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Le deuil créatif dans À la Recherche du temps perdu Mémoire Catherine Blaquière Maîtrise en études littéraires Maître ès arts (M.A.) Québec, Canada © Catherine Blaquière, 2014

Le deuil créatif dans «À la recherche du temps perdu» · Recherche du temps perdu de Marcel Proust nous offre une trame narrative propice à l‘analyse du deuil intime, vécu

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Le deuil créatif dans À la Recherche du temps perdu

Mémoire

Catherine Blaquière

Maîtrise en études littéraires

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

© Catherine Blaquière, 2014

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Résumé

Grâce à son écriture précédant immédiatement la Première Guerre mondiale, À la

Recherche du temps perdu de Marcel Proust nous offre une trame narrative propice à l‘analyse du

deuil intime, vécu avant cette guerre terrible qui a à jamais modifié notre conception de la

mort. En s‘intéressant à la mort de la grand-mère du personnage-narrateur, à celle de son

amante Albertine ainsi qu‘à celle de Charles Swann, on peut tracer un nouveau fil conducteur

au sein du roman. Ces deuils contribuent directement à la conclusion du roman, alors que

Marcel découvre sa vocation d‘écrivain et décide d‘y consacrer sa vie. Ce nouveau but coïncide

avec le constat de l‘imminence de sa propre mort, causalité entre mort et art qui justifie

conséquemment que l‘on se penche sur les grands deuils du roman. Quel est le véritable objet

de ces deuils ? En quoi ces deuils provoquent-ils la vocation ? En quoi le deuil est-il donc

créatif chez Proust ? Voilà les questions majeures qui traversent ce mémoire et par lesquelles il

tentera de répondre à la nécessité de ces deuils comme unités de base et comme succession

menant au surgissement final d‘un sujet désormais dévoué à l‘art littéraire.

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Table des matières

Résumé .......................................................................................................................................... iii

Remerciements ............................................................................................................................ vii

Introduction ................................................................................................................................... 1

La grand-mère ............................................................................................................................. 13

L'agonie .................................................................................................................................... 17

Les sociabilités absurdes ........................................................................................................ 19

L'étrangeté de la mort ............................................................................................................ 23

Le deuil mélancolique ............................................................................................................ 27

Conclusion ............................................................................................................................... 34

Albertine ....................................................................................................................................... 39

Albertine imaginée.................................................................................................................. 44

Le deuil jaloux ......................................................................................................................... 52

Venise ....................................................................................................................................... 57

Conclusion ............................................................................................................................... 61

Swann............................................................................................................................................ 67

La mort de Charles Swann .................................................................................................... 68

Alter ego .................................................................................................................................. 71

Dolorisme ................................................................................................................................ 76

Conclusion ............................................................................................................................... 82

Conclusion générale .................................................................................................................... 87

Bibliographie ................................................................................................................................ 95

Sources primaires.................................................................................................................... 95

Sources secondaires................................................................................................................ 95

Documents audio-visuels et numériques ............................................................................ 97

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Remerciements

Je souhaite d‘abord remercier le Certificat en œuvres marquantes de la culture occidentale de la

Faculté de philosophie de l‘Université Laval, les professeurs qui m‘y ont si brillamment

enseigné ainsi que tous les étudiants qui ont partagé cette année d‘étude merveilleuse. Ils ont

tous contribué à ma quête de savoir dans laquelle le présent mémoire s‘inscrit. Parmi les amis

que j‘y compte, je souligne la contribution toute particulière de M. Maxime Vachon qui, par

son exposé magistral sur À la Recherche du temps perdu, a été le premier instigateur de ma passion

pour cette œuvre.

Je remercie M. Guillaume Pinson qui a toujours su être le directeur dont j‘avais besoin. Il

a su accueillir avec douceur mes maladresses et mes angoisses, cultiver mon enthousiasme,

soutenir sans réserve mes aspirations les plus grandioses et les canaliser en travail productif.

Sans son écoute et son soutien, ce mémoire ne serait qu‘un brouillon monumental.

Je souhaite aussi offrir toute mon admiration à mes parents, Jean-François et Hélène, qui

ont fait de nombreux sacrifices pour me soutenir moralement et économiquement tout au long

de mes études. Ils y ont parfois perdu leur latin, mais n‘ont jamais failli à cette tâche. Il en va de

même pour mon frère, Alexandre, qui, bien que tout à fait indifférent à ce que je fasse ceci ou

cela, ne m‘a jamais contredite et m‘a toujours appuyée inconditionnellement. Leur contribution

se mesure bien au-delà de ce mémoire ; elle a formé ce que je suis.

Je remercie Yvan qui, malgré son arrivée tardive dans cette aventure qu‘est ma maîtrise, a

su favoriser sa conclusion dans le tranquille été d‘une Terra Australis Incognita.

Je soulignerai également la patience de tous mes amis qui, bien malgré eux, ont tous

entendu parler de Proust à chacune de nos rencontres. Pour votre patience et votre amour, je

tenterai de vous les renvoyer au centuple !

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Introduction

À la Recherche du temps perdu1 est bien, comme le disait Ricœur, une « fable sur le temps2 »,

notamment en ce qu'elle met en scène une fictionnalisation de la mémoire. Dans ce roman des

souvenirs d'enfance et des êtres chers disparus, le temps long et la mémoire sont propices à la

mise en scène d'une myriade de deuils. « La Recherche du temps perdu est le roman des déceptions.

À les énumérer, on dresserait la liste de toutes les découvertes, de toutes les rencontres, de tous

les amours qui ont rythmé la vie du narrateur. Imaginer, rêver, espérer, c'est avoir réuni toutes

les conditions de la désillusion3. » Et si nombre de ces désillusions ne sont que des déceptions

somme toute banales, certaines se détachent par leur rôle décisif dans la trame du roman. Par

leur nature de rupture définitive avec le passé et par le long processus de gestion qu'ils

entraînent, impossible de les considérer comme étant moins que des deuils. Et puisque toute la

narration s'oriente vers la révélation finale de la vocation d'écrivain, ces deuils décisifs doivent

être analysés dans la perspective de cette finalité du récit.

Comme « [l]e roman proustien s‘est donné ouvertement pour but de rechercher un

temps perdu, déjà vécu, de le fixer pour que soit répétée la vie et qu‘elle échappe à la mort4 », le

deuil trace un fil conducteur thématique à travers cette recherche. Aussi ne faut-il pas se leurrer

et comprendre que la quête du narrateur de La Recherche du temps perdu est « au service d‘une

démonstration qui a pour enjeu la réconciliation de ce qui a fait le tourment du Narrateur : la

dispersion de sa personnalité – l‘intermittence du moi – et l‘émiettement parallèle du monde5 ».

C‘est là l‘enjeu qu‘il ne faut pas perdre de vue et sur lequel la question du deuil comme unité du

roman permet de fixer un œil attentif. Recherche prend ainsi bel et bien le sens de quête,

comme l‘affirmait Deleuze, mais elle prend chez Anne Henry un sens plus philosophique : la

recherche, dans sa forme narrative, est avant tout prétexte à des démonstrations métaphysiques.

1 Les références à cet ouvrage se feront en note de bas de page en format abrégé. Les titres des tomes seront désignés par les abréviations d‘usage : Du Côté de chez Swann (CS), À l‘Ombre des jeunes filles en fleur (OJFF), Le Côté de Guermantes (CG), Sodome et Gomorrhe (SG), La Prisonnière (LP), Albertine disparue (AD), Temps retrouvé (TR). L‘édition choisie est celle publiée chez Gallimard en Folio en 7 tomes publiée en 1988 et sera donc omise. Les références ne contiendront que l‘abréviation, suivie de la page.

2 Paul Ricœur, Temps et récit, 2. La configuration dans le récit de fiction , Points, Essais, 1984, p. 246.

3 Nicolas Grimaldi, Proust, les horreurs de l'amour, Paris, Presses universitaires de France, 2008, p. 9.

4 Anne Henry, Proust romancier, Le tombeau égyptien, Paris, Flammarion, La Bibliothèque scientifique, 1983, p. 5.

5 Ibid., p. 26.

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Comme le roman se conclut par la nécessité du narrateur de réinvestir sa vie passée pour lui

rendre son unité, on ne peut éluder cette question du saut entre le particulier qui semble mener

aussi hasardeusement à l‘universel. Curieusement, il semble alors nécessaire, dans ce roman sur

la quête de l‘unité de soi et du monde, de reconstruire soi-même, en tant que lecteur, une unité

théorique qui s‘éparpille dans ce roman à la forme éclatée, pour rendre compte du mouvement

qui unit chez Proust l‘expérience et donc le temps à l‘art qui lui échappe.

Ce questionnement est de son temps, particulièrement depuis le développement de

démarches transdisciplinaires s'intéressant à la thématique de la mort, à partir de laquelle il ne

suffit que d'un pas pour y théoriser la mise en scène de sa gestion : le deuil. Ce dernier, en tant

que gestion d'un temps antérieur irrémédiablement perdu, doit d'abord être compris depuis le

changement du paradigme du temps de l'époque moderne. Car le temps contemporain est lui-

même porteur de cet événement, au sens de rupture. On le voit apparaître historiquement à

partir de la Révolution française, caractérisé par la rupture du temps cyclique : il commence

avec la conscience d'une « différence entre le présent et le passé6 » ancrée dans le discours,

« traitant comme " mort " ce qui précèd[e]7 ». Bien que propice à nourrir notre raisonnement,

ces enjeux de l‘histoire contemporaine ont fréquemment pour sujet une mort radicalement

différente de celle que connaissait Proust. Les guerres mondiales ont ouvert à une nouvelle

conception de la mort, et donc à un nouvel espace du deuil, les deux ne pouvant être esthétisés

comme précédemment. C‘est l‘époque de la mort sèche, comme l‘appelait Allouch8, la mort de

masse et la mort brutale qui aujourd‘hui fait que l‘on tente d‘ignorer toujours mieux la mort qui

inspire toujours plus d‘anxiété (Society’s Contribution to Defensiveness)9. Aussi, pour la regarder en

face hors de ce biais, faut-il savoir s‘intéresser au temps contemporain dans une acception plus

large pour ne pas contaminer ces morts préguerre mondiale avec nos yeux du XXIe siècle. Si

l'histoire contemporaine se construit non seulement sur une conscience du temps révolu, mais,

plus encore, sur un temps mort, comment ce discours s'incarne-t-il dans un roman sur le temps

6 Michel De Certeau, L'Écriture de l'histoire, Paris, Gallimard, Bibliothèque des Histoires, 1975, p. 15.

7 Ibid., p. 16.

8 Jean Allouch, Érotique du deuil au temps de la mort sèche, Paris, EPEL, 1997, p. 9.

9 Elisabeth Kübler-Ross, On Death and Dying [en ligne], Londres, Tavistock ⁄ Routledge, 1989, mis en ligne par UK : MyiLibrairy, 2007, http://lib.myilibrary.com.ezproxy.bibl.ulaval.ca/Open.aspx?id=5160, consulté le 3 décembre 2012, p. 10.

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perdu aussi marqué par les morts ? De quelle façon le temps des morts est-il lié à la quête d'une

vérité temporelle voilée par le temps perdu ? Cette question, qui a pour point d'origine une

réflexion sur le temps de l'histoire, convoque un corpus critique comparatiste qui a décloisonné

les domaines et permis le glissement depuis la discipline historique vers un questionnement

philosophique sur la nature du temps10. Cet élargissement permet conséquemment d'inscrire le

roman dans la continuité de ces théories. C‘est dans cette mesure qu‘À la Recherche du temps

perdu peut être revisité pour que la mise en scène du deuil y apparaisse clairement en regard de

cette compréhension nouvelle et de ces outils méthodologiques transdisciplinaires. À ce titre,

les morts de trois personnages, soit celle de la grand-mère, d'Albertine et de Swann, et

l'approche de la mort du narrateur Marcel dans l'épisode final du bal des têtes apparaissent

centrales. C'est d'après ces quatre temps qu'il est possible de disséquer les mécanismes du deuil

mis en scène dans l'œuvre de Proust et de retracer le chemin qui mène de ces deuils aux

conclusions métaphysiques sur l‘art. C‘est dans cette dialectique entre ces deux pôles, entre les

deuils et le surgissement d‘une vocation, qu‘émerge ce que l‘on pourrait nommer le deuil créatif.

Aussi les scènes de Combray, certains moments-clefs de la vie de Swann, Les Intermittences du

cœur, les tomes de La Prisonnière et du Temps retrouvé auront-ils été analysées plus en profondeur,

bien que le présent mémoire considère La Recherche dans son entièreté narrative. Cette réflexion

sur la distance qui nous sépare de Proust nous rappelle également de prendre garde à

l'anachronisme, d'où l'importance de laisser d'abord parler le texte romanesque.

Jusqu‘à présent, la littérature critique s‘est gardée d‘aborder frontalement la question du

deuil. Cependant, les personnages dont il sera question (la grand-mère, Albertine Simonet et

Charles Swann) ont quant à eux suscité un vif intérêt qui permet une profusion de sources

critiques à même de dévoiler leur importance pour le narrateur. La question de la mort a été

analysée dans l‘œuvre d‘après plusieurs angles, notamment au travers du prisme de la mémoire.

Notons aussi la vaine tentative de circonscrire le sujet auquel a mené la thèse de Mme

Simonetta Boni, qui a choisi pour titre ce qui promettait pourtant beaucoup : « Le thème de la

mort dans À la Recherche du temps perdu11 ». Ce travail académique relève plus de la recension

10 Chez De Certeau (L'Écriture de l'histoire) comme discipline, ensuite chez Henry Rousso (La Dernière catastrophe) comme notion à part entière (qu'est-ce que le contemporain ?) puis chez Dosse (La Naissance de l'événement) comme questionnement ontologique (qu'elle est la nature du temps à l'époque moderne ?).

11 Simonetta Boni, « Le thème de la mort dans À la Recherche du temps perdu », thèse de doctorat en études littéraires, Paris, Paris-III-Sorbonne Nouvelle, 1999, 414 f.

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de l‘occurrence du mot mort que de l‘analyse de ses causes, effets, mécanismes, etc. À l‘âge de

l‘informatique où il n‘y a qu‘à effectuer une recherche dans une des multiples versions

numérisées de l‘œuvre de Proust12, ne reste d‘utile que le regroupement par catégorie qui n‘est

d‘aucun recours dans un travail sur le deuil qui se doit de trouver sa propre classification. Ce

mémoire a ainsi pour but d‘affronter directement ce qui advient de ces morts dans le for

intérieur du personnage principal, exercice mobilisant certes une masse critique proustienne,

mais a fortiori nombre d‘ouvrages théoriques s‘intéressant aux concepts de la mort dont celui,

incontournable, de Ricœur. Dans cette mesure, nombre d'ouvrage lieux communs des études

proustiennes ne seront pas conviés à cette analyse.

L‘intérêt d‘une analyse du deuil réside d‘abord dans la polysémie du terme. Comprendre

la mise en scène du deuil dans La Recherche permet de disséquer le roman d‘après plusieurs

angles qui, lorsqu‘observés simultanément, offrent un éclairage nouveau à l‘œuvre de Proust.

Cependant, cette lumière nouvelle est peu accessible tant le mot deuil est insaisissable13. Il

désigne tantôt un sentiment de détresse, tantôt sa démonstration publique, ses signes extérieurs,

voire son coût. De même, ses causes peuvent être certes la mort, mais également une rupture,

un départ, etc. Afin de lever le voile sur le visage polymorphe du deuil dans l‘œuvre de Proust,

il faut donc préalablement s‘extirper de cette nuée. Quel deuil est à l‘œuvre dans La Recherche ?

S‘il est certainement probable d‘y trouver toutes les déclinaisons du mot, ce grand roman

psychologique14 appelle à une lecture tenant compte de cette nature. Ainsi, le deuil qui attire le

regard est celui qui conduit vers le sentiment, vers l‘intériorité du personnage, vers le choc des

événements, au sens phénoménologique. Nombreux sont les moments où le narrateur semble

entrer en processus de deuil au sujet d‘une foule de déceptions sur l‘art comme sur les gens.

Cependant, dans un temps proustien de flux et de reflux15, ils font rarement événement au sens

fort, c‘est-à-dire qu‘ils ne causent pas chez le héros de sentiment définitif d‘un temps antérieur

et postérieur incomparable de part et d'autre de l'événement. Le vrai deuil est conséquemment

12 En la matière, le site le plus utile me semble http://alarecherchedutempsperdu.com/, dont le moteur de recherche est fort pratique. On y propose plusieurs mises en page. La page html comprenant toute l‘œuvre permet notamment une recension telle qu‘il en est question. Comme toute version numérique, il faut prendre garde à certaines coquilles, mais le tout reste de qualité.

13 Trésor de la langue française informatisé [en ligne], consulté le 18 février 2013, http://atilf.atilf.fr/

14 Anne Henry, Proust romancier, Le tombeau égyptien, op. cit., p. 44.

15 André Benhaïm, « Le Temps retrouvé ou l‘apocalypse du visage », dans Le temps retrouvé eighty years after / 80 ans après, Critical essays / essais critiques, Adam Andrew Watt (dir), Oxford, New York, Peter Lang, 2009, p.68.

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pour le narrateur celui causé par la mort d‘êtres chers. Le temps les fait revivre brièvement

pour rappeler ensuite l‘irréversibilité de la perte.

C‘est en ce sens que cette facette de la déception ne peut primer sur le sens le plus

familier du deuil, celui qui le lie à la mort. Comme la pluralité du terme est précisément ce qui

fait la richesse de ce sujet, il ne s‘agit conséquemment pas de choisir parmi ces sens, mais

plutôt de les éclaircir dans le but de circonscrire ce terme évasif. Pour y arriver, il faut donc

s‘attaquer à cette question : qu‘est-ce que la mort ? Ou plutôt qu‘elles sont les natures de la

mort ? Car en effet la première question induit en erreur. D‘abord parce qu‘elle n'appelle

qu‘une réponse, au singulier, alors qu‘il a déjà été admis que le deuil est pluriel et qu‘il semble

donc plus approprié de lui répondre au pluriel. Ensuite parce qu‘elle pousse vers la

métaphysique. Elle demande qu‘est-ce que la mort en elle-même, par essence, alors que ce qu‘il

faut connaître pour cerner le deuil, c‘est ce qu‘elle est pour les vivants. D‘où : qu‘elles sont ses

natures ? En ce sens, nature est à entendre au sens fort, premier et étymologique, au sens

aristotélicien. Dans la Physique, la nature16 désigne un principe interne de mouvement et de

repos. Si l‘on cherche à connaître les natures de la mort, il faut ainsi s‘intéresser à ce qu‘elle est

dans le temps17. Qu‘il y ait après-vie ou non, le temps des morts ne peut être qu‘un temps

éternel. C‘est là la première méconnaissance de la mort et c‘est de cette erreur que nous

préserve cette question. Ricœur insiste à ce sujet à de nombreuses reprises : la mort est du côté

des vivants18. Il ne peut y avoir événement, c‘est-à-dire sentiment d‘un temps antérieur perdu à

tout jamais, que pour celui qui reste.

Alors que signifie la mort pour le vivant ? Quels sont ses sens ? C‘est sur cette question

dialectique que se fonde Vivant jusqu’à la mort dans lequel Ricœur dissèque de la façon la plus

exhaustive ce mot à la fois étrange et familier. La mort a ceci de particulier qu‘elle se charge

constamment d‘expériences qui conditionnent un imaginaire opaque « qui recouvre et

dissimule19 » son sens réel sans lequel il est impossible de définir les contours du deuil. Voilà

que l'on s'embourbe pareillement lorsque l'on tente de déterminer lorsqu'elle se produit. Si l'on

peut la voir grimper depuis l'orteil de Socrate jusqu'à ses tempes, n'est-ce pas parce que la mort

16 Aristote, La Physique, Paris, GF Flammarion, 2e édition revue, 2002, p. 473.

17 Aristote, La Physique, op. cit., p. 116. Le temps en tant que « nombre nombré selon l'antérieur et le postérieur ».

18 Paul Ricœur, Vivant jusqu’à la mort suivi de Fragments, Paris, Seuil, 2007, p. 39.

19 Paul Ricœur, Vivant jusqu’à la mort suivi de Fragments, op. cit., p. 36.

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désigne tantôt la mort en cours, tantôt le point final ? Aussi, pour se désempêtrer, faut-il

s‘attaquer à l‘image la plus familière, soit celle de la rencontre de la mort de l‘autre ; après tout

la mort des autres précède toujours la sienne propre. Devant la dépouille, toute personne se

voit confrontée à une accumulation de questions : « existe-t-il encore ? et où ? en quel ailleurs ?

Sous quelle forme invisible à nos yeux ? Visible autrement ? Cette question lie la mort au mort,

aux morts. C'est une question de vivants, peut-être de bien-portants20 ». Car enfin si le mort est

une dépouille, c'est qu'on conçoit qu'il a perdu quelque chose. Mais alors que lui-reste-t-il ? Ces

questions entraînent toutes vers le même cul-de-sac que précédemment, c‘est-à-dire qu‘à

« [q]uelle sorte d'êtres sont les morts ?21 », il ne peut y avoir que des réponses erronées. Car si

l'on pense ainsi au mort, c'est que l'on se l'imagine comme toujours un peu vivant ; les restes

du mort que l'on interroge ne sont ni plus ni moins qu'une résistance à la notion de mortalité.

Ainsi imagine-t-on la mort d'autrui d'après notre situation de vivant, on imagine la mort

comme survivance. Le visage le plus familier de la mort est conséquemment égotique, où la

mort d'autrui appelle l'anticipation de ma propre mort. Penser le mort, c'est par exemple

imaginer les funérailles, ce qui implique que l'on se place à la fois dans le cercueil et dans la

foule, en observateur omniscient.

Par extension, la mort désigne ainsi plus largement toute mort, c‘est-à-dire « la mortalité,

le devoir-mourir un jour, l'avenir-à-mourir22. » On aborde a priori la mort comme le sort « des

morts déjà morts 23 », c'est-à-dire comme une chose lointaine et conclue, en imaginant

paradoxalement ce qui peut d'eux échapper au néant. Ensuite, la mort se cristallise dans

l‘expérience, se gonfle conceptuellement, désignant toute mort comme processus, tout vivant

comme moribond. On en vient à comprendre que c'est parce que je vis que je mourrai, puisque

j'ai vu que les autres vivants n'y échappaient pas. Si la mort peut référer à cette durée comme

synonyme de vivant comme aux symptômes qui l'annoncent, où se produit précisément la

mort ? Où se trouve le point de rupture ? Cette acception du mot pose ainsi le problème de la

finitude. Cette question de la finitude peut être abordée d'après une analogie mathématique. Si

l'on conçoit la vie comme un intervalle entre la naissance et la mort, on se bute à ce problème

de définition parce que l'on évalue la mort depuis l'intérieur comme la borne supérieure de la

20 Paul Ricœur, Vivant jusqu’à la mort suivi de Fragments, op. cit., p. 36.

21 Id.

22 Ibid., p. 40.

23 Ibid., p. 39.

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vie. Or, il faudrait pouvoir sortir de notre intervalle d'existence pour voir la mort comme ce

qu'elle est, soit un élément forcément exclu de l'intervalle.

La mort pour le vivant : [naissance, mort]

La mort en soi : [naissance, mort[

C'est en cela que « [v]ue du dedans la finitude va vers une limite à partir du toujours en-

deçà et non vers une borne que le regard franchit; instaurant la question: quid après24 ? »

Contrairement à ce qu‘il serait permis de penser intuitivement, il est impossible de concevoir la

mort en tant qu'événement, au sens phénoménologique, puisqu'il nous est impossible

d'expérimenter l'après. Toute mort, par son irréversibilité, crée un événement dans la vie du

survivant, mais cela ne peut désigner la mort en elle-même. La question de la finitude dévoile

ainsi l‘inaccessibilité de la mort pour le vivant, et cette question impossible du quid après. Cette

abstraction crée une incertitude ou une méconnaissance telle qu‘elle d‘adhère pas à un « désir

d‘être ». L'intelligence du vivant ne peut s'extirper de son expérience de la mort pourtant

étrangère à son objet même. La mort est conséquemment emmitouflée dans un problème

dialectique impossible où l'on ne peut connaître ni son objet ni sa singularité.

La mort ne peut ainsi être comprise pour elle-même. Pour le vivant, pour celui qui fait le

deuil, elle ne peut être qu'une expérience de l'absence. Ainsi, le deuil peut apparaître en

réaction à autre chose que la mort : départs, ruptures, déceptions de toutes sortes. Voilà

pourquoi il faut en quelque sorte détacher le mort du deuil, d'abord pour pouvoir le

comprendre, puis ensuite pour pouvoir le faire, ce deuil, en réorientant le désir de continuité

vers le vivant. Mais alors vers quelle entéléchie s'élance-t-il ? Il a une fonction modificatrice

dans le réseau de sensibilité d'un individu où il s'avère une force « créante ». S'il est processus

de création par définition, sa production, au sens de résultat peut prendre une infinité de

visages, tant et si bien qu'on en vient à se demander : le deuil produit-il ?

Une des théories qui a fortement marqué la façon dont on conçoit le deuil est celle de

Kübler-Ross mise au point à la fin de la décennie 1960. Elle a désigné le deuil comme une

expérience universelle de gestion de la mort se déroulant en cinq étapes : denial (déni), anger

24 Paul Ricœur, Vivant jusqu’à la mort suivi de Fragments, op. cit., p. 39.

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(colère), bargaining (marchandage), depression (dépression), acceptance (acceptation) 25 . « These

means will last for different periods of time and will replace each other or exist at times side by

side26. » Cependant, cette théorie ne prend pas racine dans une réflexion dialectique étoffée de

la mort : le mourir n‘est compris que dans la mesure d‘une fin, d‘un point fixe. Ce deuil

consiste ainsi à modifier le rapport du mourant avec sa propre mort puis, par analogie27, du

bien-portant avec la mort d'autrui. Une telle compréhension du deuil doit conséquemment être

rejetée puisqu'elle émerge non pas d'une analyse conceptuelle, mais bien d'observations

empiriques28. De plus, son opérationnalité dépend d'un critère d'utilitarisme, certes nécessaire

en psychologie clinique, tout à fait étranger à la littérature29. Cela vaut pour toute tentative

d‘analyse littéraire souhaitant trouver dans le roman le creuset de quelque école de psychologie30.

L'espace littéraire répond à des nécessités différentes : s'il est vrai que le personnage peut

connaître une détresse psychologique, il ne faut toutefois pas tomber dans le piège de le traiter

comme un patient. En effet, une approche psychologisante ne respecte ni les particularités

narratives ni la nature du personnage : il n‘est pas question que Marcel guérisse. Elle serait ainsi

25 Elisabeth Kübler-Ross, On Death and Dying [en ligne], Londres, Tavistock ⁄ Routledge, 1989, mis en ligne par UK : MyiLibrairy, 2007, http://lib.myilibrary.com.ezproxy.bibl.ulaval.ca/Open.aspx?id=5160, consulté le 3 décembre 2012. Ces stages sont détaillés dans les chapitres trois à sept.

26 Elisabeth Kübler-Ross, On Death and Dying, op. cit., p. 122.

27 Car On Death and Dying ne concerne majoritairement que le patient devant sa propre mort, bien que la préface suggère que cela puisse inciter les proches du mourant à poser un regard différent sur celui-ci. L‘intérêt de cet ouvrage en rapport de ce mémoire se trouve justement dans le regard que peut en venir à poser le narrateur sur sa propre mort et sur celle des autres en tant que proche. Dans le cas de l‘analogie comme dans le cas des travaux d‘origine présenté dans cet ouvrage, le dernier stade se caractérise comme suit : « If a patient has had enough time (i.e., not a sudden, unexpected death) and has been given some help in working through the previously described stages, he will reach a stage during which he is neither depressed nor angry about his ―fate.‖ He will have been able to express his previous feelings, his envy for the living and the healthy, his anger at those who do not have to face their end so soon. He will have mourned the impending loss of so many meaningful people and places and he will contemplate his coming end with a certain degree of quiet expectation. » (p. 99) Je souligne cette notion de long temps inhérent à ce roman monumentalement long, qui commence précisément par longtemps.

28 Elisabeth Kübler-Ross, On Death and Dying, op. cit., p. xi.

29 Je ne prétends conséquemment pas à une critique étoffée de cette théorie qui, à mon sens, à droit de cité dans d‘autres circonstances. Cette critique m‘est apparue nécessaire à cause de son omniprésence dans toute discussion que j‘ai eu au sujet de la mort et plus précisément dans mes discussions scientifiques sur la matière de ce mémoire.

30 Le mot creuset réfère directement à une tentative similaire, faite avec pour sujet la Recherche et publiée chez Droz en 2006 : Proust et le moi divisé, la Recherche : creuset de la psychologie expérimentale (1874-1914) d‘Edward Bizub. Sa recherche, qui n‘est pas ici l‘objet de critique car elle prend plutôt la forme d‘une recherche psycho-sociocritique, est cependant un excellent exemple de ce que ne sera pas ce mémoire.

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inapte à décrire une mise en scène littéraire du deuil. Aussi ce mémoire se consacrera-t-il à une

analyse puisant d‘abord dans le texte de l‘œuvre pour s‘intéresser à ce qui est représenté,

l‘accent étant mis sur la notion de représentation et non pas de vécu du personnage-narrateur.

Par la théorie de Kübler-Ross, pour y revenir, on peut comprendre comment mourir

pour soi ou face à autrui, mais pas à gérer le moribond au sens large, avec le moribond comme

objet conceptuel. Les cinq étapes du deuil se limitent en quelque sorte au particulier, à un

particulier qui, axé sur la gestion de l'absence et donc du vide, se contente de modifier l'état de

détresse d'un patient. Cette théorie induit en erreur, éludant complètement la véritable épreuve

du réel qui demande à ce que l'on fasse non seulement le deuil de l'absence, mais a fortiori le

deuil de l'objet irrémédiablement perdu. Aussi ne conserverons-nous de cette théorie que le

principe général, soit celui d‘un deuil qui mette la vie que l‘on menait en sourdine dans son

processus et dont la finalité serait de dépasser cet isolement. Si le premier temps du deuil est

marqué par un retrait31, soit un handicape si l‘on reprend cette idée de sourdine, sa fin coïncide

avec des sens plus clairs. Or, les théories psychologisantes, reprises en diverses variations de la

psycho-pop, ont développé le deuil comme processus de retour à un réel inchangé, donc

comme un aparté stérile.

Bien au contraire, le deuil mis en scène par la littérature ne sait que produire, créer, ne

serait-ce que parce qu'il se déploie dans un espace de création. Chez Proust, la conscience de

l'approche de la mort est de surcroît ce qui produit le désir de production de ce même espace.

Aussi cette construction en mise en abyme ne saurait-elle correspondre à une banale

succession d'étapes, qui plus est dans un temps proustien qui, par sa non-linéarité, rejette par

essence la chronologie d'un deuil en étapes successives. Faire le deuil, c'est apprendre à gérer

l‘absence, à la faire passer d‘une connaissance théorique à une véritable reconnaissance. Au

sens propre, il s'agit d'apprendre à laisser glisser le mort, à vivre son absence, à en faire quelque

chose plus qu'à l'accepter. Plus largement, on pourrait le définir comme l'apprentissage de la

cohabitation avec le moribond. Et puisque le moribond se trouve du côté du vivant comme l‘a

mis en évidence Ricœur, faire le deuil est donc avant tout apprendre à gérer la véritable nature

31 Elisabeth Kübler-Ross, On Death and Dying, op. cit., p. 34.

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de la vie, obscurcie par le flou conceptuel qui entoure chez chacun de nous le mot même de

mort32.

Ce passage de l‘obscurité à la connaissance, ou plutôt à la reconnaissance, a été

abondamment abordée dans la littérature critique. Aussi, lorsque l‘on se reporte au deuil peut-

on constater cette synonymie entre la mort d‘êtres aimés et l‘acquisition d‘une connaissance sur

soi et sur le monde, la reconnaissance ne pouvant avoir lieu qu‘à la toute fin. Dans La Recherche,

le deuil des êtres aimés entraîne ainsi des deuils conceptuels qui fourniront la matière de la

révélation finale, la mort des autres provoquant toujours un glissement imaginaire vers la mort

de soi. Sans cette conséquence inévitable de la mort d'autrui, l'imagination ne peut prendre

conscience de sa mortalité, de l'éminence de la mort. Et cette révélation est synonyme chez

Proust de réconciliation du narrateur avec sa vocation d'écrivain longtemps niée. Le deuil, au

sens d'appropriation de l'éphémère, est ainsi cause nécessaire de la création. Le deuil est créatif,

productif, en ces multiples dimensions, c‘est-à-dire qu‘il est processus (modificateur du monde)

et que, par là, il pousse Marcel-narrateur à produire, à se produire dans l‘espace narratif. C‘est

d‘après cet éclairage du deuil qu‘il est possible de revenir sur cette phrase de La Recherche :

La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c‘est la

littérature. Cette vie qui, en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez

l‘artiste. Mais ils ne la voient pas, parce qu‘ils ne cherchent pas à l‘éclaircir33.

La vie, une fois éclairée dans sa précarité, peut enfin s'inscrire dans la permanence, certes

relative, de l'art littéraire.

Aux vues des paradigmes actuels qui considèrent le deuil comme un processus de gestion

de l'absence, le deuil apparaît nécessaire à la création artistique, principe actif de la sensibilité

particulière au moribond que possède l‘artiste qui, par son entremise, découvre le monde. Ainsi

redéfini, le deuil créatif permet de faire du deuil un maniement du vivant éphémère, plutôt que

du moribond, de soulever le voile des conceptions habituelles du deuil pour découvrir, chez

cette âme d‘exception qui est celle de Marcel, une façon innovante d‘appréhender le moribond.

32 Un tel problème dialectique n‘est pas mis de l‘avant dans les travaux de Kübler-Ross qui utilise plutôt son expérience factuelle comme appui à sa théorie.

33 TR, p. 202.

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C'est en regard de ce critère de production littéraire, de création « créante »34 , que quatre

épisodes autour de la mort de différents personnages apparaissent incontournables : la mort de

la grand-mère, celle d'Albertine et celle de Swann, puis l'approche de la mort de Marcel lors du

bal des têtes. Car la création dépend de la convergence de deux facteurs hasardeux, tous deux

liés à la dialectique de la mort.

Il en est ainsi de notre passé. C'est peine perdue que nous cherchions à l'évoquer, tous les efforts de notre

intelligence sont inutiles. Il est caché hors de son domaine et de sa portée, en quelque objet matériel (en la

sensation que nous donnerait cet objet matériel), que nous ne soupçonnons pas. Cet objet, il dépend du

hasard que nous le rencontrions avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas.35

S'il est improbable de retrouver ce passé mort en soi et pour soi, l'improbabilité se

densifie alors que ce temps doit être retrouvé dans les limites de la vie humaine, réconciliation

sur laquelle pèse lourdement la menace de la mort.

Dans le but de pouvoir réellement intégrer et appliquer à soi-même la notion de fin, il

faut forcément avoir vécu des deuils assez marquants pour que cela s'imprègne

progressivement en soi. Ainsi, la vie se réorganise non pas en fonction du mortifère, mais bien

autour de la connaissance profonde, intime, de l'éphémère. « Mais ce qui permet maintenant à

l'interprète d'aller plus loin, c'est qu'entre-temps, le problème de l'Art s'est posé, et a reçu une

solution. […]. Dès lors, le monde révélé par l'Art réagit sur tous les autres, […] sans l'Art, nous

n'aurions pas pu le comprendre36 ». Pour Marcel, la mort de la grand-mère est un premier

grand événement, au sens phénoménologique : c'est la rupture avec l'enfance, le premier

morcellement de l'être, le premier moi semé derrière soi. La mort d'Albertine est, quant à elle,

synonyme de l'éclatement des êtres. Son absence révèle la succession des êtres en soi : en

cessant de l'aimer, il se ressent distancié d'un moi passé amoureux dont la sensibilité continue

pourtant de résonner en lui. Bien que la mort de Swann précède celle d'Albertine, Marcel n'en

comprend toute la signification qu'après celle de son amante. En effet, la mort de Swann, par la

position d'alter ego qu'il occupe face au narrateur, rappelle le narrateur à sa propre mortalité

dans la rupture avec son reflet. Aussi doit-elle être considérée a posteriori dans une perspective

34 Cette nuance entre la création comme processus et comme résultat est proprement bergsonnienne. Yala Kisukidi, entretien télévisé dans Philosophie, ARTE France, diffusé samedi 3 mars 2012 à 7 :30, 15 :00.

35 CS, p. 43.

36 Gilles Deleuze, Proust et les signes, 4e édition, Paris, Presses universitaires de France, Quadrige, Grands textes, 2010, p. 21.

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de gradation d'apprentissage. C'est lors de l'épisode final de La Recherche que la proximité de sa

propre fin lui apparaît alors limpidement, de pair avec « la découverte de la dimension extra-

temporelle de l'œuvre d'art37 ». Mais ce moment de contemplation fugitive, combinée à la prise

de conscience, par l'imagination, par la sensibilité, de l'inéluctabilité de la mort, ne peut que

rendre l'urgence d'inscrire le temps retrouvé dans la durée. L'art arrive ainsi comme conclusion

d'un apprentissage de ce qui se cache sous l'opacité du monde, bien qu'il préexiste dans l'être

qui ne peut lui être sensible sans une succession hasardeuse de deuils. La vocation d'écrivain se

trouve investie d'une double fragilité, car la vocation improbable est menacée par l'épreuve

destructrice du temps38.

37 Paul Ricœur, Temps et récit, 2. La configuration dans le récit de fiction , op. cit., p. 195.

38 Ibid., p. 214.

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La grand-mère

L'AMOUR FILIAL

Alors, en effet, la mélancolie est un rapport

à la vérité […], vérité face à la mort

que je ne veut pas savoir.

Freud, Deuil et mélancolie

Parmi tous les personnages qui peuplent l'enfance de Marcel, sa grand-mère détonne.

Sans une once de sévérité envers son petit-fils, elle exulte la légèreté et transpire la tendresse.

Les deux personnages entretiennent une relation de proximité peu commune, tissée

notamment par la lecture. Marcel retrouve chez sa grand-mère une même substance que celle

qui le constitue, les émotions se versent de l'un à l'autre avec fluidité. Ce lien singulier est mis

de l'avant par la longue agonie de la grand-mère pendant laquelle Marcel est mis à part du reste

des endeuillés : pendant que la mort consume les dernières ressources vitales de sa grand-mère,

Marcel se trouve confronté à l'absurdité de sociabilités qui rompent avec son temps et sa

sensibilité du deuil. De même, il semble être le seul qui voie ce choc entre la réalité intime de la

perte et le domaine du social. La mort de sa grand-mère revêt pour Marcel une importance

toute particulière. Par cette spécificité de leur lien affectif, elle signifie la fin de ce tissu

commun, une nouvelle solitude. Elle marque une rupture avec l'enfance, un point de bascule à

partir duquel il devient un je singulier, dorénavant seul propriétaire d'une substance

préalablement partagée avec son aïeule. Cette récente individualité s'antagonise face à son

environnement. En effet, elle ne se contente pas de se braquer contre les choses extérieures,

elle se pose comme force modificatrice du monde, lequel constitue désormais le pôle opposé

de cette dichotomie irrémédiable entre soi et ce qui est autre. Aussi ce deuil consiste-t-il en un

deuil d'une matière plurielle qui permet une proximité fusionnelle avec les autres. Sous le joug

de cette déchirure douloureuse, Marcel tombe dans un deuil à la mélancolie lancinante. Cette

dernière découle d'une négation de l'absence définitive de cet autre soi qu'était sa grand-mère,

rejet du réel provoqué par l'impression de distance et d'étrangeté face à la mort elle-même. Là

commence l'expérience d'un monde caché par son altérité radicale.

Le personnage de la grand-mère de Marcel imprègne les jardins de l'enfance : jardin de la

maison familiale, jardin mystérieux de Swann, champ fleuri où il rencontre Gilberte… C'est

parmi le jardin de la famille, détrempé par une ondée soudaine, que sa grand-mère apparaît

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pour la première fois. Elle est joie et tendresse à l'état pur, pureté émanant d'un « sentiment de

nature1 » inconnu, ou du moins incompris, de la maisonnée.

Elle disait : « Enfin, on respire ! » et parcourait les allées détrempées – trop symétriquement alignées à son

gré par le nouveau jardinier dépourvu du sentiment de la nature et auquel mon père avait demandé depuis

le matin si le temps s'arrangerait – de son petit pas enthousiaste et saccadé, réglé sur les mouvements

divers qu'excitaient dans son âme l'ivresse de l'orage, la puissance de l'hygiène, la stupidité de mon

éducation et la symétrie des jardins, plutôt que sur le désir inconnu d'elle d'éviter à sa jupe prune les taches

de boue sous lesquelles elle disparaissait jusqu'à une hauteur qui était toujours pour sa femme de chambre

un désespoir et un problème.2

Le père ne sait apprécier la météo que de façon quantitative, toujours accroché à son

baromètre. Françoise panique sous la pluie, se battant contre l'ennemi tombé du ciel qui

menace les fauteuils d'osier. Et sa femme de chambre se désespère de la voir se couvrir de

boue avec insouciance. Sa grand-mère se jette quant à elle joyeusement dans les bras de l'orage.

Marcel avait invariablement trouvé en elle une extension de lui-même : elle lui apparaissait

comme appartenant au même monde intérieur que lui. À eux deux, ils formaient un même

tissu, celui dont s'envelopperont par la suite les souvenirs de Combray.

L‘enfance est également synonyme de l‘enveloppe maternelle qui, chez Proust, prend la

forme d‘une triade que Philippe Boyer compare aux « trois Grâces : la mère, la grand-mère et la

tante Léonie3. » Ces trois femmes sont liées thématiquement à l‘épisode de la célébrissime

Petite Madeleine4 qui associe les mémoires de l‘enfance (perdues puis rendues par la mémoire

involontaire) à la substance qui servira plus tard à l‘écriture. C‘est d‘ailleurs sous le même nom

que celui de cette pâtisserie que l‘on retrouve associées ces trois mères. Tante Léonie est

d‘ailleurs mentionnée dans cette expérience de la mémoire involontaire : c‘est au souvenir du

gâteau qu‘elle mettait sans sa tasse de tilleul que Marcel est ramené. La mère et la grand-mère

se retrouvent au côté d‘une autre Madeleine, cette fois-ci personnage, dans « François le Champi

de George Sand, [qui est] introduit à la fois par la grand-mère (comme cadeau) et par la mère

qui le lit dans la chambre de Combray et retrouvé à la fin dans la bibliothèque du prince de

1 CS, p. 11.

2 Id.

3 Philippe Boyer, Le petit pan de mur jaune, sur Proust, Paris, Seuil, Essai, Fiction & Cie, 1987, p.150.

4 CS, p. 44.

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Guermantes5 ». La lecture renvoie, du cercle maternel de Combray à la soirée des Guermantes,

dès le début du roman, à la scène de l‘écriture finale. C‘est qu‘elle « est pour Marcel, dès

Combray, l‘occasion d‘aller voir du ― côté ‖ de l‘art comme lecteur, ce qu‘il ne peut être encore

comme écrivain6. » Combray étant le lieu de fusion entre Marcel et ses mères, la mort de sa

grand-mère rompt radicalement le lien avec toute l‘enfance et entreprend ce long et laborieux

périple vers ce ― côté ‖ de l‘art.

Une fois les rêveries de l'enfance dépassées, la deuxième partie du Côté de Guermantes

entre en conflit frontal avec cette relation fusionnelle que Marcel entretient avec sa

grand-mère, montrant la maladie comme une force de rupture projetant la grand-mère à

distance, « devenue une partie du monde extérieur […]. Elle venait de me restituer les pensées,

les chagrins, que je depuis mon enfance je lui avais confiés pour toujours. Elle n'était pas morte

encore. J'étais déjà seul 7 . » Contrairement à l'image vive de la grand-mère qui ressort de

Combray, elle surgit moribonde. Elle ne s'agite plus jovialement sous la pluie dans le jardin, elle

peine même à se tenir assise sur un banc ou dans un fiacre lorsqu'elle est frappée d'une attaque

cérébrale. Son état est tel qu'elle se voit reléguée à une race moins puissante qu'un banc. Lui se

dresse sans effort là où la silhouette de sa grand-mère s'affaisse, comme si elle glissait vers le

néant.

Le banc, lui, pour qu'il se tienne dans une avenue – bien qu'il soit soumis aussi à certaines conditions

d'équilibre – n'a pas besoin d'énergie. Mais pour qu'un être vivant soit stable, même appuyé sur un banc ou

dans une voiture, il faut une tension de forces que nous ne percevons pas, d'habitude, plus que nous ne

percevons (parce qu'elle s'exerce dans tous les sens) la pression atmosphérique. Peut-être si on faisait le

vide en nous et qu'on nous laissât supporter la pression de l'air, sentirions-nous, pendant l'instant qui

précéderait notre destruction, le poids terrible que rien ne neutraliserait plus. De même, quand les abîmes

de la maladie et de la mort s'ouvrent en nous et que nous n'avons plus rien à opposer au tumulte avec

lequel le monde et notre propre corps se ruent sur nous, alors soutenir même la pesée de nos muscles,

même le frisson qui dévaste nos moelles, alors, même nous tenir immobiles dans ce que nous croyons

d'habitude n'être rien que la simple position négative d'une chose, exige, si l'on veut que la tête reste droite

et le regard calme, de l'énergie vitale, et devient l'objet d'une lutte épuisante.8

5 Philippe Boyer, Le petit pan de mur jaune, sur Proust, op. cit., p.185.

6 Philippe Boyer, Le petit pan de mur jaune, sur Proust, op. cit., p. 185.

7 CG, p. 303.

8 CG, p. 305.

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Engouffrée dans sa condition moribonde, elle se tient désormais, frêle créature, au bord

du précipice. La mort crée une vacuité à même le vivant, vide sur lequel l'enveloppe charnelle

ne peut que s'effondrer inexorablement. Ainsi placée sous le signe de la mort, la grand-mère

fait foi d'un état universel, celui du poids de la réalité quotidienne, laquelle ne peut être

pleinement observée que depuis son crépuscule. L'urémie dont elle est atteinte n'est d'ailleurs

pas d'origine extérieure. Le mal n'est pas d'origine microbienne : c'est l'intérieur qui flanche.

L'urémie consiste en une intoxication, notamment du sang, provoquée par une insuffisance

rénale 9 . Elle révèle, pareillement à cette métaphore du poids de l'air, que chacun résiste

involontairement, inconsciemment, au principe d'une mort qui non seulement nous entoure,

mais qui, a fortiori, nous habite. Marcel, comme toute personne, croit voir se produire chez sa

grand-mère une expérience singulière plutôt que le sort commun de l'humanité.

C'est d'ailleurs par une narration marquée par une lumière crépusculaire que le diagnostic

fatal sera prononcé par le professeur E***. C'est depuis l'obscurité du contre-jour où il est assis

que le professeur s'adresse à Marcel et à sa grand-mère. Après un examen minutieux, le

professeur s'installe dans son grand canapé et éclipse complètement le sujet de la maladie. Il

préfère plutôt aborder des sujets légers et faire des blagues intellectuelles à sa patiente lettrée.

La consultation prend un ton si léger que Marcel se trouve assuré du prompt rétablissement de

sa grand-mère. Par désir d'attaquer frontalement des questions plus médicales, Marcel, au

moment de quitter le bureau en compagnie de sa grand-mère, laisse sortir celle-ci pour

refermer la porte derrière elle et demande la vérité. Ce n'est qu'à ce moment que le rendez-vous

tourne à la scène funèbre : « Votre grand-mère est perdue, [dit-il]. C'est une attaque provoquée

par l'urémie. En soi, l'urémie n'est pas fatalement un mal mortel, mais le cas me paraît

désespéré10. » L'obscurité se généralise, tout parlant de la marche macabre de la grand-mère,

portant désormais l'épithète appropriée de « malade ». Sa mort approche et le monde s'habille

du deuil : tout s'assombrit. « Le soleil déclinait ; il enflammait un interminable mur que notre

fiacre avait à longer avant d'arriver à la rue que nous habitions, mur sur lequel l'ombre, projetée

par le couchant, du cheval et de la voiture, se détachait en noir sur le fond rougeâtre, comme

un char funèbre dans une terre cuite de Pompéi11.7 »

9 Trésor de la langue française informatisé [en ligne], consulté le 9 septembre 2009, http://atilf.atilf.fr/

10 CG, p. 308.

11 Id.

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L'agonie

La maladie progresse rapidement. Les handicaps s'enchaînent et s'attaquent

successivement aux sens. « Il y eut un moment où les troubles de l'urémie se portèrent sur les

yeux […]. Pendant quelques jours, elle ne vit plus du tout. […] Puis la vue revint

complètement, des yeux le mal nomade passa aux oreilles. […] Enfin les douleurs diminuèrent,

mais l'embarras de la parole augmenta12. » Ces sens restitués, voilà que l'esprit s'embrouille.

« L'heure où la captive serait dévorée13 » approche à mesure que l'esprit se perd, que le corps de

la grand-mère bien-aimée s'agite comme une bête. Du moins cette agitation atteint-elle les

membres supérieurs, ceux du bas se voyant paralysés par l'urémie plus ou moins totale — le

texte reste vague à ce sujet. Car bien que l'adjectif paralysé porte à croire à une incapacité

complète à se mouvoir, il est immédiatement suivi d'une tentative de suicide au cours de

laquelle sa grand-mère se lève et ouvre la fenêtre, son projet étant de s'y précipiter. Sa mort ne

se trouve retardée que brièvement, l'agonie s'installant en elle le soir même.

Mon pauvre petit, ce n'est plus maintenant que sur ton papa et sur ta maman que tu pourras compter.14

La mort investit les enveloppes corporelles, les rend méconnaissables. Si les autres

symptômes n'avaient affecté sa grand-mère que temporairement, et si, surtout, ils ne l'avaient

en rien amputée de sa tendresse, voilà que cette rapide dégénération l'évide de toute humanité,

laissant à cette bête inconnue le loisir de s'affubler du costume de ce corps déserté.

Nous entrâmes dans la chambre. Courbée en demi-cercle sur le lit, un autre être que ma grand'mère, une

espèce de bête qui se serait affublée de ses cheveux et couchée dans ses draps, haletait, geignait, de ses

convulsions secouait les couvertures. Les paupières étaient closes et c'est parce qu'elles fermaient mal

plutôt que parce qu'elles s'ouvraient qu'elles laissaient voir un coin de prunelle, voilé, chassieux, reflétant

l'obscurité d'une vision organique et d'une souffrance interne. Toute cette agitation ne s'adressait pas à

nous qu'elle ne voyait pas, ni ne connaissait. Mais si ce n'était plus qu'une bête qui remuait là, ma

grand'mère où était-elle ? On reconnaissait pourtant la forme de son nez, sans proportion maintenant avec

le reste de la figure, mais au coin duquel un grain de beauté restait attaché, sa main qui écartait les

couvertures d'un geste qui eût autrefois signifié que ces couvertures la gênaient et qui maintenant ne

signifiait rien.15

12 CG, p. 321.

13 CG, p. 312.

14 CG, p. 325.

15 CG, p. 325.

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Tout comme au moment où on lui apprenait que sa grand-mère était condamnée, Marcel

voit des ombres partout. La mort désormais palpable porte ses ombres non pas sur le monde,

mais bien sur le corps même de la mourante. L'emprise est encore incomplète, les paupières ne

sont pas entièrement closes : un rai de lumière vitale parvient encore à se faufiler. Pour

quelques instants qui s'étiolent, la vie tient bon, agite son corps désormais sans vitalité. Il est

temps de lui administrer des ballons d'oxygène, de la piquer à la morphine pour rendre l'agonie

plus douce.

Voilà que dans cet état médicamenté, au sein de ce moment hanté par le moribond,

Marcel retrouve une part de tendresse humaine chez sa grand-mère.

Quand je rentrai je me trouvai comme devant un miracle. Accompagnée en sourdine par un murmure

incessant, ma grand'mère semblait nous adresser un long chant heureux qui remplissait la chambre, rapide

et musical. […] Dégagé par la double action de l'oxygène et de la morphine, le souffle de ma grand'mère ne

peinait plus, ne geignait plus, mais vif, léger, glissait, patineur, vers le fluide délicieux. Peut-être à l'haleine,

insensible comme celle du vent dans la flûte d'un roseau, se mêlait-il, dans ce chant, quelques-uns de ces

soupirs plus humains qui, libérés à l'approche de la mort, font croire à des impressions de souffrance ou de

bonheur chez ceux qui déjà ne sentent plus, et venaient ajouter un accent plus mélodieux, mais sans

changer son rythme, à cette longue phrase qui s'élevait, montait encore, puis retombait pour s'élancer de

nouveau de la poitrine allégée, à la poursuite de l'oxygène.16

Soudainement, sous l'effet des soins médicaux, l'agonie hideuse se gonfle d'une

musicalité joyeuse, réinvestie de son humanité perdue. La mort, dont le premier visage était

celui, grimaçant puis monstrueux de sa grand-mère, se révèle maintenant d'une humanité rare.

Contre toute attente, c'est le corps qui, machinalement, se fait le relais entre la mourante et le

héros. La mort, s'emparant de ce corps, laisse entendre un chant paradoxalement mécanique et

naturel. À l'image du vent qui, en soufflant au travers d'un roseau, laisse entendre une mélodie,

les poumons expulsent des sifflements involontaires. La mort, entre la bestialité et la laideur

des corps, et le souffle tendre des derniers instants, restitue le lien singulier dans cette matière

commune qu'est la mortalité.

À ce chant qui n'a en soi aucune intention, Marcel accorde un sens tout particulier. Il y

retrouve condensé tout l'amour de sa grand-mère, il l'interprète comme l'archétype de ce lien.

Non seulement il entend ces choses, mais il affirme que ce chant est le résumé de leur relation.

16 CG, p. 329.

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Par cette synonymie, il affirme que cette chose inhumaine qui a pris possession de sa grand-

mère exprime mieux toute la douceur et l'amour de sa grand-mère que celle-ci : ce qui n'est pas

sa grand-mère est donc mieux que sa grand-mère, ou du moins sa forme la meilleure. Ce râle

ment, dans la mesure où il signifie ce qu'il n'est pas. Certes, il dit le vrai — leur amour

éternel —, mais sous le couvert du faux. C'est là ce qu'Oscar Wilde affirmait être l'Art le plus

utile, celui de dire mieux le vrai que par le factuel ou le vraisemblable. Cette mort se fait Art en

proposant un modèle factice du réel, car « Lying, the telling of beautiful untrue things, is the

proper aim of Art 17 ». On détecte ainsi, dans ce rapport à l'esthétisme de la mort de sa

grand-mère, une des premières traces majeures de l'âme d'exception de Marcel, pourvu d'une

sensibilité singulière, entretient un lien intime avec l'Art.

Les sociabilités absurdes

Ce grand moment d'intimité, vécu en famille, est interrompu de façon tout à fait absurde

par toutes sortes de sociabilités, imposées par la présence intrusive et le comportement déplacé

de deux visiteurs, soit le duc de Guermantes et le beau-frère religieux de sa grand-mère. La

mort est certes le lieu de toutes sortes de sociabilités, mais en s'intéressant aux descriptions que

nous offre le roman, force est de constater que l'adjectif n'est pas forcé, tant le tout semble

tourner au carnaval. En sortant de la chambre de la mourante pour aller chercher de quoi la

calmer, Marcel se retrouve en face du duc de Guermantes : « Je viens, mon cher, d'apprendre

ces nouvelles macabres. Je voudrais en signe de sympathie serrer la main à monsieur votre

père18. » Pas moyen d'échapper à ce clown qui vient offrir ses condoléances avant que la mort

ne soit accomplie. Ne réalisant pas même l'absurdité de sa présence dans ce décor macabre, il

s'offusque que toute l'attention ne soit pas portée sur sa personne, qu'il ne soit pas reçu avec

les égards auxquels il aurait droit en entrant dans n'importe quel salon. Le duc est de ceux qui

« considèrent plus une agonie ou un enterrement que comme une réunion mondaine plus ou

moins restreinte19. » Il s'affuble certes d'une certaine solennité, affecte de se préoccuper de

l'être mourant qui se trouve dans la pièce d'à côté, bien sûr, mais seulement pour mieux

rappeler son statut social. « Avez-vous fait venir Dieulafoy ? Ah ! C'est une grave erreur. Et si

vous me l'aviez demandé, il serait venu pour moi, il ne me refuse rien, bien qu'il ait refusé à la

17 Oscar Wilde, The Deacay of Lying, dans Complete Works, New York, Harper & Row, 1966, p. 992.

18 CG, p. 326.

19 CG, p. 328.

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20

duchesse de chartre. Vous voyez, je me mets carrément au-dessus d'une princesse du sang20. »

Ne trouvant pas monsieur, croisant et recroisant madame dans ses aller-retour pour donner

des soins à sa mère, le duc ce rabat indécemment sur cette dernière pour ses mondanités.

J'aurais voulu le cacher n'importe où. Mais persuadé que rien n'était plus essentiel, ne pouvait d'ailleurs la

flatter davantage et n'était plus indispensable à maintenir sa réputation de parfait gentilhomme, il me prit

violemment par le bras et malgré que je me défendisse comme contre un viol par des : « Monsieur,

monsieur, monsieur » répétés, il m'entraîna vers maman en me disant : « Voulez-vous me faire le grand

honneur de me présenter à madame votre mère ? » en déraillant un peu sur le mot mère. Et il trouvait

tellement que l'honneur était pour elle qu'il ne pouvait s'empêcher de sourire tout en faisant une figure de

circonstance. Je ne pus faire autrement que de le nommer, ce qui déclencha aussitôt de sa part des

courbettes, des entrechats, et il allait commencer toute la cérémonie complète du salut.21

Perdu dans ses courbettes emphatiques, pas moyen de le cacher, de le faire sortir ou de

lui imposer la discrétion tant il est convaincu du bien que cela pourrait procurer aux autres

qu'on lui rende hommage. Le temps de la mort lui est égal tant il est aveuglé par son

narcissisme depuis lequel il ne peut que juger négativement le comportement d'indifférence de

la mère de Marcel. « [Il] déclara plus tard qu'elle était aussi désagréable que [son] père était

poli22 », plaçant si haut les égards qu'on lui devait qu'il ne pouvait même entrevoir la douleur

d'autrui, insensibilité allant même jusqu'à demander, à la veille des funérailles, si Marcel

n'essayait pas de distraire sa mère23.

Un autre importun, cette fois plus discret, se glisse également parmi la maisonnée. Ayant

obtenu une permission exceptionnelle de la part de son ordre religieux pour venir auprès de la

mourante, un beau-frère de sa grand-mère exhibe une réelle douleur. Arborant une tristesse

vraie, quelque chose de païen se glisse dans ses yeux inquisiteurs qui scrutent violemment,

fixant comme des vrilles tantôt la malade, tantôt l'enfant.

Accablé de tristesse, il lisait à côté du lit des textes de prières et de méditations sans cependant détacher ses

yeux en vrille de la malade. À un moment où ma grand-mère était sans connaissance, la vue de la tristesse

de ce prêtre me fit mal, et je le regardai. Il parut surpris de ma pitié et il se produisit alors quelque chose de

singulier. Il joignit ses mains sur sa figure comme un homme absorbé dans une méditation douloureuse,

mais, comprenant que j'allais détourner de lui les yeux, je vis qu'il avait laissé un petit écart entre les doigts.

20 CG, p. 326.

21 CG, p. 327.

22 CG, p. 328.

23 CG, p. 329.

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21

Et, au moment où mes regards le quittaient, j'aperçus son œil aigu qui avait profité de cet abri de ses mains

pour observer si ma douleur était sincère. Il était embusqué là comme dans l'ombre d'un confessionnal.

[…] Chez le prêtre comme chez l'aliéniste, il y a toujours quelque chose du juge d'instruction.24

Dans cet acte de sociabilité tout à fait absurde qui s'ouvre avec la scène du duc de

Guermantes, le personnage pieux semblait réinstaurer l'ordre et rétablir un espace sacré autour

de la mort. A contrario, son apparente piété exemplaire ne fait que contraster de façon plus

choquante avec sa méfiance d'aliéniste, qui cherche la déviance chez tout un chacun. Il épie

sous le couvert de la prière, juge dans cette posture blasphématoire. Ce beau-frère religieux est

présenté sous le joug des apparences, jouant doublement la religion pour cacher ses jugements,

cachant sa méfiance sous sa piété et rompant avec la prière pour chercher la vérité de l'âme sur

le visage éploré d'un petit garçon. La piété n'est ainsi qu'un apparat de plus, comme le titre du

duc, qui permet au beau-frère de casser le temps du deuil de Marcel qui, seul, a vu clair dans ce

jeu de juge qui se cache derrière un habit de moine.

Un cousin de Marcel s'est également présenté au chevet de la mourante, comme il avait

l'habitude de le faire chaque fois qu'une famille voyait un de ses membres agoniser. Il accusait

des attentions feintes pour que tous lui adressent mille éloges, artifices auxquels Marcel, une

fois de plus, est tout à fait indifférent.

On le « trouvait » toujours dans les circonstances graves, et il était si assidu auprès des mourants que les

familles, prétendant qu'il était délicat de santé, malgré son apparence robuste, sa voix de basse taille et sa

barbe de sapeur, le conjuraient toujours avec les périphrases d'usage de ne pas venir à l'enterrement. Je

savais d'avance que maman, qui pensait aux autres au milieu de la plus immense douleur, lui dirait sous une

tout autre forme ce qu'il avait l'habitude de s'entendre toujours dire :

Promettez-moi que vous ne viendrez pas « demain ». Faites-le pour « elle ». Au moins n'allez pas « là bas ».

Elle vous avait demandé de ne pas venir.

Rien n'y faisait ; il était toujours le premier à la « maison », à cause de quoi on lui avait donné, dans un

autre milieu, le surnom, que nous ignorions, de « ni fleurs ni couronnes ». Et avant d'aller à « tout », il avait

toujours « pensé à tout », ce qui lui valait ces mots :

« Vous, on ne vous dit pas merci. »25

C'est bien entendu sur ce cousin que pleuvent les félicitations pour sa délicatesse et

autres mille mercis, enrobés de formules emphatiques marquées par les guillemets. Celui que

24 CG, p. 329.

25 CG, p. 331.

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tous considèrent comme l'être le plus attentionné, le plus humble qui soit auprès des mourants,

est donc d'une facticité frappante pour Marcel qui voit clair dans son jeu. Il avait l'habitude

d'être reçu de cette façon, de se faire encenser pour ses attentions qu'il ne porte pourtant que

par amour des flatteries. Comme chez l'homme pieux aux actions blasphématoires, la vertu de

« ni fleurs ni couronnes » est un déguisement au service de son orgueil.

Cet inversement, provoqué par l'intrusion des sociabilités dans l'espace privé, est

renchéri par l'ellipse du vrai temps social, soit celui des funérailles. Elles sont mentionnées

rapidement, comme en passant, alors même que la grand-mère agonise toujours : « Je me

souviens (et j'anticipe ici) qu'au cimetière 26 »… Or, le cimetière ne viendra jamais,

contrairement à ce que cette incise laisse présager. La lente agonie de la grand-mère offre

l'espace à la douleur vraie de Marcel et de sa mère, voire du cousin pieux, puis à l'habitude pour

ceux qui la côtoient en continu : les morts sont ainsi placés eux aussi, au moment même où ils

se meurent, sous le signe du temps perdu. Temps sensible, temps de tristesse intime, l'agonie

de sa grand-mère ne peut être vécue pleinement à cause de l'intrusion de sociabilités à la

tonalité carnavalesque. On pourrait dire que le deuil lui aussi est à bout de souffle, il ne cesse

de reprendre son élan, long et encombré, d'une mort qui n'en finit plus de se produire et de se

reproduire. C'est dans ce contexte que le cousin « ni fleurs ni couronne » se fait encenser sous

le couvert de l'humilité, que l'homme pieux blasphème sous le couvert de la prière, que le duc

vient offrir ses condoléances pour qu'on lui rende hommage.

Dans ce temps long de l'agonie, interrompu par toutes ces sociabilités, le dévouement le

plus profond tombe sous l'emprise de l'habitude. Si « ni fleurs ni couronne » s'enorgueillit des

bons soins qu'il prodigue, le père et le grand-père de Marcel font preuve d'un véritable

dévouement qui, cependant, devient banal lorsqu'étiré sur un long temps.

Depuis plusieurs nuits mon père, mon grand-père, un de nos cousins veillaient et ne sortaient plus de la

maison. Leur dévouement continu finissait par prendre un masque d'indifférence, et l'interminable oisiveté

autour de cette agonie leur faisait tenir ces mêmes propos qui sont inséparables d'un séjour prolongé dans

un wagon de chemin de fer.27

En présence les uns des autres, les endeuillés quittent peu à peu leur rôle en retournant

vers des interactions sociales banales. Enfermés ensemble, le drame de la situation s'use. Bien

26 CG, p. 332.

27 CG, p. 331.

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qu'ils ne fassent pas de démonstration aussi absurde que le duc de Guermantes, même ceux qui

portent le deuil finissent par s'en lasser à force de le côtoyer de trop près. Le père de Marcel

retourne au deuil lorsque les sociabilités le rappellent à l'ordre. « [M]on père se précipita, je crus

qu'il y avait du mieux ou du pire. C'était seulement le docteur Dieulafoy qui venait d'arriver.

Mon père alla le recevoir dans le salon voisin, comme l'acteur qui doit venir jouer28. » Parmi le

statu quo de la longue agonie, le nez plongé dans la douleur d'une perte graduelle, la mort se

dépouille de sa dimension tragique. La peine est vouée à l'oubli au sein même de la mort, dès

lors que celle-ci se suspend. Il retourne au deuil comme on entre sur scène, il se pare du rôle

approprié dans un deuil évidé de son sens premier.

L'étrangeté de la mort

Seulement, malgré cette démonstration de la mort, Marcel n'arrive pas à ressentir la

permanence de l'absence. Pour le jeune garçon qu'il est, la mort apparaît comme une chose

inconnaissable. D'abord à cause de son visage bestial : elle ne semble même pas appartenir à la

race humaine. Puis à cause de cette maladie lente, de cette agonie qui s'éternise. La mort

semble une chose que l'on voit venir de loin, qui nous dérobe graduellement d'une vie que l'on

sent s'étioler en soi. Comment, alors, agir autrement qu'avec insouciance ? Comme il était

impossible à Marcel de sentir la pression atmosphérique au moment même où sa grand-mère

croulait sous son poids, pareil il se trouvait devant la mort sans sentir qu'elle bourgeonnait au

creux de son ventre.

Mais vient le temps où l'absence pèse, où elle apparaît clairement. C'est là la véritable

épreuve de la réalité qui, pour Marcel, se produit plus d'une année après l'enterrement.

L‘expression est empruntée à Freud qui l'utilise d'après une acception assez intuitive. D'où qu'il

ne la définisse pas précisément et qu'elle puisse être utilisée malgré les réserves nécessaires

qu'une étude littéraire doive prendre avec une approche psychologique. Ce faisant, il s'avère

pertinent comme outil opérationnel grâce à cette distance clinique. Marcel est en ce sens mis à

l'épreuve, au sens où il se trouve confronté. Le réel a ici une valeur de résistance : le sujet se

trouve à résister au réel, puis à lui céder à force d'expérience, souvent à force de douleur. De

cette résistance, sous forme d‘oubli, est stérile « puisqu‘en lui-même il n‘était rien qu‘une

28 CG, p. 331.

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négation, l‘affaiblissement de la pensée incapable de recréer un moment réel de la vie et obligée

de lui substituer des images conventionnelles et indifférentes29. »

Quelle est donc cette épreuve pour Marcel ? Se trouvant à Balbec, dans un profond

sommeil, il est réveillé brusquement par « une crise de fatigue cardiaque30 ». Pris de sueur et

d'inconfort, son regard se pose sur sa grand-mère telle que son souvenir l'avait préservée.

Pourtant morte il y a plus d'une année, il la revoit. La morte ne l'est plus l'espace d'un instant,

elle vient à sa rescousse comme elle l'avait déjà fait dans un moment similaire.

Je venais d'apercevoir, dans ma mémoire, penché sur ma fatigue, le visage tendre, préoccupé et déçu de ma

grand'mère, telle qu'elle avait été ce premier soir d'arrivée, le visage de ma grand'mère, non pas de celle que

je m'étais étonné et reproché de si peu regretter et qui n'avait d'elle que le nom, mais de ma grand'mère

véritable dont, […] je retrouvais dans un souvenir involontaire et complet la réalité vivante. Cette réalité

n'existe pas pour nous tant qu'elle n'a pas été recréée par notre pensée […] ; et ainsi, dans un désir fou de

me précipiter dans ses bras, ce n'était qu'à l'instant – plus d'une année après son enterrement, à cause de

cet anachronisme qui empêche si souvent le calendrier des faits de coïncider avec celui des sentiments –

que je venais d'apprendre qu'elle était morte.31

La voyant ainsi lui démontrer tant de tendresse, il souhaite ardemment la serrer dans ses

bras. Elle n‘est plus ce souvenir figé, rappelé par la mémoire volontaire qui retrace les visages

et les gestes, ne laissant des gens aimés que le nom. Il ne retrouve pas sa grand-mère, car il sait

qu'il plonge en lui même pour la retrouver. Ce n‘est pas non plus sa grand-mère morte, ce

moment de retrouvailles est celui d‘un présent restitué. C‘est le cœur qui apprend, il trouve en

lui-même la grand-mère la plus vraie. Ces retrouvailles au caractère paradoxal illustrent la

difficulté et le temps nécessaires pour connaître la mort, pour se la rendre familière, pour

ensuite en prendre conscience, c'est-à-dire pour la reconnaître.

À ce resouvenir se substitue un état de sommeil tourmenté par la douleur du deuil.

« Comment ai-je pu l'oublier pendant des mois ? […] [M]ais voici mon père qui se promène devant moi ; je

lui crie : « Où est grand'mère ? dis-moi l'adresse. Est-elle bien ? Est-ce bien sûr qu'elle ne manque de rien ?

– Mais non, me dit mon père, tu peux être tranquille. […] Elle demande quelquefois ce que tu es devenu.

On lui a même dit que tu allais faire un livre. Elle a paru contente. Elle a essuyé une larme. » Alors je crus

me rappeler qu'un peu après sa mort, ma grand'mère m'avait dit en sanglotant d'un air humble, comme une

29 SG, p.157.

30 SG, p. 152.

31 SG, p. 153. Je souligne.

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vieille servante chassée, comme une étrangère : « Tu me permettras bien de te voir quelquefois tout de

même […] » [J]e voulais courir immédiatement et lui dire ce que j'aurais dû lui répondre alors : « Mais,

grand'mère, tu me verras autant que tu voudras, je n'ai que toi au monde, je ne te quitterai plus jamais. » Et

c'est en sanglotant que moi aussi je dis à mon père : « Vite, vite, son adresse, conduis-moi. » Mais lui :

« C'est que... je ne sais si tu pourras la voir. […] Et je ne me rappelle pas le numéro exact de l'avenue. –

Mais dis-moi, toi qui sais, ce n'est pas vrai que les morts ne vivent plus. Ce n'est pas vrai tout de même,

malgré ce qu'on dit, puisque grand'mère existe encore. »32

Tout s‘y trouve résumé : la « douloureuse synthèse de la survivance et du néant », le désir

monumentalement puissant d‘une fusion éternelle (« je n'ai que toi au monde, je ne te quitterai

plus jamais »), le bouleversement du temps sous l‘effet du deuil (« qu'un peu après sa mort, ma

grand'mère m'avait dit »…) responsable du resouvenir et, surtout, l‘épreuve de la réalité. Elle se

trouve là, du moins l'épreuve d'une vérité, celle qui libère de cette question obsédante dont

traitant Ricœur, celle du quid après33 d‘après laquelle toute mort est a priori considérée. La

sentant permanente en lui dans le souvenir, Marcel ne peut que croire à sa survivance. Il la rêve

malade, faible et recluse, c'est-à-dire sous l‘emprise du moribond, à la frontière de la mort

plutôt qu‘absorbée par le néant. Ce lieu sans nom est illustré par cette omniprésence d‘une

adresse inconnue de Marcel et de son père. La question à laquelle Marcel est confronté est celle

du lieu : où est-elle ? Comment en effet le souvenir peut-il perdurer et qu‘il soit impossible de

prendre une voiture pour l‘étreindre ? Quid après ? Comment penser l‘être cher autrement

qu‘en termes de vie ? Comment vivent-ils, les morts ?

Le sens de la mort a de surcroît quelque chose d'opaque de par « cette indifférence que

nous inspirent les morts34. » En effet, au moment où elle s'était produite, moment où la mort

était en acte et pas en durée, Marcel y avait été sensible, d'une sensibilité toute particulière

même. On ne peut pas non plus accuser une mort si prévisible par sa longueur d'être

responsable d'un choc inintelligible. Tout dans cette mort semblait avoir un pouvoir

d'atténuation sur l'épreuve du réel, et pourtant voici qu'elle exige tout ce temps ! C'est donc que la

mort n'est pas concevable dans l'immédiat. Car alors il ne faudrait pas apprendre par l'expérience

ce qu'elle est. Son sens ne réside donc pas dans l'acte de mort, il est ailleurs. Marcel fait montre

d'un double décalage, d'abord temporel — entre la mort réelle et sa reconnaissance par

32 SG, p. 157. 33 Paul Ricœur, Vivant jusqu’à la mort suivi de Fragments, op. cit., p. 39.

34 SG, p. 167.

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Marcel —, puis en quelque sorte cognitif 35 — l'épreuve du réel sous-entend en effet une

distance par rapport au réel. Le savoir de la mort comme événement, comme point pivot de

l'irrémédiable, ne peut être offert que par la mémoire involontaire, c'est‑ à‑ dire que par le

cœur. Lui seul peut restituer la vérité de l'être aimé dont la réalité vivante n'existe que dans le

lien affectif qu'un souvenir volontaire, rationnel, est inapte à convoquer. Sous l'impulsion de ce

resouvenir plein de tendresse, Marcel est mis face à l'éternelle absence de sa grand-mère qu'il ne

pourra plus étreindre. C'est conséquemment parce que la mort doit être comprise par la

sensibilité, s'il est possible de l'exprimer par un oxymore pareil. Et dans ces retrouvailles

chimériques, rien n'est tout à fait de l'ordre du réel, preuve que l'intelligence n'est pas mobilisée

par cette épreuve à laquelle seule l'imagination est conviée. D'où l'insistance sur « je ne pouvais

comprendre36 » . L'imaginaire est l'instigateur du deuil parce que c'est lui qui est mis à l'épreuve.

L'intelligence connaît la mort, mais c'est l'imagination qui en reconnaît la vérité irréfragable.

À partir de ce moment, qu'advient-il du deuil ?

En quoi consiste donc le travail que le deuil accomplit ? Je crois qu'il n'est pas excessif de le décrire comme

suit : l'épreuve de la réalité a montré que l'être aimé n'existe plus et elle somme alors l'endeuillé de

soustraire toute sa libido de ses attachements à l'objet. […] Mais sa mission ne peut être remplie sur-le-

champ. Elle sera seulement accomplie en détail, par une grande dépense de temps et d'énergie

d'investissement, et entre-temps l'existence de l'objet perdu est conservée dans le psychisme.37

Le terme de libido, bien qu'il soit opérationnel chez un patient, mérite d'être déplacé et

reformuler dans le but de rendre compte de façon littéraire des mises en scène du deuil. La

définition du deuil de Freud signifie dans ce contexte que le deuil doit permettre à Marcel de se

défaire des attaches qui l'emprisonnent dans le souvenir préhensible de sa grand-mère pour

pouvoir se consacrer à d'autres objets. Après le deuil, comme après la mélancolie, le monde n'a

conséquemment pas à être mis sens dessus dessous. L'épreuve de la réalité désancre le désir qui

s'en retourne papillonner à tout vent, car, après tout, « [n]os désirs vont s'interférant, et dans la

35 Comme le terme épreuve de la réalité est d'origine psychanalytique, il faut veiller à prendre garde d'associer cognitif à l'école de psychologie. Je me réfère à son acception plus familière qui désigne l'acquisition de la connaissance.

36 CG, p. 155.

37 Sigmund Freud, Deuil et mélancolie, Paris, Payot, 2011 [1915], p. 46.

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confusion de l'existence, il est rare qu'un bonheur vienne justement se poser sur le désir qui

l'avait réclamé38. »

Marcel n'en est pas encore là : son deuil n'en est qu'à ses débuts. Cette épreuve de la réalité

réussie n'arrive toutefois pas à résoudre l'impasse intellectuelle et affective dans laquelle Marcel

se retrouve. Car l'apprentissage de la mort de sa grand-mère signifie une chose et son

contraire : qu'elle est morte, et donc définitivement absente, tout en étant présente dans son

souvenir. Et il ne s'agit pas que d'un souvenir figé. Il vit un souvenir involontaire qui abolit le

temps en causant ces retrouvailles imaginaires. Certes l'être physique est perdu, mais son

empreinte reste vive et peut être expérimentée dans le présent. Voilà la douloureuse

contradiction.

[D]'une part, une existence, une tendresse, survivantes en moi telles que je les avais connues, c'est-à-dire

faites pour moi, un amour où tout trouvait tellement en moi son complément, son but, sa constante

direction […] ; et d'autre part, aussitôt que j'avais revécu, comme présente, cette félicité, la sentir traversée

par la certitude, s'élançant comme une douleur physique à répétition, d'un néant qui avait effacé mon

image de cette tendresse, qui avait détruit cette existence, aboli rétrospectivement notre mutuelle

prédestination.39

Ce point du deuil est conséquemment antithétique, car en révélant l'évanescence de l'être

aimé, il en révèle la permanence en soi. La théorie de Kübler-Ross situerait ici la fin du deuil

(acceptance), car la conscience de Marcel adhère à la réalité de l'absence définitive. Cependant,

rien n'est résolu. Comment en effet faire le deuil d'un temps perdu qui pourtant existe toujours

en soi ? Comment faire le deuil de ce temps qui n'est englouti ni par le passage du temps ni par

l'oubli ? Et, surtout, comment compléter un deuil dont la nature antithétique ne peut être

résolue ? Comme les deux chemins opposés qui mènent du côté de Guermantes ou de celui de

Méséglise, comment résoudre ce déchirement douloureux de la conscience qui annonce

simultanément la mortalité de la chair et l'éternité du souvenir ?

Le deuil mélancolique

Cette impasse fondée sur un rapport ambivalent avec le souvenir, à la fois cause de

douleur et d'acceptation, est cause d'un deuil mélancolique. Cette expression majoritairement

38 OJFF, p. 60.

39 CG, p. 155.

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pléonastique révèle un léger décalage entre les termes mis de l'avant par Freud dans son essai

Deuil et mélancolie.

[L]a mélancolie se caractérise par une humeur profondément douloureuse, un désintérêt pour le monde

extérieur, la perte de la faculté d'amour, l'inhibition de toute activité et une autodépréciation qui s'exprime

par des reproches et des injures envers soi-même et qui va jusqu'à l'attente délirante du châtiment. Nous

comprenons mieux ce tableau quand nous considérons que le deuil présente les mêmes caractéristiques, à

l'exception d'une seule : l'autodépréciation morbide. Mais, sinon, les traits sont les mêmes.40

L'état de Marcel suite à ses retrouvailles imaginaires avec sa grand-mère rappelle ce

portrait en cinq critères. La durée de ces symptômes laisse présager un deuil long et sans

conclusion que l'on aurait tendance à placer sous l'égide de la mélancolie, hypothèse confirmée

par l'autodépréciation morbide à laquelle il s'adonne. Il n'est évidemment pas question de

psychanalyser Marcel qui, en tant que personnage, n'offre pas de psyché à étudier et qui répond

à des nécessités esthétiques du genre romanesque. Notons simplement que cette proximité de

sens entre le deuil et la mélancolie offre un terreau fertile à une analyse littéraire du deuil, car, à

ces critères cliniques répond une riche dialectique du deuil.

Humeur profondément douloureuse : Le souvenir retrouvé de sa grand-mère provoque chez

Marcel une douleur profonde, car il signifie que le passé, appartenant pourtant à un moi perdu,

peut être retrouvé. C'est donc que le souvenir est permanent. Il n'est que relégué aux tiroirs de

la mémoire sous l'effet de l'oubli ; l'oubli ne signifie pas l'effacement. Et si ce souvenir ne peut

être que douloureux — car la douleur provient d'une impasse indépassable, alors la douleur

aussi s'inscrit dans la permanence, bien qu'elle n'ait pas à être ressentie continuellement. Il en

va de même pour l'absence dont l'existence n'est pas niée par sa négation. Cette absence à la

conscience de ces réalités est imputée à une protection par l'intelligence qui permettrait de

mettre en sourdine la cruauté de la mort41. Le décès est une douleur en soi, sa permanence l'est

de surcroît, surtout lorsqu'il est impossible de résoudre « la douloureuse synthèse de la

survivance et du néant42 » que fait naître ce deuil. Non seulement Marcel tombe dans l'humeur

profondément douloureuse à laquelle on s'attendrait de son état, mais celle-ci, de par la durée

inhérente à sa source, ne semble pas prête à s'atténuer. Il ne s'agit conséquemment pas que

d'un moment douloureux, c'est bel et bien à une humeur douloureuse qu'il se voit condamné.

40 Sigmund Freud, Deuil et mélancolie, op. cit., p. 45.

41 SG, p. 157.

42 Id.

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Désintérêt pour le monde extérieur : À l'apparition de sa grand-mère, décrite avec détails,

succède immédiatement une longue litanie de plaisirs vidés de leur sens par ces retrouvailles.

Car ce retour à Balbec est bien synonyme de plaisirs anticipés :

je savais que j'allais précisément me trouver dans un de ces lieux où foisonnent les belles inconnues ; une

plage n'en offre pas moins qu'un bal, et je pensais d'avance aux promenades devant l'hôtel, sur la digue

[…].Faire des connaissances féminines à Balbec me serait aussi facile que cela m'avait été malaisé autrefois,

car j'y avais maintenant autant de relations et d'appuis que j'en étais dénué à mon premier voyage.43

Mais voilà ces plaisirs envolés à partir du moment où les yeux de Marcel se portent de

manière obsessive sur le passé. L'anticipation n'est donc plus possible, son accomplissement

non plus.

Au lieu des plaisirs que j'avais eus depuis quelque temps, le seul qu'il m'eût été possible de goûter en ce

moment c'eût été, retouchant le passé, de diminuer les douleurs que ma grand'mère avait autrefois

ressenties.44

Et pourtant la veille à l'arrivée, je m'étais senti repris par le charme indolent de la vie de bains de mer.45

Deux jours avant, arrivé à Balbec bien las des plaisirs mondains, Marcel se réjouissait

pourtant de retrouver ses relations parisiennes dans un décor sensuel de bord de mer qui en

renouvellerait les sensations. Il se dérobe conséquemment aux plaisirs qu'il aurait trouvés à la

vie de bord de mer qu'il se réjouissait de retrouver. Ce désintérêt est provoqué par un

repliement sur soi marqué par un désir obsessif de réinvestir le temps passé pour en modifier

les paramètres. Cette obsession est justifiée par la tentative d'en diminuer la douleur que le

passé suscite au présent. Et cette tentative, nécessairement infructueuse, et cette sublimation

des plaisirs déterminent ce désintérêt généralisé pour le monde extérieur qui n'appartient pas au

temps des retrouvailles. « En contraste avec tout [ce qui se rapportait au souvenir de sa grand-

mère] le reste du monde semblait à peine réel et s[a] souffrance l'empoisonnait tout entier46. »

Perte de la faculté d'amour : En regard de cet aspect, il n'est pas mis de l'avant de manière

causale dans le roman. Cependant, puisque nul ne niera l'état de deuil de Marcel — puisque

celui-ci découle d'une mort et que les autres facteurs y sont, cet écart par rapport est

43 SG, p. 151.

44 SG, p. 155.

45 SG, p. 159.

46 SG, p. 169.

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négligeable. Qui plus est lorsque la perte de la faculté d'amour n'est en aucun cas décisive dans

l'état mélancolique.

Inhibition de toute activité : De surcroît, Marcel tombe dans une profonde lassitude. Il se

refuse toutes les activités qu'il aurait autrement appréciées parce qu'elles sont hantées par le

souvenir de sa grand-mère.

Je ne pus supporter d'avoir sous les yeux ces flots de la mer que ma grand'mère pouvait autrefois

contempler pendant des heures ; l'image nouvelle de leur beauté indifférente se complétait aussitôt par

l'idée qu'elle ne les voyait pas ; j'aurais voulu boucher mes oreilles à leur bruit, car maintenant la plénitude

lumineuse de la plage creusait un vide dans mon cœur ; tout semblait me dire comme ces allées et ces

pelouses d'un jardin public où je l'avais autrefois perdue, quand j'étais tout enfant […], et sous la rotondité

du ciel pâle et divin je me sentais oppressé comme sous une immense cloche bleuâtre fermant un horizon

où ma grand'mère n'était pas. Pour ne plus rien voir, je me tournai du côté du mur, mais hélas, ce qui était

contre moi c'était cette cloison qui servait jadis entre nous deux de messager matinal.47

Il ressent en conséquence le monde lui-même comme un enfermement, le ciel bleu qui

s'étire à l'infini est finalement d‘une finitude étouffante. Ainsi détourné des objets, il en fait de

même pour les gens, qu'il « ne voulai[t] voir personne48. » Cette inhibition a pour cause partielle

le désintérêt pour le monde extérieur (critère 2). Il va de soi que si les choses ne sont plus

porteuses des plaisirs qu'elles causaient, Marcel y trouve moins d'intérêt. Cependant, il lui serait

possible de se consacrer à des loisirs étrangers à ces plaisirs du monde extérieur dont il s'est

détourné. De surcroît, il rejette même la présence d'objets et de gens séparés de cette hantise.

Sous le coup d'une lassitude insurmontable, il cesse toute activité, qu'elle évoque ou non le

souvenir de sa grand-mère.

Autodépréciation morbide : Le deuil de Marcel s'ouvre également sous le signe de la

culpabilité. Étant finalement « arrivé à [s]'endormir », il se voit troublé par le souvenir de sa

grand-mère. Souvenir d'autant plus douloureux que « [son] intelligence et [s]a volonté ne

pouvaient plus [l]e disputer à la cruauté de [s]es impressions véritables 49 . » Or, malgré la

profondeur de cette douleur, Marcel ne souhaite pas s'en défaire. Bien au contraire. Elle lui

inspire une fascination morbide à laquelle il se consacre, isolé du monde, afin qu'elle lui révèle

la vérité sublime cachée derrière ce paradoxe du deuil. Il fixe « la remontrée des souvenirs

47 SG, p. 159.

48 SG, p. 160.

49 SG, p. 157.

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déchirants qui ceignaient et ennoblissaient [s]on âme comme la sienne de leur couronne

d'épines50 ». La comparaison biblique illustre l'ampleur de la mortification psychique à laquelle

il s'adonne, lui accordant pour vertu de l'élever. Ce penchant morbide tombe franchement dans

l'autodépréciation dans cette mesure, puisqu'il ne souhaite plus son propre bien. Elle conduit

tout droit à un véritable fétiche de sa douleur.

Maintenant qu'il est établi qu'il s'agit bel et bien d'un deuil mélancolique, subsiste la

question du pourquoi ? En quoi la mort de sa grand-mère ne pouvait-elle induire un état

différent chez Marcel ? Cette question réoriente vers la proximité introduite par Freud entre le

deuil et la mélancolie.

[L]e cas lorsque la perte à l'origine de la mélancolie est connue du malade, lequel sait, à vrai dire, qui il a

perdu, mais pas ce qu'il a perdu dans cette personne. Ce qui nous suggérerait par conséquent que la

mélancolie porte, en quelque sorte, sur une perte d'objet dérobée à la conscience, à la différence du deuil,

dans lequel la perte n'a rien d'inconscient.51

Une même perte peut ainsi conditionner des réactions différentes. C'est de cet aspect

dérobé à la conscience qu'émerge l'insolubilité dont le désir de résolution fait naître chez Marcel

une contemplation morbide. « Cette incompréhensible contradiction du souvenir et du

néant52 » enferme en quelque sorte Marcel dans un lien ambivalent avec le passé, ambivalent

parce qu'il est cause de fascination morbide, à la fois de joie et de douleur. Le deuil de sa

grand-mère est entaché par sa mélancolie parce qu'il ne réalise pas ce qui, de lui-même, est

symboliquement mort avec elle. « Dans le deuil, le monde est devenu vide ; dans la mélancolie,

c'est le moi lui-même53. » Dans ce cas-ci, c'est le moi lui-même qui est le sujet véritable, mais

occulté, de ce deuil. Cet objet, c'est à la fois ce moi perdu, celui qui offrait une matière et un

temps commun avec cet être aimé, mais aussi de cette substance inexistante qui aurait permis

d'y remonter. C'est le deuil de cette continuité tant désirée, de ce temps qui appartient en

commun à soi aimant cet être disparu. En tant qu'objets occultés à la conscience, ces désirs ne

peuvent que provoquer une mélancolie certes lancinante, mais qui ne saurait s'inscrire dans la

durée. Même si sa fin n'est pas contenue dans le deuil lui-même — puisqu'il a déjà été établi

que le désir de compréhension se portait vers une question insoluble, à ces implications

50 SG, p. 165.

51 Sigmund Freud, Deuil et mélancolie, op. cit., p. 48.

52 SG, p. 165.

53 Sigmund Freud, Deuil et mélancolie, op. cit., p. 48.

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sibyllines, l'âme ne saurait se consacrer bien longtemps. Quelque chose de l'être ne saurait y

adhérer54, d'où qu'elle en vienne à se taire rapidement. Bien que la mort de la grand-mère cause

un chagrin déchirant, il sera « passager55 ».

Le sens premier de la mort puise conséquemment dans l'expérience du lien affectif, lien

qui est réinvesti par une expérience elle-même sensible par laquelle la rupture est consommée

en aval 56 . Le deuil débute là, au moment où l'irrémédiable est rendu compréhensible à

l'imagination. Au-delà de l'épreuve de la réalité comme moment ponctuel, le travail du deuil

mélancolique consiste en la recherche de ce qui a été perdu avec l'être aimé. Derrière l'objet

perdu, le regard doit chercher l'objet réel du deuil. Cet objet se trouve être, chez Marcel, nul

autre que lui-même. Sa grand-mère perdue instaure un temps nouveau, marqué par

l'hétérogénéité de lui-même dans le temps et par la singularisation de sa matière. C'est en

quelque sorte l'aire de l'incommunicabilité radicale, entre ces autres moi qui ne seront rendus

que par le hasard, et entre soi et l'autre qui ne sauraient plus, de par leur substance, connaître

une proximité fusionnelle. Cela rappelle les mots de Baudelaire : « Tant il est difficile de

s'entendre, mon cher ange, et tant la pensée est incommunicable même entre gens qui

s'aiment57. » Le deuil de sa grand-mère a donc une nature proprement réflexive pour Marcel

qui se voit confronté au deuil de sa propre nature dont il n'avait pas perçu le réel tissu. C'est là

que commence la recherche du temps perdu, au sens de quête, qui a pour but de le retrouver,

de le comprendre. Cette première mort de la Recherche s'impose conséquemment comme point

de départ. En effet, pas moyen de retrouver un temps qui n'aurait pas été préalablement perdu,

et donc pas de recherche, au sens fort, sans cette perte originelle. À partir de cet instant, Marcel

est mis devant le monde de l'incommunicabilité duquel il devra faire l'apprentissage : le voilà

définitivement dans le labyrinthe du monde des signes58. L'aventure commence.

54 Nicolas Grimaldi, Le désir et le temps, Paris, Presses universitaires de France, Bibliothèque de philosophie contemporaine, 1971, p. 13.

55 SG, p. 165.

56 Par opposition avec la conception du deuil en cinq étapes de Kübler-Ross, l'acceptation de l'absence coïncide avec le début et non pas avec la fin du deuil : l'acceptation se trouve en aval du véritable travail du deuil.

57 Charles Baudelaire, « Les yeux pauvres », dans Œuvres complètes, tome I, dans Le Spleen de Paris ou les cinquantes petits poèmes de prose de Charles Baudelaire, Paris, Émile-Paul Frères, 1917, p. 84, mise en ligne par la Bibliothèque nationale de France, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6472260p/f108.image.

58 Gilles Deleuze, Proust et les signes, op. cit., p. 9.

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L'agonie et le deuil de sa grand-mère induisent chez Marcel trois grands domaines de

réflexions qui le lient d'ores et déjà au deuil créatif, c'est-à-dire qu'il entrevoit à partir de ce

premier deuil ce qui lui révèlera sa vocation d'artiste et l'urgence de s'y consacrer. 1- Il montre

déjà une capacité d'interprétation particulièrement sensible lors de l'agonie de sa grand-mère où

il voit, derrière les apparences, les motifs véritables. C'est en partie à cette vérité des êtres que

Marcel souhaite consacrer son œuvre. 2- S'il va même jusqu'à ressentir une des formes les plus

hautes de l'Art (le mensonge vrai de ses râles esthétiques), 3- et si, dans son deuil, il se voit déjà

confronté à l'incommunicabilité entre les êtres (la chair commune perdue avec les autres et les

moi inaccessibles), au sens large, alors pourquoi le deuil de sa grand-mère n'est-il pas un deuil

créatif ? Après tout, il y a sensibilité extraordinaire au monde, à l'Art et à soi. Qu'est-ce donc

qui n'initie pas la création, voire qui la bloque ? Bref, dans ce lien de causalité entre deuil et

création, pourquoi la Recherche ne prend-elle pas fin ici ? C'est que, bien que ce deuil prenne

racine dans un contexte artistique, dans la mesure où il est orienté vers certains objets

artistiques, il se conclut rapidement et ces découvertes sombrent dans l'oubli, entraînées par le

silence rapide de sa douleur.

Je le croyais ; en réalité il y a bien loin des chagrins véritables […] ces autres chagrins, passagers malgré

tout, comme devait être le mien, qui s'en vont vite comme ils sont venus tard, qu'on ne connaît que

longtemps après l'événement parce qu'on a eu besoin pour les ressentir de les comprendre ; chagrins

comme tant de gens en éprouvent, et dont celui qui était actuellement ma torture ne se différenciait que

par cette modalité du souvenir involontaire.59

La connaissance qu'il a tirée de cette expérience est trop lacunaire pour qu'elle adhère à

sa conscience, pour qu'elle modifie ses paradigmes du monde et de soi. Un long temps est

nécessaire pour comprendre ce qui a été aperçu hors de ce souvenir involontaire. Marcel doit

encore apprendre que ces connaissances sont extérieures à cette douleur ponctuelle. Là se

trouve la nécessité d'apprentissages hasardeux, dans un long temps, dont le sens ne sera révélé

qu'a posteriori par le Temps retrouvé, « temps originel absolu qui comprend tous les autres60 », qui

réinvestit l'expérience, lui rend son sens véritable. En ce qu'elle annonce le besoin de temps

retrouvé pour lui restituer son sens, ce deuil pourtant court contient en lui-même, à rebours, le

temps de la Recherche, tout en exigeant que nombre d'autres deuils, des morts et de conceptions

59 SG, p. 165.

60 Gilles Deleuze, Proust et les signes, op. cit., p. 34.

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des choses, en dévoilent le sens réel. Mais il lui manque cette notion de « l'extratemporel61 » qui

puisse lier les expériences entre elles, poussant Marcel à une compréhension du monde hors de

ces singularités. Il manque à ce deuil une part de transcendance impossible à trouver dans une

contemplation mélancolique du passé.

Le deuil de sa grand-mère confronte Marcel à l'étrangeté de la mort. Elle semble un objet

distant qui n'appartient pas à sa race. Lorsqu'il constate que « [s]ur ce lit funèbre, la mort […]

l'avait couchée sous l'apparence d'une jeune fille62 », comment alors agir autrement qu'avec

insouciance devant la mort ? Cet événement permet de se pencher sur l'écart entre ce que

Ricœur considérait comme le sens le plus familier de la mort et son étrangeté. Cette distance

est à la fois cause de révélation d'un sens commun à l'humanité et projection de ce constat de

mortalité sur le sujet qui est lui-même de ces vérités. Car comprendre le monde des autres

signifie également d'en comprendre la mortalité pour soi, de se l'appliquer à soi. Or sans cette

réflexivité, la mort reste inintelligible. Et puisque cette association entre le sort des autres et le

sien propre coïncide dans le roman au retour urgent à la vocation d'écriture (Le bal des têtes), on

ne peut que pressentir que c'est dans cette simultanéité que prend pleinement fin le deuil de sa

grand-mère. Il y a donc effet de retardement, effet nourri par l'oubli de ce deuil mis en suspens.

Conclusion

La quête de Marcel sur le monde et sur son identité commence dès lors que la rupture

avec Combray se produit sous le couvert de la mort de sa grand-mère. À partir de cet

événement, au sens fort, la vie ne peut être qu'un parcours d'initié, un purgatoire de l'aveugle

qui cherche à voir un monde opaque. Constat acéré s'il en est, Marcel tombe dans un deuil à la

mélancolie lancinante. Cette dernière découle d'une négation de l'absence définitive de cet

autre soi qu'était son aïeule, rejet du réel provoqué par l'impression de distance et d'étrangeté

face à la mort elle-même. Ce premier deuil d'un mort, et qui plus est d'un être tant aimé de si

près, souligne le début du temps perdu irrémédiablement perdu. Lorsque la mort se produit,

Marcel est plongé dans un long deuil dont l'objet réel est voilé. Sans l'acquisition de ce savoir

essentiel sur ce qui se trouve derrière le voile, Marcel ne peut comprendre ni l'enjeu ni le sens

réel de l'événement. Ainsi, les apprentissages auxquels ce deuil l'amène restent coincés dans

61 TR, p. 178.

62 CG, p. 335.

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leur singularité événementielle. Ce deuil mélancolique est un processus inconscient qui prend

racine dans un rapport affectif dont la rupture est restituée par une expérience sensible de

l'absence permanente. L'acceptance de l'absence n'est conséquemment en rien une fin. Elle est le

point de départ d'une ambivalence causant un deuil mélancolique. Au-delà de l'objet, Marcel

doit trouver ce qui a été perdu, mais il n'est pas en mesure de le mener à terme. Le monde est

trop opaque encore, il ne possède pas assez d'expérience d'interprétation du monde. La

conscience doit en chemin faire l'épreuve de la réalité pour voir cette « réalité que je ne veut pas

savoir63 ». Cela signifie pour Marcel de porter son désir ailleurs que sur son chagrin auquel il

voue un fétiche morbide caractéristique de sa mélancolie. « [L]a douloureuse synthèse de la

survivance et du néant64 » ne se trouve pas dans ce deuil tourné vers les singularités du temps

révolu. Le deuil mélancolique reste donc douloureux pour un temps assez court. Comme

processus, on en connaît le début et les rouages. Mais son objectif, ce à quoi tend l'âme de

Marcel, c'est à une résolution métaphysique impossible à ce stade.

Cette section du roman qui contient le resouvenir douloureux porte le titre qui était

d'abord celui choisi par Proust pour tout le roman. Le choix onomastique du chapitre où se

produit se déchirement entre Marcel et son enfance n'est pas anodin. C'est dans Les

intermittences du cœur de la Recherche que débute en quelque sorte l'aventure du roman. Son

importance est soulignée par la structure de l‘œuvre qui s‘organise autour de ce chapitre. Il en

est le centre. Quelles sont donc ces intermittences dont il est question en regard de la mort de

son aïeul ? C‘est qu‘« il y a un lien entre la mémoire et le cœur […]. Qu‘est-ce que Proust ?

C‘est un (sic), pour reprendre l‘expression d‘Alain Finkielkraut, c‘est un cœur intelligent. C‘est

une mémoire qui palpite. Il y a des moments où elle se referme, il y a des moments où elle

s‘ouvre : diastole, cistole65. » Tout ce qui découle de cet événement surgit précisément de cette

mémoire sensible. Cette dialectique du souvenir involontaire qui apprend au cœur ce que la

raison sait déjà est contenue dans cette personnification juste du cœur intelligent. Ces

intermittences sont un « passage du savoir à l‘émotion : diastole ; et puis vous avez au retour la

cistole. La cistole, c‘est le contraire : c‘est la révélation du sens caché par des phénomènes

63 Sigmund Freud, Deuil et mélancolie, op. cit., p. 42.

64 SG, p. 157.

65 Le gai savoir, émission radiophonique, Les Intermittences du cœur Ŕ Marcel Proust, France Culture [Podcast], diffusée le 6 octobre 2013, 48 :00.

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d‘abord incompréhensibles66. » Le cœur doit ainsi savoir pour que l‘intelligence puisse voir

clairement67. Ces variations, qui font en somme que l‘être est peu disposé à reconnaître le vrai

qui se trouve devant son nez, est ce qui exige ces chocs et ce long temps. La constance de

l‘homme, Proust l‘a souvent trouvée dans l‘habitude, mais il la place aussi comme Montaigne

du côté de l‘inconstance.68

Le deuil de sa grand-mère a conséquemment une nature proprement figée, ancrée dans

le passé. Cette épreuve de la réalité n'offre aucun réconfort, mais elle annonce deux vérités que

Marcel ne découvrira que bien plus tard, lorsque d'autres expériences viendront se joindre à

cette impression douloureuse. La première, c'est qu'il existe bel et bien un temps

irrémédiablement perdu, un temps chronologique auquel les questions biologiques de

naissance et de mort s'appliquent résolument. Pourtant, et c'est là la deuxième vérité, quelque

chose de cet avant lui parvient, traverse cette étendue de temps et le replonge dans ce qui

semblait révolu. Quelque chose de cet ancien soi perdure. L'identité, constituée d'une multitude

de moi hétérogènes, peut être unifiée brièvement par une expérience du temps perdu retrouvé.

S'il se retrouve dans ce moment d'autrefois, c'est que cet enfant avec lequel il croyait en avoir

fini existe toujours quelque part en lui. Ce n'est plus lui, mais il est en lui. Et si l'être est

constitué de contiguïtés, c'est qu'il peut être construit par ces parcelles hétérogènes (car en effet

ce qui peut être séparé peut être réuni). C'est donc dire que l'être est divisible dans le temps.

La Recherche a ceci de particulier qu'elle met en scène un héros qui se débat dans un

monde qui cache son sens. C'est là la quête de la vérité que Deleuze affirme qu'elle est le sujet

principal du roman. Marcel n'est donc pas en mesure de soupeser ces vérités, de les laisser

changer son regard sur le monde.

Cette impression douloureuse et actuellement incompréhensible, je savais non certes pas si j'en dégagerais

un peu de vérité un jour, mais que si, ce peu de vérité, je pouvais jamais l'extraire, ce ne pourrait être que

d'elle, si particulière, si spontanée, qui n'avait été ni tracée par mon intelligence, ni atténuée par ma

66 Id.

67 Cet émission du Gai savoir donne comme exemple le comportement d‘abord incompréhensible du baron de Charlus. Tous les éléments se trouvaient sous le nez du narrateur qui, pourtant, n‘a pu déceler l‘homosexualité du baron qu‘une fois que son intelligence a permis cette cistole.

68 Michel de Montaigne, Essais, Livre I : Chapitre XI, Paris, Lefèvre Éditeur, Collection des classiques françois, 1826, p. 73.

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pusillanimité, mais que la mort elle-même, la brusque révélation de la mort, avait, comme la foudre,

creusée en moi, selon un graphique surnaturel et inhumain, un double et mystérieux sillon.69

S'il est possible de lire ces vérités, d'affirmer qu'elles se trouvent du moins partiellement

dans ces événements, c'est parce qu'on y revient avec un regard déjà instruit par la fin qui jette

un éclairage nouveau sur les milliers de pages qui la précèdent. Mais il est indéniable que ces

vérités s'y trouvent déjà. À travers le roman, ces sous-entendus se répercutent en échos et se

révèlent être des vérités fermes. A posteriori, sa mort est la première pierre d'achoppement à

laquelle il se bute, qui le force à penser le monde autrement, ou plutôt après laquelle il est

difficile de le concevoir d'après un statu quo. Elle ouvre les portes du parcours d'une vie comme

labyrinthe des signes à déchiffrer. C'est donc la première cause de la révélation finale qui devra

attendre bien longtemps pour que, par le chagrin et par le temps, le parcours prenne sens.

69 SG, p. 156.

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Albertine

LA PASSION JALOUSE

For small creatures such as we

the vastness is bearable only through love.

Carl Sagan, Contact

Le grand chagrin que ne pouvait ressentir Marcel à la mort de sa grand-mère, il était

annoncé ; ce grand chagrin qui durerait longtemps, qui transformerait radicalement le monde,

c'est celui d'Albertine Simonet, une des jeunes filles en fleurs croisées sur la plage de Balbec. Bien

avant cette première rencontre, on la lui avait déjà décrite « la fameuse "Albertine"1 » ; sans

l'avoir jamais aperçue, il avait eu le loisir de la rêver abondamment. Impossible alors de la voir

autrement que comme une chimère, une Fille aux yeux d'or de Balzac incarnée. C'est de ce

mystère et de cet imaginaire exotique que Marcel désire s'approcher par l'entremise d'Albertine,

désir si fort qu'il l'amène à la séquestrer. Mais aucune prison ne saurait empoigner la fugace

image d'une femme rêvée, dont l'identité floue brouille d'autant plus les cartes. Pas de voyage,

donc, qu'un mirage obsédant. Qui est-elle ? Que pense-t-elle ? Qui aime-t-elle ? Tant de

questions sans réponses. Impossible d'atteindre ce monde interne, qui plus est lorsqu'il ne peut

être qu'imaginé. Marcel n'aura jamais la confirmation de l'homosexualité d'Albertine, que ce

soit avant ou après sa mort. Leur relation puis son souvenir sont hantés par le doute, et la

conscience ne peut ainsi qu'osciller entre les deux pôles. L'âme chagrinée par sa mort cherche

le repos et la proclame innocente, puis l'âme colérique se réveille et la juge définitivement

coupable. Par essence, Albertine reste inintelligible par-delà la mort. Par excès d'imagination,

elle ne peut être que diffractée ; par sa nature floue, elle ne peut qu'inspirer le doute. La mort

d'Albertine ne peut résoudre ce nouveau paradoxe du réel plus loin lorsqu'à proximité. Aussi la

jalousie tourne-t-elle à vide dès lors que son objet est mis à distance. De là germe la jalousie

qui, tout comme la mélancolie, absorbera Marcel dans un rapport stérile au passé qui ne lui

permettra que de tâter aveuglément les vérités qui marqueront la fin de sa recherche lors du bal

des têtes. Mais contrairement à la mélancolie qui ne dure qu'un bref instant, la jalousie mord

férocement, et de plus belle lorsque son sujet est emporté par la mort. Le deuil jaloux est doté

d'une inertie colossale dans laquelle Marcel s'embourbe. La jalousie réitère certaines vérités sur

le monde que le deuil de la grand-mère avait laissé entrevoir, mais son caractère morbide et

1 OJFF, p. 83.

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obsessif est une fois de plus un obstacle à une induction propice à sortir de cette expérience

ponctuelle. Cependant, malgré ces embûches, la douleur que provoque la mort d'Albertine est

telle que Marcel n'en ressort pas totalement indemne. En effet, le long deuil d'Albertine est

associé de manière plus transparente au deuil de certaines illusions, comparativement à celui de

sa grand-mère. Le futur d'auteur qu'annonce la fin du roman intervient curieusement comme

point culminant d'une vie qui ne s'est pourtant jamais formée à la littérature. Certes, Marcel

contemple banalement certains talents artistiques, le jeu de la Berma, les toiles d'Elstir, le style

de Bergotte, mais cette appréciation n'est jamais qu'accidentelle et, surtout, elle ne donne pas

de réelle leçon d'esthétique 2 . Proust préfère créer cette illusion d'une vie banale qui peut

supporter seule le projet ambitieux d'un roman à la hauteur des Mille et une Nuits qui survive au

temps. Ce projet naïf inspiré du romantisme s'appuie sur la démonstration d'une imagination

toute puissante de laquelle puisse jaillir spontanément le Génie. En tant que moteur magistral

de l'imagination, la relation du narrateur avec Albertine et, plus encore, le deuil conséquence de

la mort de celle-ci, s'impose comme moment fort de cette dialectique entre l'expérience d'un

quotidien banal et l'acte du Génie, dialectique qui converge de nouveau vers la causalité entre le

deuil et la création. Cette association apparaît clairement dans le lien intrinsèque

qu'entretiennent jalousie et romanesque, amour et art, où l'on sent poindre la vocation. Il ne

manque qu'encore un peu de temps et de hasards pour tirer les nécessaires conséquences de

ces expériences.

L'amour que les femmes inspirent est synonyme d'un exotisme sans borne. Il fait sourdre

de l'imaginaire la chimère d'un amour permettant d‘entrer dans le monde de l'autre. Il est le

moyen par excellence de sortir de soi, de retrouver cette matière commune avec les autres

perdue avec la mort de sa grand-mère.

Dans ces moments-là, rapprochant la mort de ma grand-mère et celle d'Albertine, il me semblait que ma

vie était souillée d'un double assassinat que seule la lâcheté du monde pouvait me pardonner. J'avais rêvé

d'être compris d'Albertine, de ne pas être méconnu par elle […]. Ma joie d'avoir possédé un peu de

l'intelligence d'Albertine et de son cœur ne venait pas de leur valeur intrinsèque, mais de ce que cette

possession était un degré de plus dans la possession totale d'Albertine, possession qui avait été mon but et

ma chimère depuis le premier jour où je l'avais vue.3

2 Anne Henry, Proust romancier, le tombeau égyptien, Paris, Flammarion, La Bibliothèque scientifique, 1983, p. 54.

3 AD, p. 78.

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Ce n'est pas la singularité propre d'Albertine vers laquelle Marcel est attiré, mais bien

cette recherche du nous perdu avec sa grand-mère. Par conséquent, la mort de la grand-mère

mène directement à l'amour d'Albertine. Dans ce désir d'un retour à un espace propre à la

relation avec sa grand-mère, l'amante se voit dépouillée d'un premier niveau de singularité.

C'est en effet sur elle que se pose le désir, mais cette association est, du moins partiellement,

une contingence. C'est en ce sens que l'amour d'Albertine n'est pas porteur d'une valeur

intrinsèque, qu'il n'est que désir de possession total. En ce qu'il ouvre vers une vie intime

cachée, l'amour est une promesse de voyage en l'autre. « Car en nous unissant à une autre

personne, comment l'amour ne nous unirait-il pas aussi à la réalité qui en est inséparable, à " la

saveur profonde " de son pays, au rythme de sa vie, à la singularité de son monde4 ? » C'est là la

chimère que fait miroiter Albertine dès le premier jour où Marcel l'a aperçue. L'amour naît

conséquemment de ce sentiment d'altérité duquel on souhaite s'affranchir. Car en entrant dans

le monde d'une femme aimée, nous nous unissons aux choses que touche son regard, nous

appartenons à son monde intérieur. L'amour est porteur de ce désir de désingularisation,

appartenant au chagrin de la solitude de tout être et à la nostalgie de l'enfance fusionnelle.

C'est en cela que le désir de Marcel se pose brièvement sur une laitière, une boulangère

ou une pêcheuse. Car quoi de plus mystérieux que ces femmes à la condition humble, au

regard fixé sur un minuscule univers clos ? « Dans la vallée à qui ces hauteurs cachaient le reste

du monde, [la laitière] ne devait jamais voir personne que dans ces trains qui ne s'arrêtaient

qu'un instant5. » Quel pouvoir peut-elle posséder, cette petite laitière issue de nulle part ?

La vie m'aurait paru délicieuse si seulement j'avais pu, heure par heure, l'accompagner jusqu'au torrent,

jusqu'à la vache, jusqu'au train, être toujours à ses côtés, me sentir connu d'elle, ayant ma place dans sa

pensée. Elle m'aurait initié aux charmes de la vie rustique et des premières heures du jour. […] J'avais

besoin d'être remarqué d'elle.6

Elle est exotique en ce qu'elle est réceptacle d'un inconnu fantasmé, marqué par ce

conditionnel m'aurait. Enfermé dans sa solitude, il a besoin de cette laitière rendue prêtresse,

capable de l'initier à des pratiques secrètes et à une singularité sibylline. D'abord frappé par le

corps de la jeune pêcheuse, il dévoile ensuite son réel désir en affirmant que « ce n'est pas

4 Nicolas Grimaldi, Proust, les horreurs de l'amour, op. cit., p. 14.

5 OJFF, p. 224.

6 OJFF, p. 225. Je souligne.

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seulement son corps [qu'il] aurai[t] voulu atteindre, c'était aussi la personne qui vivait en lui et

avec laquelle il n'est qu'une sorte d'attouchement, qui est d'attirer son attention, qu'une sorte de

pénétration 7 . » Suite à la tragique solitude causée par la rupture avec l'enfance, comment

pourrait-on désirer autre chose que plonger au sein de ces magiciennes, gardiennes de leur

univers opaque ? Mais voilà que le cruel destin fait que ce qui nous semblait le plus désirable, le

plus nécessaire, est le sentiment le plus impossible, le plus factice, voire le plus vain qui soit !

Car si l'amour est avant tout ce désir d'entrer en l'autre, nombreuses sont les raisons qui

rendent cette finalité impossible. Dans son ouvrage sur La jalousie, étude sur l'imaginaire proustien,

Grimaldi les regroupe sous quatre thématiques.

L'amour est d‘abord ce qui promet la transparence : d'abord en ce qu'il laisse croire que

la fusion avec l'autre permet d'atteindre un monde que l'on sent luire à sa surface, ensuite en ce

qu'il promet le transvasement de notre individualité dans celle de l'autre. Et la laitière, et la

pêcheuse, comme toute femme désirée, font naître ce double mirage. Le regard désireux de

Marcel les affuble d'un voile de mystère, comme s'il suffisait de repousser un tissu léger pour

entrer en l'autre, impression de proximité qui ne peut que laisser présager une singularité

familière. Or, non seulement il est impossible de ne serait-ce qu'approcher l'intériorité de

l'autre, mais chaque bribe qu'elle laisse entrevoir est porteur d'une étrangeté intransigeante. « La

réalité n'est jamais qu'une amorce à un inconnu sur la voie duquel nous ne pouvons aller bien

loin8. » D'où le constat de l'irréductible opacité9 de l'autre.

C'est donc dire que la présence de l'autre est pleine d'absences, car on y devine toujours

des pensées qui nous échappent. On voit toujours l'autre se replier dans les abymes

insondables de sa profonde singularité. « En effet, parce que sa pensée peut toujours être

ailleurs, même sa présence n‘est jamais qu‘un atroce alibi10. » Ce que l'on désire posséder de

l'autre, c'est en effet non pas sa personne physique, mais bien son univers intime qui, sans

matière préhensile, semble résider dans une infinité de lieux reclus. Le constat de l'irréductible

opacité mène conséquemment à celui de l'ubiquité de toute conscience 11 . Toute tentative de

7 OJFF, p. 283.

8 LP, p. 180.

9 Nicolas Grimaldi, La jalousie, étude sur l'imaginaire proustien , op. cit., p. 38.

10 Ibid., p. 39.

11 Ibid., p. 11.

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posséder le monde de l'autre, même extrême comme celle de la séquestration d'Albertine, ne

peuvent y pallier. Même lorsque l'autre est enfermé, rien de lui n'est possédé. Son monde

mental échappe toujours de plus belle parce que notre propre monde mental ne sait se reposer.

Malheureusement, à défaut de la vie extérieure, des incidents aussi sont amenés par la vie intérieure ; à

défaut des promenades d'Albertine, les hasards rencontrés dans les réflexions que je faisais seul me

fournissaient parfois de ces petits fragments de réel qui, dès lors, devient douloureux. On a beau vivre sous

l'équivalent d'une cloche pneumatique, les associations d'idées, les souvenirs continuent à jouer.12

Aussi invente-t-on toujours de nouvelles associations par lesquelles l'être aimé est

transporté vers un monde extérieur intouchable. Même prisonnière, Albertine est toujours

fugitive parce que l'esprit de Marcel la repousse toujours involontairement. La vie amoureuse

ne saurait ainsi être autre chose qu'une « partie de cache-cache où Albertine [lui] échapperait

toujours13. »

C'est souvent dans le regard de l'autre que l'on perçoit ces moments où il nous échappe.

Ainsi, dans ses conversations avec Albertine, Marcel expérimente sa nature toujours fuyante en

la voyant s'échapper « par les issues de la pensée inavouée et du regard 14 ». Dans le but,

toujours, de voir la totalité du monde singulier qui lui échappe, il tente alors d'agencer ces

morceaux d'informations les uns avec les autres pour constituer cette unité perdue. Mais

puisqu'alors c'est l'imaginaire qui construit ce tout, peut-être qu'il n'est en fait qu'agrégat

imaginaire, voire que ces pièces avec lesquelles il voulait faire du vrai ne sont que des parcelles

mensongères. Car après tout, si elles se laissent deviner, c'est peut-être parce qu'elles

permettent à l'autre de se mieux dissimuler. Si la jalousie naît d'un univers de possibles

auxquels l'amoureux échappe, elle lance de surcroît une chaîne de causalités qui la nourrit. Dès

qu'Albertine « avait deviné un sentiment inquisitorial qui veut savoir […] et cherche à en

apprendre davantage […], elle [lui] avait tout caché15. » Fusent alors de partout les soupçons :

soupçons sur les conclusions de l'intellect et de l'imaginaire dont les conclusions peuvent être

factices ; soupçons aussi de l'être aimé qui, en réaction à la jalousie, se braque et s'entoure de

secrets.

12 LP, p. 18. 13 LP, p. 17.

14 LP, p. 62.

15 LP, p. 50.

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Si chacun de ces moments de laisser-aller n'est pas forcément habité par l'intention de se

rendre opaque, force est de constater que la femme prend souvent sciemment l'initiative de

dissimuler son intériorité. Car chez Proust, la femme est en effet un être sournois. Avec ou

sans malveillance, il faut ainsi toujours chercher à décoder le réel derrière la façade qu'elle

monte. Aussi lorsqu'elle dit « Il serait possible que j'aille demain chez les Verdurin, je ne sais

pas du tout si j'irai, je n'en ai guère envie » faut-il comprendre « J'irai chez les Verdurin, c'est

absolument certain, car j'y attache une extrême importance16. » Ainsi, non seulement la femme

désirée est un mirage, mais il apparaît probable qu'elle se dissimule volontairement, qu'on n'en

connaisse jamais rien, même lorsque l'on croit attraper au vol de sa distraction quelques miettes

de son moi véritable.

Ces quatre raisons « rendent inaccessible, toujours soupçonnable et jamais saisissable,

l'intériorité de toute personne17 ». C'est de là que sourd ce mystère constamment renouvelé par

l'échec de la préhension du monde de l'autre.

Albertine imaginée

Voilà donc quelle impossible fusion Albertine laisse miroiter, laissant deviner à Marcel

une infinité de mondes inconnus. Toutes ces notions théoriques sont sourdes devant le besoin

de retrouver un espace fusionnel, le temps n‘ayant pas encore permis de tirer les nécessaires

conséquences du deuil de sa grand-mère. Si toutes les femmes désirées sont porteuses de ces

promesses, et aussi de ces déceptions de l'amour, Albertine se démarque de ces autres femmes

de diverses manières. Ce n'est pas qu'elle soit un objet d'amour réel, au sens où comme toute

autre, c‘est l‘image qu‘elle fait miroiter que l‘on aime. Sa spécificité réside plutôt en ce qu'elle

est un réceptacle d'un imaginaire fort, soutenu et esthétisé par des comparaisons artistiques,

accumulation en opposition franche avec sa laideur et son insignifiance. Et c'est justement à

cause de cet antagonisme qu'Albertine n'est pas qu'une simple laitière rencontrée dans une

gare, mais bien un sujet décuplé par une imagination agitée.

La différence la plus évidente entre Albertine et la laitière ou la pêcheuse réside bien

entendu dans leur condition. Albertine n‘appartient pas à une classe ouvrière, son monde caché

et fantasmé est mondain. Preuve de l'influence de cette classe, l'autre amour de Marcel,

16 LP, p. 82.

17 Nicolas Grimaldi, La jalousie, étude sur l'imaginaire proustien , op. cit., p. 38.

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Gilberte, y appartient également. Certes, elle est porteuse d'un univers mystérieux tout autre, lié

à Swann puisqu'elle en est la fille, mais elles appartiennent toutes deux à un même concours de

circonstances.

Un homme a presque toujours la même manière de s'enrhumer, de tomber malade, c'est-à-dire qu'il lui faut

pour cela un certain concours de circonstances ; il est naturel que quand il devient amoureux ce soit à

propos d'un certain genre de femmes, genre d'ailleurs très étendu. Les premiers regards d'Albertine qui

m'avaient fait rêver n'étaient pas absolument différents des premiers regards de Gilberte. Je pouvais

presque croire que l'obscure personnalité, la sensualité, la nature volontaire et rusée de Gilberte étaient

revenues me tenter, incarnées cette fois dans le corps d'Albertine, tout autre et non pourtant sans

analogies.18

Ainsi, ce n‘est pas que leur classe sociale, mais leur manière d‘être, leurs caractères, qui

laissent place à un fantasme similaire. Elles sont en sommes la même femme, pour l‘imaginaire

du moins, affublée d‘artifices physiques négligeables, cause d‘une même maladie d‘amour.

Et parmi toutes les femmes du monde, Albertine se démarque d‘un certain nombre par

le mystère qui entoure ses relations : est-elle une cocotte, voire une nouvelle Rachel ? Et,

marqué par la scène de sexualité homosexuelle sadique entre Mlle de Vinteuil et son amie,

Marcel se méfie des possibles visites qu'Albertine aurait faites à Montjouvain auprès de cette

lesbienne confirmée. Deleuze analyse La Recherche comme une quête du sens des signes, signes

qu‘il catégorise en quatre : « les signes mondains vides, signes mensongers de l‘amour, signes

sensibles matériels, enfin signes de l‘art essentiels (qui transforment tous les autres19). » Bien

que ces catégories ne soient pas exclusives, qu‘elles fonctionnent souvent en bassins versants,

force est de constater qu‘Albertine se trouve au croisement des deux premières classes. Aimer

Albertine, la déchiffrer pour mieux la posséder, signifie conséquemment de forcer la porte de

ces deux réseaux de sens opaque. Et puisque la découverte de la vocation se fait dans ce même

mouvement de la découverte du sens des signes, ce réseau riche dans lequel s‘empêtre la

relation avec Albertine y contribue de manière monumentale.

Albertine est également d‘une dialectique en trois temps : Albertine est d‘abord imaginée,

puis fugitive et enfin disparue. Car en effet si persiste la figure d‘Albertine, c‘est grâce à cette

préséance de l‘imaginaire sur le réel, de même qu‘à sa causalité chronologique : c‘est parce

18 AD, p. 84.

19 Gilles Deleuze, Proust et les signes, op. cit., p. 22.

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qu‘Albertine est d‘abord imaginée, sans même être vue (contrairement à la laitière et à la

pêcheuse dont c‘est la présence physique qui stimulait l‘imagination), qu‘elle s‘inscrit de

manière plus forte dans l‘imagination ; c‘est parce qu‘elle n‘est que langage qu‘elle peut être

purement imaginée. Assis dans une soirée mondaine, Marcel entend parler d‘Albertine pour la

première fois. On la lui décrit comme une fille « fast » et effrontée20, symbole d‘une figure de

défi et d'originalité. Ainsi, parce qu'Albertine imaginée précède l'Albertine réelle, elle ne se fait

que mieux le réceptacle de l'imaginaire de Marcel.

Si l'amour se fonde sur un mensonge et si c'est de cette même matière qu'il se nourrit,

c'est que c'est notre imagination qui en est l'instigateur. N'est-ce pas en effet l'imaginaire de ce

que pourrait être le monde de l'autre qui avait attiré notre regard ? N'est-ce pas aussi

paradoxalement l'idée de ce pourrait être l'autre à l'extérieur de ce que l'on en voit qui avait ancré

le désir ? L'amour est ainsi en quelque sorte une construction élaborée de notre imagination si

bien ficelée qu'elle dissimule sa propre facticité. Car l'amour n'est en somme rien, sinon ce

mirage de proximité et cette impression de réciprocité. Ainsi la réciprocité n'est qu'un artifice

de notre propre amour qui se bute à l'imperméable altérité d'autrui.

Quand on aime, l'amour est trop grand pour pouvoir être contenu tout entier en nous ; il irradie vers la

personne aimée, rencontre en elle une surface qui l'arrête, le force à revenir vers son point de départ et

c'est ce choc de retour de notre propre tendresse que nous appelons les sentiments de l'autre et qui nous

charme plus qu'à l'aller, parce que nous ne reconnaissons pas qu'elle vient de nous.21

La quête de l'amour a pour corollaire la perméabilité et la réciprocité. Lorsque l'on

cherche la relation amoureuse, c'est que l'on veut que l'autre soit le réceptacle de notre

affection et qu'il émette son sentiment propre en retour. L'amour ne peut ainsi rester tranquille

terré en soi, il en déborde toujours et cherche à se poser ailleurs. Chez Proust, l'être aimé est

investi d'une propriété de réflexion pareille à un miroir déformant. L'irréductible opacité de l'aimé

a en effet une propriété de réfraction. Car l'amour ainsi réverbéré apparaît étranger, soit parce

qu'on ne peut concevoir qu'il ne vienne pas de l'autre, soit parce qu'il est déformé. La

métaphore optique associe l'amour à un rayon de lumière passant d'un milieu à l'autre. La

différence de nature entre soi et l'autre est à l'image de l'insolubilité de l'huile dans l'eau, et c'est

cette différence de nature qui réfléchit notre sentiment devenu méconnaissable. Ébloui par le

20 OJFF, p. 83.

21 OJFF, p. 178.

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reflet de ses propres sentiments, Marcel ne peut déjouer cet effet physique pour voir en face sa

propre création. Mais encore une fois, l'amour ouvre la porte au constat intransigeant d'une

solitude irrémédiable. La réciprocité, désirée dans une facette bien précise cette fois, rencontre

un nouvel échec. C'est donc tout le corollaire qui tombe à l'eau, exposant la facticité de la quête

d'amour qui a si banalement trompé Marcel.

Pourtant désir de proximité extrême, c'est donc ironiquement l'amour qui révèle le mieux

l'irrémédiable solitude. L'amour est un désir d'abolir toute singularité : la sienne en cherchant la

fusion avec l'autre, et de nier celle de l'autre. L'échec ne peut conséquemment qu'ouvrir à

l'irrémédiable singularité qui instaure l'altérité de l'autre et du soi passé. L‘amour et la

possession ne peuvent de ce fait faire bon ménage, car puisque l'amour naît d'une distance qui

permet d'imaginer, la possession abolit l'amour. « Plus le désir avance, plus la possession

véritable s‘éloigne22. » Or comme la nature de l‘amour puise dans ce même désir, exit l‘espoir

d‘un amour heureux. « En réalité, dans l'amour il y a une souffrance permanente, que la joie

neutralise, rend virtuelle, ajourne, mais qui peut à tout moment devenir ce qu'elle serait depuis

longtemps si l'on n'avait pas obtenu ce qu'on souhaitait, atroce23. » C‘est donc dire que soit on

est cruellement séparé de l'être aimé et l‘amour perdure, soit on en est proche et on cesse de

l'aimer. C‘est là la réalité de l‘amour que la joie béate d‘un aimé rêvé camoufle avec tant de

puissance.

Aussi le thème de l‘opposition entre le réel et l‘imaginaire cher au romantisme se trouve-

t-il poussé dans ces extrêmes diaboliques. D‘autres romantiques avant Proust ont en effet

cherché refuge du réel dans une idéalisation encore plus grande des chimères, multipliant les

refuges. Hugo se consolait du Laid et du Mal dans un manichéisme radical ; même les plus

désillusionnés comme Gautier se perdaient volontiers dans le faste du Beau pour oublier la

laideur du monde et ses déceptions. Alors que ces romantiques se sont ainsi mieux noyés dans

un mouvement circulaire expansif entre le réel et le rêve menant à toujours plus de chimères,

Proust fait la démonstration d‘un mouvement inverse, convergeant vers un enfer toujours plus

douloureux.

Où tous avaient rêvé d'intimité, tous avaient découvert l'étrangeté. Où ils avaient imaginé qu'un être serait

pour eux sans secret, ils s'étaient surpris d'avoir indéfiniment à soupçonner les mensonges. Où ils avaient

22 AD, p. 33. Je souligne.

23 OJFF, p. 151.

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cru que s'annonçait l'intense réalité d'un autre univers, ils étaient allés de déception en déception, et de

désillusion en désillusion. La réalité promise était celle d'un mirage.24

La sentence prend des proportions universelles avec cette insistance sur un pluriel

impersonnel : il n‘est pas d‘autres conclusions possibles à ce désir universel d‘intimité.

Impossible d‘y trouver autre chose qu‘une étrangeté irréfragable. Et si cette cruelle vérité ne se

fait pas jour spontanément, c‘est qu‘il y a en l‘amour quelques principes diaboliques qui en

cachent la vraie nature. Existe d‘abord cette incommunicabilité naturelle entre les gens qui

s‘aiment, comme entre tout être, comme il en a été question préalablement. Existe aussi ce lien

nécessaire entre amour et imaginaire qui contribue à cette opacité. Ces deux obstacles sont

conséquemment extérieurs à soi, ou du moins ils ne sont pas une contingence tout à fait

individuelle : elle ne surgit que par la rencontre entre deux êtres.

Il reste donc à éclaircir un troisième facteur qui contribue à camoufler l‘atroce nature de

l‘amour. Cette troisième cause25 se trouve cette fois dans la nature même de l‘individu. En deux

temps, ces causes se trouvent unies chez Proust comme le recto et le verso. Pour que ce

maintienne la spirale dantesque qui attire l‘amoureux vers les cercles les plus profonds des

enfers, l‘amour se fait synonyme d‘une agitation constante de l‘esprit nécessaire par le biais de

laquelle l‘amoureux peut se rendre l‘amour indispensable. Et il difficile de se lasser de cette

agitation, car elle est symptomatique du besoin qu‘a l‘homme de souhaiter la permanence. Ces

deux natures de l‘homme fonctionnent en symbiose, notamment dans l‘amour jaloux.

Il était bien, me disais-je, qu‘en me demandant sans cesse ce qu‘elle pouvait faire, penser, vouloir à chaque

instant, si elle comptait, si elle allait revenir, je tinsse ouverte cette porte de communication que l‘amour

avait pratiquée en moi, et sentisse la vie d‘une autre submerger, par des écluses ouvertes, le réservoir qui

n‘aurait pas voulu redevenir stagnant.26

Aimer, consiste donc à maintenir un état névrotique par accès d‘imagination. Cette

agitation camoufle habilement la banalité de l‘être aimé et la facticité même du sentiment qui

nous unit à lui. Ne pouvant se reposer sous le joug de la jalousie ou de la distance, toutes deux

espaces d‘imagination, l‘amoureux se convainc à tort que son amour est vital. C‘est donc

l‘imagination névrotique qui perpétue l‘amour, le faisant survivre par la jalousie et lui faisant

24 Nicolas Grimaldi, Proust, les horreurs de l'amour, op. cit., p. 15. Je souligne.

25 Ces causes ne sont pas chronologiques, elles ne sont pas causalement au début de l‘amour.

26 AD, p. 34.

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échapper à l‘ennui. Aux promesses des prêtresses que l‘on croyait aptes à nous initier à des

mondes inconnus répond la terrible malédiction des amours malheureux. Comme la douleur

est la conséquence inévitable de l‘amour, même la promesse de bonheur que laissait miroiter

les premiers désirs tombe à l‘eau. Tout amour ne peut se réaliser puis perdurer, dans la mesure

où il cesserait alors d‘exister. « Le bonheur n'y pouvant être qu'un tiers toujours exclu, telle est

par conséquent la calamiteuse alternative de l'amour qu'"il faudrait choisir de cesser de souffrir ou

de cesser d'aimer"27. » Voilà donc la conclusion de la ligne causale tragique de l‘amour : la

condition humaine est donc d‘aimer, et aimer est bien synonyme de jalousie et de douleur; de

surcroît l‘amoureux ainsi torturé ne peut souhaiter autre chose que le maintien de cet état. La

nature humaine ne cherche ainsi rien qui ait à voir avec le bonheur dans l‘amour ; l‘homme

cherche avant tout la permanence, au prix d‘un masochisme rendu désirable par l‘amour. C‘est

à ce prix que l‘on peut dire qu‘Albertine peut être aimée, ne serait-ce que brièvement. C‘est

surtout dans cette mesure que même en absence d‘amour et même embourbé dans les

sentiments les plus douloureux, Marcel ne peut s‘en défaire.

Voilà donc que surgit cette question : malgré la contingence des circonstances où

Albertine entra dans son esprit, pourquoi aimer Albertine en particulier ? C‘est là où on ne s‘y

attendait pas que se cache la réponse : ce qui en fait une femme désirable, c‘est surtout ce qui,

chez elle, est banal, voire repoussant. Aussi pour que l‘amour puisse faire fi de ces

antagonismes faudra-t-il l‘intervention du Beau. En effet, c‘est l‘art qui contribue à faire naître

l‘amour et qui participe, parallèlement à cet aspect masochiste, à l‘attachement. La laideur de

l‘amour et aussi souvent celle de l‘être sur laquelle se portait l‘amour sont ainsi camouflées,

rendues désirables parce qu‘elles sont recouvertes de l‘art. Si la préexistence d‘une Albertine

imaginée l‘avait rendue propice à recevoir mille rêveries, il en va de même pour sa banalité,

voire sa laideur. Car Albertine n‘a en effet absolument rien de désirable : elle n‘est ni belle, ni

intelligente, ni raffinée. Car non seulement ce que l'on aime de l'autre n'est pas ce qu'elle est,

c'est même paradoxalement ce qui est indésirable chez l'autre qui nous le fait aimer. Il en va de

même pour tout amour, comme celui que Swann entretenait pour Odette et qui est si

semblable à celui de Marcel pour Albertine. « Absence de plaisir, ―indifférence‖, ―dégoût‖,

―répulsion‖ : puisque ce ne pouvaient être ses qualités physiques que Swann aimait dans

Odette, c‘est en dépit de ces qualités (c‘est-à-dire de ses défauts) qu‘il fallait donc qu‘il

27 Nicolas Grimaldi, La jalousie, étude sur l'imaginaire proustien, op. cit., p. 13.

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l‘aimât28. » À l‘image repoussante d‘Odette, Albertine est en effet « grosse et brune29 », vraiment

moche et quelconque. C‘est la magie qu‘opère « l‘imagination qui nous fait extraire d‘une

femme une telle notion de l‘individuel qu‘elle nous paraît unique en soi et pour nous

prédestinée et nécessaire30. »

L'art participe directement de cet imaginaire-camouflage. C‘est donc dans cette mesure

que l‘« on aime d‘une femme cela même qu‘une œuvre d‘art annonce et qui la constitue : un

autre monde31 ». De nombreux exemples peuvent témoigner de cette dépendance de l‘amour

envers l‘art. Si l‘association d‘Odette avec la Zephora de Botticelli est parmi les plus présentes,

celle d‘Albertine avec La Fille aux yeux d'or n‘est pas anodine32. Car en effet, quoi de mieux pour

se superposer à la banalité physique d‘Albertine que l‘absolue beauté de cette créature

mystérieuse tirée d‘un roman balzacien. À l‘image des mots qui avaient fait naître Albertine

dans l‘esprit de Marcel, elle est une fois de plus élevée vers l‘idéal par les mots. Elle n‘est plus

femme, elle est littérature. Aussi la femme aimée l‘est-elle précisément pour ce qu‘elle n‘est

pas : on la prend laide pour qu‘elle porte mieux la beauté d‘une œuvre. Voilà d'où naît cet

impératif : « Laissons les jolies femmes aux hommes sans imagination33. » Comme la laideur

d‘Albertine nécessite d‘être confondue avec la suprême beauté de Paquita, l‘horreur de leur

relation exige pareil traitement. À la fascination morbide répond l‘exquis tragique de l‘opéra de

Bizet. Désespéré par le départ d‘Albertine, Marcel se convainc de son retour par cette

analogie : Albertine doit revenir aussi inlassablement que Manon de l‘opéra du même nom.

J‘entendis à l‘étage au-dessus du nôtre des airs de Manon joués par une voisine. J‘appliquais leurs paroles

que je connaissais à Albertine et à moi, et je fus rempli d‘un sentiment si profond que je me mis à pleurer.

C‘était :

Hélas, l’oiseau qui fuit ce qu’il croit l’esclavage,

Le plus souvent, la nuit

D’un vol désespéré revient battre au virage

et la mort de Manon :

28 Ibid., p. 19.

29 AD, p. 84.

30 Id.

31 Nicolas Grimaldi, La jalousie, étude sur l’imaginaire proustien , op. cit., p. 20.

32 TR, p. 12.

33 Id.

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Manon, réponds-moi donc ! ŕ Seul amour de mon âme,

Je n’ai su qu’aujourd’hui la bonté de ton cœur.

Puisque Manon revenait à Des Grieux, il me semblait que j‘étais pour Albertine le seul amour de sa vie.34

Tissu translucide propice à l‘adhérence de canevas esthétiques, et Albertine et sa relation

avec Marcel sont transformées par l‘art, repoussant de nouveau le réel vers des abîmes

inconnaissables.

Albertine apparaît si évanescente dans son altérité mystérieuse que Marcel en vient

rapidement à la séquestrer chez lui. Leur relation est désormais sous le signe de la jalousie.

Lorsqu'elle sort, il prend soin de faire épier chacun de ses mouvements, de la faire

accompagner, préférablement par un être de confiance comme Monsieur de Charlus, dont la

passion pour les hommes en fait un espion portant un regard chaste sur Albertine35. Loin de

s'offrir comme intelligible et préhensible, la réalité est donc repoussée bien plus en avant par ce

que l'on croyait précisément apte à la révéler. Et la séquestration d'Albertine ne fait que mettre

en lumière de manière plus franche encore que plus on tente de s'empoigner d‘autrui, c'est-à-

dire plus on se presse contre la barrière du réel de l'autre, et plus il nous échappe. Cette

proximité révèle la vacuité vers laquelle se portait le désir : l'autre n'est toujours que déception,

il n'est jamais à la hauteur de l'image que l'on s'en faisait. Pis encore, cette obsession de

connaissance de l'autre n'est fondée que sur un mirage : pas d'exotisme en l'autre, pas même

une once de raison de l'aimer. « En un cercle vertigineusement diabolique, en même temps

qu'il suscite l'amour, le mystère provoque la jalousie ; à la jalousie répond le mensonge ; et en

développant un surcroît de jalousie ce mensonge développe un surcroît d'amour. En ce sens, le

mensonge provoque autant l'amour que l'amour provoque le mensonge 36 . » C'est là « une

tragique explication de tant de vies qu'[un] portrait génial et pas ressemblant comme celui

d'Odette par Elstir et qui est moins le portrait d'une amante que du déformant amour37. » Et

c‘est de ce surcroît de distorsion entre le réel et l‘image produite par l‘amour que la jalousie se

nourrit.

34 AD, p. 35.

35 LP, p. 18.

36 Ibid., p. 43.

37 AD, p. 23.

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52

Jusqu'où [notre imagination] avait donc pu nous égarer, jusqu'à quel point la femme que nous aimons

encore peut pourtant dissembler de l'image que nous en avons créée, c'est ce que la jalousie ne cesse de

considérer. Mais comme c'est notre imagination qui avait composé une fresque antique avec quelques

profils sur la plage, une Vierge de Botticelli avec des yeux maussades et une pose alanguie, qui doit, bribe

par bribe, tissant la charpie des témoignages, recomposer, reconstituer, recréer ce que fut cette vie

inconnue de la femme que nous avons aimée. Ainsi, c'est en reconnaissant soudain le mensonge que nous

sollicitons notre imagination d'en rétablir et par conséquent d'inventer la vérité.38

Une fois mise en mouvement, la jalousie ne peut plus être stoppée, car alors il n'y aurait

que le vide. Car il y a certes le terrible constat de ne pas savoir, mais plus encore le mensonge

levé causerait un désarroi de se retrouver devant un être inconnu. Chaque mensonge est une

retouche constante à notre perception de l'autre, tant et si bien qu'il en vient à devenir

quelqu'un d'autre39.

C'est de cette ornière que naît l'incroyable inertie de la jalousie. Une fois cette

méconnaissance dévoilée, chaque mensonge peut être reconnu. Certes, il y a apprentissage,

puisqu'il y a désormais connaissance là où il n'y avait que néant, mais il s'agit d'un passage

frustrant : la connaissance de l'ignorance n'offre pas de repos et entretient la torturante jalousie.

Ce mouvement de la conscience, qu'aurait applaudi la philosophie socratique, est chez Proust

une malédiction de plus que seule peut apaiser l'imaginaire en inventant une vérité que ne peut

offrir le réel.

Le deuil jaloux

Victime de la jalousie de Marcel, Albertine s‘enfuit. Cette absence est pour Marcel à la

fois indifférence et torture, à l‘image des paradoxes de l‘amour. Lorsque l‘imagination n‘a plus

de bribes de réel sur lesquelles adhérer, l‘indifférence monte à mesure que grandit l‘oubli. Et

puis, si soudainement un détail rappelle Albertine à la conscience, se dresse alors la fureur de la

jalousie et la puissance de l‘amour ainsi renouvelé. Se félicitant de ces moments d‘indifférence,

Marcel se voit déjà sur le chemin de la guérison.

Il y a un instant, en train de m‘analyser, j‘avais cru que cette séparation sans s‘être revus était justement ce

que je désirais, et comparant la médiocrité des plaisirs que me donnait Albertine à la richesse des désirs

qu‘elle me privait de réaliser, je m‘étais trouvé subtil, j‘avais conclu que je ne voulais plus la voir, que je ne

38 Nicolas Grimaldi, Proust, les horreurs de l'amour, op. cit., p. 52. Je souligne.

39 Nicolas Grimaldi, La jalousie, étude sur l'imaginaire proustien , op. cit., p. 43.

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53

l‘aimais plus. Mais ces mots : ―Mademoiselle Albertine est partie‖ venaient de produire dans mon cœur

une souffrance telle que je sentais que je ne pourrais pas y résister plus longtemps. […] Comme on

s‘ignore.40

S‘analyser ne sert conséquemment à rien, car l‘on s‘ignore toujours. Le mystère de l‘autre

n‘est rien face au mystère que l‘on est à soi-même. Dans ce roman de formation à la vie

artistique, non seulement l‘éducation esthétique est une grande absente, ou du moins est-elle

d‘une discrétion remarquable, mais la raison se trouve constamment repoussée comme façon

de concevoir le monde et soi-même. L‘intelligence produit ainsi des conclusions inverses et ne

conçoit rien de l‘individu : « Ainsi ce que j‘avais cru n‘être rien pour moi, c‘était tout

simplement toute ma vie41. » Cette antithèse, inscrite au sein de l‘amour, se trouve aussi au sein

de la vie. En déchiffrer les signes, les douleurs et antithèses, ou plutôt les ressentir, est la seule

vie qui soit, car la raison est inapte à en rendre l‘essence.

Qu‘elle est donc cette douleur particulière à la mort d‘Albertine si sa vie est déjà cause de

souffrance ? Pour étayer cette réponse et en développer toutes les dimensions, attardons-nous

à épier la présence de la mort avant qu‘elle se produise. Elle hante en effet déjà les coulisses de

l‘amour, car l‘amour est, chez Proust, intimement liée au moribond. D‘abord de manière

ontologique : aimer, c'est faire entrer l'autre en soi et donc le soumettre, pareil à soi, à la

puissance destructrice du temps. « Pour entrer en nous, un être a été obligé de prendre la

forme, de se plier au cadre du temps42 ». C‘est donc le soumettre à la mortalité, à l'oubli dans la

mémoire et à l'oubli total dans la mort de soi. Cette nécessité de l‘amour s‘oppose au désir le

plus naturel qu‘il fasse émerger, soit celui de la permanence. Ce désir est premièrement lié au

confort de l‘habitude qui prend le dessus sur tout : « en amour il est plus facile de renoncer à

un sentiment que de perdre une habitude43 ». C‘est donc que l‘homme souhaite la permanence

du monde. Deuxièmement, il est lié plus largement à un désir de permanence de soi. Dans

cette mesure, la permanence de la relation à l‘autre est synonyme d‘une immortalité de soi qui

aime. Ne serait-ce qu‘imaginer cette fin signifierait envisager sa propre fin, car l‘on se croit

toujours n‘exister que dans un présent contingent.

40 AD, p. 3.

41 AD, p. 3.

42 AD, p. 60.

43 LP, p. 341.

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54

Seule, je disais-je, une véritable mort de moi-même serait capable (mais elle est impossible) de me consoler

de la sienne. Je ne songeais pas que la mort de soi-même n‘est ni impossible, ni extraordinaire ; elle se

consomme à notre insu.44

Ainsi, si l‘amour révèle que l‘autre est constitué d‘une multitude d‘êtres qui nous

échappent, il offre pareille expérience de soi. La mort semble comme la seule issue pour

échapper aux douleurs de la mort de l‘autre, mais cette imagination n‘est que théorique. Sitôt

formulée, le personnage s‘empresse de la rectifier entre parenthèses, la disant impossible.

Certes, l‘être n‘est pas constitué de fragments chaotiques, mais l‘on reste imperméable aux soi

semés dans le temps. Le temps de la révélation finale concordera avec un retour sur ces temps

de soi et permettra d‘en rendre la continuité. À ce moment cependant de l‘apprentissage de

Marcel, une telle constatation est impossible. Ne lui reste alors que l‘émiettement sibyllin de

l‘autre. Les parallèles entre l‘amour jaloux de Marcel pour Albertine et celui de Swann pour

Odette achèveront de tisser amour et mort ensemble.

Aussi, par-delà ces constatations thématiques, Marcel se trouve-t-il empêtré dans cette

relation méconnaissable et de nature infernale. Puisqu‘il n‘est pas possible d‘emprunter une

autre chaîne de causalité, la tragique conséquence de l‘amour verse une nouvelle fois du côté de

la mort. N‘est-ce pas en effet l‘échappatoire le plus logique que celui de la mort de l‘autre ? Son

absence ne guérirait-elle pas de tous les maux ? C‘est ironiquement au moment même où

Marcel en arrive à cette conclusion qu‘on lui apprend la mort accidentelle d‘Albertine.

Je laissai toute fierté vis-à-vis d'Albertine, je lui envoyai un télégramme désespéré lui demandant de revenir

à n'importe quelles conditions, qu'elle ferait tout ce qu'elle voudrait, que je demandais seulement à

l'embrasser une minute trois fois par semaine avant qu'elle se couche. Et elle eût dit une fois seulement,

que j'eusse accepté une fois. Elle ne revint jamais. Mon télégramme venait de partir que j'en reçus un. Il

était de Mme Bontemps. Le monde n'est pas créé une fois pour toutes pour chacun de nous. Il s'y ajoute

au cours de la vie des choses que nous ne soupçonnions pas. Ah ! ce ne fut pas la suppression de la

souffrance que produisirent en moi les deux premières lignes du télégramme : « Mon pauvre ami, notre

petite Albertine n'est plus, pardonnez-moi de vous dire cette chose affreuse, vous qui l'aimiez tant. Elle a

été jetée par son cheval contre un arbre pendant une promenade. Tous nos efforts n'ont pu la ranimer.

Que ne suis-je morte à sa place45.

44 AD, p. 66.

45 AD, p. 58.

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55

Le choc de cette annonce réside dans la sentence d‘absence éternelle qu‘elle sonne. Car si

leur amour n‘avait été jusque-là que douleur, et s‘il s‘était convaincu que le départ d‘Albertine

pourrait être définitif, ce n‘était en effet qu‘un leurre. Marcel se nourrissait secrètement de

l‘espoir d‘un retour.

Mais ne m'étais-je pas dit plusieurs fois qu'elle ne reviendrait peut-être pas ? Je me l'étais dit, en effet, mais

je m'apercevais maintenant que pas un instant je ne l'avais cru. Comme j'avais besoin de sa présence, de ses

baisers pour supporter le mal que me faisaient mes soupçons, j'avais pris depuis Balbec l'habitude d'être

toujours avec elle. Même quand elle était sortie, quand j'étais seul, je l'embrassais encore.46

Si donc la mort est au cœur de l‘amour, en quoi consiste le deuil lorsque la mort se

produit réellement ? Faire le deuil de quoi ? Le deuil d‘Albertine s‘enroule autour de la

thématique de l'unité des caractères, c‘est-à-dire qu‘il est intimement lié au constat que

l'homme est constitués de caractères et non pas d'un caractère. La première phase du deuil

jaloux consiste en une recherche d‘apaisement de la jalousie par une tentative de composition

d‘un aimé unitaire.

Mais la vie, en me découvrant peu à peu la permanence de nos besoins, m'avait appris que faute d'un être il

faut se contenter d'un autre […]. Mais ç'avait été Albertine ; et entre la satisfaction de mes besoins de

tendresse et les particularités de son corps un entrelacement de souvenirs s'était fait tellement inextricable

que je ne pouvais plus arracher à un désir de tendresse toute cette broderie des souvenirs du corps

d'Albertine. Elle seule pouvait me donner ce bonheur. L'idée de son unicité n'était plus un a priori

métaphysique puisé dans ce qu'Albertine avait d'individuel, comme jadis pour les passantes, mais un a

posteriori constitué par l'imbrication contingente et indissoluble de mes souvenirs.47

Or, impossible de reconstituer l‘autre. D‘abord en ce qu‘il est inconnaissable, comme

nous l‘avons déjà établi, et surtout en ce que cet éparpillement renouvelle chaque fois la

douleur de la perte.

Grande faiblesse, sans doute pour un être, de consister en une simple collection de moments; grande force

aussi; il relève de la mémoire, et la mémoire d‘un moment n‘est pas instruite de tout ce qui s‘est passé

depuis; ce moment qu‘elle a enregistré dure encore, vit encore, et avec lui l‘être qui s‘y profilait. Et puis cet

émiettement ne fait pas seulement vivre la morte, il la multiplie.48

46 AD, p. 42.

47 AD, p. 83.

48 AD, p. 60.

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56

La douleur du deuil se cache ainsi derrière chaque objet, auprès de chaque rai de lumière

qui pourrait raviver le souvenir de la morte. Le petit pan de mur qui ravivait le souvenir de la

grand-mère s‘incarne en une infinité de choses qui possèdent désormais la capacité de

ressusciter les morts. Le moment douloureux du resouvenir de sa grand-mère pouvait lui

apporter la confirmation de la mort sous une forme de sérénité. Or, cela est impossible avec

Albertine, car les souvenirs la ramènent à tout moment.

Par opposition au deuil de la grand-mère, celui d‘Albertine est d‘abord mis sous l‘égide

d‘un temps long et de la grande douleur. C‘est d‘ailleurs, dès le décès de la grand-mère, ce

qu‘avait prédit le narrateur49. La mort d‘Albertine est cause d‘une douleur grandiose. Certes,

Albertine enfuie était source de chagrin, mais la distance nourrissait un surcroît d‘amour en ce

qu‘elle offrait à l‘imaginaire un univers de possibles qui avait fait naître l‘amour. Or, voilà que la

mort met à mal ces possibles et rompt le fantasme des futurs inconnus. L‘obsession amoureuse

se trouve à tourner à vide et se dirige vers le passé. Car le futur était non seulement le lieu des

pérégrinations imaginaires, mais il offrait de plus la possibilité d‘obtenir des réponses aux

mystères de l‘autre. Outre cette thématique de la possession qui ouvre sur une myriade de

questions génériques telles m‘aime-t-elle ? que pense-t-elle ? etc., Albertine mobilise une

interrogation sur un sujet précis qui, à rebours, incite Marcel à reconsidérer chaque action,

chaque sortie, chaque regard : l‘homosexualité.

Si encore ce retrait en moi des différents souvenirs d'Albertine s'était au moins fait, non pas par échelons,

mais simultanément, également, de front, sur toute la ligne de ma mémoire, les souvenirs de ses trahisons

s'éloignant en même temps que ceux de sa douceur, l'oubli m'eût apporté de l'apaisement. Il n'en était pas

ainsi. Comme sur une plage où la marée descend irrégulièrement, j'étais assailli par la morsure de tel de

mes soupçons quand déjà l'image de sa douce présence était retirée trop loin de moi pour pouvoir

m'apporter son remède.50

A-t-elle oui ou non entretenue des relations charnelles avec d‘autres femmes ? avec qui ?

où ? quand ? etc. Le deuil jaloux, tout comme l'amour, se pose donc sur la nécessité de

produire un réel autrement sans réponse. C'est de là que provient forcément cette oscillation

qui bloque toute tentative d'oubli. Le désir de comprendre ne peut se poser et adhérer au réel pour

le résoudre51. Le deuil d'Albertine ne peut que s'étirer longuement. Contrairement au souhait

49 SG, p. 165.

50 AD, p. 51.

51 Nicolas Grimaldi, Le désir et le temps, p.

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que les douleurs de l‘amour faisaient formuler, la mort de l‘autre ne règle donc rien. Elle plutôt

fait résonner la souffrance dans un espace sans borne, sans conclusions possibles. « Pour que la

mort d'Albertine eût pu supprimer mes souffrances, il eût fallu que le choc l'eût tuée non

seulement en Touraine, mais en moi52. »

Venise

Puisque semble vouloir toujours persister le souvenir d'Albertine, souvenir qui rouvre

constamment la plaie de sa mort, par quel miracle sera-t-il sauvé de cet abysse ? Aux deux

premiers chapitres d'Albertine disparue consacrés à cette grande souffrance succède le chapitre

trois dédié à la grandeur radieuse de Venise. Lieu thématique de l'enfance, c'est de surcroît sa

mère, elle-même en deuil, qui convainc Marcel d'y partir avec elle. Là où l'on croyait le deuil

thématique de l'enfance consommé, voilà que Venise s'habille de Combray pour que cicatrise

enfin la disparition d'Albertine. De la grand-mère à Swann, le deuil d'Albertine se place au centre

de ces morts signifiantes, culminant dans le demi-jour de Venise. La ville se trouve en effet au

centre de cette trilogie que nous traçons entre la mort de la grand-mère, celle d'Albertine et

finalement celle de Swann. Ce trio est ici réuni de manière thématique sous l'égide de la

grandeur de Venise, lieu de la conclusion du deuil d'Albertine. Ce dernier présente de nouveau

des scènes marquantes de l‘enfance. Les acteurs ont changé et évoluent désormais dans un

nouveau décor, mais Marcel reste sourd à ces nouveautés et y plaque le familier de l‘enfance

perdue dans lequel même sa grand-mère morte retrouve une place. « Notre moindre désir bien

qu'unique comme un accord, admet en lui les notes fondamentales sur lesquelles toute notre

vie est construite53. » Ainsi la répétition est-il un fondement essentiel de la vie qui ne peut se

dérouler que comme des variations d'une même mélodie. Le deuil fait partie de ces thèmes,

tout comme son caractère iconoclaste et révélateur.

Trois raisons sont à l‘origine de la guérison qui s‘opère. Les femmes sont à l‘honneur

dans les deux premières. La présence de sa mère joue un grand rôle dans sa guérison en ce que

soudainement elle ne retient plus sa tendresse comme elle le faisait le soir à Combray.

dès que de la gondole je l'appelais elle envoyait vers moi, du fond de son coeur, son amour qui ne s'arrêtait

que là où il n'y avait plus de matière pour le soutenir à la surface de son regard passionné qu'elle faisait

52 AD, p. 58.

53 AD, p. 207.

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aussi proche de moi que possible, qu'elle cherchait à exhausser, à l'avancée de ses lèvres, en un sourire qui

semblait m'embrasser, dans le cadre et sous le dais du sourire plus discret de l'ogive illuminée par le soleil

de midi54.

Comme pour cacher mieux son deuil sous une voilette blanche plus gaie, la mère de

Marcel semble surenchérir les marques d‘affection pour accueillir son fils. Devenu adulte, cette

reprise de la scène du couché prend une teinte plus lumineuse.

Et pour aller chercher maman qui avait quitté la fenêtre, j'avais bien en laissant la chaleur du plein air cette

sensation de fraîcheur, jadis éprouvée à Combray quand je montais dans ma chambre ; mais à Venise

c'était un courant d'air marin qui l'entretenait, non plus dans un petit escalier de bois aux marches

rapprochées, mais sur les nobles surfaces de degrés de marbre, éclaboussées à tout moment d'un éclair de

soleil glauque55.

L‘espace restreint du petit escalier de bois qu‘il fallait franchir pour passer du salon à la

chambre est désormais remplacé par un matériau noble recueillant, en de vifs éclats, la lumière

solaire. Et si le baiser maternel était à même de consoler, bien que brièvement, le cœur déchiré

de Marcel, quoi de mieux que cette répétition sans amertume pour mettre un baume sur la

disparition d‘Albertine ?

Marcel se lance également dans une « recherche passionnée […] des Vénitiennes56 »,

dont la variété est plus grande l‘après-midi. Aussi se lance-t-il dans des promenades à ce

moment du jour dans les quartiers populaires pour admirer les « femmes du peuple, les

allumettières, les enfileuses de perles, les travailleuses du verre ou de la dentelle, les petites

ouvrières aux grands châles noirs à franges que rien ne [l]‘empêchait d‘aimer, parce qu[‗il]

avai[t] en grande partie oublié Albertine, et qui [lui] semblaient plus désirable parce qu[‗il] [se]

la rappelait encore un peu57. » Albertine est désormais assez absente pour permettre au désir de

vagabonder autre part et assez présente pour mieux titiller l‘esprit ; elle permet de mieux

désirer les autres. Renaît alors les beautés esthétiques sur leurs visages, comme un Titien qui se

serait incarné dans la chair d‘une marchande de verre.

La comparaison de Venise avec l‘enfance dépasse largement cette association avec un

moment précis parce qu‘il « y goûtai[t]s des impressions analogues à celles […] si souvent

54 AD, p. 205.

55 AD, p. 206.

56 Id. 57 Id.

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59

ressenties autrefois à Combray58 ». Il y a en effet cooccurrence quasi systématique entre Venise

et Combray. Par exemple, un des grands motifs de l‘enfance est rappelé directement par la

narration. La lanterne magique est partie intégrante du rituel du coucher de Marcel. Sa mère la

portait toujours à la main en venant l‘embrasser pour la nuit lorsqu‘ils ne recevaient pas en bas.

Comme Venise, qui partout parle du temps ancien, cette lumière du soir apportait avec elle

tous les charmes mystérieux d‘un Orient rêvé digne d‘accueillir des personnages des Milles et une

nuits59.

Ma gondole suivait les petits canaux ; comme la main mystérieuse d'un génie qui m'aurait conduit dans les

détours de cette ville d'Orient […] ; et, comme si le guide magique avait tenu une bougie entre ses doigts et

m'eût éclairé au passage, ils faisaient briller devant eux un rayon de soleil à qui ils frayaient sa route.60

L‘imagination tout à coup, en répétant ce motif cher à l‘enfant, peut enfin quitter les

rêves masochistes du jaloux et y trouver du réconfort. La lumière est encore partielle, mais le

soleil se lève enfin. Si le deuil d‘Albertine se conclut donc à cette étape du roman, Venise

annonce aussi qu‘un parcours plus complet est à venir. D‘abord, nous l‘avons vu,

l‘apprentissage est plus que lacunaire. Et puis l‘œuvre elle-même renchérit thématiquement en

la matière par la constante présence d‘un demi-jour sur Venise. Si la mort de la grand-mère

baignait dans le crépuscule de sa maladie, le deuil d‘Albertine marque un lever de soleil.

Dans un jeu de substitution entre l‘architecture de Venise et la nature, sa grand-mère

intervient de nouveau comme confirmation de cette analogie qui l‘avait introduite dans le

roman. La scène du jardin qui avait permis de connaître la grand-mère de Marcel resurgit pour

marquer la beauté sauvage de la ville, pareille à la nature qu'aimait tant sa grand-mère61. C‘est

d‘ailleurs le seul personnage encore vivant du trinôme maternel, soit la mère, qui initie cette

analogie : « Comme ta grand-mère aurait aimé Venise, et quelle familiarité qui peut rivaliser

avec celle de la nature elle aurait trouvée dans toutes ces beautés62 ». Beautés disposées « sans

arrangement » comme l‘aurait fait Mère Nature elle-même, soleil, montagnes, mer… toute la

nature investie Venise, elle est elle-même Nature. L‘expression de Mère Nature est absente du

texte, mais les figures anthropomorphiques de la ville et cette synonymie si forte avec la figure

58 AD, p. 203.

59 AD, p. 230.

60 AD, p. 207.

61 AD, p. 209.

62 Id.

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60

maternelle la rendent nécessaire. Venise est enfance. Elle est aussi féminine. Elle est une nature

« qui aurait créé ses œuvres avec une imagination humaine 63 », une femme grandiose aux

« flancs rosés […], comme une chaîne de falaises […] au pied de laquelle on va se promener le

soir pour voir se coucher le soleil64 » pour recueillir le deuil d‘une femme aimée.

Albertine est aussi bien entendu présente dans Venise : Marcel « arrêtai[t] des filles du

peuple comme avait peut-être fait Albertine65 ». Mais ce souvenir n‘est plus souffrant, il est

désormais teinté d‘un oubli quasi total. De temps en temps, le souvenir d‘Albertine sort de

l‘indifférence dans laquelle elle était tombée, elle laisse sentir qu‘elle est « enfermée au fond de

[Marcel] comme aux ―plombs‖ d‘une Venise intérieure66 ».

Alors il se passa, d'une façon inverse, la même chose que pour ma grand'mère : quand j'avais appris en fait

que ma grand'mère était morte, je n'avais d'abord eu aucun chagrin. Et je n'avais souffert effectivement de

sa mort que quand des souvenirs involontaires l'avaient rendue vivante pour moi. Maintenant qu'Albertine

dans ma pensée ne vivait plus pour moi […]. Albertine n'avait été pour moi qu'un faisceau de pensées, elle

avait survécu à sa mort matérielle tant que ces pensées vivaient en moi ; en revanche, maintenant que ces

pensées étaient mortes, Albertine ne ressuscitait nullement pour moi avec son corps. Et en m'apercevant

[…]que je ne l'aimais plus, j'aurais dû être […] bouleversé […]. Cela bouleverse parce que cela veut dire :

l'homme que j'étais, le jeune homme blond n'existe plus, je suis un autre. Or l'impression que j'éprouvais

ne prouvait-elle pas un changement aussi profond, une mort aussi totale du moi ancien et la substitution

aussi complète d'un moi nouveau à ce moi ancien, que la vue d'un visage ridé surmonté d'une perruque

blanche remplaçant le visage de jadis ?67

La même dichotomie que l‘on trouvait dans la mort de la grand-mère se trouve donc ici

répétée, mais à rebours. Il y a mort en fait d‘Albertine, mais sa vie se poursuit tant qu‘elle existe,

vive, dans la pensée. Les souvenirs involontaires ont bombardé Marcel et bouleversé comme

l‘avait fait, à plus petite échelle, les retrouvailles du Grand Hôtel où sa grand-mère avait pris

soin de lui. Puis l‘oubli a fait son travail et l‘Albertine imaginée s‘est étiolée jusqu‘à n‘être

presque plus rien. Les souvenirs se réveillent de temps en temps, livides et légers comme le

fantôme d‘eux-mêmes. « Mais au bout d‘un instant ils se refermèrent sur l‘emmurée – que je

n‘étais pas coupable de ne pas vouloir rejoindre puisque je ne parvenais plus à la voir, à me la

63 Id.

64 AD, p. 209.

65 AD, p. 208.

66 AD, p. 219.

67 AD, p. 221.

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rappeler, et que les êtres n‘existent pour nous que par l‘idée que nous avons d‘eux ». Quelques

moments rappellent ceux de l‘amour, « réveill[ant] le souvenir et presque la souffrance68 ».

La dernière partie du triptyque du deuil est également mobilisée par la ville elle-même.

Car si tout est d'abord imaginé chez Proust, comme l'avait été Albertine, Venise est placée dans

le même rapport. C'est en effet Swann qui, par des représentations picturales offertes à Marcel

dans son enfance, lui avait fait rêver Venise. Les fresques bibliques inconnues ne peuvent être

vues qu‘en relation avec les reproductions que Swann lui avait offertes quand il était petit69.

Hormis cette présence thématique, Marcel nous rappelle le rôle essentiel qu‘a joué Swann dans

sa rencontre avec Albertine70. Le lieu du deuil d'Albertine est donc placé sous le signe de

l‘enfance. Il reprend les images maternelles perdues avec la mort de la grand-mère et lie le deuil

d‘Albertine à celui de Swann qui viendra.

Conclusion

Par comparaison avec la mort de la grand-mère qui sonnait le glas de l'enfance et d'une

matière commune entre les êtres qui s'aiment, la mort de l'être aimé mobilise plus fortement le

mort de soi, d'un soi présent, parce qu'elle en fait naître le souhait. En effet, désirer sa mort est

la conséquence nécessaire de la mort de l'aimé. Non pas que l'on souhaite se joindre à l'autre

dans sa mort dans un désir de fusion ultime, mais il faut bien mettre fin au souvenir. Dans le

premier temps de la mort d'Albertine, elle semble donc non seulement omniprésente, mais sa

présence semble écrite à l'encre indélébile derrière chaque objet. Le deuil jaloux, tout comme le

deuil mélancolique, est tourné vers une contemplation morbide d'un passé auquel il est

impossible de redonner sens. Bien qu'il soit obsédé par le passé, le deuil jaloux est toutefois

partiellement orienté vers le futur. Car l'amour en lui-même est une mimique constante de la

rupture, voire de la mort. « [L]es signes de l'amour devancent en quelque sorte leur altération et

leur anéantissement. […] [L]'amour ne cesse pas de préparer sa propre disparition, de mimer sa

rupture71. » L'association thématique entre l'amour et la mort le laisse déjà présager à même la

narration. Il en va de même de cette nécessité de l'absence, de l'omniprésence des disputes et

de la crainte de perdre l'autre qui sert à justifier la jalousie, qui sont autant de répétitions de la

68 AD, p. 221.

69 AD, p. 228.

70 AD, p. 83.

71 Deleuze, Proust et les signes, p. 27.

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disparition ultime. L'amour est un moribond qui se prépare sans cesse à mourir. C'est en cela

que « [c]e sont les signes de l'amour qui impliquent le temps perdu à l'état le plus pur72 », car ils

contiennent en eux l'expérience du Temps destructeur, et donc de l'essence du temps. Ce deuil

jaloux est donc porteur du contenu du projet esthétique auquel Proust amène son narrateur. Il

ouvre également sur la possibilité de l'expérience singulière d'ouvrir sur une expérience

transcendante 73 dépouillée du réel. Car l'amoureux est en effet celui qui, absorbé par son

imagination d'une femme, s'affranchit constamment du réel pour se laisser aspirer dans

l'univers esthétique des possibles. Son existence affirme en quelque sorte que,

[à] l'horizon lointain, derrière le monde où nous vivions, s'en trouve un autre ce qu'au théâtre l'arrière-plan

est à la scène réelle. À travers une gaze légère, on entrevoit un univers vaporeux, plus subtile et plus éthéré,

et d'une autre qualité que le monde réel. Bien des gens y ont leur patrie bien que vivant parmi nous, leur

effacement presque total de la réalité tient à un état de santé ou normal ou morbide. Ce dernier cas est

celui de cet homme que j'ai connu jadis sans le connaître, étranger à la réalité, il avait fort à faire avec elle.

Il la franchissait sans cesse […].74

Et malgré cette toute-puissance de l'imagination à camoufler le réel et à nous faire aimer,

elle comporte dans la jalousie des limites tangibles.

En quoi consiste donc ce deuil et en quoi sa matière diffère-t-il à ce point de celui de la

grand-mère ? Qu‘est-ce qui rend la mort d‘Albertine essentielle à cette cohérence entre le deuil

et la vocation finale ? L'amour lui-même offre une première piste de réponse, car « dans

l'amour naissant le travail de l'imagination avait consisté à pressentir romanesquement, d'être

introduit par la personne aimée dans le monde exotique auquel elle appartient75. » De la même

manière, la jalousie est porteuse d'une infinité de romans en ce qu'elle crée perpétuellement des

scénarios pour pallier le réel lacunaire, voire mensonger. Pour réconcilier le réel et l'imaginaire

purs, le jaloux invente une vérité, la seule vérité à laquelle il puisse être sensible76. Bien que l'on

désire la fusion, c'est toujours l'absence qui nous fait aimer l'autre. En tentant de s'approcher

d'Albertine, Marcel ne fait que mieux constater qu'elle est déjà disparue. Confronté au réel

décevant et inatteignable, la jalousie est l‘inévitable conséquence de tout amour. S'il est possible

72 Gilles Deleuze, Proust et les signes, op. cit., p. 27.

73 Ce terme désigne ici que cette expérience esthétique est apte à rendre ce qui est extérieur à la conscience, à l'expérience du quotidien.

74 TR, p. 176. 75 Nicolas Grimaldi, Proust, les horreurs de l'amour, op. cit., p. 51.

76 Nicolas Grimaldi, La jalousie, étude sur l’imaginaire proustien, p. 54.

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d'aimer hors de cette association, c'est sans doute à distance, dans des amours imaginaires où

l'aimé, ainsi idolâtré et imaginé, ne peut décevoir. C'est en regard de cette énigme du réel que

« [l]'amoureux […] construit tout un roman sur une femme qu'il ne connaît pas77 ». Si l'amour

mène donc à la jalousie de manière aussi irrémédiable, il n'est qu'un pas à franchir pour que

naisse le désir d'une séquestration de l'autre. Pour découvrir Albertine, il ne lui faudrait pas

l‘imagination la plus totale, la vie d‘Albertine n‘existe pas totalement détachée de ce qu‘elle

projette, mais il faudrait une capacité de raisonnement combinée à cet imaginaire pour que le

réel puisse être déduit. Or, Marcel ne fait que tisser des scénarios d'après ces images d'elle qu'il

possède déjà et à partir de sa propre intériorité. Bien entendu, les agencements de ces bribes

sont, elles, infinies, mais l'imaginaire reste bridé dans l'expérience de soi-même. « Aussi est-ce

par un effet pervers de miroir que notre jalousie s‘éveille en soupçonnant dans l‘autre ce que

nous connaissons de nous-mêmes, et en imaginant ses désirs et ses voluptés secrètes par une

simple transposition des nôtres. Ce qui rend l‘autre atroce, c‘est qu‘il soit mon semblable78. » La

jalousie semble terrible chez Proust et, pourtant, elle signifie que l'on ne soupçonne donc

jamais suffisamment l'autre.

Malgré la proximité physique et le contrôle de l'environnement, l'amour ne suffit donc

pas à abolir l'infranchissable limite entre les êtres. Il n'est que le prétexte d'une observation

obsessive qui dévoile que la vérité de tous les êtres n'est pas en façade et qu'il demande à être

déchiffré. L'amour est la voie par excellence pour découvrir les artifices derrière lesquels le

monde se cache à notre compréhension. Il révèle que la vie doit être cette quête que Deleuze

lisait dans le titre de La Recherche. L'effet de l'amour chez le narrateur proustien oriente

définitivement la vie vers une démarche herméneutique d'analyse des signes et de

compréhension plus large du monde : Albertine n'est que le symptôme d'un monde opaque.

« Les extraordinaires renversements de perspective et de situation auxquels nous fera assister

Le Temps retrouvé sont déjà contenus et comme annoncés dans cette découverte79. Aussi le deuil

d‘Albertine attire-t-il plus franchement l‘âme de Marcel vers l‘art, en ce qu‘il est plus ancré,

tissé plus intrinsèquement avec l‘imagination, par l‘amour comme par la jalousie, dans la vie

comme dans la mort. L‘imagination agit comme force unificatrice de cette Albertine en miettes

irréductibles en une unité irrémédiablement perdue dans la mort. Ce deuil jaloux est une étape

77 SG, p. 382.

78 Nicolas Grimaldi, La jalousie, étude sur l’imaginaire proustien, op. cit., p. 47.

79 Ibid., p. 38.

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nécessaire à ce roman initiatique dont la conclusion vise précisément à faire d‘une expérience

singulière de la mortalité un projet d‘éternité dans la littérature. Or, force est de constater que

l'imaginaire échoue partiellement : il ne prend jamais le pas définitivement sur le réel, car alors

il n'y aurait que distorsion, sans jalousie. Il ne suffit pas à faire taire son antagonisme au réel. Le

deuil d'Albertine est donc lié à cette facette théorique mise de l'avant par l'auteur, celle de

l'imagination qui naturellement en vient à générer du romanesque. Il y a dans l'amour jaloux

une expérience, car c'est l'art qui nous fait aimer l'autre. Proust remplace la formation à l'art par

une expérience des plus banales : pourchasser l'amour. Comme le rappelait Anne Henry, le

projet de Proust est de faire surgir le Génie d'une vie qui ne serait pas consacrée à la formation

artistique. Aussi, pour y arriver, Proust met-il rapidement des limites à la force de l'imaginaire.

Il la bride dans le banal pour que surgisse l'art par lui-même. Marcel est en effet inapte à

entrevoir toutes les possibilités de la vie secrète d'Albertine. Malgré toutes ses suspicions et la

toute-puissance de l‘imagination à camoufler et à déformer le réel, ce dernier est si inaccessible

que même l‘imaginaire ne peut en évaluer tous les possibles. « Ma jalousie naissait par des

images, pour une souffrance, non d‘après une probabilité. Or, il peut y avoir dans la vie des

hommes et dans celle des peuples […] un moment où on a besoin d‘avoir en soi un préfet de

police, un diplomate à claires vues, un chef de la Sûreté, qui au lieu de rêver aux possibles que

recèle l‘étendu jusqu‘au quatre points cardinaux raisonne juste 80 ». Voilà qui exemplifie

admirablement l'argument.

L'amour contribue donc à cette théorie, mais la narration oriente vers la nécessité du

deuil. Si l'argument ne concernait que les malheurs de l'amour et son lien avec la création d'une

œuvre sublime, la mort d'Albertine n'aurait pas lieu d'être. La narration de ce roman de

formation fait de cette mort une étape primordiale. C'est qu'en regard du deuil, l'amour jaloux

est donc tout sauf vain, car la douleur qu'il cause n'est pas vaine : elle dépouille le monde des

artifices qui trompaient en incitant à croire que le réel était à porter de main. Elle rompt la

quête du rêve comme l'annonçait déjà celui de Marcel auquel au début du roman. Faire le deuil

d‘Albertine exige de renoncer à la poursuite de cet idéal féminin qui lui obnubile l‘esprit et les

sens.

Quelquefois, comme Ève naquit d'une côte d'Adam, une femme naissait pendant mon sommeil d'une

fausse position de ma cuisse. Formée du plaisir que j'étais sur le point de goûter, je m'imaginais que c'était

80 LP, p. 18.

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elle qui me l'offrait. Mon corps qui sentait dans le sien ma propre chaleur voulait s'y rejoindre, je

m'éveillais. Le reste des humains m'apparaissait comme bien lointain auprès de cette femme que j'avais

quittée, il y avait quelques moments à peine ; ma joue était chaude encore de son baiser, mon corps

courbaturé par le poids de sa taille. Si, comme il arrivait quelquefois, elle avait les traits d'une femme que

j'avais connue dans la vie, j'allais me donner tout entier à ce but : la retrouver, comme ceux qui partent en

voyage pour voir de leurs yeux une cité désirée et s'imaginent qu'on peut goûter dans une réalité le charme

du songe. Peu à peu son souvenir s'évanouissait, j'avais oublié la fille de mon rêve.81

Malgré que l‘amour soit vain et que l‘objet d‘un deuil si douloureux ne mérite pas que

Marcel s‘y attache, la douleur elle-même est porteuse d‘une dimension salvatrice. Le grand

deuil qu‘elle enclenche guérit de la quête d‘amour. L‘amour purge de cette femme mythique

dont il applique les traits à diverses femmes, le deuil permet l‘oubli, voire le rejet le plus total de

ce qui apparaissait d‘abord comme le but premier, ultime de la vie.

[C]e n‘est pas la satisfaction, mais la réduction progressive, l‘extinction finale du désir qu‘il faut chercher.

On cherche à voir ce qu‘on aime, on devrait chercher à ne pas le voir, l‘oubli seul finit par amener

l‘extinction du désir. […] Les liens entre un être et nous n‘existent que dans notre pensée. La mémoire en

s‘affaiblissant les relâche, et, malgré l‘illusion dont nous voudrions être dupes et dont, par amour, par

amitié, par politesse, par respect humain, par devoir, nous dupons les autres, nous existons seuls. L‘homme

est l‘être qui ne peut sortir de soi, qui ne connaît les autres qu‘en soi, et, en disant le contraire ment.82

Nous voudrions d‘abord être la première victime de ce mensonge d‘amour afin de ne pas

ressentir le terrible effroi de n‘être toujours que solitaire. C‘est la terrible sentence de la

condition humaine que de nous faire souhaiter toujours la compagnie d‘autrui, de nous laisser

souhaiter la fusion dans l‘amour, pour mieux nous faire comprendre l‘infinie solitude à laquelle

nous sommes condamnés. C‘est en s‘étreignant de ce mirage que Marcel empoigne même la

plus terrible souffrance de sa jalousie pour n‘être pas seul, pour ne pas renoncer à ce moi

aimant qui espère. La permanence est le désir le plus fort de l‘homme : par là il cherche à

vaincre ce terrible sort que Proust affirme; il cherche à faire vivre éternellement ce moi

amoureux. En somme il cherche à ne jamais mourir. Et à ne jamais mourir seul.

81 CS, p. 5.

82 AD, p. 34.

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Swann

LE DEUIL CRÉATIF

All art is at once surface and symbol.

Those who go beneath the surface do so at their peril.

Those who read the symbol do so at their peril. […]

The only excuse for making a useless thing is that one

admires it intensely. All art is quite useless.

Oscar Wilde, The Portrait of Dorian Grey

Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent

Pour partir ; cœurs légers, semblables aux ballons,

De leur fatalité jamais ils ne s’écartent,

Et sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons !

Ceux-là, dont les désirs ont la forme des nues,

Et qui rêvent, ainsi qu’un conscrit le canon,

De vastes voluptés, changeantes, inconnues,

Et dont l’esprit humain n’a jamais su le nom !

Charles Baudelaire, Le Voyage

Dans son avis de décès publié dans Le Gaulois, la vie de Swann ne compte que quelques

lignes. Pourtant, on le trouve au cœur de La Recherche : c'est en effet du Côté de chez Swann que

s'ouvre le roman et la suite ne manque pas de rappeler à chaque détour qu‘il est une figure

dédoublée du narrateur, qu‘il est un alter ego1 de Marcel. Le tome dédié à l'enfance de Combray

bascule rapidement dans Un Amour de Swann par lequel l'enfance est interrompue pour offrir

une projection du futur du héros par l'entremise du passé de Swann. Pour saisir le plein sens de

la mort de Swann, il faut s‘attarder aux liens narratifs qui l‘unissent à Marcel. La Recherche ne

cesse de tisser une myriade de parallèles entre Marcel et Swann qui érigent ce dernier en alter

ego. Cette figure est certes imparfaite (Swann n‘est pas Marcel et inversement), mais le parcours

puis la mort de Swann offrent une expérience tangible d‘un futur possible, une expérience d‘un

moi probable d‘après laquelle Marcel pourra évaluer sa propre vie. Ce qui nous intéresse, dans

la perspective du deuil, ce ne peut pas être celui que ferait Marcel suite à la mort de Swann. Car

il faut dire que bien que cette nouvelle soit bouleversante, ses effets sont de bien piètre

amplitude en comparaison à ceux que causent les morts de la grand-mère et celle d'Albertine.

Aussi ce qui est pertinent en la matière est ce qui était annoncé en introduction, c‘est-à-dire que

les déceptions fortes sont à compter parmi les deuils. Comme les déceptions dont il sera

1 La locution latine est ici à considérer d‘après sa valeur étymologique (autre moi), excluant conséquemment toute dimension politique ou valeur notariale.

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question sont intrinsèquement liées à la mort de Swann, la mort de Swann cèdera rapidement

la place à ce que signifie, en termes de déceptions et de compréhension du monde, la mort

d'un alter ego. La figure de Swann sera mise en parallèle avec celle de Marcel, en s'attardant

d'abord bien entendu à ce qui pourrait rapprocher les amours de Marcel et ceux de Swann.

Puisqu'Albertine est l'un des grands moments de la vie de Marcel, et que c‘est d‘elle dont il est

question en termes de deuil, il faut chercher ce qui, dans la vie de Swann, avait annoncé cette

relation. Au duo Marcel/Albertine répond directement le couple Swann/Odette de Crécy. Ces

deux femmes sont aimées pour des raisons semblables et d'après des mécanismes analogues.

Les parallèles entre leurs deux destins sont intimement liés, jusqu'à ce que Marcel apprenne la

mort de Swann par le journal. Un court moment d'émoi suit cette nouvelle, puis le récit

reprend son cours, donnant l‘impression qu‘il ne s'était agi que d'un aparté. Le deuil de Swann

est curieusement éludé, comme si le deuil d'un alter ego ne signifiait rien. Pourtant, le décès de

Swann se gorgera peu à peu d'expériences ultérieures qui contribueront à la révélation finale

dans la bibliothèque des Guermantes. À la différence des morts de la grand-mère et

d‘Albertine, cette ellipse est révélatrice d‘un nouveau visage de la mort dévoilée par ce parcours

en trois deuils. À rebours, c'est là que les parcours de Marcel et de Swann diffèrent, car si

Marcel en vient à découvrir sa vocation pour l'art littéraire, Swann expire d'une longue maladie

sans s‘être jamais consacré pleinement à l‘art. L‘alter ego connaît donc une fin différente que

celle du narrateur. Qu'a donc à voir la mort de Swann dans cette découverte de Marcel ? Et,

plus encore, pourquoi Swann, malgré tous les parallèles que la narration s'est évertuée à tracer

entre eux deux, n'est-il jamais devenu artiste ? Artiste ? Marcel, certes, n'est pas encore écrivain

au moment où la narration délaisse le récit, mais il est du moins artiste dans la mesure où il

choisit de consacrer sa vie à l'accomplissement d'une vocation qui se doit d'être urgemment

matérialisée. Du deuil de Swann au deuil de lui-même, c'est dans la bibliothèque des

Guermantes que ces deux côtés se rencontreront finalement pour retracer la cohérence de ce

roman comme une fiction du deuil.

La mort de Charles Swann

La proximité de la mort est thématiquement annoncée dans tout le roman. La mort de

Swann plane déjà sur le troisième tome lorsque Marcel le trouve « très " changé"2 », voire rendu

méconnaissable, par la maladie lorsqu'il se présente chez les Guermantes. Ses symptômes ne

2 CG, p. 560.

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sont pas anodins puisqu'ils sont témoins de l'héritage mortel de sa mère. « La maladie de

Swann était celle qui avait emporté sa mère et dont elle avait été atteinte précisément à l'âge

qu'il avait. […] Et comme il y a une certaine durée de la vie pour l'humanité, il y en a une […]

dans les familles, pour les membres qui se ressemblent3. » La sentence est ainsi prononcée

irrévocablement. La vie de Swann est réglée par un décompte héréditaire. Sa fin est prévue par

ses gènes maternels qui conditionnent le moyen et le moment de la mort.

Si elle est vécue comme une mort brusque, force est de constater qu'elle est donc une

mort lente, à petit feu. C'est cette longueur qui est responsable de la surprise, car on s'habitue

en quelque sorte à cette idée de la mort comme d'un processus, si bien que la mort ne semble

pas bien différente de la vie, qu'on en oublie qu'elle se conclura tôt ou tard par l'événement. Ce

destin mortel n'apparaît accompli que dans Sodome et Gomorrhe où sa mort est dite comme en

passant dans une scène sociale à laquelle Marcel n'assiste pas4. Si, donc, Swann est mort assez

rapidement dans le roman, cela n'a pas d'incidence à ce moment, et ce, pour deux raisons.

D'abord parce que, dans la contorsion du temps proustien construit sur l‘itération5, la suite non

linéaire du roman atténue les effets de causalité. Ensuite, parce que le héros n'en a pas

conscience. Proust en a d'ailleurs retardé sciemment l'annonce, préférant la déplacer vers le

centre de La Prisonnière plutôt qu'au moment de cette évocation chez les Guermantes6. Si la

mort de Swann survient donc finalement avant celle d'Albertine dans le roman, force est de

constater que le grand bouleversement qu'avoue le narrateur semble paradoxalement assez

minime puisqu'aucun deuil n'apparaît visiblement, contrairement à ceux, soit fort détaillés soit

fort longs, qui suivent les morts de la grand-mère et d'Albertine. Rappelons que l‘agonie de la

grand-mère ne ménage aucun détail et que la douleur causée par l‘absence d‘Albertine s‘étire

3 Id.

4 SG, p. 264.

5 Sophie Duval, « Une répétition destinée à suggérer une vérité neuve : itération et régénération comique chez Proust » [en ligne], dans Études littéraires, Yen-Maï Tran-Gervat (dir.), Vol. 38, no.2-3, hiver 2007, Département des littératures de l‘Université Laval, p.27-28. Consulté le 9 juillet 2013, http://www.erudit.org.ezproxy.bibl.ulaval.ca/revue/etudlitt/2007/v38/n2-3/016343ar.html. Résumé : « la question du comique de répétition, qui contribue à régénérer le temps perdu en temps retrouvé, est-elle centrale pour l‘esthétique proustienne. »

6 LP, Notes, page 187, no.2, p. 430. « La mort de Swann, annoncée à la fin de Guermantes, n‘est mentionnée qu‘incidemment dans Sodome (p. 284), Proust ayant différé les réflexions qu‘elle inspire au narrateur. Le passage a été rédigé dans le cahier d‘―ajoutages‖ 59 et, comme pour la mort de Bergotte, inséré tardivement dans la dactylographie ». Cette note de bas de page, qui mentionne le déplacement, reprend les notes de l'édition de la Pléiade.

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sur un tome entier du roman. Certes, cette curiosité peut provenir d‘un simple choix stylistique,

mais cette omission semble investie de sens lorsque l‘on s‘attarde aux impressions de Marcel

sur la mort de Swann, impressions qu‘a si longtemps retardées Proust. N‘ayant pas été voir la

fille de Swann depuis un long moment, Marcel affirme que « cela [lui] rendit longtemps le mort

de Swann plus douloureuse qu'une autre, bien que ces motifs n'eussent pas trait à l'étrangeté

individuelle de sa mort7. » Quelque chose de la mort de Swann échappe ainsi à la singularité de

ces autres morts, différence qui expliquerait du moins partiellement cette différence de fond

entre d‘un côté la mort de la grand-mère et celle d‘Albertine et, de l‘autre, celle de Swann.

Avant le décès de Swann, la mort s‘exprime sous de multiples formes déterminées selon

les morts. Elle est la bête féroce qui s‘empare de la grand-mère puis le fantôme omniprésent

d‘une Albertine diffractée : elle est toujours extérieure à soi. Mais voilà que l‘expérience de la

mort de Swann est toute autre. Si le deuil de la grand-mère et celui d'Albertine sont tournés

vers le passé, celui de Swann a ceci de particulier qu'il est tourné vers le futur. Certes, les

promesses qui ne seront jamais tenues prennent leur origine dans le passé : c'est le constat

d'une rupture, d'un événement, qui frappe. Le deuil de Swann est donc d'abord caractérisé par

un nouveau rapport au temps, c'est-à-dire qu'il se fait en quelque sorte dans un nouveau temps.

Contrairement à un deuil orienté vers le passé, celui qui se fait dans un rapport douloureux

avec le futur empiète sur le temps de l'endeuillé. Si c'est le moi passé qui doit se séparer du moi

présent par les deuils mélancoliques et jaloux, c'est cette fois-ci l'angoisse d'un temps à venir, à

proximité, auquel on ne peut pas échapper, avec que le héros doit gérer. La mort ne semble

plus cette chose étrangère que l'on sème derrière soi, mais bien une menace qui tout à coup

apparaît devant soi. La fin de Swann crée une onde de choc qui perturbe la ligne du temps de

Marcel. Soudainement, le temps est fragilisé. La mort de Swann instaure un nouveau rapport à

la mort qui ne peut désormais être considérée d‘après le même paradigme.

C'est donc finalement dans Le Gaulois que Marcel découvre avec stupeur la mort de

Swann :

Nous apprenons avec un vif regret que M. Charles Swann a succombé hier à Paris, dans son hôtel, des

suites d'une douloureuse maladie. Parisien dont l'esprit était apprécié de tous, comme la sûreté de ses

relations choisies, mais fidèles, il sera unanimement regretté, aussi bien dans les milieux artistiques et

littéraires, où la finesse avisée de son goût le faisait se plaire et être recherché de tous, qu'au Jockey-Club

7 LP, p. 189.

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dont il était l'un des membres les plus anciens et les plus écoutés. Il appartenait aussi au Cercle de l'Union

et au Cercle Agricole. Il avait donné depuis peu sa démission de membre du Cercle de la rue Royale. Sa

physionomie spirituelle comme sa notoriété marquante ne laissaient pas d'exciter la curiosité du public

dans tout great event de la musique et de la peinture, et notamment aux « vernissages », dont il avait été

l'habitué fidèle jusqu'à ces dernières années, où il n'était plus sorti que rarement de sa demeure. Les

obsèques auront lieu, etc.8

Tout dans cette annonce réfère à la vie sociale de Swann, ses relations, les qualités que lui

reconnaissaient les milieux qu‘il fréquentait. Le décès de Charles Swann est à compter parmi les

potins rapportés par le journal. Il n‘y a donc aucun lien affectif qui se fasse l‘intermédiaire de

cette nouvelle. Cette distance de Marcel par rapport à cette nouvelle est renchérie par cette

curieuse absence du personnage-narrateur dans cette narration qui soudain glisse du je au on :

« Puis vient le moment où on lit dans Le Gaulois9 », distance d‘autant plus marquée que la

première occurrence de la mort de Swann dans le roman se déroule dans le rappel d‘une visite

que la princesse de Caprarola « avait faite à Mme Swann après la mort du mari de celle-ci10 »

qui ne concerne que des banalités mondaines.

Alter ego

S‘il fallait dans l‘ensemble de la Recherche ne citer qu‘une seule digression, c‘est indiscutablement au texte

intitulé ―Un amour de Swann‖ que l‘on songerait. Car nulle part ailleurs Proust n‘a quitté avec autant de

netteté le chemin qu‘il semblait, au moins dans les premières pages du livre, s‘être volontairement tracé.11

Or, si Proust prend ainsi tant de liberté avec la digression de l‘amour de Swann, c‘est

qu‘il y trace la figure de Marcel comme en écho. Lorsque l‘on observe La Recherche, leur

proximité n‘est pas difficilement démontrable. Revenons à la mort de Swann pour mieux

progresser en la matière. Swann est donc frappé par la fatalité familiale. Or cette condamnation

se retrouve curieusement placée entre parenthèses. Elle précède immédiatement des

commentaires mondains au sujet de l‘élégance de Swann et sur sa facticité en société. Car en

effet, croisant Marcel dans une soirée chez les Guermantes, Swann feint si bien de se souvenir

de Marcel que ce dernier se laisse duper.

8 LP, p. 188.

9 AD, p. 188.

10 SG, p.264.

11 Pierre Bayard, Le hors-sujet, Proust et la digression, Paris, Les Éditions de Minuit, 1996, p. 101.

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Je fus surpris du charmant sourire et de l‘affectueuse poignée de main avec lesquels il répondit à mon salut,

car je croyais qu‘après si longtemps il ne m‘aurait pas reconnu tout de suite […]. [I]l ne m‘identifia, je l‘ai

su longtemps après, que quelques minutes plus tard, en entendant rappeler mon nom. Mais nul

changement dans son visage, dans ses paroles, dans les choses qu‘il me dit, ne trahit la découverte, […]

tant il avait de maîtrise et de sûreté dans le jeu de la vie mondaine.12

Désormais pris dans l‘étreinte de la mort, Swann se consacre pourtant toujours aussi

magistralement aux mondanités. Cette juxtaposition de la condamnation à mort de Swann par

sa génétique et cette présence de l‘art mondain n‘est pas anodine, car elle révèle le point où les

trajectoires jusque-là parallèles de Marcel et de Swann divergent. C‘est au moment où Marcel

s‘écartera des mondanités sous le joug de la mort qu‘il en arrivera à un deuil créatif, orienté

vers la production d‘une œuvre littéraire.

Dans son article consacré au Temps retrouvé, André Benhaïm met au jour le parallèle entre

deux scènes marquées par l‘étrangeté, soit la soirée où Swann trouve ses relations déformées

par des monocles et celle du bal des têtes. La première, celle de Swann, annonce en quelque sorte

la deuxième : elle en est une répétition comme il y en a tant d‘autres chez ces deux

personnages. « Car rien d‘importance n‘advient qu‘une fois chez Proust. Et dans ce cas, le ― Bal

des têtes ‖ rappelle un autre spectacle, vécu bien plus tôt dans l‘œuvre par son autre héros,

Swann, lors de la soirée chez la marquise de Saint-Euverte13. » Certes, la présence du monocle

n‘annonce pas la vérité suprême du temps, mais il annonce la tricherie des visages, des

apparences. L‘article de Benhaïm est d‘ailleurs axé sur la vision, ces tromperies et ces moments

de clairvoyance. Il est absorbé par les sociabilités, par le monde, où règnent les apparences.

Partout l‘on s‘épie et l‘on potine14, chez les Verdurin, chez les Guermantes. Enfant, Marcel

avait déjà vu juste dans les sociabilités absurdes qui entouraient la mort de sa grand-mère. Dans

le monde, les masques sont plus séduisants et les déguisements plus complexes. Ce « Bal des

monocles15 » est un petit bal des têtes en ce qu‘ils annoncent tous deux la facticité des sociabilités

et qu‘elle se lit désormais dans l‘étrangeté des visages pourtant bien connus. Le « Bal des

12 CG, p. 560.

13 André Benhaïm, « Le Temps retrouvé ou l‘apocalypse du visage », dans Le temps retrouvé 80 ans après, , op. cit., p.68.

14 CS, p. 202.

15 Cette expression ne correspond évidemment à aucune partie véritable de la recherche. Il s‘agit d‘une expression utilisée par André Benhaïm pour rapprocher ces deux expériences des deux « héros » de La Recherche.

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monocles » brise l‘habitude par les variations de la mode alors que le bal des têtes opère un

changement irréversible. Les sociabilités sont donc le lieu premier des parallèles à tracer entre

Swann et Marcel dans le but de mieux saisir ce que la mort du premier peut bien signifier pour

le destin du second. Roman de cette découverte du monde, À la Recherche du temps perdu se

trouve résumé dans le parcours de Swann qui est le reflet d‘un échec sublime auquel échappe

Marcel. « Cette dissemblance, toute la vie d‘un amant dont personne ne comprend les folies,

toute la vie d‘un Swann la prouve16. » Ce parcours est donc en lui-même indissociable de

l‘amour.

En continuant de s‘intéresser aux jeux de miroirs qui existent entre ces deux personnages

et à leur relation avec la mort, on en arrive inévitablement à l‘amour. C‘est après tout la mort

qui a mis fin à la relation de Marcel et d‘Albertine. Bien qu‘Odette survive à Swann, la nature

même de leur relation puise du côté du mortifère. Bien avant qu‘il soit directement question de

sa mort, elle est déjà omniprésente dans sa relation avec Odette. S‘il n'aborde jamais lui-même

le sujet de sa mort, la mort a valeur constitutive de sa relation avec Odette. La mort se retrouve

aussi au cœur de la figure d‘alter ego qui rapproche fortement Marcel et Swann par leurs

relations amoureuses. Si Albertine est bien morte pour Marcel, Swann vit auprès d‘Odette en

ayant toujours en tête la mort. C‘est d‘abord la mort qui tisse leur relation, c‘est ensuite la mort

dont rêve Swann pour se libérer de la douleur d‘aimer, puis c‘est finalement par sa mort que

Swann installera Odette dans le monde, objectif mondain auquel il se dévouait totalement de

son vivant.

Considérant ces ressemblances flagrantes et délibérées utilisées par l‘auteur, il est ainsi

possible de puiser dans la relation d‘Odette et de Swann ainsi que dans la vie de ce dernier

pour comprendre le visage réel de la mort à l‘œuvre dans La Recherche. D‘ailleurs, tout amour y

est intimement lié, voire lui est semblable17. La passion amoureuse souhaite la perpétuité : elle

ne saurait souffrir du moindre changement. C‘est d‘ailleurs de là que tient cette curieuse

nécessité de distance des amoureux proustiens, car elle fait renaître nécessairement le souhait

de fusion avec l‘autre que la proximité éteint18. Ce désir se pose également en termes d‘au-delà.

Comment en effet ne pas souhaiter que la mort elle-même célèbre éternellement l‘amour ?

16 AD, p. 24.

17 CS, p. 303.

18 AD, p. 51. « dans la fréquentation constante mon amour s‘amortissait et que la séparation l‘exaltait ».

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Aussi « [devait-on], selon [la volonté écrite d‘Odette], faire exécuter à son enterrement 19 »

Pauvre fou de Tagliafico au piano. Quelle ironie que de souhaiter célébrer un amour qui survive

à la mort par une exclamation pareille : Pauvres Fous ! Même lorsque vivant, la mort s‘immisce

au cœur de ce qui les unit : impossible de s‘aimer sans vouloir que cela dure, impossible donc

de s‘aimer sans penser à la mort.

Outre les mécanismes esthétiques qui rendent ces femmes attirantes, ces deux relations

se fondent sur une jalousie similaire qui naît avec l‘amour et qui le fait perdurer. D‘ailleurs,

dans l‘ouvrage que consacre Nicolas Grimaldi à la jalousie proustienne, les deux couples

fournissent de manière interchangeable des exemples pour en dévoiler les diverses facettes. La

jalousie fait naître l‘amour et, même lorsqu‘elle se tait, reste tapie prête à resurgir. C‘est cette

absence d‘angoisse, cet « apaisement » qui seul peut « s‘appeler du bonheur 20 » en amour.

Malgré ce désir d‘éternité qui faisait vivre les amants dans l‘espoir d‘une mort commune, la

constante torture de la jalousie fait souhaiter une fin rapide pour que s‘achèvent les souffrances

d‘un cœur amoureux !

Et n‘est-ce pas en effet un des paradoxes de l‘amour chez Proust qu‘il aspire bien moins à l‘éternité qu‘à

l‘oubli, et bien moins à la ferveur ou à la frénésie qu‘à la placidité ou à l‘indifférence ? D‘où vient en outre

que nulle femme n‘y soit jamais aimée sans qu‘on souhaite pouvoir enfin la voir comme on la verra quand

on ne l‘aimera plus ? D‘où vient même, par un surcroît e radicalité, qu‘on souhaiterait parfois morte celle

dont on ne peut cependant supporter la moindre absence ni la plus brève séparation ? Enfin, par quelle

étrange aporie la jalousie ne vient-elle pas tant, chez Proust, de l‘amour qu‘on éprouve que cet amour

incompréhensiblement vient de cette jalousie ?21

Leurs mondes imaginaires qui leur font aimer leurs femmes sont analogues. Mais, dans

celui de Marcel, Swann intervient causalement comme instigateur : « si Swann ne m‘avait pas

parlé de Balbec je ne l‘aurais pas connue22. » Pourtant femmes désirables et obsédantes, Odette

et Albertine ne sont pas objectivement particulièrement séduisantes. Or, leur apparence

physique se cache la plupart du temps derrière des représentations artistiques que les deux

hommes plaquent involontairement sur ces femmes. De temps en temps, ils entrevoient chacun

le véritable physique de leurs amantes. Ainsi Odette « non pas certes sans beauté, mais d‘un

19 CS, p.233.

20 CS, p.232.

21 Nicolas Grimaldi, La jalousie, étude sur l’imaginaire proustien, op. cit., p. 19.

22 AD, p.83.

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genre de beauté qui lui était indifférent, qui ne lui inspirait aucun désir, lui causait même une

sorte de répulsion physique23 » ; elle a les traits exagérés d‘un clown, avec un « profil trop

accusé, la peau trop fragile, les pommettes trop saillantes », tout cela absorbé par des yeux si

grands qu‘ils en sont déformants. Rappelons que Marcel tenant pareil discours sur son

Albertine « grosse et brune24 ». La plupart du temps, leur laideur est cependant occultée par

l‘art. Non seulement il est impossible de les aimer pour ce qu‘elles sont, mais c‘est

paradoxalement ce qui devrait les rendre répugnantes qui les rend aimables par l‘entremise de

l‘art : Zéphora25 enveloppe le corps d‘Odette comme l‘avait fait La Fille aux yeux d’or avec celui

d‘Albertine. Chez Swann comme chez Marcel, l‘art se trouve ainsi cause de leur amour : il rend

les femmes désirables en les éloignant du réel. Leurs amours sont des créations de leur

imaginaire. Cette expérience commune de l‘art qui rend amoureux ne peut forcément qu‘être

celle d‘un leurre. Avant le bal des têtes, l'amour est chez les deux héros une incarnation de l‘art

sur terre. Victime l‘un comme l‘autre de cette maladie de l‘imagination, leurs amours

esthétiques sont à l‘image l‘un de l‘autre.

Jalousie, nécessité de la distance, déception… les douleurs de l‘amour ne sont plus à

démontrer. Et impossible d‘y échapper ! Car l‘amour est un leurre esthétique commun, laissant

miroiter des femmes sorties de tableaux et de livres plus vraies que nature là où il n‘y a en fait

que femmes laides et mornes. Parmi toutes les métaphores médicales de La Recherche, celle de

l'amour comme maladie apparaît clairement. Jacl Louis Jordan en fait d‘ailleurs une liste assez

exhaustive dans son ouvrage Marcel Proust’s A la recherche du temps perdu, A Search for

Certainty26. Parmi celles-ci, l‘amour comme analogue à l‘inoculation d‘une maladie semble des

plus appropriées pour mettre en lumière le caractère paradoxal de l‘amour comme maladie.

Considérant son mal avec autant de sagacité que s‘il se l‘était inoculé pour en faire l‘étude, il se disait que

quand il serait guéri ce que pourrait faire Odette lui serait indifférent. Mais du sein de son état morbide, à

vrai dire il redoutait à l‘égal de la mort une telle guérison, qui eût été en effet la mort de tout ce qu‘il était

actuellement.27

23 CS, p. 193.

24 AD, p. 84. L‘importance de cette référence est détaillée en deux temps

25 Peint par Botticelli. CS, p. 221.

26 Jack Louis Jordan, Marcel Proust’s A la recherche du temps perdu, A Search for Certainty, Alabama, Summa Publications inc, 1993, p. 70 et suivantes.

27 CS, p. 295

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Ainsi, Swann s'inocule le mal de l'amour comme mesure préventive à ses sentiments,

pour se guérir d'Odette. Cependant, il est plutôt victime de cette contamination qui apparaît

volontaire, car ce mal est au cœur même de l'amour, c'est même dans sa nature profonde. Dans

cette maladie commune, les amants dans leur état incompris des autres, car ils sont malades

« par le vice et l‘état morbide qui, en réalité, n‘ont pas cessé de peser incurablement sur eux

tandis qu‘ils berçaient des rêves de sagesse ou de guérison28. » Maladie antithétique s'il en est,

elle inspire la même crainte de la mort, un même sort pour la victime comme pour celui qui

s'en guérit. Car, en effet, comme dans les deuils précédents, abandonner l'amour derrière soi

serait synonyme d'une rupture définitive avec ce moi sensible qui l'éprouve.

Et cette maladie qu‘était l‘amour de Swann avait tellement multiplié, il était si étroitement mêlé à toutes les

habitudes de Swann, à tous ses actes, à sa pensée, à sa santé, à son sommeil, à sa vie, […] il ne faisait

tellement plus qu‘un avec lui, qu‘on aurait pas pu l‘arracher de lui sans le détruire lui-même à peu près tout

entier : comme on dit en chirurgie, son amour n‘était plus opérable.29

La mort apparaît également comme recours désespéré lorsque l‘on se sent rejeté de

l‘être aimé30. Or, une fois l‘amour mort, le deuxième sens de l‘inoculation entre-t-il en scène.

L‘amour est en effet d‘une part le mal, mais il est aussi l‘antidote. Pareil à un virus, l‘amour est

ce qui doit foudroyer, rendre malade, pour que l‘on en soit définitivement prémuni. L‘état fade

qui suit la perte de l‘amour n‘est pas une rupture assez forte pour causer une véritable guérison.

L‘absence d‘amour n‘est pas l‘absence réelle : « l‘absence d‘une chose, ce n‘est pas que cela, ce

n‘est pas un simple manque partiel, c‘est un bouleversement de tout le reste, c‘est un état

nouveau qu‘on ne peut prévoir dans l‘ancien31. »

Dolorisme

C‘est à cet apprentissage que mène le deuil d‘Albertine, en ce qu‘il fait événement, et que

ne connaîtra jamais Swann. Si leurs amours les rapprochaient, c‘est là que leurs parcours se

séparent, Swann mourant bien avant Odette. Considérant la proximité des deux personnages,

cette divergence laisse penser que la vie de Marcel aurait suivi celle de Swann sans ces deuils

brutaux. Aussi La Recherche s‘organise-t-elle autour de ce triptyque doloriste de l‘amour, de la

28 CS, p. 302.

29 CS, p. 303.

30 AD, p. 58.

31 CS, p. 300.

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douleur et de la vérité, « car c‘est une ressemblance de l‘amour et de la mort […] de nous faire

interroger plus avant, dans la peur que sa réalité se dérobe, le mystère de la personnalité32. »

L‘amour engendre la douleur et la douleur, si elle est telle qu‘elle arrive à nous sortir de

l‘habitude, nous montre le vrai. Marcel, pris de « honte de lui survivre33 », se sent responsable

de sa mort en ce qu‘il croit l‘avoir causé en s‘acharnant à trouver la vérité futile derrière les

mensonges d‘Albertine. Il se trouve aussi coupable de finalement profiter de son deuil qui,

lorsqu‘il n‘est plus dévoré par le masochisme de la jalousie, peut enfin se tourner loin des

singularités inutiles qui obsèdent l‘esprit. « Il me semblait en effet dans les heures où je

souffrais moins, que je bénéficiais en quelque sorte de sa mort, car une femme est d‘une plus

grande utilité pour notre vie, si elle y est, au lieu d‘un élément de bonheur, un instrument de

chagrin, et il n‘y en a pas une seule dont la possession soit aussi précieuse que celle des vérités

qu‘elle nous découvre en nous faisant souffrir34. » Aussi le bonheur n‘est-il qu‘une quête vaine

qui doit être sacrifié à l‘autel de la vérité, sacrifice contre nature, car il faut, pour elle, souffrir.

Souffrir de ne plus chercher à être compris d‘autrui, de ne plus en être aimé, « la

compréhension des autres est indifférente et leur amour importun35. »

Marcel et Swann ne sont pas en permanence dupés par ce piège séduisant. Marcel

s‘éveille ponctuellement aux vérités cachées du monde sous le coup du deuil, et leur sensibilité

commune à l‘art y participe également, surtout chez Swann. Outre leur association de leur

femme à des portraits (une peinture pour Swann et un personnage de littérature pour Marcel)36,

une même phrase musicale les unit et fait vibrer en eux ces parties de l‘âme assoiffées de savoir

que taisaient les espoirs vains de l‘amour. Composée par Vinteuil, elle est un leitmotiv

perpétuel à travers tout le roman et les comparaisons entre Swann et Marcel y fusent de toutes

parts. « Le fait est que, et ce n‘est pas le moindre des paradoxes, La Recherche du temps perdu est

hantée du début à la fin par une petite phrase musicale qui de Swann au narrateur expose,

32 CS, p. 303.

33 AD, p. 78.

34 Id.

35 Id.

36 D‘autres exemples de ce réflexes peuvent être cités et concernant des êtres autres que des femmes désirées : Marcel admire une ressemblance d‘une fille de cuisine avec la Charité de Giotto – gravure d‘ailleurs offerte par Swann lui-même (CS, p. 79) et Swann la ressemblance de Bloch avec Mahomet II de Bellini (CS, p. 96).

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incarne et attise la totalité37 ». Or, contrairement à ce qu‘il serait possible de penser lorsque son

génie semble si monumental, Vinteuil est un simple professeur de piano38 : c‘est donc un génie

caché. C‘est le sort de Marcel auquel il est refusé jusqu‘aux toutes dernières pages de

comprendre sa vocation. Swann, en tant que cadet de cette fratrie narrative, en fait l‘expérience

le premier.

D'abord, il n'avait goûté que la qualité matérielle des sons sécrétés par les instruments. Et ç'avait déjà été

un grand plaisir quand au-dessous de la petite ligne du violon mince, résistante, dense et directrice, il avait

vu tout d'un coup chercher à s'élever en un clapotement liquide, la masse de la partie de piano, multiforme,

indivise, plane et entrechoquée comme la mauve agitation des flots que charme et bémolise le clair de lune.

Mais à un moment donné, sans pouvoir nettement distinguer un contour, donner un nom à ce qui lui

plaisait, charmé tout d'un coup, il avait cherché à recueillir la phrase ou l'harmonie – il ne savait lui-même

– qui passait et qui lui avait ouvert plus largement l'âme, comme certaines odeurs de roses circulant dans

l'air humide du soir ont la propriété de dilater nos narines. Peut-être est-ce parce qu'il ne savait pas la

musique qu'il avait pu éprouver une impression aussi confuse, une de ces impressions qui sont peut-être

pourtant les seules purement musicales, inétendues, entièrement originales, irréductibles à tout autre ordre

d'impressions. Une impression de ce genre, pendant un instant, est pour ainsi dire sine materia.39

Les écoutes ultérieures, que ce soit celle de Swann ou celle de Marcel, ont toutes le

même effet. La petite phrase se laisse pressentir, son charme la précède puis elle s‘entend et

agit. Elle ouvre plus largement l’âme, instaure un espace d‘une vastitude inouïe qui échappe

pourtant à la matière. Elle appartient à l‘éther comme certaines odeurs de roses. Sa connaissance ou

non de la pièce n‘a rien à voir avec ce moment de pure contemplation artistique, renouvelée à

chaque écoute. C'est un « art de l'instant, c'est l'irréversibilité40 » d‘un désir allumé par « des

voluptés particulières […] que rien d‘autre qu‘elle ne pourrait les lui faire connaître ». « [I]l avait

éprouvé pour elle comme un amour inconnu41 ».

L‘art est cause de ces moments de clairvoyance où il sent enfin que son attachement à

Odette est une chose factice et vaine. Car cette musique et l‘amour sont rendus indissociables

37 Le gai savoir, émission radiophonique, La petite phrase de Vinteuil, France Culture [Podcast], diffusée le 13 janvier 2013, 0 :52.

38 AD, p. 208.

39 CS, p. 205.

40 Le gai savoir, émission radiophonique, La petite phrase de Vinteuil, op. cit., 16 :10.

41 CS, p. 206.

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par « idolâtrie » qu‘elle cause, elle « en est même la définition […], car pour Odette et Swann la

petite phrase devient ―notre morceau‖42 ».

Et souvent, quand c'était l'intelligence positive qui régnait seule en Swann, il voulait cesser de sacrifier tant

d'intérêts intellectuels et sociaux à ce plaisir imaginaire. Mais la petite phrase, dès qu'il l'entendait, savait

rendre libre en lui l'espace qui pour elle était nécessaire, les proportions de l'âme de Swann s'en trouvaient

changées ; une marge y était réservée à une jouissance qui elle non plus ne correspondait à aucun objet

extérieur et qui pourtant, au lieu d'être purement individuelle comme celle de l'amour, s'imposait à Swann

comme une réalité supérieure aux choses concrètes. […] Et le plaisir que lui donnait la musique […]

ressemblait en effet, à ces moments-là […] au plaisir qu'il aurait eu à entrer en contact avec un monde pour

lequel nous ne sommes pas faits, qui nous semble sans forme parce que nos yeux ne le perçoivent pas,

sans signification parce qu'il échappe à notre intelligence, que nous n'atteignons que par un seul sens.

Grand repos, mystérieuse rénovation pour Swann […] de se sentir transformé en une créature étrangère à

l'humanité, aveugle, dépourvue de facultés logiques, presque une fantastique licorne, une créature

chimérique ne percevant le monde que par l'ouïe.43

Au contact de la petite phrase de Vinteuil, chaque fois, Swann ressent la même

jouissance comme une sensation inédite. Cet état, impossible à rappeler par l'intelligence,

dévoile l'inintelligibilité de l'expérience esthétique. C'est dans cette mesure que cette jouissance,

malgré le temps et les circonstances singulières dans lesquels elle est éprouvée, dépasse le banal

du quotidien parce qu'échappant à toute cause objective. Cette musique est un plaisir imaginaire,

un plaisir de l'imaginaire, inconnu à l'esprit. C'est une expérience qui est si profondément

différente de tout ce qu'il a connu jusqu'à présent qu'il se voit projeté dans une contrée

mythologique en lui-même. C'est un plaisir essentiel, qui est préexistant, camouflé par l'esprit

rationnel auquel il ne peut échapper que brièvement.

Et comme dans la petite phrase il cherchait cependant un sens où son intelligence ne pouvait descendre,

quelle étrange ivresse il avait à dépouiller son âme la plus intérieure de tous les secours du raisonnement et

à la faire passer seule dans le couloir, dans le filtre obscur du son. […] Qu‘importait qu‘elle lui dît que

l‘amour est fragile, le sien était si fort ! 44

Voilà pourquoi il cherche « un sens où son intelligence ne [puisse] descendre ». Loin des

lumières de l'esprit, Swann se transforme par l'ouïe en un autre lui, étranger à la race humaine

42 Luc Fraisse, Le processus de la création chez Marcel Proust, Paris, José Corti, 1988, p. 346.

43 CS, p. 233.

44 CS, p. 234.

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elle-même. Mais son esprit est résistant, il cherche le familier et résiste à l‘annonce de la

précarité de son amour qu‘il croit plus fort.

C'est à la fois l'expérience la plus humaine qui soit, puisqu'elle émerge des profondeurs

sensibles de l'imagination, et la plus étrange qui soit à notre apprentissage de ce que nous

sommes, hommes rationnels. La petite phrase de Vinteuil ouvre à Swann un nouvel espace de

son âme autrement barrée d'un voile opaque. Ainsi délesté du banal quotidien, que faire de

cette rénovation, de cette nouvelle pièce dont l'utilité n'est pas révélée en simultané avec son

existence ?

De sorte que ces parties de l'âme de Swann où la petite phrase avait effacé le souci des intérêts matériels,

les considérations humaines et valables pour tous, elle les avait laissées vacantes et en blanc, et il était libre

d'y inscrire le nom d'Odette.45

Swann se saisit de l'objet le plus près de son imaginaire, soit Odette. En effet, celle-ci,

par la jalousie qu'elle fait naître, ouvre tout un monde d'imaginaire et d'hypothétique, tout

comme le fait Albertine pour Marcel. Sans objet pour l'y meubler, cherchant à trouver un écrin

pour ce nouvel amour musical, il le pose sur le visage d‘Odette pour qu‘il devienne « l‘air

national de leur amour46 ». Échappant à l‘indifférence à cause de tant « de possibilités de

souffrances et de joie […] [qu‘elle] semble appartenir à un autre univers47 », ces moments de

poésie qu‘inspirait Odette semblaient promettre un plaisir d‘ivresse semblable par la

juxtaposition de deux expériences esthétiques. Or, comme il apparaît clairement au lecteur,

tout cela est faux. L‘expérience esthétique la plus haute échappe à la matérialité, au particulier ;

elle est sine materia, mais la matière est séduisante. Il avait renoncé depuis longtemps à cet idéal

que la phrase musicale de Vinteuil lui permettait de toucher brièvement, il s‘était convaincu que

ce renoncement devrait durer jusqu‘à sa mort.

[B]ien plus, ne se sentant plus d'idées élevées dans l'esprit, il avait cessé de croire à leur réalité, sans

pouvoir non plus la nier tout à fait. Aussi avait-il pris l'habitude de se réfugier dans des pensées sans

importance et qui lui permettaient de laisser de côté le fond des choses.48

Réfugié dans le futile de petites pensées et dans le monde, il mourra en artiste manqué.

45 CS, p. 233.

46 CS, p. 215.

47 CS, p. 232.

48 CS, p. 207.

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Swann trouvait en lui, dans le souvenir de la phrase qu‘il avait entendue, […] la présence d‘une de ces

réalités invisibles auxquelles il avait cessé de croire et auxquelles […] il se sentait de nouveau le désir et

presque la force d‘y consacrer sa vie.49

Dans ce presque, on sent poindre à la fois la proximité d‘une possible vie tournée vers le

grandiose de l‘art et le sacrifice immense que cela exige. Ce n‘est d‘ailleurs pas un choix

conscient, car l‘habitude occulte ce monde immatériel auquel il faut être amené par la douleur.

Il faut finalement capituler du monde pour que l‘art puisse le récapituler.

Ces cinq notes résument donc toute sa vie : sa proximité avec Marcel, son âme d‘artiste,

son aveuglement devant les vérités immatérielles. Ce presque est le témoin d‘un échec sublime.

Swann n'a pas dépassé les signes de l'amour (confusion du plaisir artistique de la phrase de

Vinteuil avec les plaisirs de l'amour), ni les mondains (il a consacré sa vie, jusqu'à sa mort, à y

faire recevoir sa femme). Dans leur relation symbiotique, Swann prime. C‘est lui qui ouvre la

voie de l‘art, sans qu‘il puisse pourtant franchir le seuil qu‘il marque. Raphaël Enthoven le

comparait à juste titre à Moïse50 : il est le prophète d‘un monde qu‘il ne connaîtra pourtant

jamais. Sans doute, pour qu‘il eût pu faire le pas, aurait-il fallu qu‘Odette meure à l‘image

d‘Albertine. Peut-être alors que les destins de Charles Swann et de Marcel seraient-ils restés

soudés. Mais cela n‘est que pure hypothèse. Une chose est sûre, cependant, c‘est qu‘il y a une

contingence forte dans l‘amour de Swann qui ne se trouve pas chez Marcel responsable de la

séparation de l‘unité d‘alter ego.

Les morts des autres ont donc comme utilité de nous désembourber du problème

dialectique qui entoure la mort pour nous ouvrir à la réalité de la nôtre prochaine. Le deuil de

Swann, qui ouvre la voie à cette libération par la connaissance, est conséquemment hanté par

l‘angoisse du futur. On ne parle pas ici de l‘angoisse de la mort de soi - celle-ci doit encore être

révélée, mais plutôt que ce qui manque de Swann est lui-même ancré dans le futur. L‘annonce

de la mort de Swann met fin à leur futur commun, lequel attachait les deux personnages l‘un à

l‘autre.

Pour revenir à des réalités plus générales, c'est de cette mort prédite et pourtant imprévue de Swann que je

l'avais entendu parler lui-même à la duchesse de Guermantes […]. C'est la même mort dont j'avais

retrouvé l'étrangeté spécifique et saisissante, un soir où j'avais parcouru le journal et où son annonce

49 CS, p. 208.

50 Le gai savoir, émission radiophonique, La petite phrase de Vinteuil, op. cit., 36 :00.

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m'avait arrêté net […]. Elles avaient suffi à faire d'un vivant quelqu'un qui ne peut plus répondre à ce

qu'on lui dit, qu'un nom, un nom écrit, passé tout à coup du monde réel dans le royaume du silence.

C'étaient elles qui me donnaient encore maintenant le désir de mieux connaître la demeure où avaient

autrefois résidé les Verdurin et où Swann, qui alors n'était pas seulement quelques lettres tracées dans un

journal, avait si souvent dîné avec Odette. Il faut ajouter aussi (et cela me rendit longtemps la mort de

Swann plus douloureuse qu'une autre, bien que ces motifs n'eussent pas trait à l'étrangeté individuelle de sa

mort) que je n'étais pas allé voir Gilberte comme je le lui avais promis […] ; qu'il ne m'avait pas appris

cette « autre raison » à laquelle il avait fait allusion ce soir-là […] ; que mille questions me revenaient

(comme des bulles montant du fond de l'eau), que je voulais lui poser sur les sujets les plus disparates : […]

questions sans doute peu pressantes puisque je les avais remises de jour en jour, mais qui me semblaient

capitales depuis que, ses lèvres s'étant scellées, la réponse ne viendrait plus.51

Il y a d‘abord, dans cette description des premiers effets de l‘apprentissage de la mort de

Swann, une fabuleuse insistance sur l‘écrit : Swann n‘est pas qu‘un nom, c‘est un nom écrit ;

pouvoir des lettres elles-mêmes qui sont investies de la responsabilité de la mort et qui

maintiennent le lien entre Marcel vivant et Swann mort ; pouvoir aussi de contenir tout l‘être

qui n‘est plus. C‘est aussi les mots eux-mêmes qui causent l‘angoisse de la mort. C‘est ce qu‘il

lui a promis, ce qu‘il ne lui a pas demandé, ce que Swann ne dira plus, qui rendent sa mort

préhensible. Contrairement au deuil de sa grand-mère et d‘Albertine, le regard de l‘endeuillé ne

se pose plus sur l‘antérieur, mais il contemple avec désolation l‘absence d‘un futur. Exit la

mélancolie qui pose un regard tendre sur les moments perdus, exit la jalousie qui s‘y agrippe

farouchement. Les réponses que Swann pouvait fournir ne viendront plus, quel malheur !

Conclusion

Si le personnage de Swann participe à révéler partiellement le monde comme objet de la

corruption du temps, c‘est l‘épisode final du bal des têtes qui achèvera de convaincre Marcel. En

chemin vers une fête tenue chez les Guermantes, puis attendant d‘y être introduit dans la

bibliothèque de ceux-ci, il est frappé de souvenirs involontaires rappelés par diverses

sensations : « un pavé mal équarri52 », le bruit de la cuiller et la raideur de la serviette53. Elles lui

inspirent de nombreuses réflexions sur sa vie passée et sur l‘art : les voilà enfin réunies, la

vocation et la matière du livre. Ricœur les compare avec justesse à des « degrés initiatiques54 »

51 LP, p. 189.

52 TR, p. 173.

53 TR, p. 175

54 Paul Ricœur, Temps et récit, 2. La configuration dans le récit de fiction, op. cit., p. 209.

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qui révèlent le sens caché aux profanes. Or, cette matière peut elle-même se résumer en la

personne de Swann.

En somme, si j'y réfléchissais, la matière de mon expérience me venait de Swann, non pas seulement par

tout ce qui le concernait lui-même et Gilberte. Mais c'était lui qui m'avait, dès Combray, donné le désir

d'aller à Balbec, où, sans cela, mes parents n'eussent jamais eu l'idée de m'envoyer, et sans quoi je n'aurais

pas connu Albertine. Certes, c'est à son visage, tel que je l'avais aperçu pour la première fois devant la mer,

que je rattachais certaines choses que j'écrirais sans doute. […] J'avais tort aussi, car ce plaisir générateur

que nous aimons à trouver rétrospectivement dans un beau visage de femme vient de nos sens […]. Mais

c'est justement pour cela (et c'est une indication à ne pas vivre dans une atmosphère trop intellectuelle),

parce qu'elle était si différente de moi, qu'elle m'avait fécondé par le chagrin et même d'abord par le simple

effort pour imaginer ce qui diffère de soi. Ces pages, si elle avait été capable de les comprendre, par cela

même elle ne les eût pas inspirées. Mais sans Swann je n'aurais pas connu même les Guermantes, puisque

ma grand'mère n'eût pas retrouvé Mme de Villeparisis, moi fait la connaissance de Saint-Loup et de M. de

Charlus, ce qui m'avait fait connaître la duchesse de Guermantes et par elle sa cousine, de sorte que ma

présence même en ce moment chez le prince de Guermantes, où venait de me venir brusquement l'idée de

mon oeuvre (ce qui faisait que je devrais à Swann non seulement la matière, mais la décision), me venait

aussi de Swann.55

Ces souvenirs involontaires sont donc non seulement la cause d‘un retour vers le passé,

mais ils se distinguent des autres resouvenirs en dévoilant finalement pour de bon ce qui était

caché, c'est‑ à‑ dire ce dont devra être fait l‘avenir. L‘art y est désormais écrit, sous forme de

littérature à même de rendre à une vie éternelle la vie de douleur qui l‘a précédée. Or,

soudainement, la vie semble se résumer à autre chose qu‘à un parcours de souffrances. L‘art

ouvre une perspective nouvelle. C‘est là que l‘esprit et le cœur se retrouvent enfin. Certes, le

chagrin féconde et l‘esprit entrave, mais, une fois les deux réunis par l‘art dans un exercice

sensible de l‘intelligence, le regard change et la douleur se tait « par une gymnastique qui fortifie

contre le chagrin en faisant négliger sa cause pour approfondir son essence56. » Le dolorisme de

Proust réside dans ce noyau dur, dans cette notion d‘exercice. Il faut exercer son âme au vrai

et, comme elle préfère par habitude ne pas faire l‘effort du vrai, la douleur sert à briser les

chaînes d‘un confort mensonger. Le vrai bonheur ne peut ainsi exister que dans le travail de la

vocation qui sait faire taire les douleurs ambiantes57. Aussi, à ce stade, le deuil de Swann suit-il

55 TR, p. 221.

56 TR, p. 211.

57 Id.

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une progression similaire au deuil de la grand-mère, faisant passer Marcel par le souvenir

involontaire pour comprendre ce que signifiait réellement son attachement à l‘autre.

Dans cette bibliothèque, ou pourtant toutes ces belles réflexions se font, Marcel n‘est pas

saisi par l‘urgence de consacrer sa vie à la création de cette œuvre qu‘il pressent exister en lui.

Certes « faut-il se hâter et ne pas perdre de temps pendant qu‘on a à sa disposition ces

modèles58 », mais ce compte à rebours ne semble concerner encore une fois que les autres.

C‘est là qu‘en est Marcel avant d‘entrer au bal des têtes.

Au premier moment je ne compris pas pourquoi j‘hésitais à reconnaître le maître de maison, les invités, et

pourquoi chacun semblait s‘être ―fait une tête‖, généralement poudrée et qui les changeait complètement.59

Des poupées, mais que pour identifier à celui qu'on avait connu, il fallait lire sur plusieurs plans à la fois,

situés derrière elles et qui leur donnaient de la profondeur et forçaient à faire un travail d'esprit quand on

avait devant soi ces vieillards fantoches, car on était obligé de les regarder, en même temps qu'avec les

yeux, avec la mémoire. Un guignol de poupées baignant dans les couleurs immatérielles des années, de

poupées extériorisant le Temps, le Temps qui d'habitude n'est pas visible, qui pour le devenir cherche des

corps et, partout où il les rencontre, s'en empare pour montrer sur eux sa lanterne magique. Aussi

immatériel que jadis Golo sur le bouton de porte de ma chambre de Combray, ainsi le nouveau et si

méconnaissable d'Argencourt était là comme la révélation du Temps, qu'il rendait partiellement visible.

Dans les éléments nouveaux qui composaient la figure de M. d'Argencourt et son personnage, on lisait un

certain chiffre d'années, on reconnaissait la figure symbolique de la vie, non telle qu'elle nous apparaît,

c'est-à-dire permanente, mais réelle60.

Le Temps, qui habituellement échappe à la vision est soudainement incarné. Il poudre

les cheveux, tord les visages, force à un effort de l‘esprit. Il porte désormais une majuscule que

le texte ne lui avait pas toujours offerte61 pour marquer sa valeur anthropomorphique. La

lanterne magique qui dans l‘enfance jadis déformait, plaquait ces personnages-là où il n‘y avait

qu‘obscurité, sert cette fois de puissance révélatrice. Elle montre la profondeur des années dans

laquelle les corps et les personnalités se sont dissous à s‘en rendre méconnaissables. Ce choc

est responsable de deux rénovations chez Marcel. La première prolonge les réflexions

esthétiques que la vocation avait fait naître tout juste avant et répond au problème des

58 TR, p. 215.

59 TR, p. 227.

60 TR, p. 231.

61 Une recherche dans le texte numérisé dans une seule page html disponible en ligne à l‘adresse suivante http://alarecherchedutempsperdu.com/texte.html en témoigne. La recherche a été effectuée le 30 septembre 2013.

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personnages. Si la matière du roman provient de Swann, mais qu‘elle doit aussi contenir

Albertine, ses parents, sa grand-mère, Mme de Villeparisis, Saint-Loup et de M. de Charlus, la

duchesse de Guermantes, sa cousine, le prince de Guermantes, alors comment les représenter

dans la littérature ? Pour les représenter romanesquement, « il fallait lire sur plusieurs plans à la

fois, […] les regarder, en même temps qu'avec les yeux, avec la mémoire62 », c'est-à-dire les

décrire en synchronie et en diachronie. D‘où que le roman à venir ne puisse que prendre des

proportions dignes des Mille et une nuits.

Moi, c‘était autre chose que j‘avais à écrire, de plus long, et pour plus d‘une personne. Long à écrire. […] Si

je travaillais, ce ne serait que la nuit. Mais il me faudrait beaucoup de nuits, peut-être cent, peut-être mille.

Et je vivrais dans l‘anxiété de ne pas savoir si le Maître de ma destinée, moins indulgent que le sultan

Sheriar, le matin quand j‘interromprais mon récit, voudrait bien surseoir à mon arrêt de mort et me

permettrait de reprendre la suite le prochain soir.63

Par une double insistance sur moi et sur la longueur, Marcel forme le canevas de son livre

qui sera construit sur sa propre expérience, au je, et qui ne pourra que retracer le temps d‘une

vie ou les personnages et lui-même seront transformés dans et par le Temps. Le conditionnel

appliqué à l‘écriture montre bien l‘incertitude qui plane sur la réalisation d‘une telle œuvre,

crainte d‘une mort prochaine interrompant l‘écriture. Sentant la mort planer au-dessus de lui,

Marcel prend conscience que sa fin est proche. Mais la véritable angoisse porte son regard sur

l‘art : et s‘il ne laissait rien derrière lui ! Si, comme Swann, il ne laissait que quelques mots

banals dans le journal, des mots tout-puissants ne signifiant que sa mort, et pas la survivance

dans l‘art ? « Mais était-il encore temps pour moi ? N‘était-il pas trop tard ?64 »

Le personnage occupe une place centrale dans la Recherche, car il offre une répétition de la

vie de Marcel. Il offre des échos épisodiques par sa vie mondaine et par sa relation amoureuse

avec Odette, mais aussi des ressemblances que l‘on pourrait dire naturelle. Leur nature, à lui et

à Marcel, est marquée par une sensibilité particulière à l‘art. Et cet art, incarné par la petite

phrase musicale de Vinteuil qui contient sa propre vie, mais aussi celle de Swann et de Marcel,

éveille chez ces derniers une même fenêtre, certes fragile et fugitive, sur leur âme. La mort de

Swann est tragique parce qu‘elle concrétise la mort à venir de Marcel et qu‘elle rend concrète la

62 TR, p. 231.

63 TR, p. 348.

64 TR, p. 349.

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possibilité d‘un échec sublime détourné de l‘art. Et bien que cette angoisse que cause la mort

de Swann s'apaise, ou si plutôt elle se tait momentanément, elle reprendra toute sa force

lorsque la puissance destructrice se dressera devant lui par l'entremise des visages jadis

familiers, rendus méconnaissables lors du bal des têtes chez les Guermantes. Le vrai deuil à

l‘ouvrage est donc non pas seulement celui de Swann, qui n‘est en fait qu‘une répétition,

comme il y en a tant dans la Recherche, de la mort à venir de Marcel. Être, au sens fort du terme,

ne peut ainsi se faire qu‘en acceptant la mort devant soi. C‘est là l‘épreuve ultime de la réalité que je

ne veut pas savoir. La nature de l'homme, c'est de désirer la permanence éternelle65. Ainsi les

écrivains « [d]e leur fatalité jamais ils ne s‘écartent, Et sans savoir pourquoi, disent toujours :

Allons66 ». Son destin est plus grandiose, il est de « ranim[er] […] la passion de la vérité67 ».

65 AD, p. 224.

66 Charles Baudelaire, Œuvres complètes de Charles Baudelaire, I. Les Fleurs du Mal [en ligne], Paris, Michel Lévis Frères Libraires Éditeurs, 1868, p. 344, mis en ligne par la Bibliothèque nationale de France, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k71501c/f348.image, consulté le 7 janvier 2014.

67 CS, p. 269.

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Conclusion générale

Le nouvel éclairage que projette la thématique du deuil sur La Recherche confirme donc le

statut de roman de quête que lui ont trouvé nombre d‘auteurs critiques. Elle est une recherche

de vérités difficiles, voire improbables à atteindre sur soi comme sur le monde. « La Recherche du

temps perdu est une vaste mise en scène romanesque de l‘histoire d‘une vocation 1 . » Ce

questionnement passe, chez Proust, par des questions d‘ordre esthétique. Les personnages

littéraires mettent en lumière une infinité de possibles factices offrant autant de miroirs de

notre vie passée et à venir. Les femmes marquantes de la vie de Marcel se placent donc

naturellement sous le signe de la littérature en empruntant la figure de Madeleine. Petit gâteau

laissant d‘abord pressentir l‘univers riche des temps perdus, il est aussi l‘emblème de la

maternité - et donc de l‘enfance perdue, et de l‘amour vain disparu avec Albertine. Aussi

Madeleine est-il le nom de ce qui est perdu : la triade maternelle (le tilleul de tante Léonie,

François le Champi offert par sa grand-mère et lu par sa mère qui contient le personnage de

Madeleine) et Albertine (car la Fille aux yeux d’or qui insufflait de la beauté dans le corps moche

d‘Albertine est aussi porteur d‘un personnage nommé Madeleine). Ces deux romans2, qui sont

des « histoires d‘amour interdites3 », placent bien la mère (l‘enfance) et Albertine (l‘amour) sous

le joug du temps perdu : ils appartiennent à l‘imaginaire, à l‘impossible, à ce qui doit être perdu,

et font donc obstacle à la quête du vrai. Comme dans cette quête du vrai, les objets des deuils

sont cachés. Une analyse de la mort et de ses effets permet de les révéler et de comprendre

comment la mort de ces trois êtres est nécessaire à la Recherche.

La mort de sa grand-mère est longue et douloureuse, pour elle comme pour Marcel qui,

contrairement aux autres membres de son entourage, est indifférent aux sociabilités qui

rompent le temps du deuil. C‘est que le lien qui unissait Marcel à son aïeule est unique, d‘une

fusion toute particulière qui ne marque aucun début et aucune fin entre ces deux êtres. Cette

mort lui apprend que le sens du monde est caché, qu‘il faut y être initié pour qu‘il puisse être

révélé. Ce deuil à nature mélancolique ordonne que se fasse le deuil d‘un regard qui tente de

1 Michel Raimond, Proust romancier, Paris, Société d‘édition d‘enseignement supérieur, 1984, p. 23.

2 Philippe Boyer, dans son ouvrage Le petit pan de mur jaune, note à juste titre qu‘il y a en fait trois romans où une Madeleine intervient : François le Champi, La Fille aux yeux d’or et Dominique de Fromentin. Or ce troisième ne touchait pas directement au sujet de ce mémoire. Il a donc été exclu dans un esprit de concision.

3 Philippe Boyer, Le petit pan de mur jaune, sur Proust, op. cit., p. 185.

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faire perdurer le passé. C‘est le deuil de la mémoire volontaire, celui de la proximité de soi à sa

propre conscience. La rupture d‘avec sa grand-mère est donc une rupture avec l‘enfance elle-

même, a fortiori avec soi-même dont la connaissance devra être acquise difficilement dans le

même mouvement que celle d‘autrui. Les souvenirs de l‘enfance, une fois tombés sous

l‘emprise de l‘oubli (et donc une fois qu‘ils seront contenus dans le temps perdu) seront la

première pierre sur laquelle se construira l‘édifice littéraire à venir, car, puisqu‘il doit raconter

l‘être diffracté dans le temps, il ne peut commencer qu‘au début d‘une vie.

Le deuil d‘Albertine, quant à lui, pose un obstacle double à la connaissance du monde et

à la production de l‘art. D‘abord, en ce qu‘il est une quête naturelle des plaisirs esthétiques, il

oriente l‘âme artistique vers une quête vaine. L‘amour éloigne de l‘art en offrant des promesses

similaires, mais mensongères.

L‘expérience de l‘art est donc celle d‘une fugue, d‘un dépaysement, d‘un exotisme, d‘un voyage. Ayant été

entrepris sans nul déplacement objectif, ce voyage est cependant imaginaire. Entraînant en outre ceux qui

s‘y livrent dans les parages du surnaturel, l‘expérience de l‘art est un voyage métaphysique.4

Le leurre de l‘amour est de croire que l‘amour lui-même est un voyage. La jalousie est un

premier pas vers la narration à venir en ce qu‘elle pousse toujours l‘esprit à inventer des

possibles, les circonstances étant sourdes au souhait que se taise le doute sur la femme aimée.

Comme moteur d'un réel imaginé, la jalousie transforme toujours la vie en roman. Au-delà de

la personne d‘Albertine, le deuil jaloux consiste d‘abord en l‘abandon de cet objet comme

réponse au désir esthétique de l‘être. Il répond ensuite au deuil de la grand-mère en sonnant le

glas de la proximité des autres. Certes, la mort de sa grand-mère avait convaincu Marcel que

cette matière commune était perdue, mais la rencontre d‘Albertine avait fait renaître son

imaginaire de retrouvailles possibles. Albertine, avec son altérité radicale, a aussi permis à

Marcel de voir que le monde est également sourd à ses désirs de transparence. Toujours

Albertine restera fugitive et, pareillement, toujours le monde lui refusera les réponses qu‘il

cherche. Tout est étranger, soi, les autres et le monde. Le deuil jaloux est un parcours qui

permet de se libérer de ses désirs posés sur des objets inaptes à y répondre. « Dans toute

4 Nicolas Grimaldi, L’art ou le feinte passion, op. cit., p. 16.

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expérience un peu profonde de la multiplicité, il y a une nostalgie de l‘unité5 » que Marcel ne

trouvera finalement que dans l‘Art.

Aussi la fonction première du deuil, dans son acception large dans la Recherche, est-elle de

briser la différence naturelle qui existe entre l'intériorité de nos espérances et l'extériorité du

réel, « différence que nous vivons entre l'insignifiance du présent et le sens que nous espérons

de l'avenir […], entre les promesses de l'imaginaire et la réalité du présent […], entre la

plénitude d'un avenir peut-être jamais vécu et la désolante vacuité de notre vie perdue à

l'espérer 6 . » C‘est dans cette distance que s‘installe le roman issu de la progression d‘une

reconnaissance des différents signes qu‘offrait le monde, et dans laquelle ces deuils ont joué un

rôle décisif. « C‘est l‘insuffisance du réel qui est le principe de l‘art7 ». Le deuil est créatif parce

qu‘il ouvre un espace de questionnement. La douleur qu‘il fait naître est propice à la recherche

de son objet réel, cela relève de sa nature même. Proust va plus loin en en faisant non

seulement un processus modificateur, mais un producteur. De l‘enfant gribouillant vainement,

renonçant à toute vocation d‘écrivain, le deuil produit un artiste qui ne peut exister qu‘après

avoir constaté que la mort a sauté au visage de tous ceux qui lui étaient proches, à commencer

par son autre moi décédé.

Aussi Rocky Penate a-t-il raison de reprendre l'expression proustienne du « lent

acheminement vers la mort » pour décrire toute la Recherche. Si Marcel peut se défier de la mort

si longtemps, traversant le deuil déchirant de sa grand-mère puis la douleur grandiose de la

mort d'Albertine, c'est que la mort apparaît si longtemps comme une chose inactuelle sous le

joug de l‘habitude. « Il s'agit ici de ceux habitudes : celle qui nous accoutume à la vie et nous

fait croire que son terme est toujours lointain et celle par laquelle nous remettons à plus tard

un travail important – la première facilite la seconde 8 . » Ces deux habitudes sont testées,

remises en cause par le deuil de Swann, puis définitivement mises à mal dans le bal des têtes. La

mort de Swann contribue à fragiliser ces habitudes et son deuil permet au narrateur de prendre

conscience de ce lent acheminement vers la mort qu'est réellement la vie. C'est là la réelle apocalypse

5 Michel Raimond, Proust romancier, op. cit., p. 302.

6 Nicolas Grimaldi, Le désir et le temps, PUF, Bibliothèque de philosophie contemporaine, 1971, Paris, p.12.

7 Michel Raimond, Proust romancier, op cit., p. 25.

8 Rocky Penate, « "Un calme confiant": vers une conception de la patience dans Le Temps retrouvé » dans Le Temps retrouvé 80 ans après/80 years after, op. cit., p. 155.

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qu'opère La Recherche, au sens étymologique de dévoilement. Les deuils précédents ont permis

de connaître la mort comme réalité – bien que cette connaissance se garde de prendre en

compte toute notion d'expérience de la mort qui s'appliquerait à soi. Elle est connaissance du

canon, mais rejet de sa menace par ignorance naïve, c'est-à-dire par méconnaissance effective.

Il faut écrire, c'est la conclusion d'un deuil de l'immortalité de soi.

Le deuil ne peut-il, chez Proust, mener à autre chose qu'à une substitution du sujet vers

lequel se porte l'habitude ? À l'habitude de la vie se superpose celle de la mort. Elle est

subitement une menace omniprésente. C'est dans cette mesure que le simple deuil de Swann ne

suffit pas à ce passage de deuils mélancoliques et jaloux vers un deuil créatif. Ce mouvement ne

peut se faire dans la mesure où la vision de soi comme être mortel, reflété brièvement et

imparfaitement par la mort de Swann, ne peut briser la première habitude de la vie qui s'est

construite jusque-là dans la négation. Seule une substitution du sujet de l'habitude peut survenir

pour rompre le modèle qui n'avait connu que des variations sur le même thème de l'étrangeté.

Le deuil de Swann achève cet apprentissage en abolissant cette habitude de la vie, synonyme de

négation de sa propre mortalité. La succession des morts n‘avait pas causé un renversement

aussi total que celui du bal des têtes, mais elle l‘y avait préparé en causant des bouleversements

préalables.

Cela bouleverse parce que cela veut dire : l'homme que j'étais, le jeune homme blond n'existe plus, je suis

un autre. Or l'impression que j'éprouvais ne prouvait-elle pas un changement aussi profond, une mort

aussi totale du moi ancien et la substitution aussi complète d'un moi nouveau à ce moi ancien, que la vue

d'un visage ridé surmonté d'une perruque blanche remplaçant le visage de jadis ? Mais on ne s'afflige pas

plus d'être devenu un autre, les années ayant passé et dans l'ordre de la succession des temps, qu'on ne

s'afflige à une même époque d'être tour à tour les êtres contradictoires, le méchant, le sensible, le délicat, le

mufle, le désintéressé, l'ambitieux qu'on est tour à tour chaque journée. Et la raison pour laquelle on ne

s'en afflige pas est la même, c'est que le moi éclipsé – momentanément dans le dernier cas et quand il s'agit

du caractère, pour toujours dans le premier cas et quand il s'agit des passions – n'est pas là pour déplorer

l'autre, l'autre qui est à ce moment-là, ou désormais, tout vous ; le mufle sourit de sa muflerie, car il est le

mufle, et l'oublieux ne s'attriste pas de son manque de mémoire, précisément parce qu'il a oublié.9

Cette extraordinaire résistance des moi à ce choc du changement explique la longue

négation de la proximité de la mort. Par la succession rapide des resouvenirs dans la

bibliothèque des Guermantes rappelant une multitude de moi au présent ainsi que sous le coup

9 AD, p. 222.

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de la brutalité de la rencontre du temps incarné, les moi réunis ne peuvent que céder devant le

réel. L'omniprésence de la mort doit se montrer, se faire voir. C'est l'aspect presque physique

de cette apocalypse qui lève le voile opaque qui se trouvait posé sur toute chose. Le

changement de paradigme ne peut conséquemment précéder le bal des têtes, ce carnaval des

visages et des caractères dévorés par le pouvoir destructeur du Temps. Marcel est ainsi amené

par cette succession de l'état de méconnaissance à celui de connaissance, puis enfin à cette

étape ultime de la reconnaissance. C‘est là que la peur lui prend au ventre, car enfin la mort

prend forme, elle prend chair. Le deuil créatif tient ainsi dans cette dialectique du dévoilement.

Dans sa conception moderne, ce terme ramène aussi au terme de la vie humaine telle

qu'exposée dans le texte biblique. Cette apocalypse est ainsi également comme une plateforme

de lancement vers une vie humaine différente et exemplaire, une vie éternelle non pas au

Royaume des Cieux descendu sur terre, mais bien vers celui d'un art tout-puissant, émanant

d'une vie banale consacrée au futile et pourtant apte à rendre l'essentiel d'une conscience totale

de l'être extratemporel.

Car si en somme le monde n‘est rien de ce qu‘il semble, si rien de ce qui semblait

importer au non-initié - les mondanités, l‘amour, la quête de la nature d‘autrui -, il n‘existe

comme seule conclusion possible à la vie que celle de démontrer ces faussetés, de montrer le

monde révélé par l‘expérience de la vie comme de la mort. Et placé devant l‘immédiateté de sa

propre mort, que faire d‘autre comme dernier accès de vie que de tenter de se survivre à soi-

même ? Mais alors est-il la seule façon d‘y arriver ? Est-ce le dernier acte d‘alchimie capable de

conjurer le sort commun de l‘humanité ? On aurait tort de trouver dans La Recherche une thèse

de la survivance, une recette nécessaire de toute vie se souhaitant grandiose et immortelle. Ce

faisant, nous oublierions que Proust a écrit un roman et non pas un essai de philosophie.

Cependant, force est de constater que la narration ne donne que cette issue.

Alors quel art créer ? On l‘a vu, le roman s‘impose de lui-même, car il est la manière

naturelle de penser les possibles du monde suite aux accès de jalousie (qui sont le point central

du triptyque du deuil). Le roman est aussi le lieu privilégié pour placer les fils de la vie en ordre,

pour les tisser ensemble dans un tissu cohérent. Luc Fraisse le rappelle en consacrant un

ouvrage magistral au Processus de la création chez Marcel Proust, au fragment puise la création dont

la genèse tient en deux réflexes de synthèse pour raconter une histoire : le premier consistes-en

ce qu‘« au seuil de toute création, [on trouve] ce sens inné de l‘artiste qui isole dans le monde le

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seul objet ou type d‘objets pour le dévoilement desquels il a reçu le don » ; le second est ce

« ciment que le créateur découvre empiriquement pour relier ensemble et donner leur sens aux

morceaux épars qu‘il avait jusqu‘alors mis au jour, apparemment sans projet et sans but10. »

Comme le but avoué de cette œuvre est de montrer ce qu‘est le monde et ce derrière lequel il

se cache, c‘est donc que la métaphore, au sens où Proust l‘entend, en sera l‘outil privilégié.

Marcel a pu concevoir l‘esquisse d‘un roman « dès qu‘il lui est apparu qu‘on pouvait

transformer un objet en un autre et même soumettre la triste réalité tout entière à ce jeu infini

des substitutions qu‘il appelle, dans un sens très large, une métaphore11. » Et si l‘on peut

connaître la forme finale que le roman prendra, c‘est qu‘« [i]l y a, au fil des pages, quelques

souvenirs qui sont ceux du Narrateur à sa table de travail, non ceux de Marcel à tel moment de

sa vie12. » Le Temps sera non seulement la matière de l‘œuvre13, mais aussi le modèle, car le

temps est aussi artiste. Il crée du nouveau avec un matériau familier lors du bal des têtes, offrant

des modèles « reconnaissables, mais […] pas ressemblants14 ». « Le Narrateur, jetant sur toute

sa vie passée – désormais matière de son œuvre – des coups d‘œil rétrospectifs, réunit des fils

épars15 ». C‘est la magie de l‘œuvre de Vinteuil qui a ouvert dans l‘âme de Marcel cette première

brèche vers ce point culminant du Temps retrouvé. Par cette ligne de musique, Vinteuil survivait

après sa mort, mais il appliquait par la musique cette hygiène de l‘art à laquelle Marcel souhaite

se consacrer, lui qui a désormais compris que l‘on ne peut être que le lecteur de soi-même16. La

musique de Vinteuil ouvre à l‘extrapolation vers d‘autres formes d‘art porteuse de ce sublime.

De même que Marcel et Swann trouvaient en cette phrase leur vie résumée, et que celle-ci

contenait en elle-même toute la vie de Vinteuil, telle devra être l‘œuvre à venir. C‘est de là

qu‘elle tient sa nature grandiose. Elle se tient dans un espace étroit, dans « l‘ambivalence du

10 Luc Fraisse, Le processus de la création chez Marcel Proust, op. cit., p. 371.

11 Yves Lelong, Proust, la santé du malheur, Paris, Éditions Garamont-Archimbaud, 1987, p. 11. Pour illustrer ce jeu de substitution, Lelong utilise une photographie prise de Marcel Proust où il feint de faire la sérénade à une femme à l‘aide d‘une raquette de tennis. Cette photographie peut être vue dans le catalogue mis en ligne par la BnF. Bibliothèque nationale de France, « L‘Exposition Marcel Proust », dans Gallica, Gallica, bibliothèque numérique, [en ligne], http://goo.gl/tfscOc, 1965.

12 Michel Raimond, Proust romancier, op. cit., p. 35. Une liste étoffée de ces moments se trouve à cette page et dans les suivantes.

13 TR, p. 350. « la forme que j‘avais pressentie autrefois dans l‘église de Combray, et qui nous reste habituellement invisible, celle du Temps. »

14 TR, p. 241.

15 Michel Raimond, Proust romancier, op. cit., p. 305.

16 TR, p. 217.

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réel17 » qui ne peut être compris que par l‘expérience du réel, mais dans lequel le réel ne

propose que des visages occultés. « Le lieu de l‘art pourrait donc être défini comme cet écart

entre le monde où l‘art est produit et le monde produit par l‘art18. »

Alors qu‘habituellement ce qui habite la question du deuil est de savoir comment

s‘affranchir de la douleur, chez Proust il s‘agit de l‘embrasser pour qu‘elle fasse surgir l‘unité du

monde. « L‘idée de la souffrance préalable s‘associe à l‘idée du travail, on a peur de chaque

nouvelle œuvre en pensant aux douleurs qu‘il faudra supporter d‘abord pour l‘imaginer. Et

comme on comprend que la souffrance est la meilleure chose que l‘on puisse rencontrer dans

la vie, on pense sans effroi, presque comme à une délivrance, à la mort19. » Le deuil se trouve

donc à toutes les étapes de l‘art: il en est le processus, de même que la conclusion. Car l‘étape

finale du roman, l‘écriture de ce roman à laquelle Marcel s‘attaque, n‘est nulle autre qu‘un deuil

en lui-même. Réaliser sa propre mortalité n‘est que le premier pas dans cette production qui

reconnaît la nature mortelle de l‘artiste et qui l‘accomplit à l‘extérieur du Temps, car toujours

perdure l‘espoir de l‘éternel. Le deuil créatif consiste conséquemment en cette hygiène d‘une

vie malheureuse, hasardeuse et vaine qui s‘expose elle-même comme telle et qui souhaite se

soustraire à sa mortalité misérable pour entrer dans le domaine du sublime. C‘est dans cette

distance que le sacrifice du bonheur à une valeur supérieure permet l‘atteinte d‘une « vie

bienheureusement réelle20 ». L‘art sauve et délivre devant la mort. Sans malheur, le monde

garderait toute son opacité. « Ce thème fondamental du salut par l‘art repose chez lui sur des

conceptions philosophiques […]. Aller chercher au fond de soi-même des vérités cachées,

exprimer par l‘art l‘essence intime de son être, concevoir la Beauté comme ―une réalité

infiniment plus importante que la vie‖ – à laquelle la vie elle-même doit être sacrifiée21 », l‘art

exige tout ! Sans art, jamais l‘âme ne se serait sortie d‘elle-même. En tant que malheur suprême,

le deuil apparaît comme la cause nécessaire du dévoilement d‘une vocation artistique et, plus

encore, de son accomplissement. Il faut savoir sentir venir la mort pour pouvoir écrire.22

L‘aspect tautologique tient en cette réciprocité : l‘art vrai vient du malheur, et le malheur

17 Nicolas Grimaldi, L’art ou la feinte passion, op. cit.,

18 Ibid., p. 14.

19 TR, p. 216.

20 Henri Bonnet, « Le Temps retrouvé dans les Cahiers », dans Études proustiennes, no. 1, Paris, Gallimard, 1973, p. 128.

21 Id.

22 OJFF, p. 239.

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produit l‘art vrai. Si l‘hypothèse de ce mémoire se trouvait dans la recherche de cette

dialectique entre deuil et création, d‘où ce propos de deuil créatif, il n‘est de conclusion

possible que d‘en avouer la redondance, voire qu‘il s‘agit d‘un pléonasme. La vie vécue comme

l‘entend Proust dans La Recherche se pose comme une herméneutique du vrai et du sublime

ayant pour passage obligé le plus sombre des malheurs. Cette polarité aux teintes romantiques

éclaire la curieuse omission de formation littéraire qui n‘entrave pourtant en rien ce que la fin

du roman nous annonce comme une œuvre littéraire magistrale, les comparaisons avec les Mille

et une nuits ne cessant de nous le rappeler. Comme le démontrait fort justement Anne Henry,

La Recherche est un parcours d‘initié qui appelle chacun de nous par sa banalité, faisant sortir

d‘une vie ordinaire le Génie à l‘état pur. En ce sens, À la Recherche du temps perdu invite toute

âme à s‘ouvrir au vrai par l‘entremise du malheur, et se fera l‘initiateur des âmes élues au

grandiose. Suite au constat de l‘échec inévitable du bonheur, vivre est ailleurs. Ou plutôt ce que

l‘on croyait être au bonheur ne l‘est pas. L‘abandonner c‘est donc s‘ouvrir à ce nouveau

bonheur, celui de l‘esprit qui travaille dans la conscience d‘une vocation révélée qui sait mettre

en sourdine toute douleur, la sachant utile. « Notre amour de la vie n‘est qu‘une vieille liaison

dont nous ne savons pas nous débarrasser. Sa force est dans sa permanence. Mais la mort qui

la rompt nous guérira du désir de l‘immortalité 23 . » En somme, dans sa forme la plus

accomplie, la vie consiste en ne pas se laisser berner par une quête hédoniste du bonheur pour

embrasser la mort prochaine et la banalité du malheur, en un dépassement de cette dualité pour

enfin trouver le vrai et l‘exprimer dans l‘éternité d‘un art accompli.

23 AD, p. 225.

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