, il donnait au visage du marquis une d‚licatessem‚lancolique, et le faisait juger par les femmes comme capable de grandschagrins d'amour. Mais celui de M. de Saint-Cand‚, entour‚ d'ungigantesque anneau, comme Saturne, ‚tait le centre de gravit‚ d'une figurequi s'ordonnait … tout moment par rapport … lui, dont le nez fr‚missant etrouge et la bouche lippue et sarcastique tƒchaient par leurs grimacesd'ˆtre … la hauteur des feux roulants d'esprit dont ‚tincelait le disque deverre, et se voyait pr‚f‚rer aux plus beaux regards du monde par des jeunesfemmes snobs et d‚prav‚es qu'il faisait rˆver de charmes artificiels etd'un raffinement de volupt‚; et cependant, derriŠre le sien, M. de Palancyqui avec sa grosse tˆte de carpe aux yeux ronds, se d‚pla‡ait lentement aumilieu des fˆtes, en desserrant d'instant en instant ses mandibules commepour chercher son orientation, avait l'air de transporter seulement aveclui un fragment accidentel, et peut-ˆtre purement symbolique, du vitrage deson aquarium, partie destin‚e … figurer le tout qui rappela … Swann, grandadmirateur des Vices et des Vertus de Giotto … Padoue, cet Injuste … c“t‚duquel un rameau feuillu ‚voque les forˆts o— se cache son repaire.

Swann s'‚tait avanc‚, sur l'insistance de Mme de Saint-Euverte et pourentendre un air d'Orph‚e qu'ex‚cutait un fl–tiste, s'‚tait mis dans un coino— il avait malheureusement comme seule perspective deux dames d‚j… m–resassises l'une … c“t‚ de l'autre, la marquise de Cambremer et la vicomtessede Franquetot, lesquelles, parce qu'elles ‚taient cousines, passaient leurtemps dans les soir‚es, portant leurs sacs et suivies de leurs filles, … sechercher comme dans une gare et n'‚taient tranquilles que quand ellesavaient marqu‚, par leur ‚ventail ou leur mouchoir, deux places voisines:Mme de Cambremer, comme elle avait trŠs peu de relations, ‚tant d'autantplus heureuse d'avoir une compagne, Mme de Franquetot, qui ‚tait aucontraire trŠs lanc‚e, trouvait quelque chose d'‚l‚gant, d'original, …montrer … toutes ses belles connaissances qu'elle leur pr‚f‚rait une dameobscure avec qui elle avait en commun des souvenirs de jeunesse. Pleind'une m‚lancolique ironie, Swann les regardait ‚couter l'intermŠde de piano("Saint Fran‡ois parlant aux oiseaux", de Liszt) qui avait succ‚d‚ … l'airde fl–te, et suivre le jeu vertigineux du virtuose. Mme de Franquetot

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anxieusement, les yeux ‚perdus comme si les touches sur lesquelles ilcourait avec agilit‚ avaient ‚t‚ une suite de trapŠzes d'o— il pouvaittomber d'une hauteur de quatre-vingts mŠtres, et non sans lancer … savoisine des regards d'‚tonnement, de d‚n‚gation qui signifiaient: "Cen'est pas croyable, je n'aurais jamais pens‚ qu'un homme p–t faire cela",Mme de Cambremer, en femme qui a re‡u une forte ‚ducation musicale, battantla mesure avec sa tˆte transform‚e en balancier de m‚tronome dontl'amplitude et la rapidit‚ d'oscillations d'une ‚paule … l'autre ‚taientdevenues telles (avec cette espŠce d'‚garement et d'abandon du regardqu'ont les douleurs qui ne se connaissent plus ni ne cherchent … semaŒtriser et disent: "Que voulez-vous!") qu'… tout moment elle accrochaitavec ses solitaires les pattes de son corsage et ‚tait oblig‚e de redresserles raisins noirs qu'elle avait dans les cheveux, sans cesser pour celad'acc‚l‚rer le mouvement. De l'autre c“t‚ de Mme de Franquetot, mais unpeu en avant, ‚tait la marquise de Gallardon, occup‚e … sa pens‚e favorite,l'alliance qu'elle avait avec les Guermantes et d'o— elle tirait pour lemonde et pour elle-mˆme beaucoup de gloire avec quelque honte, les plusbrillants d'entre eux la tenant un peu … l'‚cart, peut-ˆtre parce qu'elle‚tait ennuyeuse, ou parce qu'elle ‚tait m‚chante, ou parce qu'elle ‚taitd'une branche inf‚rieure, ou peut-ˆtre sans aucune raison. Quand elle setrouvait auprŠs de quelqu'un qu'elle ne connaissait pas, comme en ce momentauprŠs de Mme de Franquetot, elle souffrait que la conscience qu'elle avaitde sa parent‚ avec les Guermantes ne p–t se manifester ext‚rieurement encaractŠres visibles comme ceux qui, dans les mosa‹ques des ‚glisesbyzantines, plac‚s les uns au-dessous des autres, inscrivent en une colonneverticale, … c“t‚ d'un Saint Personnage les mots qu'il est cens‚ prononcer.Elle songeait en ce moment qu'elle n'avait jamais re‡u une invitation niune visite de sa jeune cousine la princesse des Laumes, depuis six ans quecelle-ci ‚tait mari‚e. Cette pens‚e la remplissait de colŠre, mais ausside fiert‚; car … force de dire aux personnes qui s'‚tonnaient de ne pas lavoir chez Mme des Laumes, que c'est parce qu'elle aurait ‚t‚ expos‚e … yrencontrer la princesse Mathilde -- ce que sa famille ultra-l‚gitimiste nelui aurait jamais pardonn‚, elle avait fini par croire que c'‚tait en effetla raison pour laquelle elle n'allait pas chez sa jeune cousine. Elle serappelait pourtant qu'elle avait demand‚ plusieurs fois … Mme des Laumescomment elle pourrait faire pour la rencontrer, mais ne se le rappelait queconfus‚ment et d'ailleurs neutralisait et au del… ce souvenir un peuhumiliant en murmurant: "Ce n'est tout de mˆme pas … moi … faire lespremiers pas, j'ai vingt ans de plus qu'elle." Grƒce … la vertu de cesparoles int‚rieures, elle rejetait fiŠrement en arriŠre ses ‚paulesd‚tach‚es de son buste et sur lesquelles sa tˆte pos‚e presquehorizontalement faisait penser … la tˆte "rapport‚e" d'un orgueilleuxfaisan qu'on sert sur une table avec toutes ses plumes. Ce n'est pasqu'elle ne f–t par nature courtaude, hommasse et boulotte; mais lescamouflets l'avaient redress‚e comme ces arbres qui, n‚s dans une mauvaiseposition au bord d'un pr‚cipice, sont forc‚s de croŒtre en arriŠre pourgarder leur ‚quilibre. Oblig‚e, pour se consoler de ne pas ˆtre tout …fait l'‚gale des autres Guermantes, de se dire sans cesse que c'‚tait parintransigeance de principes et fiert‚ qu'elle les voyait peu, cette pens‚eavait fini par modeler son corps et par lui enfanter une sorte de prestancequi passait aux yeux des bourgeoises pour un signe de race et troublaitquelquefois d'un d‚sir fugitif le regard fatigu‚ des hommes de cercle. Sion avait fait subir … la conversation de Mme de Gallardon ces analyses quien relevant la fr‚quence plus ou moins grande de chaque terme permettent ded‚couvrir la clef d'un langage chiffr‚, on se f–t rendu compte qu'aucuneexpression, mˆme la plus usuelle, n'y revenait aussi souvent que "chez mes

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cousins de Guermantes", "chez ma tante de Guermantes", "la sant‚ d'Elz‚arde Guermantes", "la baignoire de ma cousine de Guermantes". Quand on luiparlait d'un personnage illustre, elle r‚pondait que, sans le connaŒtrepersonnellement, elle l'avait rencontr‚ mille fois chez sa tante deGuermantes, mais elle r‚pondait cela d'un ton si glacial et d'une voix sisourde qu'il ‚tait clair que si elle ne le connaissait pas personnellementc'‚tait en vertu de tous les principes ind‚racinables et entˆt‚s auxquelsses ‚paules touchaient en arriŠre, comme … ces ‚chelles sur lesquelles lesprofesseurs de gymnastique vous font ‚tendre pour vous d‚velopper lethorax.

Or, la princesse des Laumes qu'on ne se serait pas attendu … voir chez Mmede Saint-Euverte, venait pr‚cis‚ment d'arriver. Pour montrer qu'elle necherchait pas … faire sentir dans un salon o— elle ne venait que parcondescendance, la sup‚riorit‚ de son rang, elle ‚tait entr‚e en effa‡antles ‚paules l… mˆme o— il n'y avait aucune foule … fendre et personne …laisser passer, restant exprŠs dans le fond, de l'air d'y ˆtre … sa place,comme un roi qui fait la queue … la porte d'un th‚ƒtre tant que lesautorit‚s n'ont pas ‚t‚ pr‚venues qu'il est l…; et, bornant simplement sonregard -- pour ne pas avoir l'air de signaler sa pr‚sence et de r‚clamerdes ‚gards -- … la consid‚ration d'un dessin du tapis ou de sa propre jupe,elle se tenait debout … l'endroit qui lui avait paru le plus modeste (etd'o— elle savait bien qu'une exclamation ravie de Mme de Saint-Euverteallait la tirer dŠs que celle-ci l'aurait aper‡ue), … c“t‚ de Mme deCambremer qui lui ‚tait inconnue. Elle observait la mimique de sa voisinem‚lomane, mais ne l'imitait pas. Ce n'est pas que, pour une fois qu'ellevenait passer cinq minutes chez Mme de Saint-Euverte, la princesse desLaumes n'e–t souhait‚, pour que la politesse qu'elle lui faisait comptƒtdouble, se montrer le plus aimable possible. Mais par nature, elle avaithorreur de ce qu'elle appelait "les exag‚rations" et tenait … montrerqu'elle "n'avait pas …" se livrer … des manifestations qui n'allaient pasavec le "genre" de la coterie o— elle vivait, mais qui pourtant d'autrepart ne laissaient pas de l'impressionner, … la faveur de cet espritd'imitation voisin de la timidit‚ que d‚veloppe chez les gens les plus s–rsd'eux-mˆmes l'ambiance d'un milieu nouveau, f–t-il inf‚rieur. Ellecommen‡ait … se demander si cette gesticulation n'‚tait pas renduen‚cessaire par le morceau qu'on jouait et qui ne rentrait peut-ˆtre pasdans le cadre de la musique qu'elle avait entendue jusqu'… ce jour, sis'abstenir n'‚tait pas faire preuve d'incompr‚hension … l'‚gard de l' uvreet d'inconvenance vis-…-vis de la maŒtresse de la maison: de sorte quepour exprimer par une "cote mal taill‚e" ses sentiments contradictoires,tant“t elle se contentait de remonter la bride de ses ‚paulettes oud'assurer dans ses cheveux blonds les petites boules de corail ou d'‚mailrose, givr‚es de diamant, qui lui faisaient une coiffure simple etcharmante, en examinant avec une froide curiosit‚ sa fougueuse voisine,tant“t de son ‚ventail elle battait pendant un instant la mesure, mais,pour ne pas abdiquer son ind‚pendance, … contretemps. Le pianiste ayanttermin‚ le morceau de Liszt et ayant commenc‚ un pr‚lude de Chopin, Mme deCambremer lan‡a … Mme de Franquetot un sourire attendri de satisfactioncomp‚tente et d'allusion au pass‚. Elle avait appris dans sa jeunesse …caresser les phrases, au long col sinueux et d‚mesur‚, de Chopin, silibres, si flexibles, si tactiles, qui commencent par chercher et essayerleur place en dehors et bien loin de la direction de leur d‚part, bien loindu point o— on avait pu esp‚rer qu'atteindrait leur attouchement, et qui nese jouent dans cet ‚cart de fantaisie que pour revenir plus d‚lib‚r‚ment, -- d'un retour plus pr‚m‚dit‚, avec plus de pr‚cision, comme sur un cristal

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qui r‚sonnerait jusqu'… faire crier, -- vous frapper au c ur.

Vivant dans une famille provinciale qui avait peu de relations, n'allantguŠre au bal, elle s'‚tait gris‚e dans la solitude de son manoir, …ralentir, … pr‚cipiter la danse de tous ces couples imaginaires, … les‚grener comme des fleurs, … quitter un moment le bal pour entendre le ventsouffler dans les sapins, au bord du lac, et … y voir tout d'un coups'avancer, plus diff‚rent de tout ce qu'on a jamais rˆv‚ que ne sont lesamants de la terre, un mince jeune homme … la voix un peu chantante,‚trangŠre et fausse, en gants blancs. Mais aujourd'hui la beaut‚ d‚mod‚ede cette musique semblait d‚fraŒchie. Priv‚e depuis quelques ann‚es del'estime des connaisseurs, elle avait perdu son honneur et son charme etceux mˆmes dont le go–t est mauvais n'y trouvaient plus qu'un plaisirinavou‚ et m‚diocre. Mme de Cambremer jeta un regard furtif derriŠre elle.Elle savait que sa jeune bru (pleine de respect pour sa nouvelle famille,sauf en ce qui touchait les choses de l'esprit sur lesquelles, sachantjusqu'… l'harmonie et jusqu'au grec, elle avait des lumiŠres sp‚ciales)m‚prisait Chopin et souffrait quand elle en entendait jouer. Mais loin dela surveillance de cette wagn‚rienne qui ‚tait plus loin avec un groupe depersonnes de son ƒge, Mme de Cambremer se laissait aller … des impressionsd‚licieuses. La princesse des Laumes les ‚prouvait aussi. Sans ˆtre parnature dou‚e pour la musique, elle avait re‡u il y a quinze ans les le‡onsqu'un professeur de piano du faubourg Saint-Germain, femme de g‚nie quiavait ‚t‚ … la fin de sa vie r‚duite … la misŠre, avait recommenc‚, … l'ƒgede soixante-dix ans, … donner aux filles et aux petites-filles de sesanciennes ‚lŠves. Elle ‚tait morte aujourd'hui. Mais sa m‚thode, son beauson, renaissaient parfois sous les doigts de ses ‚lŠves, mˆme de celles qui‚taient devenues pour le reste des personnes m‚diocres, avaient abandonn‚la musique et n'ouvraient presque plus jamais un piano. Aussi Mme desLaumes put-elle secouer la tˆte, en pleine connaissance de cause, avec uneappr‚ciation juste de la fa‡on dont le pianiste jouait ce pr‚lude qu'ellesavait par c ur. La fin de la phrase commenc‚e chanta d'elle-mˆme sur seslŠvres. Et elle murmura "C'est toujours ch-armant", avec un double "ch" aucommencement du mot qui ‚tait une marque de d‚licatesse et dont ellesentait ses lŠvres si romanesquement froiss‚es comme une belle fleur,qu'elle harmonisa instinctivement son regard avec elles en lui donnant … cemoment-l… une sorte de sentimentalit‚ et de vague. Cependant Mme deGallardon ‚tait en train de se dire qu'il ‚tait fƒcheux qu'elle n'e–t quebien rarement l'occasion de rencontrer la princesse des Laumes, car ellesouhaitait lui donner une le‡on en ne r‚pondant pas … son salut. Elle nesavait pas que sa cousine f–t l…. Un mouvement de tˆte de Mme deFranquetot la lui d‚couvrit. Aussit“t elle se pr‚cipita vers elle end‚rangeant tout le monde; mais d‚sireuse de garder un air hautain etglacial qui rappelƒt … tous qu'elle ne d‚sirait pas avoir de relations avecune personne chez qui on pouvait se trouver nez … nez avec la princesseMathilde, et au-devant de qui elle n'avait pas … aller car elle n'‚tait pas"sa contemporaine", elle voulut pourtant compenser cet air de hauteur et der‚serve par quelque propos qui justifiƒt sa d‚marche et for‡ƒt la princesse… engager la conversation; aussi une fois arriv‚e prŠs de sa cousine, Mmede Gallardon, avec un visage dur, une main tendue comme une carte forc‚e,lui dit: "Comment va ton mari?" de la mˆme voix soucieuse que si le princeavait ‚t‚ gravement malade. La princesse ‚clatant d'un rire qui lui ‚taitparticulier et qui ‚tait destin‚ … la fois … montrer aux autres qu'elle semoquait de quelqu'un et aussi … se faire paraŒtre plus jolie en concentrantles traits de son visage autour de sa bouche anim‚e et de son regardbrillant, lui r‚pondit:

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-- Mais le mieux du monde!

Et elle rit encore. Cependant tout en redressant sa taille etrefroidissant sa mine, inquiŠte encore pourtant de l'‚tat du prince, Mme deGallardon dit … sa cousine:

-- Oriane (ici Mme des Laumes regarda d'un air ‚tonn‚ et rieur un tiersinvisible vis-…-vis duquel elle semblait tenir … attester qu'elle n'avaitjamais autoris‚ Mme de Gallardon … l'appeler par son pr‚nom), je tiendraisbeaucoup … ce que tu viennes un moment demain soir chez moi entendre unquintette avec clarinette de Mozart. Je voudrais avoir ton appr‚ciation.

Elle semblait non pas adresser une invitation, mais demander un service, etavoir besoin de l'avis de la princesse sur le quintette de Mozart comme si‡'avait ‚t‚ un plat de la composition d'une nouvelle cuisiniŠre sur lestalents de laquelle il lui e–t ‚t‚ pr‚cieux de recueillir l'opinion d'ungourmet.

-- Mais je connais ce quintette, je peux te dire tout de suite... que jel'aime!

-- Tu sais, mon mari n'est pas bien, son foie..., cela lui ferait grandplaisir de te voir, reprit Mme de Gallardon, faisant maintenant … laprincesse une obligation de charit‚ de paraŒtre … sa soir‚e.

La princesse n'aimait pas … dire aux gens qu'elle ne voulait pas aller chezeux. Tous les jours elle ‚crivait son regret d'avoir ‚t‚ priv‚e -- par unevisite inopin‚e de sa belle-mŠre, par une invitation de son beau-frŠre, parl'Op‚ra, par une partie de campagne -- d'une soir‚e … laquelle ellen'aurait jamais song‚ … se rendre. Elle donnait ainsi … beaucoup de gensla joie de croire qu'elle ‚tait de leurs relations, qu'elle e–t ‚t‚volontiers chez eux, qu'elle n'avait ‚t‚ empˆch‚e de le faire que par lescontretemps princiers qu'ils ‚taient flatt‚s de voir entrer en concurrenceavec leur soir‚e. Puis, faisant partie de cette spirituelle coterie desGuermantes o— survivait quelque chose de l'esprit alerte, d‚pouill‚ delieux communs et de sentiments convenus, qui descend de M‚rim‚e, -- et atrouv‚ sa derniŠre expression dans le th‚ƒtre de Meilhac et Hal‚vy, -- ellel'adaptait mˆme aux rapports sociaux, le transposait jusque dans sapolitesse qui s'effor‡ait d'ˆtre positive, pr‚cise, de se rapprocher del'humble v‚rit‚. Elle ne d‚veloppait pas longuement … une maŒtresse demaison l'expression du d‚sir qu'elle avait d'aller … sa soir‚e; elletrouvait plus aimable de lui exposer quelques petits faits d'o— d‚pendraitqu'il lui f–t ou non possible de s'y rendre.

-- Ecoute, je vais te dire, dit-elle … Mme de Gallardon, il faut demainsoir que j'aille chez une amie qui m'a demand‚ mon jour depuis longtemps.Si elle nous emmŠne au th‚ƒtre, il n'y aura pas, avec la meilleure volont‚,possibilit‚ que j'aille chez toi; mais si nous restons chez elle, comme jesais que nous serons seuls, je pourrai la quitter.

-- Tiens, tu as vu ton ami M. Swann?

-- Mais non, cet amour de Charles, je ne savais pas qu'il f–t l…, je vaistƒcher qu'il me voie.

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-- C'est dr“le qu'il aille mˆme chez la mŠre Saint-Euverte, dit Mme deGallardon. Oh! je sais qu'il est intelligent, ajouta-t-elle en voulantdire par l… intrigant, mais cela ne fait rien, un juif chez la s ur et labelle-s ur de deux archevˆques!

-- J'avoue … ma honte que je n'en suis pas choqu‚e, dit la princesse desLaumes.

-- Je sais qu'il est converti, et mˆme d‚j… ses parents et ses grands-parents. Mais on dit que les convertis restent plus attach‚s … leurreligion que les autres, que c'est une frime, est-ce vrai?

-- Je suis sans lumiŠres … ce sujet.

Le pianiste qui avait … jouer deux morceaux de Chopin, aprŠs avoir termin‚le pr‚lude avait attaqu‚ aussit“t une polonaise. Mais depuis que Mme deGallardon avait signal‚ … sa cousine la pr‚sence de Swann, Chopinressuscit‚ aurait pu venir jouer lui-mˆme toutes ses uvres sans que Mmedes Laumes p–t y faire attention. Elle faisait partie d'une de ces deuxmoiti‚s de l'humanit‚ chez qui la curiosit‚ qu'a l'autre moiti‚ pour lesˆtres qu'elle ne connaŒt pas est remplac‚e par l'int‚rˆt pour les ˆtresqu'elle connaŒt. Comme beaucoup de femmes du faubourg Saint-Germain lapr‚sence dans un endroit o— elle se trouvait de quelqu'un de sa coterie, etauquel d'ailleurs elle n'avait rien de particulier … dire, accaparaitexclusivement son attention aux d‚pens de tout le reste. A partir de cemoment, dans l'espoir que Swann la remarquerait, la princesse ne fit plus,comme une souris blanche apprivois‚e … qui on tend puis on retire unmorceau de sucre, que tourner sa figure, remplie de mille signes deconnivence d‚nu‚s de rapports avec le sentiment de la polonaise de Chopin,dans la direction o— ‚tait Swann et si celui-ci changeait de place, elled‚pla‡ait parallŠlement son sourire aimant‚.

-- Oriane, ne te fƒche pas, reprit Mme de Gallardon qui ne pouvait jamaiss'empˆcher de sacrifier ses plus grandes esp‚rances sociales et d'‚blouirun jour le monde, au plaisir obscur, imm‚diat et priv‚, de dire quelquechose de d‚sagr‚able, il y a des gens qui pr‚tendent que ce M. Swann, c'estquelqu'un qu'on ne peut pas recevoir chez soi, est-ce vrai?

-- Mais... tu dois bien savoir que c'est vrai, r‚pondit la princesse desLaumes, puisque tu l'as invit‚ cinquante fois et qu'il n'est jamais venu.

Et quittant sa cousine mortifi‚e, elle ‚clata de nouveau d'un rire quiscandalisa les personnes qui ‚coutaient la musique, mais attira l'attentionde Mme de Saint-Euverte, rest‚e par politesse prŠs du piano et qui aper‡utseulement alors la princesse. Mme de Saint-Euverte ‚tait d'autant plusravie de voir Mme des Laumes qu'elle la croyait encore … Guermantes entrain de soigner son beau-pŠre malade.

-- Mais comment, princesse, vous ‚tiez l…?

-- Oui, je m'‚tais mise dans un petit coin, j'ai entendu de belles choses.

-- Comment, vous ˆtes l… depuis d‚j… un long moment!

-- Mais oui, un trŠs long moment qui m'a sembl‚ trŠs court, long seulementparce que je ne vous voyais pas.

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Mme de Saint-Euverte voulut donner son fauteuil … la princesse quir‚pondit:

-- Mais pas du tout! Pourquoi? Je suis bien n'importe o—!

Et, avisant avec intention, pour mieux manifester sa simplicit‚ de grandedame, un petit siŠge sans dossier:

-- Tenez, ce pouf, c'est tout ce qu'il me faut. Cela me fera tenir droite.Oh! mon Dieu, je fais encore du bruit, je vais me faire conspuer.

Cependant le pianiste redoublant de vitesse, l'‚motion musicale ‚tait … soncomble, un domestique passait des rafraŒchissements sur un plateau etfaisait tinter des cuillers et, comme chaque semaine, Mme de Saint-Euvertelui faisait, sans qu'il la vŒt, des signes de s'en aller. Une nouvellemari‚e, … qui on avait appris qu'une jeune femme ne doit pas avoir l'airblas‚, souriait de plaisir, et cherchait des yeux la maŒtresse de maisonpour lui t‚moigner par son regard sa reconnaissance d'avoir "pens‚ … elle"pour un pareil r‚gal. Pourtant, quoique avec plus de calme que Mme deFranquetot, ce n'est pas sans inqui‚tude qu'elle suivait le morceau; maisla sienne avait pour objet, au lieu du pianiste, le piano sur lequel unebougie tressautant … chaque fortissimo, risquait, sinon de mettre le feu …l'abat-jour, du moins de faire des taches sur le palissandre. A la finelle n'y tint plus et, escaladant les deux marches de l'estrade, surlaquelle ‚tait plac‚ le piano, se pr‚cipita pour enlever la bobŠche. Mais… peine ses mains allaient-elles la toucher que sur un dernier accord, lemorceau finit et le pianiste se leva. N‚anmoins l'initiative hardie decette jeune femme, la courte promiscuit‚ qui en r‚sulta entre elle etl'instrumentiste, produisirent une impression g‚n‚ralement favorable.

-- Vous avez remarqu‚ ce qu'a fait cette personne, princesse, dit leg‚n‚ral de Froberville … la princesse des Laumes qu'il ‚tait venu saluer etque Mme de Saint-Euverte quitta un instant. C'est curieux. Est-ce doncune artiste?

-- Non, c'est une petite Mme de Cambremer, r‚pondit ‚tourdiment laprincesse et elle ajouta vivement: Je vous r‚pŠte ce que j'ai entendudire, je n'ai aucune espŠce de notion de qui c'est, on a dit derriŠre moique c'‚taient des voisins de campagne de Mme de Saint-Euverte, mais je necrois pas que personne les connaisse. €a doit ˆtre des "gens de lacampagne"! Du reste, je ne sais pas si vous ˆtes trŠs r‚pandu dans labrillante soci‚t‚ qui se trouve ici, mais je n'ai pas id‚e du nom de toutesces ‚tonnantes personnes. A quoi pensez-vous qu'ils passent leur vie endehors des soir‚es de Mme de Saint-Euverte? Elle a d– les faire venir avecles musiciens, les chaises et les rafraŒchissements. Avouez que ces"invit‚s de chez Belloir" sont magnifiques. Est-ce que vraiment elle a lecourage de louer ces figurants toutes les semaines. Ce n'est pas possible!

-- Ah! Mais Cambremer, c'est un nom authentique et ancien, dit le g‚n‚ral.

-- Je ne vois aucun mal … ce que ce soit ancien, r‚pondit sŠchement laprincesse, mais en tous cas ce n'est-ce pas EUPHONIQUE, ajouta-t-elle end‚tachant le mot euphonique comme s'il ‚tait entre guillemets, petiteaffectation de d‚pit qui ‚tait particuliŠre … la coterie Guermantes.

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-- Vous trouvez? Elle est jolie … croquer, dit le g‚n‚ral qui ne perdaitpas Mme de Cambremer de vue. Ce n'est pas votre avis, princesse?

-- Elle se met trop en avant, je trouve que chez une si jeune femme, cen'est pas agr‚able, car je ne crois pas qu'elle soit ma contemporaine,r‚pondit Mme des Laumes (cette expression ‚tant commune aux Gallardon etaux Guermantes).

Mais la princesse voyant que M. de Froberville continuait … regarder Mme deCambremer, ajouta moiti‚ par m‚chancet‚ pour celle-ci, moiti‚ par amabilit‚pour le g‚n‚ral: "Pas agr‚able... pour son mari! Je regrette de ne pas laconnaŒtre puisqu'elle vous tient … c ur, je vous aurais pr‚sent‚," dit laprincesse qui probablement n'en aurait rien fait si elle avait connu lajeune femme. "Je vais ˆtre oblig‚e de vous dire bonsoir, parce que c'estla fˆte d'une amie … qui je dois aller la souhaiter, dit-elle d'un tonmodeste et vrai, r‚duisant la r‚union mondaine … laquelle elle se rendait …la simplicit‚ d'une c‚r‚monie ennuyeuse mais o— il ‚tait obligatoire ettouchant d'aller. D'ailleurs je dois y retrouver Basin qui, pendant quej'‚tais ici, est all‚ voir ses amis que vous connaissez, je crois, qui ontun nom de pont, les I‚na."

-- "€'a ‚t‚ d'abord un nom de victoire, princesse, dit le g‚n‚ral. Qu'est-ce que vous voulez, pour un vieux briscard comme moi, ajouta-t-il en “tantson monocle pour l'essuyer, comme il aurait chang‚ un pansement, tandis quela princesse d‚tournait instinctivement les yeux, cette noblesse d'Empire,c'est autre chose bien entendu, mais enfin, pour ce que c'est, c'est trŠsbeau dans son genre, ce sont des gens qui en somme se sont battus enh‚ros."

-- Mais je suis pleine de respect pour les h‚ros, dit la princesse, sur unton l‚gŠrement ironique: si je ne vais pas avec Basin chez cette princessed'I‚na, ce n'est pas du tout pour ‡a, c'est tout simplement parce que je neles connais pas. Basin les connaŒt, les ch‚rit. Oh! non, ce n'est pas ceque vous pouvez penser, ce n'est pas un flirt, je n'ai pas … m'y opposer!Du reste, pour ce que cela sert quand je veux m'y opposer! ajouta-t-elled'une voix m‚lancolique, car tout le monde savait que dŠs le lendemain dujour o— le prince des Laumes avait ‚pous‚ sa ravissante cousine, il n'avaitpas cess‚ de la tromper. Mais enfin ce n'est pas le cas, ce sont des gensqu'il a connus autrefois, il en fait ses choux gras, je trouve cela trŠsbien. D'abord je vous dirai que rien que ce qu'il m'a dit de leurmaison... Pensez que tous leurs meubles sont "Empire!"

-- Mais, princesse, naturellement, c'est parce que c'est le mobilier deleurs grands-parents.

-- Mais je ne vous dis pas, mais ‡a n'est pas moins laid pour ‡a. Jecomprends trŠs bien qu'on ne puisse pas avoir de jolies choses, mais aumoins qu'on n'ait pas de choses ridicules. Qu'est-ce que vous voulez? jene connais rien de plus pompier, de plus bourgeois que cet horrible styleavec ces commodes qui ont des tˆtes de cygnes comme des baignoires.

-- Mais je crois mˆme qu'ils ont de belles choses, ils doivent avoir lafameuse table de mosa‹que sur laquelle a ‚t‚ sign‚ le trait‚ de...

-- Ah! Mais qu'ils aient des choses int‚ressantes au point de vue del'histoire, je ne vous dis pas. Mais ‡a ne peut pas ˆtre beau... puisque

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c'est horrible! Moi j'ai aussi des choses comme ‡a que Basin a h‚rit‚esdes Montesquiou. Seulement elles sont dans les greniers de Guermantes o—personne ne les voit. Enfin, du reste, ce n'est pas la question, je mepr‚cipiterais chez eux avec Basin, j'irais les voir mˆme au milieu de leurssphinx et de leur cuivre si je les connaissais, mais... je ne les connaispas! Moi, on m'a toujours dit quand j'‚tais petite que ce n'‚tait pas polid'aller chez les gens qu'on ne connaissait pas, dit-elle en prenant un tonpu‚ril. Alors, je fais ce qu'on m'a appris. Voyez-vous ces braves genss'ils voyaient entrer une personne qu'ils ne connaissent pas? Ils merecevraient peut-ˆtre trŠs mal! dit la princesse.

Et par coquetterie elle embellit le sourire que cette supposition luiarrachait, en donnant … son regard fix‚ sur le g‚n‚ral une expressionrˆveuse et douce.

-- "Ah! princesse, vous savez bien qu'ils ne se tiendraient pas de joie..."

-- "Mais non, pourquoi?" lui demanda-t-elle avec une extrˆme vivacit‚, soitpour ne pas avoir l'air de savoir que c'est parce qu'elle ‚tait une desplus grandes dames de France, soit pour avoir le plaisir de l'entendre direau g‚n‚ral. "Pourquoi? Qu'en savez-vous? Cela leur serait peut-ˆtre toutce qu'il y a de plus d‚sagr‚able. Moi je ne sais pas, mais si j'en jugepar moi, cela m'ennuie d‚j… tant de voir les personnes que je connais, jecrois que s'il fallait voir des gens que je ne connais pas, "mˆmeh‚ro‹ques", je deviendrais folle. D'ailleurs, voyons, sauf lorsqu'ils'agit de vieux amis comme vous qu'on connaŒt sans cela, je ne sais pas sil'h‚ro‹sme serait d'un format trŠs portatif dans le monde. €a m'ennuied‚j… souvent de donner des dŒners, mais s'il fallait offrir le bras …Spartacus pour aller … table... Non vraiment, ce ne serait jamais …Vercing‚torix que je ferais signe comme quatorziŠme. Je sens que je ler‚serverais pour les grandes soir‚es. Et comme je n'en donne pas..."

-- Ah! princesse, vous n'ˆtes pas Guermantes pour des prunes. Le poss‚dez-vous assez, l'esprit des Guermantes!

-- Mais on dit toujours l'esprit DES Guermantes, je n'ai jamais pucomprendre pourquoi. Vous en connaissez donc D'AUTRES qui en aient,ajouta-t-elle dans un ‚clat de rire ‚cumant et joyeux, les traits de sonvisage concentr‚s, accoupl‚s dans le r‚seau de son animation, les yeux‚tincelants, enflamm‚s d'un ensoleillement radieux de gaŒt‚ que seulsavaient le pouvoir de faire rayonner ainsi les propos, fussent-ils tenuspar la princesse elle-mˆme, qui ‚taient une louange de son esprit ou de sabeaut‚. Tenez, voil… Swann qui a l'air de saluer votre Cambremer; l…...il est … c“t‚ de la mŠre Saint-Euverte, vous ne voyez pas! Demandez-lui devous pr‚senter. Mais d‚pˆchez-vous, il cherche … s'en aller!

-- Avez-vous remarqu‚ quelle affreuse mine il a? dit le g‚n‚ral.

-- Mon petit Charles! Ah! enfin il vient, je commen‡ais … supposer qu'ilne voulait pas me voir!

Swann aimait beaucoup la princesse des Laumes, puis sa vue lui rappelaitGuermantes, terre voisine de Combray, tout ce pays qu'il aimait tant et o—il ne retournait plus pour ne pas s'‚loigner d'Odette. Usant des formesmi-artistes, mi-galantes, par lesquelles il savait plaire … la princesse etqu'il retrouvait tout naturellement quand il se retrempait un instant dans

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son ancien milieu, -- et voulant d'autre part pour lui-mˆme exprimer lanostalgie qu'il avait de la campagne:

-- Ah! dit-il … la cantonade, pour ˆtre entendu … la fois de Mme de Saint-Euverte … qui il parlait et de Mme des Laumes pour qui il parlait, voici lacharmante princesse! Voyez, elle est venue tout exprŠs de Guermantes pourentendre le "Saint-Fran‡ois d'Assise" de Liszt et elle n'a eu le temps,comme une jolie m‚sange, que d'aller piquer pour les mettre sur sa tˆtequelques petits fruits de prunier des oiseaux et d'aub‚pine; il y a mˆmeencore de petites gouttes de ros‚e, un peu de la gel‚e blanche qui doitfaire g‚mir la duchesse. C'est trŠs joli, ma chŠre princesse.

-- Comment la princesse est venue exprŠs de Guermantes? Mais c'est trop!Je ne savais pas, je suis confuse, s'‚crie na‹vement Mme de Saint-Euvertequi ‚tait peu habitu‚e au tour d'esprit de Swann. Et examinant la coiffurede la princesse: Mais c'est vrai, cela imite... comment dirais-je, pas leschƒtaignes, non, oh! c'est une id‚e ravissante, mais comment la princessepouvait-elle connaŒtre mon programme. Les musiciens ne me l'ont mˆme pascommuniqu‚ … moi.

Swann, habitu‚ quand il ‚tait auprŠs d'une femme avec qui il avait gard‚des habitudes galantes de langage, de dire des choses d‚licates quebeaucoup de gens du monde ne comprenaient pas, ne daigna pas expliquer …Mme de Saint-Euverte qu'il n'avait parl‚ que par m‚taphore. Quant … laprincesse, elle se mit … rire aux ‚clats, parce que l'esprit de Swann ‚taitextrˆmement appr‚ci‚ dans sa coterie et aussi parce qu'elle ne pouvaitentendre un compliment s'adressant … elle sans lui trouver les grƒces lesplus fines et une irr‚sistible dr“lerie.

-- H‚ bien! je suis ravie, Charles, si mes petits fruits d'aub‚pine vousplaisent. Pourquoi est-ce que vous saluez cette Cambremer, est-ce que vousˆtes aussi son voisin de campagne?

Mme de Saint-Euverte voyant que la princesse avait l'air content de causeravec Swann s'‚tait ‚loign‚e.

-- Mais vous l'ˆtes vous-mˆme, princesse.

-- Moi, mais ils ont donc des campagnes partout, ces gens! Mais commej'aimerais ˆtre … leur place!

-- Ce ne sont pas les Cambremer, c'‚taient ses parents … elle; elle est unedemoiselle Legrandin qui venait … Combray. Je ne sais pas si vous savezque vous ˆtes la comtesse de Combray et que le chapitre vous doit uneredevance.

-- Je ne sais pas ce que me doit le chapitre mais je sais que je suis tap‚ede cent francs tous les ans par le cur‚, ce dont je me passerais. Enfinces Cambremer ont un nom bien ‚tonnant. Il finit juste … temps, mais ilfinit mal! dit-elle en riant.

-- Il ne commence pas mieux, r‚pondit Swann.

-- En effet cette double abr‚viation!...

-- C'est quelqu'un de trŠs en colŠre et de trŠs convenable qui n'a pas os‚

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aller jusqu'au bout du premier mot.

-- Mais puisqu'il ne devait pas pouvoir s'empˆcher de commencer le second,il aurait mieux fait d'achever le premier pour en finir une bonne fois.Nous sommes en train de faire des plaisanteries d'un go–t charmant, monpetit Charles, mais comme c'est ennuyeux de ne plus vous voir, ajouta-t-elle d'un ton cƒlin, j'aime tant causer avec vous. Pensez que je n'auraismˆme pas pu faire comprendre … cet idiot de Froberville que le nom deCambremer ‚tait ‚tonnant. Avouez que la vie est une chose affreuse. Iln'y a que quand je vous vois que je cesse de m'ennuyer.

Et sans doute cela n'‚tait pas vrai. Mais Swann et la princesse avaientune mˆme maniŠre de juger les petites choses qui avait pour effet -- …moins que ce ne f–t pour cause -- une grande analogie dans la fa‡on des'exprimer et jusque dans la prononciation. Cette ressemblance ne frappaitpas parce que rien n'‚tait plus diff‚rent que leurs deux voix. Mais si onparvenait par la pens‚e … “ter aux propos de Swann la sonorit‚ qui lesenveloppait, les moustaches d'entre lesquelles ils sortaient, on se rendaitcompte que c'‚taient les mˆmes phrases, les mˆmes inflexions, le tour de lacoterie Guermantes. Pour les choses importantes, Swann et la princessen'avaient les mˆmes id‚es sur rien. Mais depuis que Swann ‚tait si triste,ressentant toujours cette espŠce de frisson qui pr‚cŠde le moment o— l'onva pleurer, il avait le mˆme besoin de parler du chagrin qu'un assassin ade parler de son crime. En entendant la princesse lui dire que la vie‚tait une chose affreuse, il ‚prouva la mˆme douceur que si elle lui avaitparl‚ d'Odette.

-- Oh! oui, la vie est une chose affreuse. Il faut que nous nous voyions,ma chŠre amie. Ce qu'il y a de gentil avec vous, c'est que vous n'ˆtes pasgaie. On pourrait passer une soir‚e ensemble.

-- Mais je crois bien, pourquoi ne viendriez-vous pas … Guermantes, mabelle-mŠre serait folle de joie. Cela passe pour trŠs laid, mais je vousdirai que ce pays ne me d‚plaŒt pas, j'ai horreur des pays "pittoresques".

-- Je crois bien, c'est admirable, r‚pondit Swann, c'est presque trop beau,trop vivant pour moi, en ce moment; c'est un pays pour ˆtre heureux. C'estpeut-ˆtre parce que j'y ai v‚cu, mais les choses m'y parlent tellement.DŠs qu'il se lŠve un souffle d'air, que les bl‚s commencent … remuer, il mesemble qu'il y a quelqu'un qui va arriver, que je vais recevoir unenouvelle; et ces petites maisons au bord de l'eau... je serais bienmalheureux!

-- Oh! mon petit Charles, prenez garde, voil… l'affreuse Rampillon qui m'avue, cachez-moi, rappelez-moi donc ce qui lui est arriv‚, je confonds, ellea mari‚ sa fille ou son amant, je ne sais plus; peut-ˆtre les deux... etensemble!... Ah! non, je me rappelle, elle a ‚t‚ r‚pudi‚e par sonprince... ayez l'air de me parler pour que cette B‚r‚nice ne vienne pasm'inviter … dŒner. Du reste, je me sauve. Ecoutez, mon petit Charles,pour une fois que je vous vois, vous ne voulez pas vous laisser enlever etque je vous emmŠne chez la princesse de Parme qui serait tellementcontente, et Basin aussi qui doit m'y rejoindre. Si on n'avait pas de vosnouvelles par M‚m‚... Pensez que je ne vous vois plus jamais!

Swann refusa; ayant pr‚venu M. de Charlus qu'en quittant de chez Mme deSaint-Euverte il rentrerait directement chez lui, il ne se souciait pas en

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allant chez la princesse de Parme de risquer de manquer un mot qu'il avaittout le temps esp‚r‚ se voir remettre par un domestique pendant la soir‚e,et que peut-ˆtre il allait trouver chez son concierge. "Ce pauvre Swann,dit ce soir-l… Mme des Laumes … son mari, il est toujours gentil, mais il al'air bien malheureux. Vous le verrez, car il a promis de venir dŒner unde ces jours. Je trouve ridicule au fond qu'un homme de son intelligencesouffre pour une personne de ce genre et qui n'est mˆme pas int‚ressante,car on la dit idiote", ajouta-t-elle avec la sagesse des gens non amoureuxqui trouvent qu'un homme d'esprit ne devrait ˆtre malheureux que pour unepersonne qui en val–t la peine; c'est … peu prŠs comme s'‚tonner qu'ondaigne souffrir du chol‚ra par le fait d'un ˆtre aussi petit que le bacillevirgule.

Swann voulait partir, mais au moment o— il allait enfin s'‚chapper, leg‚n‚ral de Froberville lui demanda … connaŒtre Mme de Cambremer et il futoblig‚ de rentrer avec lui dans le salon pour la chercher.

-- Dites donc, Swann, j'aimerais mieux ˆtre le mari de cette femme-l… qued'ˆtre massacr‚ par les sauvages, qu'en dites-vous?

Ces mots "massacr‚ par les sauvages" percŠrent douloureusement le c ur deSwann; aussit“t il ‚prouva le besoin de continuer la conversation avec leg‚n‚ral:

-- "Ah! lui dit-il, il y a eu de bien belles vies qui ont fini de cettefa‡on... Ainsi vous savez... ce navigateur dont Dumont d'Urville ramenales cendres, La P‚rouse...(et Swann ‚tait d‚j… heureux comme s'il avaitparl‚ d'Odette.) C'est un beau caractŠre et qui m'int‚resse beaucoup quecelui de La P‚rouse, ajouta-t-il d'un air m‚lancolique."

-- Ah! parfaitement, La P‚rouse, dit le g‚n‚ral. C'est un nom connu. Il asa rue.

-- Vous connaissez quelqu'un rue La P‚rouse? demanda Swann d'un air agit‚.

-- Je ne connais que Mme de Chanlivault, la s ur de ce brave Chaussepierre.Elle nous a donn‚ une jolie soir‚e de com‚die l'autre jour. C'est un salonqui sera un jour trŠs ‚l‚gant, vous verrez!

-- Ah! elle demeure rue La P‚rouse. C'est sympathique, c'est une jolierue, si triste.

-- Mais non; c'est que vous n'y ˆtes pas all‚ depuis quelque temps; cen'est plus triste, cela commence … se construire, tout ce quartier-l….

Quand enfin Swann pr‚senta M. de Froberville … la jeune Mme de Cambremer,comme c'‚tait la premiŠre fois qu'elle entendait le nom du g‚n‚ral, elleesquissa le sourire de joie et de surprise qu'elle aurait eu si on n'enavait jamais prononc‚ devant elle d'autre que celui-l…, car ne connaissantpas les amis de sa nouvelle famille, … chaque personne qu'on lui amenait,elle croyait que c'‚tait l'un d'eux, et pensant qu'elle faisait preuve detact en ayant l'air d'en avoir tant entendu parler depuis qu'elle ‚taitmari‚e, elle tendait la main d'un air h‚sitant destin‚ … prouver la r‚serveapprise qu'elle avait … vaincre et la sympathie spontan‚e qui r‚ussissait …en triompher. Aussi ses beaux-parents, qu'elle croyait encore les gens lesplus brillants de France, d‚claraient-ils qu'elle ‚tait un ange; d'autant

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plus qu'ils pr‚f‚raient paraŒtre, en la faisant ‚pouser … leur fils, avoirc‚d‚ … l'attrait plut“t de ses qualit‚s que de sa grande fortune.

-- On voit que vous ˆtes musicienne dans l'ƒme, madame, lui dit le g‚n‚ralen faisant inconsciemment allusion … l'incident de la bobŠche.

Mais le concert recommen‡a et Swann comprit qu'il ne pourrait pas s'enaller avant la fin de ce nouveau num‚ro du programme. Il souffrait derester enferm‚ au milieu de ces gens dont la bˆtise et les ridicules lefrappaient d'autant plus douloureusement qu'ignorant son amour, incapables,s'ils l'avaient connu, de s'y int‚resser et de faire autre chose que d'ensourire comme d'un enfantillage ou de le d‚plorer comme une folie, ils lelui faisaient apparaŒtre sous l'aspect d'un ‚tat subjectif qui n'existaitque pour lui, dont rien d'ext‚rieur ne lui affirmait la r‚alit‚; ilsouffrait surtout, et au point que mˆme le son des instruments lui donnaitenvie de crier, de prolonger son exil dans ce lieu o— Odette ne viendraitjamais, o— personne, o— rien ne la connaissait, d'o— elle ‚tait entiŠrementabsente.

Mais tout … coup ce fut comme si elle ‚tait entr‚e, et cette apparition luifut une si d‚chirante souffrance qu'il dut porter la main … son c ur.C'est que le violon ‚tait mont‚ … des notes hautes o— il restait comme pourune attente, une attente qui se prolongeait sans qu'il cessƒt de les tenir,dans l'exaltation o— il ‚tait d'apercevoir d‚j… l'objet de son attente quis'approchait, et avec un effort d‚sesp‚r‚ pour tƒcher de durer jusqu'… sonarriv‚e, de l'accueillir avant d'expirer, de lui maintenir encore un momentde toutes ses derniŠres forces le chemin ouvert pour qu'il p–t passer,comme on soutient une porte qui sans cela retomberait. Et avant que Swanne–t eu le temps de comprendre, et de se dire: "C'est la petite phrase dela sonate de Vinteuil, n'‚coutons pas!" tous ses souvenirs du temps o—Odette ‚tait ‚prise de lui, et qu'il avait r‚ussi jusqu'… ce jour …maintenir invisibles dans les profondeurs de son ˆtre, tromp‚s par cebrusque rayon du temps d'amour qu'ils crurent revenu, s'‚taient r‚veill‚s,et … tire d'aile, ‚taient remont‚s lui chanter ‚perdument, sans piti‚ pourson infortune pr‚sente, les refrains oubli‚s du bonheur.

Au lieu des expressions abstraites "temps o— j'‚tais heureux", "temps o—j'‚tais aim‚", qu'il avait souvent prononc‚es jusque-l… et sans tropsouffrir, car son intelligence n'y avait enferm‚ du pass‚ que de pr‚tendusextraits qui n'en conservaient rien, il retrouva tout ce qui de ce bonheurperdu avait fix‚ … jamais la sp‚cifique et volatile essence; il revit tout,les p‚tales neigeux et fris‚s du chrysanthŠme qu'elle lui avait jet‚ danssa voiture, qu'il avait gard‚ contre ses lŠvres -- l'adresse en relief dela "Maison Dor‚e" sur la lettre o— il avait lu: "Ma main tremble si forten vous ‚crivant" -- le rapprochement de ses sourcils quand elle lui avaitdit d'un air suppliant: "Ce n'est pas dans trop longtemps que vous meferez signe?", il sentit l'odeur du fer du coiffeur par lequel il sefaisait relever sa "brosse" pendant que Lor‚dan allait chercher la petiteouvriŠre, les pluies d'orage qui tombŠrent si souvent ce printemps-l…, leretour glacial dans sa victoria, au clair de lune, toutes les maillesd'habitudes mentales, d'impressions saisonniŠres, de cr‚ations cutan‚es,qui avaient ‚tendu sur une suite de semaines un r‚seau uniforme dans lequelson corps se trouvait repris. A ce moment-l…, il satisfaisait unecuriosit‚ voluptueuse en connaissant les plaisirs des gens qui vivent parl'amour. Il avait cru qu'il pourrait s'en tenir l…, qu'il ne serait pasoblig‚ d'en apprendre les douleurs; comme maintenant le charme d'Odette lui

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‚tait peu de chose auprŠs de cette formidable terreur qui le prolongeaitcomme un trouble halo, cette immense angoisse de ne pas savoir … tousmoments ce qu'elle avait fait, de ne pas la poss‚der partout et toujours!H‚las, il se rappela l'accent dont elle s'‚tait ‚cri‚e: "Mais je pourraitoujours vous voir, je suis toujours libre!" elle qui ne l'‚tait plusjamais! l'int‚rˆt, la curiosit‚ qu'elle avait eus pour sa vie … lui, led‚sir passionn‚ qu'il lui fit la faveur, -- redout‚e au contraire par luien ce temps-l… comme une cause d'ennuyeux d‚rangements -- de l'y laisserp‚n‚trer; comme elle avait ‚t‚ oblig‚e de le prier pour qu'il se laissƒtmener chez les Verdurin; et, quand il la faisait venir chez lui une foispar mois, comme il avait fallu, avant qu'il se laissƒt fl‚chir, qu'elle luir‚p‚tƒt le d‚lice que serait cette habitude de se voir tous les jours dontelle rˆvait alors qu'elle ne lui semblait … lui qu'un fastidieux tracas,puis qu'elle avait prise en d‚go–t et d‚finitivement rompue, pendantqu'elle ‚tait devenue pour lui un si invincible et si douloureux besoin.Il ne savait pas dire si vrai quand, … la troisiŠme fois qu'il l'avait vue,comme elle lui r‚p‚tait: "Mais pourquoi ne me laissez-vous pas venir plussouvent", il lui avait dit en riant, avec galanterie: "par peur desouffrir". Maintenant, h‚las! il arrivait encore parfois qu'elle lui‚crivŒt d'un restaurant ou d'un h“tel sur du papier qui en portait le nomimprim‚; mais c'‚tait comme des lettres de feu qui le br–laient. "C'est‚crit de l'h“tel Vouillemont? Qu'y peut-elle ˆtre all‚e faire! avec qui?que s'y est-il pass‚?" Il se rappela les becs de gaz qu'on ‚teignaitboulevard des Italiens quand il l'avait rencontr‚e contre tout espoir parmiles ombres errantes dans cette nuit qui lui avait sembl‚ presquesurnaturelle et qui en effet -- nuit d'un temps o— il n'avait mˆme pas … sedemander s'il ne la contrarierait pas en la cherchant, en la retrouvant,tant il ‚tait s–r qu'elle n'avait pas de plus grande joie que de le voir etde rentrer avec lui, -- appartenait bien … un monde myst‚rieux o— on nepeut jamais revenir quand les portes s'en sont referm‚es, Et Swann aper‡ut,immobile en face de ce bonheur rev‚cu, un malheureux qui lui fit piti‚parce qu'il ne le reconnut pas tout de suite, si bien qu'il dut baisser lesyeux pour qu'on ne vŒt pas qu'ils ‚taient pleins de larmes. C'‚tait lui-mˆme.

Quand il l'eut compris, sa piti‚ cessa, mais il fut jaloux de l'autre lui-mˆme qu'elle avait aim‚, il fut jaloux de ceux dont il s'‚tait dit souventsans trop souffrir, "elle les aime peut-ˆtre", maintenant qu'il avait‚chang‚ l'id‚e vague d'aimer, dans laquelle il n'y a pas d'amour, contreles p‚tales du chrysanthŠme et l'"en tˆte" de la Maison d'Or, qui, eux en‚taient pleins. Puis sa souffrance devenant trop vive, il passa sa mainsur son front, laissa tomber son monocle, en essuya le verre. Et sansdoute s'il s'‚tait vu … ce moment-l…, il eut ajout‚ … la collection de ceuxqu'il avait distingu‚s le monocle qu'il d‚pla‡ait comme une pens‚eimportune et sur la face embu‚e duquel, avec un mouchoir, il cherchait …effacer des soucis.

Il y a dans le violon, -- si ne voyant pas l'instrument, on ne peut pasrapporter ce qu'on entend … son image laquelle modifie la sonorit‚ -- desaccents qui lui sont si communs avec certaines voix de contralto, qu'on al'illusion qu'une chanteuse s'est ajout‚e au concert. On lŠve les yeux, onne voit que les ‚tuis, pr‚cieux comme des boŒtes chinoises, mais, parmoment, on est encore tromp‚ par l'appel d‚cevant de la sirŠne; parfoisaussi on croit entendre un g‚nie captif qui se d‚bat au fond de la docteboŒte, ensorcel‚e et fr‚missante, comme un diable dans un b‚nitier; parfoisenfin, c'est, dans l'air, comme un ˆtre surnaturel et pur qui passe en

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d‚roulant son message invisible.

Comme si les instrumentistes, beaucoup moins jouaient la petite phrasequ'ils n'ex‚cutaient les rites exig‚s d'elle pour qu'elle appar–t, etproc‚daient aux incantations n‚cessaires pour obtenir et prolonger quelquesinstants le prodige de son ‚vocation, Swann, qui ne pouvait pas plus lavoir que si elle avait appartenu … un monde ultra-violet, et qui go–taitcomme le rafraŒchissement d'une m‚tamorphose dans la c‚cit‚ momentan‚e dontil ‚tait frapp‚ en approchant d'elle, Swann la sentait pr‚sente, comme uned‚esse protectrice et confidente de son amour, et qui pour pouvoir arriverjusqu'… lui devant la foule et l'emmener … l'‚cart pour lui parler, avaitrevˆtu le d‚guisement de cette apparence sonore. Et tandis qu'ellepassait, l‚gŠre, apaisante et murmur‚e comme un parfum, lui disant cequ'elle avait … lui dire et dont il scrutait tous les mots, regrettant deles voir s'envoler si vite, il faisait involontairement avec ses lŠvres lemouvement de baiser au passage le corps harmonieux et fuyant. Il ne sesentait plus exil‚ et seul puisque, elle, qui s'adressait … lui, luiparlait … mi-voix d'Odette. Car il n'avait plus comme autrefoisl'impression qu'Odette et lui n'‚taient pas connus de la petite phrase.C'est que si souvent elle avait ‚t‚ t‚moin de leurs joies! Il est vrai quesouvent aussi elle l'avait averti de leur fragilit‚. Et mˆme, alors quedans ce temps-l… il devinait de la souffrance dans son sourire, dans sonintonation limpide et d‚senchant‚e, aujourd'hui il y trouvait plut“t lagrƒce d'une r‚signation presque gaie. De ces chagrins dont elle luiparlait autrefois et qu'il la voyait, sans qu'il f–t atteint par eux,entraŒner en souriant dans son cours sinueux et rapide, de ces chagrins quimaintenant ‚taient devenus les siens sans qu'il e–t l'esp‚rance d'en ˆtrejamais d‚livr‚, elle semblait lui dire comme jadis de son bonheur:"Qu'est-ce, cela? tout cela n'est rien." Et la pens‚e de Swann se portapour la premiŠre fois dans un ‚lan de piti‚ et de tendresse vers ceVinteuil, vers ce frŠre inconnu et sublime qui lui aussi avait d– tantsouffrir; qu'avait pu ˆtre sa vie? au fond de quelles douleurs avait-ilpuis‚ cette force de dieu, cette puissance illimit‚e de cr‚er? Quandc'‚tait la petite phrase qui lui parlait de la vanit‚ de ses souffrances,Swann trouvait de la douceur … cette mˆme sagesse qui tout … l'heurepourtant lui avait paru intol‚rable, quand il croyait la lire dans lesvisages des indiff‚rents qui consid‚raient son amour comme une divagationsans importance. C'est que la petite phrase au contraire, quelque opinionqu'elle p–t avoir sur la brŠve dur‚e de ces ‚tats de l'ƒme, y voyaitquelque chose, non pas comme faisaient tous ces gens, de moins s‚rieux quela vie positive, mais au contraire de si sup‚rieur … elle que seul ilvalait la peine d'ˆtre exprim‚. Ces charmes d'une tristesse intime,c'‚tait eux qu'elle essayait d'imiter, de recr‚er, et jusqu'… leur essencequi est pourtant d'ˆtre incommunicables et de sembler frivoles … tout autrequ'… celui qui les ‚prouve, la petite phrase l'avait capt‚e, renduevisible. Si bien qu'elle faisait confesser leur prix et go–ter leurdouceur divine, par tous ces mˆmes assistants -- si seulement ils ‚taientun peu musiciens -- qui ensuite les m‚connaŒtraient dans la vie, en chaqueamour particulier qu'ils verraient naŒtre prŠs d'eux. Sans doute la formesous laquelle elle les avait codifi‚s ne pouvait pas se r‚soudre enraisonnements. Mais depuis plus d'une ann‚e que lui r‚v‚lant … lui-mˆmebien des richesses de son ƒme, l'amour de la musique ‚tait pour quelquetemps au moins n‚ en lui, Swann tenait les motifs musicaux pour dev‚ritables id‚es, d'un autre monde, d'un autre ordre, id‚es voil‚es det‚nŠbres, inconnues, imp‚n‚trables … l'intelligence, mais qui n'en sont pasmoins parfaitement distinctes les unes des autres, in‚gales entre elles de

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valeur et de signification. Quand aprŠs la soir‚e Verdurin, se faisantrejouer la petite phrase, il avait cherch‚ … d‚mˆler comment … la fa‡ond'un parfum, d'une caresse, elle le circonvenait, elle l'enveloppait, ils'‚tait rendu compte que c'‚tait au faible ‚cart entre les cinq notes quila composaient et au rappel constant de deux d'entre elles qu'‚tait duecette impression de douceur r‚tract‚e et frileuse; mais en r‚alit‚ ilsavait qu'il raisonnait ainsi non sur la phrase elle-mˆme mais sur desimples valeurs, substitu‚es pour la commodit‚ de son intelligence … lamyst‚rieuse entit‚ qu'il avait per‡ue, avant de connaŒtre les Verdurin, …cette soir‚e o— il avait entendu pour la premiŠre fois la sonate. Ilsavait que le souvenir mˆme du piano faussait encore le plan dans lequel ilvoyait les choses de la musique, que le champ ouvert au musicien n'est pasun clavier mesquin de sept notes, mais un clavier incommensurable, encorepresque tout entier inconnu, o— seulement ‡… et l…, s‚par‚es par d'‚paissest‚nŠbres inexplor‚es, quelques-unes des millions de touches de tendresse,de passion, de courage, de s‚r‚nit‚, qui le composent, chacune aussidiff‚rente des autres qu'un univers d'un autre univers, ont ‚t‚ d‚couvertespar quelques grands artistes qui nous rendent le service, en ‚veillant ennous le correspondant du thŠme qu'ils ont trouv‚, de nous montrer quellerichesse, quelle vari‚t‚, cache … notre insu cette grande nuit imp‚n‚tr‚eet d‚courageante de notre ƒme que nous prenons pour du vide et pour dun‚ant. Vinteuil avait ‚t‚ l'un de ces musiciens. En sa petite phrase,quoiqu'elle pr‚sentƒt … la raison une surface obscure, on sentait uncontenu si consistant, si explicite, auquel elle donnait une force sinouvelle, si originale, que ceux qui l'avaient entendue la conservaient eneux de plain-pied avec les id‚es de l'intelligence. Swann s'y reportaitcomme … une conception de l'amour et du bonheur dont imm‚diatement ilsavait aussi bien en quoi elle ‚tait particuliŠre, qu'il le savait pour la"Princesse de ClŠves", ou pour "Ren‚", quand leur nom se pr‚sentait … sam‚moire. Mˆme quand il ne pensait pas … la petite phrase, elle existaitlatente dans son esprit au mˆme titre que certaines autres notions sans‚quivalent, comme les notions de la lumiŠre, du son, du relief, de lavolupt‚ physique, qui sont les riches possessions dont se diversifie et separe notre domaine int‚rieur. Peut-ˆtre les perdrons-nous, peut-ˆtres'effaceront-elles, si nous retournons au n‚ant. Mais tant que nous vivonsnous ne pouvons pas plus faire que nous ne les ayons connues que nous ne lepouvons pour quelque objet r‚el, que nous ne pouvons, par exemple, douterde la lumiŠre de la lampe qu'on allume devant les objets m‚tamorphos‚s denotre chambre d'o— s'est ‚chapp‚ jusqu'au souvenir de l'obscurit‚. Par l…,la phrase de Vinteuil avait, comme tel thŠme de Tristan par exemple, quinous repr‚sente aussi une certaine acquisition sentimentale, ‚pous‚ notrecondition mortelle, pris quelque chose d'humain qui ‚tait assez touchant.Son sort ‚tait li‚ … l'avenir, … la r‚alit‚ de notre ƒme dont elle ‚tait undes ornements les plus particuliers, les mieux diff‚renci‚s. Peut-ˆtreest-ce le n‚ant qui est le vrai et tout notre rˆve est-il inexistant, maisalors nous sentons qu'il faudra que ces phrases musicales, ces notions quiexistent par rapport … lui, ne soient rien non plus. Nous p‚rirons maisnous avons pour otages ces captives divines qui suivront notre chance. Etla mort avec elles a quelque chose de moins amer, de moins inglorieux,peut-ˆtre de moins probable.

Swann n'avait donc pas tort de croire que la phrase de la sonate existƒtr‚ellement. Certes, humaine … ce point de vue, elle appartenait pourtant …un ordre de cr‚atures surnaturelles et que nous n'avons jamais vues, maisque malgr‚ cela nous reconnaissons avec ravissement quand quelqueexplorateur de l'invisible arrive … en capter une, … l'amener, du monde

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divin o— il a accŠs, briller quelques instants au-dessus du n“tre. C'estce que Vinteuil avait fait pour la petite phrase. Swann sentait que lecompositeur s'‚tait content‚, avec ses instruments de musique, de lad‚voiler, de la rendre visible, d'en suivre et d'en respecter le dessind'une main si tendre, si prudente, si d‚licate et si s–re que le sons'alt‚rait … tout moment, s'estompant pour indiquer une ombre, revivifi‚quand il lui fallait suivre … la piste un plus hardi contour. Et unepreuve que Swann ne se trompait pas quand il croyait … l'existence r‚ellede cette phrase, c'est que tout amateur un peu fin se f–t tout de suiteaper‡u de l'imposture, si Vinteuil ayant eu moins de puissance pour en voiret en rendre les formes, avait cherch‚ … dissimuler, en ajoutant ‡… et l…des traits de son cru, les lacunes de sa vision ou les d‚faillances de samain.

Elle avait disparu. Swann savait qu'elle reparaŒtrait … la fin du derniermouvement, aprŠs tout un long morceau que le pianiste de Mme Verdurinsautait toujours. Il y avait l… d'admirables id‚es que Swann n'avait pasdistingu‚es … la premiŠre audition et qu'il percevait maintenant, comme sielles se fussent, dans le vestiaire de sa m‚moire, d‚barrass‚es dud‚guisement uniforme de la nouveaut‚. Swann ‚coutait tous les thŠmes ‚parsqui entreraient dans la composition de la phrase, comme les pr‚misses dansla conclusion n‚cessaire, il assistait … sa genŠse. "O audace aussig‚niale peut-ˆtre, se disait-il, que celle d'un Lavoisier, d'un AmpŠre,l'audace d'un Vinteuil exp‚rimentant, d‚couvrant les lois secrŠtes d'uneforce inconnue, menant … travers l'inexplor‚, vers le seul but possible,l'attelage invisible auquel il se fie et qu'il n'apercevra jamais." Lebeau dialogue que Swann entendit entre le piano et le violon aucommencement du dernier morceau! La suppression des mots humains, loin d'ylaisser r‚gner la fantaisie, comme on aurait pu croire, l'en avait‚limin‚e; jamais le langage parl‚ ne fut si inflexiblement n‚cessit‚, neconnut … ce point la pertinence des questions, l'‚vidence des r‚ponses.D'abord le piano solitaire se plaignit, comme un oiseau abandonn‚ de sacompagne; le violon l'entendit, lui r‚pondit comme d'un arbre voisin.C'‚tait comme au commencement du monde, comme s'il n'y avait encore euqu'eux deux sur la terre, ou plut“t dans ce monde ferm‚ … tout le reste,construit par la logique d'un cr‚ateur et o— ils ne seraient jamais quetous les deux: cette sonate. Est-ce un oiseau, est-ce l'ƒme incomplŠteencore de la petite phrase, est-ce une f‚e, invisible et g‚missant dont lepiano ensuite redisait tendrement la plainte? Ses cris ‚taient si soudainsque le violoniste devait se pr‚cipiter sur son archet pour les recueillir.Merveilleux oiseau! le violoniste semblait vouloir le charmer,l'apprivoiser, le capter. D‚j… il avait pass‚ dans son ƒme, d‚j… la petitephrase ‚voqu‚e agitait comme celui d'un m‚dium le corps vraiment poss‚d‚ duvioloniste. Swann savait qu'elle allait parler encore une fois. Et ils'‚tait si bien d‚doubl‚ que l'attente de l'instant imminent o— il allaitse retrouver en face d'elle le secoua d'un de ces sanglots qu'un beau versou une triste nouvelle provoquent en nous, non pas quand nous sommes seuls,mais si nous les apprenons … des amis en qui nous nous apercevons comme unautre dont l'‚motion probable les attendrit. Elle reparut, mais cette foispour se suspendre dans l'air et se jouer un instant seulement, commeimmobile, et pour expirer aprŠs. Aussi Swann ne perdait-il rien du tempssi court o— elle se prorogeait. Elle ‚tait encore l… comme une bulleiris‚e qui se soutient. Tel un arc-en-ciel, dont l'‚clat faiblit,s'abaisse, puis se relŠve et avant de s'‚teindre, s'exalte un moment commeil n'avait pas encore fait: aux deux couleurs qu'elle avait jusque-l…laiss‚ paraŒtre, elle ajouta d'autres cordes diapr‚es, toutes celles du

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prisme, et les fit chanter. Swann n'osait pas bouger et aurait voulu fairetenir tranquilles aussi les autres personnes, comme si le moindre mouvementavait pu compromettre le prestige surnaturel, d‚licieux et fragile qui‚tait si prŠs de s'‚vanouir. Personne, … dire vrai, ne songeait … parler.La parole ineffable d'un seul absent, peut-ˆtre d'un mort (Swann ne savaitpas si Vinteuil vivait encore) s'exhalant au-dessus des rites de cesofficiants, suffisait … tenir en ‚chec l'attention de trois centspersonnes, et faisait de cette estrade o— une ƒme ‚tait ainsi ‚voqu‚e undes plus nobles autels o— p–t s'accomplir une c‚r‚monie surnaturelle. Desorte que quand la phrase se fut enfin d‚faite flottant en lambeaux dansles motifs suivants qui d‚j… avaient pris sa place, si Swann au premierinstant fut irrit‚ de voir la comtesse de Monteriender, c‚lŠbre par sesna‹vet‚s, se pencher vers lui pour lui confier ses impressions avant mˆmeque la sonate f–t finie, il ne put s'empˆcher de sourire, et peut-ˆtre detrouver aussi un sens profond qu'elle n'y voyait pas, dans les mots dontelle se servit. merveill‚e par la virtuosit‚ des ex‚cutants, la comtesse�s'‚cria en s'adressant … Swann: "C'est prodigieux, je n'ai jamais rien vud'aussi fort..." Mais un scrupule d'exactitude lui faisant corriger cettepremiŠre assertion, elle ajouta cette r‚serve: "rien d'aussi fort...depuis les tables tournantes!"

A partir de cette soir‚e, Swann comprit que le sentiment qu'Odette avait eupour lui ne renaŒtrait jamais, que ses esp‚rances de bonheur ne ser‚aliseraient plus. Et les jours o— par hasard elle avait encore ‚t‚gentille et tendre avec lui, si elle avait eu quelque attention, il notaitces signes apparents et menteurs d'un l‚ger retour vers lui, avec cettesollicitude attendrie et sceptique, cette joie d‚sesp‚r‚e de ceux qui,soignant un ami arriv‚ aux derniers jours d'une maladie incurable, relatentcomme des faits pr‚cieux "hier, il a fait ses comptes lui-mˆme et c'est luiqui a relev‚ une erreur d'addition que nous avions faite; il a mang‚ un ufavec plaisir, s'il le digŠre bien on essaiera demain d'une c“telette",quoiqu'ils les sachent d‚nu‚s de signification … la veille d'une mortin‚vitable. Sans doute Swann ‚tait certain que s'il avait v‚cu maintenantloin d'Odette, elle aurait fini par lui devenir indiff‚rente, de sortequ'il aurait ‚t‚ content qu'elle quittƒt Paris pour toujours; il aurait eule courage de rester; mais il n'avait pas celui de partir.

Il en avait eu souvent la pens‚e. Maintenant qu'il s'‚tait remis … son‚tude sur Ver Meer il aurait eu besoin de retourner au moins quelques jours… la Haye, … Dresde, … Brunswick. Il ‚tait persuad‚ qu'une "Toilette deDiane" qui avait ‚t‚ achet‚e par le Mauritshuis … la vente Goldschmidtcomme un Nicolas Maes ‚tait en r‚alit‚ de Ver Meer. Et il aurait voulupouvoir ‚tudier le tableau sur place pour ‚tayer sa conviction. Maisquitter Paris pendant qu'Odette y ‚tait et mˆme quand elle ‚tait absente --car dans des lieux nouveaux o— les sensations ne sont pas amorties parl'habitude, on retrempe, on ranime une douleur -- c'‚tait pour lui unprojet si cruel, qu'il ne se sentait capable d'y penser sans cesse queparce qu'il se savait r‚solu … ne l'ex‚cuter jamais. Mais il arrivaitqu'en dormant, l'intention du voyage renaissait en lui, -- sans qu'il serappelƒt que ce voyage ‚tait impossible -- et elle s'y r‚alisait. Un jouril rˆva qu'il partait pour un an; pench‚ … la portiŠre du wagon vers unjeune homme qui sur le quai lui disait adieu en pleurant, Swann cherchait …le convaincre de partir avec lui. Le train s'‚branlant, l'anxi‚t‚ ler‚veilla, il se rappela qu'il ne partait pas, qu'il verrait Odette ce soir-l…, le lendemain et presque chaque jour. Alors encore tout ‚mu de sonrˆve, il b‚nit les circonstances particuliŠres qui le rendaient

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ind‚pendant, grƒce auxquelles il pouvait rester prŠs d'Odette, et aussir‚ussir … ce qu'elle lui permŒt de la voir quelquefois; et, r‚capitulanttous ces avantages: sa situation, -- sa fortune, dont elle avait souventtrop besoin pour ne pas reculer devant une rupture (ayant mˆme, disait-on,une arriŠre-pens‚e de se faire ‚pouser par lui), -- cette amiti‚ de M. deCharlus, qui … vrai dire ne lui avait jamais fait obtenir grand'chosed'Odette, mais lui donnait la douceur de sentir qu'elle entendait parler delui d'une maniŠre flatteuse par cet ami commun pour qui elle avait une sigrande estime -- et jusqu'… son intelligence enfin, qu'il employait toutentiŠre … combiner chaque jour une intrigue nouvelle qui rendŒt sa pr‚sencesinon agr‚able, du moins n‚cessaire … Odette -- il songea … ce qu'il seraitdevenu si tout cela lui avait manqu‚, il songea que s'il avait ‚t‚, commetant d'autres, pauvre, humble, d‚nu‚, oblig‚ d'accepter toute besogne, ouli‚ … des parents, … une ‚pouse, il aurait pu ˆtre oblig‚ de quitterOdette, que ce rˆve dont l'effroi ‚tait encore si proche aurait pu ˆtrevrai, et il se dit: "On ne connaŒt pas son bonheur. On n'est jamais aussimalheureux qu'on croit." Mais il compta que cette existence durait d‚j…depuis plusieurs ann‚es, que tout ce qu'il pouvait esp‚rer c'est qu'elledurƒt toujours, qu'il sacrifierait ses travaux, ses plaisirs, ses amis,finalement toute sa vie … l'attente quotidienne d'un rendez-vous qui nepouvait rien lui apporter d'heureux, et il se demanda s'il ne se trompaitpas, si ce qui avait favoris‚ sa liaison et en avait empˆch‚ la rupturen'avait pas desservi sa destin‚e, si l'‚v‚nement d‚sirable, ce n'aurait pas‚t‚ celui dont il se r‚jouissait tant qu'il n'e–t eu lieu qu'en rˆve: sond‚part; il se dit qu'on ne connaŒt pas son malheur, qu'on n'est jamais siheureux qu'on croit.

Quelquefois il esp‚rait qu'elle mourrait sans souffrances dans un accident,elle qui ‚tait dehors, dans les rues, sur les routes, du matin au soir. Etcomme elle revenait saine et sauve, il admirait que le corps humain f–t sisouple et si fort, qu'il p–t continuellement tenir en ‚chec, d‚jouer tousles p‚rils qui l'environnent (et que Swann trouvait innombrables depuis queson secret d‚sir les avait supput‚s), et permŒt ainsi aux ˆtres de selivrer chaque jour et … peu prŠs impun‚ment … leur uvre de mensonge, … lapoursuite du plaisir. Et Swann sentait bien prŠs de son c ur ce Mahomet IIdont il aimait le portrait par Bellini et qui, ayant senti qu'il ‚taitdevenu amoureux fou d'une de ses femmes la poignarda afin, dit na‹vementson biographe v‚nitien, de retrouver sa libert‚ d'esprit. Puis ils'indignait de ne penser ainsi qu'… soi, et les souffrances qu'il avait‚prouv‚es lui semblaient ne m‚riter aucune piti‚ puisque lui-mˆme faisaitsi bon march‚ de la vie d'Odette.

Ne pouvant se s‚parer d'elle sans retour, du moins, s'il l'avait vue sanss‚parations, sa douleur aurait fini par s'apaiser et peut-ˆtre son amourpar s'‚teindre. Et du moment qu'elle ne voulait pas quitter Paris …jamais, il e–t souhait‚ qu'elle ne le quittƒt jamais. Du moins comme ilsavait que la seule grande absence qu'elle faisait ‚tait tous les ans celled'ao–t et septembre, il avait le loisir plusieurs mois d'avance d'endissoudre l'id‚e amŠre dans tout le Temps … venir qu'il portait en lui paranticipation et qui, compos‚ de jours homogŠnes aux jours actuels,circulait transparent et froid en son esprit o— il entretenait latristesse, mais sans lui causer de trop vives souffrances. Mais cet avenirint‚rieur, ce fleuve, incolore, et libre, voici qu'une seule paroled'Odette venait l'atteindre jusqu'en Swann et, comme un morceau de glace,l'immobilisait, durcissait sa fluidit‚, le faisait geler tout entier; etSwann s'‚tait senti soudain rempli d'une masse ‚norme et infrangible qui

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pesait sur les parois int‚rieures de son ˆtre jusqu'… le faire ‚clater:c'est qu'Odette lui avait dit, avec un regard souriant et sournois quil'observait: "Forcheville va faire un beau voyage, … la Pentec“te. Il vaen gypte", et Swann avait aussit“t compris que cela signifiait: "Je vais�aller en gypte … la Pentec“te avec Forcheville." Et en effet, si quelques�jours aprŠs, Swann lui disait: "Voyons, … propos de ce voyage que tu m'asdit que tu ferais avec Forcheville", elle r‚pondait ‚tourdiment: "Oui, monpetit, nous partons le 19, on t'enverra une vue des Pyramides." Alors ilvoulait apprendre si elle ‚tait la maŒtresse de Forcheville, le luidemander … elle-mˆme. Il savait que, superstitieuse comme elle ‚tait, il yavait certains parjures qu'elle ne ferait pas et puis la crainte, quil'avait retenu jusqu'ici, d'irriter Odette en l'interrogeant, de se faired‚tester d'elle, n'existait plus maintenant qu'il avait perdu tout espoird'en ˆtre jamais aim‚.

Un jour il re‡ut une lettre anonyme, qui lui disait qu'Odette avait ‚t‚ lamaŒtresse d'innombrables hommes (dont on lui citait quelques-uns parmilesquels Forcheville, M. de Br‚aut‚ et le peintre), de femmes, et qu'ellefr‚quentait les maisons de passe. Il fut tourment‚ de penser qu'il y avaitparmi ses amis un ˆtre capable de lui avoir adress‚ cette lettre (car parcertains d‚tails elle r‚v‚lait chez celui qui l'avait ‚crite uneconnaissance familiŠre de la vie de Swann). Il chercha qui cela pouvaitˆtre. Mais il n'avait jamais eu aucun soup‡on des actions inconnues desˆtres, de celles qui sont sans liens visibles avec leurs propos. Et quandil voulut savoir si c'‚tait plut“t sous le caractŠre apparent de M. deCharlus, de M. des Laumes, de M. d'Orsan, qu'il devait situer la r‚gioninconnue o— cet acte ignoble avait d– naŒtre, comme aucun de ces hommesn'avait jamais approuv‚ devant lui les lettres anonymes et que tout cequ'ils lui avaient dit impliquait qu'ils les r‚prouvaient, il ne vit pas deraisons pour relier cette infamie plut“t … la nature de l'un que del'autre. Celle de M. de Charlus ‚tait un peu d'un d‚traqu‚ maisfonciŠrement bonne et tendre; celle de M. des Laumes un peu sŠche maissaine et droite. Quant … M. d'Orsan, Swann, n'avait jamais rencontr‚personne qui dans les circonstances mˆme les plus tristes vŒnt … lui avecune parole plus sentie, un geste plus discret et plus juste. C'‚tait aupoint qu'il ne pouvait comprendre le r“le peu d‚licat qu'on prˆtait … M.d'Orsan dans la liaison qu'il avait avec une femme riche, et que chaquefois que Swann pensait … lui il ‚tait oblig‚ de laisser de c“t‚ cettemauvaise r‚putation inconciliable avec tant de t‚moignages certains ded‚licatesse. Un instant Swann sentit que son esprit s'obscurcissait et ilpensa … autre chose pour retrouver un peu de lumiŠre. Puis il eut lecourage de revenir vers ces r‚flexions. Mais alors aprŠs n'avoir pusoup‡onner personne, il lui fallut soup‡onner tout le monde. AprŠs tout M.de Charlus l'aimait, avait bon c ur. Mais c'‚tait un n‚vropathe, peut-ˆtredemain pleurerait-il de le savoir malade, et aujourd'hui par jalousie, parcolŠre, sur quelque id‚e subite qui s'‚tait empar‚e de lui, avait-il d‚sir‚lui faire du mal. Au fond, cette race d'hommes est la pire de toutes.Certes, le prince des Laumes ‚tait bien loin d'aimer Swann autant que M. deCharlus. Mais … cause de cela mˆme il n'avait pas avec lui les mˆmessusceptibilit‚s; et puis c'‚tait une nature froide sans doute, mais aussiincapable de vilenies que de grandes actions. Swann se repentait de nes'ˆtre pas attach‚, dans la vie, qu'… de tels ˆtres. Puis il songeait quece qui empˆche les hommes de faire du mal … leur prochain, c'est la bont‚,qu'il ne pouvait au fond r‚pondre que de natures analogues … la sienne,comme ‚tait, … l'‚gard du c ur, celle de M. de Charlus. La seule pens‚e defaire cette peine … Swann e–t r‚volt‚ celui-ci. Mais avec un homme

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insensible, d'une autre humanit‚, comme ‚tait le prince des Laumes, commentpr‚voir … quels actes pouvaient le conduire des mobiles d'une essencediff‚rente. Avoir du c ur c'est tout, et M. de Charlus en avait. M.d'Orsan n'en manquait pas non plus et ses relations cordiales mais peuintimes avec Swann, n‚es de l'agr‚ment que, pensant de mˆme sur tout, ilsavaient … causer ensemble, ‚taient de plus de repos que l'affection exalt‚ede M. de Charlus, capable de se porter … des actes de passion, bons oumauvais. S'il y avait quelqu'un par qui Swann s'‚tait toujours senticompris et d‚licatement aim‚, c'‚tait par M. d'Orsan. Oui, mais cette viepeu honorable qu'il menait? Swann regrettait de n'en avoir pas tenucompte, d'avoir souvent avou‚ en plaisantant qu'il n'avait jamais ‚prouv‚si vivement des sentiments de sympathie et d'estime que dans la soci‚t‚d'une canaille. Ce n'est pas pour rien, se disait-il maintenant, quedepuis que les hommes jugent leur prochain, c'est sur ses actes. Il n'y aque cela qui signifie quelque chose, et nullement ce que nous disons, ceque nous pensons. Charlus et des Laumes peuvent avoir tels ou telsd‚fauts, ce sont d'honnˆtes gens. Orsan n'en a peut-ˆtre pas, mais cen'est pas un honnˆte homme. Il a pu mal agir une fois de plus. Puis Swannsoup‡onna R‚mi, qui il est vrai n'aurait pu qu'inspirer la lettre, maiscette piste lui parut un instant la bonne. D'abord Lor‚dan avait desraisons d'en vouloir … Odette. Et puis comment ne pas supposer que nosdomestiques, vivant dans une situation inf‚rieure … la n“tre, ajoutant …notre fortune et … nos d‚fauts des richesses et des vices imaginaires pourlesquels ils nous envient et nous m‚prisent, se trouveront fatalementamen‚s … agir autrement que des gens de notre monde. Il soup‡onna aussimon grand-pŠre. Chaque fois que Swann lui avait demand‚ un service, ne lelui avait-il pas toujours refus‚? puis avec ses id‚es bourgeoises il avaitpu croire agir pour le bien de Swann. Celui-ci soup‡onna encore Bergotte,le peintre, les Verdurin, admira une fois de plus au passage la sagesse desgens du monde de ne pas vouloir frayer avec ces milieux artistes o— detelles choses sont possibles, peut-ˆtre mˆme avou‚es sous le nom de bonnesfarces; mais il se rappelait des traits de droiture de ces bohŠmes, et lesrapprocha de la vie d'exp‚dients, presque d'escroqueries, o— le manqued'argent, le besoin de luxe, la corruption des plaisirs conduisent souventl'aristocratie. Bref cette lettre anonyme prouvait qu'il connaissait unˆtre capable de sc‚l‚ratesse, mais il ne voyait pas plus de raison pour quecette sc‚l‚ratesse f–t cach‚e dans le tuf -- inexplor‚ d'autrui -- ducaractŠre de l'homme tendre que de l'homme froid, de l'artiste que dubourgeois, du grand seigneur que du valet. Quel crit‚rium adopter pourjuger les hommes? au fond il n'y avait pas une seule des personnes qu'ilconnaissait qui ne p–t ˆtre capable d'une infamie. Fallait-il cesser deles voir toutes? Son esprit se voila; il passa deux ou trois fois sesmains sur son front, essuya les verres de son lorgnon avec son mouchoir,et, songeant qu'aprŠs tout, des gens qui le valaient fr‚quentaient M. deCharlus, le prince des Laumes, et les autres, il se dit que cela signifiaitsinon qu'ils fussent incapables d'infamie, du moins, que c'est unen‚cessit‚ de la vie … laquelle chacun se soumet de fr‚quenter des gens quin'en sont peut-ˆtre pas incapables. Et il continua … serrer la main … tousces amis qu'il avait soup‡onn‚s, avec cette r‚serve de pur style qu'ilsavaient peut-ˆtre cherch‚ … le d‚sesp‚rer. Quant au fond mˆme de lalettre, il ne s'en inqui‚ta pas, car pas une des accusations formul‚escontre Odette n'avait l'ombre de vraisemblance. Swann comme beaucoup degens avait l'esprit paresseux et manquait d'invention. Il savait biencomme une v‚rit‚ g‚n‚rale que la vie des ˆtres est pleine de contrastes,mais pour chaque ˆtre en particulier il imaginait toute la partie de sa viequ'il ne connaissait pas comme identique … la partie qu'il connaissait. Il

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imaginait ce qu'on lui taisait … l'aide de ce qu'on lui disait. Dans lesmoments o— Odette ‚tait auprŠs de lui, s'ils parlaient ensemble d'uneaction ind‚licate commise, ou d'un sentiment ind‚licat ‚prouv‚, par unautre, elle les fl‚trissait en vertu des mˆmes principes que Swann avaittoujours entendu professer par ses parents et auxquels il ‚tait rest‚fidŠle; et puis elle arrangeait ses fleurs, elle buvait une tasse de th‚,elle s'inqui‚tait des travaux de Swann. Donc Swann ‚tendait ces habitudesau reste de la vie d'Odette, il r‚p‚tait ces gestes quand il voulait serepr‚senter les moments o— elle ‚tait loin de lui. Si on la lui avaitd‚peinte telle qu'elle ‚tait, ou plut“t qu'elle avait ‚t‚ si longtemps aveclui, mais auprŠs d'un autre homme, il e–t souffert, car cette image lui e–tparu vraisemblable. Mais qu'elle allƒt chez des maquerelles, se livrƒt …des orgies avec des femmes, qu'elle menƒt la vie crapuleuse de cr‚aturesabjectes, quelle divagation insens‚e … la r‚alisation de laquelle, Dieumerci, les chrysanthŠmes imagin‚s, les th‚s successifs, les indignationsvertueuses ne laissaient aucune place. Seulement de temps … autre, illaissait entendre … Odette que par m‚chancet‚, on lui racontait tout cequ'elle faisait; et, se servant … propos, d'un d‚tail insignifiant maisvrai, qu'il avait appris par hasard, comme s'il ‚tait le seul petit boutqu'il laissƒt passer malgr‚ lui, entre tant d'autres, d'une reconstitutioncomplŠte de la vie d'Odette qu'il tenait cach‚e en lui, il l'amenait …supposer qu'il ‚tait renseign‚ sur des choses qu'en r‚alit‚ il ne savait nimˆme ne soup‡onnait, car si bien souvent il adjurait Odette de ne pasalt‚rer la v‚rit‚, c'‚tait seulement, qu'il s'en rendŒt compte ou non, pourqu'Odette lui dŒt tout ce qu'elle faisait. Sans doute, comme il le disait… Odette, il aimait la sinc‚rit‚, mais il l'aimait comme une prox‚nŠtepouvant le tenir au courant de la vie de sa maŒtresse. Aussi son amour dela sinc‚rit‚ n'‚tant pas d‚sint‚ress‚, ne l'avait pas rendu meilleur. Lav‚rit‚ qu'il ch‚rissait c'‚tait celle que lui dirait Odette; mais lui-mˆme,pour obtenir cette v‚rit‚, ne craignait pas de recourir au mensonge, lemensonge qu'il ne cessait de peindre … Odette comme conduisant … lad‚gradation toute cr‚ature humaine. En somme il mentait autant qu'Odetteparce que plus malheureux qu'elle, il n'‚tait pas moins ‚go‹ste. Et elle,entendant Swann lui raconter ainsi … elle-mˆme des choses qu'elle avaitfaites, le regardait d'un air m‚fiant, et, … toute aventure, fƒch‚, pour nepas avoir l'air de s'humilier et de rougir de ses actes.

Un jour, ‚tant dans la p‚riode de calme la plus longue qu'il e–t encore putraverser sans ˆtre repris d'accŠs de jalousie, il avait accept‚ d'aller lesoir au th‚ƒtre avec la princesse des Laumes. Ayant ouvert le journal,pour chercher ce qu'on jouait, la vue du titre: "Les Filles de Marbre" deTh‚odore BarriŠre le frappa si cruellement qu'il eut un mouvement de reculet d‚tourna la tˆte. clair‚ comme par la lumiŠre de la rampe, … la place�nouvelle o— il figurait, ce mot de "marbre" qu'il avait perdu la facult‚ dedistinguer tant il avait l'habitude de l'avoir souvent sous les yeux, lui‚tait soudain redevenu visible et l'avait aussit“t fait souvenir de cettehistoire qu'Odette lui avait racont‚e autrefois, d'une visite qu'elle avaitfaite au Salon du Palais de l'Industrie avec Mme Verdurin et o— celle-cilui avait dit: "Prends garde, je saurai bien te d‚geler, tu n'es pas demarbre." Odette lui avait affirm‚ que ce n'‚tait qu'une plaisanterie, etil n'y avait attach‚ aucune importance. Mais il avait alors plus deconfiance en elle qu'aujourd'hui. Et justement la lettre anonyme parlaitd'amour de ce genre. Sans oser lever les yeux vers le journal, il led‚plia, tourna une feuille pour ne plus voir ce mot: "Les Filles deMarbre" et commen‡a … lire machinalement les nouvelles des d‚partements.Il y avait eu une tempˆte dans la Manche, on signalait des d‚gƒts … Dieppe,

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… Cabourg, … Beuzeval. Aussit“t il fit un nouveau mouvement en arriŠre.

Le nom de Beuzeval l'avait fait penser … celui d'une autre localit‚ decette r‚gion, Beuzeville, qui porte uni … celui-l… par un trait d'union, unautre nom, celui de Br‚aut‚, qu'il avait vu souvent sur les cartes, maisdont pour la premiŠre fois il remarquait que c'‚tait le mˆme que celui deson ami M. de Br‚aut‚ dont la lettre anonyme disait qu'il avait ‚t‚ l'amantd'Odette. AprŠs tout, pour M. de Br‚aut‚, l'accusation n'‚tait pasinvraisemblable; mais en ce qui concernait Mme Verdurin, il y avaitimpossibilit‚. De ce qu'Odette mentait quelquefois, on ne pouvait conclurequ'elle ne disait jamais la v‚rit‚ et dans ces propos qu'elle avait‚chang‚s avec Mme Verdurin et qu'elle avait racont‚s elle-mˆme … Swann, ilavait reconnu ces plaisanteries inutiles et dangereuses que, parinexp‚rience de la vie et ignorance du vice, tiennent des femmes dont ilsr‚vŠlent l'innocence, et qui -- comme par exemple Odette -- sont plus‚loign‚es qu'aucune d'‚prouver une tendresse exalt‚e pour une autre femme.Tandis qu'au contraire, l'indignation avec laquelle elle avait repouss‚ lessoup‡ons qu'elle avait involontairement fait naŒtre un instant en lui parson r‚cit, cadrait avec tout ce qu'il savait des go–ts, du temp‚rament desa maŒtresse. Mais … ce moment, par une de ces inspirations de jaloux,analogues … celle qui apporte au poŠte ou au savant, qui n'a encore qu'unerime ou qu'une observation, l'id‚e ou la loi qui leur donnera toute leurpuissance, Swann se rappela pour la premiŠre fois une phrase qu'Odette luiavait dite il y avait d‚j… deux ans: "Oh! Mme Verdurin, en ce moment iln'y en a que pour moi, je suis un amour, elle m'embrasse, elle veut que jefasse des courses avec elle, elle veut que je la tutoie." Loin de voiralors dans cette phrase un rapport quelconque avec les absurdes proposdestin‚s … simuler le vice que lui avait racont‚s Odette, il l'avaitaccueillie comme la preuve d'une chaleureuse amiti‚. Maintenant voil… quele souvenir de cette tendresse de Mme Verdurin ‚tait venu brusquementrejoindre le souvenir de sa conversation de mauvais go–t. Il ne pouvaitplus les s‚parer dans son esprit, et les vit mˆl‚es aussi dans la r‚alit‚,la tendresse donnant quelque chose de s‚rieux et d'important … cesplaisanteries qui en retour lui faisaient perdre de son innocence. Il allachez Odette. Il s'assit loin d'elle. Il n'osait l'embrasser, ne sachantsi en elle, si en lui, c'‚tait l'affection ou la colŠre qu'un baiserr‚veillerait. Il se taisait, il regardait mourir leur amour. Tout … coupil prit une r‚solution.

-- Odette, lui dit-il, mon ch‚ri, je sais bien que je suis odieux, mais ilfaut que je te demande des choses. Tu te souviens de l'id‚e que j'avaiseue … propos de toi et de Mme Verdurin? Dis-moi si c'‚tait vrai, avec elleou avec une autre.

Elle secoua la tˆte en fron‡ant la bouche, signe fr‚quemment employ‚ parles gens pour r‚pondre qu'ils n'iront pas, que cela les ennuie a quelqu'unqui leur a demand‚: "Viendrez-vous voir passer la cavalcade, assisterez-vous … la Revue?" Mais ce hochement de tˆte affect‚ ainsi d'habitude … un‚v‚nement … venir mˆle … cause de cela de quelque incertitude la d‚n‚gationd'un ‚v‚nement pass‚. De plus il n'‚voque que des raisons de convenancepersonnelle plut“t que la r‚probation, qu'une impossibilit‚ morale. Envoyant Odette lui faire ainsi le signe que c'‚tait faux, Swann comprit quec'‚tait peut-ˆtre vrai.

-- Je te l'ai dit, tu le sais bien, ajouta-t-elle d'un air irrit‚ etmalheureux.

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-- Oui, je sais, mais en es-tu s–re? Ne me dis pas: "Tu le sais bien",dis-moi: "Je n'ai jamais fait ce genre de choses avec aucune femme."

Elle r‚p‚ta comme une le‡on, sur un ton ironique et comme si elle voulaitse d‚barrasser de lui:

-- Je n'ai jamais fait ce genre de choses avec aucune femme.

-- Peux-tu me le jurer sur ta m‚daille de Notre-Dame de Laghet?

Swann savait qu'Odette ne se parjurerait pas sur cette m‚daille-l….

-- "Oh! que tu me rends malheureuse, s'‚cria-t-elle en se d‚robant par unsursaut … l'‚treinte de sa question. Mais as-tu bient“t fini? Qu'est-ceque tu as aujourd'hui? Tu as donc d‚cid‚ qu'il fallait que je te d‚teste,que je t'exŠcre? Voil…, je voulais reprendre avec toi le bon temps commeautrefois et voil… ton remerciement!"

Mais, ne la lƒchant pas, comme un chirurgien attend la fin du spasme quiinterrompt son intervention mais ne l'y fait pas renoncer:

-- Tu as bien tort de te figurer que je t'en voudrais le moins du monde,Odette, lui dit-il avec une douceur persuasive et menteuse. Je ne te parlejamais que de ce que je sais, et j'en sais toujours bien plus long que jene dis. Mais toi seule peux adoucir par ton aveu ce qui me fait te ha‹rtant que cela ne m'a ‚t‚ d‚nonc‚ que par d'autres. Ma colŠre contre toi nevient pas de tes actions, je te pardonne tout puisque je t'aime, mais de tafausset‚, de ta fausset‚ absurde qui te fait pers‚v‚rer … nier des chosesque je sais. Mais comment veux-tu que je puisse continuer … t'aimer, quandje te vois me soutenir, me jurer une chose que je sais fausse. Odette, neprolonge pas cet instant qui est une torture pour nous deux. Si tu le veuxce sera fini dans une seconde, tu seras pour toujours d‚livr‚e. Dis-moisur ta m‚daille, si oui ou non, tu as jamais fais ces choses.

-- Mais je n'en sais rien, moi, s'‚cria-t-elle avec colŠre, peut-ˆtre il ya trŠs longtemps, sans me rendre compte de ce que je faisais, peut-ˆtredeux ou trois fois.

Swann avait envisag‚ toutes les possibilit‚s. La r‚alit‚ est donc quelquechose qui n'a aucun rapport avec les possibilit‚s, pas plus qu'un coup decouteau que nous recevons avec les l‚gers mouvements des nuages au-dessusde notre tˆte, puisque ces mots: "deux ou trois fois" marquŠrent … vif unesorte de croix dans son c ur. Chose ‚trange que ces mots "deux ou troisfois", rien que des mots, des mots prononc‚s dans l'air, … distance,puissent ainsi d‚chirer le c ur comme s'ils le touchaient v‚ritablement,puissent rendre malade, comme un poison qu'on absorberait.Involontairement Swann pensa … ce mot qu'il avait entendu chez Mme deSaint-Euverte: "C'est ce que j'ai vu de plus fort depuis les tablestournantes." Cette souffrance qu'il ressentait ne ressemblait … rien de cequ'il avait cru. Non pas seulement parce que dans ses heures de plusentiŠre m‚fiance il avait rarement imagin‚ si loin dans le mal, mais parceque mˆme quand il imaginait cette chose, elle restait vague, incertaine,d‚nu‚e de cette horreur particuliŠre qui s'‚tait ‚chapp‚e des mots "peut-ˆtre deux ou trois fois", d‚pourvue de cette cruaut‚ sp‚cifique aussidiff‚rente de tout ce qu'il avait connu qu'une maladie dont on est atteint

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pour la premiŠre fois. Et pourtant cette Odette d'o— lui venait tout cemal, ne lui ‚tait pas moins chŠre, bien au contraire plus pr‚cieuse, commesi au fur et … mesure que grandissait la souffrance, grandissait en mˆmetemps le prix du calmant, du contrepoison que seule cette femme poss‚dait.Il voulait lui donner plus de soins comme … une maladie qu'on d‚couvresoudain plus grave. Il voulait que la chose affreuse qu'elle lui avait ditavoir faite "deux ou trois fois" ne p–t pas se renouveler. Pour cela illui fallait veiller sur Odette. On dit souvent qu'en d‚non‡ant … un amiles fautes de sa maŒtresse, on ne r‚ussit qu'… le rapprocher d'elle parcequ'il ne leur ajoute pas foi, mais combien davantage s'il leur ajoute foi.Mais, se disait Swann, comment r‚ussir … la prot‚ger? Il pouvait peut-ˆtrela pr‚server d'une certaine femme mais il y en avait des centaines d'autreset il comprit quelle folie avait pass‚ sur lui quand il avait le soir o— iln'avait pas trouv‚ Odette chez les Verdurin, commenc‚ de d‚sirer lapossession, toujours impossible, d'un autre ˆtre. Heureusement pour Swann,sous les souffrances nouvelles qui venaient d'entrer dans son ƒme comme deshordes d'envahisseurs, il existait un fond de nature plus ancien, plus douxet silencieusement laborieux, comme les cellules d'un organe bless‚ qui semettent aussit“t en mesure de refaire les tissus l‚s‚s, comme les musclesd'un membre paralys‚ qui tendent … reprendre leurs mouvements. Ces plusanciens, plus autochtones habitants de son ƒme, employŠrent un instanttoutes les forces de Swann … ce travail obscur‚ment r‚parateur qui donnel'illusion du repos … un convalescent, … un op‚r‚. Cette fois-ci ce futmoins comme d'habitude dans le cerveau de Swann que se produisit cetted‚tente par ‚puisement, ce fut plut“t dans son c ur. Mais toutes leschoses de la vie qui ont exist‚ une fois tendent … se r‚cr‚er, et comme unanimal expirant qu'agite de nouveau le sursaut d'une convulsion quisemblait finie, sur le c ur, un instant ‚pargn‚, de Swann, d'elle-mˆme lamˆme souffrance vint retracer la mˆme croix. Il se rappela ces soirs declair de lune, o— allong‚ dans sa victoria qui le menait rue La P‚rouse, ilcultivait voluptueusement en lui les ‚motions de l'homme amoureux, sanssavoir le fruit empoisonn‚ qu'elles produiraient n‚cessairement. Maistoutes ces pens‚es ne durŠrent que l'espace d'une seconde, le temps qu'ilportƒt la main … son c ur, reprit sa respiration et parvint … sourire pourdissimuler sa torture. D‚j… il recommen‡ait … poser ses questions. Car sajalousie qui avait pris une peine qu'un ennemi ne se serait pas donn‚e pourarriver … lui faire ass‚ner ce coup, … lui faire faire la connaissance dela douleur la plus cruelle qu'il e–t encore jamais connue, sa jalousie netrouvait pas qu'il eut assez souffert et cherchait … lui faire recevoir uneblessure plus profonde encore. Telle comme une divinit‚ m‚chante, sajalousie inspirait Swann et le poussait … sa perte. Ce ne fut pas safaute, mais celle d'Odette seulement si d'abord son supplice ne s'aggravapas.

-- Ma ch‚rie, lui dit-il, c'est fini, ‚tait-ce avec une personne que jeconnais?

-- Mais non je te jure, d'ailleurs je crois que j'ai exag‚r‚, que je n'aipas ‚t‚ jusque-l….

Il sourit et reprit:

-- Que veux-tu? cela ne fait rien, mais c'est malheureux que tu ne puissespas me dire le nom. De pouvoir me repr‚senter la personne, celam'empˆcherait de plus jamais y penser. Je le dis pour toi parce que je net'ennuierais plus. C'est si calmant de se repr‚senter les choses. Ce qui

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est affreux c'est ce qu'on ne peut pas imaginer. Mais tu as d‚j… ‚t‚ sigentille, je ne veux pas te fatiguer. Je te remercie de tout mon c ur detout le bien que tu m'as fait. C'est fini. Seulement ce mot: "Il y acombien de temps?"

-- Oh! Charles, mais tu ne vois pas que tu me tues, c'est tout ce qu'il y ade plus ancien. Je n'y avais jamais repens‚, on dirait que tu veuxabsolument me redonner ces id‚es-l…. Tu seras bien avanc‚, dit-elle, avecune sottise inconsciente et une m‚chancet‚ voulue.

-- Oh! je voulais seulement savoir si c'est depuis que je te connais. Maisce serait si naturel, est-ce que ‡a se passait ici; tu ne peux pas me direun certain soir, que je me repr‚sente ce que je faisais ce soir-l…; tucomprends bien qu'il n'est pas possible que tu ne te rappelles pas avecqui, Odette, mon amour.

-- Mais je ne sais pas, moi, je crois que c'‚tait au Bois un soir o— tu esvenu nous retrouver dans l'Œle. Tu avais dŒn‚ chez la princesse desLaumes, dit-elle, heureuse de fournir un d‚tail pr‚cis qui attestait sav‚racit‚. A une table voisine il y avait une femme que je n'avais pas vuedepuis trŠs longtemps. Elle m'a dit: "Venez donc derriŠre le petit rochervoir l'effet du clair de lune sur l'eau." D'abord j'ai bƒill‚ et j'air‚pondu: "Non, je suis fatigu‚e et je suis bien ici." Elle a assur‚ qu'iln'y avait jamais eu un clair de lune pareil. Je lui ai dit "cette blague!"je savais bien o— elle voulait en venir.

Odette racontait cela presque en riant, soit que cela lui par–t toutnaturel, ou parce qu'elle croyait en att‚nuer ainsi l'importance, ou pourne pas avoir l'air humili‚. En voyant le visage de Swann, elle changea deton:

-- Tu es un mis‚rable, tu te plais … me torturer, … me faire faire desmensonges que je dis afin que tu me laisses tranquille.

Ce second coup port‚ … Swann ‚tait plus atroce encore que le premier.Jamais il n'avait suppos‚ que ce f–t une chose aussi r‚cente, cach‚e … sesyeux qui n'avaient pas su la d‚couvrir, non dans un pass‚ qu'il n'avait pasconnu, mais dans des soirs qu'il se rappelait si bien, qu'il avait v‚cusavec Odette, qu'il avait cru connus si bien par lui et qui maintenantprenaient r‚trospectivement quelque chose de fourbe et d'atroce; au milieud'eux tout d'un coup se creusait cette ouverture b‚ante, ce moment dansl'Ile du Bois. Odette sans ˆtre intelligente avait le charme du naturel.Elle avait racont‚, elle avait mim‚ cette scŠne avec tant de simplicit‚ queSwann haletant voyait tout; le bƒillement d'Odette, le petit rocher. Ill'entendait r‚pondre -- gaiement, h‚las!: "Cette blague"!!! Il sentaitqu'elle ne dirait rien de plus ce soir, qu'il n'y avait aucune r‚v‚lationnouvelle … attendre en ce moment; il se taisait; il lui dit:

-- Mon pauvre ch‚ri, pardonne-moi, je sens que je te fais de la peine,c'est fini, je n'y pense plus.

Mais elle vit que ses yeux restaient fix‚s sur les choses qu'il ne savaitpas et sur ce pass‚ de leur amour, monotone et doux dans sa m‚moire parcequ'il ‚tait vague, et que d‚chirait maintenant comme une blessure cetteminute dans l'Œle du Bois, au clair de lune, aprŠs le dŒner chez laprincesse des Laumes. Mais il avait tellement pris l'habitude de trouver

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la vie int‚ressante -- d'admirer les curieuses d‚couvertes qu'on peut yfaire -- que tout en souffrant au point de croire qu'il ne pourrait passupporter longtemps une pareille douleur, il se disait: "La vie estvraiment ‚tonnante et r‚serve de belles surprises; en somme le vice estquelque chose de plus r‚pandu qu'on ne croit. Voil… une femme en quij'avais confiance, qui a l'air si simple, si honnˆte, en tous cas, si mˆmeelle ‚tait l‚gŠre, qui semblait bien normale et saine dans ses go–ts: surune d‚nonciation invraisemblable, je l'interroge et le peu qu'elle m'avouer‚vŠle bien plus que ce qu'on e–t pu soup‡onner." Mais il ne pouvait passe borner … ces remarques d‚sint‚ress‚es. Il cherchait … appr‚cierexactement la valeur de ce qu'elle lui avait racont‚, afin de savoir s'ildevait conclure que ces choses, elle les avait faites souvent, qu'elles serenouvelleraient. Il se r‚p‚tait ces mots qu'elle avait dits: "Je voyaisbien o— elle voulait en venir", "Deux ou trois fois", "Cette blague!" maisils ne reparaissaient pas d‚sarm‚s dans la m‚moire de Swann, chacun d'euxtenait son couteau et lui en portait un nouveau coup. Pendant bienlongtemps, comme un malade ne peut s'empˆcher d'essayer … toute minute defaire le mouvement qui lui est douloureux, il se redisait ces mots: "Jesuis bien ici", "Cette blague!", mais la souffrance ‚tait si forte qu'il‚tait oblig‚ de s'arrˆter. Il s'‚merveillait que des actes que toujours ilavait jug‚s si l‚gŠrement, si gaiement, maintenant fussent devenus pour luigraves comme une maladie dont on peut mourir. Il connaissait bien desfemmes … qui il e–t pu demander de surveiller Odette. Mais comment esp‚rerqu'elles se placeraient au mˆme point de vue que lui et ne resteraient pas… celui qui avait ‚t‚ si longtemps le sien, qui avait toujours guid‚ sa vievoluptueuse, ne lui diraient pas en riant: "Vilain jaloux qui veut priverles autres d'un plaisir." Par quelle trappe soudainement abaiss‚e (lui quin'avait eu autrefois de son amour pour Odette que des plaisirs d‚licats)avait-il ‚t‚ brusquement pr‚cipit‚ dans ce nouveau cercle de l'enfer d'o—il n'apercevait pas comment il pourrait jamais sortir. Pauvre Odette! ilne lui en voulait pas. Elle n'‚tait qu'… demi coupable. Ne disait-on pasque c'‚tait par sa propre mŠre qu'elle avait ‚t‚ livr‚e, presque enfant, …Nice, … un riche Anglais. Mais quelle v‚rit‚ douloureuse prenait pour luices lignes du "Journal d'un PoŠte" d'Alfred de Vigny qu'il avait lues avecindiff‚rence autrefois: "Quand on se sent pris d'amour pour une femme, ondevrait se dire: Comment est-elle entour‚e? Quelle a ‚t‚ sa vie? Tout lebonheur de la vie est appuy‚ l…-dessus." Swann s'‚tonnait que de simplesphrases ‚pel‚es par sa pens‚e, comme "Cette blague!", "Je voyais bien o—elle voulait en venir" pussent lui faire si mal. Mais il comprenait que cequ'il croyait de simples phrases n'‚tait que les piŠces de l'armature entrelesquelles tenait, pouvait lui ˆtre rendue, la souffrance qu'il avait‚prouv‚e pendant le r‚cit d'Odette. Car c'‚tait bien cette souffrance-l…qu'il ‚prouvait de nouveau. Il avait beau savoir maintenant, -- mˆme, ileut beau, le temps passant, avoir un peu oubli‚, avoir pardonn‚ --, aumoment o— il se redisait ses mots, la souffrance ancienne le refaisait telqu'il ‚tait avant qu'Odette ne parlƒt: ignorant, confiant; sa cruellejalousie le repla‡ait pour le faire frapper par l'aveu d'Odette dans laposition de quelqu'un qui ne sait pas encore, et au bout de plusieurs moiscette vieille histoire le bouleversait toujours comme une r‚v‚lation. Iladmirait la terrible puissance recr‚atrice de sa m‚moire. Ce n'est que del'affaiblissement de cette g‚n‚ratrice dont la f‚condit‚ diminue avec l'ƒgequ'il pouvait esp‚rer un apaisement … sa torture. Mais quand paraissait unpeu ‚puis‚ le pouvoir qu'avait de le faire souffrir un des mots prononc‚spar Odette, alors un de ceux sur lesquels l'esprit de Swann s'‚tait moinsarrˆt‚ jusque-l…, un mot presque nouveau venait relayer les autres et lefrappait avec une vigueur intacte. La m‚moire du soir o— il avait dŒn‚

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chez la princesse des Laumes lui ‚tait douloureuse, mais ce n'‚tait que lecentre de son mal. Celui-ci irradiait confus‚ment … l'entour dans tous lesjours avoisinants. Et … quelque point d'elle qu'il voul–t toucher dans sessouvenirs, c'est la saison tout entiŠre o— les Verdurin avaient si souventdŒn‚ dans l'Œle du Bois qui lui faisait mal. Si mal que peu … peu lescuriosit‚s qu'excitait en lui sa jalousie furent neutralis‚es par la peurdes tortures nouvelles qu'il s'infligerait en les satisfaisant. Il serendait compte que toute la p‚riode de la vie d'Odette ‚coul‚e avantqu'elle ne le rencontrƒt, p‚riode qu'il n'avait jamais cherch‚ … serepr‚senter, n'‚tait pas l'‚tendue abstraite qu'il voyait vaguement, maisavait ‚t‚ faite d'ann‚es particuliŠres, remplie d'incidents concrets. Maisen les apprenant, il craignait que ce pass‚ incolore, fluide etsupportable, ne prŒt un corps tangible et immonde, un visage individuel etdiabolique. Et il continuait … ne pas chercher … le concevoir non plus parparesse de penser, mais par peur de souffrir. Il esp‚rait qu'un jour ilfinirait par pouvoir entendre le nom de l'Œle du Bois, de la princesse desLaumes, sans ressentir le d‚chirement ancien, et trouvait imprudent deprovoquer Odette … lui fournir de nouvelles paroles, le nom d'endroits, decirconstances diff‚rentes qui, son mal … peine calm‚, le feraient renaŒtresous une autre forme.

Mais souvent les choses qu'il ne connaissait pas, qu'il redoutaitmaintenant de connaŒtre, c'est Odette elle-mˆme qui les lui r‚v‚laitspontan‚ment, et sans s'en rendre compte; en effet l'‚cart que le vicemettait entre la vie r‚elle d'Odette et la vie relativement innocente queSwann avait cru, et bien souvent croyait encore, que menait sa maŒtresse,cet ‚cart Odette en ignorait l'‚tendue: un ˆtre vicieux, affectanttoujours la mˆme vertu devant les ˆtres de qui il ne veut pas que soientsoup‡onn‚s ses vices, n'a pas de contr“le pour se rendre compte combienceux-ci, dont la croissance continue est insensible pour lui-mˆmel'entraŒnent peu … peu loin des fa‡ons de vivre normales. Dans leurcohabitation, au sein de l'esprit d'Odette, avec le souvenir des actionsqu'elle cachait … Swann, d'autres peu … peu en recevaient le reflet,‚taient contagionn‚es par elles, sans qu'elle p–t leur trouver riend'‚trange, sans qu'elles d‚tonassent dans le milieu particulier o— elle lesfaisait vivre en elle; mais si elle les racontait … Swann, il ‚tait‚pouvant‚ par la r‚v‚lation de l'ambiance qu'elles trahissaient. Un jouril cherchait, sans blesser Odette, … lui demander si elle n'avait jamais‚t‚ chez des entremetteuses. A vrai dire il ‚tait convaincu que non; lalecture de la lettre anonyme en avait introduit la supposition dans sonintelligence, mais d'une fa‡on m‚canique; elle n'y avait rencontr‚ aucunecr‚ance, mais en fait y ‚tait rest‚e, et Swann, pour ˆtre d‚barrass‚ de lapr‚sence purement mat‚rielle mais pourtant gˆnante du soup‡on, souhaitaitqu'Odette l'extirpƒt. "Oh! non! Ce n'est pas que je ne sois paspers‚cut‚e pour cela, ajouta-t-elle, en d‚voilant dans un sourire unesatisfaction de vanit‚ qu'elle ne s'apercevait plus ne pas pouvoir paraŒtrel‚gitime … Swann. Il y en a une qui est encore rest‚e plus de deux heureshier … m'attendre, elle me proposait n'importe quel prix. Il paraŒt qu'ily a un ambassadeur qui lui a dit: "Je me tue si vous ne me l'amenez pas."On lui a dit que j'‚tais sortie, j'ai fini par aller moi-mˆme lui parlerpour qu'elle s'en aille. J'aurais voulu que tu voies comme je l'ai re‡ue,ma femme de chambre qui m'entendait de la piŠce voisine m'a dit que jecriais … tue-tˆte: "Mais puisque je vous dis que je ne veux pas! C'estune id‚e comme ‡a, ‡a ne me plaŒt pas. Je pense que je suis libre de fairece que je veux tout de mˆme! Si j'avais besoin d'argent, je comprends..."Le concierge a ordre de ne plus la laisser entrer, il dira que je suis … la

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campagne. Ah! j'aurais voulu que tu sois cach‚ quelque part. Je crois quetu aurais ‚t‚ content, mon ch‚ri. Elle a du bon, tout de mˆme, tu vois, tapetite Odette, quoiqu'on la trouve si d‚testable."

D'ailleurs ses aveux mˆme, quand elle lui en faisait, de fautes qu'elle lesupposait avoir d‚couvertes, servaient plut“t pour Swann de point de d‚part… de nouveaux doutes qu'ils ne mettaient un terme aux anciens. Car ilsn'‚taient jamais exactement proportionn‚s … ceux-ci. Odette avait eu beauretrancher de sa confession tout l'essentiel, il restait dans l'accessoirequelque chose que Swann n'avait jamais imagin‚, qui l'accablait de sanouveaut‚ et allait lui permettre de changer les termes du problŠme de sajalousie. Et ces aveux il ne pouvait plus les oublier. Son ƒme lescharriait, les rejetait, les ber‡ait, comme des cadavres. Et elle en ‚taitempoisonn‚e.

Une fois elle lui parla d'une visite que Forcheville lui avait faite lejour de la Fˆte de Paris-Murcie. "Comment, tu le connaissais d‚j…? Ah!oui, c'est vrai, dit-il en se reprenant pour ne pas paraŒtre l'avoirignor‚." Et tout d'un coup il se mit … trembler … la pens‚e que le jour decette fˆte de Paris-Murcie o— il avait re‡u d'elle la lettre qu'il avait sipr‚cieusement gard‚e, elle d‚jeunait peut-ˆtre avec Forcheville … la Maisond'Or. Elle lui jura que non. "Pourtant la Maison d'Or me rappelle je nesais quoi que j'ai su ne pas ˆtre vrai, lui dit-il pour l'effrayer." --"Oui, que je n'y ‚tais pas all‚e le soir o— je t'ai dit que j'en sortaisquand tu m'avais cherch‚e chez Pr‚vost", lui r‚pondit-elle (croyant … sonair qu'il le savait), avec une d‚cision o— il y avait, beaucoup plus que ducynisme, de la timidit‚, une peur de contrarier Swann et que par amour-propre elle voulait cacher, puis le d‚sir de lui montrer qu'elle pouvaitˆtre franche. Aussi frappa-t-elle avec une nettet‚ et une vigueur debourreau et qui ‚taient exemptes de cruaut‚ car Odette n'avait pasconscience du mal qu'elle faisait … Swann; et mˆme elle se mit … rire,peut-ˆtre il est vrai, surtout pour ne pas avoir l'air humili‚, confus."C'est vrai que je n'avais pas ‚t‚ … la Maison Dor‚e, que je sortais dechez Forcheville. J'avais vraiment ‚t‚ chez Pr‚vost, ‡a c'‚tait pas de lablague, il m'y avait rencontr‚e et m'avait demand‚ d'entrer regarder sesgravures. Mais il ‚tait venu quelqu'un pour le voir. Je t'ai dit que jevenais de la Maison d'Or parce que j'avais peur que cela ne t'ennuie. Tuvois, c'‚tait plut“t gentil de ma part. Mettons que j'aie eu tort, aumoins je te le dis carr‚ment. Quel int‚rˆt aurais-je … ne pas te direaussi bien que j'avais d‚jeun‚ avec lui le jour de la Fˆte Paris-Murcie, sic'‚tait vrai? D'autant plus qu'… ce moment-l… on ne se connaissait pasencore beaucoup tous les deux, dis, ch‚ri." Il lui sourit avec la lƒchet‚soudaine de l'ˆtre sans forces qu'avaient fait de lui ces accablantesparoles. Ainsi, mˆme dans les mois auxquels il n'avait jamais plus os‚repenser parce qu'ils avaient ‚t‚ trop heureux, dans ces mois o— ellel'avait aim‚, elle lui mentait d‚j…! Aussi bien que ce moment (le premiersoir qu'ils avaient "fait catleya") o— elle lui avait dit sortir de laMaison Dor‚e, combien devait-il y en avoir eu d'autres, rec‚leurs eux aussid'un mensonge que Swann n'avait pas soup‡onn‚. Il se rappela qu'elle luiavait dit un jour: "Je n'aurais qu'… dire … Mme Verdurin que ma robe n'apas ‚t‚ prˆte, que mon cab est venu en retard. Il y a toujours moyen des'arranger." A lui aussi probablement, bien des fois o— elle lui avaitgliss‚ de ces mots qui expliquent un retard, justifient un changementd'heure dans un rendezvous, ils avaient d– cacher sans qu'il s'en f–t dout‚alors, quelque chose qu'elle avait … faire avec un autre … qui elle avaitdit: "Je n'aurai qu'… dire … Swann que ma robe n'a pas ‚t‚ prˆte, que mon

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cab est arriv‚ en retard, il y a toujours moyen de s'arranger." Et soustous les souvenirs les plus doux de Swann, sous les paroles les plussimples que lui avait dites autrefois Odette, qu'il avait crues commeparoles d'‚vangile, sous les actions quotidiennes qu'elle lui avaitracont‚es, sous les lieux les plus accoutum‚s, la maison de sa couturiŠre,l'avenue du Bois, l'Hippodrome, il sentait (dissimul‚e … la faveur de cetexc‚dent de temps qui dans les journ‚es les plus d‚taill‚es laisse encoredu jeu, de la place, et peut servir de cachette … certaines actions), ilsentait s'insinuer la pr‚sence possible et souterraine de mensonges qui luirendaient ignoble tout ce qui lui ‚tait rest‚ le plus cher, ses meilleurssoirs, la rue La P‚rouse elle-mˆme, qu'Odette avait toujours d– quitter …d'autres heures que celles qu'elle lui avait dites, faisant circulerpartout un peu de la t‚n‚breuse horreur qu'il avait ressentie en entendantl'aveu relatif … la Maison Dor‚e, et, comme les bˆtes immondes dans laD‚solation de Ninive, ‚branlant pierre … pierre tout son pass‚. Simaintenant il se d‚tournait chaque fois que sa m‚moire lui disait le nomcruel de la Maison Dor‚e, ce n'‚tait plus comme tout r‚cemment encore … lasoir‚e de Mme de Saint-Euverte, parce qu'il lui rappelait un bonheur qu'ilavait perdu depuis longtemps, mais un malheur qu'il venait seulementd'apprendre. Puis il en fut du nom de la Maison Dor‚e comme de celui del'Ile du Bois, il cessa peu … peu de faire souffrir Swann. Car ce que nouscroyons notre amour, notre jalousie, n'est pas une mˆme passion continue,indivisible. Ils se composent d'une infinit‚ d'amours successifs, dejalousies diff‚rentes et qui sont ‚ph‚mŠres, mais par leur multitudeininterrompue donnent l'impression de la continuit‚, l'illusion de l'unit‚.La vie de l'amour de Swann, la fid‚lit‚ de sa jalousie, ‚taient faites dela mort, de l'infid‚lit‚, d'innombrables d‚sirs, d'innombrables doutes, quiavaient tous Odette pour objet. S'il ‚tait rest‚ longtemps sans la voir,ceux qui mouraient n'auraient pas ‚t‚ remplac‚s par d'autres. Mais lapr‚sence d'Odette continuait d'ensemencer le c ur de Swann de tendresse etde soup‡ons altern‚s.

Certains soirs elle redevenait tout d'un coup avec lui d'une gentillessedont elle l'avertissait durement qu'il devait profiter tout de suite, souspeine de ne pas la voir se renouveler avant des ann‚es; il fallait rentrerimm‚diatement chez elle "faire catleya" et ce d‚sir qu'elle pr‚tendaitavoir de lui ‚tait si soudain, si inexplicable, si imp‚rieux, les caressesqu'elle lui prodiguait ensuite si d‚monstratives et si insolites, que cettetendresse brutale et sans vraisemblance faisait autant de chagrin … Swannqu'un mensonge et qu'une m‚chancet‚. Un soir qu'il ‚tait ainsi, surl'ordre qu'elle lui en avait donn‚, rentr‚ avec elle, et qu'elleentremˆlait ses baisers de paroles passionn‚es qui contrastaient avec sas‚cheresse ordinaire, il crut tout d'un coup entendre du bruit; il se leva,chercha partout, ne trouva personne, mais n'eut pas le courage de reprendresa place auprŠs d'elle qui alors, au comble de la rage, brisa un vase etdit … Swann: "On ne peut jamais rien faire avec toi!" Et il restaincertain si elle n'avait pas cach‚ quelqu'un dont elle avait voulu fairesouffrir la jalousie ou allumer les sens.

Quelquefois il allait dans des maisons de rendezvous, esp‚rant apprendrequelque chose d'elle, sans oser la nommer cependant. "J'ai une petite quiva vous plaire", disait l'entremetteuse." Et il restait une heure … causertristement avec quelque pauvre fille ‚tonn‚e qu'il ne fit rien de plus.Une toute jeune et ravissante lui dit un jour: "Ce que je voudrais, c'esttrouver un ami, alors il pourrait ˆtre s–r, je n'irais plus jamais avecpersonne." -- "Vraiment, crois-tu que ce soit possible qu'une femme soit

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touch‚e qu'on l'aime, ne vous trompe jamais?" lui demanda Swannanxieusement. "Pour s–r! ‡a d‚pend des caractŠres!" Swann ne pouvaits'empˆcher de dire … ces filles les mˆmes choses qui auraient plu … laprincesse des Laumes. A celle qui cherchait un ami, il dit en souriant:"C'est gentil, tu as mis des yeux bleus de la couleur de ta ceinture." --"Vous aussi, vous avez des manchettes bleues." -- "Comme nous avons unebelle conversation, pour un endroit de ce genre! Je ne t'ennuie pas, tu aspeut-ˆtre … faire?" -- "Non, j'ai tout mon temps. Si vous m'aviez ennuy‚e,je vous l'aurais dit. Au contraire j'aime bien vous entendre causer." --"Je suis trŠs flatt‚. N'est-ce pas que nous causons gentiment?" dit-il …l'entremetteuse qui venait d'entrer. -- "Mais oui, c'est justement ce queje me disais. Comme ils sont sages! Voil…! on vient maintenant pourcauser chez moi. Le Prince le disait, l'autre jour, c'est bien mieux icique chez sa femme. Il paraŒt que maintenant dans le monde elles ont toutesun genre, c'est un vrai scandale! Je vous quitte, je suis discrŠte." Etelle laissa Swann avec la fille qui avait les yeux bleus. Mais bient“t ilse leva et lui dit adieu, elle lui ‚tait indiff‚rente, elle ne connaissaitpas Odette.

Le peintre ayant ‚t‚ malade, le docteur Cottard lui conseilla un voyage enmer; plusieurs fidŠles parlŠrent de partir avec lui; les Verdurin ne purentse r‚soudre … rester seuls, louŠrent un yacht, puis s'en rendirentacqu‚reurs et ainsi Odette fit de fr‚quentes croisiŠres. Chaque foisqu'elle ‚tait partie depuis un peu de temps, Swann sentait qu'il commen‡ait… se d‚tacher d'elle, mais comme si cette distance morale ‚taitproportionn‚e … la distance mat‚rielle, dŠs qu'il savait Odette de retour,il ne pouvait pas rester sans la voir. Une fois, partis pour un moisseulement, croyaient-ils, soit qu'ils eussent ‚t‚ tent‚s en route, soit queM. Verdurin e–t sournoisement arrang‚ les choses d'avance pour faireplaisir … sa femme et n'e–t averti les fidŠles qu'au fur et … mesure,d'Alger ils allŠrent … Tunis, puis en Italie, puis en GrŠce, …Constantinople, en Asie Mineure. Le voyage durait depuis prŠs d'un an.Swann se sentait absolument tranquille, presque heureux. Bien que M.Verdurin e–t cherch‚ … persuader au pianiste et au docteur Cottard que latante de l'un et les malades de l'autre n'avaient aucun besoin d'eux, et,qu'en tous cas, il ‚tait imprudent de laisser Mme Cottard rentrer … Parisque Mme Verdurin assurait ˆtre en r‚volution, il fut oblig‚ de leur rendreleur libert‚ … Constantinople. Et le peintre partit avec eux. Un jour,peu aprŠs le retour de ces trois voyageurs, Swann voyant passer un omnibuspour le Luxembourg o— il avait … faire, avait saut‚ dedans, et s'y ‚taittrouv‚ assis en face de Mme Cottard qui faisait sa tourn‚e de visites "dejours" en grande tenue, plumet au chapeau, robe de soie, manchon, en-tout-cas, porte-cartes et gants blancs nettoy‚s. Revˆtue de ces insignes, quandil faisait sec, elle allait … pied d'une maison … l'autre, dans un mˆmequartier, mais pour passer ensuite dans un quartier diff‚rent usait del'omnibus avec correspondance. Pendant les premiers instants, avant que lagentillesse native de la femme e–t pu percer l'empes‚ de la petitebourgeoise, et ne sachant trop d'ailleurs si elle devait parler desVerdurin … Swann, elle tint tout naturellement, de sa voix lente, gauche etdouce que par moments l'omnibus couvrait complŠtement de son tonnerre, despropos choisis parmi ceux qu'elle entendait et r‚p‚tait dans les vingt-cinqmaisons dont elle montait les ‚tages dans une journ‚e:

-- "Je ne vous demande pas, monsieur, si un homme dans le mouvement commevous, a vu, aux Mirlitons, le portrait de Machard qui fait courir toutParis. Eh bien! qu'en dites-vous? Etes-vous dans le camp de ceux qui

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approuvent ou dans le camp de ceux qui blƒment? Dans tous les salons on neparle que du portrait de Machard, on n'est pas chic, on n'est pas pur, onn'est pas dans le train, si on ne donne pas son opinion sur le portrait deMachard."

Swann ayant r‚pondu qu'il n'avait pas vu ce portrait, Mme Cottard eut peurde l'avoir bless‚ en l'obligeant … le confesser.

-- "Ah! c'est trŠs bien, au moins vous l'avouez franchement, vous ne vouscroyez pas d‚shonor‚ parce que vous n'avez pas vu le portrait de Machard.Je trouve cela trŠs beau de votre part. H‚ bien, moi je l'ai vu, les avissont partag‚s, il y en a qui trouvent que c'est un peu l‚ch‚, un peu crŠmefouett‚e, moi, je le trouve id‚al. videmment elle ne ressemble pas aux�femmes bleues et jaunes de notre ami Biche. Mais je dois vous l'avouerfranchement, vous ne me trouverez pas trŠs fin de siŠcle, mais je le discomme je le pense, je ne comprends pas. Mon Dieu je reconnais les qualit‚squ'il y a dans le portrait de mon mari, c'est moins ‚trange que ce qu'ilfait d'habitude mais il a fallu qu'il lui fasse des moustaches bleues.Tandis que Machard! Tenez justement le mari de l'amie chez qui je vais ence moment (ce qui me donne le trŠs grand plaisir de faire route avec vous)lui a promis s'il est nomm‚ … l'Acad‚mie (c'est un des collŠgues dudocteur) de lui faire faire son portrait par Machard. videmment c'est un�beau rˆve! j'ai une autre amie qui pr‚tend qu'elle aime mieux Leloir. Jene suis qu'une pauvre profane et Leloir est peut-ˆtre encore sup‚rieurcomme science. Mais je trouve que la premiŠre qualit‚ d'un portrait,surtout quand il co–te 10.000 francs, est d'ˆtre ressemblant et d'uneressemblance agr‚able."

Ayant tenu ces propos que lui inspiraient la hauteur de son aigrette, lechiffre de son porte-cartes, le petit num‚ro trac‚ … l'encre dans ses gantspar le teinturier, et l'embarras de parler … Swann des Verdurin, MmeCottard, voyant qu'on ‚tait encore loin du coin de la rue Bonaparte o— leconducteur devait l'arrˆter, ‚couta son c ur qui lui conseillait d'autresparoles.

-- Les oreilles ont d– vous tinter, monsieur, lui dit-elle, pendant levoyage que nous avons fait avec Mme Verdurin. On ne parlait que de vous.

Swann fut bien ‚tonn‚, il supposait que son nom n'‚tait jamais prof‚r‚devant les Verdurin.

-- D'ailleurs, ajouta Mme Cottard, Mme de Cr‚cy ‚tait l… et c'est toutdire. Quand Odette est quelque part elle ne peut jamais rester bienlongtemps sans parler de vous. Et vous pensez que ce n'est pas en mal.Comment! vous en doutez, dit-elle, en voyant un geste sceptique de Swann?

Et emport‚e par la sinc‚rit‚ de sa conviction, ne mettant d'ailleurs aucunemauvaise pens‚e sous ce mot qu'elle prenait seulement dans le sens o— onl'emploie pour parler de l'affection qui unit des amis:

-- Mais elle vous adore! Ah! je crois qu'il ne faudrait pas dire ‡a devous devant elle! On serait bien arrang‚! A propos de tout, si on voyaitun tableau par exemple elle disait: "Ah! s'il ‚tait l…, c'est lui quisaurait vous dire si c'est authentique ou non. Il n'y a personne comme luipour ‡a." Et … tout moment elle demandait: "Qu'est-ce qu'il peut faire ence moment? Si seulement il travaillait un peu! C'est malheureux, un

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gar‡on si dou‚, qu'il soit si paresseux. (Vous me pardonnez, n'est-cepas?) En ce moment je le vois, il pense … nous, il se demande o— noussommes." Elle a mˆme eu un mot que j'ai trouv‚ bien joli; M. Verdurin luidisait: "Mais comment pouvez-vous voir ce qu'il fait en ce moment puisquevous ˆtes … huit cents lieues de lui?" Alors Odette lui a r‚pondu: "Rienn'est impossible … l' il d'une amie." Non je vous jure, je ne vous dis pascela pour vous flatter, vous avez l… une vraie amie comme on n'en a pasbeaucoup. Je vous dirai du reste que si vous ne le savez pas, vous ˆtes leseul. Mme Verdurin me le disait encore le dernier jour (vous savez lesveilles de d‚part on cause mieux): "Je ne dis pas qu'Odette ne nous aimepas, mais tout ce que nous lui disons ne pŠserait pas lourd auprŠs de ceque lui dirait M. Swann." Oh! mon Dieu, voil… que le conducteur m'arrˆte,en bavardant avec vous j'allais laisser passer la rue Bonaparte... merendriez-vous le service de me dire si mon aigrette est droite?"

Et Mme Cottard sortit de son manchon pour la tendre … Swann sa main gant‚ede blanc d'o— s'‚chappa, avec une correspondance, une vision de haute viequi remplit l'omnibus, mˆl‚e … l'odeur du teinturier. Et Swann se sentitd‚border de tendresse pour elle, autant que pour Mme Verdurin (et presqueautant que pour Odette, car le sentiment qu'il ‚prouvait pour cettederniŠre n'‚tant plus mˆl‚ de douleur, n'‚tait plus guŠre de l'amour),tandis que de la plate-forme il la suivait de ses yeux attendris, quienfilait courageusement la rue Bonaparte, l'aigrette haute, d'une mainrelevant sa jupe, de l'autre tenant son en-tout-cas et son porte-cartesdont elle laissait voir le chiffre, laissant baller devant elle sonmanchon.

Pour faire concurrence aux sentiments maladifs que Swann avait pour Odette,Mme Cottard, meilleur th‚rapeute que n'e–t ‚t‚ son mari, avait greff‚ …c“t‚ d'eux d'autres sentiments, normaux ceux-l…, de gratitude, d'amiti‚,des sentiments qui dans l'esprit de Swann rendraient Odette plus humaine(plus semblable aux autres femmes, parce que d'autres femmes aussipouvaient les lui inspirer), hƒteraient sa transformation d‚finitive encette Odette aim‚e d'affection paisible, qui l'avait ramen‚ un soir aprŠsune fˆte chez le peintre boire un verre d'orangeade avec Forcheville etprŠs de qui Swann avait entrevu qu'il pourrait vivre heureux.

Jadis ayant souvent pens‚ avec terreur qu'un jour il cesserait d'ˆtre ‚prisd'Odette, il s'‚tait promis d'ˆtre vigilant, et dŠs qu'il sentirait que sonamour commencerait … le quitter, de s'accrocher … lui, de le retenir. Maisvoici qu'… l'affaiblissement de son amour correspondait simultan‚ment unaffaiblissement du d‚sir de rester amoureux. Car on ne peut pas changer,c'est-…-dire devenir une autre personne, tout en continuant … ob‚ir auxsentiments de celle qu'on n'est plus. Parfois le nom aper‡u dans unjournal, d'un des hommes qu'il supposait avoir pu ˆtre les amants d'Odette,lui redonnait de la jalousie. Mais elle ‚tait bien l‚gŠre et comme ellelui prouvait qu'il n'‚tait pas encore complŠtement sorti de ce temps o— ilavait tant souffert -- mais aussi o— il avait connu une maniŠre de sentirsi voluptueuse, -- et que les hasards de la route lui permettraient peut-ˆtre d'en apercevoir encore furtivement et de loin les beaut‚s, cettejalousie lui procurait plut“t une excitation agr‚able comme au morneParisien qui quitte Venise pour retrouver la France, un dernier moustiqueprouve que l'Italie et l'‚t‚ ne sont pas encore bien loin. Mais le plussouvent le temps si particulier de sa vie d'o— il sortait, quand il faisaiteffort sinon pour y rester, du moins pour en avoir une vision clairependant qu'il le pouvait encore, il s'apercevait qu'il ne le pouvait d‚j…

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plus; il aurait voulu apercevoir comme un paysage qui allait disparaŒtrecet amour qu'il venait de quitter; mais il est si difficile d'ˆtre doubleet de se donner le spectacle v‚ridique d'un sentiment qu'on a cess‚ deposs‚der, que bient“t l'obscurit‚ se faisant dans son cerveau, il ne voyaitplus rien, renon‡ait … regarder, retirait son lorgnon, en essuyait lesverres; et il se disait qu'il valait mieux se reposer un peu, qu'il seraitencore temps tout … l'heure, et se rencognait, avec l'incuriosit‚, dansl'engourdissement, du voyageur ensommeill‚ qui rabat son chapeau sur sesyeux pour dormir dans le wagon qu'il sent l'entraŒner de plus en plus vite,loin du pays, o— il a si longtemps v‚cu et qu'il s'‚tait promis de ne paslaisser fuir sans lui donner un dernier adieu. Mˆme, comme ce voyageurs'il se r‚veille seulement en France, quand Swann ramassa par hasard prŠsde lui la preuve que Forcheville avait ‚t‚ l'amant d'Odette, il s'aper‡utqu'il n'en ressentait aucune douleur, que l'amour ‚tait loin maintenant etregretta de n'avoir pas ‚t‚ averti du moment o— il le quittait pourtoujours. Et de mˆme qu'avant d'embrasser Odette pour la premiŠre fois ilavait cherch‚ … imprimer dans sa m‚moire le visage qu'elle avait eu silongtemps pour lui et qu'allait transformer le souvenir de ce baiser, demˆme il e–t voulu, en pens‚e au moins, avoir pu faire ses adieux, pendantqu'elle existait encore, … cette Odette lui inspirant de l'amour, de lajalousie, … cette Odette lui causant des souffrances et que maintenant ilne reverrait jamais. Il se trompait. Il devait la revoir une fois encore,quelques semaines plus tard. Ce fut en dormant, dans le cr‚puscule d'unrˆve. Il se promenait avec Mme Verdurin, le docteur Cottard, un jeunehomme en fez qu'il ne pouvait identifier, le peintre, Odette, Napol‚on IIIet mon grand-pŠre, sur un chemin qui suivait la mer et la surplombait … pictant“t de trŠs haut, tant“t de quelques mŠtres seulement, de sorte qu'onmontait et redescendait constamment; ceux des promeneurs qui redescendaientd‚j… n'‚taient plus visibles … ceux qui montaient encore, le peu de jourqui restƒt faiblissait et il semblait alors qu'une nuit noire allaits'‚tendre imm‚diatement. Par moment les vagues sautaient jusqu'au bord etSwann sentait sur sa joue des ‚claboussures glac‚es. Odette lui disait deles essuyer, il ne pouvait pas et en ‚tait confus vis-…-vis d'elle, ainsique d'ˆtre en chemise de nuit. Il esp‚rait qu'… cause de l'obscurit‚ on nes'en rendait pas compt‚, mais cependant Mme Verdurin le fixa d'un regard‚tonn‚ durant un long moment pendant lequel il vit sa figure se d‚former,son nez s'allonger et qu'elle avait de grandes moustaches. Il se d‚tournapour regarder Odette, ses joues ‚taient pƒles, avec des petits pointsrouges, ses traits tir‚s, cern‚s, mais elle le regardait avec des yeuxpleins de tendresse prˆts … se d‚tacher comme des larmes pour tomber surlui et il se sentait l'aimer tellement qu'il aurait voulu l'emmener tout desuite. Tout d'un coup Odette tourna son poignet, regarda une petite montreet dit: "Il faut que je m'en aille", elle prenait cong‚ de tout le monde,de la mˆme fa‡on, sans prendre … part … Swann, sans lui dire o— elle lereverrait le soir ou un autre jour. Il n'osa pas le lui demander, ilaurait voulu la suivre et ‚tait oblig‚, sans se retourner vers elle, der‚pondre en souriant … une question de Mme Verdurin, mais son c ur battaithorriblement, il ‚prouvait de la haine pour Odette, il aurait voulu creverses yeux qu'il aimait tant tout … l'heure, ‚craser ses joues sansfraŒcheur. Il continuait … monter avec Mme Verdurin, c'est-…-dire …s'‚loigner … chaque pas d'Odette, qui descendait en sens inverse. Au boutd'une seconde il y eut beaucoup d'heures qu'elle ‚tait partie. Le peintrefit remarquer … Swann que Napol‚on III s'‚tait ‚clips‚ un instant aprŠselle. "C'‚tait certainement entendu entre eux, ajouta-t-il, ils ont d– serejoindre en bas de la c“te mais n'ont pas voulu dire adieu ensemble …cause des convenances. Elle est sa maŒtresse." Le jeune homme inconnu se

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mit … pleurer. Swann essaya de le consoler. "AprŠs tout elle a raison,lui dit-il en lui essuyant les yeux et en lui “tant son fez pour qu'il f–tplus … son aise. Je le lui ai conseill‚ dix fois. Pourquoi en ˆtretriste? C'‚tait bien l'homme qui pouvait la comprendre." Ainsi Swann separlait-il … lui-mˆme, car le jeune homme qu'il n'avait pu identifierd'abord ‚tait aussi lui; comme certains romanciers, il avait distribu‚ sapersonnalit‚ … deux personnages, celui qui faisait le rˆve, et un qu'ilvoyait devant lui coiff‚ d'un fez.

Quant … Napol‚on III, c'est … Forcheville que quelque vague associationd'id‚es, puis une certaine modification dans la physionomie habituelle dubaron, enfin le grand cordon de la L‚gion d'honneur en sautoir, lui avaientfait donner ce nom; mais en r‚alit‚, et pour tout ce que le personnagepr‚sent dans le rˆve lui repr‚sentait et lui rappelait, c'‚tait bienForcheville. Car, d'images incomplŠtes et changeantes Swann endormi tiraitdes d‚ductions fausses, ayant d'ailleurs momentan‚ment un tel pouvoircr‚ateur qu'il se reproduisait par simple division comme certainsorganismes inf‚rieurs; avec la chaleur sentie de sa propre paume ilmodelait le creux d'une main ‚trangŠre qu'il croyait serrer et, desentiments et d'impressions dont il n'avait pas conscience encore faisaitnaŒtre comme des p‚rip‚ties qui, par leur enchaŒnement logique amŠneraient… point nomm‚ dans le sommeil de Swann le personnage n‚cessaire pourrecevoir son amour ou provoquer son r‚veil. Une nuit noire se fit toutd'un coup, un tocsin sonna, des habitants passŠrent en courant, se sauvantdes maisons en flammes; Swann entendait le bruit des vagues qui sautaientet son c ur qui, avec la mˆme violence, battait d'anxi‚t‚ dans sa poitrine.Tout d'un coup ses palpitations de c ur redoublŠrent de vitesse, il ‚prouvaune souffrance, une naus‚e inexplicables; un paysan couvert de br–lures luijetait en passant: "Venez demander … Charlus o— Odette est all‚e finir lasoir‚e avec son camarade, il a ‚t‚ avec elle autrefois et elle lui dittout. C'est eux qui ont mis le feu." C'‚tait son valet de chambre quivenait l'‚veiller et lui disait:

-- Monsieur, il est huit heures et le coiffeur est l…, je lui ai dit derepasser dans une heure.

Mais ces paroles en p‚n‚trant dans les ondes du sommeil o— Swann ‚taitplong‚, n'‚taient arriv‚es jusqu'… sa conscience qu'en subissant cetted‚viation qui fait qu'au fond de l'eau un rayon paraŒt un soleil, de mˆmequ'un moment auparavant le bruit de la sonnette prenant au fond de cesabŒmes une sonorit‚ de tocsin avait enfant‚ l'‚pisode de l'incendie.Cependant le d‚cor qu'il avait sous les yeux vola en poussiŠre, il ouvritles yeux, entendit une derniŠre fois le bruit d'une des vagues de la merqui s'‚loignait. Il toucha sa joue. Elle ‚tait sŠche. Et pourtant il serappelait la sensation de l'eau froide et le go–t du sel. Il se leva,s'habilla. Il avait fait venir le coiffeur de bonne heure parce qu'ilavait ‚crit la veille … mon grand-pŠre qu'il irait dans l'aprŠs-midi …Combray, ayant appris que Mme de Cambremer -- Mlle Legrandin -- devait ypasser quelques jours. Associant dans son souvenir au charme de ce jeunevisage celui d'une campagne o— il n'‚tait pas all‚ depuis si longtemps, ilslui offraient ensemble un attrait qui l'avait d‚cid‚ … quitter enfin Parispour quelques jours. Comme les diff‚rents hasards qui nous mettent enpr‚sence de certaines personnes ne co‹ncident pas avec le temps o— nous lesaimons, mais, le d‚passant, peuvent se produire avant qu'il commence et ser‚p‚ter aprŠs qu'il a fini, les premiŠres apparitions que fait dans notrevie un ˆtre destin‚ plus tard … nous plaire, prennent r‚trospectivement …

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nos yeux une valeur d'avertissement, de pr‚sage. C'est de cette fa‡on queSwann s'‚tait souvent report‚ … l'image d'Odette rencontr‚e au th‚ƒtre, cepremier soir o— il ne songeait pas … la revoir jamais, -- et qu'il serappelait maintenant la soir‚e de Mme de Saint-Euverte o— il avait pr‚sent‚le g‚n‚ral de Froberville … Mme de Cambremer. Les int‚rˆts de notre viesont si multiples qu'il n'est pas rare que dans une mˆme circonstance lesjalons d'un bonheur qui n'existe pas encore soient pos‚s … c“t‚ del'aggravation d'un chagrin dont nous souffrons. Et sans doute cela auraitpu arriver … Swann ailleurs que chez Mme de Saint-Euverte. Qui sait mˆme,dans le cas o—, ce soir-l…, il se f–t trouv‚ ailleurs, si d'autresbonheurs, d'autres chagrins ne lui seraient pas arriv‚s, et qui ensuite luieussent paru avoir ‚t‚ in‚vitables? Mais ce qui lui semblait l'avoir ‚t‚,c'‚tait ce qui avait eu lieu, et il n'‚tait pas loin de voir quelque chosede providentiel dans ce qu'il se f–t d‚cid‚ … aller … la soir‚e de Mme deSaint-Euverte, parce que son esprit d‚sireux d'admirer la richessed'invention de la vie et incapable de se poser longtemps une questiondifficile, comme de savoir ce qui e–t ‚t‚ le plus … souhaiter, consid‚raitdans les souffrances qu'il avait ‚prouv‚es ce soir-l… et les plaisirsencore insoup‡onn‚s qui germaient d‚j…, -- et entre lesquels la balance‚tait trop difficile … ‚tablir --, une sorte d'enchaŒnement n‚cessaire.

Mais tandis que, une heure aprŠs son r‚veil, il donnait des indications aucoiffeur pour que sa brosse ne se d‚rangeƒt pas en wagon, il repensa … sonrˆve, il revit comme il les avait sentis tout prŠs de lui, le teint pƒled'Odette, les joues trop maigres, les traits tir‚s, les yeux battus, toutce que -- au cours des tendresses successives qui avaient fait de sondurable amour pour Odette un long oubli de l'image premiŠre qu'il avaitre‡ue d'elle -- il avait cess‚ de remarquer depuis les premiers temps deleur liaison dans lesquels sans doute, pendant qu'il dormait, sa m‚moire enavait ‚t‚ chercher la sensation exacte. Et avec cette muflerieintermittente qui reparaissait chez lui dŠs qu'il n'‚tait plus malheureuxet que baissait du mˆme coup le niveau de sa moralit‚, il s'‚cria en lui-mˆme: "Dire que j'ai gƒch‚ des ann‚es de ma vie, que j'ai voulu mourir,que j'ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas,qui n'‚tait pas mon genre!"

TROISI ME PARTIE

NOMS DE PAYS: LE NOM

Parmi les chambres dont j'‚voquais le plus souvent l'image dans mes nuitsd'insomnie, aucune ne ressemblait moins aux chambres de Combray,saupoudr‚es d'une atmosphŠre grenue, pollinis‚e, comestible et d‚vote, quecelle du Grand-H“tel de la Plage, … Balbec, dont les murs pass‚s au ripolincontenaient comme les parois polies d'une piscine o— l'eau bleuit, un airpur, azur‚ et salin. Le tapissier bavarois qui avait ‚t‚ charg‚ del'am‚nagement de cet h“tel avait vari‚ la d‚coration des piŠces et surtrois c“t‚s, fait courir le long des murs, dans celle que je me trouvaihabiter, des bibliothŠques basses, … vitrines en glace, dans lesquellesselon la place qu'elles occupaient, et par un effet qu'il n'avait paspr‚vu, telle ou telle partie du tableau changeant de la mer se refl‚tait,d‚roulant une frise de claires marines, qu'interrompaient seuls les pleinsde l'acajou. Si bien que toute la piŠce avait l'air d'un de ces dortoirsmodŠles qu'on pr‚sente dans les expositions "modern style" du mobilier o—

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ils sont orn‚s d' uvres d'art qu'on a suppos‚es capables de r‚jouir lesyeux de celui qui couchera l… et auxquelles on a donn‚ des sujets enrapport avec le genre de site o— l'habitation doit se trouver.

Mais rien ne ressemblait moins non plus … ce Balbec r‚el que celui dontj'avais souvent rˆv‚, les jours de tempˆte, quand le vent ‚tait si fort queFran‡oise en me menant aux Champs-lys‚es me recommandait de ne pas marcher�trop prŠs des murs pour ne pas recevoir de tuiles sur la tˆte et parlait eng‚missant des grands sinistres et naufrages annonc‚s par les journaux. Jen'avais pas de plus grand d‚sir que de voir une tempˆte sur la mer, moinscomme un beau spectacle que comme un moment d‚voil‚ de la vie r‚elle de lanature; ou plut“t il n'y avait pour moi de beaux spectacles que ceux que jesavais qui n'‚taient pas artificiellement combin‚s pour mon plaisir, mais‚taient n‚cessaires, inchangeables, -- les beaut‚s des paysages ou du grandart. Je n'‚tais curieux, je n'‚tais avide de connaŒtre que ce que jecroyais plus vrai que moi-mˆme, ce qui avait pour moi le prix de me montrerun peu de la pens‚e d'un grand g‚nie, ou de la force ou de la grƒce de lanature telle qu'elle se manifeste livr‚e … elle-mˆme, sans l'interventiondes hommes. De mˆme que le beau son de sa voix, isol‚ment reproduit par lephonographe, ne nous consolerait pas d'avoir perdu notre mŠre, de mˆme unetempˆte m‚caniquement imit‚e m'aurait laiss‚ aussi indiff‚rent que lesfontaines lumineuses de l'Exposition. Je voulais aussi pour que la tempˆtef–t absolument vraie, que le rivage lui-mˆme f–t un rivage naturel, non unedigue r‚cemment cr‚‚e par une municipalit‚. D'ailleurs la nature par tousles sentiments qu'elle ‚veillait en moi, me semblait ce qu'il y avait deplus oppos‚ aux productions m‚caniques des hommes. Moins elle portait leurempreinte et plus elle offrait d'espace … l'expansion de mon c ur. Orj'avais retenu le nom de Balbec que nous avait cit‚ Legrandin, comme d'uneplage toute proche de "ces c“tes funŠbres, fameuses par tant de naufragesqu'enveloppent six mois de l'ann‚e le linceul des brumes et l'‚cume desvagues".

"On y sent encore sous ses pas, disait-il, bien plus qu'au FinistŠre lui-mˆme (et quand bien mˆme des h“tels s'y superposeraient maintenant sanspouvoir y modifier la plus antique ossature de la terre), on y sent lav‚ritable fin de la terre fran‡aise, europ‚enne, de la Terre antique. Etc'est le dernier campement de pˆcheurs, pareils … tous les pˆcheurs qui ontv‚cu depuis le commencement du monde, en face du royaume ‚ternel desbrouillards de la mer et des ombres." Un jour qu'… Combray j'avais parl‚de cette plage de Balbec devant M. Swann afin d'apprendre de lui si c'‚taitle point le mieux choisi pour voir les plus fortes tempˆtes, il m'avaitr‚pondu: "Je crois bien que je connais Balbec! L'‚glise de Balbec, duXIIe et XIIIe siŠcle, encore … moiti‚ romane, est peut-ˆtre le plus curieux‚chantillon du gothique normand, et si singuliŠre, on dirait de l'artpersan." Et ces lieux qui jusque-l… ne m'avaient sembl‚ que de la natureimm‚moriale, rest‚e contemporaine des grands ph‚nomŠnes g‚ologiques, -- ettout aussi en dehors de l'histoire humaine que l'Oc‚an ou la grande Ourse,avec ces sauvages pˆcheurs pour qui, pas plus que pour les baleines, il n'yeut de moyen ƒge --, ‡'avait ‚t‚ un grand charme pour moi de les voir toutd'un coup entr‚s dans la s‚rie des siŠcles, ayant connu l'‚poque romane, etde savoir que le trŠfle gothique ‚tait venu nervurer aussi ces rocherssauvages … l'heure voulue, comme ces plantes frˆles mais vivaces qui, quandc'est le printemps, ‚toilent ‡… et l… la neige des p“les. Et si legothique apportait … ces lieux et … ces hommes une d‚termination qui leurmanquait, eux aussi lui en conf‚raient une en retour. J'essayais de merepr‚senter comment ces pˆcheurs avaient v‚cu, le timide et insoup‡onn‚

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essai de rapports sociaux qu'ils avaient tent‚ l…, pendant le moyen ƒge,ramass‚s sur un point des c“tes d'Enfer, aux pieds des falaises de la mort;et le gothique me semblait plus vivant maintenant que, s‚par‚ des villes o—je l'avais toujours imagin‚ jusque-l…, je pouvais voir comment, dans un casparticulier, sur des rochers sauvages, il avait germ‚ et fleuri en un finclocher. On me mena voir des reproductions des plus c‚lŠbres statues deBalbec -- les ap“tres moutonnants et camus, la Vierge du porche, et de joiema respiration s'arrˆtait dans ma poitrine quand je pensais que je pourraisles voir se modeler en relief sur le brouillard ‚ternel et sal‚. Alors,par les soirs orageux et doux de f‚vrier, le vent, -- soufflant dans monc ur, qu'il ne faisait pas trembler moins fort que la chemin‚e de machambre, le projet d'un voyage … Balbec -- mˆlait en moi le d‚sir del'architecture gothique avec celui d'une tempˆte sur la mer.

J'aurais voulu prendre dŠs le lendemain le beau train g‚n‚reux d'une heurevingt-deux dont je ne pouvais jamais sans que mon c ur palpitƒt lire, dansles r‚clames des Compagnies de chemin de fer, dans les annonces de voyagescirculaires, l'heure de d‚part: elle me semblait inciser … un point pr‚cisde l'aprŠs-midi une savoureuse entaille, une marque myst‚rieuse … partir delaquelle les heures d‚vi‚es conduisaient bien encore au soir, au matin dulendemain, mais qu'on verrait, au lieu de Paris, dans l'une de ces villespar o— le train passe et entre lesquelles il nous permettait de choisir;car il s'arrˆtait … Bayeux, … Coutances, … Vitr‚, … Questambert, …Pontorson, … Balbec, … Lannion, … Lamballe, … Benodet, … Pont-Aven, …Quimperl‚, et s'avan‡ait magnifiquement surcharg‚ de noms qu'il m'offraitet entre lesquels je ne savais lequel j'aurais pr‚f‚r‚, par impossibilit‚d'en sacrifier aucun. Mais sans mˆme l'attendre, j'aurais pu enm'habillant … la hƒte partir le soir mˆme, si mes parents me l'avaientpermis, et arriver … Balbec quand le petit jour se lŠverait sur la merfurieuse, contre les ‚cumes envol‚es de laquelle j'irais me r‚fugier dansl'‚glise de style persan. Mais … l'approche des vacances de Pƒques, quandmes parents m'eurent promis de me les faire passer une fois dans le nord del'Italie, voil… qu'… ces rˆves de tempˆte dont j'avais ‚t‚ rempli toutentier, ne souhaitant voir que des vagues accourant de partout, toujoursplus haut, sur la c“te la plus sauvage, prŠs d'‚glises escarp‚es etrugueuses comme des falaises et dans les tours desquelles crieraient lesoiseaux de mer, voil… que tout … coup les effa‡ant, leur “tant tout charme,les excluant parce qu'ils lui ‚taient oppos‚s et n'auraient pu quel'affaiblir, se substituaient en moi le rˆve contraire du printemps le plusdiapr‚, non pas le printemps de Combray qui piquait encore aigrement avectoutes les aiguilles du givre, mais celui qui couvrait d‚j… de lys etd'an‚mones les champs de Fi‚sole et ‚blouissait Florence de fonds d'orpareils … ceux de l'Angelico. DŠs lors, seuls les rayons, les parfums, lescouleurs me semblaient avoir du prix; car l'alternance des images avaitamen‚ en moi un changement de front du d‚sir, et, -- aussi brusque que ceuxqu'il y a parfois en musique, un complet changement de ton dans masensibilit‚. Puis il arriva qu'une simple variation atmosph‚rique suffit …provoquer en moi cette modulation sans qu'il y e–t besoin d'attendre leretour d'une saison. Car souvent dans l'une, on trouve ‚gar‚ un jour d'uneautre, qui nous y fait vivre, en ‚voque aussit“t, en fait d‚sirer lesplaisirs particuliers et interrompt les rˆves que nous ‚tions en train defaire, en pla‡ant, plus t“t ou plus tard qu'… son tour, ce feuillet d‚tach‚d'un autre chapitre, dans le calendrier interpol‚ du Bonheur. Mais bient“tcomme ces ph‚nomŠnes naturels dont notre confort ou notre sant‚ ne peuventtirer qu'un b‚n‚fice accidentel et assez mince jusqu'au jour o— la sciences'empare d'eux, et les produisant … volont‚, remet en nos mains la

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possibilit‚ de leur apparition, soustraite … la tutelle et dispens‚e del'agr‚ment du hasard, de mˆme la production de ces rˆves d'Atlantique etd'Italie cessa d'ˆtre soumise uniquement aux changements des saisons et dutemps. Je n'eus besoin pour les faire renaŒtre que de prononcer ces noms:Balbec, Venise, Florence, dans l'int‚rieur desquels avait fini pars'accumuler le d‚sir que m'avaient inspir‚ les lieux qu'ils d‚signaient.Mˆme au printemps, trouver dans un livre le nom de Balbec suffisait …r‚veiller en moi le d‚sir des tempˆtes et du gothique normand; mˆme par unjour de tempˆte le nom de Florence ou de Venise me donnait le d‚sir dusoleil, des lys, du palais des Doges et de Sainte-Marie-des-Fleurs.

Mais si ces noms absorbŠrent … tout jamais l'image que j'avais de cesvilles, ce ne fut qu'en la transformant, qu'en soumettant sa r‚apparitionen moi … leurs lois propres; ils eurent ainsi pour cons‚quence de la rendreplus belle, mais aussi plus diff‚rente de ce que les villes de Normandie oude Toscane pouvaient ˆtre en r‚alit‚, et, en accroissant les joiesarbitraires de mon imagination, d'aggraver la d‚ception future de mesvoyages. Ils exaltŠrent l'id‚e que je me faisais de certains lieux de laterre, en les faisant plus particuliers, par cons‚quent plus r‚els. Je neme repr‚sentais pas alors les villes, les paysages, les monuments, commedes tableaux plus ou moins agr‚ables, d‚coup‚s ‡… et l… dans une mˆmematiŠre, mais chacun d'eux comme un inconnu, essentiellement diff‚rent desautres, dont mon ƒme avait soif et qu'elle aurait profit … connaŒtre.Combien ils prirent quelque chose de plus individuel encore, d'ˆtred‚sign‚s par des noms, des noms qui n'‚taient que pour eux, des noms commeen ont les personnes. Les mots nous pr‚sentent des choses une petite imageclaire et usuelle comme celles que l'on suspend aux murs des ‚coles pourdonner aux enfants l'exemple de ce qu'est un ‚tabli, un oiseau, unefourmiliŠre, choses con‡ues comme pareilles … toutes celles de mˆme sorte.Mais les noms pr‚sentent des personnes -- et des villes qu'ils noushabituent … croire individuelles, uniques comme des personnes -- une imageconfuse qui tire d'eux, de leur sonorit‚ ‚clatante ou sombre, la couleurdont elle est peinte uniform‚ment comme une de ces affiches, entiŠrementbleues ou entiŠrement rouges, dans lesquelles, … cause des limites duproc‚d‚ employ‚ ou par un caprice du d‚corateur, sont bleus ou rouges, nonseulement le ciel et la mer, mais les barques, l'‚glise, les passants. Lenom de Parme, une des villes o— je d‚sirais le plus aller, depuis quej'avais lu "la Chartreuse", m'apparaissant compact, lisse, mauve et doux;si on me parlait d'une maison quelconque de Parme dans laquelle je seraisre‡u, on me causait le plaisir de penser que j'habiterais une demeurelisse, compacte, mauve et douce, qui n'avait de rapport avec les demeuresd'aucune ville d'Italie puisque je l'imaginais seulement … l'aide de cettesyllabe lourde du nom de Parme, o— ne circule aucun air, et de tout ce queje lui avais fait absorber de douceur stendhalienne et du reflet desviolettes. Et quand je pensais … Florence, c'‚tait comme … une villemiraculeusement embaum‚e et semblable … une corolle, parce qu'elles'appelait la cit‚ des lys et sa cath‚drale, Sainte-Marie-des-Fleurs.Quant … Balbec, c'‚tait un de ces noms o— comme sur une vieille poterienormande qui garde la couleur de la terre d'o— elle fut tir‚e, on voit sepeindre encore la repr‚sentation de quelque usage aboli, de quelque droitf‚odal, d'un ‚tat ancien de lieux, d'une maniŠre d‚suŠte de prononcer quien avait form‚ les syllabes h‚t‚roclites et que je ne doutais pas deretrouver jusque chez l'aubergiste qui me servirait du caf‚ au lait … monarriv‚e, me menant voir la mer d‚chaŒn‚e devant l'‚glise et auquel jeprˆtais l'aspect disputeur, solennel et m‚di‚val d'un personnage defabliau.

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Si ma sant‚ s'affermissait et que mes parents me permissent, sinon d'allers‚journer … Balbec, du moins de prendre une fois, pour faire connaissanceavec l'architecture et les paysages de la Normandie ou de la Bretagne, cetrain d'une heure vingt-deux dans lequel j'‚tais mont‚ tant de fois enimagination, j'aurais voulu m'arrˆter de pr‚f‚rence dans les villes lesplus belles; mais j'avais beau les comparer, comment choisir plus qu'entredes ˆtres individuels, qui ne sont pas interchangeables, entre Bayeux sihaute dans sa noble dentelle rougeƒtre et dont le faŒte ‚tait illumin‚ parle vieil or de sa derniŠre syllabe; Vitr‚ dont l'accent aigu losangeait debois noir le vitrage ancien; le doux Lamballe qui, dans son blanc, va dujaune coquille d' uf au gris perle; Coutances, cath‚drale normande, que sadiphtongue finale, grasse et jaunissante couronne par une tour de beurre;Lannion avec le bruit, dans son silence villageois, du coche suivi de lamouche; Questambert, Pontorson, risibles et na‹fs, plumes blanches et becsjaunes ‚parpill‚s sur la route de ces lieux fluviatiles et po‚tiques;Benodet, nom … peine amarr‚ que semble vouloir entraŒner la riviŠre aumilieu de ses algues, Pont-Aven, envol‚e blanche et rose de l'aile d'unecoiffe l‚gŠre qui se reflŠte en tremblant dans une eau verdie de canal;Quimperl‚, lui, mieux attach‚ et, depuis le moyen ƒge, entre les ruisseauxdont il gazouille et s'emperle en une grisaille pareille … celle quedessinent, … travers les toiles d'araign‚es d'une verriŠre, les rayons desoleil chang‚s en pointes ‚mouss‚es d'argent bruni?

Ces images ‚taient fausses pour une autre raison encore; c'est qu'elles‚taient forc‚ment trŠs simplifi‚es; sans doute ce … quoi aspirait monimagination et que mes sens ne percevaient qu'incomplŠtement et sansplaisir dans le pr‚sent, je l'avais enferm‚ dans le refuge des noms; sansdoute, parce que j'y avais accumul‚ du rˆve, ils aimantaient maintenant mesd‚sirs; mais les noms ne sont pas trŠs vastes; c'est tout au plus si jepouvais y faire entrer deux ou trois des "curiosit‚s" principales de laville et elles s'y juxtaposaient sans interm‚diaires; dans le nom deBalbec, comme dans le verre grossissant de ces porte-plume qu'on achŠte auxbains de mer, j'apercevais des vagues soulev‚es autour d'une ‚glise destyle persan. Peut-ˆtre mˆme la simplification de ces images fut-elle unedes causes de l'empire qu'elles prirent sur moi. Quand mon pŠre eutd‚cid‚, une ann‚e, que nous irions passer les vacances de Pƒques … Florenceet … Venise, n'ayant pas la place de faire entrer dans le nom de Florenceles ‚l‚ments qui composent d'habitude les villes, je fus contraint … fairesortir une cit‚ surnaturelle de la f‚condation, par certains parfumsprintaniers, de ce que je croyais ˆtre, en son essence, le g‚nie de Giotto.Tout au plus -- et parce qu'on ne peut pas faire tenir dans un nom beaucoupplus de dur‚e que d'espace -- comme certains tableaux de Giotto eux-mˆmesqui montrent … deux moments diff‚rents de l'action un mˆme personnage, icicouch‚ dans son lit, l… s'apprˆtant … monter … cheval, le nom de Florence‚tait-il divis‚ en deux compartiments. Dans l'un, sous un daisarchitectural, je contemplais une fresque … laquelle ‚tait partiellementsuperpos‚ un rideau de soleil matinal, poudreux, oblique et progressif;dans l'autre (car ne pensant pas aux noms comme … un id‚al inaccessiblemais comme … une ambiance r‚elle dans laquelle j'irais me plonger, la vienon v‚cue encore, la vie intacte et pure que j'y enfermais donnait auxplaisirs les plus mat‚riels, aux scŠnes les plus simples, cet attraitqu'ils ont dans les uvres des primitifs), je traversais rapidement, --pour trouver plus vite le d‚jeuner qui m'attendait avec des fruits et duvin de Chianti -- le Ponte-Vecchio encombr‚ de jonquilles, de narcisses etd'an‚mones. Voil… (bien que je fusse … Paris) ce que je voyais et non ce

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qui ‚tait autour de moi. Mˆme … un simple point de vue r‚aliste, les paysque nous d‚sirons tiennent … chaque moment beaucoup plus de place dansnotre vie v‚ritable, que le pays o— nous nous trouvons effectivement. Sansdoute si alors j'avais fait moi-mˆme plus attention … ce qu'il y avait dansma pens‚e quand je pronon‡ais les mots "aller … Florence, … Parme, … Pise,… Venise", je me serais rendu compte que ce que je voyais n'‚tait nullementune ville, mais quelque chose d'aussi diff‚rent de tout ce que jeconnaissais, d'aussi d‚licieux, que pourrait ˆtre pour une humanit‚ dont lavie se serait toujours ‚coul‚e dans des fins d'aprŠs-midi d'hiver, cettemerveille inconnue: une matin‚e de printemps. Ces images irr‚elles,fixes, toujours pareilles, remplissant mes nuits et mes jours,diff‚renciŠrent cette ‚poque de ma vie de celles qui l'avaient pr‚c‚d‚e (etqui auraient pu se confondre avec elle aux yeux d'un observateur qui nevoit les choses que du dehors, c'est-…-dire qui ne voit rien), comme dansun op‚ra un motif m‚lodique introduit une nouveaut‚ qu'on ne pourrait passoup‡onner si on ne faisait que lire le livret, moins encore si on restaiten dehors du th‚ƒtre … compter seulement les quarts d'heure qui s'‚coulent.Et encore, mˆme … ce point de vue de simple quantit‚, dans notre vie lesjours ne sont pas ‚gaux. Pour parcourir les jours, les natures un peunerveuses, comme ‚tait la mienne, disposent, comme les voituresautomobiles, de "vitesses" diff‚rentes. Il y a des jours montueux etmalais‚s qu'on met un temps infini … gravir et des jours en pente qui selaissent descendre … fond de train en chantant. Pendant ce mois -- o— jeressassai comme une m‚lodie, sans pouvoir m'en rassasier, ces images deFlorence, de Venise et de Pise desquelles le d‚sir qu'elles excitaient enmoi gardait quelque chose d'aussi profond‚ment individuel que si ‡'avait‚t‚ un amour, un amour pour une personne -- je ne cessai pas de croirequ'elles correspondaient … une r‚alit‚ ind‚pendante de moi, et elles mefirent connaŒtre une aussi belle esp‚rance que pouvait en nourrir unchr‚tien des premiers ƒges … la veille d'entrer dans le paradis. Aussisans que je me souciasse de la contradiction qu'il y avait … vouloirregarder et toucher avec les organes des sens, ce qui avait ‚t‚ ‚labor‚ parla rˆverie et non per‡u par eux -- et d'autant plus tentant pour eux, plusdiff‚rent de ce qu'ils connaissaient -- c'est ce qui me rappelait lar‚alit‚ de ces images, qui enflammait le plus mon d‚sir, parce que c'‚taitcomme une promesse qu'il serait content‚. Et, bien que mon exaltation e–tpour motif un d‚sir de jouissances artistiques, les guides l'entretenaientencore plus que les livres d'esth‚tiques et, plus que les guides,l'indicateur des chemins de fer. Ce qui m'‚mouvait c'‚tait de penser quecette Florence que je voyais proche mais inaccessible dans mon imagination,si le trajet qui la s‚parait de moi, en moi-mˆme, n'‚tait pas viable, jepourrais l'atteindre par un biais, par un d‚tour, en prenant la "voie deterre". Certes, quand je me r‚p‚tais, donnant ainsi tant de valeur … ceque j'allais voir, que Venise ‚tait "l'‚cole de Giorgione, la demeure duTitien, le plus complet mus‚e de l'architecture domestique au moyen ƒge",je me sentais heureux. Je l'‚tais pourtant davantage quand, sorti pour unecourse, marchant vite … cause du temps qui, aprŠs quelques jours deprintemps pr‚coce ‚tait redevenu un temps d'hiver (comme celui que noustrouvions d'habitude … Combray, la Semaine Sainte), -- voyant sur lesboulevards les marronniers qui, plong‚s dans un air glacial et liquidecomme de l'eau, n'en commen‡aient pas moins, invit‚s exacts, d‚j… en tenue,et qui ne se sont pas laiss‚ d‚courager, … arrondir et … ciseler en leursblocs congel‚s, l'irr‚sistible verdure dont la puissance abortive du froidcontrariait mais ne parvenait pas … r‚fr‚ner la progressive pouss‚e --, jepensais que d‚j… le Ponte-Vecchio ‚tait jonch‚ … foison de jacinthes etd'an‚mones et que le soleil du printemps teignait d‚j… les flots du Grand

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Canal d'un si sombre azur et de si nobles ‚meraudes qu'en venant se briseraux pieds des peintures du Titien, ils pouvaient rivaliser de riche colorisavec elles. Je ne pus plus contenir ma joie quand mon pŠre, tout enconsultant le baromŠtre et en d‚plorant le froid, commen‡a … chercher quelsseraient les meilleurs trains, et quand je compris qu'en p‚n‚trant aprŠs led‚jeuner dans le laboratoire charbonneux, dans la chambre magique qui sechargeait d'op‚rer la transmutation tout autour d'elle, on pouvaits'‚veiller le lendemain dans la cit‚ de marbre et d'or "rehauss‚e de jaspeet pav‚e d'‚meraudes". Ainsi elle et la Cit‚ des lys n'‚taient passeulement des tableaux fictifs qu'on mettait … volont‚ devant sonimagination, mais existaient … une certaine distance de Paris qu'il fallaitabsolument franchir si l'on voulait les voir, … une certaine placed‚termin‚e de la terre, et … aucune autre, en un mot ‚taient bien r‚elles.Elles le devinrent encore plus pour moi, quand mon pŠre en disant: "Ensomme, vous pourriez rester … Venise du 20 avril au 29 et arriver …Florence dŠs le matin de Pƒques", les fit sortir toutes deux non plusseulement de l'Espace abstrait, mais de ce Temps imaginaire o— nous situonsnon pas un seul voyage … la fois, mais d'autres, simultan‚s et sans tropd'‚motion puisqu'ils ne sont que possibles, -- ce Temps qui se refabriquesi bien qu'on peut encore le passer dans une ville aprŠs qu'on l'a pass‚dans une autre -- et leur consacra de ces jours particuliers qui sont lecertificat d'authenticit‚ des objets auxquels on les emploie, car ces joursuniques, ils se consument par l'usage, ils ne reviennent pas, on ne peutplus les vivre ici quand on les a v‚cus l…; je sentis que c'‚tait vers lasemaine qui commen‡ait le lundi o— la blanchisseuse devait rapporter legilet blanc que j'avais couvert d'encre, que se dirigeaient pour s'yabsorber au sortir du temps id‚al o— elles n'existaient pas encore, lesdeux Cit‚s Reines dont j'allais avoir, par la plus ‚mouvante desg‚om‚tries, … inscrire les d“mes et les tours dans le plan de ma proprevie. Mais je n'‚tais encore qu'en chemin vers le dernier degr‚ del'all‚gresse; je l'atteignis enfin (ayant seulement alors la r‚v‚lation quesur les rues clapotantes, rougies du reflet des fresques de Giorgione, cen'‚tait pas, comme j'avais, malgr‚ tant d'avertissements, continu‚ …l'imaginer, les hommes "majestueux et terribles comme la mer, portant leurarmure aux reflets de bronze sous les plis de leur manteau sanglant" qui sepromŠneraient dans Venise la semaine prochaine, la veille de Pƒques, maisque ce pourrait ˆtre moi le personnage minuscule que, dans une grandephotographie de Saint-Marc qu'on m'avait prˆt‚e, l'illustrateur avaitrepr‚sent‚, en chapeau melon, devant les proches), quand j'entendis monpŠre me dire: "Il doit faire encore froid sur le Grand Canal, tu feraisbien de mettre … tout hasard dans ta malle ton pardessus d'hiver et tongros veston." A ces mots je m'‚levai … une sorte d'extase; ce que j'avaiscru jusque-l… impossible, je me sentis vraiment p‚n‚trer entre ces "rochersd'am‚thyste pareils … un r‚cif de la mer des Indes"; par une gymnastiquesuprˆme et au-dessus de mes forces, me d‚vˆtant comme d'une carapace sansobjet de l'air de ma chambre qui m'entourait, je le rempla‡ai par desparties ‚gales d'air v‚nitien, cette atmosphŠre marine, indicible etparticuliŠre comme celle des rˆves que mon imagination avait enferm‚e dansle nom de Venise, je sentis s'op‚rer en moi une miraculeuse d‚sincarnation;elle se doubla aussit“t de la vague envie de vomir qu'on ‚prouve quand onvient de prendre un gros mal de gorge, et on dut me mettre au lit avec unefiŠvre si tenace, que le docteur d‚clara qu'il fallait renoncer nonseulement … me laisser partir maintenant … Florence et … Venise mais, mˆmequand je serais entiŠrement r‚tabli, m'‚viter d'ici au moins un an, toutprojet de voyage et toute cause d'agitation.

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Et h‚las, il d‚fendit aussi d'une fa‡on absolue qu'on me laissƒt aller auth‚ƒtre entendre la Berma; l'artiste sublime, … laquelle Bergotte trouvaitdu g‚nie, m'aurait en me faisant connaŒtre quelque chose qui ‚tait peut-ˆtre aussi important et aussi beau, consol‚ de n'avoir pas ‚t‚ … Florenceet … Venise, de n'aller pas … Balbec. On devait se contenter de m'envoyerchaque jour aux Champs-Elys‚es, sous la surveillance d'une personne quim'empˆcherait de me fatiguer et qui fut Fran‡oise, entr‚e … notre serviceaprŠs la mort de ma tante L‚onie. Aller aux Champs-lys‚es me fut�insupportable. Si seulement Bergotte les e–t d‚crits dans un de seslivres, sans doute j'aurais d‚sir‚ de les connaŒtre, comme toutes leschoses dont on avait commenc‚ par mettre le "double" dans mon imagination.Elle les r‚chauffait, les faisait vivre, leur donnait une personnalit‚, etje voulais les retrouver dans la r‚alit‚; mais dans ce jardin public rienne se rattachait … mes rˆves.

Un jour, comme je m'ennuyais … notre place familiŠre, … c“t‚ des chevaux debois, Fran‡oise m'avait emmen‚ en excursion -- au del… de la frontiŠre quegardent … intervalles ‚gaux les petits bastions des marchandes de sucred'orge --, dans ces r‚gions voisines mais ‚trangŠres o— les visages sontinconnus, o— passe la voiture aux chŠvres; puis elle ‚tait revenue prendreses affaires sur sa chaise adoss‚e … un massif de lauriers; en l'attendantje foulais la grande pelouse ch‚tive et rase, jaunie par le soleil, au boutde laquelle le bassin est domin‚ par une statue quand, de l'all‚e,s'adressant … une fillette … cheveux roux qui jouait au volant devant lavasque, une autre, en train de mettre son manteau et de serrer sa raquette,lui cria, d'une voix brŠve: "Adieu, Gilberte, je rentre, n'oublie pas quenous venons ce soir chez toi aprŠs dŒner." Ce nom de Gilberte passa prŠsde moi, ‚voquant d'autant plus l'existence de celle qu'il d‚signait qu'ilne la nommait pas seulement comme un absent dont on parle, maisl'interpellait; il passa ainsi prŠs de moi, en action pour ainsi dire, avecune puissance qu'accroissait la courbe de son jet et l'approche de son but;-- transportant … son bord, je le sentais, la connaissance, les notionsqu'avait de celle … qui il ‚tait adress‚, non pas moi, mais l'amie quil'appelait, tout ce que, tandis qu'elle le pronon‡ait, elle revoyait ou dumoins, poss‚dait en sa m‚moire, de leur intimit‚ quotidienne, des visitesqu'elles se faisaient l'une chez l'autre, de tout cet inconnu encore plusinaccessible et plus douloureux pour moi d'ˆtre au contraire si familier etsi maniable pour cette fille heureuse qui m'en fr“lait sans que j'y puissep‚n‚trer et le jetait en plein air dans un cri; -- laissant d‚j… flotterdans l'air l'‚manation d‚licieuse qu'il avait fait se d‚gager, en lestouchant avec pr‚cision, de quelques points invisibles de la vie de MlleSwann, du soir qui allait venir, tel qu'il serait, aprŠs dŒner, chez elle,-- formant, passager c‚leste au milieu des enfants et des bonnes, un petitnuage d'une couleur pr‚cieuse, pareil … celui qui, bomb‚ au-dessus d'unbeau jardin du Poussin, reflŠte minutieusement comme un nuage d'op‚ra,plein de chevaux et de chars, quelque apparition de la vie des dieux; --jetant enfin, sur cette herbe pel‚e, … l'endroit o— elle ‚tait un morceau …la fois de pelouse fl‚trie et un moment de l'aprŠs-midi de la blondejoueuse de volant (qui ne s'arrˆta de le lancer et de le rattraper quequand une institutrice … plumet bleu l'eut appel‚e), une petite bandemerveilleuse et couleur d'h‚liotrope impalpable comme un reflet etsuperpos‚e comme un tapis sur lequel je ne pus me lasser de promener mespas attard‚s, nostalgiques et profanateurs, tandis que Fran‡oise me criait:"Allons, aboutonnez voir votre paletot et filons" et que je remarquais pourla premiŠre fois avec irritation qu'elle avait un langage vulgaire, eth‚las, pas de plumet bleu … son chapeau.

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Retournerait-elle seulement aux Champs-lys‚es? Le lendemain elle n'y�‚tait pas; mais je l'y vis les jours suivants; je tournais tout le tempsautour de l'endroit o— elle jouait avec ses amies, si bien qu'une fois o—elles ne se trouvŠrent pas en nombre pour leur partie de barres, elle mefit demander si je voulais compl‚ter leur camp, et je jouai d‚sormais avecelle chaque fois qu'elle ‚tait l…. Mais ce n'‚tait pas tous les jours; ily en avait o— elle ‚tait empˆch‚e de venir par ses cours, le cat‚chisme, ungo–ter, toute cette vie s‚par‚e de la mienne que par deux fois, condens‚edans le nom de Gilberte, j'avais senti passer si douloureusement prŠs demoi, dans le raidillon de Combray et sur la pelouse des Champs-lys‚es.�Ces jours-l…, elle annon‡ait d'avance qu'on ne la verrait pas; si c'‚tait …cause de ses ‚tudes, elle disait: "C'est rasant, je ne pourrai pas venirdemain; vous allez tous vous amuser sans moi", d'un air chagrin qui meconsolait un peu; mais en revanche quand elle ‚tait invit‚e … une matin‚e,et que, ne le sachant pas je lui demandais si elle viendrait jouer, elle mer‚pondait: "J'espŠre bien que non! J'espŠre bien que maman me laisseraaller chez mon amie." Du moins ces jours-l…, je savais que je ne laverrais pas, tandis que d'autres fois, c'‚tait … l'improviste que sa mŠrel'emmenait faire des courses avec elle, et le lendemain elle disait: "Ah!oui, je suis sortie avec maman", comme une chose naturelle, et qui n'e–tpas ‚t‚ pour quelqu'un le plus grand malheur possible. Il y avait aussiles jours de mauvais temps o— son institutrice, qui pour elle-mˆmecraignait la pluie, ne voulait pas l'emmener aux Champs-lys‚es.�

Aussi si le ciel ‚tait douteux, dŠs le matin je ne cessais de l'interrogeret je tenais compte de tous les pr‚sages. Si je voyais la dame d'en facequi, prŠs de la fenˆtre, mettait son chapeau, je me disais: "Cette dame vasortir; donc il fait un temps o— l'on peut sortir: pourquoi Gilberte neferait-elle pas comme cette dame?" Mais le temps s'assombrissait, ma mŠredisait qu'il pouvait se lever encore, qu'il suffirait pour cela d'un rayonde soleil, mais que plus probablement il pleuvrait; et s'il pleuvait … quoibon aller aux Champs lys‚es? Aussi depuis le d‚jeuner mes regards anxieux�ne quittaient plus le ciel incertain et nuageux. Il restait sombre.Devant la fenˆtre, le balcon ‚tait gris. Tout d'un coup, sur sa pierremaussade je ne voyais pas une couleur moins terne, mais je sentais comme uneffort vers une couleur moins terne, la pulsation d'un rayon h‚sitant quivoudrait lib‚rer sa lumiŠre. Un instant aprŠs, le balcon ‚tait pƒle etr‚fl‚chissant comme une eau matinale, et mille reflets de la ferronnerie deson treillage ‚taient venus s'y poser. Un souffle de vent les dispersait,la pierre s'‚tait de nouveau assombrie, mais, comme apprivois‚s, ilsrevenaient; elle recommen‡ait imperceptiblement … blanchir et par un de cescrescendos continus comme ceux qui, en musique, … la fin d'une Ouverture,mŠnent une seule note jusqu'au fortissimo suprˆme en la faisant passerrapidement par tous les degr‚s interm‚diaires, je la voyais atteindre … cetor inalt‚rable et fixe des beaux jours, sur lequel l'ombre d‚coup‚e del'appui ouvrag‚ de la balustrade se d‚tachait en noir comme une v‚g‚tationcapricieuse, avec une t‚nuit‚ dans la d‚lin‚ation des moindres d‚tails quisemblait trahir une conscience appliqu‚e, une satisfaction d'artiste, etavec un tel relief, un tel velours dans le repos de ses masses sombres etheureuses qu'en v‚rit‚ ces reflets larges et feuillus qui reposaient sur celac de soleil semblaient savoir qu'ils ‚taient des gages de calme et debonheur.

Lierre instantan‚, flore pari‚taire et fugitive! la plus incolore, la plustriste, au gr‚ de beaucoup, de celles qui peuvent ramper sur le mur ou

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d‚corer la crois‚e; pour moi, de toutes la plus chŠre depuis le jour o—elle ‚tait apparue sur notre balcon, comme l'ombre mˆme de la pr‚sence deGilberte qui ‚tait peut-ˆtre d‚j… aux Champs-Elys‚es, et dŠs que j'yarriverais, me dirait: "Commen‡ons tout de suite … jouer aux barres, vousˆtes dans mon camp"; fragile, emport‚e par un souffle, mais aussi enrapport non pas avec la saison, mais avec l'heure; promesse du bonheurimm‚diat que la journ‚e refuse ou accomplira, et par l… du bonheur imm‚diatpar excellence, le bonheur de l'amour; plus douce, plus chaude sur lapierre que n'est la mousse mˆme; vivace, … qui il suffit d'un rayon pournaŒtre et faire ‚clore de la joie, mˆme au c ur de l'hiver.

Et jusque dans ces jours o— toute autre v‚g‚tation a disparu, o— le beaucuir vert qui enveloppe le tronc des vieux arbres est cach‚ sous la neige,quand celle-ci cessait de tomber, mais que le temps restait trop couvertpour esp‚rer que Gilberte sortŒt, alors tout d'un coup, faisant dire … mamŠre: "Tiens voil… justement qu'il fait beau, vous pourriez peut-ˆtreessayer tout de mˆme d'aller aux Champs-lys‚es", sur le manteau de neige�qui couvrait le balcon, le soleil apparu entrela‡ait des fils d'or etbrodait des reflets noirs. Ce jour-l… nous ne trouvions personne ou uneseule fillette prˆte … partir qui m'assurait que Gilberte ne viendrait pas.Les chaises d‚sert‚es par l'assembl‚e imposante mais frileuse desinstitutrices ‚taient vides. Seule, prŠs de la pelouse, ‚tait assise unedame d'un certain ƒge qui venait par tous les temps, toujours hanarch‚ed'une toilette identique, magnifique et sombre, et pour faire laconnaissance de laquelle j'aurais … cette ‚poque sacrifi‚, si l'‚changem'avait ‚t‚ permis, tous les plus grands avantages futurs de ma vie. CarGilberte allait tous les jours la saluer; elle demandait … Gilberte desnouvelles de "son amour de mŠre"; et il me semblait que si je l'avaisconnue, j'avais ‚t‚ pour Gilberte quelqu'un de tout autre, quelqu'un quiconnaissait les relations de ses parents. Pendant que ses petits-enfantsjouaient plus loin, elle lisait toujours les "D‚bats" qu'elle appelait "mesvieux D‚bats" et, par genre aristocratique, disait en parlant du sergent deville ou de la loueuse de chaises: "Mon vieil ami le sergent de ville","la loueuse de chaises et moi qui sommes de vieux amis".

Fran‡oise avait trop froid pour rester immobile, nous allƒmes jusqu'au pontde la Concorde voir la Seine prise, dont chacun et mˆme les enfantss'approchaient sans peur comme d'une immense baleine ‚chou‚e, sans d‚fense,et qu'on allait d‚pecer. Nous revenions aux Champs-lys‚es; je languissais�de douleur entre les chevaux de bois immobiles et la pelouse blanche prisedans le r‚seau noir des all‚es dont on avait enlev‚ la neige et surlaquelle la statue avait … la main un jet de glace ajout‚ qui semblaitl'explication de son geste. La vieille dame elle-mˆme ayant pli‚ ses"D‚bats", demanda l'heure … une bonne d'enfants qui passait et qu'elleremercia en lui disant: "Comme vous ˆtes aimable!" puis, priant lecantonnier de dire … ses petits enfants de revenir, qu'elle avait froid,ajouta: "Vous serez mille fois bon. Vous savez que je suis confuse!"Tout … coup l'air se d‚chira: entre le guignol et le cirque, … l'horizonembelli, sur le ciel entr'ouvert, je venais d'apercevoir, comme un signefabuleux, le plumet bleu de Mademoiselle. Et d‚j… Gilberte courait … toutevitesse dans ma direction, ‚tincelante et rouge sous un bonnet carr‚ defourrure, anim‚e par le froid, le retard et le d‚sir du jeu; un peu avantd'arriver … moi, elle se laissa glisser sur la glace et, soit pour mieuxgarder son ‚quilibre, soit parce qu'elle trouvait cela plus gracieux, oupar affectation du maintien d'une patineuse, c'est les bras grands ouvertsqu'elle avan‡ait en souriant, comme si elle avait voulu m'y recevoir.

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"Brava! Brava! ‡a c'est trŠs bien, je dirais comme vous que c'est chic,que c'est crƒne, si je n'‚tais pas d'un autre temps, du temps de l'ancienr‚gime, s'‚cria la vieille dame prenant la parole au nom des Champs-lys‚es�silencieux pour remercier Gilberte d'ˆtre venue sans se laisser intimiderpar le temps. Vous ˆtes comme moi, fidŠle quand mˆme … nos vieux Champs-lys‚es; nous sommes deux intr‚pides. Si je vous disais que je les aime,�mˆme ainsi. Cette neige, vous allez rire de moi, ‡a me fait penser … del'hermine!" Et la vieille dame se mit … rire.

Le premier de ces jours -- auxquels la neige, image des puissances quipouvaient me priver de voir Gilberte, donnait la tristesse d'un jour des‚paration et jusqu'… l'aspect d'un jour de d‚part parce qu'il changeait lafigure et empˆchait presque l'usage du lieu habituel de nos seulesentrevues maintenant chang‚, tout envelopp‚ de housses --, ce jour fitpourtant faire un progrŠs … mon amour, car il fut comme un premier chagrinqu'elle e–t partag‚ avec moi. Il n'y avait que nous deux de notre bande,et ˆtre ainsi le seul qui f–t avec elle, c'‚tait non seulement comme uncommencement d'intimit‚, mais aussi de sa part, -- comme si elle ne f–tvenue rien que pour moi par un temps pareil -- cela me semblait aussitouchant que si un de ces jours o— elle ‚tait invit‚e … une matin‚e, elle yavait renonc‚ pour venir me retrouver aux Champs-lys‚es; je prenais plus�de confiance en la vitalit‚ et en l'avenir de notre amiti‚ qui restaitvivace au milieu de l'engourdissement, de la solitude et de la ruine deschoses environnantes; et tandis qu'elle me mettait des boules de neige dansle cou, je souriais avec attendrissement … ce qui me semblait … la fois unepr‚dilection qu'elle me marquait en me tol‚rant comme compagnon de voyagedans ce pays hivernal et nouveau, et une sorte de fid‚lit‚ qu'elle megardait au milieu du malheur. Bient“t l'une aprŠs l'autre, comme desmoineaux h‚sitants, ses amies arrivŠrent toutes noires sur la neige. Nouscommen‡ƒmes … jouer et comme ce jour si tristement commenc‚ devait finirdans la joie, comme je m'approchais, avant de jouer aux barres, de l'amie …la voix brŠve que j'avais entendue le premier jour crier le nom deGilberte, elle me dit: "Non, non, on sait bien que vous aimez mieux ˆtredans le camp de Gilberte, d'ailleurs vous voyez elle vous fait signe."Elle m'appelait en effet pour que je vinsse sur la pelouse de neige, dansson camp, dont le soleil en lui donnant les reflets roses, l'usurem‚tallique des brocarts anciens, faisait un camp du drap d'or.

Ce jour que j'avais tant redout‚ fut au contraire un des seuls o— je ne fuspas trop malheureux.

Car, moi qui ne pensais plus qu'… ne jamais rester un jour sans voirGilberte (au point qu'une fois ma grand'mŠre n'‚tant pas rentr‚e pourl'heure du dŒner, je ne pus m'empˆcher de me dire tout de suite que si elleavait ‚t‚ ‚cras‚e par une voiture, je ne pourrais pas aller de quelquetemps aux Champs-lys‚es; on n'aime plus personne dŠs qu'on aime) pourtant�ces moments o— j'‚tais auprŠs d'elle et que depuis la veille j'avais siimpatiemment attendus, pour lesquels j'avais trembl‚, auxquels j'auraissacrifi‚ tout le reste, n'‚taient nullement des moments heureux; et je lesavais bien car c'‚tait les seuls moments de ma vie sur lesquels jeconcentrasse une attention m‚ticuleuse, acharn‚e, et elle ne d‚couvrait pasen eux un atome de plaisir.

Tout le temps que j'‚tais loin de Gilberte, j'avais besoin de la voir,parce que cherchant sans cesse … me repr‚senter son image, je finissais parne plus y r‚ussir, et par ne plus savoir exactement … quoi correspondait

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mon amour. Puis, elle ne m'avait encore jamais dit qu'elle m'aimait. Bienau contraire, elle avait souvent pr‚tendu qu'elle avait des amis qu'elle mepr‚f‚rait, que j'‚tais un bon camarade avec qui elle jouait volontiersquoique trop distrait, pas assez au jeu; enfin elle m'avait donn‚ souventdes marques apparentes de froideur qui auraient pu ‚branler ma croyance quej'‚tais pour elle un ˆtre diff‚rent des autres, si cette croyance avaitpris sa source dans un amour que Gilberte aurait eu pour moi, et non pas,comme cela ‚tait, dans l'amour que j'avais pour elle, ce qui la rendaitautrement r‚sistante, puisque cela la faisait d‚pendre de la maniŠre mˆmedont j'‚tais oblig‚, par une n‚cessit‚ int‚rieure, de penser … Gilberte.Mais les sentiments que je ressentais pour elle, moi-mˆme je ne les luiavais pas encore d‚clar‚s. Certes, … toutes les pages de mes cahiers,j'‚crivais ind‚finiment son nom et son adresse, mais … la vue de ces vagueslignes que je tra‡ais sans qu'elle pensƒt pour cela … moi, qui luifaisaient prendre autour de moi tant de place apparente sans qu'elle f–tmˆl‚e davantage … ma vie, je me sentais d‚courag‚ parce qu'elles ne meparlaient pas de Gilberte qui ne les verrait mˆme pas, mais de mon propred‚sir qu'elles semblaient me montrer comme quelque chose de purementpersonnel, d'irr‚el, de fastidieux et d'impuissant. Le plus press‚ ‚taitque nous nous vissions Gilberte et moi, et que nous puissions nous fairel'aveu r‚ciproque de notre amour, qui jusque-l… n'aurait pour ainsi direpas commenc‚. Sans doute les diverses raisons qui me rendaient siimpatient de la voir auraient ‚t‚ moins imp‚rieuses pour un homme m–r.Plus tard, il arrive que devenus habiles dans la culture de nos plaisirs,nous nous contentions de celui que nous avons … penser … une femme comme jepensais … Gilberte, sans ˆtre inquiets de savoir si cette image correspond… la r‚alit‚, et aussi de celui de l'aimer sans avoir besoin d'ˆtre certainqu'elle nous aime; ou encore que nous renoncions au plaisir de lui avouernotre inclination pour elle, afin d'entretenir plus vivace l'inclinationqu'elle a pour nous, imitant ces jardiniers japonais qui pour obtenir uneplus belle fleur, en sacrifient plusieurs autres. Mais … l'‚poque o—j'aimais Gilberte, je croyais encore que l'Amour existait r‚ellement endehors de nous; que, en permettant tout au plus que nous ‚cartions lesobstacles, il offrait ses bonheurs dans un ordre auquel on n'‚tait paslibre de rien changer; il me semblait que si j'avais, de mon chef,substitu‚ … la douceur de l'aveu la simulation de l'indiff‚rence, je ne meserais pas seulement priv‚ d'une des joies dont j'avais le plus rˆv‚ maisque je me serais fabriqu‚ … ma guise un amour factice et sans valeur, sanscommunication avec le vrai, dont j'aurais renonc‚ … suivre les cheminsmyst‚rieux et pr‚existants.

Mais quand j'arrivais aux Champs-lys‚es, -- et que d'abord j'allais�pouvoir confronter mon amour pour lui faire subir les rectificationsn‚cessaires … sa cause vivante, ind‚pendante de moi --, dŠs que j'‚tais enpr‚sence de cette Gilberte Swann sur la vue de laquelle j'avais compt‚ pourrafraŒchir les images que ma m‚moire fatigu‚e ne retrouvait plus, de cetteGilberte Swann avec qui j'avais jou‚ hier, et que venait de me faire salueret reconnaŒtre un instinct aveugle comme celui qui dans la marche nous metun pied devant l'autre avant que nous ayons eu le temps de penser, aussit“ttout se passait comme si elle et la fillette qui ‚tait l'objet de mes rˆvesavaient ‚t‚ deux ˆtres diff‚rents. Par exemple si depuis la veille jeportais dans ma m‚moire deux yeux de feu dans des joues pleines etbrillantes, la figure de Gilberte m'offrait maintenant avec insistancequelque chose que pr‚cis‚ment je ne m'‚tais pas rappel‚, un certaineffilement aigu du nez qui, s'associant instantan‚ment … d'autres traits,prenait l'importance de ces caractŠres qui en histoire naturelle

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d‚finissent une espŠce, et la transmuait en une fillette du genre de celles… museau pointu. Tandis que je m'apprˆtais … profiter de cet instantd‚sir‚ pour me livrer, sur l'image de Gilberte que j'avais pr‚par‚e avantde venir et que je ne retrouvais plus dans ma tˆte, … la mise au point quime permettrait dans les longues heures o— j'‚tais seul d'ˆtre s–r quec'‚tait bien elle que je me rappelais, que c'‚tait bien mon amour pour elleque j'accroissais peu … peu comme un ouvrage qu'on compose, elle me passaitune balle; et comme le philosophe id‚aliste dont le corps tient compte dumonde ext‚rieur … la r‚alit‚ duquel son intelligence ne croit pas, le mˆmemoi qui m'avait fait la saluer avant que je l'eusse identifi‚e,s'empressait de me faire saisir la balle qu'elle me tendait (comme si elle‚tait une camarade avec qui j'‚tais venu jouer, et non une ƒme s ur quej'‚tais venu rejoindre), me faisait lui tenir par biens‚ance jusqu'…l'heure o— elle s'en allait, mille propos aimables et insignifiants etm'empˆchait ainsi, ou de garder le silence pendant lequel j'aurais pu enfinremettre la main sur l'image urgente et ‚gar‚e, ou de lui dire les parolesqui pouvaient faire faire … notre amour les progrŠs d‚cisifs sur lesquelsj'‚tais chaque fois oblig‚ de ne plus compter que pour l'aprŠs-midisuivante. Il en faisait pourtant quelques-uns. Un jour que nous ‚tionsall‚s avec Gilberte jusqu'… la baraque de notre marchande qui ‚taitparticuliŠrement aimable pour nous, -- car c'‚tait chez elle que M. Swannfaisait acheter son pain d'‚pices, et par hygiŠne, il en consommaitbeaucoup, souffrant d'un ecz‚ma ethnique et de la constipation desProphŠtes, -- Gilberte me montrait en riant deux petits gar‡ons qui ‚taientcomme le petit coloriste et le petit naturaliste des livres d'enfants. Carl'un ne voulait pas d'un sucre d'orge rouge parce qu'il pr‚f‚rait le violetet l'autre, les larmes aux yeux, refusait une prune que voulait lui achetersa bonne, parce que, finit-il par dire d'une voix passionn‚e: "J'aimemieux l'autre prune, parce qu'elle a un ver!" J'achetai deux billes d'unsou. Je regardais avec admiration, lumineuses et captives dans une s‚bileisol‚e, les billes d'agate qui me semblaient pr‚cieuses parce qu'elles‚taient souriantes et blondes comme des jeunes filles et parce qu'ellesco–taient cinquante centimes piŠce. Gilberte … qui on donnait beaucoupplus d'argent qu'… moi me demanda laquelle je trouvais la plus belle.Elles avaient la transparence et le fondu de la vie. Je n'aurais voulu luien faire sacrifier aucune. J'aurais aim‚ qu'elle p–t les acheter, lesd‚livrer toutes. Pourtant je lui en d‚signai une qui avait la couleur deses yeux. Gilberte la prit, chercha son rayon dor‚, la caressa, paya saran‡on, mais aussit“t me remit sa captive en me disant: "Tenez, elle est …vous, je vous la donne, gardez-la comme souvenir."

Une autre fois, toujours pr‚occup‚ du d‚sir d'entendre la Berma dans unepiŠce classique, je lui avais demand‚ si elle ne poss‚dait pas une brochureo— Bergotte parlait de Racine, et qui ne se trouvait plus dans le commerce.Elle m'avait pri‚ de lui en rappeler le titre exact, et le soir je luiavais adress‚ un petit t‚l‚gramme en ‚crivant sur l'enveloppe ce nom deGilberte Swann que j'avais tant de fois trac‚ sur mes cahiers. Lelendemain elle m'apporta dans un paquet nou‚ de faveurs mauves et scell‚ decire blanche, la brochure qu'elle avait fait chercher. "Vous voyez quec'est bien ce que vous m'avez demand‚, me dit-elle, tirant de son manchonle t‚l‚gramme que je lui avais envoy‚." Mais dans l'adresse de cepneumatique, -- qui, hier encore n'‚tait rien, n'‚tait qu'un petit bleu quej'avais ‚crit, et qui depuis qu'un t‚l‚graphiste l'avait remis au conciergede Gilberte et qu'un domestique l'avait port‚ jusqu'… sa chambre, ‚taitdevenu cette chose sans prix, un des petits bleus qu'elle avait re‡us cejour-l…, -- j'eus peine … reconnaŒtre les lignes vaines et solitaires de

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mon ‚criture sous les cercles imprim‚s qu'y avait appos‚s la poste, sousles inscriptions qu'y avait ajout‚es au crayon un des facteurs, signes der‚alisation effective, cachets du monde ext‚rieur, violettes ceinturessymboliques de la vie, qui pour la premiŠre fois venaient ‚pouser,maintenir, relever, r‚jouir mon rˆve.

Et il y eut un jour aussi o— elle me dit: "Vous savez, vous pouvezm'appeler Gilberte, en tous cas moi, je vous appellerai par votre nom debaptˆme. C'est trop gˆnant." Pourtant elle continua encore un moment … secontenter de me dire "vous" et comme je le lui faisais remarquer, ellesourit, et composant, construisant une phrase comme celles qui dans lesgrammaires ‚trangŠres n'ont d'autre but que de nous faire employer un motnouveau, elle la termina par mon petit nom. Et me souvenant plus tard dece que j'avais senti alors, j'y ai d‚mˆl‚ l'impression d'avoir ‚t‚ tenu uninstant dans sa bouche, moi-mˆme, nu, sans plus aucune des modalit‚ssociales qui appartenaient aussi, soit … ses autres camarades, soit, quandelle disait mon nom de famille, … mes parents, et dont ses lŠvres -- enl'effort qu'elle faisait, un peu comme son pŠre, pour articuler les motsqu'elle voulait mettre en valeur -- eurent l'air de me d‚pouiller, de med‚vˆtir, comme de sa peau un fruit dont on ne peut avaler que la pulpe,tandis que son regard, se mettant au mˆme degr‚ nouveau d'intimit‚ queprenait sa parole, m'atteignait aussi plus directement, non sans t‚moignerla conscience, le plaisir et jusque la gratitude qu'il en avait, en sefaisant accompagner d'un sourire.

Mais au moment mˆme, je ne pouvais appr‚cier la valeur de ces plaisirsnouveaux. Ils n'‚taient pas donn‚s par la fillette que j'aimais, au moiqui l'aimait, mais par l'autre, par celle avec qui je jouais, … cet autremoi qui ne poss‚dait ni le souvenir de la vraie Gilberte, ni le c urindisponible qui seul aurait pu savoir le prix d'un bonheur, parce que seulil l'avait d‚sir‚. Mˆme aprŠs ˆtre rentr‚ … la maison je ne les go–taispas, car, chaque jour, la n‚cessit‚ qui me faisait esp‚rer que le lendemainj'aurais la contemplation exacte, calme, heureuse de Gilberte, qu'ellem'avouerait enfin son amour, en m'expliquant pour quelles raisons elleavait d– me le cacher jusqu'ici, cette mˆme n‚cessit‚ me for‡ait … tenir lepass‚ pour rien, … ne jamais regarder que devant moi, … consid‚rer lespetits avantages qu'elle m'avait donn‚s non pas en eux-mˆmes et comme s'ilsse suffisaient, mais comme des ‚chelons nouveaux o— poser le pied, quiallaient me permettre de faire un pas de plus en avant et d'atteindre enfinle bonheur que je n'avais pas encore rencontr‚.

Si elle me donnait parfois de ces marques d'amiti‚, elle me faisait ausside la peine en ayant l'air de ne pas avoir de plaisir … me voir, et celaarrivait souvent les jours mˆmes sur lesquels j'avais le plus compt‚ pourr‚aliser mes esp‚rances. J'‚tais s–r que Gilberte viendrait aux Champs-lys‚es et j'‚prouvais une all‚gresse qui me paraissait seulement la vague�anticipation d'un grand bonheur quand, -- entrant dŠs le matin au salonpour embrasser maman d‚j… toute prˆte, la tour de ses cheveux noirsentiŠrement construite, et ses belles mains blanches et potel‚es sentantencore le savon, -- j'avais appris, en voyant une colonne de poussiŠre setenir debout toute seule au-dessus du piano, et en entendant un orgue deBarbarie jouer sous la fenˆtre: "En revenant de la revue", que l'hiverrecevait jusqu'au soir la visite inopin‚e et radieuse d'une journ‚e deprintemps. Pendant que nous d‚jeunions, en ouvrant sa crois‚e, la damed'en face avait fait d‚camper en un clin d' il, d'… c“t‚ de ma chaise, --rayant d'un seul bond toute la largeur de notre salle … manger -- un rayon

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qui y avait commenc‚ sa sieste et ‚tait d‚j… revenu la continuer l'instantd'aprŠs. Au collŠge, … la classe d'une heure, le soleil me faisait languird'impatience et d'ennui en laissant traŒner une lueur dor‚e jusque sur monpupitre, comme une invitation … la fˆte o— je ne pourrais arriver avanttrois heures, jusqu'au moment o— Fran‡oise venait me chercher … la sortie,et o— nous nous acheminions vers les Champs-lys‚es par les rues d‚cor‚es�de lumiŠre, encombr‚es par la foule, et o— les balcons, descell‚s par lesoleil et vaporeux, flottaient devant les maisons comme des nuages d'or.H‚las! aux Champs-lys‚es je ne trouvais pas Gilberte, elle n'‚tait pas�encore arriv‚e. Immobile sur la pelouse nourrie par le soleil invisiblequi ‡… et l… faisait flamboyer la pointe d'un brin d'herbe, et sur laquelleles pigeons qui s'y ‚taient pos‚s avaient l'air de sculptures antiques quela pioche du jardinier a ramen‚es … la surface d'un sol auguste, je restaisles yeux fix‚s sur l'horizon, je m'attendais … tout moment … voirapparaŒtre l'image de Gilberte suivant son institutrice, derriŠre la statuequi semblait tendre l'enfant qu'elle portait et qui ruisselait de rayons, …la b‚n‚diction du soleil. La vieille lectrice des "D‚bats" ‚tait assisesur son fauteuil, toujours … la mˆme place, elle interpellait un gardien …qui elle faisait un geste amical de la main en lui criant: "Quel jolitemps!" Et la pr‚pos‚e s'‚tant approch‚e d'elle pour percevoir le prix dufauteuil, elle faisait mille minauderies en mettant dans l'ouverture de songant le ticket de dix centimes comme si ‡'avait ‚t‚ un bouquet, pour quielle cherchait, par amabilit‚ pour le donateur, la place la plus flatteusepossible. Quand elle l'avait trouv‚e, elle faisait ex‚cuter une ‚volutioncirculaire … son cou, redressait son boa, et plantait sur la chaisiŠre, enlui montrant le bout de papier jaune qui d‚passait sur son poignet, le beausourire dont une femme, en indiquant son corsage … un jeune homme, lui dit:"Vous reconnaissez vos roses!"

J'emmenais Fran‡oise au-devant de Gilberte jusqu'… l'Arc-de-Triomphe, nousne la rencontrions pas, et je revenais vers la pelouse persuad‚ qu'elle neviendrait plus, quand, devant les chevaux de bois, la fillette … la voixbrŠve se jetait sur moi: "Vite, vite, il y a d‚j… un quart d'heure queGilberte est arriv‚e. Elle va repartir bient“t. On vous attend pour faireune partie de barres." Pendant que je montais l'avenue des Champs-lys‚es,�Gilberte ‚tait venue par la rue Boissy-d'Anglas, Mademoiselle ayant profit‚du beau temps pour faire des courses pour elle; et M. Swann allait venirchercher sa fille. Aussi c'‚tait ma faute; je n'aurais pas d– m'‚loignerde la pelouse; car on ne savait jamais s–rement par quel c“t‚ Gilberteviendrait, si ce serait plus ou moins tard, et cette attente finissait parme rendre plus ‚mouvants, non seulement les Champs-lys‚es entiers et toute�la dur‚e de l'aprŠs-midi, comme une immense ‚tendue d'espace et de tempssur chacun des points et … chacun des moments de laquelle il ‚tait possiblequ'appar–t l'image de Gilberte, mais encore cette image, elle-mˆme, parceque derriŠre cette image je sentais se cacher la raison pour laquelle ellem'‚tait d‚coch‚e en plein c ur, … quatre heures au lieu de deux heures etdemie, surmont‚e d'un chapeau de visite … la place d'un b‚ret de jeu,devant les "Ambassadeurs" et non entre les deux guignols, je devinaisquelqu'une de ces occupations o— je ne pouvais suivre Gilberte et qui lafor‡aient … sortir ou … rester … la maison, j'‚tais en contact avec lemystŠre de sa vie inconnue. C'‚tait ce mystŠre aussi qui me troublaitquand, courant sur l'ordre de la fillette … la voix brŠve pour commencertout de suite notre partie de barres, j'apercevais Gilberte, si vive etbrusque avec nous, faisant une r‚v‚rence … la dame aux "D‚bats" (qui luidisait: "Quel beau soleil, on dirait du feu"), lui parlant avec un souriretimide, d'un air compass‚ qui m'‚voquait la jeune fille diff‚rente que

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Gilberte devait ˆtre chez ses parents, avec les amis de ses parents, envisite, dans toute son autre existence qui m'‚chappait. Mais de cetteexistence personne ne me donnait l'impression comme M. Swann qui venait unpeu aprŠs pour retrouver sa fille. C'est que lui et Mme Swann, -- parceque leur fille habitait chez eux, parce que ses ‚tudes, ses jeux, sesamiti‚s d‚pendaient d'eux -- contenaient pour moi, comme Gilberte, peut-ˆtre mˆme plus que Gilberte, comme il convenait … des lieux tout-puissantssur elle en qui il aurait eu sa source, un inconnu inaccessible, un charmedouloureux. Tout ce qui les concernait ‚tait de ma part l'objet d'unepr‚occupation si constante que les jours o—, comme ceux-l…, M. Swann (quej'avais vu si souvent autrefois sans qu'il excitƒt ma curiosit‚, quand il‚tait li‚ avec mes parents) venait chercher Gilberte aux Champs-lys‚es,�une fois calm‚s les battements de c ur qu'avait excit‚s en moi l'apparitionde son chapeau gris et de son manteau … pŠlerine, son aspectm'impressionnait encore comme celui d'un personnage historique sur lequelnous venons de lire une s‚rie d'ouvrages et dont les moindresparticularit‚s nous passionnent. Ses relations avec le comte de Paris qui,quand j'en entendais parler … Combray, me semblaient indiff‚rentes,prenaient maintenant pour moi quelque chose de merveilleux, comme sipersonne d'autre n'e–t jamais connu les Orl‚ans; elles le faisaient sed‚tacher vivement sur le fond vulgaire des promeneurs de diff‚rentesclasses qui encombraient cette all‚e des Champs-Elys‚es, et au milieudesquels j'admirais qu'il consentŒt … figurer sans r‚clamer d'eux d'‚gardssp‚ciaux, qu'aucun d'ailleurs ne songeait … lui rendre, tant ‚tait profondl'incognito dont il ‚tait envelopp‚.

Il r‚pondait poliment aux saluts des camarades de Gilberte, mˆme au mienquoiqu'il f–t brouill‚ avec ma famille, mais sans avoir l'air de meconnaŒtre. (Cela me rappela qu'il m'avait pourtant vu bien souvent … lacampagne; souvenir que j'avais gard‚ mais dans l'ombre, parce que depuisque j'avais revu Gilberte, pour moi Swann ‚tait surtout son pŠre, et nonplus le Swann de Combray; comme les id‚es sur lesquelles j'embranchaismaintenant son nom ‚taient diff‚rentes des id‚es dans le r‚seau desquellesil ‚tait autrefois compris et que je n'utilisais plus jamais quand j'avais… penser … lui, il ‚tait devenu un personnage nouveau; je le rattachaipourtant par une ligne artificielle secondaire et transversale … notreinvit‚ d'autrefois; et comme rien n'avait plus pour moi de prix que dans lamesure o— mon amour pouvait en profiter, ce fut avec un mouvement de honteet le regret de ne pouvoir les effacer que je retrouvai les ann‚es o—, auxyeux de ce mˆme Swann qui ‚tait en ce moment devant moi aux Champs-Elys‚eset … qui heureusement Gilberte n'avait peut-ˆtre pas dit mon nom, jem'‚tais si souvent le soir rendu ridicule en envoyant demander … maman demonter dans ma chambre me dire bonsoir, pendant qu'elle prenait le caf‚avec lui, mon pŠre et mes grands-parents … la table du jardin.) Il disait… Gilberte qu'il lui permettait de faire une partie, qu'il pouvait attendreun quart d'heure, et s'asseyant comme tout le monde sur une chaise de ferpayait son ticket de cette main que Philippe VII avait si souvent retenuedans la sienne, tandis que nous commencions … jouer sur la pelouse, faisantenvoler les pigeons dont les beaux corps iris‚s qui ont la forme d'un c uret sont comme les lilas du rŠgne des oiseaux, venaient se r‚fugier comme endes lieux d'asile, tel sur le grand vase de pierre … qui son bec en ydisparaissant faisait faire le geste et assignait la destination d'offriren abondance les fruits ou les graines qu'il avait l'air d'y picorer, telautre sur le front de la statue, qu'il semblait surmonter d'un de cesobjets en ‚mail desquels la polychromie varie dans certaines uvresantiques la monotonie de la pierre et d'un attribut qui, quand la d‚esse le

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porte, lui vaut une ‚pithŠte particuliŠre et en fait, comme pour unemortelle un pr‚nom diff‚rent, une divinit‚ nouvelle.

Un de ces jours de soleil qui n'avait pas r‚alis‚ mes esp‚rances, je n'euspas le courage de cacher ma d‚ception … Gilberte.

-- J'avais justement beaucoup de choses … vous demander, lui dis-je. Jecroyais que ce jour compterait beaucoup dans notre amiti‚. Et aussit“tarriv‚e, vous allez partir! Tƒchez de venir demain de bonne heure, que jepuisse enfin vous parler.

Sa figure resplendit et ce fut en sautant de joie qu'elle me r‚pondit:

-- Demain, comptez-y, mon bel ami, mais je ne viendrai pas! j'ai un grandgo–ter; aprŠs-demain non plus, je vais chez une amie pour voir de sesfenˆtres l'arriv‚e du roi Th‚odose, ce sera superbe, et le lendemain encore… "Michel Strogoff" et puis aprŠs, cela va ˆtre bient“t No‰l et lesvacances du jour de l'An. Peut-ˆtre on va m'emmener dans le midi. Ce quece serait chic! quoique cela me fera manquer un arbre de No‰l; en tous cassi je reste … Paris, je ne viendrai pas ici car j'irai faire des visitesavec maman. Adieu, voil… papa qui m'appelle.

Je revins avec Fran‡oise par les rues qui ‚taient encore pavois‚es desoleil, comme au soir d'une fˆte qui est finie. Je ne pouvais pas traŒnermes jambes.

-- €a n'est pas ‚tonnant, dit Fran‡oise, ce n'est pas un temps de saison,il fait trop chaud. H‚las! mon Dieu, de partout il doit y avoir bien despauvres malades, c'est … croire que l…-haut aussi tout se d‚traque.

Je me redisais en ‚touffant mes sanglots les mots o— Gilberte avait laiss‚‚clater sa joie de ne pas venir de longtemps aux Champs-lys‚es. Mais d‚j…�le charme dont, par son simple fonctionnement, se remplissait mon espritdŠs qu'il songeait … elle, la position particuliŠre, unique, -- f–t elleaffligeante, -- o— me pla‡ait in‚vitablement par rapport … Gilberte, lacontrainte interne d'un pli mental, avaient commenc‚ … ajouter, mˆme …cette marque d'indiff‚rence, quelque chose de romanesque, et au milieu demes larmes se formait un sourire qui n'‚tait que l'‚bauche timide d'unbaiser. Et quand vint l'heure du courrier, je me dis ce soir-l… comme tousles autres: Je vais recevoir une lettre de Gilberte, elle va me dire enfinqu'elle n'a jamais cess‚ de m'aimer, et m'expliquera la raison myst‚rieusepour laquelle elle a ‚t‚ forc‚e de me le cacher jusqu'ici, de fairesemblant de pouvoir ˆtre heureuse sans me voir, la raison pour laquelleelle a pris l'apparence de la Gilberte simple camarade.

Tous les soirs je me plaisais … imaginer cette lettre, je croyais la lire,je m'en r‚citais chaque phrase. Tout d'un coup je m'arrˆtais effray‚. Jecomprenais que si je devais recevoir une lettre de Gilberte, ce ne pourraitpas en tous cas ˆtre celle-l… puisque c'‚tait moi qui venais de lacomposer. Et dŠs lors, je m'effor‡ais de d‚tourner ma pens‚e des mots quej'aurais aim‚ qu'elle m'‚crivŒt, par peur en les ‚non‡ant, d'exclurejustement ceux-l…, -- les plus chers, les plus d‚sir‚s --, du champ desr‚alisations possibles. Mˆme si par une invraisemblable co‹ncidence, c'e–t‚t‚ justement la lettre que j'avais invent‚e que de son c“t‚ m'e–t adress‚eGilberte, y reconnaissant mon uvre je n'eusse pas eu l'impression derecevoir quelque chose qui ne vŒnt pas de moi, quelque chose de r‚el, de

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nouveau, un bonheur ext‚rieur … mon esprit, ind‚pendant de ma volont‚,vraiment donn‚ par l'amour.

En attendant je relisais une page que ne m'avait pas ‚crite Gilberte, maisqui du moins me venait d'elle, cette page de Bergotte sur la beaut‚ desvieux mythes dont s'est inspir‚ Racine, et que, … c“t‚ de la billed'agathe, je gardais toujours auprŠs de moi. J'‚tais attendri par la bont‚de mon amie qui me l'avait fait rechercher; et comme chacun a besoin detrouver des raisons … sa passion, jusqu'… ˆtre heureux de reconnaŒtre dansl'ˆtre qu'il aime des qualit‚s que la litt‚rature ou la conversation luiont appris ˆtre de celles qui sont dignes d'exciter l'amour, jusqu'… lesassimiler par imitation et en faire des raisons nouvelles de son amour, cesqualit‚s fussent-elles les plus oppress‚es … celles que cet amour e–trecherch‚es tant qu'il ‚tait spontan‚ -- comme Swann autrefois le caractŠreesth‚tique de la beaut‚ d'Odette, -- moi, qui avais d'abord aim‚ Gilberte,dŠs Combray, … cause de tout l'inconnu de sa vie, dans lequel j'auraisvoulu me pr‚cipiter, m'incarner, en d‚laissant la mienne qui ne m'‚taitplus rien, je pensais maintenant comme … un inestimable avantage, que decette mienne vie trop connue, d‚daign‚e, Gilberte pourrait devenir un jourl'humble servante, la commode et confortable collaboratrice, qui le soirm'aidant dans mes travaux, collationnerait pour moi des brochures. Quant …Bergotte, ce vieillard infiniment sage et presque divin … cause de quij'avais d'abord aim‚ Gilberte, avant mˆme de l'avoir vue, maintenantc'‚tait surtout … cause de Gilberte que je l'aimais. Avec autant deplaisir que les pages qu'il avait ‚crites sur Racine, je regardais lepapier ferm‚ de grands cachets de cire blancs et nou‚ d'un flot de rubansmauves dans lequel elle me les avait apport‚es. Je baisais la billed'agate qui ‚tait la meilleure part du c ur de mon amie, la part quin'‚tait pas frivole, mais fidŠle, et qui bien que par‚e du charmemyst‚rieux de la vie de Gilberte demeurait prŠs de moi, habitait machambre, couchait dans mon lit. Mais la beaut‚ de cette pierre, et labeaut‚ aussi de ces pages de Bergotte, que j'‚tais heureux d'associer …l'id‚e de mon amour pour Gilberte comme si dans les moments o— celui-ci nem'apparaissait plus que comme un n‚ant, elles lui donnaient une sorte deconsistance, je m'apercevais qu'elles ‚taient ant‚rieures … cet amour,qu'elles ne lui ressemblaient pas, que leurs ‚l‚ments avaient ‚t‚ fix‚s parle talent ou par les lois min‚ralogiques avant que Gilberte ne me conn–t,que rien dans le livre ni dans la pierre n'e–t ‚t‚ autre si Gilberte nem'avait pas aim‚ et que rien par cons‚quent ne m'autorisait … lire en euxun message de bonheur. Et tandis que mon amour attendant sans cesse dulendemain l'aveu de celui de Gilberte, annulait, d‚faisait chaque soir letravail mal fait de la journ‚e, dans l'ombre de moi-mˆme une ouvriŠreinconnue ne laissait pas au rebut les fils arrach‚s et les disposait, sanssouci de me plaire et de travailler … mon bonheur, dans un ordre diff‚rentqu'elle donnait … tous ses ouvrages. Ne portant aucun int‚rˆt particulier… mon amour, ne commen‡ant pas par d‚cider que j'‚tais aim‚, ellerecueillait les actions de Gilberte qui m'avaient sembl‚ inexplicables etses fautes que j'avais excus‚es. Alors les unes et les autres prenaient unsens. Il semblait dire, cet ordre nouveau, qu'en voyant Gilberte, au lieuqu'elle vŒnt aux Champs-lys‚es, aller … une matin‚e, faire des courses�avec son institutrice et se pr‚parer … une absence pour les vacances dujour de l'an, j'avais tort de penser, me dire: "c'est qu'elle est frivoleou docile." Car elle e–t cess‚ d'ˆtre l'un ou l'autre si elle m'avaitaim‚, et si elle avait ‚t‚ forc‚e d'ob‚ir c'e–t ‚t‚ avec le mˆme d‚sespoirque j'avais les jours o— je ne la voyais pas. Il disait encore, cet ordrenouveau, que je devais pourtant savoir ce que c'‚tait qu'aimer puisque

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j'aimais Gilberte; il me faisait remarquer le souci perp‚tuel que j'avaisde me faire valoir … ses yeux, … cause duquel j'essayais de persuader … mamŠre d'acheter … Fran‡oise un caoutchouc et un chapeau avec un plumet bleu,ou plut“t de ne plus m'envoyer aux Champs-lys‚es avec cette bonne dont je�rougissais (… quoi ma mŠre r‚pondait que j'‚tais injuste pour Fran‡oise,que c'‚tait une brave femme qui nous ‚tait d‚vou‚e), et aussi ce besoinunique de voir Gilberte qui faisait que des mois d'avance je ne pensaisqu'… tƒcher d'apprendre … quelle ‚poque elle quitterait Paris et o— elleirait, trouvant le pays le plus agr‚able un lieu d'exil si elle ne devaitpas y ˆtre, et ne d‚sirant que rester toujours … Paris tant que je pourraisla voir aux Champs-lys‚es; et il n'avait pas de peine … me montrer que ce�souci-l…, ni ce besoin, je ne les trouverais sous les actions de Gilberte.Elle au contraire appr‚ciait son institutrice, sans s'inqui‚ter de ce quej'en pensais. Elle trouvait naturel de ne pas venir aux Champs-lys‚es, si�c'‚tait pour aller faire des emplettes avec Mademoiselle, agr‚able sic'‚tait pour sortir avec sa mŠre. Et … supposer mˆme qu'elle m'e–t permisd'aller passer les vacances au mˆme endroit qu'elle, du moins pour choisircet endroit elle s'occupait du d‚sir de ses parents, de mille amusementsdont on lui avait parl‚ et nullement que ce f–t celui o— ma famille avaitl'intention de m'envoyer. Quand elle m'assurait parfois qu'elle m'aimaitmoins qu'un de ses amis, moins qu'elle ne m'aimait la veille parce que jelui avais fait perdre sa partie par une n‚gligence, je lui demandaispardon, je lui demandais ce qu'il fallait faire pour qu'elle recommen‡ƒt …m'aimer autant, pour qu'elle m'aimƒt plus que les autres; je voulaisqu'elle me dŒt que c'‚tait d‚j… fait, je l'en suppliais comme si elle avaitpu modifier son affection pour moi … son gr‚, au mien, pour me faireplaisir, rien que par les mots qu'elle dirait, selon ma bonne ou mamauvaise conduite. Ne savais-je donc pas que ce que j'‚prouvais, moi, pourelle, ne d‚pendait ni de ses actions, ni de ma volont‚?

Il disait enfin, l'ordre nouveau dessin‚ par l'ouvriŠre invisible, que sinous pouvons d‚sirer que les actions d'une personne qui nous a pein‚sjusqu'ici n'aient pas ‚t‚ sincŠres, il y a dans leur suite une clart‚contre quoi notre d‚sir ne peut rien et … laquelle, plut“t qu'… lui, nousdevons demander quelles seront ses actions de demain.

Ces paroles nouvelles, mon amour les entendait; elles le persuadaient quele lendemain ne serait pas diff‚rent de ce qu'avaient ‚t‚ tous les autresjours; que le sentiment de Gilberte pour moi, trop ancien d‚j… pour pouvoirchanger, c'‚tait l'indiff‚rence; que dans mon amiti‚ avec Gilberte, c'estmoi seul qui aimais. "C'est vrai, r‚pondait mon amour, il n'y a plus rien… faire de cette amiti‚-l…, elle ne changera pas." Alors dŠs le lendemain(ou attendant une fˆte s'il y en avait une prochaine, un anniversaire, lenouvel an peut-ˆtre, un de ces jours qui ne sont pas pareils aux autres, o—le temps recommence sur de nouveaux frais en rejetant l'h‚ritage du pass‚,en n'acceptant pas le legs de ses tristesses) je demandais … Gilberte derenoncer … notre amiti‚ ancienne et de jeter les bases d'une nouvelleamiti‚.

J'avais toujours … port‚e de ma main un plan de Paris qui, parce qu'onpouvait y distinguer la rue o— habitaient M. et Mme Swann, me semblaitcontenir un tr‚sor. Et par plaisir, par une sorte de fid‚lit‚chevaleresque aussi, … propos de n'importe quoi, je disais le nom de cetterue, si bien que mon pŠre me demandait, n'‚tant pas comme ma mŠre et magrand'mŠre au courant de mon amour:

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-- Mais pourquoi parles-tu tout le temps de cette rue, elle n'a riend'extraordinaire, elle est trŠs agr‚able … habiter parce qu'elle est … deuxpas du Bois, mais il y en a dix autres dans le mˆme cas.

Je m'arrangeais … tout propos … faire prononcer … mes parents le nom deSwann: certes je me le r‚p‚tais mentalement sans cesse: mais j'avaisbesoin aussi d'entendre sa sonorit‚ d‚licieuse et de me faire jouer cettemusique dont la lecture muette ne me suffisait pas. Ce nom de Swannd'ailleurs que je connaissais depuis si longtemps, ‚tait maintenant pourmoi, ainsi qu'il arrive … certains aphasiques … l'‚gard des mots les plususuels, un nom nouveau. Il ‚tait toujours pr‚sent … ma pens‚e et pourtantelle ne pouvait pas s'habituer … lui. Je le d‚composais, je l'‚pelais, sonorthographe ‚tait pour moi une surprise. Et en mˆme temps que d'ˆtrefamilier, il avait cess‚ de me paraŒtre innocent. Les joies que je prenais… l'entendre, je les croyais si coupables, qu'il me semblait qu'on devinaitma pens‚e et qu'on changeait la conversation si je cherchais … l'y amener.Je me rabattais sur les sujets qui touchaient encore … Gilberte, jerabƒchais sans fin les mˆmes paroles, et j'avais beau savoir que ce n'‚taitque des paroles, -- des paroles prononc‚es loin d'elle, qu'elle n'entendaitpas, des paroles sans vertu qui r‚p‚taient ce qui ‚tait, mais ne lepouvaient modifier, -- pourtant il me semblait qu'… force de manier, debrasser ainsi tout ce qui avoisinait Gilberte j'en ferais peut-ˆtre sortirquelque chose d'heureux. Je redisais … mes parents que Gilberte aimaitbien son institutrice, comme si cette proposition ‚nonc‚e pour la centiŠmefois allait avoir enfin pour effet de faire brusquement entrer Gilbertevenant … tout jamais vivre avec nous. Je reprenais l'‚loge de la vieilledame qui lisait les "D‚bats" (j'avais insinu‚ … mes parents que c'‚tait uneambassadrice ou peut-ˆtre une altesse) et je continuais … c‚l‚brer sabeaut‚, sa magnificence, sa noblesse, jusqu'au jour o— je dis que d'aprŠsle nom qu'avait prononc‚ Gilberte elle devait s'appeler Mme Blatin.

-- Oh! mais je vois ce que c'est, s'‚cria ma mŠre tandis que je me sentaisrougir de honte. A la garde! A la garde! comme aurait dit ton pauvregrand-pŠre. Et c'est elle que tu trouves belle! Mais elle est horrible etelle l'a toujours ‚t‚. C'est la veuve d'un huissier. Tu ne te rappellespas quand tu ‚tais enfant les manŠges que je faisais pour l'‚viter … lale‡on de gymnastique o—, sans me connaŒtre, elle voulait venir me parlersous pr‚texte de me dire que tu ‚tais "trop beau pour un gar‡on". Elle atoujours eu la rage de connaŒtre du monde et il faut bien qu'elle soit uneespŠce de folle comme j'ai toujours pens‚, si elle connaŒt vraiment MmeSwann. Car si elle ‚tait d'un milieu fort commun, au moins il n'y a jamaisrien eu que je sache … dire sur elle. Mais il fallait toujours qu'elle sefasse des relations. Elle est horrible, affreusement vulgaire, et aveccela faiseuse d'embarras."

Quant … Swann, pour tƒcher de lui ressembler, je passais tout mon temps …table, … me tirer sur le nez et … me frotter les yeux. Mon pŠre disait:"cet enfant est idiot, il deviendra affreux." J'aurais surtout voulu ˆtreaussi chauve que Swann. Il me semblait un ˆtre si extraordinaire que jetrouvais merveilleux que des personnes que je fr‚quentais le connussentaussi et que dans les hasards d'une journ‚e quelconque on p–t ˆtre amen‚ …le rencontrer. Et une fois, ma mŠre, en train de nous raconter commechaque soir … dŒner, les courses qu'elle avait faites dans l'aprŠs-midi,rien qu'en disant: "A ce propos, devinez qui j'ai rencontr‚ aux TroisQuartiers, au rayon des parapluies: Swann", fit ‚clore au milieu de sonr‚cit, fort aride pour moi, une fleur myst‚rieuse. Quelle m‚lancolique

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volupt‚, d'apprendre que cet aprŠs-midi-l…, profilant dans la foule saforme surnaturelle, Swann avait ‚t‚ acheter un parapluie. Au milieu des‚v‚nements grands et minimes, ‚galement indiff‚rents, celui-l… ‚veillait enmoi ces vibrations particuliŠres dont ‚tait perp‚tuellement ‚mu mon amourpour Gilberte. Mon pŠre disait que je ne m'int‚ressais … rien parce que jen'‚coutais pas quand on parlait des cons‚quences politiques que pouvaitavoir la visite du roi Th‚odose, en ce moment l'h“te de la France et,pr‚tendait-on, son alli‚. Mais combien en revanche, j'avais envie desavoir si Swann avait son manteau … pŠlerine!

-- Est-ce que vous vous ˆtes dit bonjour? demandai-je.

-- Mais naturellement, r‚pondit ma mŠre qui avait toujours l'air decraindre que si elle e–t avou‚ que nous ‚tions en froid avec Swann, on e–tcherch‚ … les r‚concilier plus qu'elle ne souhaitait, … cause de Mme Swannqu'elle ne voulait pas connaŒtre. "C'est lui qui est venu me saluer, je nele voyais pas.

-- Mais alors, vous n'ˆtes pas brouill‚s?

-- Brouill‚s? mais pourquoi veux-tu que nous soyons brouill‚s", r‚pondit-elle vivement comme si j'avais attent‚ … la fiction de ses bons rapportsavec Swann et essay‚ de travailler … un "rapprochement".

-- Il pourrait t'en vouloir de ne plus l'inviter.

-- On n'est pas oblig‚ d'inviter tout le monde; est-ce qu'il m'invite? Jene connais pas sa femme.

-- Mais il venait bien … Combray.

-- Eh bien oui! il venait … Combray, et puis … Paris il a autre chose …faire et moi aussi. Mais je t'assure que nous n'avions pas du tout l'airde deux personnes brouill‚es. Nous sommes rest‚s un moment ensemble parcequ'on ne lui apportait pas son paquet. Il m'a demand‚ de tes nouvelles, ilm'a dit que tu jouais avec sa fille, ajouta ma mŠre, m'‚merveillant duprodige que j'existasse dans l'esprit de Swann, bien plus, que ce f–t d'unefa‡on assez complŠte, pour que, quand je tremblais d'amour devant lui auxChamps-lys‚es, il s–t mon nom, qui ‚tait ma mŠre, et p–t amalgamer autour�de ma qualit‚ de camarade de sa fille quelques renseignements sur mesgrands-parents, leur famille, l'endroit que nous habitions, certainesparticularit‚s de notre vie d'autrefois, peut-ˆtre mˆme inconnues de moi.Mais ma mŠre ne paraissait pas avoir trouv‚ un charme particulier … cerayon des Trois Quartiers o— elle avait repr‚sent‚ pour Swann, au moment o—il l'avait vue, une personne d‚finie avec qui il avait des souvenirscommuns qui avaient motiv‚ chez lui le mouvement de s'approcher d'elle, legeste de la saluer.

Ni elle d'ailleurs ni mon pŠre ne semblaient non plus trouver … parler desgrands-parents de Swann, du titre d'agent de change honoraire, un plaisirqui passƒt tous les autres. Mon imagination avait isol‚ et consacr‚ dansle Paris social une certaine famille comme elle avait fait dans le Paris depierre pour une certaine maison dont elle avait sculpt‚ la porte cochŠre etrendu pr‚cieuses les fenˆtres. Mais ces ornements, j'‚tais seul … lesvoir. De mˆme que mon pŠre et ma mŠre trouvaient la maison qu'habitaitSwann pareille aux autres maisons construites en mˆme temps dans le

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quartier du Bois, de mˆme la famille de Swann leur semblait du mˆme genreque beaucoup d'autres familles d'agents de change. Ils la jugeaient plusou moins favorablement selon le degr‚ o— elle avait particip‚ … des m‚ritescommuns au reste de l'univers et ne lui trouvaient rien d'unique. Ce qu'aucontraire ils y appr‚ciaient, ils le rencontraient … un degr‚ ‚gal, ou plus‚lev‚, ailleurs. Aussi aprŠs avoir trouv‚ la maison bien situ‚e, ilsparlaient d'une autre qui l'‚tait mieux, mais qui n'avait rien … voir avecGilberte, ou de financiers d'un cran sup‚rieur … son grand-pŠre; et s'ilsavaient eu l'air un moment d'ˆtre du mˆme avis que moi, c'‚tait par unmalentendu qui ne tardait pas … se dissiper. C'est que, pour percevoirdans tout ce qui entourait Gilberte, une qualit‚ inconnue analogue dans lemonde des ‚motions … ce que peut ˆtre dans celui des couleurs l'infra-rouge, mes parents ‚taient d‚pourvus de ce sens suppl‚mentaire et momentan‚dont m'avait dot‚ l'amour.

Les jours o— Gilberte m'avait annonc‚ qu'elle ne devait pas venir auxChamps-Elys‚es, je tƒchais de faire des promenades qui me rapprochassent unpeu d'elle. Parfois j'emmenais Fran‡oise en pŠlerinage devant la maisonqu'habitaient les Swann. Je lui faisais r‚p‚ter sans fin ce que, parl'institutrice, elle avait appris relativement … Mme Swann. "Il paraŒtqu'elle a bien confiance … des m‚dailles. Jamais elle ne partira en voyagesi elle a entendu la chouette, ou bien comme un tic-tac d'horloge dans lemur, ou si elle a vu un chat … minuit, ou si le bois d'un meuble, il acraqu‚. Ah! c'est une personne trŠs croyante!" J'‚tais si amoureux deGilberte que si sur le chemin j'apercevais leur vieux maŒtre d'h“telpromenant un chien, l'‚motion m'obligeait … m'arrˆter, j'attachais sur sesfavoris blancs des regards pleins de passion. Fran‡oise me disait:

-- Qu'est-ce que vous avez?

Puis, nous poursuivions notre route jusque devant leur porte cochŠre o— unconcierge diff‚rent de tout concierge, et p‚n‚tr‚ jusque dans les galons desa livr‚e du mˆme charme douloureux que j'avais ressenti dans le nom deGilberte, avait l'air de savoir que j'‚tais de ceux … qui une indignit‚originelle interdirait toujours de p‚n‚trer dans la vie myst‚rieuse qu'il‚tait charg‚ de garder et sur laquelle les fenˆtres de l'entre-solparaissaient conscientes d'ˆtre referm‚es, ressemblant beaucoup moins entrela noble retomb‚e de leurs rideaux de mousseline … n'importe quelles autresfenˆtres, qu'aux regards de Gilberte. D'autres fois nous allions sur lesboulevards et je me postais … l'entr‚e de la rue Duphot; on m'avait ditqu'on pouvait souvent y voir passer Swann se rendant chez son dentiste; etmon imagination diff‚renciait tellement le pŠre de Gilberte du reste del'humanit‚, sa pr‚sence au milieu du monde r‚el y introduisait tant demerveilleux, que, avant mˆme d'arriver … la Madeleine, j'‚tais ‚mu … lapens‚e d'approcher d'une rue o— pouvait se produire inopin‚mentl'apparition surnaturelle.

Mais le plus souvent, -- quand je ne devais pas voir Gilberte -- commej'avais appris que Mme Swann se promenait presque chaque jour dans l'all‚e"des Acacias", autour du grand Lac, et dans l'all‚e de la "ReineMarguerite", je dirigeais Fran‡oise du c“t‚ du bois de Boulogne. Il ‚taitpour moi comme ces jardins zoologiques o— l'on voit rassembl‚s des floresdiverses et des paysages oppos‚s; o—, aprŠs une colline on trouve unegrotte, un pr‚, des rochers, une riviŠre, une fosse, une colline, unmarais, mais o— l'on sait qu'ils ne sont l… que pour fournir aux ‚bats del'hippopotame, des zŠbres, des crocodiles, des lapins russes, des ours et

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du h‚ron, un milieu appropri‚ ou un cadre pittoresque; lui, le Bois,complexe aussi, r‚unissant des petits mondes divers et clos, -- faisantsucc‚der quelque ferme plant‚e d'arbres rouges, de chˆnes d'Am‚rique, commeune exploitation agricole dans la Virginie, … une sapiniŠre au bord du lac,ou … une futaie d'o— surgit tout … coup dans sa souple fourrure, avec lesbeaux yeux d'une bˆte, quelque promeneuse rapide, -- il ‚tait le Jardin desfemmes; et, -- comme l'all‚e de Myrtes de "l'En‚ide", -- plant‚e pour ellesd'arbres d'une seule essence, l'all‚e des Acacias ‚tait fr‚quent‚e par lesBeaut‚s c‚lŠbres. Comme, de loin, la culmination du rocher d'o— elle sejette dans l'eau, transporte de joie les enfants qui savent qu'ils vontvoir l'otarie, bien avant d'arriver … l'all‚e des Acacias, leur parfum qui,irradiant alentour, faisait sentir de loin l'approche et la singularit‚d'une puissante et molle individualit‚ v‚g‚tale; puis, quand je merapprochais, le faŒte aper‡u de leur frondaison l‚gŠre et miŠvre, d'une‚l‚gance facile, d'une coupe coquette et d'un mince tissu, sur laquelle descentaines de fleurs s'‚taient abattues comme des colonies ail‚es etvibratiles de parasites pr‚cieux; enfin jusqu'… leur nom f‚minin, d‚s uvr‚et doux, me faisaient battre le c ur mais d'un d‚sir mondain, comme cesvalses qui ne nous ‚voquent plus que le nom des belles invit‚es quel'huissier annonce … l'entr‚e d'un bal. On m'avait dit que je verrais dansl'all‚e certaines ‚l‚gantes que, bien qu'elles n'eussent pas toutes ‚t‚‚pous‚es, l'on citait habituellement … c“t‚ de Mme Swann, mais le plussouvent sous leur nom de guerre; leur nouveau nom, quand il y en avait un,n'‚tait qu'une sorte d'incognito que ceux qui voulaient parler d'ellesavaient soin de lever pour se faire comprendre. Pensant que le Beau --dans l'ordre des ‚l‚gances f‚minines -- ‚tait r‚gi par des lois occultes …la connaissance desquelles elles avaient ‚t‚ initi‚es, et qu'elles avaientle pouvoir de le r‚aliser, j'acceptais d'avance comme une r‚v‚lationl'apparition de leur toilette, de leur attelage, de mille d‚tails au seindesquels je mettais ma croyance comme une ƒme int‚rieure qui donnait lacoh‚sion d'un chef-d' uvre … cet ensemble ‚ph‚mŠre et mouvant. Mais c'estMme Swann que je voulais voir, et j'attendais qu'elle passƒt, ‚mu comme si‡'avait ‚t‚ Gilberte, dont les parents, impr‚gn‚s comme tout ce quil'entourait, de son charme, excitaient en moi autant d'amour qu'elle, mˆmeun trouble plus douloureux (parce que leur point de contact avec elle ‚taitcette partie intestine de sa vie qui m'‚tait interdite), et enfin (car jesus bient“t, comme on le verra, qu'ils n'aimaient pas que je jouasse avecelle), ce sentiment de v‚n‚ration que nous vouons toujours … ceux quiexercent sans frein la puissance de nous faire du mal.

J'assignais la premiŠre place … la simplicit‚, dans l'ordre des m‚ritesesth‚tiques et des grandeurs mondaines quand j'apercevais Mme Swann … pied,dans une polonaise de drap, sur la tˆte un petit toquet agr‚ment‚ d'uneaile de lophophore, un bouquet de violettes au corsage, press‚e, traversantl'all‚e des Acacias comme si ‡'avait ‚t‚ seulement le chemin le plus courtpour rentrer chez elle et r‚pondant d'un clin d'oeil aux messieurs envoiture qui, reconnaissant de loin sa silhouette, la saluaient et sedisaient que personne n'avait autant de chic. Mais au lieu de lasimplicit‚, c'est le faste que je mettais au plus haut rang, si, aprŠs quej'avais forc‚ Fran‡oise, qui n'en pouvait plus et disait que les jambes"lui rentraient", … faire les cent pas pendant une heure, je voyais enfin,d‚bouchant de l'all‚e qui vient de la Porte Dauphine -- image pour moi d'unprestige royal, d'une arriv‚e souveraine telle qu'aucune reine v‚ritablen'a pu m'en donner l'impression dans la suite, parce que j'avais de leurpouvoir une notion moins vague et plus exp‚rimentale, -- emport‚e par levol de deux chevaux ardents, minces et contourn‚s comme on en voit dans les

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dessins de Constantin Guys, portant ‚tabli sur son siŠge un ‚norme cocherfourr‚ comme un cosaque, … c“t‚ d'un petit groom rappelant le "tigre" de"feu Baudenord", je voyais -- ou plut“t je sentais imprimer sa forme dansmon c ur par une nette et ‚puisante blessure -- une incomparable victoria,… dessein un peu haute et laissant passer … travers son luxe "dernier cri"des allusions aux formes anciennes, au fond de laquelle reposait avecabandon Mme Swann, ses cheveux maintenant blonds avec une seule mŠche griseceints d'un mince bandeau de fleurs, le plus souvent des violettes, d'o—descendaient de longs voiles, … la main une ombrelle mauve, aux lŠvres unsourire ambigu o— je ne voyais que la bienveillance d'une Majest‚ et o— ily avait surtout la provocation de la cocotte, et qu'elle inclinait avecdouceur sur les personnes qui la saluaient. Ce sourire en r‚alit‚ disaitaux uns: "Je me rappelle trŠs bien, c'‚tait exquis!"; … d'autres: "Commej'aurais aim‚! ‡'a ‚t‚ la mauvaise chance!"; … d'autres: "Mais si vousvoulez! Je vais suivre encore un moment la file et dŠs que je pourrai, jecouperai." Quand passaient des inconnus, elle laissait cependant autour deses lŠvres un sourire oisif, comme tourn‚ vers l'attente ou le souvenird'un ami et qui faisait dire: "Comme elle est belle!" Et pour certainshommes seulement elle avait un sourire aigre, contraint, timide et froid etqui signifiait: "Oui, rosse, je sais que vous avez une langue de vipŠre,que vous ne pouvez pas vous tenir de parler! Est-ce que je m'occupe devous, moi!" Coquelin passait en discourant au milieu d'amis quil'‚coutaient et faisait avec la main … des personnes en voiture, un largebonjour de th‚ƒtre. Mais je ne pensais qu'… Mme Swann et je faisaissemblant de ne pas l'avoir vue, car je savais qu'arriv‚e … la hauteur duTir aux pigeons elle dirait … son cocher de couper la file et de l'arrˆterpour qu'elle p–t descendre l'all‚e … pied. Et les jours o— je me sentaisle courage de passer … c“t‚ d'elle, j'entraŒnais Fran‡oise dans cettedirection. A un moment en effet, c'est dans l'all‚e des pi‚tons, marchantvers nous que j'apercevais Mme Swann laissant s'‚taler derriŠre elle lalongue traŒne de sa robe mauve, vˆtue, comme le peuple imagine les reines,d'‚toffes et de riches atours que les autres femmes ne portaient pas,abaissant parfois son regard sur le manche de son ombrelle, faisant peuattention aux personnes qui passaient, comme si sa grande affaire et sonbut avaient ‚t‚ de prendre de l'exercice, sans penser qu'elle ‚tait vue etque toutes les tˆtes ‚taient tourn‚es vers elle. Parfois pourtant quandelle s'‚tait retourn‚e pour appeler son l‚vrier, elle jetaitimperceptiblement un regard circulaire autour d'elle.

Ceux mˆme qui ne la connaissaient pas ‚taient avertis par quelque chose desingulier et d'excessif -- ou peut-ˆtre par une radiation t‚l‚pathiquecomme celles qui d‚chaŒnaient des applaudissements dans la foule ignoranteaux moments o— la Berma ‚tait sublime, -- que ce devait ˆtre quelquepersonne connue. Ils se demandaient: "Qui est-ce?", interrogeaientquelquefois un passant, ou se promettaient de se rappeler la toilette commeun point de repŠre pour des amis plus instruits qui les renseigneraientaussit“t. D'autres promeneurs, s'arrˆtant … demi, disaient:

-- "Vous savez qui c'est? Mme Swann! Cela ne vous dit rien? Odette deCr‚cy?"

-- "Odette de Cr‚cy? Mais je me disais aussi, ces yeux tristes... Maissavez-vous qu'elle ne doit plus ˆtre de la premiŠre jeunesse! Je merappelle que j'ai couch‚ avec elle le jour de la d‚mission de Mac-Mahon."

-- "Je crois que vous ferez bien de ne pas le lui rappeler. Elle est

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maintenant Mme Swann, la femme d'un monsieur du Jockey, ami du prince deGalles. Elle est du reste encore superbe."

-- "Oui, mais si vous l'aviez connue … ce moment-l…, ce qu'elle ‚taitjolie! Elle habitait un petit h“tel trŠs ‚trange avec des chinoiseries.Je me rappelle que nous ‚tions embˆt‚s par le bruit des crieurs dejournaux, elle a fini par me faire lever."

Sans entendre les r‚flexions, je percevais autour d'elle le murmureindistinct de la c‚l‚brit‚. Mon c ur battait d'impatience quand je pensaisqu'il allait se passer un instant encore avant que tous ces gens, au milieudesquels je remarquais avec d‚solation que n'‚tait pas un banquier mulƒtrepar lequel je me sentais m‚pris‚, vissent le jeune homme inconnu auquel ilsne prˆtaient aucune attention, saluer (sans la connaŒtre, … vrai dire, maisje m'y croyais autoris‚ parce que mes parents connaissaient son mari et quej'‚tais le camarade de sa fille), cette femme dont la r‚putation de beaut‚,d'inconduite et d'‚l‚gance ‚tait universelle. Mais d‚j… j'‚tais tout prŠsde Mme Swann, alors je lui tirais un si grand coup de chapeau, si ‚tendu,si prolong‚, qu'elle ne pouvait s'empˆcher de sourire. Des gens riaient.Quant … elle, elle ne m'avait jamais vu avec Gilberte, elle ne savait pasmon nom, mais j'‚tais pour elle -- comme un des gardes du Bois, ou lebatelier ou les canards du lac … qui elle jetait du pain -- un despersonnages secondaires, familiers, anonymes, aussi d‚nu‚s de caractŠresindividuels qu'un "emploi de th‚ƒtre", de ses promenades au bois. Certainsjours o— je ne l'avais pas vue all‚e des Acacias, il m'arrivait de larencontrer dans l'all‚e de la Reine-Marguerite o— vont les femmes quicherchent … ˆtre seules, ou … avoir l'air de chercher … l'ˆtre; elle ne lerestait pas longtemps, bient“t rejointe par quelque ami, souvent coiff‚d'un "tube" gris, que je ne connaissais pas et qui causait longuement avecelle, tandis que leurs deux voitures suivaient.

Cette complexit‚ du bois de Boulogne qui en fait un lieu factice et, dansle sens zoologique ou mythologique du mot, un Jardin, je l'ai retrouv‚ecette ann‚e comme je le traversais pour aller … Trianon, un des premiersmatins de ce mois de novembre o—, … Paris, dans les maisons, la proximit‚et la privation du spectacle de l'automne qui s'achŠve si vite sans qu'on yassiste, donnent une nostalgie, une v‚ritable fiŠvre des feuilles mortesqui peut aller jusqu'… empˆcher de dormir. Dans ma chambre ferm‚e, elless'interposaient depuis un mois, ‚voqu‚es par mon d‚sir de les voir, entrema pens‚e et n'importe quel objet auquel je m'appliquais, ettourbillonnaient comme ces taches jaunes qui parfois, quoi que nousregardions, dansent devant nos yeux. Et ce matin-l…, n'entendant plus lapluie tomber comme les jours pr‚c‚dents, voyant le beau temps sourire auxcoins des rideaux ferm‚s comme aux coins d'une bouche close qui laisse‚chapper le secret de son bonheur, j'avais senti que ces feuilles jaunes,je pourrais les regarder travers‚es par la lumiŠre, dans leur suprˆmebeaut‚; et ne pouvant pas davantage me tenir d'aller voir des arbresqu'autrefois, quand le vent soufflait trop fort dans ma chemin‚e, de partirpour le bord de la mer, j'‚tais sorti pour aller … Trianon, en passant parle bois de Boulogne. C'‚tait l'heure et c'‚tait la saison o— le Boissemble peut-ˆtre le plus multiple, non seulement parce qu'il est plussubdivis‚, mais encore parce qu'il l'est autrement. Mˆme dans les partiesd‚couvertes o— l'on embrasse un grand espace, ‡… et l…, en face des sombresmasses lointaines des arbres qui n'avaient pas de feuilles ou qui avaientencore leurs feuilles de l'‚t‚, un double rang de marronniers orang‚ssemblait, comme dans un tableau … peine commenc‚, avoir seul encore ‚t‚

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peint par le d‚corateur qui n'aurait pas mis de couleur sur le reste, ettendait son all‚e en pleine lumiŠre pour la promenade ‚pisodique depersonnages qui ne seraient ajout‚s que plus tard.

Plus loin, l… o— toutes leurs feuilles vertes couvraient les arbres, unseul, petit, trapu, ‚tˆt‚ et tˆtu, secouait au vent une vilaine chevelurerouge. Ailleurs encore c'‚tait le premier ‚veil de ce mois de mai desfeuilles, et celles d'un empelopsis merveilleux et souriant, comme une‚pine rose de l'hiver, depuis le matin mˆme ‚taient tout en fleur. Et leBois avait l'aspect provisoire et factice d'une p‚piniŠre ou d'un parc, o—soit dans un int‚rˆt botanique, soit pour la pr‚paration d'une fˆte, onvient d'installer, au milieu des arbres de sorte commune qui n'ont pasencore ‚t‚ d‚plant‚s, deux ou trois espŠces pr‚cieuses aux feuillagesfantastiques et qui semblent autour d'eux r‚server du vide, donner del'air, faire de la clart‚. Ainsi c'‚tait la saison o— le Bois de Boulognetrahit le plus d'essences diverses et juxtapose le plus de partiesdistinctes en un assemblage composite. Et c'‚tait aussi l'heure. Dans lesendroits o— les arbres gardaient encore leurs feuilles, ils semblaientsubir une alt‚ration de leur matiŠre … partir du point o— ils ‚taienttouch‚s par la lumiŠre du soleil, presque horizontale le matin comme ellele redeviendrait quelques heures plus tard au moment o— dans le cr‚pusculecommen‡ant, elle s'allume comme une lampe, projette … distance sur lefeuillage un reflet artificiel et chaud, et fait flamber les suprˆmesfeuilles d'un arbre qui reste le cand‚labre incombustible et terne de sonfaŒte incendi‚. Ici, elle ‚paississait comme des briques, et, comme unejaune ma‡onnerie persane … dessins bleus, cimentait grossiŠrement contre leciel les feuilles des marronniers, l… au contraire les d‚tachait de lui,vers qui elles crispaient leurs doigts d'or. A mi-hauteur d'un arbrehabill‚ de vigne vierge, elle greffait et faisait ‚panouir, impossible …discerner nettement dans l'‚blouissement, un immense bouquet comme defleurs rouges, peut-ˆtre une vari‚t‚ d' illet. Les diff‚rentes parties duBois, mieux confondues l'‚t‚ dans l'‚paisseur et la monotonie des verduresse trouvaient d‚gag‚es. Des espaces plus ‚claircis laissaient voirl'entr‚e de presque toutes, ou bien un feuillage somptueux la d‚signaitcomme une oriflamme. On distinguait, comme sur une carte en couleur,Armenonville, le Pr‚ Catelan, Madrid, le Champ de courses, les bords duLac. Par moments apparaissait quelque construction inutile, une faussegrotte, un moulin … qui les arbres en s'‚cartant faisaient place ou qu'unepelouse portait en avant sur sa moelleuse plateforme. On sentait que leBois n'‚tait pas qu'un bois, qu'il r‚pondait … une destination ‚trangŠre …la vie de ses arbres, l'exaltation que j'‚prouvais n'‚tait pas caus‚e quepar l'admiration de l'automne, mais par un d‚sir. Grande source d'une joieque l'ƒme ressent d'abord sans en reconnaŒtre la cause, sans comprendre querien au dehors ne la motive. Ainsi regardais-je les arbres avec unetendresse insatisfaite qui les d‚passait et se portait … mon insu vers cechef-d' uvre des belles promeneuses qu'ils enferment chaque jour pendantquelques heures. J'allais vers l'all‚e des Acacias. Je traversais desfutaies o— la lumiŠre du matin qui leur imposait des divisions nouvelles,‚mondait les arbres, mariait ensemble les tiges diverses et composait desbouquets. Elle attirait adroitement … elle deux arbres; s'aidant du ciseaupuissant du rayon et de l'ombre, elle retranchait … chacun une moiti‚ deson tronc et de ses branches, et, tressant ensemble les deux moiti‚s quirestaient, en faisait soit un seul pilier d'ombre, que d‚limitaitl'ensoleillement d'alentour, soit un seul fant“me de clart‚ dont un r‚seaud'ombre noire cernait le factice et tremblant contour. Quand un rayon desoleil dorait les plus hautes branches, elles semblaient, tremp‚es d'une

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humidit‚ ‚tincelante, ‚merger seules de l'atmosphŠre liquide et couleurd'‚meraude o— la futaie tout entiŠre ‚tait plong‚e comme sous la mer. Carles arbres continuaient … vivre de leur vie propre et quand ils n'avaientplus de feuilles, elle brillait mieux sur le fourreau de velours vert quienveloppait leurs troncs ou dans l'‚mail blanc des sphŠres de gui qui‚taient sem‚es au faŒte des peupliers, rondes comme le soleil et la lunedans la Cr‚ation de Michel-Ange. Mais forc‚s depuis tant d'ann‚es par unesorte de greffe … vivre en commun avec la femme, ils m'‚voquaient ladryade, la belle mondaine rapide et color‚e qu'au passage ils couvrent deleurs branches et obligent … ressentir comme eux la puissance de la saison;ils me rappelaient le temps heureux de ma croyante jeunesse, quand jevenais avidement aux lieux o— des chefs-d' uvre d'‚l‚gance f‚minine ser‚aliseraient pour quelques instants entre les feuillages inconscients etcomplices. Mais la beaut‚ que faisaient d‚sirer les sapins et les acaciasdu bois de Boulogne, plus troublants en cela que les marronniers et leslilas de Trianon que j'allais voir, n'‚tait pas fix‚e en dehors de moi dansles souvenirs d'une ‚poque historique, dans des uvres d'art, dans un petittemple … l'amour au pied duquel s'amoncellent les feuilles palm‚es d'or.Je rejoignis les bords du Lac, j'allai jusqu'au Tir aux pigeons. L'id‚e deperfection que je portais en moi, je l'avais prˆt‚e alors … la hauteurd'une victoria, … la maigreur de ces chevaux furieux et l‚gers comme desguˆpes, les yeux inject‚s de sang comme les cruels chevaux de DiomŠde, etque maintenant, pris d'un d‚sir de revoir ce que j'avais aim‚, aussi ardentque celui qui me poussait bien des ann‚es auparavant dans ces mˆmeschemins, je voulais avoir de nouveau sous les yeux au moment o— l'‚normecocher de Mme Swann, surveill‚ par un petit groom gros comme le poing etaussi enfantin que saint Georges, essayait de maŒtriser leurs ailes d'acierqui se d‚battaient effarouch‚es et palpitantes. H‚las! il n'y avait plusque des automobiles conduites par des m‚caniciens moustachusqu'accompagnaient de grands valets de pied. Je voulais tenir sous les yeuxde mon corps pour savoir s'ils ‚taient aussi charmants que les voyaient lesyeux de ma m‚moire, de petits chapeaux de femmes si bas qu'ils semblaientune simple couronne. Tous maintenant ‚taient immenses, couverts de fruitset de fleurs et d'oiseaux vari‚s. Au lieu des belles robes dans lesquellesMme Swann avait l'air d'une reine, des tuniques gr‚co-saxonnes relevaientavec les plis des Tanagra, et quelquefois dans le style du Directoire, deschiffrons liberty sem‚s de fleurs comme un papier peint. Sur la tˆte desmessieurs qui auraient pu se promener avec Mme Swann dans l'all‚e de laReine-Marguerite, je ne trouvais pas le chapeau gris d'autrefois, ni mˆmeun autre. Ils sortaient nu-tˆte. Et toutes ces parties nouvelles duspectacle, je n'avais plus de croyance … y introduire pour leur donner laconsistance, l'unit‚, l'existence; elles passaient ‚parses devant moi, auhasard, sans v‚rit‚, ne contenant en elles aucune beaut‚ que mes yeuxeussent pu essayer comme autrefois de composer. C'‚taient des femmesquelconques, en l'‚l‚gance desquelles je n'avais aucune foi et dont lestoilettes me semblaient sans importance. Mais quand disparaŒt unecroyance, il lui survit -- et de plus en plus vivace pour masquer le manquede la puissance que nous avons perdue de donner de la r‚alit‚ … des chosesnouvelles -- un attachement f‚tichiste aux anciennes qu'elle avait anim‚es,comme si c'‚tait en elles et non en nous que le divin r‚sidait et si notreincr‚dulit‚ actuelle avait une cause contingente, la mort des Dieux.

Quelle horreur! me disais-je: peut-on trouver ces automobiles ‚l‚gantescomme ‚taient les anciens attelages? je suis sans doute d‚j… trop vieux --mais je ne suis pas fait pour un monde o— les femmes s'entravent dans desrobes qui ne sont pas mˆme en ‚toffe. A quoi bon venir sous ces arbres, si

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rien n'est plus de ce qui s'assemblait sous ces d‚licats feuillagesrougissants, si la vulgarit‚ et la folie ont remplac‚ ce qu'ils encadraientd'exquis. Quelle horreur! Ma consolation c'est de penser aux femmes quej'ai connues, aujourd'hui qu'il n'y a plus d'‚l‚gance. Mais comment desgens qui contemplent ces horribles cr‚atures sous leurs chapeaux couvertsd'une voliŠre ou d'un potager, pourraient-ils mˆme sentir ce qu'il y avaitde charmant … voir Mme Swann coiff‚e d'une simple capote mauve ou d'unpetit chapeau que d‚passait une seule fleur d'iris toute droite. Aurais-jemˆme pu leur faire comprendre l'‚motion que j'‚prouvais par les matinsd'hiver … rencontrer Mme Swann … pied, en paletot de loutre, coiff‚e d'unsimple b‚ret que d‚passaient deux couteaux de plumes de perdrix, maisautour de laquelle la ti‚deur factice de son appartement ‚tait ‚voqu‚e,rien que par le bouquet de violettes qui s'‚crasait … son corsage et dontle fleurissement vivant et bleu en face du ciel gris, de l'air glac‚, desarbres aux branches nues, avait le mˆme charme de ne prendre la saison etle temps que comme un cadre, et de vivre dans une atmosphŠre humaine, dansl'atmosphŠre de cette femme, qu'avaient dans les vases et les jardiniŠresde son salon, prŠs du feu allum‚, devant le canap‚ de soie, les fleurs quiregardaient par la fenˆtre close la neige tomber? D'ailleurs il ne m'e–tpas suffi que les toilettes fussent les mˆmes qu'en ces ann‚es-l…. A causede la solidarit‚ qu'ont entre elles les diff‚rentes parties d'un souveniret que notre m‚moire maintient ‚quilibr‚es dans un assemblage o— il ne nousest pas permis de rien distraire, ni refuser, j'aurais voulu pouvoir allerfinir la journ‚e chez une de ces femmes, devant une tasse de th‚, dans unappartement aux murs peints de couleurs sombres, comme ‚tait encore celuide Mme Swann (l'ann‚e d'aprŠs celle o— se termine la premiŠre partie de cer‚cit) et o— luiraient les feux orang‚s, la rouge combustion, la flammerose et blanche des chrysanthŠmes dans le cr‚puscule de novembre pendantdes instants pareils … ceux o— (comme on le verra plus tard) je n'avais passu d‚couvrir les plaisirs que je d‚sirais. Mais maintenant, mˆme ne meconduisant … rien, ces instants me semblaient avoir eu eux-mˆmes assez decharme. Je voudrais les retrouver tels que je me les rappelais. H‚las! iln'y avait plus que des appartements Louis XVI tout blancs, ‚maill‚sd'hortensias bleus. D'ailleurs, on ne revenait plus … Paris que trŠs tard.Mme Swann m'e–t r‚pondu d'un chƒteau qu'elle ne rentrerait qu'en f‚vrier,bien aprŠs le temps des chrysanthŠmes, si je lui avais demand‚ dereconstituer pour moi les ‚l‚ments de ce souvenir que je sentais attach‚ …une ann‚e lointaine, … un mill‚sime vers lequel il ne m'‚tait pas permis deremonter, les ‚l‚ments de ce d‚sir devenu lui-mˆme inaccessible comme leplaisir qu'il avait jadis vainement poursuivi. Et il m'e–t fallu aussi quece fussent les mˆmes femmes, celles dont la toilette m'int‚ressait parceque, au temps o— je croyais encore, mon imagination les avaitindividualis‚es et les avait pourvues d'une l‚gende. H‚las! dans l'avenuedes Acacias -- l'all‚e de Myrtes -- j'en revis quelques-unes, vieilles, etqui n'‚taient plus que les ombres terribles de ce qu'elles avaient ‚t‚,errant, cherchant d‚sesp‚r‚ment on ne sait quoi dans les bosquetsvirgiliens. Elles avaient fui depuis longtemps que j'‚tais encore …interroger vainement les chemins d‚sert‚s. Le soleil s'‚tait cach‚. Lanature recommen‡ait … r‚gner sur le Bois d'o— s'‚tait envol‚e l'id‚e qu'il‚tait le Jardin ‚lys‚en de la Femme; au-dessus du moulin factice le vraiciel ‚tait gris; le vent ridait le Grand Lac de petites vaguelettes, commeun lac; de gros oiseaux parcouraient rapidement le Bois, comme un bois, etpoussant des cris aigus se posaient l'un aprŠs l'autre sur les grandschˆnes qui sous leur couronne druidique et avec une majest‚ dodon‚ennesemblaient proclamer le vide inhumain de la forˆt d‚saffect‚e, etm'aidaient … mieux comprendre la contradiction que c'est de chercher dans

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la r‚alit‚ les tableaux de la m‚moire, auxquels manquerait toujours lecharme qui leur vient de la m‚moire mˆme et de n'ˆtre pas per‡us par lessens. La r‚alit‚ que j'avais connue n'existait plus. Il suffisait que MmeSwann n'arrivƒt pas toute pareille au mˆme moment, pour que l'Avenue f–tautre. Les lieux que nous avons connus n'appartiennent pas qu'au monde del'espace o— nous les situons pour plus de facilit‚. Ils n'‚taient qu'unemince tranche au milieu d'impressions contigu‰s qui formaient notre vied'alors; le souvenir d'une certaine image n'est que le regret d'un certaininstant; et les maisons, les routes, les avenues, sont fugitives, h‚las,comme les ann‚es.