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1 Isabelle Callis-Sabot À la source de l'Albarine Roman

A la source de l'Albarine corrigé

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Isabelle Callis-Sabot

À la source de l'Albarine

Roman

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Personnages principaux (en gras personnages historiques, en clair italique personnages fictifs)

LES ÉDUENS

- Dumnorix : chef - Diviciacos : druide, frère de Dumnorix LES HELVETES - Orgétorix : 1°chef - Divico : 2°chef

LES GERMAINS - Arioviste : roi - Brigitt : fille d'Arioviste - Allan : soldat - Dagmar : espion - Emma : magicienne LES ROMAINS EN GAULE - César : proconsul - Labienus : lieutenant - Procillus : interprète

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LES SEQUANES - Casticos : roi - Amédorix : 1°chef de Vesontio, père de Loïc et Cellia - Nédorix : 2°chef de Vesontio - Luern : druide - Luk : soldat - Sylvannus : chef de Brénod - Litavic : druide de Brénod - Acco : chef de famille (défunt). Père de Gaell et Maella, frère de Yann

Aïeul + Aïeule

Iseabail + Acco Yann, dit "le Sage" Eleen+Gaell Gwendal fils Maella fille fille dernier fils Conor

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Repères Chronologiques

.Avant 62 avant J. C. Alliance des Séquanes et des Arvernes contre les Éduens. Victoire des Éduens. . Vers 62 avant J.C. Les Séquanes et les Arvernes demandent l'aide d'Arioviste pour combattre les Éduens. Défaite des Éduens. .Vers 60 avant J.C. Les Séquanes s'allient avec leurs anciens ennemis les Éduens pour chasser Arioviste Victoire d'Arioviste qui reste en Séquanie. .Vers 59 avant J.C. Suicide d'Orgétorix l'Helvète qui projetait de traverser la Gaule. .Vers 58 avant J.C. Immigration helvète sous la conduite de Divico. Les Éduens demandent l'aide de César pour arrêter l'immigration helvète. .Eté 58 avant J.C. César refoule les Helvètes. Arioviste fait franchir le Rhin à des tribus germaines et rehausse ses exigences. Les Gaulois demandent l'aide de César pour chasser Arioviste. Défaite d'Arioviste. .De 57 à 52 avant J.C. César continue ses conquêtes. .En 52 avant J.C. Vercingétorix tente de rassembler les peuples gaulois et dirige la révolte. Il vainc César à Gergovia mais les Romains remportent une victoire décisive à Alésia.

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Brénod, aux derniers temps de la Gaule libre et indépendante.

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-I- Maella poussa avec précaution le lourd rideau de cuir et se glissa sans

bruit hors de la maison. Elle s'assit sur l'herbe humide, s'adossa au mur de bois, respira profondément l'air frais et limpide qui contenait déjà les effluves du printemps. Elle se laissa enivrer par les senteurs agréables du renouveau et son trouble finit par s'estomper.

Pour reprendre confiance et oublier ses craintes nocturnes, elle contempla le beau ciel noir étoilé où brillait un mince croissant d'argent : la figure échancrée, dorénavant, allait en augmentant chaque nuit. Cela indiquait la partie claire du mois, favorable aux initiatives et annonciatrice d'événements heureux. Maella songea avec soulagement que la période sombre, génératrice de malheurs, était enfin révolue. Elle vénéra longuement l'astre qui réglait le temps, décidait du sort des hommes et incarnait les forces immuables de la nature. Du plus profond de son âme, elle loua les bienfaits de sa lumière enchanteresse qui, en grandissant, effaçait l'époque funeste tant redoutée.

Maella promena ensuite son regard sur la campagne alentour. Par-delà les chaumières éparses constituant le hameau, par-delà les terres cultivées et les enclos où pâturait le bétail, la forêt imposait sa masse épaisse et obscure. Maella frissonna à la simple idée que ce vaste temple végétal reliant les Mondes visible et invisible abritait, au creux de ses clairières mystérieuses, les lieux magiques où se déroulaient la plupart des rites initiatiques et des cérémonies. Elle éprouva néanmoins la nécessité de s'aventurer seule au milieu de la sylve impénétrable, de marcher le long des sentes ténébreuses menant aux sanctuaires. Irrésistiblement, elle se sentait poussée par le désir de surmonter sa peur, d'affronter les dangers à la manière des guerriers dont les bardes chantaient si bien les exploits. Elle avait envie de braver les interdits, d'obéir à l'ardeur de cette pulsion qui l'envahissait. Malgré les grognements des porcs sauvages se risquant à la lisière des bois, malgré le hurlement des loups se hasardant près des habitations, elle se rendrait à la fontaine sacrée. Là, à l'endroit même où l'Albarine prend sa source, elle implorerait la Grande Dame Blanche associée à la lune et au destin, solliciterait sa protection. La déesse ne pourrait lui refuser son aide, elle l'écouterait, intercèderait en sa faveur.

Maella ramena sur ses épaules sa cape de laine et se blottit sous l'étoffe moelleuse. Un petit vent aigre se levait, rafraîchissant soudain l'atmosphère. Bientôt, à l'horizon, apparaîtrait le crépuscule du matin et la terre sortirait de son engourdissement. Maella hésita un instant : il était trop tard pour qu'elle s'absentât sans éveiller les soupçons. Elle se résolut donc à différer son projet

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insensé. N'avait-elle pas promis à Gaell de l'attendre sagement, d'essayer de dompter son tempérament impétueux ?

Elle évoqua avec nostalgie le départ de son frère aîné. Dès l'amorce du redoux, le commerce avait repris. De nouveau les négociants parcouraient la Gaule. Quant aux marchands de Brénod, ils étaient repartis vers les rives de la Saône, leurs chariots remplis de charcuteries et de peaux qu'ils comptaient échanger contre du vin, du sel et des bijoux. Ils reviendraient avant Beltaine1.

Maella réfléchit. Le mois du saule2 était bien entamé. Il ne restait que dix nuits jusqu'à la pleine lune. Gaell devait être sur le chemin du retour…

Une sourde crainte embrumait pourtant ses espérances. Les Séquanes, peuple auquel elle appartenait, traversaient des territoires peu sûrs afin d'atteindre la grande rivière au cours tranquille et majestueux mais dont les principaux débarcadères étaient sous contrôle éduen. Quelle que fût la route empruntée, le voyage s'avérait périlleux. Il fallait soit franchir le pays des Ambarres soit fouler le sol des Allobroges. Fréquemment les pillards des tribus adverses attaquaient les convois, s'appropriaient les biens, réduisaient hommes, femmes et enfants en esclavage.

Maella sonda encore le firmament, cherchant à déchiffrer l'influence qu'il exerçait sur son propre avenir. Elle évalua la transparence de l'infini, le scintillement des constellations. Elle commençait à s'égarer parmi des considérations troublantes mais la voix d'Eleen la ramena brusquement à la réalité.

-Que fais-tu dehors à une heure pareille ? Maella tressaillit. Cette présence inopinée et cette question pourtant

dénuée de reproches la dérangeaient profondément. -Un mauvais rêve m'a réveillée, finit-elle par répondre après un

interminable silence. Eleen s'accroupit à côté de l'enfant, caressa son abondante chevelure

dorée. -Est-ce une raison pour rester seule ainsi ? Maella se tourna vers sa belle-sœur et la dévisagea. Ses yeux clairs

reflétaient son humeur chagrine. -Je m'ennuie de mon frère, avoua-t-elle, et je m'inquiète pour lui. Eleen n'ignorait pas l'affection exclusive que Maella portait à Gaell. Il

avait pris, dans le cœur immature, la place du père défunt. Ce lien privilégié, loin de la rendre jalouse, lui inspirait une disposition, un dévouement presque maternels.

Ainsi Eleen veillait sur Maella que la disparition d'Acco avait bouleversée. La petite fille enjouée, espiègle, bavarde, se rembrunissait parfois sans raison apparente. Elle devenait soudainement soucieuse, réservée,

1 Beltaine : fête de l’été ; débute le 1° mai. 2 Mois du saule : du 15 avril au 12 mai.

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imprévisible. Des cauchemars agitaient parfois son sommeil, des songes qu'elle refusait de révéler hantaient ses pensées. Nuitamment elle se levait et l'on craignait toujours qu'elle ne s'enfuît, manipulée à son insu par quelque puissance occulte.

Eleen se remémora l'événement qui avait déclenché ces étranges changements de caractère.

C'était en hiver. Le mois du sorbier3 s'achevait. Une neige lourde et abondante ensevelissait alors le paysage et modifiait sa perspective jusqu'à le rendre méconnaissable. La couverture immaculée arrondissait arbres et buissons, dissimulait chemins et marécages, figeait cascades et ruisseaux. Les volutes de fumée s'échappant des toits blancs assuraient, au milieu de cette immense étendue glacée, l'unique signe de vie.

Dans la hutte réservée aux réjouissances, la fête battait son plein. Sylvannus, le chef du village, avait invité les hommes à un somptueux banquet afin de célébrer les valeureux combats de chasse et commémorer les victoires des ancêtres.

Au cours du festin, l'agitation avait enfiévré les esprits. La cervoise avait tourné les têtes, empourpré les joues, envenimé les discussions, intensifié les querelles. Au moment d'entamer le jambon, des convives ivres, dont Acco le charcutier, en étaient venus à se lancer des défis et à se disputer le meilleur morceau. La colère et la frénésie s'étaient emparées des rivaux. Poignards à la main, ils s'étaient battus. Litavic le druide avait incité à la prudence, Gaell avait tenté de s'interposer, mais sans succès aucun. Acco avait reçu un coup mortel.

Il n'y avait point eu de représailles. Périr lors de disputes, même amicales, était chose courante. Acco avait été inhumé avec ses outils, près du saule qui symbolise le recommencement. Mais si son âme avait pris le départ pour un autre séjour, elle n'avait pas encore rejoint sa nouvelle destinée. Elle attendait toujours entre les deux Mondes et il faudrait encore beaucoup de lunes avant qu'elle ne parvienne jusqu'aux rives des Terres Lointaines.

Eleen se dit que l'esprit de Maella ne retrouverait la sérénité que lorsque son père entamerait sa deuxième existence et lorsque sa mère se libèrerait de son veuvage en acceptant le remariage que le clan lui conseillait.

Tandis qu'Eleen se souvenait, la nuit avançait doucement. Aux confins de la brume, elle commençait à replier son voile obscur. Derrière les sombres collines naissait une lueur fragile. On disait que dans cette direction, loin, très loin, se trouvaient de grandes montagnes. Leurs hauts sommets étaient le refuge des héros et des dieux.

Le glapissement rauque d'un renard affamé brisa soudain la sérénité de l'aube. Eleen se redressa et tendit la main à Maella.

-Rentrons, murmura-t-elle.

3 Mois du sorbier : du 22 janvier au 15 février.

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Elles pénétrèrent à pas feutrés à l'intérieur du logis, suspendirent leurs manteaux, descendirent les quelques marches qui permettaient d'accéder à la pièce unique. Leurs pieds nus se réchauffèrent au contact de la tiédeur agréable que le sol en terre battue restituait. Au centre de la salle, le foyer dégageait encore une chaleur confortable. Le feu couvait sous la cendre.

Eleen rajouta une bûche, remua la braise. Des brindilles sèches se mirent à crépiter. Le bois s'enflamma et une nuée opaque s'éleva.

Elle s'approcha ensuite du berceau fabriqué en bois de bouleau de façon à protéger son occupant des influences maléfiques. Le dernier fils d'Acco dormait paisiblement. Elle se pencha sur son joli visage et posa délicatement ses lèvres sur le front lisse. Le nourrisson poussa un soupir puis reprit sa respiration calme et régulière. Elle l'admira et le balança un moment. Enfin elle décida d'aller se reposer.

Maella avait déjà réintégré sa place au sein de la couche familiale qu'elle partageait avec ses frères et sœurs. Tout près d'elle, sur d'autres banquettes, dormaient ses aïeuls et sa mère ; en face, légèrement dissimulé par le métier à tisser, il y avait le matelas de Gaell et Eleen, les jeunes époux.

Avant de s'enfoncer sous la fourrure d'ours et de fermer ses paupières, Maella jeta un regard furtif sur l'endroit que Gaell occupait d'ordinaire.

Gaell qui lui manquait tant…

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-II- Ce n'était qu'une rumeur, mais elle se répandait sur la Séquanie comme

une lame sur l'océan, semant à travers la contrée et jusqu'aux lieux les plus reculés une intense agitation. Déjà, derrière les remparts des oppidums, les magistrats tenaient conseil, les prêtres interrogeaient les augures, les soldats se rassemblaient, les forgerons s'activaient.

Car la guerre se réveillait. Et avec elle l'enthousiasme et l'exubérance du peuple.

On ébruitait donc la possible reprise des hostilités mais surtout on se préparait à l'éventualité d'un conflit contre les Éduens qu'un rude hiver avait contraints à l'inactivité. Au couvert de la mauvaise saison, ces traîtres avaient renforcé leurs troupes. À présent ils cherchaient par tous les moyens à étendre leur hégémonie. Or, dans le cœur des Séquanes, un sentiment de révolte était en train d'éclore.

Il était grand temps d'écraser les Éduens. Mais les Séquanes ne pouvaient compter sur l'aide de leurs proches

voisins. Les Helvètes et les Ambarres, respectivement alliés et clients des Éduens, ainsi que les Allobroges, soumis aux Romains depuis plusieurs générations, représentaient des ennemis potentiels. La lutte entre Séquanes et Éduens était très vite devenue la principale affaire du pays. Sur les voies de la Celtique, les Gaulois à la loquacité légendaire colportaient la nouvelle et ne se privaient pas de la commenter. Ainsi, ce jour-là, le convoi qui longeait l'Albarine transportait, en plus des marchandises, un lot de renseignements précieux. Une fois parvenues sur le plateau élevé dominant la grande plaine de l'Ain, les informations se propageraient à la vitesse du vent et se dissémineraient à l'égal des grains de pollen.

*** Installés à l'avant d'un solide véhicule à quatre roues tiré par des mulets,

Yann et Gaell discouraient tout en s'émerveillant de la beauté que leur offrait la nature. Pendant leur absence, la vallée encaissée où bondissait la rivière s'était couverte de verdure. L'éclatement des bourgeons s'était produit récemment et des feuilles toutes neuves ornaient les branches des arbres. Elles formaient des taches tendres et chatoyantes qui frémissaient sous la brise légère et contrastaient avec la noirceur des sapins. Violettes odorantes et primevères sauvages jonchaient les bords du chemin caillouteux. Le chant mélodieux des oiseaux emplissait le matin. Sous la feuillée flottait une douceur vernale.

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En franchissant le petit pont, les deux hommes se turent un instant et observèrent la ravine. Une mousse fraîche tapissait les grosses pierres que le courant n'arrivait pas à charrier. Ce spectacle les rassura : Damona, déesse des eaux vives, n'avait point déserté son lit.

Personne n'avait oublié l'été de sécheresse, quand l'Albarine s'était presque entièrement évaporée, quand Litavic le druide avait essayé d'attirer les faveurs de Borvo, l'époux de la divinité, pour qu'il remédie au tarissement de la source et qu'ainsi Damona réintègre l'endroit sacré. Les offrandes n'ayant pas satisfait le dieu exigeant, un condamné avait été sacrifié par noyade dans une flaque étroite. La vie du criminel, inutile et imméritée, avait servi à ressusciter le torrent.

La construction en bois enjambant le cours d’eau matérialisait la limite entre Ambarres et Séquanes.

-Enfin chez nous ! s'écria joyeusement Gaell. Yann considéra la piste qui grimpait le long de la falaise abrupte. -Le plus dur reste à faire, répondit-il. La caravane s'engagea dans le défilé et serpenta lentement à flanc de

montagne. Au fur et à mesure qu'elle avançait, la côte devenait raide. Les bêtes commençaient à peiner. Prudemment on ralentit le pas.

Gaell aurait pu choisir un itinéraire différent mais il affectionnait ce paysage grandiose. Peut-être parce que c'était celui que préférait son père. Bien sûr, d'autres routes montaient vers Brénod. Les chars tirés par les bœufs les empruntaient plus volontiers car leur pente était plus douce. Elles dessinaient en revanche une suite de longs lacets. Gaell n'aimait guère ces interminables virages. Et puis, ici, il y avait la cascade. Cette magnifique cascade qui le fascinait…

Il se retourna, souleva la bâche et vérifia que le chargement supportait les nombreux cahots. Les amphores en terre cuite semblaient résister à l'épreuve. Il sourit avec fierté en pensant qu'il revendrait le vin grec à prix d'or aux nobles de Vesontio4, après l'avoir versé et laissé vieillir dans de bonnes futailles. Certes, seuls les Méditerranéens fournissaient l'excellente boisson permettant de communiquer avec les dieux, mais ils ne savaient pas la conserver. Les Gaulois, pour cela, utilisaient les fameux tonneaux cerclés de fer dont ils détenaient jalousement le secret de fabrication.

-Méfie-toi de l'ornière ! avertit Yann. Gaell tira sur les rênes, manœuvra habilement le chariot de façon à le

coller contre la paroi rocheuse et évita aux roues de s'enfoncer dans la trace boueuse et profonde. Ensuite il s'adressa à son oncle, furieux.

-Tu n'avais pas besoin de me signaler l'obstacle. Je me rends très bien compte des difficultés.

4 Vesontio : Capitale des Séquanes. Actuellement Besançon.

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-Tu paraissais distrait, répliqua Yann avant d'ajouter, provocateur : comme d'habitude !

Le jeune homme fulmina. Sa figure devint écarlate. -J'ai intérêt, autant que toi, à ce que le chargement arrive en parfait état.

Alors abstiens-toi de me donner des conseils ! Devant la colère de son neveu, Yann se contenta de hocher la tête. Il ne

s'emportait jamais. Ce n'était pas pour rien qu'on le surnommait " le Sage". Il poursuivit calmement pour argumenter ses dires :

-Je te signale que l'année dernière nous avons failli basculer dans l'abîme, par ta faute.

Gaell approuva, vexé. Comme la majorité des Celtes, il était irréfléchi et ne tirait jamais de leçons à partir de ses mauvaises expériences. Mais ces défauts étaient largement compensés par une extraordinaire franchise : il exprimait ses véritables sentiments sans les déguiser et reconnaissait toujours ses torts avec loyauté.

Yann tapa amicalement sur son épaule. -Tu devrais garder ton agressivité pour les Éduens ! Les deux hommes rirent aux éclats. L'irascibilité de Gaell se dissipa telle

une pluie d'orage et son humeur arbora la couleur de l'azur. Il changea de sujet : -Je me demande pourquoi ma mère refuse de t'épouser. Elle supporte mal

le veuvage et tu es le frère de son mari… Ses yeux bleus se teintèrent de malice. -Quant à toi, tu ne peux vivre éternellement seul ! -Son cœur est encore endeuillé, répliqua l'oncle avec la patience qui le

singularisait, accorde-lui un peu de temps. Au grand étonnement de la tribu, Yann ne s'était jamais marié. Cette

union semblait donc l'occasion de mettre fin à son célibat. S'il n'était pas contre l'idée, Yann essayait par tous les moyens d'ajourner le projet. Craignait-il de perdre sa liberté ou redoutait-il de remplacer Acco ?

Des cavaliers armés escortaient les marchands. À mi-course, celui qui dirigeait l'expédition fit un signe de la main. La colonne s'arrêta aussitôt. Les animaux en profitèrent pour brouter l'herbe grasse et appétissante.

-Je vais voir ce qui se passe là-haut, lança l'éclaireur. Des éboulis pouvaient barrer le passage ou des bandits isolés guetter

dans l'ombre. Il était effectivement prudent de reconnaître le parcours. Gaell approuva : -Nous t'attendons, dit-il tout en convoitant le glaive qui pendait à la

ceinture son compagnon de voyage et jetait mille éclats de lumière. Dès que l'homme eut poussé sa monture d'un coup de talon, il confia à

Yann : -Vivement le jour où j'échangerai mon couteau de charcutier contre une

épée comme la sienne !

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-Ce jour est plus proche que tu ne crois, affirma le Sage. La paix ne durera pas longtemps.

-Tant mieux ! Les Éduens entravent le commerce du jambon. Ils ont encore augmenté les péages sur la Saône.

-Ils savent pertinemment que les Romains raffolent de notre petit salé, et que la prospérité de la Séquanie dépend de l'exportation de ses spécialités. Voilà pourquoi ils nous imposent des droits d'accès aux voies fluviales très élevés.

-Ces fourbes le regretteront, s'énerva Gaell. Nous les taillerons en pièce, et le plus tôt sera le mieux.

Il s'apprêtait à déverser un flot d'injures mais un voisin s'approcha, intéressé par la conversation à laquelle il se mêla spontanément. Il revenait de Gergovia5 et avait rejoint ses associés la veille au soir seulement.

-Il paraît que les Arvernes ont conclu une alliance avec notre roi, annonça-t-il, fier d'apporter un élément nouveau à la discussion.

Gaell bondit de joie. -Une entente militaire avec les ennemis des Éduens ! La victoire est

acquise d'avance ! conclut-il avec emphase. Il s'adressa à son oncle : -N'est-ce pas ? Yann ne partageait pas l'optimisme de son neveu. -Les Arvernes ne m'inspirent aucune confiance. Sa déclaration obscurcit immédiatement l'allégresse générale. À cause de

sa clairvoyance, le Sage était digne d'estime. Trop souvent ses impressions se révélaient exactes. Litavic affirmait qu'il possédait la science infuse des devins et il arrivait que le plus rude des guerriers tremblât devant ses prédictions.

-Parle, insista Gaell, soudain soucieux. Yann lissa sa moustache blonde. -Leur druide est perfide. Il y a quatre ans, il a fomenté puis mené la

sédition contre Celtill, le chef de son pays. -Celtill l’Arverne ambitionnait le pouvoir suprême. Il voulait se faire

couronner roi des Gaules, critiqua Gaell. Le Sage soupira. Tout le monde connaissait l'histoire, mais chacun

l'interprétait à sa façon. -Peut-être, mais ses intentions étaient nobles et dénuées d'intérêt

personnel. Celtill ne désirait pas asseoir ses ambitions, seulement réunir tous les Celtes sous une seule autorité. Il avait compris que les luttes tribales affaiblissent le peuple gaulois. Cependant la domination exclusive amène le désaccord. Les magistrats des autres tribus, jaloux de son influence, s'opposèrent violemment à son projet. Le druide le premier, en provoquant sans la moindre pitié l'exécution de Celtill et en usurpant le trône.

Yann serra les poings rageusement. 5 Gergovia : capitale des Arvernes, située probablement près de Clermont-Ferrand.

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-En encourageant sournoisement l'émeute destinée à renverser et tuer Celtill, cet ingénieux fauteur de troubles s'est mis à l'abri de toute compromission. L'hypocrite tenait à sa réputation ! Ensuite, pour s'attirer les honneurs, il a adopté officiellement Vercingétorix, le fils de Celtill. Magnifique subterfuge visant à masquer la captivité du garçon âgé de dix ans à peine…

Gaell et son compagnon écoutaient sans prononcer le moindre mot. Il y avait, dans le récit qu'ils n'osaient interrompre, quelque chose de captivant, une sorte d'émotion indéfinissable.

L'expression de Yann se fit glaciale et sa voix caverneuse se perdit dans les méandres du passé.

-Ils ont enfermé Celtill et sa femme dans une cage d'osier, comme deux vulgaires assassins et ont allumé le feu.

Gaell sentit des frissons parcourir son échine. -Et Vercingétorix ? murmura-t-il. -Il a vu ses parents périr sur le bûcher. Le druide lui tenait la main et le

serrait contre lui. Quand les cris horribles ont jailli des flammes, l'enfant s'est détaché de l'étreinte de son protecteur. Il n'a pas détourné les yeux du supplice mais à travers ses larmes brillaient une haine profonde et un incommensurable désir de vengeance.

-Comment sais-tu cela ? balbutia le voisin. -J'y étais… Le garde chargé d'inspecter le terrain revint bientôt et signala par de

grands gestes que la route était dégagée. Gaell échangea sa place de conducteur contre celle de Yann pour devenir

un simple passager. Alors que le convoi s'ébranlait et reprenait sa délicate ascension, il s'étira mollement en bâillant puis s'installa de manière à jouir pleinement du site.

Progressivement le vide se creusait. De jolis torrents surgissaient çà et là des anfractuosités et dévalaient l'escarpement, égayant le massif de leurs bourdonnements fluides et cristallins.

Gaell goûtait avec délice ce répit improvisé et se sentait heureux. Il était bien aise de rentrer chez lui, de retrouver sa famille, sa chaumière où il faisait bon vivre. Mais son cœur se mit à battre encore plus fort quand il distingua la cascade derrière les frondaisons.

Elle n'avait jamais été aussi belle. Elle était une succession de chutes étagées formant un rideau écumant. L'eau tombait d'une hauteur vertigineuse et se fracassait contre la roche avec une puissance inouïe. Gaell songea qu'elle figurait le mouvement et le recommencement éternel de la vie et lui adressa un respect religieux. Il s'abandonna ensuite à une douce rêverie et, ballotté par les secousses du chariot roulant sur le chemin empierré, il s'endormit.

Il fut tiré de sa torpeur par un brusque coup de vent, ouvrit les yeux et s'étonna de la distance parcourue. Le convoi avait déjà atteint le vaste plateau

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bordé de mille forêts. L'Albarine en crue inondait la prairie mais son cours plus lent et plus calme montrait que l'on approchait de sa source et donc de Brénod.

Gaell siffla et interpella le cavalier qui le devançait. Celui-ci se retourna et se rapprocha.

-Va annoncer notre arrivée au village ! cria le charcutier. L'homme opina de la tête et lança son coursier au galop.

*** Maella se tenait debout devant le métier à tisser vertical. Elle

entrecroisait les fils de laine avec une habileté surprenante, pensait à changer les couleurs, dessinait des carreaux attrayants comme le lui avait appris Eleen. Le cliquetis de ses bracelets et le tintement léger des clochettes cousues sur les franges de sa tunique accompagnaient chacun de ses mouvements.

En ce début d'après-midi où les principales tâches se déroulaient à l'extérieur, la maison était presque vide et elle en appréciait la tranquillité passagère. Étendue sur sa couche, sa grand-mère, impotente et malade, profitait de l'heure paisible pour se reposer. Son plus jeune frère qu'elle était chargée de surveiller babillait gentiment dans son petit lit et ne réclamait aucun soin particulier. Elle pouvait donc vaquer à ses occupations et se concentrer sur son travail.

Maella se recula afin de mieux juger de la longueur du tissu qu'elle avait confectionné et parut satisfaite. Elle allait se remettre à l'ouvrage lorsqu'un bruit de sabots attira son attention. Suspendant son geste, elle tendit l'oreille, resta aux aguets. Quelques instants s'écoulèrent, silencieux. Il y eut ensuite des répercussions de voix et un écho d'acclamations joyeuses parvint jusqu'à elle. Maella comprit qu'il s'agissait des marchands. Elle posa sa navette, indécise, tenaillée par l'envie de sortir. Mais la peur de désobéir en quittant la pièce la força à contenir son ardeur : le chef de famille avait droit de vie et de mort sur toute la parenté demeurant sous son toit. En l'absence de Gaell à qui d'ordinaire incombait l'autorité, l'entière responsabilité du groupe revenait à l'aïeul. Cela l'effrayait d'autant plus qu'il semblait la détester.

Maella attendit en trépidant d'impatience. Le retour de sa mère la délivra de ses frustrations.

-Ils ne sont plus très loin, dit Iseabail, tu peux aller à leur rencontre. Maella se précipita dehors.

*** On lui avait expliqué qu'en suivant le bord de la rivière elle parviendrait

facilement à les rejoindre. Elle avança d'un pas rapide, cherchant à repérer la moindre silhouette sous le soleil éblouissant. Longtemps elle marcha. Enfin une forme vague se détacha à l'horizon. Elle se mit alors à courir.

L'ayant reconnue, Gaell emprunta un cheval de renfort. En un éclair, il dévora l'espace qui les séparait.

Maella s'arrêta, essoufflée, tandis que son frère sautait à terre.

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-Gaell, Gaell, prononça-t-elle d'une voix haletante. Gaell la souleva, la serra de toutes ses forces jusqu'à l'étouffer. Elle était

hors d'haleine et il sentait, contre sa poitrine, le rythme accéléré de son cœur. -Ah ! Petite sœur ! Si tu savais combien j'ai pensé à toi ! Combien je suis

content de te revoir ! Mais ivre de joie, elle ne l'écoutait pas. Elle l'embrassait, frottait ses

joues lisses et douces contre la barbe piquante, savourant ce moment qu'elle avait tant espéré. Soudain elle désira se livrer à son jeu favori.

-Gaell, fais-moi tourner ! Surpris par la naïveté de ses sentiments, ému par la candeur de ses douze

ans, il empoigna prestement ses mains fines et commença une rotation endiablée. Elle tournoya, virevolta, ses longues nattes volant dans le vent et ses bijoux diffusant un son clair et musical auquel se mêlait son hilarité puérile. Quand il perdit l'équilibre, il cessa l'amusement et elle éprouva un étourdissement délicieux. Ses lèvres se mirent à trembler et ses yeux devinrent humides.

Comme Gaell l'enlaçait paternellement, elle pleura de bonheur. ***

La caravane rattrapa bientôt les enfants d'Acco. Gaell hissa sa sœur sur le chariot, l'assit à côté de Yann puis sans attendre enfourcha l'alezan.

-Et maintenant tu vas rester gentiment ici, ordonna-t-il. Il paraissait si sérieux qu'elle n'osa pas le contrarier. Elle lui envoya

pourtant un regard lourd de désapprobation et afficha une mine renfrognée. Gaell devina sa déception. -Je t'ai rapporté un cadeau, mais je te le donnerai que si tu le mérites ! Maella sourit ; son regard bleu s'illumina sous l'effet de la surprise. -Qu'est-ce que c'est, Gaell, dis-le moi… -Tu veux vraiment savoir ? Alors promets d'être sage ! Elle acquiesça d'un air faussement timide. -Une fibule6 en or, concéda-t-il, en cabrant l'animal et en se préparant à

partir. Il laissa Maella muette de stupeur. Incapable de réfréner sa fougue, il se

retira en hâte et fila à toute allure à travers la campagne. Il lui tardait de retrouver Eleen.

6 Fibule : broche

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-III- Préoccupé par les événements extraordinaires dont il était chargé

d'assurer le bon déroulement, Sylvannus arpentait le pré jouxtant sa demeure, ressassant nerveusement les instructions du druide. La lumière diurne commençait à décliner et l'intervalle fatidique approchait inexorablement. Bien qu'intrépide et courageux, le chef de Brénod appréhendait de ne point accomplir convenablement sa tâche. Certes, les affaires de religion le paniquaient. Car il avait pleinement conscience que tout manquement entraînerait de graves conséquences et pourrait attirer l'inclémence des dieux. De temps à autre, il cessait de s'agiter pour observer le ciel. À l'inverse du soleil qui descendait vers les insondables profondeurs, le disque lunaire montait au-dessus des crêtes boisées. Mais il fallait encore attendre, et surtout ne pas commettre l'irréparable.

Sylvannus se tourmenta jusqu'à ce que l'astre rougeoyant bascule derrière la ligne d'horizon. À cet instant précis, se conformant aux ordres de Litavic, il sonna le rassemblement.

Le long graillement de la corne s'éleva dans les airs et déchira la paix fragile du soir. Des vivats lui répondirent aussitôt, brisant définitivement la sérénité vespérale. Les habitants quittèrent promptement qui leur foyer, qui leur atelier, qui leur champ, et s'attroupèrent devant la maison de Sylvannus.

-Qu'on allume les feux de Beltaine ! commanda le maître du village. Et tandis qu'il distribuait les torches, les esprits s'échauffaient, et des

hurlements de joie fusaient de la foule désordonnée. La plus grande fête de l'année commençait. Bientôt du couchant ne subsista qu'un infime reflet incarnat. La nuit qui

débutait annonçant solennellement le passage du printemps à l'été, les villageois déambulèrent par monts et par vaux, brandissant leurs flambeaux embrasés, chantant, dansant, encourageant le réchauffement de la terre, louant le renouvellement des saisons.

Maella profita de l'effervescence et s'échappa à la faveur de l'obscurité. Personne ne remarqua sa disparition.

*** Elle connaissait le chemin et grâce au clair de lune il ne lui fut guère

difficile de se repérer. Souvent, lors de cérémonies mystiques dirigées par le prêtre, elle s'était rendue ici, avec sa famille. Cependant, elle n'avait jamais franchi seule ni sans autorisation le ruisseau marquant la limite du domaine saint. Le cœur battant, car elle encourait les rigueurs de la loi, Maella enjamba le cours d'eau qui miroitait sous les rayons d'argent et pénétra dans l'accès défendu. Prudente, elle entreprit un large détour pour éviter le marais, sanctuaire de

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Bélénos : trois redoutables chevaliers noirs gardaient en permanence la résidence de la divinité célébrée présentement.

Maella se faufila comme un animal sauvage à travers les fourrés. Guidée par les vibrations d'un chant mystérieux, elle traversa une petite clairière et parvint jusqu'à l'enclos où se déroulaient les opérations magiques. Redoublant d'attention, elle s'approcha encore puis se cacha derrière un buisson touffu. Médusée, elle retint son souffle. Son intense curiosité inhibait sa peur. Incontestablement, la scène qui s'offrait à ses yeux était digne de son audace.

Maella remarqua les sept arbres composant le bosquet sacré des druides. Il y avait là, regroupés en un cercle parfait, l'aulne, le bouleau, le saule, le houx, le noisetier, le pommier et le chêne aux branches duquel pendaient les crânes d'anciens suppliciés. Des signes étranges étaient gravés sur les troncs les plus vieux. Au milieu de cette auréole végétale, face à une table de pierre, Litavic, vêtu d'une robe immaculée, se livrait à d'inquiétantes incantations. Un peu à l'écart, quelques disciples dont Yann le Sage, s'affairaient à d'ultimes préparatifs.

Maella n'ignorait pas les raisons de cette assemblée secrète : un sacrifice allait avoir lieu. Mais pas n'importe quel sacrifice. Celui d'un humain.

Il fallait en effet invoquer la protection du dieu des troupeaux et des moissons afin qu'il veille sur les jeunes bestiaux tout juste sortis pour brouter et sur les cultures dont les grains levaient à peine. Mais Bélénos aimait le sang. En particulier le sang neuf d'un être innocent né en même temps que les agneaux. Contre la garantie d'une bonne récolte, le prêtre lui donnait la vie d'un nourrisson.

Ce soir, il immolait le dernier fils d'Acco. ***

On lui avait certifié qu'il ne souffrirait pas et que son âme se réincarnerait le jour même de son trépas. On lui avait dit aussi que par sa mort il assurerait la survivance de la tribu, ce qui ferait la fierté de la race d'Acco. Maella ne doutait aucunement de ces paroles réconfortantes mais elle dut contenir son émotion quand elle vit Yann déposer son frère sur l'autel. Puis, sans s'en apercevoir, elle subit le charme des formules envoûtantes et assista, impuissante et subjuguée, au rite cultuel.

*** L'enfant ne pleurait pas car il dormait d'un sommeil artificiel. Lorsque le

moment s'avéra propice, Litavic invita le sacrificateur à procéder à l'acte funeste. L'homme désigné leva son couteau et d'un geste précis incisa la chair. De la gorge ouverte gicla par saccades le liquide écarlate tandis qu'une autre entaille déchirait le ventre. Litavic arracha le cœur et répandit les entrailles sur la roche glacée du dolmen. Dans le silence de la forêt devenu soudain oppressant, il se livra à de savantes conjectures, examina la façon dont s'achevait l'existence de la victime, et eut la certitude que le dieu Bélénos était apaisé. Après quoi il coupa le cadavre au niveau de la nuque. Tandis que le corps était abandonné aux

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rapaces nocturnes, messagers de l'Autre Monde, la tête rejoignait les trophées. Accrochée à la cime de l'arbre roi, elle assurait la protection des vivants.

Litavic se lava les mains dans l'eau claire d'une petite fontaine dissimulée au creux d'un taillis. Maintenant, il devait songer à la purification du bétail. Mais avant de rentrer au village, il récita, les bras tendus vers les astres éthérés, un magnifique poème de remerciement au dieu Bélénos. Il émanait de ses rimes parfaites une musicalité, une beauté ineffables et Maella fut tentée de longtemps l'écouter. Pourtant la sagesse l'emporta et elle se résigna à partir. À regret elle s'éclipsa et lentement rebroussa chemin, toujours sous le charme de l'enchanteresse versification. Une fois le ruisseau passé, une fois la voix de Litavic perdue dans le lointain, elle constata qu'elle quittait l'univers druidique. Soudain affolée par la sombre solitude qui l'entourait, elle dévala le sentier.

Les feux qui brillaient à proximité des chaumières apaisèrent son âme en proie à l'épouvante. Ils brasillaient dans la nuit, pareils à des sentinelles, et dissipaient l'impression d'angoisse par leur présence lénifiante. Maella reprit confiance en elle. Agissant avec circonspection, elle avança vers l'endroit le plus animé et se mêla à un groupe d'enfants.

*** On avait perdu tout repère, toute notion de temps, oublié les soucis

quotidiens, négligé la haine que l'on cultivait d'ordinaire envers les Éduens. La cervoise coulait à flot, les chaudrons regorgeaient de nourriture, les vantardises pimentaient les verbiages, les jeux déclenchaient l'euphorie. Beltaine équivalait à une gigantesque et tumultueuse frairie au milieu de laquelle détonnait la douce et mélodieuse musique s'envolant de la lyre du barde. Seuls le druide et ses hommes maîtrisaient le cours des choses. Surveillant en permanence la rondeur de la lune, ils présidaient aux divertissements et paraient aux débordements fréquents. Sans eux, Brénod ne ressemblerait déjà plus qu'à un vaste champ de bataille.

*** -Tu es ravissante, Iseabail. La veuve d'Acco sursauta. Elle était plongée dans de mélancoliques

pensées et ne s'attendait pas à ce que quelqu'un se préoccupât de sa beauté. -Est-ce pour moi ? reprit Yann. Il la regarda langoureusement et vit avec une certaine satisfaction qu'elle

rougissait. -C'est jour de fête, se défendit-elle. Par coquetterie, elle avait remonté ses tresses épaisses sur sa tête, verni

ses ongles et s'était maquillée avec soin : une poudre vermeille colorait sa bouche et ses joues, un jus de baies de sa fabrication assombrissait ses sourcils, conférant à ses prunelles au reflet d'azur un air délicieusement farouche.

Le Sage prit Iseabail par le bras et l'attira à écart de la confusion. Bien qu'elle n'osât lui en parler, il pressentait ses intentions.

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-Le dieu est avec nous, dit-il simplement pour la réconforter. La phrase évoquait le sacrifice de son fils et répondait à ses requêtes les

plus intimes. -Merci, susurra-t-elle. Elle tâcha de surmonter sa douleur, mais le courage l'abandonna soudain

et elle ne put retenir son chagrin. -Il était né juste après la disparition d'Acco, pleura-t-elle. Il était notre

dernier enfant. -Je sais, compatit Yann, ému. Ils firent quelques pas sans parler. -Iseabail, tu ne peux rester sans mari, se lança-t-il. Elle lui concéda un sourire où transparaissait une profonde amertume. -Je sais que tu regrettes Acco, mais je suis son frère et j'ai compris ce

soir qu'il ne m'en voudrait pas si… Elle lui coupa la parole : -Si tu prenais sa place ! s'emporta-t-elle. -Non, Iseabail, si je t'aimais. La réponse sembla l'émouvoir. Elle se radoucit. -Pardonne-moi, je ne me suis toujours pas habituée à sa mort… Il chercha d'autres arguments que sa passion. -Je ne te forcerai pas à m'épouser. Songe quand même aux absences

répétées de Gaell. J'ai peur que mon père n'en profite pour agir en despote. L'aïeul ne me plaît guère. Ma présence à tes côtés s'opposerait à son autorité.

-Comment peux-tu affirmer cela ? s'étonna la veuve d'Acco. -Il me craint, assura le Sage. Elle se tut parce que c'était la vérité. Devinant qu'il était sur le point de la convaincre, Yann renchérit : -Cette alliance implique un simple contrat que tu peux rompre sans pour

autant être amputée de tes biens. Ta liberté ne sera pas entravée, et en cas de rupture tu garderas ce que tu as hérité d'Acco. Réfléchis, Iseabail, pourquoi ne pas essayer de nous unir ?

Elle hésitait. Son cœur cependant la suppliait d'accepter. -Lors de la prochaine lune, proposa-t-elle, de manière à gagner un peu de

temps. -Tu oublies que la prochaine lune nous amène au mois de l'aubépine7, où

la chasteté est de rigueur et les mariages interdits. Il s'assit par terre ; elle l'imita. -J'attendrai que tu me désires, souffla-t-il à son oreille. Il ne voulait en aucun cas la brusquer. Iseabail ne resta pas indifférente à

sa délicatesse. Elle se serra contre lui. -Bientôt, Yann, bientôt…

7 Mois de l’aubépine : du 13 mai au 9 juin.

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Réconforté par cette promesse inopinée, il l'embrassa tendrement. Puis ils s'allongèrent dans l'herbe emperlée de rosée.

*** Le soleil se levait. Bélénos, le Brillant, apportait sa lumière et sa chaleur

bienfaisantes. Grâce à lui, les récoltes allaient fructifier, les animaux proliférer, les esprits s'éclairer de raison et d'intuition. Le dieu guérisseur tant aimé rayonnait.

Pour honorer son apparition, Litavic ordonna d'abord que l'on attisât les feux allumés la veille puis que l'on se rendît au sanctuaire afin d'y déposer des offrandes. Sous la conduite de Sylvannus, les braises furent ravivées, les statuettes, les pièces, les bijoux votifs furent jetés dans l'eau du marais. Après quoi le prêtre demanda au chef de rassembler le bétail autour du bûcher sacré.

Une myriade de flamboiements parsemait la campagne. Mais dans le pré où affluaient hommes et bêtes trônait le plus impressionnant de tous : l'imposant bûcher de Beltaine. Il était constitué d'un gigantesque amas de bois de chêne et d'if vert. L'enchevêtrement des deux essences, surmonté d’un mât, brûlait doucement, jetant des étincelles crépitantes. Une fumée opaque s'élevait vers le ciel. L'arbre des druides et l'arbre mortuaire unissaient leurs pouvoirs surnaturels. Leur destruction commune symbolisait l'éternité.

Pendant que les religieux s'adonnaient à de mystérieuses prières, les profanes organisaient une ronde. Bientôt l'embrasement fut tel que le poteau s'écroula. Des hurlements de joie retentirent, auquel s'ajoutèrent meuglements, bêlements, et grognements.

À voix haute, Litavic s'adressa à Bélénos. Souvent, lors du changement de saison, la chance tournait, le bétail devenait envoûté. Seules les exhalaisons salvatrices du foyer dédié au dieu conjuraient la malédiction, assurant santé et fécondité pour l'époque à venir.

Un grand moment s'écoula pendant lequel les villageois, main dans la main, se murent comme un long serpent autour du feu.

Enfin les flammes s'étant considérablement réduites, Litavic procéda à la cérémonie de purification. Un par un les animaux affolés durent traverser le nuage désensorcelant et piétiner les brindilles incandescentes. Deux robustes paysans les tiraient, chacun d'un côté, au moyen d'une corde solide, évitant ainsi de se blesser. Tout passage était vivement acclamé.

Quand les solennités prirent fin, le druide laissa la foule s'épancher. Les plus hardis sautèrent alors par-dessus le brasier.

La fête s'acheva fort tard, dans un délire de gaieté et d'espoir.

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-IV- Le mois du houx8 semblait être placé sous de très mauvais augures. Une

forte humidité régnait sur la région et la chaleur commençait à manquer cruellement. On assistait, impuissant, au débordement des ruisseaux, à l'inondation des terres. Les épis de blé ternissaient sous le déluge incessant. Et si dans le ciel nébuleux perçaient parfois de timides rayons de soleil, les nuées floconneuses, hélas, les recouvraient aussitôt, dissipant toute chance d'éclaircie.

Malgré les dévotions et les sacrifices, les malheurs s'accumulaient et les dieux s'obstinaient à se désintéresser de la tribu. À son grand désespoir, ils ne désertaient pas seulement le pays, ils venaient aussi en aide aux Éduens. Car la guerre avait fini par éclater. Du côté de la Saône, les combats faisaient rage mais Séquanes et Arvernes essuyaient de terribles défaites.

Un indicible découragement planait sur Brénod. Or le druide pouvait y remédier. Mais Litavic n'intervenait jamais auprès de la population sans avoir préalablement consulté les auspices. En ce morne après-midi d'été, il étudia donc le vol des hirondelles afin de prédire les événements futurs. Il constata que les oiseaux déchiraient l'air avec une aisance inhabituelle et en conclut, après mûre réflexion, que leurs petits cris perçants et leurs déplacements plus légers, moins nerveux que d'ordinaire, indiquaient sans nul doute un changement de temps voire un retournement de situation. D'ailleurs, une bruine presque agréable remplaçait déjà les averses des jours précédents et c'était là un signe à ne point négliger. Bien que l'on fût en phase de lune décroissante, Litavic décida de convoquer les gens du village et de les entretenir de ses prédictions. Il choisit, pour les réunir, un bois de sapins si sombre et si dense qu'aucune pluie n'y pénétrait.

Les habitants de Brénod obéirent à l'appel et s'amassèrent anxieusement autour du seul être capable de communiquer avec les divinités. Tous s'assirent sur le sol jonché d'aiguilles sèches et craquantes et attendirent que l'émouvante sérénité habitant la sylve obscure permît au prêtre de s'imbiber de l'esprit du lieu. Debout, appuyé sur son bâton en chêne, Litavic méditait encore. Il atteignait à présent le degré de connaissance absolue et une influence étrange émanait de sa personne. Il finit par considérer la foule impatiente blottie à ses pieds, lut dans les regards bleus levés vers lui toute la détresse du monde et compatit aux tourments de ses fidèles. À cause d'un sinistre pressentiment, lui-même éprouvait une certaine inquiétude. Cependant, contrairement au commun des Gaulois, sa décision demeurait froide et pondérée, sa résolution constante et pesée. De plus, il possédait la clairvoyance et la sagesse que confèrent le grand 8 Mois du houx : du 8 juillet au 4 août.

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âge et l'érudition. Maintenant, son devoir lui dictait de réconforter les âmes terrorisées par l'infortune. Avant d'entamer son discours, il caressa sa longue barbe blanche : ce geste lui portait bonheur. Enfin sa voix clairement timbrée vibra dans l'air embaumé du soir, divulguant les oracles.

-Fils et filles du Père du Peuple, ne perdez pas confiance. Depuis quelques lunes, une puissante malédiction pèse sur notre nation mais son ombre funeste devrait finir par se résorber. En effet, les oiseaux m'ont annoncé le retour de jours meilleurs. Leur façon de se mouvoir m'a appris que le dieu défenseur de la tribu ne nous a pas complètement abandonnés.

Un murmure de soulagement s'échappa des gorges nouées. Litavic brandit sa baguette pour le réprimer. Le calme revenu, il s'abîma dans une communion contemplative avec les puissances surnaturelles. Son charisme rayonnait au milieu de l'obscurité grandissante et son pouvoir mystique dépassait l'entendement. Soudain il leva les bras vers le firmament et se fit l'interprète des hommes auprès du Gardien Céleste.

-Ô Teutatès, inventeur des arts et des lois raisonnables, protecteur des voyageurs, toi grâce à qui le commerçant et l'artisan s'enrichissent, toi par qui les affaires prospèrent, toi qui ouvres les sentiers au pèlerin, toi le pacifique communiquant le goût du travail et le désir de production, toi l'Intelligence Suprême, vois comme souffrent tes enfants, vois comme le danger les menace !

Le druide haussa le ton. Ses paroles résonnèrent mystérieusement. -Je t'implore au nom de tous les miens : prends les armes à la tête de ta

descendance, mène-la au combat. Contre l'ennemi, redeviens le dieu de la mort, ambitieux et implacable.

Litavic semblait appartenir à un monde différent, inaccessible. Les vapeurs opaques prolongeaient et amplifiaient le son des mots sacrés sortant de sa bouche. Un frisson parcourut les échines. Serrés les uns contre les autres, les assistants n'osaient plus bouger. Devant ce spectacle impressionnant, même les plus braves perdaient leur assurance.

Quand il se tut, la pluie avait cessé. Quelques lambeaux de brume s'accrochaient à la cime des arbres. Un vent élevé soufflait, dégageant des morceaux de ciel. À cause de l'épais branchage, il était impossible de les distinguer, mais on les devinait, sertis des premières étoiles.

Sur cette note d'espoir, le prêtre invita les villageois à regagner les foyers. Le petit bois de sapins se vida des présences devenues indésirables pour l'heure et Litavic demeura seul.

Longtemps il se livra à des rites magiques. ***

Plongé dans ses pensées, Yann sortit du village et chemina en direction de la colline pointue. Il avait achevé de dépecer le porc et confié à Iseabail le soin de fumer les morceaux de viande. Tout en parcourant la campagne ensoleillée, il réfléchissait quant au devenir des Celtes, s'interrogeant sur l'utilité

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des guerres tribales. Pourquoi se déchirer entres peuples issus de la même race ? Au cours de sa vie, le Sage avait constaté que le désordre et les conflits intérieurs affaiblissaient dangereusement la Gaule. Mais comment inculquer la moindre notion de patriotisme à ces incorrigibles batailleurs, à ces indisciplinés dépourvus d'esprit d'équipe ? Déjà au sein de leurs familles existaient des dissensions et des rivalités. Le frère d'Acco soupira. Les druides et les chefs de toutes les nations, amies ou ennemies, étaient en route pour l'assemblée annuelle des Carnutes. Ne pouvaient-ils donc pas s'entendre, souder leurs forces ?

Yann marcha rapidement jusqu'au flanc de la butte conique. Il connaissait parfaitement l'endroit et retrouva sans peine les adeptes de Litavic occupés à ramasser des simples. Il se joignit aux jeunes gens vêtus de blanc pour la circonstance, les aida à terminer la cueillette, puis commença, sur le terrain, la préparation des potions. Il tria les plantes selon leurs propriétés curatives, les disposa dans des chaudrons adéquats. Il alla ensuite puiser de l'eau à la fontaine de santé, remplit les récipients et remua consciencieusement les mélanges à l'aide d'une branche de bouleau coupée lors de la dernière lune nouvelle. La macération devait commencer sur les lieux mêmes de la collecte. Le Sage et les disciples transportèrent ensuite les petites marmites en cuivre à l'abri de la lumière. Ils les déposèrent au fond d'une grotte secrète où la clarté diurne n'entrait jamais. Trois jours durant, dans les entrailles de la terre, les ténèbres occultes accroîtraient l'action des vertus médicinales. Les remèdes ainsi élaborés possèderaient le merveilleux pouvoir de guérison.

Ainsi que l'avait ordonné le druide, l'opération s'acheva avant l'instant néfaste de midi. Le groupe sortit de l'antre ténébreux, apaisé, et emprunta pour regagner Brénod le chemin sinueux bordé de mille fleurs sauvages. Tout en avançant, Yann surveillait les alentours. En l'absence de Litavic et de Sylvannus, le rôle de chef lui revenait et il craignait l'incursion de hordes pillardes.

Tandis qu'il scrutait l'horizon, il remarqua l'ombre d'un cavalier se profilant dans le lointain. L'homme qui semblait être seul poussait sa monture au galop en direction du village. Lorsqu'il fut à portée de vue, Yann reconnut son neveu, ce qui ne le rassura guère : Gaell était parti quelques jours auparavant, dans la ferme intention d'écouler tous ses produits sur les champs de foire. Son retour prématuré ne laissait rien présager de bon.

*** Devant la gravité de la situation, le Sage improvisa un conseil dans la

maison d'Acco. L'usage autorisant la participation des femmes aux assemblées, la plupart des membres vinrent avec leur épouse. Les compagnes émettaient des avis intéressants et il advenait souvent que les litiges fussent soumis à leur arbitrage. De plus, leur vaillance et leur intrépidité, étroitement liées à leur don de fécondité, suscitaient le respect et l'admiration. Sur la balance de la vie, contrairement aux mâles représentant la force qui lutte et détruit, elles

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matérialisaient la puissance qui crée et engendre. Sans elles, il n'était point d'équilibre.

Yann enjoignit aux enfants de sortir et pria les adultes étrangers à l'affaire de se retirer. Les responsables emplirent la demeure et prirent place autour de lui.

-Ecoutez celui qui revient de Vesontio, dit-il alors en montrant son neveu.

Gaell épancha son dépit d'une voix étranglée : -Mes amis, par ordre du vergobret9, j'ai dû interrompre le négoce pour

vous rapporter cette terrible nouvelle : l'armée séquane a besoin de sérieux renforts. Ce n'est pas tout. Dans tout le pays, les nobles recrutent des soldats…

-Et tu nous as dérangés pour ça ? ricana le potier. Franchement, je m'attendais à pire !

-Laisse-le s'exprimer ! s'insurgea Eleen. -Continue, proposa le Sage en foudroyant l'insolent du regard. Gaell serra les poings. Il avoua douloureusement, la rage au cœur : -Les Éduens ont décimé nos troupes ! Sa déclaration jeta l'assistance dans la consternation. -Les Arvernes ? avança timidement le bûcheron. -Anéantis. Dans le silence devenu oppressant, le forgeron réagit soudain

violemment : -Engageons-nous tous et terminons-en avec l'ennemi ! vociféra-t-il. Sa proposition, largement approuvée, déclencha un débordement

d'enthousiasme. Le Sage s'interposa : -J'admire ton ardeur, rétorqua-t-il calmement. Mais rappelle-toi qu'un

village sans hommes représente une proie facile. Imagine Brénod subissant l'agression des soudards ou des voleurs de bétail !

-Yann a raison, constata Iseabail. Nous avons besoin de bras forts ici. Et pas seulement pour notre défense. L'époque des moissons approche…

-La récolte s'annonce médiocre, cette année, marmonna le forgeron, vexé par les remarques. Les avoines sont javelées, le blé refuse de mûrir…

-Ne détourne pas la conversation, coupa Gaell. -Dis plutôt que tu préfères être de ceux qui partiront ! renchérit le

tonnelier. -Assez ! trancha le Sage, sentant que la discussion risquait à tout moment

de devenir virulente. Il entreprit d'utiliser son talent d'orateur afin de dompter ces volontés

incohérentes, brusques, instinctives. Litavic lui avait enseigné l'art de bien parler et de convaincre les foules. Il serait aisé de persuader la vingtaine d'individus se trouvant devant lui. 9 Vergobret : magistrat élu pour un an.

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-Dignes représentants de Brénod, cessez vos querelles ! En tant que responsables du village, il nous incombe à présent de délibérer d'une question importante et non de régler des problèmes personnels.

Il s'assura de l'attention de chacun. - Je sais que périr au combat est le meilleur ferment du courage. Que cela

assure une place d'honneur dans l'Autre Vie. Que vous rêvez tous de gloire. Cependant, beaucoup d'entre vous n'iront jamais sur les champs de bataille. Qu'ils n'en aient point honte et qu'ils se fassent un mérite de rester. Par leur travail, leur acharnement, leur présence, ils contribueront à servir le pays.

Une ovation accompagna ses propos destinés à revaloriser les moins chanceux. Yann passa outre et poursuivit :

-Soyons honnêtes et admettons que la jeunesse, la robustesse et la pugnacité produisent les meilleurs guerriers. Maintenant, choisissons ensemble les hommes qui répondent de ces trois qualités.

Ils opinèrent sur le sujet. Finalement, sans trop de heurts, une liste de noms fut proposée et obtint l'approbation générale.

-Allons rendre compte à la population notre décision et préparons le départ des héros, conclut Yann. Puis il s'adressa au forgeron :

-Active tes brasiers et fais couler le fer ! Dès ce soir, je veux entendre le martèlement de l'épée sur l'enclume !

Le Sage congédia les membres du conseil. Il désirait s'entretenir avec les siens.

*** La chaumière avait enfin retrouvé son atmosphère feutrée, intime,

propice aux confidences. Une lumière oblique fluait par les interstices que le temps avait dessinés sur les murs, jouait avec la pénombre et provoquait de mystérieux effets de contraste. Au-dessus du foyer, dans l'énorme chaudron suspendu par une longue chaîne à la poutre centrale, la soupe au pain assaisonnée de saindoux continuait à mijoter. On pouvait entendre aisément le léger bouillonnement parfumé auquel se mêlait le crépitement grêle du feu.

Soucieux, Gaell, Eleen et Iseabail se regardaient sans dire mot. Yann posa la main sur l'épaule de son neveu. Ce simple geste familier réconforta le fils d'Acco.

-N'aie crainte, j'exposerai clairement la situation à Litavic et Sylvannus. Nous ne pouvions attendre leur retour pour agir.

-Ce qui me tourmente le plus est de m'engager dans une telle mission en ignorant les auspices…

-Tout ira bien, promit l'oncle. Et il sortit de la maison, suivi d’Iseabail. -Je livrerai quand même mon étrange rêve au druide, confia-t-il à l'élue

de son cœur. -Quel étrange rêve ? s'inquiéta Iseabail.

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-Celui des corbeaux… Elle frissonna. Les oiseaux noirs, compagnons des déesses de la guerre,

portaient malheur. Chassant de son esprit l'image funeste qu'ils représentaient, elle se souvint qu'il arrivait parfois à ces messagers des ténèbres de protéger les vivants. Elle se raccrocha à cette dernière idée. Puis elle glissa ses doigts dans les cheveux de Yann, caressa tendrement sa nuque épaisse.

-Livre-lui aussi mon désir d'officialiser notre union, murmura-t-elle au creux de son oreille.

Le Sage se retourna, surpris. Iseabail lui coula un regard incendiaire. Ses prunelles étincelaient d'un éclat fiévreux. Fou de joie, il passa son bras autour de la taille épanouie. Les Gaulois se mariaient par amour. Jamais donc elle n'aurait consenti à l'épouser si elle n'avait éprouvé pour lui une vive passion.

*** Maella se faufila furtivement entre Eleen et Gaell, afin de profiter d'une

éphémère faveur, de leur dérober une nuit de tendresse. La couche n'était pas bien large, mais peu lui importait. Elle préférait ce nid douillet à la banquette où elle se sentait si seule, malgré l'abondante progéniture… Là, au moins, elle supporterait les troubles nocturnes, parviendrait à somnoler.

Pour assoupir ses maux, Maella s'enfonça sous la couverture. Puis, prise d'un doute affreux, elle secoua son frère aîné.

-Quand pars-tu, Gaell ? N'obtenant comme réponse qu'un grognement confus, elle insista : -Gaell, quand pars-tu à la guerre ? Réveillé en sursaut, Gaell se fâcha. Mais les sanglots de Maella

l'attendrirent et, plein de remords, il serra la fillette contre lui. -Après demain, petite sœur. -Et quand reviendras-tu ? -Dans deux mois, dans un an, dans trois ans peut-être… Cela dépendra

de la force des adversaires. Il essuya les larmes avec une délicatesse infinie. -Il ne faut pas déranger Eleen, chuchota-t-il tandis qu'elle pleurait

bruyamment. Allons, rendors-toi, le jour est encore loin. Maella se blottit dans les bras musclés, le temps d'épancher sa tristesse.

Quand la douce chaleur paternelle eut dissipé toutes ses angoisses, elle changea de position et, apaisée, s'appuya contre le ventre rond d'Eleen. Elle décela à travers la chemise des mouvements lents et sourds, et cela finit de la rassurer. L'enfant bougeait. Parce qu'elle avait assisté à son trépas, elle savait qu'il était la réincarnation du dernier fils d'Acco et tremblait pour sa vie. Maella pensa à l'immolation et peu à peu, sans s'en apercevoir, s'abandonna à la fatigue.

Le chant du coq la tira brutalement d'un lourd sommeil. Elle se dépêcha alors de réintégrer le lit familial.

***

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Chevauchant de robustes roussins, armés d'épées et de boucliers flambant neufs, ils s'éloignèrent, laissant derrière eux le hameau qu'ils chérissaient tant. Ils avaient juré de ne point rentrer au logis avant d'avoir traversé les rangs ennemis et occis un grand nombre d'Éduens. Ils avaient renoncé à voir leurs proches, accomplissant le plus noble et le plus solennel des sacrifices.

Ainsi qu'à l'accoutumée, ils empruntèrent le chemin qui longe l'Albarine et côtoie les champs d'or. Sans avertir ses compagnons, Gaell arrêta sa monture. Il avait besoin de fixer à tout jamais dans sa mémoire les paysages du bonheur. Etouffé par une émotion ardente, il contempla les huttes coiffées de chaume se reposant à la lisière des forêts verdoyantes et s'émerveilla une dernière fois de l'ondoiement des blés sous le vent. Puis il se résigna à quitter sa terre natale. Soudain guidé par le devoir, il lança sa monture au galop et traversa, à bride abattue, les prés immenses jonchés de bleuets et de coquelicots.

*** Les cavaliers s'étaient fondus dans le lointain. Le soleil déclinait et l'azur

noircissait au-dessus de Brénod. Conscient du danger, Yann ordonna au villageois de regagner les foyers. Taranis ne tarderait pas à manifester sa colère. Déjà le Tonnant poussait la gigantesque roue ferrée dans les nuages et l'on distinguait le grondement sinistre accompagnant les premiers éclairs qui fusaient à l'horizon. En ce dernier jour de lune descendante, le dieu de la foudre désirait se venger des hommes. Le ciel risquait de s'effondrer à tout moment.

Décidément, le mois du houx était maudit.

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-V-

Posté sur une des sept collines dominant la cité, entouré de ses fidèles

ambacts10, Amédorix rêvait de campagnes glorieuses et d'honneurs militaires. Il affectionnait particulièrement ce lieu dégagé où la vue s'étendait au loin, ce point stratégique d'où il embrassait d'un seul regard la vallée du Doubs, cet endroit où aucun obstacle n'entravait son imagination et où il puisait sa vaillance et son courage. D'ici l'oppidum paraissait imprenable. Érigé sur une hauteur, enchâssé dans une boucle de la rivière, entouré d'une ceinture de bois et de marécages et surtout bien à l'abri derrière de solides remparts récemment fortifiés, il dressait sa silhouette fière et arrogante, défiant les menaces et les périls.

Le chef de Vesontio considéra sa ville avec orgueil. Un sourire narquois détendit ses traits tirés par la fatigue. Au fil des lunes la Séquanie s'était enlisée dans la défaite, embourbée dans la honte. Chaque combat s'était irrémédiablement soldé par un échec. Mais la capitale avait résisté aux assauts ennemis et elle résisterait encore. Ce n'était certes pas le moment de faiblir.

Amédorix flatta l'encolure de son coursier tout en lui prodiguant quelques paroles élogieuses :

-Bientôt se déroulera une bataille sans précédent, confia-t-il à son compagnon favori. Par ta force divine, tu me conduiras à la victoire.

Il passa sa grande main calleuse dans la crinière ébouriffée par le vent. -Et nous délivrerons ensemble le pays de l'emprise des Éduens. Amédorix se figura le déroulement du conflit et une gaieté presque naïve

emplit son cœur. La Séquanie avait envoyé des agents au-delà du Rhin dans le but de louer des mercenaires. On attendait, d'un jour à l'autre, l'arrivée de ce renfort massif : en tout quinze mille fantassins avec, à leur tête, le roi Arioviste…

Cependant soudoyer des hommes et des chefs s'était avéré extrêmement onéreux et risqué : le tyran germanique avait exigé de l'argent comptant, des promesses de butin et des otages cautionnant la fidélité de ceux qu'il secourait. Séquanes et Arvernes avaient dû se plier à ses revendications de peur qu'il ne changeât traîtreusement de camp. C'était payer un lourd tribut à la liberté mais il n'y avait pas d'autre solution.

Amédorix descendit de cheval, fit comprendre à ses gardes qu'il désirait être seul et avança sur le chemin caillouteux. Sa large cape claquait comme un fouet derrière son dos et ses longs cheveux voltigeaient au gré des rafales. Il 10 Ambacts : cavaliers formant la garde personnelle d’un noble.

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respira intensément l'air vif qui ramenait l'automne et lui soufflait au visage des bouffées d'espoir.

Le conducteur de guerre laissa errer sa pensée dans l'été finissant puis il se concentra sur un problème qui le préoccupait particulièrement : l'affaire des otages. Il était habituel, lors d'une alliance, d'échanger des notables en garantie de l'engagement. D'ailleurs, depuis l'entente avec les Arvernes, un accord l'obligeait à élever l'enfant d'un magistrat de Gergovia et à lui abandonner l'éducation d'une de ses filles. En revanche remettre Loïc et Mark, ses deux fils aînés, à Arioviste le contrariait fortement. Le roi avait mauvaise réputation. On le disait perfide, n'hésitant pas à torturer, tuer ou réduire en esclavage les innocents qui lui étaient confiés. De plus, il avait refusé de livrer des Germains. Autant considérer que ces Gaulois offerts à la bonne cause étaient ses prisonniers jusqu'à la fin des hostilités.

Le chef de Vesontio n'avait pas voulu assister au départ des captifs. Il avait préféré venir sur la montagne. Mélancoliquement il regarda disparaître le cortège de chariots encadré de plusieurs escadrons et conduit par le souverain de Séquanie. De son belvédère, il salua ce riche défilé qui ressemblait à une colonie d'insectes. Enfin, il décida de regagner l'oppidum.

*** Les sentinelles déverrouillèrent promptement la lourde porte en bois.

Amédorix, flanqué de son escorte, franchit le seuil de la cité dans une cavalcade effrénée. Un nuage de poussière accompagna son passage puis l'huis à double battant se referma.

La troupe de cavaliers parcourut les rues à une vitesse folle, méprisant la foule souhaitant lui rendre hommage et se dirigea vers les quartiers de l'aristocratie. Tandis que les nobles mettaient pied à terre, des serviteurs accoururent. Certains s'occupèrent des bêtes, d'autres préparèrent le retour du maître.

Amédorix contourna sa maison et pénétra dans le temple des dieux. Il s'inclina respectueusement devant le prêtre.

-Les entrailles des victimes ont parlé. Tes fils auront la vie sauve et nous triompherons.

Le père des deux jeunes otages remercia humblement le dirigeant religieux, lui rappela sa fidélité et sa soumission. Il rentra ensuite chez lui par un accès dérobé.

-Où est l'homme dont on m'a vanté les exploits ? lança-t-il de sa voix âpre en s'engouffrant dans la salle des séances.

-Il attend dehors, répondit un soldat. -Qu'on l'aille quérir !

*** Le héros fut introduit par un ambact dans l'habitation du plus haut

dignitaire de Vesontio. Son rang lui octroyant le droit d'emprunter la voie des

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honneurs, il traversa le vestibule des trophées. C'était une vaste pièce, sans aucune ouverture, éclairée seulement par quatre torches murales. Le long des sombres parois, empalés sur des pieux, les crânes des ennemis vaincus témoignaient des succès d'autrefois.

Guidé par son compagnon, l'illustre guerrier arpenta un dédale de couloirs et se retrouva enfin au cœur d'une chambre étroite. Dès qu'on le vit approcher, on tira la tenture de cuir. Il découvrit l'antre richement décoré où trônait Amédorix.

Le chef séquane montra un fauteuil d'osier à son invité et le pria de s'asseoir. Il ordonna à un gardien d'ouvrir le gigantesque coffre en bois placé bien en vue sur une table. Il se leva, se dirigea lentement vers le meuble contenant d'inestimables trésors, empoigna par la chevelure une tête embaumée dans de l'huile de cèdre et la présenta à son hôte.

-Je veux récompenser celui qui a occis ce chef éduen et m'a fait porter sa dépouille.

Amédorix reposa avec moult précaution la partie du cadavre qui éloignait le mal et conférait à son heureux acquéreur chance et réussite. Il fixa l'auteur de la prouesse.

-Comment t'appelles-tu, valeureux combattant ? -Gaell, seigneur. L'homme le plus redouté de Vesontio fit quelques pas puis se rassit sur le

siège en bois précieux incrusté de nacre. Il dévisagea son interlocuteur avec curiosité et insistance.

-Gaell, répéta-t-il, songeur. Ce nom ne m'est pas étranger. Depuis combien de temps sers-tu dans mon armée ?

-Deux ans. -Et d'où viens-tu ? -De Brénod, seigneur. -Brénod… Amédorix fouilla scrupuleusement sa mémoire. -Ne serais-tu pas le meilleur commerçant du pays, le fils d'Acco le

charcutier ? Gaell acquiesça. -J'apprécie fort ton vin et ton jambon ! complimenta-t-il. Une inquiétude assombrit soudain son regard. -Qui assure le négoce pendant ton absence ? -Mon frère Gwendal et mon oncle Yann. Amédorix eut l'air satisfait. Puis il redevint sérieux et ses yeux brillèrent

d'un éclat cruel et glacial. -Incessamment, secondés par les Germains, nous partirons en campagne

contre l'Éduinie. J'ai décidé d'exalter tes mérites : désormais tu appartiendras à ma garde personnelle et te battras à mes côtés.

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Gaell baissa les paupières, confus. Il ne s'attendait pas à tant d'honneurs. -Je te suivrai jusque dans la mort et t'appartiendrai dans l'Autre Vie,

balbutia-t-il, en proie à une vive émotion. -Lève-toi, ordonna Amédorix. Car il est temps que tu intègres tes

nouvelles fonctions. Il interpella l'ambact qui était resté immobile au fond de la salle : -Occupe-toi de lui et que son entraînement commence sur l'heure ! Il réfléchit puis ajouta sur un ton particulièrement grave et digne : -Demain, à la tombée de la nuit, dans la grande clairière sacrée, je te

remettrai solennellement en présence du druide le torque11 d'or qui me vient de mes ancêtres.

*** Il y avait, dans cet instant qui précédait l'assaut final, quelque chose

d'effroyable, une sorte d'épouvante à laquelle personne n'échappait. Face à face, immobiles, les ennemis se jaugeaient. D'un côté les Éduens que les luttes de ces derniers jours avaient considérablement débilités avec, à leur tête, Dumnorix. De l'autre la puissante coalition regroupant Arvernes, Séquanes et Germains, sous le commandement d'Amédorix et Arioviste. Dans un silence oppressant, les deux camps regorgeant de haine se préparaient à s'entre-tuer.

Pourtant, ils se ressemblaient tous, ces farouches guerriers à l'allure sauvage : des géants au même regard bleu, au même teint de lait, à la même chevelure délavée à la chaux et attachée sur la nuque, aux coutumes et aux langages presque identiques…Mais présentement peu leur importait ce qu'ils avaient en commun. Seule comptait la course enragée menant à la suprématie.

Bientôt, jugeant le moment opportun, les druides et les bardes de chaque nation s'installèrent au milieu de l'espace encore neutre séparant les peuples belligérants. Avec férocité, les prêtres exhortèrent les leurs à la vengeance et au courage. Après quoi les poètes déclamèrent des vers à la gloire de leurs anciens. Quand ils eurent achevé les préliminaires, ils s'éclipsèrent et se fondirent dans la foule.

-Faites sonner les carnyx, ordonna alors Amédorix. Les trompettes au tube de bronze terminées par un pavillon en forme de

monstre hurlèrent à la mort, donnant le signal tant attendu. Les porte-lance bondirent les premiers dans un galop furieux, entonnant les chants de guerre qui déclenchaient l'euphorie meurtrière. Une clameur assourdissante leur répondit et la cavalerie s'engagea à son tour.

Au début, chaque troupe suivit son conducteur, se repérant à son enseigne. Puis, rapidement, l'attaque rangée se mua en un chaos inimaginable, en un désordre indescriptible. Sous le soleil, les casques miroitaient, les épées jetaient des étincelles cruelles. Les bêtes mutilées poussaient des hennissements désespérés, le sang giclait de toute part, les soldats vociféraient des injures. Déjà 11 Torque : collier fait d’une tige rigide et terminé par deux tampons sphériques.

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gémissaient des agonisants. Le fracas des boucliers qui s'entrechoquaient couvrait leurs plaintes. Il était aussi effrayant qu'un éternel roulement de tonnerre.

La bataille fut brève. La plaine se transforma vite en un champ de cadavres au-dessus duquel tournoyaient les oiseaux charognards. Et les Éduens, anéantis, se rendirent pour éviter une plus ample catastrophe.

*** Gaell et ses compagnons d'arme se ruèrent sur les blessés et les

achevèrent sans pitié. Ils prélevèrent leurs têtes, en firent des colliers qu'ils passèrent autour du cou de leurs chevaux.

Avide de gloire, grisé par ses exploits, l'ambact préféré d'Amédorix voulut acquérir d'autres trophées. Tandis que les alliés savouraient leur victoire, il confia son animal à un écuyer et retourna sur le terrain de l'horreur. Il enjamba les corps inanimés, erra à la recherche d'un fabuleux trésor. Très vite il découvrit, gisant sur l'herbe écarlate, un personnage important. Son torque en or massif et ses vêtements richement décorés prouvaient son appartenance à la noblesse. Gaell s'agenouilla à côté de sa proie et tira son glaive dans l'intention de la décapiter. Il ne vit pas que l'homme, dans un dernier sursaut d'énergie, dégainait son poignard. Il reçut un coup violent et s'effondra.

*** Gaell ne savait plus. Ni où il se trouvait, ni combien de combats il avait

livrés. La seule chose dont il se souvenait, c'était qu'un nouveau cycle lunaire avait débuté et qu'il portait terriblement bonheur. On le nommait le mois de la vigne12 parce qu'au pays où brille toujours le soleil, près de la grande mer bleue, se récoltait le raisin mûr.

Gaell se sentit au bord de la défaillance, happé par un vertige profond. Un trouble étrange l'envahit contre lequel il ne put résister. Il se mit à flotter, porté par une sorte de rêve indéfinissable. Peut-être sa conscience quittait-elle déjà son corps ? Peut-être commençait-il l'existence heureuse promise aux braves ayant péri à la guerre ? Oui, il partait habiter l'Ile des Héros. Il distingua, dans un flou lointain, de tendres mirages, revit son passé. Cependant, au fur et à mesure qu'il progressait vers sa céleste destinée, les douces images s'estompaient. Son village, Eleen, Maella s'effaçaient peu à peu. Alors, tristement, il continua son voyage sans retour. Au bout du sentier l'attendait son père.

-Tu t'es battu comme un brave, dit Acco. Je suis fier de toi. Gaell s'élança vers le charcutier de Brénod mais celui-ci se déroba. -Non, mon fils, retourne d'où tu viens, ta place n'est pas ici, pas encore,

même si l'Autre Monde apporte la félicité. Incapable de s'exprimer, Gaell tendit les bras. Acco le repoussa

brutalement. 12 Mois de la vigne : du 3 au 29 septembre.

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-Va-t'en, mon fils, va-t'en avant qu'il ne soit trop tard. Et il disparut, enveloppé de brouillard, de cet épais brouillard mystérieux

qui facilite le transport des âmes. Car il n'avait pas achevé sa transmigration.

*** Gaell ouvrit péniblement les yeux et discerna, dans la pénombre, une

forme vague penchée sur lui. Il voulut se relever mais un bras puissant le contraignit à rester allongé, le clouant sur le matelas confortable où il reposait.

-Où suis-je, parvint-il à articuler avant de rebaisser ses paupières brûlantes.

-Tu as donc oublié ? Gaell émergea d'un vide douloureux et lancinant. Il fit un effort

suprême, regarda l'homme et le reconnut soudain. -Amédorix, chuchota-t-il. Le chef de Vesontio saisit la main de son ambact, la posa délicatement

sur le ventre douloureux. -Le coup de couteau, ta blessure, la défaite des Éduens…énuméra-t-il.

Tu ne te rappelles vraiment pas ? Les paroles eurent sur l'esprit absent un effet magique. Gaell recouvra sa

mémoire. Il sourit à son protecteur. -L'hiver approche, continua Amédorix, et la paix durera des lunes. Il y a

bien longtemps que n'as pas revu les tiens. Aussi je te propose, dès que ta santé le permettra, de rentrer chez toi.

-C'est le plus beau cadeau que tu puisses m'offrir, répondit Gaell, ému jusqu'aux larmes. Je ne sais comment t'en remercier.

-Promets-moi simplement d'accourir si j'ai besoin de toi. -Je jure par les dieux qu'invoque ma tribu de te rester fidèle et d'obéir à

ta volonté. Il désirait parler encore mais la fatigue intercepta ses mots. Sa tête

bascula sur le coussin moelleux et il s'endormit paisiblement.

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-VI-

Le temps s'était radouci et promettait encore de belles journées. Même si

l'allongement des nuits amenait aux portes de l'hiver, même si la splendide métamorphose du paysage conduisait à l'agonie de la nature, il était agréable de profiter de ce répit automnal, il était permis d'espérer. Enfin la Séquanie respirait la paix, et il émanait à présent de ses campagnes et de ses forêts une impression de calme, de grandeur. Elle était devenue le pays le plus puissant de la Gaule et le succès enorgueillissait son peuple.

Un nouveau règne débutait. Les Éduens avaient accepté la loi du vainqueur, reconnaissant ainsi sa supériorité de droit, de dignité et de rang. Ils avaient cédé les terres contestées en bord de Saône, supprimé les péages. Mais surtout, ils avaient juré de ne pas recourir à l'alliance avec Rome dont ils se disaient "les frères". Enfin, en tant qu'otages, ils avaient livré les enfants des plus nobles familles.

Cette hégémonie procurait de sérieux avantages : tous les clients des Éduens, dont les proches Ambarres, avaient rendu hommage à la nation victorieuse et s'étaient placés sous sa protection. Eux aussi avaient donné leurs fils en garantie de leur foi.

La Séquanie se retrouvait donc à l'apogée de sa gloire qu'elle refusait de partager. Enivrée par son triomphe, elle négligeait les Arvernes afin de bénéficier seule de sa suprématie. La présence d'Arioviste semblait lui assurer l'empire. Arioviste dont elle ne se souciait plus guère puisqu'elle était persuadée qu'il se retirerait avant la mauvaise saison.

*** Sur le chemin du retour, Gaell songeait aux extraordinaires batailles et se

délectait de ses souvenirs. Les gardes chargés par Amédorix de le raccompagner étaient habitués à vivre au rythme des aventures. Contrairement aux soldats, le charcutier de Brénod n'avait jamais accompli de si brillantes actions. Parti sans savoir se battre, il revenait couvert d'honneurs, chevauchant un destrier somptueusement harnaché, portant le fameux collier des invincibles guerriers et le titre d'ambact. Gaell se surprit à regretter les bons moments passés, mais la perspective de revoir sa famille et de goûter à la sérénité d'un foyer eut raison de sa nostalgie passagère. Il souhaitait ardemment retrouver son épouse, son oncle, sa jeune sœur. Il brûlait d'impatience de connaître son enfant. Hier, il avait dépêché un émissaire pour les avertir de son arrivée…

Le fils d'Acco émergea douloureusement de ses tendres pensées. Sa blessure pourtant guérie le faisait souffrir. Il demanda au chef de troupe de lui

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accorder un instant de repos. Comme le lac était en vue, le responsable lui proposa de parcourir la cluse afin d'organiser une halte dans un endroit découvert et propice au délassement. Gaell accepta volontiers, sachant qu'il pourrait bientôt s'étendre sur les cailloux fins d'une plage ombragée.

*** Il demeura allongé sur le dos, les jambes légèrement repliées, jusqu'à ce

que la sensation pénible s'atténue. Puis il se redressa en grimaçant, essuya son front moite d'un revers de la main et décrocha la gourde de cuir attachée à sa ceinture. Elle contenait la précieuse boisson qui redonne des forces aux héros fatigués.

Gaell but une gorgée de la fameuse potion préparée par le druide de Vesontio. Élaborée à partir de bruyères récoltées sur la montagne, elle avait l'odeur âpre et acide des sous-bois, une consistance sirupeuse et un goût amer. Elle calmait les maux et restituait l'énergie perdue. On l'administrait uniquement aux guerriers convalescents.

L'épais liquide agit rapidement, diffusant à l'intérieur du corps meurtri une chaleur lénifiante. Gaell marcha le long de la rive où les chevaux se désaltéraient. Il profita un instant de la tranquillité sacrée du lieu, admira le reflet tremblotant des arbres sur la surface limpide et songea, ému, que cette vaste étendue d'eau recelait en son sein des richesses inviolables, offrandes rituelles dont seuls les dieux pouvaient disposer.

Le fils d'Acco fit encore quelques pas puis, se jugeant apte à poursuivre le voyage, se dirigea vers ses compagnons. Le groupe s'engagea sans tarder sur la voie tortueuse qui gravissait le dernier escarpement et débouchait, en défilant à travers une combe au tracé capricieux, sur le plateau de Brénod.

*** L'après-midi touchait à sa fin. À la chaleur piquante du soleil se

substituait l'air vif annonçant le soir. Une lune parfaitement ronde montait au-dessus des forêts tachetées d'ocre et de vert, et sillonnait lentement le ciel immensément bleu.

Devant la maison d'Acco, les enfants jouaient avec des animaux en terre cuite et des poupées de bois. Tout en les surveillant, Eleen et Iseabail finissaient de mettre le grain en réserve. Les moissons avaient été abondantes. De grosses quantités de blé comblaient les silos, énormes réservoirs montés sur pilotis, fermant de façon hermétique pour empêcher l'intrusion des rongeurs, et protégés par une toiture en raison des intempéries.

-L'hiver peut être rude ! annonça Iseabail quand le travail fut achevé. Eleen approuva. Puis elle montra le surplus de céréales. -Il ne reste plus qu'à remplir les jarres. -Je m'en occuperai, dit la mère de Gaell. Adressant un regard complice à la jeune femme, elle ajouta : -Va, je comprends ton impatience…

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Eleen répondit par un sourire radieux, attrapa son fils par la main. Tous deux allèrent à la rencontre de leur champion parce qu'ils voulaient être les premiers à l'embrasser.

*** Eleen s'était installée avec son petit garçon au sortir de Brénod et

languissait, les yeux rivés sur l'horizon, le cœur battant. Elle savait qu'il serait là avant le crépuscule.

Gaell… Le village entier se préparait à l'accueillir. Déjà Sylvannus organisait un copieux banquet. Déjà le barde composait des vers immortalisant les exploits du charcutier au torque d'or. Elle n'était donc pas la seule à guetter son retour. Mais elle était la seule à l'aimer.

Elle n'eut pas à attendre longtemps. Au fond du chemin surgit bientôt l'impressionnante bande armée. Bouleversée, l'épouse du guerrier ne put ni crier, ni courir. Elle esquissa timidement un geste de la main et comme son enfant s'agitait, elle le hissa sur ses épaules.

-C'est ton père, réussit-elle à dire d'une voix défaillante. -C'est mon père ! C'est le plus fort ! Il a terrassé le dragon ! s'extasia-t-il,

imbu des légendes que lui avait racontées sa mère. Les ayant aperçus, Gaell se détacha de la troupe. Poussé par une passion

effrénée, il s'élança vers eux, plus rapide que le vent. ***

Gaell mit pied à terre et commença par saisir ce petit être qu'il ne connaissait pas. Il le contempla avec fierté.

-Quel est son nom ? demanda-t-il à Eleen tout en la dévorant des yeux et en s'approchant d'elle.

-Conor… Il se sentit soudain maladroit, embarrassé par ce devoir paternel auquel il

n'était pas habitué et chercha un moyen de se défaire gentiment du fardeau qui l'encombrait.

-Dis-moi, Conor, veux-tu être un vaillant soldat ? L'enfant afficha une mine béate. -Cramponne-toi bien ! conseilla-t-il en le juchant sur le dos du cheval.

Étonné de se trouver à une telle hauteur, Conor ne broncha pas. Instinctivement, il raidit les muscles de ses jambes pour éviter de tomber. Quand il fut sûr de son équilibre, il se décontracta et appela ses parents. Mais ceux-ci, amoureusement enlacés, ne lui prêtèrent aucune attention.

Les gardes d'Amédorix débouchant sans la moindre délicatesse rompirent par contre le charme de l'étreinte. Eleen se détacha à regret des bras qui l'emprisonnaient avec force et douceur. Gaell prit sa main, l'invita à monter sur le destrier derrière son fils, puis grimpa à son tour. Elle s'appuya contre lui.

-Ma sœur est-elle souffrante ou fâchée pour ne point t'avoir accompagnée ? s'étonna-t-il.

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Eleen se rembrunit. -Gaell, il faut que je te dise… Les mains musclées agrippèrent ses épaules. Elle comprit qu'il était

terriblement inquiet. -Elle est partie, murmura-t-elle. -Partie ? Où ? Eleen se retourna et fixa son compagnon de ses jolis yeux pervenche. -Elle est l'otage d'Arioviste, avoua-t-elle sans détour. Elle ne laissa pas à son compagnon l'occasion de réagir. Elle enchaîna,

haletante : -Les Germains sont venus. Les fils de nobles ne leur suffisaient pas. Ils

n'ignoraient pas que la profession de charcutier est l'une des plus estimée et connaissaient notre renommée. Ils ont pris Maella parce qu'elle était la fille d'Acco et parce qu'elle leur plaisait. Yann et Litavic se sont opposés. Oh, Gaell ils étaient nombreux, et nous étions impuissants devant eux ! Ils auraient incendié le village si nous n'avions pas obéi…

Gaell écoutait, consterné, les mâchoires crispées, les sourcils froncés. Eleen pensait qu'il bondirait de colère ou hurlerait de dépit. Mais la nouvelle l'avait tant effaré qu'il restait inerte, interdit.

Eleen pleurait silencieusement. L'évocation de ces souvenirs douloureux ravivait dans son cœur une souffrance, une anxiété mal contenues.

Devinant le chagrin d'Eleen, Gaell surmonta son agressivité. Ces années de guerre avaient modifié son caractère et lui avaient appris à se dominer. Il maîtrisa son exaspération et serra son épouse contre sa poitrine.

-Arioviste a juré de repasser la frontière et de nous restituer les otages avant les premières neiges. Maella reviendra bientôt…

Eleen ne semblait pas convaincue. -Et s'il manquait à sa parole ? trembla-t-elle. -Alors j'irai la rechercher. Il y avait tant de détermination et de puissance dans la réponse que son

désarroi s'envola aussitôt. Pour finir de la réconforter, Gaell posa ses lèvres sur sa nuque, mordilla la peau blanche puis chuchota :

-Tu peux me croire, je me suis battu aux côtés d'Arioviste… Après quoi il interpella le chef des ambacts : -Allons-y, somma-t-il. Les gardes entourèrent le couple et l'enfant, et les escortèrent jusqu'à la

chaumière de Sylvannus. ***

C'était une nuit magique. La plus agitée, mais aussi la plus belle, de mémoire de Gaulois. Couronné d'une myriade de constellations, l'astre d'argent répandait sur la terre un éclat mystérieux et exerçait sur les hommes une heureuse influence.

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Dehors, à l'orée du bois, les villageois festoyaient. Insensibles aux morsures du froid, ils mangeaient, buvaient, s'amusaient, profitaient de la vie. Exceptionnellement, et surtout en raison de la présence des ambacts réputés irascibles, le druide avait interdit tout débordement, tout pari, toute bagarre, menaçant le premier fauteur de trouble d'excommunication.

Au milieu du repas copieusement arrosé, d'aucuns succombaient déjà à l'ivresse ou au sommeil, mais aucune violence n'était à déplorer. D'ailleurs Yann et Litavic, restés sobres, redoublaient de vigilance.

C'est alors que le barde sortit de son isolement. Brandissant sa lyre, il s'exclama :

-Entendez le chant du conquérant ! Il se fraya un chemin parmi l'assemblée devenue muette et se mit à

déclamer un texte magnifique. Ses doigts glissèrent sur les cordes, guidés par les dieux. Sa voix, d'une pureté incomparable, s'éleva vers le firmament. Il narra longuement les exploits que Gaell lui avait rapportés, décrivant les faits d'arme, glorifiant les prouesses du charcutier. Il loua aussi la valeur de ses compagnons et n'omit pas de célébrer le courage des hommes de Brénod morts sur le champ de bataille. Tous écoutaient le récit lyrique qui perpétuait l'histoire du peuple et se taisaient, angoissés, car les mélodies possédaient des pouvoirs terrifiants. Sous l'effet d'une insulte ou d'un regard mauvais, l'auteur les transformait en satires. Elles provoquaient alors, sur le visage de la victime du maléfice, trois furoncles symbolisant le blâme, la honte et la laideur.

Le poète enchaîna les rimes et les notes, envoûta l'auditoire. Il conta ensuite quelques mythes évoquant la destinée de l'univers. Ainsi que les prêtres, il possédait une mémoire prodigieuse car la langue des Gaulois était interdite d'écriture. Quand il eut achevé sa récitation, Litavic lui proposa de prendre place à ses côtés. Le barde ne refusa pas. Il s'assit sur la couverture posée sur le sol, face à une table basse regorgeant de nourriture. Son devoir accompli, il accepta de boire à l'unique coupe qui faisait le tour des convives. Voyant cela, les villageois retrouvèrent leur entrain.

-Où est mon fils ? se soucia tout à coup Iseabail. -Le héros s'est esquivé, dit le Sage en lui adressant un clin d'œil

malicieux. La mère de Gaell avisa la foule turbulente et constata la disparition

d'Eleen. Elle vit aussi que Conor dormait dans les bras de la femme du druide. Iseabail se blottit contre son mari et songea avec une infinie tendresse aux époux enfin réunis. En secret, elle invoqua pour eux la déesse de la fécondité.

*** Le druide leur avait accordé l'autorisation de vénérer la source sacrée. Ils

s'étaient donc rendus seuls sur les lieux saints où l'eau jaillit miraculeusement et donne naissance à la rivière Albarine. Ils avaient longuement remercié la divinité séjournant au creux de l'onde car elle avait mis fin à leur séparation. À

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présent, couchés sur un tapis de feuilles mortes, à l'écart de l'agitation, ils goûtaient au bonheur d'être à nouveau ensemble.

Cependant Litavic avait fixé la durée du privilège et lorsque la lune disparut derrière la ramure du vieux chêne, Eleen et Gaell durent quitter le sanctuaire. Ils reprirent la sente serpentant à travers la sylve obscure.

-Maella aimait cet endroit plus que tout au monde, révéla la jeune femme.

-Je sais. -C'est là que je l'ai retrouvée… Eleen soupira. -Juste avant le départ, ta sœur a échappé à la surveillance des gardes

germains. Nous avons tous failli périr par sa faute. Ils ont cru que nous l'avions aidée à s'évader et nous ont menacés de mort.

-Comment est-ce possible ? Ils sont nos alliés, grâce à eux nous avons battu les Éduens.

-Peut-être. Mais ils ont commis tant d'exactions au sein de la population qu'il m'est difficile de leur accorder la moindre confiance. Demande à ton oncle. Ils se conduisent en maître et non en amis. Tu n'as vu que les guerriers, Gaell.

-Et Maella est entre leurs mains, murmura le fils d'Acco. -Elle ne tentait pas de fuir, continua Eleen. Je l'ai découverte sanglotant

au bord de la fontaine bénie. -À quelle impulsion avait-elle encore cédé ? -Elle désirait faire une ultime offrande. Gaell, en formulant le vœu de te

revoir, elle a donné à l'Albarine ce qu'elle possédait de plus précieux : sa fibule en or.

Gaell s'arrêta de marcher, médusé par ce qu'il venait d'entendre. Il saisit Eleen par le bras et contrairement à ses habitudes, lui parla sur un ton ferme :

-Surtout ne bouge pas d'ici, ordonna-t-il. -Où vas-tu ? s'affola Eleen. -À la source ! répondit-il en rebroussant chemin. -Non Gaell, je t'en prie, l'heure est passée, tu t'exposes à la malédiction !

cria-t-elle. Mais il s'était déjà fondu dans l'opacité des ténèbres.

*** Avant d'aborder l'espace désormais défendu, le frère aîné de Maella

réprima un frisson d'épouvante. Une étrange tranquillité régnait alentour. Il hésita un instant puis, incapable de franchir la frontière de l'enclos, il recula. Un froissement dérangea alors le calme oppressant, une ombre blanche l'effleura et vint se poser sur une branche, à quelques pas. Gaell retint son souffle.

L'oiseau s'immobilisa et fixa le charcutier de ses yeux jaunes et étincelants. Les sons qu'il émettait, monotones, persistants, semblaient vouloir interpeller la conscience humaine. Gaell n'ignorait pas que l'animal, associé aux

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connaissances nocturnes, aidait les héros à sonder les mystères de la nuit et que sa présence annulait les mauvais sorts. Profitant de cet avantage inespéré, il s'approcha, ôta son torque et le jeta dans la petite mare en priant pour Maella. Le collier coula rapidement. Gaell suivit son reflet doré et le vit disparaître au fond de l'abîme aqueux. Après quoi il courut rejoindre Eleen.

D'un coup d'aile, le hibou le rattrapa. ***

Le mois du lierre13 s'acheva dans un flamboiement de couleurs. Ensuite une bise amère souffla. Elle emporta les magnifiques couleurs d'automne, elle saupoudra prématurément la montagne de flocons glacés. Une vague mélancolie s'insinua dans la blancheur des premières neiges trop tôt venues.

Le pays s’engourdit peu à peu. De son ascension glorieuse, il ne resta bientôt plus que l'arrière-goût âcre des succès révolus. Telle était la rançon de la gloire.

Les conflits terminés, Séquanes et Arvernes se rendirent les otages. Les deux nations oublièrent leurs ennemis communs ; chacune s'enferma dans une paix passive.

Cependant des menaces perçaient à l'horizon. Des complots se tramaient de toute part. Les voisins helvètes redoutaient l'invasion des Germains et leur roi Orgétorix paraissait s'imposer par la brigue. Certes, la région des grands lacs était en effervescence. Un danger tout aussi grave venait du côté des Éduens car si le chef Dumnorix respectait la loi du vainqueur, son frère, le puissant druide Diviciacos, refusant de se soumettre, s'était réfugié à Rome. Et, péril suprême, Arioviste qui ne décampait pas…

13 Mois du lierre : du 30 septembre au 27 octobre.

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-VII-

Le mois du roseau14 remplaçait le mois du lierre. Les ombres s’allongeaient considérablement, condamnant la terre à basculer dans les rigueurs de l’hiver. Si un vent humide et pénétrant avait réussi à dissoudre la mince couche de givre, il avait aussi défeuillé les sylves et chassé les derniers beaux rayons de soleil. Ainsi la nature avait revêtu son aspect austère, de manière à entamer le long sommeil que lui imposait la mauvaise saison. Mais les druides affirmaient que cette destruction n’était qu’apparente et que sous le dépérissement végétal se dissimulait le germe du printemps. Ils disaient aussi que le moment était venu de célébrer la mystérieuse régénération et de commémorer la création du monde lorsque, devant l’ordre, s’effaça le chaos.

Dorénavant en Séquanie les événements religieux primaient les affaires politiques, malgré les rumeurs alarmantes qui circulaient, et la hantise de traverser l’époque du trépas prévalait sur la peur que suscitait l’attitude d’Arioviste. Au seuil de la période transitoire transmuant la mort en vie, plus personne ne songeait aux Germains. Car l’an nouveau approchait et l’on préparait la fête de Samhain15.

À l’aube du sixième jour de la lune montante, dès que l’horizon s’auréola des premières lueurs, Litavic enfila sa tunique blanche, prit sa faucille d’or et sortit de sa chaumière. Le Sage l’attendait dehors, ainsi que les disciples. Les hommes quittèrent le village en formant une procession silencieuse et se dirigèrent vers l’enclos où étaient tenus à l’écart deux taureaux couleur de lait. Alors que le petit matin étirait mollement son épaisse grisaille, les animaux furent conduits sans entraves sur les lieux du sacrifice. Ils devaient en effet rester vierges de tout lien, n’avoir jamais connu le joug. Les bêtes suivirent docilement leurs guides et le druide de Brénod interpréta cela comme un heureux présage.

Solennellement le cortège atteignit le sanctuaire. Il s’arrêta devant un très vieux chêne qui élevait vers le firmament sa ramure dépouillée. Sur ses branches tordues par le temps s’enroulaient miraculeusement des touffes de gui. D’ordinaire la plante éternellement verte s’incrustait sur les pommiers, les sapins ou les peupliers. On la récoltait alors pour en extraire un remède destiné à calmer les douleurs articulaires ou à soigner les maladies de la respiration, une panacée capable de tout guérir et de vaincre la stérilité. Comme il était fort rare qu’elle poussât sur le seigneur des forêts, Litavic commença par remercier les oiseaux du ciel qui avaient transporté la graine, permettant à l’existence de se

14 Mois du roseau : du 28 octobre au 28 novembre. 15 Samhain : fête de l’an nouveau druidique, le 1° novembre.

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développer à partir du bois sec. Il expliqua à ses adeptes que, pareille au gui, l’âme triomphe des horreurs du cadavre quand elle s’échappe du corps expirant. Enfin il avança avec dévotion vers l’arbre élu des dieux puis, de sa main gauche, effleura l’essence sacrée. Par ce geste, il entra en relation avec les puissances occultes. Il les implora, sollicita leur protection et leur clémence en cet intervalle dangereux souvent visité par les sorcières ou les démons.

Un brouillard dense descendait à présent sur le bocage, permettant aux deux mondes, humain et divin, de fusionner. Il n’était autre que le voile opaque ouvrant la porte du Sidh16 aux prêtres admis à la pratique des cultes secrets. Litavic, détenteur de la connaissance, poussa l’huis invisible et discerna l’univers idyllique où séjournent les fées et les héros. Il resta un instant immobile, envoûté par l’image d’un Au-delà qu’habituellement le regard ne peut atteindre. Puis il attacha sa serpe à sa ceinture et grimpa le long du tronc crevassé et noueux. Malgré son âge, il gagna les hauteurs, mû par une agilité, une rapidité surprenantes, poussé par des forces que lui seul contrôlait. Parvenu à la cime, il chanta l’hymne à la gloire de Teutatès et la cueillette commença. Dans l’arbre du dieu, la lame d’or taillait les bouquets bénis ; en bas, Yann et les disciples tenaient le linge blanc destiné à les recevoir et à les conserver jusqu’au crépuscule. Le druide de Brénod détacha le gui du chêne à l’exception d’un plant qu’il laissa afin d’épargner la semence. Lorsqu’il eut achevé, il descendit et procéda à l’immolation des taureaux. Il conserva une partie du sang dans un petit chaudron en or, offrit les parties génitales ainsi que les entrailles à la divinité du lieu, la priant d’apporter en échange le bonheur à la tribu. Enfin, aidé des apprentis qu’il initiait à tous les rites, il débita les quartiers de viande réservés au festin.

-Va chercher les villageois, dit-il en s’adressant à Yann, une fois l’opération achevée.

Et tandis que le Sage s’en retournait, il alluma un grand feu. ***

Le frère d’Acco emprunta la sente qui serpentait vers le hameau. Tout en progressant, il sentait grandir son isolement et une sourde appréhension l’envahissait. Ce n’étaient point les bêtes sauvages rôdant alentours qui l’inquiétaient mais plutôt ce spectre insaisissable le poursuivant avec acharnement et tissant autour de lui un espace qui se resserrait au fur et à mesure que le temps s’écoulait. En cette phase fatidique nommée Samhain, les âmes qui n’avaient pas encore transmigré revenaient importuner les vivants. Yann le savait parfaitement. Ainsi les morts pouvaient s’ingérer dans les affaires de leurs familles bien après avoir disparu, fréquenter les lieux qu’ils avaient jadis habités, parfois se venger des outrages qu’ils avaient subis… Yann pensa à l'aïeul qu'une étrange maladie avait emporté tout dernièrement. Il eut envie de rebrousser chemin afin de confier ses tourments au druide mais un fluide 16 Sidh : région idyllique dans l’Autre Monde.

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indéfini l’en empêcha, transformant peu à peu sa crainte en une suave sérénité. Il continua lentement sa route, traversa des paysages qu’il reconnut à peine tant les nuées vaporeuses en estompaient les perspectives.

Quand il distingua les premières maisons à travers le flou de la brume, Yann éprouva un étrange regret. Les arcanes de la forêt semblaient happer sa conscience. Il ne put lutter contre cette sensation. Le cri d’un animal attisa sa curiosité et le contraignit à s’enfoncer de nouveau au cœur du site boisé. Replongé dans sa solitude, le Sage écouta, attentif, et de son regard perçant fouilla l’obscurité redevenue muette. De sa belle voix calme et grave, il appela alors le fantôme dont il décelait maintenant la présence avec certitude. Un faible hululement lui répondit, se rapprocha, lui permettant de découvrir une forme claire tapie aux creux d’un taillis. Le frère d’Acco frissonna : il s’agissait d’un hibou. De ce même hibou qui, depuis le changement de lune, hantait régulièrement son sommeil.

*** Le soir tombait, chassant l’année ancienne, dissipant l’insouciance, la

gaieté ou l’ivresse des joyeux convives. Bientôt la noirceur céleste dégrisa les habitants de Brénod, repus du plaisir de festoyer, et les entraîna dans la folle et effrayante nuit de Samhain.

D'ores et déjà Litavic s’employait à apaiser les monstres des ténèbres car dès l’apparition du crépuscule, les frontières entre le visible et l’invisible s’étaient évaporées. En récitant des formules magiques, il disposa le gui autour de la clairière de manière à former un cercle protecteur. Puis avec le sang des taureaux, il marqua les arbres sur lesquels étaient accrochés les rameaux. Sa principale tâche achevée, il put s’extraire de la réalité et pénétrer le royaume des ombres. Là, il visita les mânes des disparus. Les âmes, immortelles, subissaient diverses épreuves, durant un temps plus ou moins long, avant de renaître dans un corps nouveau, humain, animal ou végétal. Au cours de leurs expérimentations, elles évoluaient, jusqu’à la perfection. Cependant, celles qui n’avaient pas encore trouvé asile erraient aujourd’hui ici-bas. Litavic, seul capable de voir l’univers transparent, examina en détail les membres défunts de la tribu. Il usa de toute sa science pour dépister les desseins des morts à l’esprit malfaisant et repousser leurs mauvaises volontés. Longtemps, sous le regard terrorisé des fidèles, il se débattit contre les dominations destructrices, connut les affres du doute, fut la proie de visions hallucinantes.

Parce qu’il menait un féroce combat spirituel, le druide s'affaiblissait. Bientôt la foule anxieuse le vit tituber, défaillir. Yann se précipita pour lui porter secours et comme il s’évanouissait, il le coucha délicatement sur le sol mouillé par la dernière ondée. Au contact de la moiteur glaciale le prêtre recouvra ses sens.

-Je dois te parler, dit-il au frère d’Acco dans un souffle.

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Il se releva péniblement, s’appuya sur le bras du Sage et l’entraîna dans un endroit propice aux confidences.

*** Ils se dirigèrent vers le bosquet sacré et s’assirent sous le bouleau parce

que sa substance éloignait les démons. -J’ai vaincu les maléfices, expliqua le druide, mais l’âme de l’aïeul,

sournoise, déguise fort bien ses sentiments et je me méfie de ses intentions malveillantes. Jusqu’à l’aurore, elle peut nous importuner.

-Je partage ton opinion, d’autant plus qu’il criait vengeance au moment de trépasser.

Litavic observa le ciel. Les nuages se disloquaient et des bancs de brume se déplaçaient suivant les mouvements de l’air. Parfois, à travers ces passages mouvants, un beau quartier de lune apparaissait. L’astre n’était pas encore parvenu à la moitié de lui-même, il possédait assez de force pour croître et atteindre à sa sublime grandeur. Le druide puisa dans son rayonnement l’influence reconstituante dont il avait besoin. Puis il affirma :

-Au-delà de la mort, il nourrit encore une aversion violente pour ses rivaux.

-Ses rivaux qui ne sont autres que ses propres fils, Acco et moi, poursuivit douloureusement le Sage. Hélas, en épousant mon frère, Iseabail était loin d’imaginer qu’elle allumerait une passion destructrice dans le cœur de mon père.

-Iseabail est innocente et son comportement irréprochable. L’aïeul seul reste à blâmer. Il n’a jamais essayé de dominer son ardeur. Sans commettre d’adultère, il a transformé l’amour conjugal en indifférence, la déception en méchanceté. Je l’accuse d’avoir détruit les liens familiaux qui vous unissaient.

-Et moi d’avoir provoqué le chagrin qui a rendu ma mère impotente, la privant d’une partie de ses mouvements. Rien n’a pu guérir l’aïeule. Ni les diablotins que j’ai accrochés sur les arbres du sanctuaire, ni les statuettes de bois représentant ses membres malades, que j’ai trempées dans l’eau de la fontaine de santé.

-Je sais, compatit le druide, les sacrifices aussi se sont avérés inefficaces. Cela montre combien certaines personnes peuvent nuire, qu’elles se situent dans ce Monde ou dans l’Autre…

Il soupira et ajouta : -La jalousie engendre la haine. Ton père s’est réjoui de la disparition

d’Acco et là où il se trouve, il espère toujours le mal. Tu n’es pas à l’abri de sa hargne.

Litavic saisit le bras de Yann. -Il peut même porter malheur à Maella… D’affligeants souvenirs revinrent à la mémoire du Sage.

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-Il était devenu tellement acariâtre ! Il la détestait sous prétexte qu’elle ressemblait à Iseabail, femme désormais inaccessible. Je suis sûr à présent qu’il a contribué à l’enlèvement. Quelques jours avant l’arrivée des Germains, il avait mystérieusement disparu. Tu n’étais pas encore rentré de l’assemblée des Carnutes. Il a certes profité de ton absence, de celle de Sylvannus et de notre vulnérabilité pour comploter le ravissement de la fille préférée d’Acco.

-Je le pense aussi, approuva le druide, bien que je n’en aie point la preuve.

Il se tut un instant pour écouter le bruissement du vent. -Il y a autre chose, reprit-il avec plus de gravité. J’ai eu beau sonder

l’empire des mânes, je n’ai pas décelé la moindre présence d’Acco. Il se pourrait…

Une plainte lugubre interrompit brusquement les révélations qu’il s’apprêtait à faire. D’un bond les deux hommes se levèrent et, anxieux, cherchèrent la provenance du gémissement.

*** À quelques pas à peine, les veines du poignet gauche ouvertes, un

couteau serré dans la main droite, l’aïeule agonisait. Yann s’élança vers elle, voulut arrêter l’écoulement de sang mais Litavic l’en empêcha.

-Il lui appartient de décider, fit-il simplement. Le Sage acquiesça. Et comme sa mère tentait de parler, il s’accroupit à

côté d’elle pour mieux distinguer son murmure. -J’ai réussi à me traîner péniblement jusqu’ici…les dieux ne m’ont pas

abandonnée… Le druide se pencha à son tour, souleva l’aïeule avec moult précaution,

s’assit en posant la tête de la vieille femme sur ses genoux. -Je désirais hâter l’heure de la mort et partir plus tôt pour le grand

Voyage… je dois retrouver l’aïeul et le ramener à de nobles sentiments… -Je comprends, rassura le prêtre. Il caressa la joue déjà froide. -Ton acte n’est point lâcheté mais générosité. Par ton immolation, tu

contribues à ramener la paix. En entendant ces mots, elle sourit. Puis son visage livide se crispa, ses

yeux se fermèrent et ses traits se figèrent définitivement. Elle avait cessé d’exister sur la Terre.

De ses doigts rugueux, Yann effleura les paupières closes. Il était convaincu que sa mère vivait ailleurs, que seul son corps avait péri. Cependant, devant ce cadavre, devant cette absence terrible, ce manque, cette séparation physique à laquelle il ne s’attendait pas, son cœur se déchira.

-Cache tes larmes, consola le druide d’une voix infiniment douce, car elle souffre de te voir pleurer.

***

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La veillée de Samhain se fondit dans les pâleurs matutinales. L’horizon blanchit, absorbant peu à peu les spectres de l’ombre. Enfin, grise et humide, la lumière diurne s’imposa, au grand soulagement de tous. L’événement pénible éprouvant le courage s’évaporait.

Pourtant épuisés par l’angoisse, le manque de sommeil, les habitants de Brénod fêtèrent dignement l’épreuve révolue. Danses, chants, cris de joie accueillirent l’an nouveau. Des prières honorèrent la dépouille mortelle de l’aïeule. Puis le druide décrocha et distribua le gui. On s’embrassa alors en tenant la plante sacrée et en prononçant les vœux de bonheur.

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-VIII-

Un vent violent hurlait et s’engouffrait au fond des vallées les plus

reculées, éparpillant sur son passage des brassées de petits flocons givrés. Puis les nuages se dispersaient et un soleil éblouissant illuminait le paysage immaculé. À chaque giboulée, les fleurs hâtives se refermaient frileusement sous la poudre craquante, les bourgeons se figeaient sur les tiges trop tendres, les animaux partaient en quête d'un abri provisoire. Mésestimant les promesses du renouveau, l’hiver se cramponnait à la saison naissante. Il lui dérobait quelques instants, retardait l’éveil de la nature. Néanmoins, au cours de ses luttes acharnées, il perdait sa vigueur. En dépit des froidures, la sève montait et la terre préparait le retour des beaux jours.

Désireuse de se distraire et d'oublier sa peine, Maella sortit de sa hutte. Elle avança tout en observant l'empreinte que ses pas laissaient sur l'herbe tapissée de blanc, flâna, s'abandonna à une douce mélancolie. Sa promenade fut brève : l'espace qu'elle avait le droit de parcourir se bornait à une clairière cernée de sapins noirs, parsemée de cabanes rudimentaires et gardée par de redoutables soldats. Arrivée à l'autre extrémité du campement, la prisonnière d'Arioviste considéra le lieu où elle était retenue depuis plus de deux ans avec une désespérance teintée de nostalgie. Il y avait dans cet air vif lui fouettant le visage l'odeur des neiges de son enfance, dans cette lumière franche et aveuglante interrompue par les averses soudaines, les couleurs de son pays. Il y avait aussi, derrière le murmure du ruisseau, la mélodie si claire, si limpide de l'Albarine, et dans les recoins obscurs que recelait la végétation, le souvenir poignant de sa source sacrée. Dorénavant la venue du printemps ne réchauffait plus son cœur.

Maella se détacha de l'ennui habituel en évoquant des événements heureux. Elle avait pris l'habitude, afin de supporter sa détention et sa douleur, de se remémorer les tendres moments passés. C'était l'unique moyen de combattre le vide. Les voix, les visages des êtres bien-aimés restaient ainsi gravés à l'intérieur de ses pensées. Cependant, l'incertitude planait toujours et obombrait son imagination. Gaell était-il revenu sain et sauf de la guerre ? La mort avait-elle frappé sa tribu ? L'aïeul la haïssait-il encore ? Autant de questions sans réponses, autant de désarroi sans consolation… Et le seul véritable réconfort était la nuit, la grande nuit généreuse qui lui offrait, par l'intermédiaire de songes magiques, la possibilité de retrouver les siens, de courir à travers les immenses champs aux reflets flavescents, de longer la rivière, d'apercevoir, en lisière des bois, les chaumières de Brénod…

-Ne t'aventure pas si loin. Maella se retourna, surprise. Elle n'avait pas entendu son amie

s'approcher.

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-Qu'est- ce que je risque ? répondit-elle en haussant les épaules. -Ta vie ! -Et alors ? -Alors je n'ai pas envie de te perdre ! dit Brismuca en colère. -Pardonne-moi, se radoucit la jeune Séquane. Brismuca enlaça affectueusement sa protégée et la ramena vers le

modeste abri qui faisait office de demeure. -Les gardes exterminent les indociles sans pitié et tu es trop belle pour

mourir, continua Brismuca. -Je ne voulais pas m'enfuir… -Ils auraient pu le croire ! Maella réfléchit, afficha un air sombre. -Qu'allons-nous devenir ? soupira-t-elle. -Hélas je l'ignore… Une bourrasque dégagea subitement le ciel ; une vive clarté inonda le

site, transformant la morne pâleur en un merveilleux brasillement. Sous l'effet imprévu de la chaleur, les arbres s'enrubannèrent de nuées vaporeuses tandis que du sol émanaient de mystérieuses volutes de brume.

-Marchons encore, proposa Maella. Brismuca accepta l'invite. Serrées l'une contre l'autre de manière à unir

leur sombre destin, les deux femmes arpentèrent la maigre surface autorisée. Les apercevant perdues dans leur solitude, Loïc alla à leur rencontre. Maella le salua puis reprit la conversation interrompue. Elle déclara, d'un ton amer :

-Arioviste n'a pas tenu parole. En tant qu'otages, nous aurions dû être placés au sein de nobles foyers puis êtres rendus à nos familles.

-Son peuple ne ressemble en rien au peuple gaulois, lui expliqua le fils d'Amédorix. Afin de se consacrer aux conquêtes, il n'est attaché à aucun lieu fixe, bannit la sédentarité, méprise l'agriculture. Des magistrats distribuent des terres pour quelques mois, après quoi ils contraignent la population à s'installer ailleurs. Ce sont tous des mercenaires qui ne connaissent ni ressources, ni maison, ni amour de l'argent. Seulement la passion de la guerre. Tu comprends pourquoi Arioviste nous considère comme de vulgaires captifs. Et dire que nos nations l'avaient naïvement appelé pour repousser les Éduens ! À présent, nous voilà pris au piège : il s'impose en vainqueur, méprisant ses alliés, réclamant en récompense un tiers du territoire séquane. Mon père Amédorix avait raison de se méfier. Maella, l'heure est grave. Des millions de Germains ont déjà franchi le Rhin pour grossir ses troupes et s'emparer, par la force s'il le faut, de leur nouveau domaine.

-Es-tu sûr de ce que tu avances ? douta Brismuka. -Arioviste m’a choisi pour représenter le camp des otages parce que je

suis je suis le fils d’un chef illustre. Je ne pense pas qu’il me livre de fausses informations. Par mon entremise, il se plaît simplement à montrer sa supériorité.

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Sa voix se chargea de haine : -Arioviste s'apprête à envahir le nord de la Séquanie et je suis

impuissant, condamné à lui obéir, à lui servir d'intermédiaire. Un voile humide embruma son regard. -Et en plus je me sens responsable de la mort de mon frère Mark… -Tu ne pouvais pas deviner qu’il échouerait, s'interposa Brismuca. -J'aurais dû l'empêcher d'espionner les Germains. Réalises-tu ce qu'il a

enduré sous le supplice ? Par Ésus, je le vengerai ! -Je t'aiderai, répondit froidement Maella. -Non, interdit Loïc. -Tu oublies que Mark m'était promis, que je l'avais connu ici, que je

devais l'épouser ici ! s'emporta Maella. Loïc dévisagea la fiancée esseulée. -Je ne te permettrai pas de courir un aussi grand danger ! répliqua-t-il

violemment. -Parce que tu crois que je vais te demander la permission ? cria-t-elle en

commençant à partir. Il tenta de la retenir mais elle se débattit et lui échappa. -Encore une parole maladroite, admit-il, consterné. -Laisse-moi faire, conseilla Brismuca. Et elle rejoignit Maella.

*** Brismuca serra dans ses bras la jeune fille qui sanglotait. -Calme-toi, je t'en supplie, murmura-t-elle en l'entourant de douceur. Maella appuya sa tête contre l'épaule maternelle. -Je l'aimais, Brismuca, je l'aimais tant ! -Je sais. -Pourquoi le sort s'acharne-t-il contre-moi ? Pourquoi m'a-t-il enlevé

mon amour ? J'avais tourné trois fois autour du buisson d'aubépine ! Toutes les Gauloises qui pratiquent ce rite se marient dans l'année !

-Tu es peut-être victime d'un maléfice. Ce soir, nous irons nous entretenir avec le vieil enchanteur. Je suis sûre qu'il t'aidera.

-C'est trop tard, ma blessure ne peut plus se refermer. Brismuca cacha son émotion et chercha une formule réconfortante. Mais

sa gorge était nouée et les mots ne vinrent pas. L'affliction de Maella ravivait sa propre peine. Elle aussi souffrait d'une séparation et son époux lui manquait cruellement. Cependant elle n'en montra rien.

-Rentrons, réussit-elle à dire. Maella suivit sagement. Le paysage, lugubre, n'incitait guère à la

rêverie : les nuages avaient chassé la jolie lumière, le froid était revenu et des flocons tourbillonnaient à nouveau. Les oiseaux avaient cessé de chanter. On

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n'entendait plus, dans ce sinistre endroit, que les pleurs déchirants d'une enfant désemparée et, à la cime des arbres, le vent qui se lamentait.

*** Plusieurs jours passèrent au cours desquels l'hiver se retira

définitivement. Cependant, pour les otages, aucun espoir ne se profilait à l'horizon. La situation semblait même se dégrader. Préoccupé par la nervosité des Germains, l’enchanteur profita d'une nuit sans lune et réunit clandestinement les chefs sous son modeste toit. Il avait choisi ces hommes en fonction de leur loyauté, de leur courage, de leur force de caractère, de leur aptitude à faire face devant les situations les plus difficiles. Il leur incombait donc de maintenir l'ordre et la paix au sein du camp des séquestrés. Dès le premier mois de détention, il s'était en effet avéré indispensable d'établir une hiérarchie, de reconstituer des familles. Cela inhibait la violence, maintenait les liens affectifs, tissait une solidarité entre les prisonniers et rendait la privation de liberté plus acceptable.

Devant ses aides rassemblés, le vieil homme confia ses angoisses : -L'attitude des sentinelles ne présage rien de bon. Elles resserrent leur

surveillance. Quant à Loïc … Arioviste l’a probablement soumis à la question. Aurait-il, sous la torture, révélé notre projet d'évasion ?

-Je connais Loïc, jamais il n'avouerait, s'interposa un ami du disparu. Il suspendit sa phrase et un silence oppressant envahit la pièce obscure. Un jeune noble se montra moins anxieux : -Si Arioviste retient le fils d'Amédorix, c’est pour prouver qu'il est le

maître absolu. Et s'il tarde à nous le rendre, c'est parce qu'il désire instaurer la terreur. Il se peut aussi que le tyran ait des ordres à nous communiquer. Nous ne tarderons pas à le savoir, notre compagnon reviendra bientôt.

-Fassent les dieux que tu voies juste, rétorqua un guerrier. Son absence devient pourtant insupportable. Personne ici n'a oublié dans quel état était le cadavre de Mark.

Il s'adressa au prêtre enchanteur : -Pourquoi n'irais-tu pas implorer la pitié d'Arioviste ? Tu es un

personnage important, il t'écoutera. -Non, il ne me respectera pas plus qu'un autre. Sa religion ne connaît ni

druide, ni chef religieux. Je déclencherais plutôt sa colère. Crois-moi, le mieux reste de patienter.

- Je suis de ton avis et je redoute un malheur, s'interposa un magistrat. La dernière fois que le Germain a convoqué Loïc, cela n'a duré qu'un matin. C'était pour nous faire part de son intention de conquérir la Gaule et nous annoncer l'arrivée de ses renforts.

-Il prend un malin plaisir à nous décourager, à nous avilir, à nous terroriser. Mais attendons encore, et tâchons de convaincre les nôtres. Je ne

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veux aucun débordement, aucune panique, aucune révolte. La survie de tous dépend étroitement du calme de chacun.

Trois coups discrets retentirent sur les planches frêles, signalant l'intrusion imminente des gardes. Aussitôt les complices interrompirent la conversation et regagnèrent, à pas feutrés, leurs huttes respectives.

*** Le signal appelant à la vigilance avait dispersé l'attroupement. Par

prudence, Maella attendit que les silhouettes se fondissent dans l'ombre, puis elle s'introduisit sans s'annoncer chez le vieil enchanteur.

-J'irai voir Arioviste, déclara-t-elle avec un aplomb surprenant. L'homme sursauta. -Mais que fais-tu là ? gronda-t-il. -J'ai tout entendu, répondit-elle, et j'ai donné une fausse alerte afin de

t'exposer mon projet. Elle semblait si résolue qu'il consentit à l'écouter. -Je réaliserai ce que tu dédaignes d'accomplir, insista-t-elle. Je parlerai

au chef des Germains, et il libèrera Loïc. -C'est pure folie ! -Peut-être, mais c'est la seule solution. Une courte pause ponctua sa pensée. L’enchanteur réfléchit. -Je loue ton courage, Maella, cependant je refuse de t'envoyer vers une

mort certaine… -Une mort qui sera une délivrance ! répliqua-t-elle sur un ton où

transparaissait une profonde détresse. Elle ajouta, de manière à le convaincre : -J'aurais pu agir sans ton consentement. -Qu'est-ce qui t’a retenue ? demanda-t-il pour sonder ses intentions. -La peur des représailles. Partir seule du camp aurait pu être interprété

comme une fuite. Vous auriez tous été punis par ma faute. Par contre, j'ai repéré un vigile, et depuis quelque temps j'essaie d'attirer son attention. Amène-moi jusqu'à lui avant qu'il ne soit relevé de ses fonctions.

-Tu avais donc tout prévu, constata le prêtre enchanteur. Comme il semblait hésiter, elle se répartit de son calme. -Le jour va bientôt se lever. Je t'en prie, accompagne-moi. Son âge vénérable lui dictant la sapience, il tenta de la dissuader. -Ne veux-tu pas remettre cette initiative à demain ? -Demain, je n'en aurai peut-être plus la force. Devant la détermination de Maella, il accepta. -J'avais lu dans le vol des oiseaux que tu devrais souffrir longtemps

avant de trouver le repos, avoua-t-il en saisissant sa main. Sur ces mots ils sortirent et se dirigèrent vers l'orée du bois.

***

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Rempli de méfiance, le soldat proféra quelques menaces en brandissant son épée. Instantanément les deux otages s'arrêtèrent et levèrent les bras en signe de soumission. La jeune Séquane expliqua les raisons de sa venue. Le vieillard qui se tenait à ses côtés confirma ses dires.

Devant la requête de la séduisante captive, Allan montra une certaine incrédulité. Mais la Gauloise affichait un air si sincère qu'il s'émut de sa candeur et finit par céder. Il siffla ses compagnons, leur rendit compte des faits.

-Pourquoi la livrerais-tu au chef ? ricana un Germain. Garde-la donc pour toi !

-Tu aimerais que je me couvre de honte en perdant ma virginité, se fâcha Allan, et qu'ainsi mon entourage me mésestime ! Tu sais très bien que je n'ai pas vingt ans !

-Je sais surtout qu'elle te plaît ! Allan maugréa contre l'homme qui le provoquait jalousement. Il

descendit de sa monture et s'approcha de Maella. -Si tu veux mon appui, ma belle, murmura-t-il en liant ses fins poignets,

ne cherche pas à susciter mon désir. Maella ignorait les mœurs étranges de ses bourreaux. Cela contrariait

son plan mais elle ne se démonta pas. Et tandis qu'Allan attachait la corde entravant ses mains à la bride du cheval, elle baissa simplement la tête.

-Allons, en route, ordonna-t-il en regrimpant sur le dos de l'animal. Aveuglément confiante en l'avenir, armée de son audace et de sa

volonté, guidée par la haine qu'elle éprouvait envers le monstre qui lui avait ravi son amour, Maella s'en alla vers son hasardeuse destinée.

Le druide de Gergovia la vit disparaître dans les lueurs livides de l'aube.

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-IX- -Nous approchons, déclara soudain Allan. Maella pâlit. À l'inverse de ses convictions, l'intrépidité l'abandonnait et

une curieuse intuition lui recommandait de renoncer à son entreprise insensée. Elle leva vers son gardien un regard plein d'effroi. Bien qu'elle s'empêchât de le séduire, elle le subjugua par l'éclat de ses prunelles.

-L'agneau aurait-il peur du loup ? dit-il pour se donner une contenance. Il s'aperçut que sa réflexion la plongeait dans un étrange malaise et

qu'elle était sur le point de défaillir. -Il serait dommage de faiblir si près du but, reprit-il en mettant pied à

terre. Allan pointa son index en direction du levant. -À quelques pas d'ici la forêt s'arrête pour faire place aux marécages. Là

où justement se poste Arioviste ! -Alors pourquoi nous attardons-nous ? balbutia-t-elle. -Désolé, ma jolie, mais les ordres sont formels : à partir de maintenant,

interdiction absolue de prendre des repères. Il tira d'une sacoche un morceau d'étoffe, banda les yeux de sa

prisonnière. Il dénoua ensuite les longues nattes, passa sa main dans les cheveux défaits. Les mèches ondulées glissèrent le long de ses doigts épais comme une eau vive dorée par un soleil d'été. Maella tressaillit. Ce geste lui rappelait les rares moments de tendresse qu'elle avait récemment connus, ils lui remémoraient ce fragile bonheur dans lequel elle avait mis toute sa raison d'exister. Son cœur se serra douloureusement. Elle eut alors un brusque mouvement de tête et se dégagea de cette caresse qui lui procurait une violente répulsion. Le Germain crut à une vertueuse indignation, à une sorte d'avertissement. Il se ressaisit, prit le bras de l'otage, le maintint fermement.

-On dirait que tu as retenu les consignes ! Avance, je te guiderai ! Il pouffa et, presque vexée, elle devina sa stupidité à travers sa réaction

grossière. Un mercenaire borné obéissant à ses supérieurs, voilà ce qu'il était. Mais elle n'avait pas le choix. Elle se laissa conduire docilement. Lentement, ils reprirent leur marche et Allan, comme il l'avait promis, dirigea ses pas.

En dépit de sa cécité, Maella constata que le paysage changeait. Il y eut d'abord un tiède rayon qui chassa l'ombre fraîche où elle avait jusqu'à présent évolué. Puis le doux ramage des oiseaux des bois s'estompa, remplacé par les cris de la faune lacustre. Le sol aussi se modifia. Un terrain mou et spongieux se substitua au sentier dur et caillouteux. Enfin, Maella soupçonna la présence humide de brumes légères et éparses.

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Ayant perdu une partie de ses sens, elle transforma la façon de se représenter les événements et finit par se soustraire du monde matériel. Peu à peu, elle s'imbiba de la connaissance spirituelle, s'inquiéta même de l'étrange pouvoir que cela lui procurait. Un lointain souvenir revint alors à sa mémoire : une conversation entre son oncle et un jeune aveugle à laquelle elle avait jadis assisté…

-Comment sait-il tout cela ? s'était-elle étonnée une fois le devin reparti. -Ceux qui ne voient pas sont aptes à pénétrer les mystères, avait

répondu Yann. Ils possèdent la compréhension intime de l'univers, la possibilité de découvrir les choses cachées. Ils remarquent ce que tes yeux, à force de fixer, ne discernent plus.

Maella médita les propos du Sage, en saisit la signification. Elle aussi possédait le don de déceler d'invisibles secrets. Elle sonda le décor qui l'entourait, repéra à travers l'opacité devenue familière l'influence des divinités, entendit les messages sacrés formulés par les animaux aquatiques. Tout près d'elle, le grand héron cendré, au long cou, aux pattes frêles, à l'allure prudente, lui enseignait la vigilance ; un peu plus loin, les canards à la voix nasillarde lui inculquaient la confiance et l'espoir ; et ici, la frôlant presque, le cygne blanc, majestueux et pur, symbole de l'amour, tentait de la séduire sans l'effrayer.

La captive d'Allan continua de se détacher des voies terrestres. Il lui semblait dorénavant flotter au-dessus de la réalité, pareille à un nuage fluide ondoyant au vent. Elle rejoignit bientôt l'endroit idyllique où les consciences puisent leur énergie et s'imprègnent de vérité. Maella demeura quelques instants sur le seuil de l'empire céleste, eut le loisir d'observer un duel entre les ténèbres et la lumière. Elle sut alors que les forces du mal s'opposaient aux forces du bien, que deux âmes, à cause d'elle, se livraient un combat sans merci et que son sort dépendrait du vainqueur.

Parce qu'elle rêvait d'eux chaque nuit, parce que leur lutte acharnée et permanente tourmentait si fréquemment son sommeil, Maella se douta qu'il s'agissait de ses aïeux.

*** -La promenade est finie ! s'exclama Allan. Surprise dans ses pensées, Maella sursauta. Profondément troublée, elle

oublia de prendre garde où elle posait le pied, trébucha sur le relief accidenté du terrain. Mais le soldat la retint, réussit à amortir sa chute, parvint à la redresser. Maella s'arrêta, reprit son souffle, tendit l'oreille, écouta les bruits d'alentour. La brise du matin lui ramena des éclats de voix et des hennissements. Comme elle demeurait figée, le cheval qui l'accompagnait secoua nerveusement sa crinière en renâclant. Il trépida, impatient de retrouver ses congénères.

-Tout doux ! lança Allan pour calmer l'animal. Puis, s'adressant à la jeune Séquane :

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-Je vais avertir Arioviste. Le garde libéra la bête, passa l'extrémité de la cordelette qui serrait les

mains autour de la tige frêle d'un jonc, enfourcha sa monture. -Toi, tu ne bouges pas d'ici, fit-il, menaçant. Maella se sentit tout à coup abandonnée. Une horrible incertitude

l'envahissait, grandissait, devenait insupportable. Une idée l'obsédait : et si elle avait pris tant de risques pour rien ? Malgré sa volonté, elle céda à l'affolement.

-Reviens ! supplia-t-elle. Intrigué par sa requête, il rebroussa chemin. -Que veux-tu ? -Allan, j'ai une faveur à te demander…je me suis bien comportée avec

toi, alors tu peux me dire…mon ami Loïc, est-il en vie ? Il hésita et son silence lui parut une éternité. -Il l'était encore hier. -Allan, autre chose, osa Maella, Arioviste…comment est-il ? Le Germain ricana. -Arioviste ! Je ne connais de chef plus cruel, d'homme plus

imprévisible, plus impitoyable aussi ! Un fauve indomptable et sanguinaire, voilà ce à quoi il ressemble !

Il se pencha vers elle. -Ce soir, murmura-t-il sur le ton de la confidence, ou tu seras morte, ou

tu dormiras à ses côtés… Après quoi il s'éloigna. Maella resta seule un long moment, livrée à la

peur et à la répugnance que ces paroles lui inspiraient. ***

Arioviste poussa le rideau d'un violent coup de pied et sortit de la tente. Il avait suffisamment réfléchi. Sa décision était prise : il attaquerait aujourd'hui, à l'heure où le soleil est au plus haut de sa course. Car tout concordait pour lui assurer une éclatante victoire. Les gens de guerre composant son armée se tenaient prêts au combat, les magiciennes lui avaient révélé un avenir heureux, et ces stupides Gaulois, amassés dans la plaine voisine depuis des mois, avaient fini par l'oublier ! Rien d'étonnant ! L'automne dernier, ils avaient planté leurs enseignes, dressé leur camp en face de lui dans le but de le vaincre, de l'obliger à reculer. Mais lui, Arioviste, avait simplement refusé la bataille, il s'était retranché à l'abri des marais. Et tandis que ses adversaires, inactifs, s'énervaient, se désorganisaient et négligeaient le danger, il avait appelé à l'aide ses compatriotes. Plus de cent vingt mille hommes avaient répondu à l'appel. Incessamment et à l'improviste, il écraserait ces vauriens.

Arioviste tira une orgueilleuse satisfaction de la situation. Un sourire cruel détendit ses traits. Hautain et méprisant, il passa devant ses chefs de troupe, leur hurlant ses ordres. Puis il décida de s'accorder un instant de repos. Comme il cherchait un moyen de se divertir, il repensa à l'otage qui lui

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demandait audience. Une fille ayant l'impudence de le déranger dans son propre repaire ! L'histoire l'amusait. Finalement, il avait eu raison de ne point la faire exécuter. En quelques enjambées, il atteignit la cabane où attendaient les condamnés.

-Ouvre ! commanda-t-il. Allan ôta la planche de bois barricadant le réduit crasseux et exigu. La

porte bascula, émit un sinistre craquement. Une vive clarté balaya la pièce. -Arioviste, susurra Loïc à sa compagne d'infortune. Le tyran se posta à l'entrée de la geôle. Sa carrure imposante barra le

passage aux timides éclats de jour qui tentaient encore de s'infiltrer. Il toisa les deux captifs serrés l'un contre l'autre, tapis dans une sordide obscurité.

-Debout ! exigea-t-il. Malgré les chaînes qui le blessaient, Loïc se hissa et aida Maella à se

lever. Il savait que désobéir les enverrait au trépas. Arioviste s'avança vers la Séquane.

-Ainsi, tu voulais me parler, commença-t-il sur ton anormalement amène.

Retrouvant son courage, elle répondit froidement, sans détour : -Je t'implore de gracier Loïc. Il fut surpris par son hardiesse. -Et tu crois que je vais satisfaire ton caprice ? fulmina-t-il en arrachant

le bandeau qui dissimulait une partie de sa face. Enfin délivrée de son joug, Maella put identifier l'assassin de son

fiancé. Elle le considéra avec dégoût. L'exécration chassa la peur qui jusqu'alors l'habitait.

-Par tous les dieux, s'étonna-t-il en l'enlaçant, jamais je n'ai vu de semblable beauté !

Elle tenta d'esquiver l'étreinte mais il l'empoigna aux épaules, l'empêcha de bouger. Il la maintenait si près de lui qu'elle respirait son souffle brûlant.

-Si tu espères ma clémence, n'essaies surtout pas de m'échapper ! Sans lâcher sa prise, il montra dédaigneusement le fils d'Amédorix. -Loïc, je suppose… Maella acquiesça. -Tu dois donc l'aimer pour t'être exposée à si grand péril ! -Non, c'est son frère que j'aimais. Mais tu l'as tué. Elle n'en dit pas plus car les images du passé ravivaient son chagrin. -Je tue qui bon me semble, s'énerva Arioviste, et tes aventures

sentimentales commencent à me lasser. Il dévisagea sa proie, s'interrogeant sur la façon dont il en abuserait.

Une joie perverse illumina soudain son expression d'ordinaire glaciale. -Épouse-moi et j'affranchis ce misérable !

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Loïc s'interposa : -Refuse, Maella. Il veut te réduire en esclavage. Il a déjà plusieurs

femmes17… Arioviste, furieux, gifla l'insolent. Puis il attrapa Maella par les

cheveux, dégaina son poignard, appliqua la lame tranchante sous son menton. -Allan ! vociféra-t-il. Le garde se précipita à l'intérieur de la pièce. -Ton approbation devant mon témoin, reprit le chef des Germains, ou je

vous égorge, Loïc et toi ! Maella hésita. La mort n'était-elle pas préférable à l'assujettissement ?

Elle s'apprêtait à rejeter la proposition lorsqu'une idée traversa son esprit : en vivant auprès d'Arioviste, elle aurait certes plus de chances d'assouvir sa vengeance, elle trouverait un moyen de le supprimer.

-J'accepte, dit-elle d'une voix faussement consentante. -Le buisson d'aubépine était donc maudit, constata tristement Loïc. Arioviste éclata d'un rire cynique. -Allan, enjoignit-il, amène-la dans la hutte de mes concubines. Quant

au Gaulois, renvoie-le à ses guerriers. Je me ferai un plaisir de le tailler en pièce sur le champ de bataille !

Il se préparait à partir mais un détail l'agaçait : le prisonnier dévoilerait certainement sa stratégie.

-Coupe la langue à ce traître, conclut-il en tournant définitivement les talons.

Nonobstant les supplications de Maella, Allan s'exécuta sans pitié. ***

Loïc s'écroula dans l'herbe encore humide de rosée et demeura couché un moment, épuisé. Il ne pouvait ni cracher, ni avaler, ni hurler sa douleur. Il s'étouffait avec son sang. Péniblement, il réussit à reprendre son souffle et rampa jusqu'au sommet de la colline. Arrivé au point culminant du mont, il se hissa en s'appuyant sur le tronc d'un arbre solitaire. Alors sa surprise fut à la hauteur de sa souffrance : devant lui, à quelques portées de flèches, les Gaulois se trouvaient rassemblés. Loïc observa les bannières. Il reconnut tout d'abord les couleurs de son père puis, stupéfait, il s'aperçut que flottait à leur côté l'étendard des Éduens. Ainsi les deux peuples, flanqués de leurs clients, étaient à présent soudés. Les anciens ennemis s'étaient alliés, faisant force commune pour anéantir les Germains. Et beaucoup de nations les soutenaient.

Le fils d'Amédorix réalisa qu'un lamentable désordre régnait au sein des tribus. Dirigeants et soldats semblaient inconscients de l'imminence du danger. Il rassembla le peu de force qui lui restait et se dirigea vers les siens.

***

17 Arioviste était polygame.

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Presque sans lutte ! Il les avait massacrés, refoulés, ne rencontrant qu'une résistance dérisoire ! Telle une vague gigantesque et destructrice, son armée avait déferlé, laissant derrière elle un spectacle de désolation. Maintenant, plein de morgue et de superbe, juché sur un magnifique alezan, il se pavanait devant une foule délirant d'enthousiasme. Arioviste, l'invincible, le maître absolu, exhibait sa beauté et son génie. Gonflé d'orgueil, le torse nu, sa toison aux reflets cuivrés effleurée par le zéphyr, il criait ses projets au milieu des acclamations, il commentait avec emphase les prouesses militaires, il dominait et fascinait. Ses intentions étaient claires : dans l'immédiat, il ne pousserait pas ses conquêtes, il s'installerait durablement sur la rive gauche du Rhin. Car son premier objectif consistait à offrir aux gens de sa race les riches terres qu'il venait de conquérir. Cependant, que les Germains ne s'inquiètent pas de cette accalmie passagère. Il maintenait ses prétentions sur la Gaule : un jour, le pays entier lui appartiendrait. Déjà, de manière à afficher sa supériorité, il avait réclamé aux vaincus de lourds tributs, exigé de nombreux otages, en particulier des Éduens.

Son discours achevé, le conducteur de guerre leva les bras, autorisant ainsi la horde qui l'adulait à se disperser. La nuit commençait à tomber et les combattants étaient impatients de fêter leurs exploits. Arioviste poussa un soupir d'aise. Evidemment, il partagerait leurs joies. Mais alors que ces rustres sombreraient dans l'ivresse, il les quitterait et savourerait sa victoire en compagnie de sa nouvelle épousée.

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-X- -Arioviste… Les dieux lui ont donné la Gaule, puisque dans cette

bataille il a vaincu l'ensemble des peuples gaulois qui s'étaient présentés devant lui.

Amédorix, le chef de Vesontio, avait exprimé ce que tous pensaient mais n'osaient avouer.

-Nous avons pourtant vaillamment combattu, ajouta-t-il. Il souleva l'étoffe qui cachait ses membres inférieurs, dégagea son

moignon putrescent. -La preuve, fit-il en grimaçant de douleur et de dégoût. -Ne t'agite pas, conseilla le druide Luern, en recalant le mutilé dans son

fauteuil. -Il a raison, renchérit le souverain de Séquanie, les puissances

surhumaines nous ont abandonnés. -Les dieux n'ont fait que sanctionner nos fautes, reprit Amédorix. Cet

échec est dû à notre désunion. Il aurait fallu un accord absolu entre nos nations. -Je vous avais avertis, reprocha Luern. L’aide des Éduens ne pouvait

pas être efficace. Vous aviez décimé leurs troupes auparavant… appuyés par Arioviste !

-Si les Éduens n'avaient pas joué au plus forts en créant des accointances avec Rome, nous n’aurions certainement pas sollicités le Germain, se défendit le roi séquane.

Il ajouta, comme pour se rassurer : -D’ailleurs, ne nous préoccupons plus de Rome ! Le chef éduen

Dumnorix ne m’a-t-il pas juré de ne plus jamais recourir à cette alliance ? -Tu as tort de négliger le problème, désapprouva sévèrement Luern. Je

te remets en mémoire qu'un autre Éduen a refusé de prêter serment et qu’il s'agit du propre frère de Dumnorix, Diviciacos, le plus riche, le plus influent de son pays, et de surcroît pontife de la religion druidique. As-tu déjà oublié que pour ne point t’obéir il s'est réfugié dans la capitale italienne …où il demeure encore ? J'ai même appris par ouï-dire qu'il était l'hôte de Cicéron.

-Je vais m’occuper de ce traître sur-le-champ ! - Il y a d’abord un désastre à réparer, continua le druide de Vesontio, et

une entente à conclure. Le religieux, qui jusqu'alors se tenait immobile, se mit à arpenter la

pièce éclairée par un unique flambeau. Ses allées et venues faisaient vaciller la flamme et son ombre errait mystérieusement sur les murs comme un spectre. Un long moment s'écoula.

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-Je t’ai secrètement convoqué ici, dans la maison du responsable de Vesontio, non point pour te moraliser mais plutôt pour te parler d'auspices, déclara-t-il enfin au roi séquane d’un ton calme et assuré.

Il cessa de marcher. Un silence impressionnant emplit la salle. Le souverain frissonna d'appréhension. D'un revers de manche, Amédorix essuya son front fiévreux.

-C'était au soir de la grande défaite, poursuivit le mandataire des dieux. L'astre de Bélénos ensanglantait l'horizon. L'ombre envahissait déjà la terre. Un vol d'oies sauvages passa alors au-dessus de la plaine couverte de cadavres. Ces messagers de l'Autre Monde suivaient la déesse Ritona qui transportait sur son dos les âmes de nos valeureux guerriers. Tous s'en allaient rejoindre la région neutre et éternelle où les héros trouvent la connaissance et la force. Soudain, les oiseaux furent éblouis par les derniers rayons rougeoyants du soleil, ils dévièrent, ils s'égarèrent dans le ciel…

-Qu'advint-il alors ? murmura Amédorix, effrayé. -Se rendant compte de l'erreur qu'elles commettaient, trois oies se

détachèrent du groupe. Elles regardèrent à l'opposé de la lumière aveuglante, rectifièrent leur trajectoire et conduisirent leurs semblables dans la bonne direction.

-Comment interprètes-tu ce phénomène ? -Une seule oie n'aurait jamais réussi à convaincre le cortège de la

divinité, répliqua le Luern de façon énigmatique. -Où veux-tu en venir ? demanda le souverain de Séquanie, intrigué. -À la révélation mystique. Voici les conjectures que j'ai tirées de ce

signe : chez nous, Gaulois, une monarchie unique favoriserait les conflits civils, elle ne pourrait assurer la discipline ni maintenir l'ordre. Mais en confiant les affaires aux trois peuples les plus puissants, l'obéissance et la discipline s'établiraient dans tout le pays. La domination de trois nations unies au sein desquelles l'autorité suprême demeure incontestée nous préserverait de l'emprise des Germains et éviterait des alliances avec Rome.

Le druide considéra avec sévérité l’homme à qui ses conseils s'adressaient.

-Parce que je lis dans ton cœur, je connais tes intimes convictions, et je sais que tu brigues le titre suprême de roi des Gaules. Mais tu n’es pas le seul. Parmi tes principaux rivaux, je citerai les plus dangereux : l’Éduen Dumnorix et le chef helvète Orgétorix.

Le druide de Vesontio se livra à une profonde réflexion. Il ne mésestimait aucune dissension et le rôle d’analyser les situations difficiles, d'arbitrer les disputes, de mettre fin aux désordres, lui incombait. Il utilisait toujours son savoir, son expérience et sa sagesse pour mâter les nobles belliqueux mais aussi pour les exhorter au courage.

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-Tous les trois, vous rêvez essentiellement de gloire, quitte à vous détruire mutuellement. Prenez garde cependant ! Car la domination exclusive d’un État favorise la division, multiplie les conflits. Souvenez-vous de Celtill l'Arverne. Sa tentative d'unification l'a conduit sur le bûcher…

-Je commence à comprendre, songea Amédorix, devinant l’analogie entre les trois chefs et les trois animaux décrits par le prêtre.

-Par contre, en unissant vos forces, non seulement vous vaincrez Arioviste, mais en plus vous dompterez la Gaule entière. Vous resterez chacun le monarque absolu de votre nation, vous reconstituerez une formidable armée et à vous trois vous gouvernerez la Celtique. Conjointement, vous nous sauverez et de l’anarchie et de l’étranger.

Il saisit sa baguette, cingla l'air, proféra quelques formules magiques. Puis ses propos devinrent âpres et menaçants :

-Par mon intermédiaire, les dieux ont exprimé leurs volontés. Roi de Séquanie, ne refuse surtout pas de te plier à leurs exigences ou le malheur s’abattra sur ton peuple !

Le personnage le plus influent du pays, celui devant qui les foules tremblaient, se contenta d'acquiescer d'un mouvement de tête. Sentant qu'il l’avait persuadé de la nécessité d'agir de concert avec ses adversaires, le druide de Vesontio se rassit et changea de conversation.

-Je dois procéder à un sacrifice, annonça-t-il calmement. Mais auparavant, il m'est indispensable de m'entretenir avec Amédorix. Je te prierai donc de quitter momentanément les lieux.

Le souverain s'inclina. Mais au moment où il se retirait, un jeune homme surgit d'un recoin obscur et se faufila derrière eux. Le prêtre le rappela.

-Non Loïc, reste. J'ai grand besoin de toi. ***

Luern s'approcha du malade, se pencha sur le corps amaigri et l'ausculta minutieusement. La respiration saccadée, le pouls rapide, la moiteur de la peau, la puanteur de la plaie, ne laissaient rien présager de bon. Il avait pourtant nettoyé les chairs avec des infusions de sauge, appliqué alternativement des onguents à base de violettes de montagne et des cataplasmes à la racine de guimauve. Malgré les soins quotidiens, la blessure continuait de suppurer et l'état d'Amédorix ne cessait d'empirer.

Sous le regard étonné de Loïc, le druide sortit d'une poche dissimulée à l'intérieur de sa tunique un petit galet rond et lisse qu'il déposa sous le matelas de son patient.

-Je t'ai rapporté la pierre qui guérit de la fièvre, expliqua-t-il. -Alors tu es allé à la source de santé ? demanda le chef de Vesontio. -Comme je te l'avais promis. Là-bas, j'ai prié la déesse Séquana. Pour

obtenir ta guérison, j'ai jeté dans ses eaux pures une sculpture en bois représentant ta jambe. Ensuite j'ai ramassé le caillou magique.

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Amédorix n'avait pas l'air convaincu. -Je t'en remercie, mais hélas les divinités m'ont condamné, se lamenta-

t-il. Le triomphe des ennemis a déclenché leur colère. Songe qu'à cause du coup d'épée fatal d'Arioviste je ne leur ai offert aucun butin, aucune victime. Je les ai lésées de la part qui leur était due.

-La vie pure et droite, la foi et le courage, sont les dons préférés des dieux, affirma le druide pour atténuer la souffrance morale de son interlocuteur.

-Même sur le champ de bataille ? se soucia le guerrier. -Même sur le champ de bataille, répondit posément Luern. Le chef de Vesontio geignit de douleur. Puis l'élancement s'estompa. -Je dois te parler d'un problème important, reprit alors le prêtre. Il y a

de cela des lunes, avant l'offensive contre l'Éduinie, je t'avais annoncé la victoire et la vie sauve pour tes garçons retenus en otage. Or, si la première prédiction s'est avérée juste, un sortilège a nui à la deuxième. Je crains qu'un esprit malfaisant ne soit venu déjouer les forces du destin.

Il se tourna vers Loïc qui s'agitait nerveusement en émettant des sons incompréhensibles.

-Ton frère Mark n'aurait jamais dû mourir ainsi. Il caressa distraitement sa longue barbe chenue, se laissa guider par ses

pressentiments. -Aurait-il rencontré quelqu'un de maudit au camp des captifs ? Le fils aîné d'Amédorix opina tout en dessinant avec ses mains des

lignes sinueuses. -Une femme ? Loïc approuva par quelques mouvements de satisfaction. Il porta

ensuite ses doigts à ses lèvres, à son cœur, mima une étreinte. -Il était amoureux… La réponse semblait convenir mais le jeune homme désirait

apparemment dévoiler autre chose. Ne sachant par quels gestes s'exprimer, il perdit son calme. Le druide l'incita à la patience.

-Je sais que perdre la parole demeure la pire des punitions pour un Gaulois, compatit-il. Cependant je connais ton intelligence et tes capacités. Prends ton temps et pense mûrement.

Loïc attendit un moment. Soudain un éclair de génie illumina son esprit tourmenté. Il ôta son collier, le remit à son père. Après quoi il se précipita sur le coffre contenant les trophées, choisit un crâne.

-Le torque d'or, murmura Amédorix, et la tête du chef éduen… -Le charcutier de Brénod, déduit Luern. Loïc confirma la proposition par un large sourire. -Il y aurait donc un lien entre Gaell et la personne que ton frère

aimait…

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Il saisit le jeune homme par le bras. -Les gens de notre race honorant la fidélité conjugale, il ne peut s'agir

de l'épouse de l'ambact… Sa mère ou son enfant, cela me paraît tout à fait improbable…Sa cousine ou sa sœur, pourquoi pas ?

À l'émission de la dernière hypothèse, Loïc poussa un cri de joie. -Ce pourrait être Maella, la fille d'Acco, conclut Amédorix. Gaell m'en

avait si souvent parlé… L'ancien otage d'Arioviste confirma la supposition par un clignement de

paupières. Puis il s'agenouilla devant son père, joignit ses mains, le regarda d'un air suppliant. Le chef de Vesontio déchiffra les pensées dans les yeux qui l'imploraient. Il saisit aussitôt le message.

-Elle court un grand danger et tu désires la sauver. Sais-tu seulement où elle se trouve ? Oui ? Alors, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir.

-Et moi je lèverai la malédiction, ajouta Luern. Comme le blessé montrait des signes évidents de fatigue, il jugea

préférable de suspendre la conversation. -L'heure est venue de procéder à l'immolation, déclara-t-il. Loïc,

conduit le roi de Séquanie au temple. Je vais chercher le prisonnier germain. ***

Contrairement à son habitude, Gaell ne disait mot. Il chevauchait en silence, retenant ses larmes. Cette séparation lui causait un réel déchirement. Une fois encore, il quittait son village, sa chaumière, la belle et tendre Eleen, le petit Conor, et tous ceux qu'il chérissait. Une fois encore le destin lui désignait un autre chemin, celui de la gloire et de l'honneur. Mais s'en reviendrait-il ? Il ne connaissait même pas les raisons précises de ce départ précipité. Les deux cavaliers appartenant à la garde personnelle d'Amédorix ne lui avaient fourni qu'une maigre explication : le chef de Vesontio le rappelait expressément. Gaell n'ignorait pourtant pas qu'il éprouverait une incomparable fierté en retrouvant son bouclier et son épée. Mais présentement, l'affliction effaçait de son âme les plus nobles sentiments. Avec une immense nostalgie, il remonta le long de l'Albarine puis, au carrefour sacré, il changea de direction et s'éloigna du cours d'eau miraculeux.

Le paysage défilait lentement dans le matin qui s'étirait. Le charcutier de Brénod le parcourait des yeux, comme s'il ne devait jamais le revoir, essayant d'ancrer, au plus profond de sa mémoire, les images du bonheur. Pourquoi donc Amédorix l'envoyait-il quérir au mois du noisetier18 ? C'était l'époque qu'il préférait, quand le soleil finit de mûrir les épis, quand on recueille les grains de ce fameux blé gaulois réputé pour la légèreté et la blancheur de sa farine. Avec un pincement au cœur, il s'imagina le plaisir qu'il aurait eu à voir son frère Gwendal étrenner la nouvelle machine19

18 Mois du noisetier : du 5 août au 1° septembre. 19 Véritable moissonneuse, invention des Gaulois.

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confectionnée durant l'hiver, à l'entendre encourager le mulet pour qu'il pousse, à travers les terres dorées, l'énorme caisse creuse terminée par des dents de fer effilées, à regarder Yann étaler le grain broyé par les mâchoires puissantes…

-À quoi songes-tu, l'ami ? Gaell commença par maugréer contre le soldat qui le dérangeait dans sa

rêverie. Mais devant l'humeur joviale de son compagnon, il changea d'attitude et finit par sourire.

-Je regrette de ne pouvoir passer la fin de l'été à Brénod, expliqua-t-il. -Estime-toi heureux d'avoir pu célébrer Lugnasad20 en famille ! -Tu as raison, se ressaisit Gaell, je ne devrais pas me plaindre puisque

j'ai assisté avec les miens à la grande fête annonçant le début des moissons. Il ajouta, mélancoliquement : -Mais je ne pourrai participer à la récolte. Sur nos montagnes, nous

honorons le dieu Lug comme dans la plaine, au jour de l'assemblée des Carnutes. Seulement, le blé n'a pas encore atteint son développement complet et nous devons patienter...

-Lug te comblera autrement, intervint le deuxième garde. Il préside aussi au commerce, aux jeux, aux combats, à la guerre.

-Je l'espère, répondit sèchement Gaell. Les deux soldats s'adressèrent un clin d'œil complice. L'humeur

chagrine du fils d'Acco ne les incitait guère à poursuivre la conversation. Ils s'emmurèrent dans le silence que leur imposait l'ambact et se laissèrent bercer par le trot des chevaux.

*** Gaell s'était déjà replongé parmi ses réflexions. Mais tandis qu'il

s'obstinait à donner un sens heureux à son voyage, de sinistres pensées déferlaient sur son esprit, chassant les illusions auxquelles il s'était jusqu'alors raccroché. De mauvais pressentiments rongeaient ses espérances. Les mêmes idées sombres refluaient sans cesse : la défaite des Gaulois, le récent assassinat des otages séquanes par les Germains, la santé d'Amédorix, l'absence de Litavic, la lune entamant aujourd'hui sa période décroissante. Et l'oiseau des ténèbres, ce hibou mystérieux qui s'était perché sur son toit et avait hululé la nuit durant…

Gaell se sentit soudain submergé par une insupportable appréhension. Son cœur se mit à battre violemment.

-Au galop, hurla-t-il aux hommes qui l'escortaient. ***

Une intuition commune les avait poussés à effectuer d'un trait la dernière étape. Lorsqu'ils parvinrent enfin sur le sommet de la colline surplombant le Doubs, ils ralentirent l'allure, anxieux, et observèrent la vallée en contrebas. Apparemment, l'oppidum n'était pas la proie des flammes.

20 Lugnasad : fête du 1° août.

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Pourtant le spectacle ne s'avérait guère rassurant. L'épaisse fumée qui les inquiétait provenait d'un feu gigantesque situé dans le champ du repos jouxtant les remparts de la cité. Sans se concerter, les trois cavaliers s'engagèrent sur le chemin descendant vers Vesontio. Inspirés par la déesse Épona, les coursiers anticipèrent l'ordre des maîtres. Malgré la fatigue due à l'effort prolongé, ils dévalèrent la pente, ruisselant de sueur sous le soleil ardent. À la terre sèche poudroyant sous leurs sabots s'ajoutait une touffeur d'orage. Ils respiraient bruyamment. Mais la divinité qui veille sur la vie des chevaux les avait dotés de courage, de force et de résistance. En quelques foulées, ils atteignirent le lieu fatidique. À cause du cérémonial somptueux, Gaell et les gardes comprirent qu'il s'agissait des funérailles d'Amédorix.

*** Par la grâce des dieux, ils étaient arrivés à temps. Au fond d'une

énorme fosse étayée de madriers reposait déjà, sur son char démonté, la dépouille mortelle de leur chef. Vêtu de ses habits d'apparat, recouvert de son long bouclier destiné à le protéger dans l'Au-delà, muni de ses plus belles armes, dont l'épée brisée, le casque, la lance et le javelot, le guerrier attendait de paraître pour l'Autre Vie où il mènerait les mêmes combats, où il bénéficierait de la même gloire qui avait été, ici-bas, sa raison d'être. Luern avait déposé près du corps quelques provisions de route pour le grand voyage, ainsi que des vêtements, des offrandes, des bijoux. Il avait ajouté une lettre écrite en grec21 au nom des clients du défunt. C'était une reconnaissance de dette par laquelle ses débiteurs lui certifiaient un remboursement outre-tombe. Enfin il avait allumé le bûcher funéraire où s'apprêtaient à être brûlés vifs ceux qui devaient le suivre dans l'existence future afin de continuer à l'aimer ou à le servir.

Gaell assista, envoûté et subjugué, à l'immolation des proches d'Amédorix. Il y avait, au creux du brasier, hurlant de douleur et de joie, son épouse, ses meilleurs soldats, ses esclaves, sa jument préférée et ses chiens de chasse. Mais alors que les victimes s'offraient en holocauste, le fils d'Acco se souvint qu'il était l'ambact favori du seigneur de Vesontio.

Sans hésiter, il se jeta dans le feu.

21 L’écriture était sacrée et utilisée seulement par les druides. Le grec était utilisé pour les relations diplomatiques et le commerce.

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-XI- Litavic franchit enfin la barrière invisible délimitant l'enclos béni. Avant

de retrouver les siens, il éprouvait la nécessité de renouer avec ses racines profondes, et nul endroit au monde ne lui procurait plus de sérénité que cette clairière enchantée où régnait indéfiniment une parfaite harmonie. Respectueusement, il s'approcha de la source limpide et immortelle, écouta son clair murmure, vénéra la Dame de la Fontaine habitant le lieu saint et incarnant la connaissance druidique. Grâce à elle, il s'imbiba des arcanes du paysage sylvestre, s'aventura aux confins du secret absolu d'ordinaire inaccessible à l'intelligence humaine. Il la pria de lui porter conseil, l'implora de l'aider à se pénétrer du sens du devoir. Puis il contempla le firmament, songea tendrement à son village. Il savait qu'à l'instant où s'allumaient les étoiles, les chaumières s'abandonnaient aux quiétudes du soir. Il savait aussi que les habitants de Brénod s'assoupissaient dans une douce inconscience, que tout leur paraissait calme, reposant. Mais ce n'était là qu'un moment de paix illusoire, une sorte de trêve éphémère. Le cauchemar mûrissait sous le rêve, et ils l'ignoraient.

Longtemps Litavic médita. Ce qu'il avait appris lors de l'assemblée extraordinaire l'avait bouleversé. Depuis ce jour, il avait ressassé les mêmes idées, essayant de saisir le sens des événements. Combien d'heures avait-il passées à vouloir clarifier la situation ! Jamais pourtant il n'était parvenu à la moindre conclusion satisfaisante !

Litavic respira profondément l'air pur de la nuit. À présent, l'esprit reposé, il parvenait à démêler les intrigues. Sans peine il suivait le fil de l'histoire, devinait les cabales qui s'étaient montées dans l'ombre. Il comprenait le projet insensé d'Orgétorix et le malheur qui découlait d'une telle ambition : le roi des Helvètes, soupçonné de tyrannie, s'était donné la mort.

Le religieux marcha lentement autour du point d'eau, dessinant sur le tapis de feuilles mortes un cercle sacré. Bientôt il reçut des puissances surnaturelles la révélation qu'il espérait : toutes les vérités n'étaient pas bonnes à dire, elles amenaient l'abattement ou la révolte, épouvantaient ou chauffaient ces personnalités gauloises fougueuses et instables. Le rôle des hommes réfléchis consistait donc à en masquer par prudence certaines parties, afin d'éviter les combats, les disputes, les peurs irraisonnées. Non, il ne fallait rien changer aux habitudes, continuer à dissimuler les situations désespérées et à exciter les esprits par de folles illusions. Dès demain, Litavic informerait les gens de Brénod, sans leur avouer ses sinistres prévisions, sans leur parler des dangers menaçant leur liberté. Pour le moment, leur sommeil étant déjà bien entamé, il ne pouvait s'octroyer le droit de les priver de repos…

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Soulagé d'avoir résolu ses conflits intérieurs, il s'en fut vers sa demeure où, depuis des lunes, sa femme l'attendait.

*** Le soleil avait repoussé vers l'abîme céleste le beau rideau noir parsemé

de constellations. Puis, en s'élevant, il avait tendu au-dessus de l'horizon un vaste écran nébuleux. Une pluie dense s'était mise à tomber.

Yann observa l'averse. Entre les gouttes épaisses apparaissaient parfois de petits flocons blancs.

-L'hiver approche, lança-t-il en franchissant le seuil de la maison du chef.

-Nous entamons la mauvaise saison, approuva Sylvannus. D'ailleurs, cet après-midi, j'ai prévu de rentrer les bêtes à l'étable.

Il vit la tunique et les braies de son compagnon ruisselant d'eau. -Viens te sécher près du feu, proposa-t-il. Le Sage accepta, s'assit à côté de la cheminée. Instantanément de petites

volutes de vapeur s'échappèrent de ses vêtements humides. -Le druide ne saurait tarder, affirma-t-il. Je l'ai aperçu, à la lisière du

bois. Il revenait du sanctuaire. -Que va-t-il donc nous annoncer ? demanda le forgeron, anxieux. -Chaque fois qu'il réunit précipitamment les membres du conseil, c'est

pour traiter d'affaires fort inquiétantes. Je redoute le pire. Ils n'eurent pas le temps de discuter. Un vent humide s'engouffra soudain

à l'intérieur de la pièce et Litavic apparut, pâle, trempé jusqu'aux os. Sans se soucier de son inconfort, il resta un moment immobile, appuyé sur son bâton, dévisageant les représentants de Brénod, évaluant leur réceptivité.

-La séance peut commencer, dit-il en prenant place dans le fauteuil d'osier qui lui était réservé.

Le druide considéra encore les responsables du village, mais cette fois avec une gravité empreinte de solennité. Il récita une prière à la gloire de la tribu. Il honora ensuite Ogmios, le dieu de l'éloquence, ce vénérable vieillard habillé d'une peau de lion et dont la langue était reliée, par des chaînes en or, aux oreilles de ceux qui l'entendaient. Il représentait l'aisance verbale, la capacité de persuader par la parole. Nul orateur ne pouvait prétendre à un bon discours sans l'avoir pieusement invoqué.

Litavic acheva ses dévotions. L'auditoire se taisait. On entendait crépiter les bûches et, dans la marmite accrochée au-dessus du foyer, bouillir le sanglier.

-Maintenant je requiers toute votre attention. Il évita les tergiversations qu'il jugeait inutiles, entra dans le vif du sujet. -Pendant mon absence, vous avez certainement appris par les passeurs de

voix le suicide d'Orgétorix. Les nouvelles circulent vite en Gaule. Cependant, gardez-vous de la rumeur publique ou de la mauvaise interprétation.

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Litavic prit une longue inspiration. Il devait expliquer, avec des mots simples, l'intrigue politique. Ses propos se teintèrent d'une inflexion plus expressive, révélant une émotion intense.

-Il y a quelque temps, le chef des Helvètes conclut une alliance avec l'Éduen Dumnorix, à qui il donna sa fille, et notre roi Casticos. Certes, cet accord traduisait au départ de nobles intentions : s'unir afin de protéger la Gaule d'Arioviste d'une part, de Rome d'autre part. Le malheur est que ces hommes cherchèrent égoïstement à profiter des circonstances. Chacun de ces trois puissants personnages entama une lutte personnelle, utilisa cette entente pour tirer avantage de la situation et affirmer sa supériorité, abusa de la crédulité des citoyens et fit passer son propre intérêt avant celui de la nation. La tentation était trop forte ! Dumnorix voyait là un moyen de rallier la population à sa cause et d'écraser ainsi Diviciacos, parti chercher refuge de l'autre côté des Alpes.

-La rivalité entre les deux frères divisera toujours l'Éduinie et n'amènera rien de bon, présuma Yann. Surtout si le chef religieux complote avec les Romains.

-Non seulement il a comploté, renchérit le druide de Brénod, mais en plus il s'est présenté en ami, a obtenu audience. Quel spectacle navrant que ce prêtre guerrier en train de pérorer parmi les sénateurs, appuyé sur son bouclier ! Il est évident que lui aussi désire ardemment rétablir la suprématie de son peuple, et la sienne par-dessus tout, avec l'aide des légions. J'ai même entendu dire qu'il voulait l'intervention du proconsul de la Province22 pour délivrer son peuple des fomentations de Dumnorix…

-Alors ça en sera fini de la Gaule ! s'indigna Iseabail. Les Romains s'empareront de l'Éduinie, puis notre tour viendra. Ils nous occuperont, nous soumettrons, nous prendrons nos terres comme ils l'ont fait dans la région du sud bordée par la mer bleue.

-Tu parles juste, Iseabail, et j'admire ta lucidité. Cependant, gardons-nous de trop tôt nous alarmer. Les Éduens n'accepteront jamais d'être dépendants. Ils utiliseront les Romains mais ne leur permettront pas d'asseoir leur domination.

Le Sage intervint : -Je redoute également la déloyauté de Dumnorix. S'il a juré aux

Séquanes de ne point demander assistance aux Romains, jusqu'à quand tiendra-t-il sa promesse ?

-Jusqu'au jour où il aura vraiment besoin d'eux, répondit amèrement Litavic, et cela ne saurait tarder. Alors il nous trahira sans le moindre scrupule et le pacte passé avec Casticos n'aura plus aucune valeur.

-Cet hypocrite déshonore la race des Gaulois ! s'écria Sylvannus. Quelques injures fusèrent. Le religieux exhorta au calme. Il saisit son

bâton, traça sur le sol des ronds, des courbes, des lignes, des angles, de manière 22 Province : pays conquis par Rome, hors d’Italie, et gouverné selon ses lois (voir carte).

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à créer une représentation extrêmement simplifiée de la région. Les membres du conseil se levèrent et se penchèrent sur cette image sommaire qui excitait leur curiosité.

-Ici la Séquanie, affirma Litavic en marquant d'une croix le centre du croquis. À l'ouest, l'Éduinie ; à l'est, l'Helvétie ; au nord-est, les Germains Suèves d'Arioviste ; au sud-est, séparés par les hautes montagnes mais proches tout de même, les Romains et Diviciacos. Là le Rhin qui ne nous protège plus entièrement, là le lac immense…Comme vous pouvez le constater, nous sommes encerclés par des ennemis potentiels, les plus sournois étant pour l'instant nos voisins éduens. Si notre roi Casticos a accepté la fameuse alliance, c'est qu'il se sentait pris dans l'étau formé par Dumnorix et Orgétorix. Il se méfiait de ces deux hommes unis par accords tacites et des solides liens parentaux. Mieux valait qu'il s'associât avec eux plutôt qu'il ne devînt leur adversaire commun. N'oubliez pas qu'un mariage unit étroitement les familles. Et même s'il s'agit d'un arrangement politique, il n'a jamais lieu sans l'amour réciproque des deux partis, d'où sa force et son indestructibilité.

Le druide de Bénod laissa à ses auditeurs le temps d'assimiler ses propos. -Revenons à Orgétorix, reprit-il. Par ses habiles manœuvres, le chef

helvète s'assurait l'amitié de ses proches voisins dont il avait réellement besoin. Car, conscient de posséder un territoire étroit et persuadé de l'invasion imminente des Germains, il désirait conduire son peuple vers de riches prairies, il avait l'intention de s'établir avec les siens en Saintonge23.

-En Saintonge, rêva le bûcheron, au bord de la mer qui n'en finit pas… -Déjà il concevait le départ, projetait de construire des chariots,

d'emmagasiner de la nourriture. Déjà, sachant que les Romains entraveraient sa route, il négociait un passage avec Dumnorix, le priant de convaincre les Séquanes ou leurs clients, Allobroges ou Ambarres, à lui ouvrir les frontières.

-Notre roi aurait-il accepté ? demanda Gwendal. -Il n'aurait pas eut le choix. Mais la question ne se posa pas. L'entreprise

de l’Helvète tourna vite à la catastrophe. Bientôt son attitude inquiéta les druides et on finit par l'accuser de vouloir mener la nation à la ruine. On lui reprocha aussi d'ambitionner le titre de souverain de la Gaule. Il fut alors convoqué par le grand conseil des sages. Il s'y rendit, suivi d'une horde de dix mille hommes : clients, aventuriers, esclaves affranchis…

Litavic se rassit et posa son bâton. Les yeux dans le vague, il acheva l'histoire.

-Une cruelle déception attendait Orgétorix : à part ses fidèles amis ou les mercenaires qu'il soudoyait, tous s'étaient ligués contre lui. Ceux qui l'accompagnaient le défendirent vivement et voulurent le soustraire à l'ignominie. La manifestation tourna vite à l'émeute, une guerre civile faillit éclater. On fut contraint d'en venir aux armes pour imposer la lecture de la 23 Sintonge : Charente et Charente-Maritime.

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sentence. Le tribunal suprême condamna Orgétorix à périr sur le bûcher, comme Celtill… C'est pour échapper à une mort infamante que le roi helvète décida de mettre un terme à son existence.

-Qui le remplace à présent ? se soucia Yann. -Un nouveau chef. Il s'appelle Divico. -Connais-tu ses desseins ? Le druide de Brénod fronça les sourcils, préoccupé par le problème. -Le nouveau dirigeant a constaté que la pression germaine s'intensifiait et

a reconnu qu'Orgétorix avait raison. Il a alerté et persuadé les tribus helvètes : ensemble ils préparent une migration massive.

Litavic s'engagea dans une longue dissertation. Il évoqua les conséquences d'un tel acte, pesa le pour et le contre, exposa ses opinions. Il insista sur la nécessité de maintenir la paix entre les différents peuples celtes. Néanmoins, il jugea préférable de ne pas dévoiler le péril que représentait l'avancée d'une foule innombrable à travers la Séquanie, afin d'éviter de déclencher une angoisse collective et incontrôlable, ou une haine prématurée. Jamais, de mémoire de Gaulois, un tel déplacement ne s'était fait sans heurs, sans pillages, sans massacres. Litavic était persuadé que le principal danger venait des Helvètes. Ce mouvement de population, en plus du saccage qu'il entraînerait, attirerait la colère de Rome et peut-être celle d'Arioviste. Le feu couvait sous la cendre, et d'ici peu, un gigantesque incendie risquait de dévaster le pays.

Litavic et les membres du conseil discoururent la matinée durant sur la conduite à tenir. Enfin, lorsque le druide jugea que l'attention du groupe se relâchait, il brandit sa branche de chêne, permit à chacun de se détendre en s'exprimant librement. Aussitôt, dans la pièce, un tumulte s'éleva. Profitant du désordre général, le druide de Brénod se tourna vers Yann.

-Qu'en penses-tu, toi qui possède la science infuse des devins ? Le Sage fixa le prêtre, mais au-delà du regard bleu, c'était l'avenir qu'il

explorait. -La lente agonie de la Gaule a commencé, répondit-il après une profonde

méditation. Litavic posa sa main sur l'épaule de Yann. -Merci pour ta franchise, et que cela reste entre nous, lui confia-t-il tout

bas. Et tandis que Yann approuvait d'un signe de tête, il sortit discrètement et

se dirigea vers la maison d'Acco. ***

Litavic poussa doucement le rideau de cuir et pénétra dans la chaumière. -Je te salue, Eleen. L'épouse de Gaell lâcha son ouvrage, alla à la rencontre du visiteur. -Je t'attendais, dit-elle en s'inclinant respectueusement.

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Elle s'adressa ensuite à Conor et aux deux filles cadettes d’Iseabail qu'elle surveillait tout en travaillant :

-Venez vous prosterner devant le prêtre et retournez ensuite à vos jeux. Les enfants obéirent avec crainte puis s'adonnèrent de nouveau à leur

divertissement. Litavic montra alors le métier à tisser. -Continue, je t'en prie. Eleen réintégra sa place. Le druide de Brénod prit un tabouret, s'installa

à côté d'elle. Pendant un moment, il regarda les doigts habiles entrecroiser les fils de couleur.

Ils demeurèrent ainsi, sans parler, mesurant le vide dû à l'absence des êtres chers. Gaell, Maella, mais aussi Acco, l'aïeule et même l'aïeul, tous remplissaient la pénombre de leur indéniable empreinte.

Litavic rompit le premier le charme des souvenirs. -Eleen, le druide de Vesontio ne s'est pas rendu à l'assemblée

extraordinaire. Lui seul aurait pu m'apporter des nouvelles de Gaell. En entendant prononcer le nom de son mari, la jeune femme se troubla.

Ses lèvres se mirent à trembler, ses beaux yeux pleins de langueur se remplirent de larmes.

-J'espérais un message, un signe… dit-elle d'une voix mouillée. -Eleen, il ne faut pas céder au découragement, répliqua le religieux d'un

ton ferme et rassurant. Elle s'empêcha de pleurer, hocha la tête mélancoliquement. -Et Maella ? murmura-t-elle. -Aucun renseignement ne m'est parvenu à son sujet. Crois-moi, j'ai

remué ciel et terre pour capter le moindre détail la concernant. Mais hélas sans succès.

-Si tu savais comme ils me manquent, tous les deux… Eleen posa la navette sur ses genoux. -Dans ton âme pure brille la flamme de la passion, assura Litavic. Ne

laisse surtout pas sa lumière s'éteindre. Elle te permettra de trouver l'énergie nécessaire pour lutter. Cette énergie, Eleen, te rendra ceux que tu aimes car elle les aidera à vivre.

Eleen s'imprégna des pensées du druide. Machinalement, elle reprit la lamelle de bois, exécuta de rapides va-et-vient, délia la laine, palpa le tissu déjà formé.

-Encore une chose, ajouta Litavic. Ton fils Conor, je souhaiterais qu'il suive mon enseignement dès ce jour. Je désire ardemment lui transmettre mes connaissances. Les premiers temps, je le prendrai seul afin de l'initier. Plus tard, il fera partie du groupe que je réunis dans la forêt.

Elle fut saisie d'étonnement, ne sut que répondre, parut hésiter. -J'en suis très flattée, balbutia-t-elle, et te remercie… Elle ajouta en rougissant :

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-Puis-je me permettre de te demander pourquoi tu l'as choisi ? Litavic sourit, attendri par la timidité et la sincérité d'Eleen, consentit à

sa requête. Il lui devait une explication : il avait l'absolue certitude des faits et elle méritait de savoir.

-Parce qu'il est la réincarnation du dernier fils d'Acco. L'épouse de Gaell se leva, s'approcha du petit garçon, le prit doucement

par la main. -Le prêtre va s'occuper de toi, dit-elle à son enfant qui l'interrogeait du

regard. Le druide de Brénod se redressa, alla à la rencontre du plus jeune de ses

disciples. -Grâce à lui, j'anéantirai les influences maléfiques, souffla-t-il à l'oreille

d'Eleen.

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-XII- La torche placée sur le mur de bois éclairait la couche de ses reflets

dansants. Arioviste se redressa sur un coude, contempla l'épouse qui dormait à ses côtés. Par tous les dieux, jamais il n'avait possédé de pareille beauté, jamais une créature ne l'avait à ce point fasciné. Il admira les longues mèches blondes éparpillées comme une gerbe de blé, le visage aux traits lisses, le teint si clair qu'il semblait transparent.

-N'es-tu encore qu'une enfant ou possèdes-tu le secret de l'éternelle jouvence ? murmura-t-il en effleurant la peau tendre et veloutée.

Maella poussa un léger soupir, leva des paupières lourdes de sommeil, distingua à travers l'écran flou de ses rêves l'homme penché sur elle. Elle voulut le repousser mais il l'en empêcha par la seule force de son regard. Puis, attendri par sa faiblesse et sa candeur, il sourit, se rapprocha lentement. Maella tenta vainement de le mépriser en tournant la tête. Cependant, ne tenant aucun compte de l'humeur de sa favorite, Arioviste céda à son élan, la serra jusqu'à l'oppresser. De nouveau, elle s'abandonna à son étreinte, éprouvant, malgré la haine qu'elle s'était juré de lui réserver, le bonheur inavouable de se soumettre à sa volonté.

Il en était ainsi depuis son maudit mariage. Maella subissait l'assaut de pulsions contraires et son cœur, trop souvent, se déchirait. Tant qu'elle se trouvait parmi les concubines, elle nourrissait une aversion farouche, un dégoût profond pour ce despote exécrable, souhaitant qu'il ne la choisît pas, suppliant le ciel qu'il ne la désirât plus. Mais il arrivait sans prévenir dans la maison des femmes, l'arrachait à la douce affection de ses compagnes sans même lui demander son avis. Dès cet instant, sa répulsion commençait à s'estomper.

Comment parvenait-il à l'envoûter de la sorte ? Par quelle magie, après une lutte insignifiante, cédait-elle, remplie d'une joie secrète, à ses avances ? Par quel sortilège son désir de vengeance s'évanouissait-il, remplacé par un irrésistible penchant ? Dans les bras du Germain, la Séquane oubliait d'où elle venait, qui elle était, ses souvenirs se dissipaient et son ancien fiancé lui paraissait si fade… Arioviste, l'Invincible, le Magnifique, lui appartenait ! La brute aux exploits sanguinaires l'aimait éperdument, et elle en éprouvait une indicible fierté ! Elle le craignait et l'admirait, elle l'éconduisait et l'idolâtrait.

Maella rejeta ses vieux scrupules. Une fois encore, elle ne sut résister au caractère sauvage, fondit devant la fureur bestiale. Une fois encore, il devint, l'espace d'un instant, le plus fou, les plus épris des amants. Ensuite il sombra dans une agréable torpeur.

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-Tu m'étouffes, dit soudain Maella. Elle se dégagea du corps assoupi qui entravait sa respiration en se lovant

comme une couleuvre et disparut sous la peau d'ours. Réveillé en sursaut, Arioviste ne put retenir sa captive. Pris au dépourvu, vexé, il tira furieusement la couverture, emprisonna de sa main énorme la gorge fragile, feignit d'étrangler celle qui le contrariait.

-Tu cherches encore à m'échapper ? grommela-t-il. -Laisse-moi me reposer, supplia la jolie Gauloise en bâillant de fatigue. Elle ajouta : -J'ai besoin d'être seule à présent. -Pas question ! Il n'avait certes pas l'intention de s'incliner aussi chercha-t-elle un

argument plus convaincant. -Tu as d'autres femmes, elles pourraient bien me remplacer. Je vais finir

par les rendre jalouses ! Arioviste partit d'un rire franc, libéra sa proie. L'insouciance de Maella,

son effronterie puérile, sa versatilité, loin de le courroucer, l'amusait, l'amadouait. Il était séduit par les réactions naïves de cette charmante ingénue qui avait à peine l'âge de ses filles et cette façon qu'elle avait de le fuir ravivait sa passion dévorante, réveillait son instinct de prédateur, lui procurait mille satisfactions. Jamais l'idée de la répudier ou de la supprimer n'avait germé dans son esprit car auprès d'elle, il bénéficiait d'un mystérieux apaisement, d'un ineffable réconfort. Il avait insatiablement besoin de sa présence. D'ailleurs, pour calmer ses accès de fureur, il lui suffisait de plonger les yeux aux creux de ses jolies prunelles dont la couleur et la limpidité évoquaient la pureté des grands lacs, et dans lesquelles il ne se lassait pas de se mirer.

-Peu m'importe le dépit de mes conjointes, c'est toi que je veux, répliqua-il durement, et je t'aurai tant qu'il me plaira.

Maella ne répondit pas. En désespoir de cause, elle se blottit contre le torse large et puissant. Arioviste s'en émut. D'un geste protecteur, il ramena la fourrure sur les épaules blanches et délicieusement galbées.

-C'est toi que je veux, répéta-t-il d'une voix chaude et presque suppliante. Mais elle somnolait déjà et ne l'écoutait plus. La voyant nichée au creux

de sa poitrine, sans défense, la sentant soudain si vulnérable, le chef de guerre qui d'ordinaire prenait plaisir à conquérir, torturer et tuer, l'irascible capricieux assoiffé de victoires et d'exactions se surprit à imaginer un amour simple et sans fin.

*** Maella suivit son intuition et partit en direction du soleil couchant.

Bientôt, elle quitta les marécages, parvint à la lisière des bois. Curieusement, il n'y avait qu'un seul chemin : c'était probablement celui qui la ramènerait au

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camp des otages. Avant de s'enfoncer dans la forêt noire et hostile, elle se retourna. Apparemment, tout demeurait calme. On ignorait donc son évasion.

Maella s'engagea sur l'unique sentier, courut à en perdre haleine. Mais une étrange résistance freinait son avancée. Elle avait l'impression de rester immobile, de se débattre contre un vide terrifiant. Plus le temps s'écoulait, plus l'angoisse inhibait sa confiance, plus l'idée de la mort l'obsédait. L'épouse d'Arioviste erra entre les ombres, se fourvoya dans l'obscurité grandissante. Malgré tout, elle poursuivit son parcours insensé et, guidée par un heureux hasard, retrouva la clairière où elle avait était détenue.

Plus personne n'habitait les lieux. Malmenées par la pluie et le vent, les cabanes s'étaient écroulées. Maella se faufila parmi les squelettes des habitations, rechercha des souvenirs. Grâce aux dernières lueurs du jour, elle retrouva sa cabane, contourna les ruines et se dirigea vers l'endroit qui lui avait porté malheur.

La Séquane s'arrêta à quelques pas du buisson d'aubépine, n'osant franchir la distance qui la séparait de l'arbuste funeste. Il était toujours là ! Mais il avait grandi d'une manière incroyable et continuait de pousser à une vitesse vertigineuse. Maella, pétrifiée, assista à la métamorphose du végétal. Sa hauteur démesurée en faisait maintenant le roi incontesté de la sylve. Il dépassait le grand chêne.

En dépit de son effroi, la jeune femme se déplaça vers le monstre feuillu, tendit une main tremblante, toucha le tronc étrangement mou. Aussitôt, le géant reprit sa taille initiale.

-Je suis sauvée, songea-t-elle. Elle allait repartir quand une forme lumineuse filtra à travers le

branchage. Maella identifia son aïeule. -Non, mon enfant, d'autres épreuves t'attendent, dit tristement l'ancêtre. Maella demeura médusée devant la vision passagère. Elle s'agenouilla,

demanda l'aide du ciel. Tandis qu'elle priait, une deuxième silhouette apparut brièvement.

-Elle a raison, confirma le fiancé légitime avant de s'évaporer dans la nuit.

Maella hurla de chagrin. -Reviens, Mark, je t'en supplie, je n'ai jamais cessé de t'aimer ! Un spectre malfaisant se manifesta soudain. Sa violence chassa

définitivement les âmes pures et innocentes. -Tu mens, gronda-t-il. Maella s'effondra en entendant la voix de l'aïeul. -Tu oublies Arioviste, ton époux. -Je déteste Arioviste ! -Le jour, peut-être… La fille d'Acco rassembla le peu d'énergie qui lui restait.

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-Va-t-en ! cria-t-elle. -Tu n'as aucun ascendant sur moi, ricana l'aïeul. Je m'en irai si telle est

ma décision. Maella capitula devant l'influence maligne. Elle se croyait définitivement

perdue lorsqu'une terrible secousse ébranla le sol. La terre s'ouvrit et de ses entrailles surgirent les prisonniers du camp. Le druide, Brismuca, tous ceux qu'elle avait ici côtoyés venaient la soutenir et l'encourager. Tous, hormis Loïc.

Devant cette armée de fantômes, l'esprit répugnant disparut. Épuisée, Maella s'allongea dans l'herbe et pleura. Une faible clarté remplaça alors les ténèbres, une main fine caressa sa joue.

-Mon père m'a donné l'ordre de te réveiller au premier chant des oiseaux, expliqua la fille aînée d'Arioviste. Il t'a quittée bien avant l'aube. Tu dormais si profondément que tu n'as même pas remarqué son départ.

Maella émergea de son cauchemar. -Qu'est-ce que c'est ? balbutia-t-elle tandis que son amie lui présentait

une coupe en or. -Le breuvage qui rend amoureux et donne la fertilité. -Et si je refuse ? Brigitt baissa la tête. -Je mourrai pour avoir désobéi, susurra-t-elle. L'épouse du Germain se leva, saisit le récipient en métal précieux, fit

mine de le porter à ses lèvres, hésita un instant. -Sors, demanda-t-elle. -Non, surtout pas. Je dois m'assurer que tu absorbes la totalité du

contenu. Mon père l'a exigé. Elle avertit du danger : -Allan monte la garde dehors. J'ai juré de l'appeler, au cas où tu

refuserais…Bois, je t'en prie. Se sentant prise au piège, Maella obtempéra à la sommation. Pendant

qu'elle avalait le liquide miellé, Brigitt déchira l'ourlet de sa robe, retira une graine mystérieuse.

-Je pourrais être ta sœur, s'épancha-t-elle, et je comprends ton désarroi. Mange, cela annule l'effet de la potion.

-Où as-tu déniché ce remède ? -Je l'ai dérobé à la magicienne d'Arioviste. J'ai risqué ma vie pour toi… -Merci, formula sincèrement Maella, merci de tout mon cœur. Elle s'approcha de sa jeune complice, l'embrassa affectueusement. -Un jour je te revaudrai ta gentillesse, promit-elle. Brigitt acquiesça, prit la coupe vide et la remit, comme convenu, à Allan.

*** Arioviste considéra son meilleur espion avec fierté, le félicita d'avoir

mené à bien sa mission.

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-Je te récompenserai de ta bravoure et t'accorderai le repos que tu mérites, déclara-t-il, mais pour l'heure, j'ai quelques questions à te poser.

Il montra le banc. -Prends place ! Rares étaient ceux que le chef invitait à sa table. Dagmar ne refusa pas le

privilège. Ces interminables chevauchées l'avaient éreinté et il appréciait les marques d'honneur.

-Tu peux parler en toute confiance devant mes hommes, rassura Arioviste.

Il héla un esclave : -Sers de la bière à mon ami, et apporte-lui de quoi se remplir la panse. Et

sans tarder ou c'est ta tête que je lui fais porter sur un plateau ! Le jeune Éduen se soumit promptement. Le maître, souventefois, mettait

ses menaces à exécution. Arioviste, satisfait, leva son gobelet, le vida d'un trait et le reposa bruyamment sur la table basse.

-Passons aux choses sérieuses. Je suis impatient de savoir comment Rome a accueilli ma délégation.

-Le mieux du monde ! Le Sénat a reçu les Germains avec générosité et amabilité.

Arioviste se pencha vers son compagnon. Son sourire reflétait une malice railleuse.

-Mes cadeaux ont-ils plu ? -Les pierres précieuses ont ravi les sénateurs ; les belles captives

gauloises les ont particulièrement comblés… Le conducteur de guerre exprima son contentement en serrant les poings. -Tu m'intéresses, continue. -Ton stratagème a parfaitement fonctionné. Tes envoyés ont affirmé aux

Romains que tu ne quitterais pas les bords du Rhin, que tu te tiendrais tranquille en quelque sorte. Ainsi un certain César t'a obtenu sans trop de difficulté le titre d'ami.

-Voilà qui est fort bien ! -Le Sénat te croit hors de nuire. Il pense triompher par le seul prestige de

son autorité. Les esprits se sont calmés, la méfiance s'est estompée. Les partisans de la paix l'ont emporté.

-Cela me laisse le temps de préparer la conquête de la Gaule sans éveiller les soupçons.

-Ne te réjouis pas trop à l'avance et reste prudent. Je crains en effet que le répit ne dure pas, que la joie de Cicéron ne soit de courte durée.

-Que veux-tu dire par là ? s'inquiéta Arioviste. -Le consul de la Gaule transalpine se morfond. Cette absence de conflit

lui enlève toute chance de triomphe et de pillage. Quant à César, il guette comme un loup dans l'ombre. Je ne connais de pire ambitieux. Il rêve de coups

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d'éclat et de richesse. J'ignore ce qu'il nous réserve. Mieux vaut se trouver dans son camp…ou faire semblant.

Arioviste écoutait attentivement, réfléchissait sur la conduite à tenir. -Et du côté des Helvètes ? se soucia-t-il. -La mort d'Orgétorix n'a rien changé. Son successeur, Divico, aurait

négocié avec l’Éduen Dumnorix un moyen de traverser la Gaule. Celui-ci demanderait son aide en échange, afin de devenir roi.

-Leurs intrigues commencent à m'agacer sérieusement, s'énerva Arioviste. Vivement que je mate ces conspirateurs !

Il plissa les yeux, dévisagea l'informateur, retrouva sa bonne humeur. -Tes renseignements me sont extrêmement utiles. J'ai une dette envers

toi. Une dette importante dont je vais sur-le-champ m'acquitter. Il passa son bras autour des épaules de Dagmar et lui dit sur le ton de la

confidence : -Ta récompense sera à la hauteur de l'estime que je te voue. Ce soir, tu

choisiras une femme parmi mes épouses. À l'exception, bien-sûr, de la petite Séquane.

Dagmar restait silencieux. Arioviste devina sa pensée. -À moins que tu ne préfères une de mes filles ? Le regard de l'espion s'illumina d'espoir. -Brigitt me plaît beaucoup, avoua-t-il.

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-XIII- Tout était calme, serein, paisible et propice à la méditation. Le soleil

éclairait le sanctuaire de ses beaux rayons obliques, une douceur printanière jouait avec la fraîcheur de l'ombre, le fredonnement de l'eau jaillissant de la terre et dégringolant le long du rocher sacré se mêlait agréablement à la voix enchanteresse de Litavic. Il y avait là une dizaine d'enfants, dont le fils du forgeron, la fille de Sylvannus et Conor. Immobiles, attentifs, ils buvaient les paroles de leur maître spirituel, ils s'imprégnaient de la religiosité de l'endroit.

Car au cœur de la forêt, Litavic initiait ses élèves aux sciences et leur apprenait à honorer les dieux. Il enseignait le culte de la nature, le mouvement des astres, les vertus des plantes, les mystères des lois régissant le monde, l'art de bien parler. Il inculquait aux plus doués les rudiments de la langue d'Homère, utilisée pour le commerce, la diplomatie et la magie, les familiarisait avec l'écriture et l'alphabet grecs. Il s'évertuait, au moyen d'exercices complexes, à développer leur mémoire et leurs facultés intellectuelles. Enfin, il terminait toujours la séance par la leçon de sagesse et de morale. Il expliquait alors que la bravoure et la foi guident la vie des hommes ; il encourageait à fuir les mauvaises actions. Il répétait inlassablement que les défauts pouvant corrompre l'honneur sont le mensonge et l'hypocrisie, que les trois qualités permettant d'obtenir l'estime sont la discrétion, la pitié et la franchise. Les disciples écoutaient avec avidité : il ne fallait rien perdre des dogmes transmis dont ils devenaient, au fil du temps, les dépositaires. Ils reprenaient en chœur chacune des phrases du prêtre, de manière à en saisir le sens et à en retenir l'essentielle vérité. Ensuite ils patientaient dans le plus grand respect tandis que Litavic se livrait à des pratiques occultes.

Vingt longues années s'avéraient nécessaires pour acquérir le savoir druidique. Litavic n'avait point la prétention d'amener l'ensemble de ses élèves à un tel niveau d'érudition. Il désirait inculquer aux jeunes gens une partie de ses connaissances, en faire des êtres instruits. Le plus doué d'entre eux parviendrait peut-être à accéder au rang suprême, à officier un jour.

Le druide de Brénod se tut un instant et observa ses adeptes. Ils avaient nettement progressé. Ils ne montraient aucun signe d'impatience, dominaient parfaitement leur fougue, retenaient leur respiration dans l'attente d'un autre discours. Une profonde satisfaction emplit son cœur. Une fois encore, il les avait captivés.

-L'heure est venue de regagner les chaumières, annonça-t-il.

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Il prit le petit Conor par la main et quitta le lieu saint. Sans discuter, les adolescents se rangèrent en file derrière lui. Sur le chemin du retour, chacun songea à ce qu'il venait d'étudier.

Le groupe longea le cours d'eau né de la source, traversa le bois de chênes et parvint aux abords d'une clairière. Litavic ordonna une pause. Il devait former les élèves à la pratique du culte secret. Passer sans vénérer la déesse habitant l'espace merveilleux eût donc été un sacrilège. Le druide de Brénod récita un poème incantatoire, plongea son auditoire dans une oraison mentale, réussit à l'amener aux frontières célestes. Lorsque l'adoration fut achevée, il accorda un instant récréatif.

Le fils d’Eleen et de Gaell profita de l'occasion qui lui était offerte pour s'adonner à son divertissement préféré. Il s'accroupit près du ru, remua les cailloux sur lesquels coulait l'onde pure. Ces pierres le fascinaient. Il les tournait, les retournait entre ses doigts minuscules rougis par le froid, admirait leur forme et leur couleur, s'émerveillait de leurs reflets changeants. Entièrement absorbé par son activité, il demeurait quiet et docile. Le druide le surveillait et le regardait avec tendresse s'enivrer de rêves puérils. Soudain une étrange découverte perturba le charme de son jeu.

-L'œuf du serpent ! s'écria-t-il. J'ai trouvé l'œuf du serpent !24 Litavic, au comble de la surprise, douta de la découverte. Prudemment il

s'avança. L'enfant, d'une pâleur impressionnante, pointait son index en direction du lit du torrent. Le druide se pencha et, à travers l'onde transparente, aperçut la semence du reptile.

-Ne le touche surtout pas, recommanda-t-il d'un ton sévère. Les élèves, remplis de crainte et d'admiration, s'étaient agglutinés autour

du garçonnet. -Écartez-vous, conseilla le druide. Il examina le trésor à distance : c'était une coquille globuleuse décorée

de lamelles et percée de nombreux trous. -Il s'agit bien d'un œuf de serpent géant, conclut-il. -Vient-il d'être pondu ? se préoccupa la fille de Sylvannus. -Est-ce que le reptile vit dans les parages ? se soucia un de ses

compagnons. -Nous sommes au mois de l'aulne25 et ces bêtes fabuleuses se

reproduisent en été. Elles se rassemblent à la belle saison, choisissent un endroit et s'y s'entassent confusément. Leurs corps enlacés rejettent alors bave et écume mêlées. Ensuite, la substance visqueuse produit des boules compactes que les animaux rejettent en l'air au milieu de sifflements aigus et perçants. Cet œuf a presque un an.

Le druide de Brénod demeura pensif un moment.

24 Il s’agit d’un oursin fossilisé. Les Gaulois croyaient en ses pouvoirs magiques. 25 Mois de l’aulne : du 18 mars au 14 avril.

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-Néanmoins, il arrive que des parents retournent vers leur nid… Il indiqua le côté du couchant. -Le village se trouve derrière cette frange d'arbres. Il faut agir vite.

Courez avertir Yann et demandez-lui de me rejoindre au plus tôt. Qu'il vienne à cheval. Quant à vous, rentrez dans vos foyers.

Il s'adressa à Conor d'une voix empreinte de gravité : -Toi, tu restes ici avec moi. Et tandis que les disciples dévalaient la pente humide et glissante, il serra

l'enfant d'Eleen dans ses bras. -Je savais qu'un jour, grâce à ton influence, j'obtiendrai de nouveau la

clémence des dieux. ***

L'écho d'un galop annonça l'arrivée de Yann. Puis, rapidement, on distingua des craquements de branches, le bruit pâteux des sabots dérapant sur la sente que la fonte des neiges avait rendu boueuse, un hennissement tout proche. Le Sage surgit des taillis, arrêta sa monture, mit pied à terre.

-Me voilà, fit-il en surmontant son émotion. Sachant que Yann connaissait le rituel de capture, Litavic évita de

s'égarer dans de vaines explications. D'un signe de tête, il l'invita à commencer l'acte cultuel.

-Procédons au vol de l'œuf avant que la chance ne tourne, dit-il simplement.

Il dédia quelques incantations à l'intention du serpent, génie inoffensif et familier dont la présence garantissait la paix domestique, assurait la félicité. Puis il enjoignit à Conor d'attraper le porte-bonheur. Yann tenait un petit sac de cuir fermé par une fine lanière. Il l'ouvrit pour recevoir le don. D'un geste prompt, l'enfant saisit l'objet mystérieux et le lança dans la poche. Yann resserra les liens, fit un nœud solide.

-Tu détiens maintenant le talisman le plus merveilleux, prononça solennellement le religieux. Il t'apportera la gloire et la réussite, t'assurera le succès, te permettra d'approcher les rois. Va, et ne te retourne pas. À partir du moment où tu auras franchi une rivière, tu seras à l'abri de la poursuite des serpents. L'œuf t'appartiendra alors entièrement et ses pouvoirs fabuleux agiront en ta faveur. Ainsi tu anéantiras la malédiction qui pèse sur la maison d'Acco.

Yann ne s'attarda pas. Il sauta sur sa monture et partit en direction de l'Albarine.

*** -Tu vas me manquer… Iseabail enfouit la tête dans le creux chaud et douillet du matelas. C'était

leur dernière nuit ensemble et elle ne voulait pas qu'il la vît pleurer. Elle se retourna, feignit de chercher le sommeil, mais en réalité elle essayait de dissimuler son chagrin. Yann comprit son manège. Il caressa avec tendresse les

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longs cheveux défaits, embrassa passionnément les joues humides, essuya les larmes. Afin de ne point ajouter à la tristesse des adieux, il se taisait. Cependant son silence exprimait les sentiments de son cœur et Iseabail les entendaient. Ils la berçaient tendrement, la réconfortaient, effaçaient ses incertitudes. Elle finit par s'assoupir.

Le Sage enleva le pendentif qu'il portait autour du cou, saisit délicatement la main de son épouse, plaça dans la paume l'œuf du serpent que l'orfèvre de Brénod avait serti d'or. Longtemps il laissa l'amulette pour que son action bénéfique s'imprime au travers de la peau.

Malgré la fatigue engourdissant son corps, Yann demeurait éveillé. L'âme torturée, il regardait rougeoyer la braise du foyer, il admirait la belle endormie, celle que l'aïeul rêvait de posséder, celle que son frère aimait, celle qui avait eu tant de mal à accepter le veuvage, celle qui avait tant hésité à se remarier. Il réfléchissait aussi quant aux épreuves qui l'attendaient. La première serait sans aucun doute de s'arracher du lit conjugal.

Le Sage chassa ses sinistres idées et décida de se reposer en profitant de cette paix éphémère. Il reprit le médaillon et déposa un baiser sur le front d’Iseabail.

-La fidélité est la plus belle preuve d'amour, songea-t-il, et trahir l'être cher le plus lâche, le plus vil des agissements. J'ai tellement confiance en toi ! Par tous les dieux, tu mérites le bonheur. Je reviendrai, Iseabail, je te jure que je reviendrai.

*** Le temps semblait figé pour l'éternité. Sur le voile noir du ciel, les étoiles

jetaient mille éclats tremblotants. Aucune lueur ne poignait encore à l'horizon. Aucune tiédeur n'effaçait les brumes légères et éparses. Pas un mouvement, pas un souffle d'air n'annonçait le départ de la nuit. Et pourtant, la forêt tout entière vibrait de l'extraordinaire ramage des oiseaux.

Yann et Litavic discouraient à voix basse, comme s'ils craignaient de rompre le charme de ce magnifique instant précédant l'aurore.

-L'affaire de nos voisins occupe fortement mon esprit, avoua le druide de Brénod. Le grand rassemblement a eu lieu à la nouvelle lune. Des tribus, chassées du Danube, se sont jointes au peuple helvète. Cela représente une foule considérable et dangereuse. On dit que leur chef Divico a détruit villes, villages et excédents de récolte.

-En brûlant les terres qu'il déserte, Divico ne laisse rien aux Germains sinon un paysage de désolation aride et inculte. Il oblige ceux qui hésitaient encore à le suivre, il s'assure aussi du non-retour des émigrants. Le projet conçu par Orgétorix se réalise…

-Les Helvètes campent à l'extrémité sud du lac de Genava26, renchérit le prêtre, sur la rive droite du Rhône. Pour gagner l'Occident, deux solutions se 26 Genava (Genève) : oppidum des Allobroges, proche du territoire des Helvètes.

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présentent : soit ils restent sur le même bord, ce qui les oblige à traverser notre territoire avant de s'introduire en Éduinie, soit ils franchissent le fleuve, pénètrent dans la Province romaine et s'engagent chez les Allobroges.

-Jamais ils ne pourront circuler à travers nos cluses étroites. Figure-toi des milliers de chariots coincés au fond de vallées encaissées ! De plus, ils se méfient de nous car nous avons rompu toute relation avec eux depuis la mort d'Orgétorix. Crois-moi, ils ne choisiront pas cette voie, malgré l'accord conclu avec Dumnorix leur laissant libres les cols situés près de la Saône.

-Tu as raison. Ils emprunteront le pont de Genava et à s'engageront sur des routes découvertes et confortables.

-Souhaitons que les Romains ne s'opposent pas à leur entreprise… Le Sage soupira. Litavic comprit ses tourments. Lui aussi appréhendait

l'avenir. Il regarda le ciel, décela une lueur blême. -Le jour se lève, constata-t-il. Je vais t'accompagner jusqu'au carrefour et

bénirai ton voyage. Yann détacha son cheval. Les deux hommes quittèrent l'enclos sacré,

firent quelques pas sur le chemin, arrivèrent à l'endroit où leurs destins se séparaient. Litavic pointa sa baguette vers l'astre du matin, déclama les formules propitiatoires. Après quoi il prit son ami par les épaules, l'étreignit chaleureusement, lui communiqua ses espérances. Il acheva par d'ultimes recommandations :

-Yann, je t'ai choisi parce que le village ne peut plus vivre dans l'incertitude et la peur, parce que personne d'autre que toi n'est capable de combattre le mauvais génie. Il t'appartient désormais de retrouver Gaell et Maella, ou d'apprendre ce qu'ils sont devenus. Prends soin de toi, ne commets pas d'imprudence, et ne te sépare jamais de l'œuf du serpent. Tu te rendras d'abord dans la capitale, demanderas à voir le druide de Vesontio. Ensuite…

Un froissement d'aile dérangea les confidences, une ombre blanche et mystérieuse plana un moment au-dessus de la cime des arbres.

-Ensuite je suivrai le hibou, affirma le Sage.

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-XIV- -Les Romains détruisent le pont ! Divico l’Helvète dévisagea le garde chargé de surveiller l'ouvrage

enjambant le Rhône. Un sourire incrédule passa sur ses lèvres. Le garde devina la répugnance de son chef. Il reprit son souffle, essaya de retrouver son calme.

-César est ici, balbutia-t-il. J'ai vu sa légion de mes propres yeux. Je jure par les dieux qu'invoque ma tribu : ses soldats sont en train d'abattre sauvagement le pont !

Divico pâlit. -César, marmonna-t-il, je le pensais à Rome… -C'est bien ce que je craignais, dit l'astrologue. Nos préparatifs l'ont

inquiété. Et à l'annonce du grand rassemblement il a promptement gagné Genava.

-Pourquoi nous barrerait-il la route ? Nos intentions demeurent pacifiques.

L’astrologue montra les montagnes aux cimes immaculées. -Tu oublies qu'il a réussi à se faire nommer gouverneur des Gaules

Cisalpine et Transalpine, ainsi que de l'Illyrie. Dorénavant cette immense province lui appartient. Crois-moi, César défend ses frontières. Il redoute que nous ne troublions l'ordre établi à l'intérieur de ses nouveaux domaines.

-Que me conseilles-tu ? demanda Divico. Le vieillard au savoir infini observa le dirigeant placé à la tête des

émigrants et se surprit à déplorer la mort d'Orgétorix. Divico était loin de posséder l'envergure de l'ancien roi.

-J'ai étudié l'influence des astres, en ai tiré une leçon de prudence. Il faut à tout prix éviter les troubles et la violence. Avertis la nation, exige le plus grand calme. Et ordonne à tes guerriers de contenir la foule en cas de débordement. César doit comprendre que notre but consiste simplement à rejoindre la Saintonge sans commettre la moindre exaction.

Le chef helvète ne semblait pas convaincu. Il attachait son regard sur le camp des réfugiés qui s'étendait à perte de vue.

-Nous sommes bien plus nombreux que les Romains. -Mais moins puissants, objecta le devin. Il se tourna vers la sentinelle. -Reste là. Il me semble inutile à présent de contrôler le passage sur le

fleuve. À cette heure, la construction doit être hors d'usage. Divico finit par approuver.

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-Tu as raison, admit-il. Nous révolter déclencherait la colère des Romains et nous conduirait certainement au désastre.

-Ils ourdissent un complot, s'interposa le garde. Divico afficha un air sombre. -Je ne vois qu'une solution, trancha-il. Demain, une ambassade helvète

ira trouver César et lui demandera de nous accorder le passage par la Province. Elle promettra, au nom de notre peuple, d'avancer sans causer de dégâts.

À travers ses propos transparaissait une légère hésitation. -Qu'en penses-tu, toi qui connais l’avenir ? -C'est une sage décision, conclut l’astrologue.

*** Les mains derrière le dos, César arpentait nerveusement l'espace restreint

qu'offrait l'abri provisoire. Il marchait de long en large, découvrant d'anciennes utopies, ressassant de vieilles rancunes, ruminant à la fois son passé et ses desseins. Aucune action d'éclat ! Il n'avait jamais accompli aucune action d'éclat ! Et pourtant, ce n'était pas l'audace qui lui manquait. Seulement l'occasion de briller, de triompher par d'incomparables exploits. S'il avait jusqu'à présent effectué un parcours sans faute, s'il avait sillonné dignement la route des honneurs, il n'en restait pas moins rongé par de cruels déplaisirs, dévoré par un orgueil grandissant, et son ascension politique et militaire ponctuée de quelques victoires ne le satisfaisait nullement. Plusieurs ambitieux se disputaient le pouvoir à Rome. Sans richesse et sans notoriété, jamais il ne parviendrait à se placer à la tête de la République, jamais il ne surpasserait Alexandre ou Pompée, jamais il ne deviendrait le maître de l'Empire.

Le descendant de Vénus27 essuya les larmes de rage qui roulaient sur ses joues creuses. La nuit était déjà bien entamée. Cependant, il ne ressentait pas le besoin de dormir. Il préférait inviter son âme torturée à s'enfoncer dans la folie des grandeurs. Pour cela, il avait chassé prêtres et généraux, ordonné qu'on ne le dérangeât point jusqu'au moment où il rendrait compte de sa décision.

Car Caïus Julius César ne laissait ni aux dieux ni aux hommes le soin de diriger sa vie.

Le proconsul examina la situation d'une manière scrupuleuse. Averti par Diviciacos de la tournure que prenaient les événements, il avait quitté la ville aux sept collines et, à marche forcée28, s'était rendu à Genava. Le druide éduen ne lui avait pas menti : les Helvètes avaient fui la terre de leurs ancêtres. Ils attendaient, au bord du lac, avec la ferme intention de franchir le fleuve. Pour gagner du temps, il avait donc donné l'ordre de supprimer l'édifice permettant de traverser le cours d'eau. Divico avait répliqué tantôt en dépêchant des émissaires.

27 César prétendait descendre de la déesse Vénus. 28 Marche forcée : 100000 pas par jour (environ 150 km).

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César ne put retenir quelques pensées railleuses en songeant à ces stupides délégués helvètes venus solliciter son accord. Dire que, sans la moindre contestation, ils avaient accepté l'ajournement de l'entretien aux ides d'avril ! Certes, ces barbares n'avaient point évolué en matière de naïveté ! Là encore, le Romain s'octroyait un précieux délai à leur insu. Une semaine…cela lui suffisait amplement.

Plein de fougue, César chassa ses dernières hésitations. Son imagination délirante l'emporta alors sur les sentiers de la renommée et en un éclair il échafauda un plan perfide. Maintenant, sa résolution était prise. Soulagé d'avoir satisfait ses désirs, il frappa dans ses mains. L'aide de camp posté à l'extérieur réagit au signal et courut prévenir le haut responsable de la dixième légion.

César se posa confortablement dans son fauteuil en rejetant par-dessus le dossier son beau manteau d'écarlate. Il croisa les pieds, appuya les avant-bras sur les larges accoudoirs, rejeta la tête en arrière, ferma les yeux et s'accorda un répit. L'heure était si agréable…La toile de la tente tremblotait sous le vent nocturne comme la voile d'une galère que la brise marine agite mollement. Par la porte entrouverte, le ciel envoyait des bouffées légères où se mêlaient subtilement le parfum suave des fleurs et l'odeur âpre des neiges éternelles, où s'entrelaçaient de façon délicieuse la tiédeur de la plaine, l'humidité lacustre et l'air vif des hauts sommets.

Bientôt, un bruit de pas accompagné d'un frôlement d'étoffe rompit le charme de la douce méditation. Le proconsul tendit l'oreille et reconnut, à sa façon de se déplacer, l'homme qui le secondait. Un court instant s'écoula.

-Ave César ! -Entre, Labienus, et assieds-toi. Le lieutenant prit place sur un siège bas, en face de son supérieur. César

exposa sa stratégie. -Les Helvètes occupent un territoire étroit, enserré par des obstacles

naturels importants. Le Rhin les sépare d'Arioviste, le Jura des Séquanes, le Rhône et le Leman de la Province romaine. Je conçois fort bien leur envie de quitter le pays pour s'établir dans des régions vastes et accueillantes, d'autant plus que l'invasion germaine est imminente…Mais je me souviens de la malveillance de leurs pères, lorsqu'ils humilièrent les légions de Castius, les contraignant à passer sous le joug !

César blêmit. Labienus savait qu'il intériorisait une émotion violente. Il était inutile d'essayer d'apaiser la férocité de ses sentiments. Il ne s'insinua pas au cœur du conflit qu'il comprenait pourtant. Soudain, le regard terne et glacial du proconsul s'alluma, devint pétillant d'intelligence et de ruse.

-Je juge ce peuple hostile, dangereux, déprédateur. Il est hors de question qu'il foule notre sol. Aussi, quand l'ambassade se représentera, je refuserai officiellement le libre transit.

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Le lieutenant acquiesça d'un hochement de tête. Il adhérait parfaitement aux idées qui lui étaient révélées.

- Nous disposons d'une semaine, continua César. Durant cette période, nous construirons un mur gigantesque29, allant de Genava au défilé de l'Écluse. Tu mettras tous tes fantassins à l'ouvrage. Les soldats de la Narbonnaise te rejoindront rapidement. En priorité, nous devons bloquer la percée helvète. Attaquer Divico avec une seule légion serait une erreur.

César fixa Labienus. La détermination de réussir, de se couvrir enfin de gloire dilatait ses prunelles.

-Je veux que tu dresses une palissade efficace, infranchissable, précédée d'un fossé profond. Je veux que tu échelonnes douze mille hommes le long cette ligne de défense, je veux que les points les plus importants soient renforcés par des redoutes, gardées jour et nuit. Je veux empêcher ces barbares d'avancer.

Le commandant de la dixième légion se leva et s'inclina. -Tu peux compter sur moi, ô César. -Je sais. Je t'ai choisi pour tes compétences. -Je ne décevrai pas, ô César. Les deux hommes observèrent un moment de silence. Labienus fit

quelques pas puis se rassit, l'air soucieux. -Une chose m'inquiète, avoua-t-il. Puis-je te poser une question ? -Parle. -Les Helvètes risquent de se frayer un chemin par la Séquanie si nous

leur interdisons le passage qu'ils convoitaient. Le visage de César s'éclaira. -C'est bien ce que j'espère ! Le lieutenant ne semblait pas saisir la subtilité des manœuvres. -J'amènerai les Helvètes à commettre la première faute. Cela me fournira

un excellent prétexte. -Quel prétexte ? -Celui de les attaquer et par la même occasion de pénétrer en Gaule. Le proconsul considéra les événements futurs. Dans son esprit, déjà les

projets se muaient en certitudes. Il darda sur Labienus un regard aigu. -Je lèverai des troupes et, à la tête de la plus belle armée du monde,

j'achèverai l'œuvre commencée par Fabius et Domitius. Je rêvais de commencer mes campagnes par la vallée du Danube, mais l'affaire helvète m'ouvre les portes de la Celtique. Par Jupiter ! Je m'emparerai donc d'abord de la Gaule chevelue, après quoi je m'occuperai d'Arioviste…

Il se redressa soudain. Son expression devint dure, haineuse, laissant deviner à son interlocuteur qu'il n'éprouvait aucune pitié pour ses ennemis, qu'il les considérait avec une indifférence marmoréenne. Il dit sur un ton froid et pourtant solennel : 29 Ce mur mesurera 30 km de long.

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-Je te confie l'opération, Titus Labienus. Je t'ai fourni les directives. Désormais il t'appartient de réussir.

Le chef de la légion exprima sa gratitude. Cette responsabilité flattait sa fierté. Comme il recevait l'autorisation de se retirer, il exprima son respect par quelques civilités et sortit. Sa première mission consistait à organiser sur-le-champ une équipe de nuit : Caïus Julius César ne tolérait aucun retard dans l'accomplissement de ses ordres. Son intransigeance faisait de lui un tyran.

Après le départ de son lieutenant, l'insatiable conquérant s'installa à sa table de travail. Il réfléchit longuement à propos de l'ouvrage qu'il rédigerait, plus tard, lorsque ses conquêtes seraient achevées. César s'arma de patience. Enfin une lumière éclaira son esprit. Il saisit alors son stylet et avec une joie perverse inscrivit sur la première tablette de cire : " Commentaires sur la Guerre des Gaules".

Dorénavant, il prendrait note de chaque événement. ***

Lentement le jour s'éteignait. Derrière les collines, la clarté faiblissait, s'étiolait, absorbée par les noirceurs de la nuit. De l'autre côté du lac, les massifs montagneux s'effaçaient mais leurs aiguilles miroitantes ornaient encore la voûte céleste d'un magnifique nimbe d'argent. Dans le campement helvète, les premiers feux s'allumaient. Autour des flammes chaleureuses, les réfugiés se regroupaient, organisaient une veillée. On discutait, on chantait, on dansait, on racontait des légendes, on rêvait de bonheur et de liberté. On s'efforçait d'oublier les fâcheuses vicissitudes, on tâchait d'atténuer l'aigreur des désillusions.

Chacun puisait, au cœur des ténèbres, le réconfort et l'espoir dont il avait tant besoin. Et tandis que certains recherchaient des amitiés rassurantes au travers d'un groupe plein de vitalité et d'entrain, d'autres profitaient de l'obscurité pour s'assoupir, d'autres encore s'aimaient à la faveur de l'ombre.

Divico, lui, marchait seul le long la rive, loin de la foule bruyante. Il allait à la rencontre de l'astrologue. En effet, tourmenté par la gravité de la situation, il avait demandé à son devin de lui accorder une entrevue particulière. Le savant l'avait convoqué, après le coucher du soleil, à l'endroit où la grande étendue d'eau immobile se resserre pour former le fleuve qui court.

Le chef helvète était si préoccupé par les affaires politiques qu'il ne vit pas tout de suite son conseiller. Celui-ci révéla sa présence par quelques appels discrets. Divico, surpris, tourna la tête et aperçut l'homme à l'âge vénérable appuyé contre un rocher.

-Serais-tu troublé au point d'avoir perdu toute faculté de discernement ? Divico, désemparé, répondit par un soupir. L'astrologue le prit par le

bras. -Je comprends tes tourments. -Les dieux sont contre nous, n'est-ce pas ?

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-Non, les Romains sont contre nous, rectifia l’astrologue. Les divinités ne se sont pas prononcées.

Divico parut rassuré. Pour épancher ses sentiments, il pesta contre celui qui entravait ses projets.

-César nous a refusé l'accès par la Province, déclarant que les traditions du peuple romain l'empêchaient d'accueillir notre requête, affirmant qu'il n'avait jamais entendu parler d'une menace germanique. Le fourbe a profité de notre passivité pour dresser des murailles. Ses soldats gardent en permanence les points stratégiques. Toutes nos tentatives ont échoué, aussi bien les passages à gué que la construction d'un autre pont. Il serait vain de tenter une nouvelle incursion.

-De même que d'envisager un retour au pays. Le chef helvète s'emporta : -Jamais je n'y aurais pensé ! -Il n'y a que la vérité qui fâche, rétorqua calmement le devin. Tu crois

me tromper, Divico, mais je pénètre les âmes et je vois dans la tienne d'insupportables remords.

Le guerrier baissa la tête, honteux et dépité. Le vieil homme l'incita à se ressaisir, lui rappela le sens du devoir.

-Le peuple a foi en toi. Tu lui as juré un meilleur sort. Tu dois absolument le conduire jusqu'à la mer qui n'en finit pas.

Divico se reprit : -Alors il ne nous reste plus qu'à changer de direction, admit-il. -Les chariots regorgent de nourriture, renchérit l'astrologue, cela nous

permettra d'attendre quelques jours, le temps de conclure un accord avec les Séquanes. Traverser ce pays, voilà notre ultime chance.

Le chef helvète réfléchit. Un détail le chagrinait. -Ne pourrait-on pas stipendier des espions, de manière à ce qu'ils

contactent les interprètes de César ? Cela nous permettrait de recueillir de précieux renseignements quant aux véritables intentions du proconsul...

Le savant désapprouva : -Je faisais partie de ton ambassade, et j'ai parlé aux traducteurs. Ce sont

des Gaulois du Sud, soumis aux Romains depuis deux générations. Ils ont perdu tout patriotisme, combattent sans problème leurs anciens frères celtes. César les flatte, les récompense. Ils nous trahiraient au lieu de nous aider.

Il s'apprêtait à évoquer la nécessité d'un sacrifice mais la venue d'une petite troupe armée abrégea la conversation.

-Tes amis te réclament, lança un cavalier. Ils ne commenceront pas la fête sans toi.

-Va, conseilla l'astrologue, ta présence est indispensable. -Dis-leur que j'arrive !

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Le chef helvète remercia son conseiller avant de partir. Celui-ci insista une dernière fois :

-La Séquanie, Divico, il ne nous reste plus qu'à passer par la Séquanie. -Je m'en occuperai dès le lever du soleil. -J'y veillerai, songea le vieil homme.

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-XV- Luk salua les soldats assignés à l'entrée de la chambre, enjoignit à

l'inconnu d'attendre. Puis il saisit un des flambeaux accrochés au mur, pénétra dans la pièce obscure et réveilla Nédorix. Le nouveau chef de Vesontio laissa éclater sa mauvaise humeur. Il détestait que l'on troublât son sommeil.

-Qu'y a-t-il ? grogna-t-il. -Un voyageur te demande l'hospitalité. Il dit venir de Brénod. Il dit aussi

être l'oncle du charcutier au torque d'or. Nédorix se redressa péniblement, passa la main dans ses cheveux

emmêlés, rajusta en hâte ses vêtements, tâcha de rassembler ses idées. Des images floues émergèrent de sa conscience embrouillée. Il se souvint vaguement du banquet de la veille. Une fois de plus, il avait succombé à l'ivresse… Résolument, il entreprit de se mettre debout mais un vertige le fit tanguer et il fut obligé de se raccrocher au bras de son ambact.

-Apporte-moi le baquet, demanda-t-il d'une voix pâteuse lorsqu'il eut retrouvé un équilibre précaire.

Luk prit la bassine en bronze posée à côté de la couche, la maintint à la hauteur de son maître. Le chef de Vesontio aspergea son visage d'eau glacée et commença à se dégriser.

-Est-ce déjà le matin ? articula-t-il avec difficulté tout en contenant une subite nausée.

-Cela ne saurait tarder. -Où est le visiteur ? -Derrière la porte. -Amène-le jusqu'à la salle principale et tiens-lui compagnie. Je vais faire

quelques pas dehors. Il se pencha vers Luk, ajouta sur le ton de la connivence : -L'air frais achèvera de dissiper mon malaise ! Nédorix saisit la torche et sortit par un passage dérobé, abandonnant au

responsable de sa garde personnelle le soin de s'occuper de l'hôte. ***

-Je suis désolé d'avoir interrompu ta nuit, s'excusa Yann. Le chef de Vesontio haussa les épaules, montrant ainsi à son invité qu'il

n'attachait aucune importance à la chose. -Il n'est point d'heure pour recevoir ceux qui se présentent en amis,

répliqua-t-il sincèrement. Il fixa le Sage avec une attention particulière.

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-J'ai beaucoup entendu parler de toi. Qu'est-ce qui me vaut l'honneur de ta présence ?

-Je suis à la recherche d'un druide nommé Luern et de mes neveux, Gaell et Maella.

Nédorix observa un court silence. Ses yeux se posèrent sur le petit meuble en forme de caisse placé dans un recoin obscur.

-C'est une longue histoire, annonça-t-il en tordant nerveusement son épaisse moustache.

Yann devina son embarras. Son cœur palpita d'appréhension. -Luern est mort. -Mort ? Mais comment ? murmura le Sage dont les chances, soudain,

s'amenuisaient cruellement. -Il n'était pas parvenu à lever une sombre malédiction, reprit le chef de la

cité, ni à guérir mon cousin Amédorix. Aussi, un soir de pleine lune, au beau milieu du mois du frêne, s'est-il approché de l'if sacré.

-Il s'agit de l'arbre primordial. Il délivre la connaissance absolue, mais il ôte la vie.

-Luern désirait accéder au savoir infini et connaître les moyens de combattre un destin néfaste.

-A-t-il réussi ? -Je l'ignore. Nédorix désigna le coffre. -Le druide est resté seul trois jours dans la forêt. Après quoi il s'est

manifesté. Je me le rappelle, franchissant ce seuil, amaigri, d'une pâleur cadavérique, tenant dans ses bras cet objet précieux destiné soi-disant à un membre de la tribu d'Acco, disparaissant à nouveau.

-L'as-tu revu depuis ? -Inerte, au pied du grand végétal. Saisi d'un trouble intense, Yann avança vers la malle. Il l'effleura,

comme pour se pénétrer de ses pouvoirs magiques. Luern l'avait confectionnée en bois de pommier, dont l'essence symbolise la sagesse, dont les fruits, dans l'Autre Monde, assurent l'immortalité. Avec une extrême délicatesse, il souleva le couvercle.

Il y avait là une branche de sureau, une flèche, une fiole contenant un liquide noirâtre et un morceau d'étoffe partiellement calcinée.

Yann retint sa respiration. Il saisit le tissu à demi consumé. Puis il leva vers Nédorix un regard plein d'effroi.

-Ceci est un bout du sayon30 de Gaell, dit-il dans un souffle. -Tu n'as pas su ? s'étonna Nédorix. Qu'est-il donc arrivé à l'émissaire que

j'avais envoyé à Brénod ? -Su quoi ? se tourmenta le Sage.

30 Sayon : tunique gauloise.

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-Mon cousin Amédorix avait deux fils retenus par Arioviste. L'un fut tué par le Germain, l'autre, Loïc, réchappa du camp des prisonniers. Vivant, certes, mais privé de la parole. De retour à Vesontio, et avec l'aide de Luern, il réussit à expliquer qu'il connaissait la sœur du charcutier au torque d'or. Voilà pourquoi Amédorix réclama Gaell.

-Que s'est-il passé ensuite ? -Mon cousin mourut. Ton neveu arriva ici le jour de ses funérailles. Il

était l'ambact préféré du chef défunt. Aussi essaya-t-il de s'immoler par le feu pour continuer à servir son maître dans sa nouvelle maison.

-Essaya ? -Luern l'arracha aux flammes. Car avant de trépasser Amédorix avait

juré de se venger du Germain et seul Gaell était en mesure de châtier son offenseur.

Nédorix posa cordialement la main sur l'épaule du Sage. -Gaell fut gravement brûlé. Ses blessures pourtant cicatrisèrent et au

printemps, pendant les festivités d'Imbolc31, quand naquirent les agneaux, il partit, accompagné de Loïc et d'une troupe de soldats. Je lui avais offert mon collier de guerrier et mon épée, en échange de quoi il avait promis de ramener Maella et la tête d'Arioviste.

-Tout espoir n'est donc pas perdu… -J'ai longtemps cru à une éventualité malheureuse, mais ta venue me

rassure : elle confirme les prédictions du druide. Yann referma doucement le coffret, demeura songeur un instant. -J'aurais aimé communiquer à mon village ce que tu m'as appris,

regretta-t-il. -Je peux satisfaire ton désir et dépêcher des émissaires. -Non. Yann respira douloureusement et sa pensée se perdit aux confins de

récents souvenirs. -Le peuple helvète a profité du départ de César en Italie pour traverser

notre pays. Je l'ai vu franchir le défilé de l'Écluse. Il se dirige actuellement vers la Saône.

-Pourquoi s'en alarmer ? Il a obtenu le droit de passage. Yann empoigna le bras de Nédorix. -Cela représente une foule considérable. Je redoute des violences. Tôt ou

tard, cet exode finira dans un bain de sang. Le chef de Vesontio frémit d'horreur. Le voyageur au regard limpide et

pénétrant paraissait si censé, si sûr de ce qu'il avançait… Il lui exposa l'origine des faits :

-Quand le Romain a interdit le libre transit aux Helvètes, leur chef Divico a envoyé une ambassade à Vesontio. Les Séquanes lui refusant le 31 Imbolc : fête du printemps, le 1° février.

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passage, elle s'est adressée à l’Éduen Dumnorix qui s'est déplacé jusqu'ici. Rappelant qu'Orgétorix était son gendre, rappelant aussi le pacte conclu avec l'ancien chef, il a intercédé en faveur des Helvètes et a réussi à influencer notre opinion. Des otages ont été solennellement échangés entre les trois nations en promesse de bons offices réciproques. Une nouvelle conjuration s'est formée.

-Dumnorix rehausse sans cesse ses exigences. Il tirera profit de cette alliance. Honnêtement, je ne crois pas qu'il veuille partager le pouvoir. En s'assurant l'amitié de l’Helvète, il s'annexe une armée, il assoit sa puissance, il vise la suprématie. Et ce n'est pas notre souverain Casticos, fils d'un roi déchu, qui l'en empêchera.

-Tes paroles me glacent, avoua Nédorix. -Parce qu'elles compromettent tes illusions. -Que peut-on faire ? -Rien, hélas… Le Sage s'approcha de l'ouverture ménagée dans le mur de pierre. Il

admira l'aurore qui lentement déployait ses lueurs blêmes. Le jour naissait à peine mais déjà les hirondelles troublaient la quiétude matinale. Elles chassaient les insectes, volaient en formant des courbes folles ponctuées de cris aigus. Yann contempla ces oiseaux, emblèmes de la fécondité, messagers de la belle saison ; ces oiseaux qui, en ce moment même, sillonnaient le ciel de la Gaule ; ces oiseaux qui tournoyaient au-dessus des chaumières de Brénod. Puis il sortit de son silence, et Nédorix eut l'impression qu'il surgissait d'un rêve lointain.

-Je fus jadis l'otage d'un chef arverne de Gergovia. Ainsi que l'exige la coutume celte, je bénéficiai de l'éducation réservée à la noblesse. Durant mon enfance, je fus donc formé au combat par les plus grands guerriers, instruit par les plus illustres druides, initié par les meilleurs devins. Je m'épanouis au sein d'une famille adoptive, tout en assistant à l'ascension politique et militaire de mes proches. Au fil des lunes, j'acquis la force morale grâce à laquelle j'appris à apprécier avec justesse les situations, les choses ou les êtres vivants. Je me rendis compte que j'étais capable de lire dans le cœur des hommes, de déceler leurs motivations secrètes, de juger leurs actes, de discerner leur félonie ou leurs mensonges, leur droiture ou leurs mérites.

-Cela doit te rendre extrêmement clairvoyant, dit Nédorix, impressionné. -Cela me permet d'affirmer que l'ambition d'un seul mène à la ruine de

tous. Le cousin d'Amédorix demeura un instant perplexe. Puis il céda à la

curiosité. -Es-tu retourné chez tes parents adoptifs ? La voix de Yann s'imprégna de tristesse. -Il y a quelques années, mon frère de lait, fier de sa puissance et de sa

fortune, me proposa de partager sa gloire. Au nom des liens indestructibles qui nous unissaient, j'acceptai l'invite. Je pensais retrouver un roi, mais quand

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j'arrivai à Gergovia je découvris un prisonnier. Au lieu de participer à un couronnement, j'assistai à un supplice. Je vis le compagnon de ma jeunesse mourir sur le bûcher comme un violeur de sanctuaire.

-Qui était-ce ? demanda Nédorix, atterré. -Celtill. Yann se tut tandis que son âme errait à travers d'invisibles tourments. Le

chef de Vesontio comprit qu'il ne désirait plus converser, qu'il souhaitait détacher son esprit de la réalité et méditer loin du monde. Il le laissa s'abandonner à son étrange solitude.

*** Nédorix s'introduisit dans la chambre de son hôte, constata que la couche

était vide. Il rebroussa chemin et sans hésiter se dirigea vers le temple attenant à sa demeure.

Avant de sortir, le chef de Vesontio rangea la torche. La nuit était claire. La lune ronde inondait la terre d'une belle lumière argentée. Il était inutile de s'embarrasser d'une flamme pour se guider. Nédorix atteignit rapidement l'édifice carré au fond duquel se dressaient l'autel à sacrifices et la table à offrandes. Ainsi qu'il l'espérait, Yann s'y trouvait, adorant la déesse protectrice de la cité en compagnie du druide.

Nédorix n'osa pas interrompre la prière. Il se faufila discrètement dans la galerie contenant les statues d'animaux fantastiques et attendit. Quand les dévotions furent achevées, il se précipita à la rencontre des deux hommes.

-Mes éclaireurs viennent de me rapporter des nouvelles alarmantes. Les Helvètes n'ont pas respecté leur serment. En sortant de Séquanie, ils se sont livrés au pillage, provoquant la juste colère des Allobroges, des Ambarres et des Éduens.

Le prêtre témoigna une profonde affliction. -Ils ont commis l'irréparable. -Il y a pire encore, poursuivit Nédorix. Les trois nations se sont plaintes

au proconsul ! Et ces fourbes d'Éduens, en vertu de leur ancien traité avec Rome, ont officiellement réclamé aide et protection à César !

-Les Éduens ne savent qui trahir, argua Yann. Ils se sont toujours montrés incertains de la conduite à tenir.

-L'affaire helvète divise leur peuple, renchérit le chef de Vesontio. Le druide Diviciacos est à Bibracte : revenu d'Italie, appuyé du vergobret, il profite de la situation pour regagner son ancienne influence !

-Dumnorix et Divico contre Diviciacos et César, susurra le Sage. La querelle de deux frères éduens aura des conséquences désastreuses…

-Et notre roi qui s'est absenté de la capitale, soupira le druide. Un nuage effilé voila soudain la lune. Le cri d'un rapace nocturne

suspendit la discussion. Le religieux et le Sage échangèrent un regard mystérieux. Yann révéla ses intentions.

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-Je partirai à l'aube, annonça-t-il. Nédorix réagit avec impétuosité : -Je te l'interdis ! Toi-même as dit qu'il était périlleux de s'aventurer sur

les chemins ! -Ne l'en empêche pas, intervint le prêtre, il doit profiter de l'inaction

momentanée. Tant que les Helvètes demeureront immobilisés en bord de Saône, tant que dureront les pourparlers, il ne risquera rien. Après, ce sera trop tard.

-Tu as raison, admit Nédorix. Pardonne mon emportement. Le druide s'exprima en termes bienveillants, montrant au guerrier qu'il

comprenait les sentiments les plus secrets. -Le motif de ta colère n'est pas le départ d'un invité mais la perte d'un

ami. Il ajouta, sur un ton presque paternel : -Rentrons à présent.

*** Malgré les protestations du Sage, le chef de Vesontio déploya sa plus

belle escorte et accompagna son hôte jusqu'aux portes de l'oppidum. Il avait été convenu que les adieux dureraient peu. Cependant, avant d'autoriser Yann à sortir, Nédorix s'éternisa en recommandations. Il se soucia du trajet, s'inquiéta de la santé du cheval, s'assura que les bagages du voyageur contenaient suffisamment de vivres. Il vérifia aussi l'intérieur de la sacoche de cuir dissimulant les objets confiés par Luern. Enfin il dut se rendre à l'évidence du départ.

-Tout me paraît en ordre. Gardes, ouvrez ! Les deux battants de bois basculèrent en grinçant, découvrant un paysage

brumeux que le jour n'avait pas encore eu le temps de colorer. -Que les dieux te protègent, dit Nédorix. Yann remercia par un signe de tête et se mit en route.

*** La silhouette du cavalier s'était fondue dans l'épaisseur des sous-bois et

l'on s'apprêtait à refermer l'énorme herse. Mais le chef de la cité s'attardait au pied des remparts, les yeux rivés sur l'horizon.

-Maintenant ou jamais, songea-t-il en se remémorant la formule employée par le druide.

Il se tourna brusquement vers Luk. -Prends quelques ambacts, rends-toi à Brénod et communique aux

habitants tout ce que l'on sait sur les enfants d'Acco. Luk rassembla aussitôt ses meilleurs soldats. Dans une cavalcade

effrénée, la troupe disparut vers le sud.

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-XVI- Le confluent avait été atteint en un temps record et César profita de

l'avance qu'il avait gagnée sur les chefs éduens pour ordonner un repos général. Laissant ses hommes au délassement qu'ils méritaient, il grimpa seul sur le mont et revécu en pensée son parcours. Un plaisir morbide inonda son cœur.

De la hauteur où il se trouvait, le proconsul jouissait d'un spectacle impressionnant et pouvait évaluer mieux que quiconque la puissance militaire déployée. Il possédait à n'en point douter la plus formidable armée au monde. Moins nombreuse que celle des Barbares, certes, mais ô combien disciplinée ! Même à réduite à l'inaction, elle respirait l'ordre et la force. Qu'étaient ces grossières multitudes désorganisées, désobéissantes, superstitieuses, ignorant l'artillerie et la ruse, comparées à ses légions surentraînées, pourvues d'engins meurtriers et surtout commandées par un maître incontesté ?

Fier de ses unités constituées en Italie, César avait décidé de passer les Alpes et de conquérir son chemin à la manière des héros. Sous prétexte de venir en aide aux peuples celtes menacés par l'invasion helvète, il s'était introduit en Gaule et, placé pour la première fois à la tête de ses troupes, il avait franchi des cols difficiles gardés par des tribus ennemies puis, rejoint par Labienus, avait pénétré sans coup férir en Éduinie. On l'avait accueilli en libérateur. Ensuite, il était parvenu sans encombre à l'endroit où le Rhône et la Saône se réunissent. Depuis, il guettait l'arrivée des nobles éduens dont il s'était rattaché la reconnaissance…

Mais Caïus Julius César s'adonnait à un double jeu. S'il acceptait d'aider ses solliciteurs, il les méprisait sournoisement, et avait déjà réfléchi quant au moyen qu'il utiliserait pour les tromper. Contempteur des accords passés, il se servirait des dissensions existant au sein des nations gauloises, exploiterait leurs rivalités et s'emparerait des domaines convoités.

Au cours de l'entente formelle et publique, César, prudent, avait posé des conditions : il mettrait ses gens de guerre à la disposition du druide Diviciacos moyennant quoi l'Éduen placerait sa cavalerie sous ses ordres et s'engagerait à lui assurer le service des vivres. Alors seulement, il s'occuperait de tailler en pièces la horde de l’Helvète Divico. Cependant le Romain s'était gardé d'avouer au druide qu'il ne songeait pas uniquement à chasser les Helvètes. Conscient qu'Arioviste profiterait des territoires désertés pour s'infiltrer en Gaule et deviendrait alors un dangereux rival, en renvoyant les émigrants chez eux, il recréerait un indispensable état tampon. Il ramènerait l'Helvétie à son rôle principal : arrêter les Germains et protéger la Province des incursions.

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Les idées claires et bien arrêtées, plus rien ne pouvant infléchir ses projets, le proconsul redescendit vers le fleuve pour attendre les renforts réclamés. Mais comme il n'était point homme à perdre du temps, il entreprit de passer son monde en revue. Minutieusement il vérifia l'état des armes, examina les détails de tenue, d'équipement ; il encouragea les soldats, promit à chacun un esclave en récompense de sa bravoure, garantit une mort atroce aux déserteurs ou aux transfuges. Il confia à ses lieutenants une autorité presque absolue, éveilla en eux l'esprit d'initiative et le sens des responsabilités. Enfin il envoya un éclaireur à la rencontre des Éduens de façon à étudier discrètement leur position, leur nombre et leurs intentions. Ainsi ne serait-il pas pris au dépourvu.

*** -Les Éduens sont à une demi-journée de marche. Le proconsul hocha la tête, plissa les yeux, passa la main sur son

menton. -Ils amènent la cavalerie annoncée, continua le messager. -Bien. Qui en assure le commandement ? -Diviciacos le prêtre, son frère Dumnorix et le magistrat de l'année. Un certain amusement égaya le regard noir de Caïus Julius. -Dumnorix, songea-t-il, voilà qui donne du piquant à l'aventure. Cette

affaire devenait banale… -Dumnorix vient dans l'unique but de te trahir, ô César. Il feint d'être

avec toi mais passera dans le camp de l’Helvète Divico au moment opportun. -Qui t'a rapporté ces renseignements ? -Ses propres amis. Ils épient le moindre de ses gestes. -Cela ne m'étonne guère. -J'ai aussi croisé les soldats chargés d'espionner les Helvètes. Les

Barbares marchent vers la Saône. Procillus s'inclina. -C'est tout, ô César. Le Romain fixa le cours d'eau et réfléchit. Par prudence, il garda ses

réflexions pour lui. -Je dois atteindre la rivière avant eux et les empêcher de traverser. Dès

que la rencontre aura eu lieu, je me mettrai en route vers le nord, se dit-il. Puis il poursuivit à voix haute : -Tu seras payé ce soir en fonction de ta fidélité et du service rendu. L'interprète gaulois remercia le proconsul en pensant aux pièces d'or

qu'il récolterait bientôt. Il imagina avec délice le trésor qu'il amasserait durant cette campagne. Car César n'avait certainement pas fini de le solliciter et en aucun cas il n'oubliait de rémunérer ceux qui le satisfaisaient.

*** L’astrologue considéra tristement la rivière qui miroitait au soleil de

midi. La Saône avait recouvré sa limpidité et son extraordinaire immobilité. Elle

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avait englouti toute trace de carnage et, sereine, offrait à ceux qui osaient encore la regarder sa légendaire image de paix éternelle. Mais comment avait-elle pu, en si peu de temps, effacer tant de souffrances ? Dans quel but avait-elle accepté de couler l'espoir de tout un peuple ? Pourquoi s'était-elle révélé la complice de César ? Pour quelles raisons n'avait-elle pas puni ces lâches d'Eduens ?

Le devin cherchait vainement des explications au désastre. Cruellement ses interrogations restaient sans réponses. La déesse de la Saône avait pris le parti des adversaires. Peut-être désirait-elle se venger des Helvètes, de leurs vols, de leurs crimes, de leurs saccages…

C'était tout de même grande injustice. Le plus gros de la nation avait réussi à franchir le cours d'eau sur des radeaux de fortune. À ce moment-là, le Romain, assisté des Gaulois, avait fondu sur le reste de la population, en avait massacré une bonne partie. Ensuite il s'était hâté d'achever le pont pour y faire passer ses troupes. La panique s'était alors emparée des émigrants, à tel point qu'une ambassade conduite par son dirigeant Divico était allée trouver César.

Le vieil homme n'avait pas accompagné son chef. Affaibli par une mauvaise fièvre, il respirait avec peine, parlait difficilement, ne se déplaçait qu'en chariot. Et il devait ménager ses forces s'il voulait voir un jour la couleur de la mer infinie. Il poussa un long soupir. Ce jour arriverait-il seulement ? Il finissait par en douter.

Fatigué par les épreuves, tourmenté, désenchanté, il se coucha dans l'herbe tendre, ferma involontairement les paupières. Pendant un instant, il lutta contre le spectre de la mort rôdant alentour. Puis son esprit s'envola vers le pays inconnu qu'il n'atteindrait probablement jamais et son sommeil se remplit de rêves immensément bleus.

*** Divico s'accroupit à côté du malade, le sortit de l'univers merveilleux des

songes, le ramena à la dure réalité. -Nous avons commencé par échanger de belles paroles ! rapporta-t-il

avec fierté. -Ah…fit l’astrologue en s'extirpant de sa douce léthargie. -Après quoi César m'a proposé de faire la paix. L'inconvénient, c'est qu'il

a exigé en échange d'une part que je répare les torts causés par mon peuple aux Éduens, aux Ambarres et aux Allobroges, d'autre part que je lui remette des otages.

-Qu'as-tu répliqué ? demanda le devin d'une voix éteinte. -Que les Helvètes prenaient des otages mais n'en donnaient point ! -Tu as osé défier César ! -J'ai même osé l'insulter ! D'ailleurs, il ne m'en a pas tenu rigueur. La

preuve, il m'a laissé partir ! L’astrologue tressaillit et murmura quelques paroles inaudibles. Le chef

helvète ne put comprendre les mots balbutiés. Il se rapprocha de son conseiller.

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-Ton insolence te perdra, répéta le devin avant de s'assoupir à nouveau. ***

-Le manège a assez duré ! Procillus traduisit l'allégation. Le résultat jeta un froid dans l'assemblée.

Personne n'eut l'audace de lancer une objection. -Je ne suis pas dupe, expliqua le Romain en parlant lentement pour que

l'interprète puisse adapter ses dires en langue gauloise. Voilà ce que je constate : depuis quinze jours nous poursuivons les Helvètes, vos escadrons en tête ; nous nous contentons d'observer l'ennemi, de le suivre tout en étant harcelés par son arrière-garde ; nous avons parcouru douze lieues à peine, nous avons perdu quelques hommes au cours de combats sporadiques ; comme par hasard l’Éduen Dumnorix nous a faussé compagnie, et comme par hasard les convois de blé et de fourrage n'arrivent pas. Quant à l’Helvète Divico, que je fais étroitement surveiller, il affiche un comportement ferme et un peu trop assuré ! Ne trouvez-vous pas cette situation extrêmement singulière ?

Les chefs éduens demeurèrent muets. Le ton particulièrement cinglant de leur allié les mettait mal à l'aise. Ils avaient eu tort de négliger sa prodigieuse lucidité.

-Vous ne méritez pas ma confiance, conclut le proconsul. Cependant, je vous accorderai le privilège de reconquérir mon estime… après m'être entretenu en particulier avec vos principaux dirigeants. Le magistrat sera le premier.

Le romain congédia avec sévérité les autres nobles éduens : -Sortez tous, commanda-t-il. Les chefs s'exécutèrent sans protester. Malgré leur taille gigantesque,

leur musculature imposante, ils se savaient terriblement inférieurs. Ils quittèrent le camp fortifié en gardant une allure digne mais en cachant leur honte derrière leurs boucliers.

Le vergobret se retrouva seul face à César et Procillus. -Je t'écoute, fit durement le proconsul. -Il faut comprendre mon peuple, temporisa le magistrat, il a toujours été

divisé vis à vis de Rome. Aujourd'hui encore, si un parti t'approuve, l'autre a peur de perdre sa liberté en se ralliant à ta cause.

-Viens-en aux faits au lieu d'user de procédés dilatoires. Le magistrat se sentait traqué et cet homme sec, impitoyable, avec son

langage étrange, ses yeux et ses cheveux couleur de nuit, commençait à l'effrayer. Mieux valait accuser les fauteurs de troubles tout en évitant de prononcer leurs noms.

-Je te l'avoue parce que je suis ton ami, murmura-t-il, quelques hommes de ma race renseignent l'ennemi.

-Quelques hommes ? -Un puissant aristocrate en particulier… -Le rival du druide, par exemple.

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-Tu penses juste… -J'en ai assez entendu, coupa César. Maintenant, c'est la version du

druide Diviciacos qui m'intéresse. Il s'adressa à Procillus : -Appelle le prêtre éduen et mon autre interprète. Bien que le druide parle

ma langue, je désire avoir un traducteur. Je dois parer à toute éventualité et me méfier de tout. Quant à toi, tu peux disposer.

En disant ces mots, il foudroya Procillus du regard. -Tu pourrais, toi aussi, déguiser la vérité. Un frisson d'angoisse parcourut le corps du Gaulois soumis : le jour où il

s'aviserait de tromper son maître, il signerait son arrêt de mort. ***

-Lamentable ! Le druide Diviciacos a réagi de façon lamentable ! Dénoncer sans vergogne les intrigues de Dumnorix est une chose, mais prendre ma main en pleurant, en me suppliant d'épargner son frère et néanmoins principal adversaire en est une autre. Son attitude puérile et méprisable excite plus mon dédain que ma haine !

-S'avilir par de tels actes, de telles hypocrisies, j'ose à peine y croire ! s'offusqua Labienus.

César ricana. -J'ai répliqué par les mêmes simagrées. J'ai feint de le consoler, de le

rassurer ! Il fallait que je gagne du temps et que je ne perde point son estime. Il redevint sérieux. -Cette histoire m'a plongé dans l'embarras et j'ai scrupuleusement étudié

la question. Entamer la guerre en condamnant Dumnorix serait une grave erreur. Par contre le mettre en observation me semble plus judicieux.

-Une semi-captivité, en quelque sorte… -Exactement. Dès ce soir, j'enverrai Procillus chez les Helvètes afin qu'il

prie l'Éduen d'arrêter ses hostilités. Ensuite je ferai surveiller le traître par mes meilleurs espions.

Le proconsul afficha un air satisfait. -Vois-tu, Labienus, si l'expédition militaire n'a rapporté jusqu'alors que

des résultats médiocres, les manœuvres politiques aboutiront sans aucun doute à la ruine définitive du plus puissant Éduen. Ainsi, en éliminant ce dangereux concurrent, je remporterai ma première grande victoire.

Et tandis que le lieutenant approuvait pleinement, il conclut : -Tiens-toi prêt. Bientôt, nous nous emploierons à mener de vigoureuses

offensives. ***

Le coup avait manqué ! Et pourtant le stratagème avait été savamment calculé. Comble de malheur, cette stupide confusion avait redonné un fol espoir aux Helvètes qui ne s'étaient point privés de se moquer délibérément des

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Romains, les tournant en ridicule, les bravant avec une arrogance intolérable. Mais ceux-ci ne perdaient rien pour attendre. Caïus Julius César n'avait pas l'habitude de s'enfermer dans le déshonneur. Par Jupiter, il se vengerait de cette humiliation !

Parce qu'il désirait ardemment tirer de cet échec un enseignement pour l'avenir, le proconsul procéda à l'analyse de ses maladresses et reconsidéra ses actions.

Après l'interrogatoire des chefs éduens, César avait rejoint les Helvètes à marche forcée. Un jeu d'enfant ! Car les Romains couvraient en une journée la distance que leurs ennemis parcouraient en une moitié de mois ! Les troupes s'étaient arrêtées non loin de la colline au pied de laquelle les émigrants se reposaient, confinés dans une confiance démesurée. D'après les éclaireurs, aucune sentinelle n'assurait la protection de leur sommeil. César avait donc ordonné à Labienus et ses deux légions d'aller, la nuit, occuper sans bruit le sommet. Ainsi positionné, le lieutenant aurait attaqué d'en haut, le reste de l'armée d'en bas. Divico et son peuple auraient été pris entre deux feux, serrés dans un étau. Sans la terrible méprise du chef de l'avant-garde romaine, le piège eût fonctionné. Seulement, dans l'obscurité, l'officier avait confondu ses compatriotes avec des Barbares. Paniqué, il avait aussitôt averti César qui l'avait cru sur parole. Et le proconsul, persuadé de l'échec de Labienus, avait fait reculer ses troupes. Une fois de plus, les Helvètes lui avaient échappé, l'avaient distancé, et l'énervante poursuite avait recommencé.

D'autres soucis s'ajoutaient, compliquant le problème : les vivres étaient presque épuisées, les convois n'arrivaient toujours pas et d'ici six ou sept jours, les Helvètes quitterait le territoire éduen pour pénétrer chez les Bituriges32 où ils seraient à l'abri. Or on se trouvait près de Bibracte33. Deux solutions s'offraient au proconsul : se rendre dans la capitale et se réapprovisionner, ou continuer de talonner Divico en se contentant de maigres pitances.

César réfléchit posément. Il choisit enfin de nourrir ses soldats. Il tourna donc vers le nord. La route était facile. En une étape, il atteindrait la cité.

*** Divico lança son cheval au galop, atteignit la queue du convoi, chercha

le chariot transportant le devin. Il trouva le malade sans difficulté. Il avait en effet ordonné que l'on escortât l'homme au précieux savoir de manière à le protéger et à le repérer parmi la cohue.

-Tu m'as mandé, me voici, annonça-t-il -Nous rebroussons chemin ? -Effectivement. -Peux-tu m'expliquer pourquoi… L'âme de Divico se gonfla d'orgueil.

32 Bituriges : peuple Gaulois (Berry). 33 Bibracte : capitale des Éduens.

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-Pour charger l'arrière-garde de César ! -Je ne saisis pas bien tes agissements, se plaint l’astrologue. La fatigue

occulte mon esprit. Seuls mes rêves éclairent encore ma conscience. Mais ils deviennent effrayants, m'entraînent vers un gouffre obscur.

Le chef helvète chassa les mauvais présages que contenaient ces affirmations et tenta d'étouffer ses scrupules en se justifiant.

-Les Romains refusent la bataille et se dirigent vers le mont Beuvray. Nous allons donc profiter de la débâcle, foncer sur eux et les prendre à revers.

Il éclata de rire. -Les poursuivis deviennent poursuivants ! Le devin attrapa la tunique de son compagnon, tira sur le tissu de ses

doigts tremblants. -Ne commets pas cette grossière erreur. Prends plutôt de l'avance,

essaya-t-il de dire. Mais ses lèvres remuèrent à peine et aucun son ne sortit de sa bouche.

Comme il sombrait à nouveau dans l'épuisement, le guerrier s'éloigna. -Veillez bien sur lui, lança-t-il aux soldats. Et à bride abattue, il rejoignit la tête de son armée.

*** Le combat avait duré toute la nuit. Longtemps, très longtemps, les

Helvètes avaient maintenu une supériorité incontestable, infligeant de lourdes pertes aux légions. Longtemps, ils avaient cru au triomphe. Cependant, au petit matin, les Romains avait repoussé leurs assaillants. Le proconsul avait même renvoyé son cheval pour guerroyer à pied au milieu de ses fantassins, pour lutter au centre de la bataille en risquant sa vie.

La chance avait alors tourné et le jour s'était levé sur la victoire de César. Divico errait depuis l'aube, fou de chagrin. À présent il mesurait

l'ampleur de la catastrophe. L'horreur régnait alentour. La grande colline était jonchée de blessés et de cadavres. Il y avait, au milieu des chariots renversés, étendus à terre, baignant dans leur sang, des femmes, des enfants, des vieillards, des chevaux. Il y avait des soldats helvètes, cloués l'un à l'autre par un seul javelot romain. Il y avait nobles décapités par les Éduens mais aussi les cadavres des ennemis…Un champ de morts. L'endroit ne ressemblait plus qu'à un vaste et sordide champ de morts. Et dans cette immonde tuerie, le dirigeant helvète désespérait de retrouver son conseiller. Il marcha, marcha encore et le hasard finit par le pousser vers celui qu'il recherchait.

Il gisait dans l'herbe maculée. Divico s'approcha, toucha tendrement les joues creuses et violacées.

-Ne meurs pas, supplia-t-il, j'ai tant besoin de toi. Le devin releva les paupières. Le chef helvète le secoua légèrement. -Parle-moi, je t'en conjure. -Je ne verrai jamais la mer infinie, gémit le savant.

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-Moi non plus, avoua Divico en retenant ses larmes. -Ni mes montagnes. -Je ne sais pas. -Si, tu sais. Tes yeux sont humides, ton cœur gros… Divico agrippa la main décharnée, l'embrassa. -Dis-moi ce que je dois faire, s'il te plaît. Je n'ai plus que toi au monde.

Par pitié, ne m'abandonne pas. L’agonisant rassembla le peu d'énergie qui lui restait. -L'heure est à la soumission, Divico…tu m'entends, l'heure est à la

soumission… Un silence angoissant s'imposa soudain. Le devin s'était figé. Il ne

respirait plus. Divico étreignit le corps sans vie et pleura, éperdu de douleur.

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-XVII- Eleen hissa Conor jusqu'à ce qu'il puisse accéder à l'étagère où

s'égouttaient les fromages blancs. Le petit garçon souleva un par un les récipients aux fonds et aux parois perforés, choisit une faisselle.

-Que tu es lourd ! s'exclama la jeune femme en reposant l'enfant à terre. -Aussi lourd que mon père ? Eleen sourit, attendrie par la candeur de son fils. -Pas encore, bonhomme, mais si tu continues à dévorer ainsi, tu le

deviendras bientôt ! Conor parut satisfait de la réponse. Il s'assit sur le banc, fier de

ressembler à celui qu'il admirait, commença à lécher la pâte molle et appétissante. Eleen le rappela à l'ordre, lui tendit une écuelle et une cuiller en bois.

-Ton père mange proprement, gronda-t-elle. Tu dois l'imiter si tu veux grandir.

Conor dévisagea sa mère. Malgré son bas âge, il pressentait qu'il s'agissait d'un mensonge destiné à le faire obéir. Il avait déjà vu son père avaler goulûment, si goulûment que ses moustaches et ses cheveux dégoulinaient de graisse. Néanmoins il se soumit et se servit des ustensiles avec une maladresse toute puérile.

-Quand est-ce qu'il revient ? demanda-t-il soudain, en attaquant la dernière bouchée.

-Lorsque les dieux le décideront… -Demain ? -Non pas demain. Après l'été, peut-être, espéra l'épouse esseulée. -C'est Luk qui te l'a dit ? -Luk m'a simplement annoncé qu'il était vivant… Eleen se posa à côté de son fils, le couvrit de cajoleries, joua avec les

jolies mèches blondes et bouclées. -Gaell est un héros, tu sais, confia-t-elle à mi-voix. Il affronte les

épreuves les plus terribles, pénètre dans les endroits les plus reculés, brave les plus grands dangers.

-Et s'il se perd au fond de la forêt ? Et s'il rencontre des génies ? -Les êtres minuscules le guideront, j'en suis persuadée. Ils égarent les

mauvais et les sots sur les sentiers ne menant nulle part mais aident les sages et les justes à retrouver leur chemin. Et ton père…

Un son nasillard retentit au-dehors, rompant la sérénité de l'après-midi, mettant fin au récit merveilleux. Sylvannus sonnait le rassemblement.

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-Viens vite, s'agita Eleen. Le chef du village nous attend. ***

Les habitants de Brénod abandonnèrent leurs activités et vinrent en toute hâte se rassembler devant la maison du chef. Très vite, la confusion se mit dans la foule, créant un vaste désordre. On se bousculait, on gesticulait, on essayait de passer devant un voisin gênant. Puis Litavic apparut sur le seuil. Il leva sa baguette, menaçant, interdit que la réunion dégénère en dispute et rétablit le calme. Les villageois se turent. Chacun, honteux, garda son rang.

Le druide se retira, se mit à l'ombre d'un arbre. Sa présence, bien que discrète, suffit à maintenir la discipline. Sylvannus monta sur une estrade de manière à dominer l'auditoire.

-Mes amis, commença-t-il, les crieurs disposés le long des routes de la Celtique ont fait circuler d'importantes informations. Leurs messages vocaux sont enfin parvenus jusqu'à nous34. Aujourd'hui, je peux donc vous l'affirmer : les Helvètes sont rentrés chez eux.

Un cri de soulagement accueillit la nouvelle. -Le péril est écarté ! s'exclama le tonnelier. -Nous n'avons plus rien à craindre pour nos récoltes, renchérit Gwendal. -Nous devons notre liberté à César, poursuivit le chef de Brénod. Il a

refoulé les émigrants, les a punis d'avoir dévasté nos terres. Mais surtout, il les a empêchés de devenir les plus forts. Ces traîtres auraient profité de notre indulgence, ils nous auraient écrasés un jour, malgré l'accord que nous avions passé avec eux. Ils n'ont que ce qu'ils méritent.

Des acclamations fusèrent, des poings se levèrent. -Le revers de la fortune, s'énerva tout à coup Sylvannus, c'est que le

Romain s'est imposé en maître, réglant lui-même le sort des peuples, entravant la liberté des Gaulois.

Il devint écarlate. -Nous finirons par payer cher nos luttes intestines. D'autres ennuis nous

guettent, d'autres guerres risquent d'éclater. Les villageois écoutaient bouche bée l'impressionnant discours. Iseabail

se rapprocha d'Eleen, chuchota quelques mots à son oreille. -Il répète les paroles du druide, se moqua-t-elle gentiment. Comme pour lui donner raison, le responsable du hameau chercha ses

mots et, hésitant, se tourna vers le prêtre. Celui-ci s'interposa, de crainte que le chef ne s'embrouille dans des explications oiseuses.

-Cet événement revêt un caractère à la fois salutaire et désastreux, dit-il en montant sur le plancher surélevé. Salutaire parce que César nous a débarrassés de la menace helvète, désastreux parce que la défaite helvète nous montre que César a vaincu la plus redoutable, la plus célèbre nation en lui ravissant l'hégémonie. 34 Ces messages circulaient à 20 km/h environ.

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Litavic toussa pour s'éclaircir la gorge. -Savez-vous combien d'hommes il a vaincus ? D'après les tablettes de

recensement, les Helvètes comptaient trois cent soixante mille personnes, dont quatre-vingt-douze mille en état de combattre. Ils étaient bien plus nombreux que les légions…Cent mille, seulement, ont regagné leur pays. Ceux-là ont eu de la chance.

Le calcul déconcerta les gens de Brénod. S'ils ignoraient le jeu des chiffres, ils saisissaient l'importance des dégâts.

-Qu'est-il advenu de leurs compagnons, demanda le forgeron d'une voix blême.

-Il y a eu des morts, beaucoup trop de morts. Il y a eu aussi des fugitifs, au lendemain de la bataille. Le proconsul, affaibli par les affrontements, les a laissés partir. Mais il a interdit aux Lingons, le peuple qui les accueillait, de leur fournir la moindre assistance. Par peur des représailles, les Lingons se sont inclinés, refusant d'abriter et de nourrir les exilés, les contraignant ainsi à se rendre. Il y a eu des prisonniers, dont la fille et un des fils d'Orgétorix. Il y a eu, hélas, des malheureux réduits en esclavage.

Un murmure s'éleva. Les révélations du druide inspiraient l'effroi. -Quelques jours après le terrible échec, Divico envoya des députés pour

offrir sa soumission définitive et absolue. César réclama des otages, ainsi que la remise des armes. Tous les émigrants se plièrent à ses exigences. Tous, sauf six mille hommes de la tribu des Verbigènes. Ceux-ci, refusant de capituler, s'esquivèrent à la faveur de la nuit. Le proconsul les rattrapa, les captura, les vendit aux marchands que les armées traînent dans leur orbite.

Le prêtre haussa le ton, réprima les injures. -J'en conviens, le Romain se montra impitoyable envers le groupe de

dissidents, mais il fit preuve de clémence vis-à-vis des peuples conquis et assujettis. Il leur donna l'ordre de rentrer chez eux, de rebâtir leurs villages, protégea leur retour. Il obligea même les Allobroges à leur fournir des semences en vue des prochaines récoltes.

Litavic suspendit son exposé. L'air était irrespirable. La chaleur lourde, écrasante, suffocante. Anxieux, il leva les yeux vers le ciel. De gros nuages violets ourlés de blanc bourgeonnaient à l'horizon. Les hirondelles s'agitaient follement, rasaient les toits de chaume. Le druide se troubla. Il était persuadé que Taranis ne manifesterait pas son courroux et pourtant ses menaces l'effrayaient. Car il en était ainsi chaque soir, depuis le début du mois du chêne35. Le dieu de la foudre intimidait la terre, menaçait de déchaîner les éléments. Il n'allait pourtant pas jusqu'à déclencher la lumière violente et brève de l'éclair, le bruit fracassant et prolongé du tonnerre, la fureur du vent, l'action dévastatrice d'une averse de grêle. Non, le maître du firmament se contentait de réclamer des sacrifices, de rappeler aux hommes que le moment du grand 35 Mois du chêne : du 10 juin au 7 juillet.

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holocauste approchait. Cette immolation dont il était particulièrement avide avait lieu tous les cinq ans, à l'occasion du solstice d'été. Déjà, en Gaule, on s'y préparait. On fabriquait de gigantesques mannequins d'osier, on choisissait les condamnés, ceux dont la vie était devenue inutile ici-bas : voleurs, assassins, infidèles, pilleurs de sanctuaires. Et l'on attendait l'arrivée de la nuit la plus courte. Là, dans les paniers à forme humaine, on enfermerait les vauriens. On les entasserait pêle-mêle avec du bois et du foin, et l'on mettrait le feu. Les victimes brûleraient en l'honneur de la divinité, apaisant pour longtemps son abominable colère.

Après le bref instant d'absence lié aux soucis d'ordre religieux, Litavic reprit le cours de ses idées.

-César séjourne à Bibracte. Il a débarrassé les Éduens de Dumnorix et du parti anti-romain, la Gaule de Divico. À présent, les députés accourent des quatre coins de la Celtique pour le féliciter d'avoir rétabli l'ordre.

Litavic jugea préférable de clore la séance et de ne point ajouter de réflexions personnelles. Les incessants retournements de situation bouleversaient les villageois. Il s'abstint donc de leur avouer ses véritables pensées, ses mauvaises impressions. Il leur cacha que le Romain surpassait nettement n'importe quel chef gaulois, qu'il était capable de construire des ponts, d'abattre des forêts, d'assécher des marécages en un temps record ; qu'il marchait de nuit, qu'il possédait une résistance physique hors du commun ; qu'il n'agissait pas en ami mais en fin politique, selon ses intérêts. Il leur dissimula que le peuple helvète lui servait de rempart et que la Séquanie finirait, elle aussi, par tomber sous sa domination.

Le druide conclut par une indispensable leçon de morale. Il appela ensuite le barde, l'invita à chanter l'histoire de Brénod et les exploits de ses héros. La voix du poète, harmonieusement accompagnée par les sons de la lyre, enchanta les auditeurs.

Litavic profita de l'extase générale. Après avoir averti Sylvannus, il s'éclipsa. Il s'en fut prier seul à la source sacrée, tandis que les nuées noires annonçant l'orage se dispersaient dans le lointain.

*** L'heure paisible était enfin revenue. La touffeur s'était dissipée et une

fraîcheur humide retombait sur les près encore gorgés de soleil. L'herbe tendre et les fleurs sauvages embaumaient délicieusement l'air du soir. Du côté du couchant, la nature commençait à s'assoupir au creux de l'ombre constellée, la forêt à se fondre dans l'espace infini et obscur.

Eleen et Iseabail s'éloignèrent du hameau et empruntèrent le petit sentier qui longe l'Albarine. Elles ressentaient souvent le besoin de se promener ensemble au crépuscule, de goûter aux plaisirs champêtres. Ayant placé les jeunes enfants sous la garde des aînés, elles s'accordaient un répit, un instant de

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liberté. Il leur était indispensable de converser, d'évoquer mille souvenirs, d'imaginer le retour des êtres chers, d'échanger leurs préoccupations.

-Crois-tu que nous reconnaîtrons Maella ? questionna Eleen. Elle a dû tellement changer…

-Ce doit être une jeune femme superbe, rêva Iseabail. Rappelle-toi la couleur de ses yeux.

-Et son teint si clair, ses cheveux si blonds, renchérit Eleen. Elle se rembrunit. -Pourvu que les Germains n'aient point abusé de sa beauté. On les dit

brutes, irrespectueux envers les otages. -Le sort de Maella me soucie également. À cela s'ajoute l'absence de

Gaell et de Yann. Mais je ne perds pas espoir. Acco les protège. Je sais qu'ils reviendront.

Iseabail se retourna, pointa son doigt en direction des collines. -Ils surgiront bientôt sur la route qui vient de Vesontio. Elle prit le bras de sa bru. -Acco visite parfois mon sommeil, confia-t-elle. Il apparaît, comme un

fantôme, me rassure, me révèle des secrets concernant un proche avenir. -Ton premier mari veille sur ton bonheur et sur celui de la tribu, compatit

Eleen. Iseabail frissonna, émue. Elle observa le magnifique paysage qui

lentement s'enveloppait de ténèbres. -Acco affectionnait particulièrement cette quiétude estivale, cet instant

merveilleux où la plupart des oiseaux s'assoupissent, où les grillons s'éveillent, où le merle, perché à la cime d'un arbre, égrène son sifflement mélodieux…

-Tu penses toujours à lui ? s'étonna Eleen. -Bien sûr, mais depuis que j'ai épousé son frère Yann je le considère

différemment. -Comme un ami ? -Plus qu'un ami. Une sorte de gardien qui m'entoure de sa présence

invisible. Comprends-tu ? -Je comprends. Cependant je serais incapable de remplacer Gaell s'il

mourrait. -Il ne s'agit pas de remplacer un amour, ni de ternir sa mémoire, douce

Eleen, mais d'aimer quelqu'un d'autre différemment. Iseabail se souvint : -Longtemps Yann et moi avons éprouvé de terribles scrupules. Ensuite

nous sommes rendus compte que notre union n'était point illicite. Elle demeura songeuse un moment. -Litavic m'a révélé récemment que l'âme d'Acco avait achevé sa

transmigration, qu'elle s'était réincarnée. -Qui habite-t-elle ?

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-Il a refusé de me le dire. J'ai bien une idée, seulement je ne possède aucune preuve.

Iseabail hésita. -Certainement pas un corps humain… Eleen et Iseabail ne cherchèrent pas à percer le mystère appartenant au

druide. Elles changèrent de conversation pour ne point profaner les secrets divins.

-La nuit avance, constata la mère de Gaell. Rentrons. Elles revinrent sur leurs pas, remontèrent la rivière, devisèrent gaiement,

abordèrent maints sujets familiers. Il fut question de salaisons, de confits, de ruches, de labours, puis le bavardage dévia sur les saisons. La discussion tourna autour du dernier hiver, avec son mois du sureau36 si froid que plusieurs huttes s'étaient écroulées sous le poids de la neige, avec son mois du bouleau37 si clément qu'il avait vu fleurir les primevères.

Elles marchèrent sans se presser, et lorsqu'elles parvinrent à l'entrée du village, il ne restait du jour qu'une infime lueur purpurine. Une grosse lune rousse montait au-dessus des noirs bocages. La voûte céleste s'était parée d'une myriade d'astres clairs et d'un voile lactescent qui fourmillait d'étoiles.

36 Mois du sureau : du 29 novembre au 22 décembre. 37 Mois du bouleau : du 23 décembre au 21 janvier.

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-XVIII- Plein de morgue et de superbe, le druide éduen Diviciacos toisait la

multitude d'aristocrates et de guerriers amassée devant lui. Certes, il mésusait de son pouvoir, mais comment ne point profiter de la situation ? Ce revirement l'enchantait ! Tous ces regards inquiets, suppliants, flattaient son orgueil, réveillaient son désir d'atteindre la gloire, attisait sa soif occulte de vengeance. Après des années douloureuses d'exil, lui, le druide proscrit, le malheureux fugitif, connaissait enfin l'heure de la réussite et ne pouvait s'empêcher de savourer sa revanche. Désormais, délivré de la rivalité de son frère Dumnorix, il s'imposait en maître, redevenait l'homme le plus influent du pays. De nouveau, les dieux le comblaient en lui confiant une vaste clientèle d'âmes, en lui proposant le titre de prêtre suprême. De nouveau, il brillait par son intelligence, son habileté, ses beaux discours. Et plus rien n'entravait son prestige, plus personne ne prétendait l'égaler. Sa présence était désormais indispensable à Bibracte, sa souveraineté reconnue. Car il était l'allié et l'interprète du vainqueur des Helvètes et, de ce fait, le porte-parole de la Gaule entière.

Diviciacos aujourd'hui présidait l'assemblée générale de tous les peuples celtes. Sans son intervention, la réunion eût été prise pour un complot. Mais le religieux s'était entretenu auparavant avec César, lui avait exposé l'importance de ce rassemblement annuel, lui avait demandé l'autorisation de siéger à quelques pas de son camp. Il avait même obtenu du proconsul qu'aucun Romain n'y assisterait.

Conformément à la tradition, la séance se tenait avec solennité au cœur d'une vaste clairière. Depuis le coucher du soleil, l'illustre religieux dirigeait le conseil, canalisait les débats, arbitrait les querelles, délibérait sur les questions délicates concernant l'avenir des nations. Son aptitude à discerner les moindres nuances de la pensée, à aiguiser les intelligences, lui permettait de gérer les conflits entre les différentes tribus et d'arriver à faire prendre aux députés des décisions communes. Jusqu'à présent, nulle rixe n'avait éclaté et il s'en félicitait. Cependant, il restait un grave sujet à évoquer : allait-on implorer l'aide du proconsul pour libérer la Gaule d'Arioviste ?

Diviciacos réfléchit au problème. Il promena son regard sur les représentants du peuple qui se tenaient debout, déjà prêts à le suivre. Gouverner anoblissait ses sentiments, sublimait ses projets. Il considéra fièrement la forêt de lances, de casques et d'enseignes rutilant au clair de lune, les boucliers jetant mille éclats argentés et, à l'écart de l'agitation, l'impressionnant troupeau de chevaux harnachés comme pour une parade.

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Diviciacos déambula devant les nobles impatients de recueillir ses déclarations avec cette étrange majesté qui sied aux grands héros. Il marchait à pas lents pour prolonger le plaisir. Son ample tunique et sa longue chevelure rejetaient des reflets mystérieux, renvoyaient la lumière cendrée de l'astre des nuits, ondulaient sous le souffle du vent chaud de l'été. Soudain il tendit les bras vers le ciel, et sa voix cuivrée déchira la pénombre.

-Gaulois ! Nous avons raisonné, ainsi qu'à l'accoutumée, sur les affaires publiques, et ce malgré les désaccords dus à la diversité de nos opinons et de nos intérêts. J'ai apprécié vos efforts et rendrai compte aux dieux de vos bonnes volontés.

Une ovation suivit ses compliments. -À présent je dois vous avouer principal le motif de ce rassemblement et

vous entretenir d'événements forts graves. Il respira profondément, fronça les sourcils, haussa le ton. -Arioviste vient d'exiger les deux tiers de la Séquanie. Si personne ne le

repousse, tôt ou tard il envahira la Gaule entière. Diviciacos ne laissa pas aux hommes le temps de réagir. -Une solution s'offre à nous, enchaîna-t-il, une chance inespérée que

nous aurions tort de ne point saisir. Il pointa son doigt en direction du camp romain. -César ! La proposition troubla les consciences. Il s'ensuivit un silence

oppressant. -Sans César nous ne vaincrons jamais Arioviste, renchérit le druide

guerrier, et nous deviendrons tous Germains. Est-ce cela que vous souhaitez ? -Tu préfères que nous appartenions à Rome ? lança un chef. Diviciacos blêmit. - Il ne s'agit aucunement de se soumettre au proconsul, riposta-t-il, mais

d'utiliser son armée dans le simple but de repousser l'ennemi. Ceux qui doutent de moi n'ont qu'à rejoindre mon frère Dumnorix. Qu'ils disparaissent immédiatement de ma vue !

-Tu as raison, repartit Casticos, le roi de Séquanie. Sollicitons la protection du Romain.

Un cri approbateur s'échappa de toutes les poitrines. -Du calme ! avertit Diviciacos, menaçant. Nous allons opiner sur le sujet

et procéder à un référendum. Mais auparavant, j'exige que vous promettiez de ne point ébruiter ce qui aura été décidé ce soir, que vous donniez votre parole de ne point divulguer les résultats du vote. Je frapperai les parjures d'excommunication !

Les représentants des peuples celtes s'agenouillèrent, invoquèrent chacun le dieu de leur tribu et prêtèrent serment.

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-Redressez-vous, ordonna Diviciacos, et exprimez vos avis en toute liberté. Qui est avec moi ?

Aussitôt, une immense clameur ébranla la forêt. La motion du druide fut adoptée par acclamation, dans l'enthousiasme général.

*** Le vigile s'annonça puis pénétra à l'intérieur de la tente, interrompant la

conversation que le proconsul tenait avec son lieutenant. -Pardonne-moi de te déranger, ô César, s'excusa-t-il en s'inclinant, mais

le prêtre éduen sollicite un entretien. Il attend à la porte sud du camp et dit qu'il ne partira pas avant de connaître ta réponse.

-Quelqu'un l'accompagne-t-il ? -Non, César, il est venu seul. -En es-tu certain ? -Absolument. -Bien, envoie-le quérir. Le garde s'éclipsa. César s'adressa à Labienus, un sourire ironique au

coin des lèvres. -Diviciacos…Il ne prendrait pas la peine de se déplacer s'il n'avait besoin

de mes services. -Encore un signe de dépendance. Caïus Julius posa la main sur l'épaule de son second et le regarda d'un air

complice. -Tu vois juste, Titus. Depuis la défaite des Helvètes, les Barbares

n'entreprennent plus rien sans mon autorisation ! Les voilà donc à ma merci, livrés à mon bon vouloir.

-La puissance de ton armée les terrorise. -Ce qui les effraie avant tout, rectifia le proconsul, c'est qu'ils pensent

que leurs divinités m'ont accordé la victoire et qu'elles sont à présent de mon côté.

Le proconsul saisit la coupe posée sur la table basse, se cala dans son fauteuil, ferma les yeux, dégusta le breuvage vermeil. En l'espace de quelques gorgées, il retrouva des paysages chers à son cœur, des souvenirs empreints de volupté, des rêves pleins de poésie. Ce petit vin italien, à l'arôme élégant, fruité et généreux, avait le pouvoir d'évoquer les terrains secs et caillouteux plantés de vignes, les collines boisées, les côtes rocheuses. Il symbolisait aussi les femmes qui l'admiraient ou les heures d'heureuse solitude passées à contempler, depuis la terrasse de sa villa, la beauté infinie de la mer…

César reposa le récipient vide, chassa la nostalgie qui l'avait un instant effleuré. Le Gaulois arrivait.

-Laisse-nous, dit-il à son lieutenant. ***

-Ainsi tu désires me voir ?

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Le druide approuva d'un signe de tête. -Assieds-toi et expose brièvement l'objet de ta démarche. -Il s'agit d'un rendez-vous secret. -Un rendez-vous secret ? répéta César, feignant l'étonnement. Puis-je

savoir où et avec qui ? -Avec toi, César, et en un lieu que nul ne doit connaître, une grotte en

l'occurrence. Le proconsul fit mine de se rembrunir. -Et si tu me tendais un piège ? -Par tous les dieux, César, j'engage ma dignité et ma foi. Les chefs des

nations gauloises m'ont supplié, à l'issue de l'assemblée, de te transmettre leurs intentions. Accepte, je t'en conjure.

-Pourquoi ces sourdes menées ? Tu sais combien je déteste les cabales. -Nos vies sont en jeu, César, murmura Diviciacos. Le proconsul réfléchit. -Soit ! Je consens à ta requête. Mais prends garde : à la moindre tentative

de complot, je tue tous les otages… Il se rapprocha du religieux. -En commençant par ton fils. -Le sang ne coulera pas, certifia l'Éduen. -Je l'espère pour toi. Quand aura lieu la rencontre ? -Une délégation viendra te chercher au prochain crépuscule.

*** César abandonna sa monture à la sentinelle chargée de parquer les

chevaux. Puis il se faufila derrière ses guides, se glissa comme eux par la fissure que dissimulait un épais manteau de végétation et entra dans le repaire de Diviciacos. Par Jupiter ! Même persuadé de la droiture et de la sincérité de l'Éduen, il ne regrettait pas sa prudence. L'endroit semblait d'autant plus maudit que personne, hormis ces Barbares, ne semblait en connaître l'existence. Il avait eu raison de se méfier et de confier à ses meilleurs espions le soin d'assurer la surveillance des lieux.

Le proconsul suivit ses accompagnateurs, descendit le long d'une étroite galerie. Tout en marchant, il contemplait le paysage féerique que lui offrait la lueur tremblante des torches. Des rochers aux formes insolites, parsemés de paillettes étincelantes, ornaient la galerie humide et ténébreuse qui conduisait vers les entrailles du monde. Une brise tiède semblait provenir des profondeurs de l'infini, tourbillonnait, amplifiait le bruit des pas, ramenait l'écho d'une cascade mêlé à des éclats lointains de voix. César essaya de s'orienter, repéra des raccourcis, des cachettes, mémorisa le trajet. Cela lui serait d'une grande utilité en cas d'incident ou de retour précipité.

Le souterrain sinua un moment, s'enfonça encore et atteignit enfin une vaste salle illuminée par de nombreux flambeaux et décorée de draperies

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gigantesques à l'éclat diamanté. Au milieu de cet abîme de mystère et de splendeur se trouvait Diviciacos l'Éduen, entouré des chefs de toutes les nations celtes.

-Bienvenue, César, dit le druide en allant à la rencontre de son invité. Je t'en prie, assieds-toi parmi nous.

-Que me vaut l'honneur de cette curieuse réception ? répondit le proconsul en prenant place sur la couverture que lui montrait son hôte.

Le religieux parut hésiter. Il chercha un instant ses mots. Bien qu'il parlât couramment la langue des Romains, il avait parfois quelques difficultés à s'exprimer correctement.

-Mes compagnons ont reçu le mandat de te transmettre les désirs de la Gaule. Je suis leur médiateur.

-Bien, je t'écoute. -Pour que tu comprennes la situation, je dois d'abord t'exposer l'histoire

de ces dernières années. César acquiesça tandis que les nobles guerriers, en attendant la

traduction, se morfondaient dans l'inquiétude. -Autrefois, malgré la concurrence m'opposant à mon frère Dumnorix,

mon peuple dominait les autres peuples gaulois. Mais la lutte pour l'hégémonie dressa un jour contre nous les Séquanes et les Arvernes, qui introduisirent imprudemment Arioviste à leurs côtés dans le but de rétablir leur ancienne suprématie. Nous connûmes une grave défaite. Nous fûmes réduits à donner des otages, à jurer de ne pas appeler Rome à notre secours, à reconnaître la supériorité de la Séquanie. Les Éduens se plièrent à ces exigences mais comme tu le sais, je fus le seul à ne point me soumettre, à ne point livrer mes enfants. Je dus donc m'enfuir et me réfugier dans ton pays.

César opina du chef. Diviciacos poursuivit : -Arioviste oublia vite ses engagements. Il s'imposa en vainqueur. Les

Séquanes n'échappèrent pas au malheur. Bientôt ils demandèrent l'appui de leurs anciens ennemis éduens pour refouler le tyran hors de leurs frontières. Je t'épargne les détails de la bataille. Ce fut un désastre. Quant aux conséquences, elles se révélèrent catastrophiques. Le Germain imposa des otages aux Éduens et aux autres nations, réclama des terres, affirma que la Gaule lui appartenait.

Des pensées haineuses troublèrent l'esprit de César, une vive contrariété assombrit son regard. Il ne supportait pas l'idée qu'un rival pût lui dérober ses conquêtes. Nenni ! Cet orgueilleux ne possèderait jamais la Gaule !

-Continue, dit-il en ravalant ses ressentiments. -Là-dessus vint se greffer le péril helvète dont tu nous délivras. Diviciacos observa un moment de silence. L'anxiété l'empêchait soudain

de s'adresser au vainqueur de l’Helvète Divico. Il rassembla son courage, tâcha de trouver les mots justes.

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-Ces hommes devant toi, continua-t-il en désignant les chefs celtes, sont persuadés que tous les Germains finiront par passer le Rhin et qu’ils déferleront sur leurs territoires, pareils à une vague meurtrière. Arioviste rehausse ses menaces : il a la ferme intention d'installer vingt-quatre mille Harudes au-delà du fleuve.

Le druide Diviciacos se prosterna devant le proconsul. -Toi seul peux nous sauver, conclut-il d'une voix implorante tandis que

les assistants redoublaient de supplications. César demeura un instant songeur et s'absorba à de savantes

préméditations. Depuis quelque temps déjà mûrissait dans son for intérieur le projet d'entrer en campagne contre les Barbares d'outre-Rhin. Et voilà que ces Gaulois lui offraient la possibilité de rester chez eux et lui permettaient de légitimer, devant son peuple, sa marche vers le Nord. Il n'allait certes pas décliner l'invite !

-Rome a le devoir de secourir l'Éduinie, affirma-t-il. Je m'engage donc à apporter mon soutien.

Diviciacos traduisit. Un soupir de soulagement et des regards remplis de reconnaissance accueillirent la nouvelle. Cependant quelques dignitaires, dont le roi Casticos, semblaient saisis d'épouvante. Leur attitude intrigua le Romain.

-Que veulent ces hommes dont les yeux restent rivés au sol et pourquoi ne m'acclament-ils point ?

-Des Séquanes, César. Ils subissent les atrocités des Germains qui possèdent certaines de leurs villes, redoutent qu'Arioviste n'ait vent de cette collusion. Il y va du sort de leurs otages. Déjà moult d'entre eux ont péri dans les supplices.

-Dis-leur qu'Arioviste n'en saura rien, que le secret sera respecté et qu'il ne les soupçonnera pas, je m'en porte garant. Dis-leur aussi que je préfère les négociations à l'affrontement. Tout d'abord, j'userai de ma seule autorité pour l'amener à cesser ses violences. Il a une dette envers moi, car sous mon consulat je lui ai donné le titre d'ami du peuple romain.

Devant l'air impatient du druide, il ajouta, de manière à le rassurer : -Dès demain, j'entreprendrai les démarches. Le chef religieux remercia son allié, interpréta ses paroles puis mit fin à

l'entrevue. Avec une solennité exagérée, la même délégation escorta le libérateur jusqu'à l'entrée de la caverne.

À peine parvenu à l'air libre, Caïus Julius rajusta sa tunique et se drapa dans sa toge. L'espion romain guettait ces gestes qui signifiaient le bon déroulement de l'opération. Immédiatement, il émit des jappements aigus et répétés, imitant à la perfection le cri du renard sauvage. En entendant le glapissement, Labienus sut qu'aucune mesure de représailles n'était à envisager. Il fit alors signe à ses fantassins de se tenir tranquilles.

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César retrouva son cheval, prétexta l'envie de rentrer seul et prit sèchement congé de ses guides.

Personne n'osa le contrarier.

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-XIX- Exacerbé par l'intolérable attente, Arioviste se dirigea d'un pas précipité

vers la cabane de la magicienne. Il savait qu'Emma n'appréciait guère qu'on la dérangeât lorsqu'elle invoquait les esprits infernaux mais rongé par l'angoisse, il prit le risque de frapper à la porte, quitte à déclencher la colère des démons.

-Qui ose m'importuner à cette heure ? fit une voix chevrotante. -Ouvre, c'est ton roi. La vieille femme tira le panneau de bois et se trouva face au géant. Parce

qu'elle possédait le don de modifier les événements fixés par le destin, elle exerçait sur lui un réel pouvoir. Cela, ajouté à sa mystérieuse longévité, lui conférait une supériorité dont elle avait appris, au fil des ans, à tirer maints avantages. Malgré sa taille et son autorité, il ne l'impressionnait plus.

-Je t'ai déjà dit que je ne tolérais aucune présence pendant les opérations. Arioviste bredouilla quelques excuses. Puis il saisit les mains noueuses,

aux veines gonflées. -Où en es-tu, sorcière ? -L'enfant se présente mal. L'accouchement sera long et douloureux. Ta

femme risque la mort. -Je ne supporte plus ses cris. Arrange-toi pour que cessent ses douleurs

et hâte-toi de trouver la potion qui fera naître mon fils. Arioviste eut un doute soudain.

-Tu m'as bien prédit un descendant mâle ? -Absolument. Le chef germain posa un regard plein de soupçons sur la voyante. -Tu as intérêt à ne point te tromper où je te fais écorcher vive ! -Tes menaces ne m'effraient guère, mon seigneur. Depuis le temps que tu

en profères, mille fois j'aurai dû trépasser. Elle sourit mais il ne répondit pas de peur qu'elle ne lui jetât un mauvais

sort. -J'ai bientôt terminé, affirma Emma en désignant la marmite d'où

s'échappaient des vapeurs nauséabondes. -Qu'est-ce donc ? s'inquiéta le chef de guerre. -Le remède souverain. Elle montra des signes d'impatience. -Le temps presse. Laisse-moi achever mes travaux. Arioviste s'apprêtait à partir mais une force étrange semblait vouloir l'en

empêcher et il demeurait immobile sur le seuil. -Qu'attends-tu ?

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-Me permets-tu de rester avec toi ? La magicienne soupira. -Exceptionnellement, concéda-t-elle, et à condition que tu ne souffles

mot. ***

Il était venu au monde acclamé et fêté comme un héros. Le garçon, le dernier-né du plus grand guerrier avait connu, dès les premiers instants de sa vie sur terre, un triomphe sans précédent. À peine était-il sorti du ventre de sa mère qu'Arioviste le montrait à la foule…

Maella se coucha sur un lit de mousse tendre, enfouit son visage dans le creux de son bras et pleura désespérément. Loin du délire de bonheur et de joie, à travers des larmes de détresse, elle affrontait l'âpre réalité : le roi exhibant fièrement sa progéniture devant sa horde de soldats, le roi père, le roi qui se désintéressait d'elle momentanément.

Jamais jusqu'alors elle n'avait éprouvé un tel dépit, une telle blessure. Qu'il chérît ses autres femmes ne la gênait point ; qu'il eût des enfants non plus. La preuve, Brigitt, sa meilleure amie… Non, ces choses si naturelles ne pouvaient porter ombrage à son tumultueux amour. Par contre l'arrivée de ce dernier héritier représentait une intolérable souffrance, une épreuve que son cœur ne savait endurer. Sa vie d'un seul coup basculait dans le cauchemar. Sa culpabilité, sa haine, sa soif de vengeance disparaissaient comme par enchantement. Il n'existait plus dorénavant que cette passion enragée et fébrile l'invitant à commettre d'irréparables folies.

La jeune épouse chercha un moyen de reconquérir celui qu'elle avait si souvent rejeté, de lui faire oublier l'importance des liens du sang. Des idées de meurtre s'insinuèrent au fond de ses pensées mais elle en effaça vite les traces. Avec Arioviste toute forme de violence était à bannir. Éliminer le gêneur la conduirait vers une mort certaine. Elle réprima donc ses pulsions belliqueuses et, inconsolable, succomba à son chagrin.

Se sentant cernée, traquée par une déception amère et cruelle, Maella recourut à la religion et décida d'implorer les divinités gauloises. Elle s'efforça de retrouver les formules que naguère elle prononçait mais les mots ne vinrent pas. Un vide absurde ! Il n'y avait devant elle qu'un immense vide absurde ! Horrifiée, la jeune Séquane s'aperçut qu'elle ne savait plus prier. Au fils des années elle avait délaissé ses pratiques, oublié sa foi. Les Germains étaient si différents… Ils n'avaient pas de prêtres, n'organisaient pas de cérémonies, ne pratiquaient aucun sacrifice, n'adoraient que ce qu'ils voyaient. À leur contact, elle s'était insensiblement détachée de ses traditions pour adhérer à leurs croyances. Prenant conscience qu'elle avait perdu tous ses repères, qu'elle avait renié ses origines, elle s'enferma dans la déréliction.

Maella se détacha si bien de l'existence qu'elle n'entendit bientôt plus ses propres sanglots. Un lourd sommeil la happa vers des sphères lointaines, un

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fluide lénifiant la souleva, pareil au vent d'automne emportant la feuille légère. Elle traversa des espaces inconnus, flous et brumeux, et son voyage onirique la transporta aux confins de l'Autre Monde, là où se trouvait l'Anaon38. Mella se promena au milieu des âmes errantes. Il lui était difficile de distinguer ces substances immortelles, de les identifier. Aussi vagabonda-t-elle longtemps, jusqu'à repérer ses chers disparus.

-Où est mon père ? Où est mon fiancé ? se tourmenta-t-elle. Une douce présence l'entoura soudain. -Acco ne séjourne plus ici. Il nous a quittés. Il a achevé sa

transmigration. Maella reconnut son aïeule. Cette découverte la réconforta.

Malheureusement l'aïeul s'interposa, chassant de sa force maligne la tendre protection.

-Acco s'est détaché de mon emprise. Mais toi, tu n'échapperas pas à mon influence.

Maella tressaillit puis tomba dans le piège maléfique. L'aïeul profita de sa supériorité.

-Tu voues pour Arioviste une passion sans limites, inculqua-t-il à la fille d’Iseabail. Ta jalousie en est la preuve. Cependant, contrairement à ce que tu crois, ton époux demeure fort épris de toi. Use de séduction. Il ne désire que ça.

-Il me délaisse, murmura Maella. Je ferais mieux de m'ôter la vie pour retrouver mon premier amour.

-Non, dit le père d'Acco d'une voix mielleuse. Ton mari te préfère à toutes ses autres concubines. Ton erreur consiste à lui refuser un enfant. Cesse de recourir à des procédés magiques si tu désires devenir reine. Tu auras un fils et c'est toi alors que l'on célèbrera.

Sous l'effet de l'envoûtement, Maella assimila les monstrueux conseils. Ensuite le mirage mystique s'évapora mollement et elle émergea de sa torpeur. Tandis qu'elle reprenait conscience, le souvenir des songes s'estompa et elle eut la vague impression que le temps s'était arrêté. L'ombre pourtant avait grandi et le soleil qui tout à l'heure réchauffait son corps secoué de spasmes nerveux avait presque disparu.

Maella se releva, remit ses vêtements en ordre, resserra sa ceinture. Elle s'approcha de la mare où chaque jour elle se baignait, s'accroupit, se mira dans l'onde claire. La surface limpide lui renvoya son image. L'épouse d'Arioviste se contempla jusqu'à ce qu'un caillou jeté d'un peu plus loin déformât son reflet. Surprise, elle se retourna.

-Brigitt ! -Mon père te cherche. Tu dois rendre hommage au nouveau-né et

féliciter la mère. -Est-ce une obligation ?

38 Anaon : ensemble des âmes errantes.

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-Notre coutume l'exige… -Dis-lui que j'arrive. Je voudrais me faire belle pour la circonstance. -Ne traîne pas trop, avertit gentiment Brigitt.

*** Allan hésita, s'arrêta devant la cabane des époux. Troubler l'intimité du

maître lorsqu'il se trouvait en compagnie de la Séquane pouvait s'avérer fatal et lui coûter la vie. À cause de l'angoisse qui l'étreignait, il n'osa signaler tout de suite sa présence. Pourtant la délégation de Romains commençait à sérieusement s'impatienter. Le garde avait réussi à convaincre les envoyés de César, arrivés la veille au soir, d'attendre le lever du jour car Arioviste se réveillait avec l'aurore. Or la matinée était déjà largement entamée et le chef n'était toujours pas sorti de sa tanière…

Allan resta immobile un moment, puis il finit par se décider. Il s'approcha de la porte et siffla. Arioviste surgit, furieux.

-Tu oses contrevenir à mes ordres ? grogna-t-il en empoignant son soldat par le collet.

-César…balbutia Allan. -César quoi ? -Il t'envoie une ambassade et un interprète. -Tiens ! Et pourquoi donc ? -Pour te proposer une entrevue. Il affirme qu'il s'agit d'une affaire très

importante concernant la Gaule. Il te propose de choisir l'endroit de la rencontre, à mi-chemin entre…

Le chef germain resserra son étreinte. -Écoute-moi. Tu vas transmettre à ces semeurs de trouble que je me

moque éperdument de leurs problèmes. Et que si César désire me voir, il n'a qu'à se déplacer ! De toute façon, je n'ai rien à lui dire. La Gaule m'appartient et j'en disposerai comme bon me semblera. Que cela lui plaise ou non ! Est-ce bien clair ?

-Parfaitement. Arioviste libéra Allan. -Alors hâte-toi ! Et ne t'avise plus de revenir, commanda-t-il en claquant

la porte. Allan s'exécuta sur-le-champ.

*** Arioviste s'était enfiévré à l'idée de défier César. Sa réponse, sèche et

brutale, avait déjà dû parvenir aux oreilles du proconsul et il se préparait à recevoir, d'un jour à l'autre, une réplique à son agressivité. Certes, il encourait l'inimitié de César, risquait de perdre ses privilèges, mais peu lui importait ! La venue de la délégation n'avait fait qu'attiser sa haine envers les Romains. De quoi se mêlaient-ils ?

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Depuis l'incident diplomatique une semaine s'était écoulée, pendant laquelle le roi avait soumis ses troupes à entraînement intensif, les sollicitant sans relâche, les accoutumant à la fatigue et aux souffrances, les exerçant durement au combat. Les hommes, lassés par la sédentarité et l'inactivité, répondaient avec enthousiasme à la formation militaire que leur chef leur imposait. Ils s'endurcissaient par plaisir. Arioviste récompensait les plus braves : il offrait des esclaves qu'il prélevait parmi les prisonniers, permettait de commettre des pillages et des tueries en pays séquane. Et tandis que ses guerriers se livraient aux pires exactions, il rejoignait sa favorite et succombait à son charme éblouissant.

Arioviste, méfiant, avait confié à Dagmar la surveillance des chemins menant au camp. Toute présence inhabituelle devait lui être signalée, quelle que soit l'heure. Ainsi, à la septième nuit, l'espion se permit de réveiller le roi pour lui annoncer l'arrivée de la deuxième ambassade de César.

-Ceux que tu attendais pénètrent dans notre territoire, déclara-t-il à travers les frêles planches de bois.

Arioviste se leva promptement, quitta sa femme à regret et sortit. La lune inondait la terre de sa lumière argentée et l'on y voyait presque comme en plein jour. Le chef germain observa l'astre rond qui montait au-dessus de l'horizon, se rappela les prédictions de la magicienne. Selon les dires d'Emma qu'il avait longuement consultée hier, la forme pleine et le rayonnement oblique devaient lui porter chance.

-Où sont les Romains ? se soucia-t-il. -Ils abordent le marais par l'ouest. -Fais sonner le rassemblement ! Je veux leur réserver un accueil

chaleureux ! ***

-Le proconsul n'a guère apprécié ton arrogance, déclara Procillus en essayant de dissimuler l'effroi que lui inspiraient les Barbares. Voilà pourquoi il t'expose ses demandes par écrit.

D'une main tremblante, l'interprète remit au Germain une tablette de cire. Arioviste saisit l'objet qui, à ses yeux, ne représentait rien d'autre qu'une provocation. Il adressa un regard torve à son interlocuteur.

-Traduis-moi ça ! ordonna-t-il. Procillus connaissait par cœur les déclarations. Il récita les exigences du

proconsul. -Tu ne dois plus faire franchir le Rhin à tes compatriotes, tu dois restituer

tous les otages gaulois, tu dois cesser tes violences envers les Éduens ou leurs alliés, tu ne dois déclarer aucune guerre. Alors, tu conserveras le titre "d'ami de Rome" que César t'a octroyé lors de son consulat.

Arioviste blêmit de colère. -Et dans le cas contraire ? marmonna-t-il.

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-César protègera les Éduens et ne te laissera pas impuni… Le roi toisa la dizaine d'hommes qui se tenait devant lui et qui se

protégeait derrière le symbole de leurs enseignes. Il ricana. Que valaient cette poignée de couards agrippés aux aigles romaines comparées à ses mercenaires rangés en bataillons et se tenant sur la défensive ? Un seul geste et plus jamais le Romain n'entendrait parler de sa délégation ! Arioviste fut tenté par cette solution expéditive. Mais les paroles de la sorcière revinrent à sa mémoire. Il leva les yeux vers le ciel, chercha l'inspiration dans étoiles, opta enfin pour des manœuvres plus habiles.

-César semble avoir oublié que les Éduens m'ont attaqué, expliqua-t-il lentement de manière à laisser à Procillus le temps de passer d'un langage à l'autre, et au scribe d'inscrire ses propos. Or j'ai gagné la bataille. J'excipe donc du droit de la victoire et ce droit ne concerne que moi.

Il réfléchit, pesa ses mots. -Tu transmettras ceci au proconsul : je n'engagerai pas d'hostilités

inutiles ou injustes contre ses alliés. Cependant, en tant que vaincus, ils resteront sous ma domination, et non sous la sienne. Je ne lâcherai ni tribut, ni otage. Et les Romains seront dans leur tort s'ils ne respectent pas ces conventions !

Le chef des Germains s'avança vers Procillus à la manière d'un fauve prêt à se jeter sur sa proie. Pendant un instant qui lui parut une éternité, l'interprète retrouva l'horrible peur qu'il éprouvait autrefois quand il combattait le lion dans l'arène. Il faillit s'évanouir.

-Dis à César qu'il prenne garde. Jamais personne ne s'est mesuré à Arioviste sans qu'il ne lui arrive malheur. Rapporte-lui aussi que les Germains sont d'impitoyables guerriers, capables de tout. Certains n'ont pas couché sous un toit depuis quatorze ans. Aucun ennemi ne les épouvante !

Procillus gardait les yeux rivés au sol. -Ce sera tout, conclut froidement le roi. Il appela ses gardes. -Accompagnez mes invités jusqu'à la grande tente où ils pourront

s'installer jusqu'au matin, offrez-leur boisson et nourriture et occupez-vous de leurs chevaux.

Puis il s'adressa à Procillus, affecta la générosité et l'amabilité. -Pour nous, Germains, ne point respecter l'hospitalité constitue le pire

des sacrilèges. Le traducteur acquiesça, bien que demeurer dans ce camp maudit ne

l'enchantât guère. Il aurait certes préféré repartir sur-le-champ. Néanmoins, par crainte de représailles, il s'abstint de donner son avis. Arioviste devinait sa hantise et s'en délectait. Lorsque l'ambassade eut disparu de sa vue, il prit Dagmar en aparté.

-Demain, tu les suivras discrètement jusqu'à ce qu'ils aient quitté les bois sombres et abordé la plaine aux routes larges et bien tracées. Alors tu t'en

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retourneras pour m'avertir. Je veux avoir la certitude qu'ils ne s'égareront pas dans cette forêt dont nul étranger ne connaît les limites. Ensuite nous nous mettrons en marche et nous nous emparerons de Vesontio. Je compte sur toi pour organiser le départ.

Dagmar opina. Arioviste tapa amicalement sur son épaule, prit un ton presque paternel.

-Mon meilleur espion mérite un traitement de faveur. Que dirait-il de devenir mon gendre ?

-Tu ne peux me récompenser de plus belle façon, murmura l'amoureux de Brigitt.

Contrairement à son habitude, le tyran se révéla tolérant. -Va retrouver ta future épouse, il te reste quelques heures avant le lever

du soleil. -Merci, répondit Dagmar en s'éclipsant dans la nuit. -Moi aussi, il me reste quelques heures, pensa Arioviste. Et il se dirigea vers le rudimentaire foyer conjugal.

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-XX- Le hibou hua. Yann sortit de ses rêves. Une légère indisposition

engourdissait son corps et une impression vertigineuse embrouillait toujours sa conscience. Il avait dû dormir un long moment. Il se dégagea de la somnolence qui l'emprisonnait avec ténacité, respira profondément l'air parfumé des sous-bois, observa les alentours. La nuit lentement commençait à tomber. Il se leva, réveilla son cheval sans le brusquer.

-Allons, Narcisse, il est l'heure de se remettre en route, chuchota-t-il dans le creux de son oreille.

La bête s'ébroua puis souleva le bras de son maître d'un coup de museau, comme pour l'inviter à la promenade. Yann caressa l'animal aussi blanc que les fleurs dont il portait si joliment le nom, grimpa sur son dos.

-Tout doux, fit-il en tirant sur les rênes. Et il suivit la forme claire qui s'envolait vers le nord. Sans se plaindre, le frère d'Acco reprit les sentiers de la solitude et du

hasard. Il s'était accoutumé à cette existence errante et avait appris à occuper dignement ses pensées. Ainsi, durant ses vagabondages nocturnes, il songeait à ceux qu'il chérissait, de manière à ce que le découragement n'embrumât point ses espérances, de manière à ce que la langueur ne l'incitât point à renoncer. Car il s'aventurait dans un pays hostile, infesté de Germains, bravait mille périls et frôlait souventefois la mort. Mais l'œuf du serpent le protégeait et l'oiseau mystérieux le guidait inlassablement.

Yann continua de progresser à travers l'épaisseur des fourrés. Il se fraya un chemin dans les taillis, déboucha sur une étroite clairière, n'osa y pénétrer. L'endroit le rebutait. Méfiant, il contourna le lieu dénué d'arbres, l'aborda par un autre côté. C'est alors qu'il remarqua l'énorme pierre contre laquelle, la veille, il s'était adossé. Yann comprit qu'il était revenu sur ses pas. Un malaise s'empara de tout son être et il défaillit. Néanmoins il conserva son calme, réussit à mettre pied à terre.

-Tu vas m'attendre gentiment, dit-il à Narcisse. Par précaution, il enroula la bride autour d'un jeune hêtre puis,

surmontant son appréhension, franchit le périmètre symbolique et arpenta la surface maudite. Le hibou s'était posé au faîte d'un chêne et le fixait de ses pupilles brillantes. Lui aussi semblait désorienté.

Parvenu à l'intérieur du pré en forme de cercle, le Sage reconnut nettement les lieux. Il n'y avait aucun doute. Hier, ici même, alors qu'il détenait l'absolue certitude de toucher au but, il s'était arrêté pour dormir un peu. Il foula le sol humide, contourna le rocher, essaya de rassembler ses idées. Il se souvint

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ainsi de la marque qu'il avait inscrite lors de son dernier passage : une entaille dans une vieille souche…Guidé par ses réminiscences, il fouilla l'herbe haute et finit par repérer le précieux morceau de tronc. Avec une curiosité mêlée de crainte, il écarta délicatement les tiges de verdure, souleva la mousse. À son grand étonnement, le bois comportait une multitude d'encoches pratiquées par son coutelas. Cette découverte le déconcerta. Il demeura interdit.

-Moi qui croyais… Il compta les marques creusées par la lame. -Vingt-huit ! Je suis donc venu là vingt-huit fois ! déduit-il. Et un mois

s'est écoulé, me donnant l'illusion d'une seule journée. Ce raisonnement le troubla intensément. Pourtant il refusa de se laisser

abattre. Le druide Litavic lui avait assigné une tâche difficile, cependant il l'avait élu en fonction de sa vaillance, de sa loyauté et de la pureté de son âme. Il combattrait donc ce sortilège qui, à son insu, lui avait ôté le sens du temps et de la faim.

Ainsi qu'il le faisait lorsqu'il se sentait faiblir, Yann puisa dans la passion qu'il éprouvait pour son épouse la force de lutter.

-Je te ramènerai tes enfants, dit-il à l'intention d’Iseabail. Mais pour cela, je dois d'abord annuler la malédiction qui pèse sur Maella et empêche quiconque de la retrouver.

En dépit des mauvaises influences s'obstinant à détruire son énergie, le Sage gardait en mémoire les rites de magie que le célèbre devin de Gergovia lui avait jadis enseignés. Il patienta jusqu'à la nuit close en compagnie de l'oiseau doué du savoir lunaire et nocturne.

-Bientôt tu seras délivré du piège infernal, lui promit-il, et de nouveau tu m'aideras à percer les secrets des ténèbres.

Quand l'instant s'avéra propice, le frère d'Acco s'assura de la sécurité d'alentour. Il constata, soulagé, que personne ne rôdait dans les parages. Il vit aussi que son cheval se tenait tranquille, le complimenta sur sa docilité. Narcisse répondit par un hennissement affectueux et complice.

Yann ramassa alors quelques brindilles sèches, les entassa au milieu du site funeste. Ensuite il consulta les astres. Leur situation s'annonçant favorable, il sortit d'une poche un caillou et un morceau de fer. Enfin il tira de sa sacoche la branche de sureau léguée par Luern, la posa sur le fagot. L'opération pouvait commencer.

Tout en adorant Amarcolitanus, le dieu gaulois de la justice et de la vérité, Yann frotta les arêtes tranchantes du silex contre le métal. Des étincelles jaillirent, le faisceau de baguettes s'embrasa et les flammes s'échappant du sureau appelèrent les esprits du mal. Immédiatement, l'aïeul se manifesta. Grâce à l'amulette qu'il portait autour du cou, le Sage put affronter sans danger la méchanceté de son père. Et parce qu'il était vertueux et charitable, il tenta d'abord de le ramener dans le droit chemin.

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-Pourquoi te plais-tu à nuire ? demanda-t-il. Pourquoi t'acharnes-tu contre la fille d'Acco ?

-Elle ressemble à Iseabail. Elle incarne l'amour que vous m'avez ravi, ton frère et toi.

-Il n'est de pire bassesse que de céder à la moindre tentation, il n'est de pire vilenie que de trahir la confiance de ceux qui vous aiment. Tu as délaissé ma mère au profit d'une liaison à laquelle tu n'avais pas droit. Toute la tribu souffre par ta faute. Jamais je ne pardonnerai ta conduite dépravée. À moins que tu ne daignes te repentir.

-Peu me chaut ta morale ! Mon âme erre dans les pires tourments et crie vengeance. Acco a réussi à m'éloigner d’Iseabail. Alors il me reste son enfant, sa fille préférée.

-Tu devrais avoir honte de tes agissements ! Yann soupira tristement. -Un monstre de haine et de rancune, voilà ce que tu es irréversiblement

devenu ! L'aïeul ricana, se défendit de façon sournoise. -De quoi m'accuses-tu ? En aucun cas je n'ai commis d'infidélités. -Tu l'as fortement désiré, cela revient au même. Comme son fils ne fléchissait pas, il usa de détours, simula

l'indifférence. -Tes sentiments ne m'atteignent nullement. -Tu ne mérites pas le nom d'homme, répliqua douloureusement Yann,

par contre celui de lâche te sied à merveille. Il avisa les langues incandescentes qui montaient vers le ciel et les

brandons que le vent dispersait. -Il te reste une chance de te racheter. -Tu te trompes lourdement si tu crois détenir le pouvoir d'anéantir ma

volonté ! -Non, décréta le Sage, impartial. Puis il ajouta : -Je regrette d'en arriver là, mais tu m'y obliges. Je ne puis permettre au

mal de triompher, dussé-je te traquer dans l'Au-delà. Il s'agenouilla, serra dans sa main gauche l'œuf du serpent, ferma les

yeux, prononça des formules incantatoires. Alors s'écoula une période floue, indéterminée. Puis un hurlement se fit

entendre, suivi d'un silence lugubre. Le frère d'Acco releva les paupières. Le feu était presque éteint, mais le tison rougeoyait encore et le génie du mal achevait de se fondre parmi les braises de sorbier qui se consumaient avec lenteur. Progressivement la clairière recouvra la sérénité qu'elle n'aurait jamais dû perdre. Épuisé par l'épreuve, Yann s'accorda un moment de détente. Il allait s'assoupir lorsqu'un sinistre gémissement attira son attention.

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-Par tous les dieux, est-ce possible ? Bien qu'habitué aux duretés de la vie, Yann eut un haut-le-cœur.

Néanmoins, il enjamba les cadavres, vint près du blessé. Celui-ci gisait au milieu du charnier, la face contre terre, les mains attachées derrière le dos.

-Qui a pu commettre de telles atrocités ? prononça le Sage, horrifié. Il se pencha, défit les liens, retourna délicatement le corps meurtri. Un

geignement s'échappa de la poitrine du prisonnier. Le frère d'Acco sentit son sang se glacer dans ses veines. Il continua plus doucement sa manœuvre, étendit l'inconnu sur le dos. Il releva légèrement sa tête à l'aide d'un coussin de mousse, puis d'un geste extrêmement délicat, dégagea la masse de cheveux collée sur son visage émacié. Des lèvres desséchées sortit une longue plainte, des yeux entrouverts jaillit une expression de gratitude. Yann resta médusé. L'être décharné, couvert de haillons, la figure famélique, enlaidie par une barbe en broussaille, ne l'avait point interpellé. Mais ces prunelles au bleu d'azur où luisait une indicible joie…

-Gaell ? osa-t-il. Des larmes coulèrent le long des joues creuses, confirmant ses

espérances. -Gaell, répéta-t-il, la voix brisée par l'émotion. Il prit la main de son neveu, la caressa avec une infinie tendresse. -Tu n'as plus rien à craindre, dit-il doucement pour le réconforter. Je vais

te sortir de là. Tout en continuant à parler, il saisit la fiole accrochée à sa ceinture, la

porta jusqu'à la bouche gercée. -La potion de Luern, expliqua-t-il. Bois-en un peu. Ensuite je te donnerai

de l'eau. Gaell avala le remède avec difficulté. Les premières gorgées brûlèrent sa

gorge et ses entrailles mais elles favorisèrent l'absorption du liquide suivant. Lorsque la gourde fut vide, Yann, rassuré, laissa son neveu se reposer et entreprit, avant de le transporter dans un endroit plus sain, d'examiner une à une les dépouilles. C'est ainsi qu'il décela d'entre les morts le mouvement infime d'une respiration.

*** -Si tu savais combien je suis heureux de vous voir ainsi, ton ami et toi ! Gaell cessa de déchirer la cuisse de sanglier, déglutit bruyamment et

adressa à son oncle un sourire plein de reconnaissance. Puis il s'attaqua de nouveau à la chair savoureuse. Yann reprit son activité minutieuse qui consistait à découper en fines lamelles les morceaux destinés à Loïc.

-Vous devez ce repas à Luern, expliqua-t-il. Sans sa flèche empoisonnée à la sève d'if, jamais je n'aurais tué cette bête magnifique !

Devant l'air soudain assombri des jeunes gens, il poursuivit :

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-Ne vous inquiétez pas, j'ai immédiatement détaché la partie toxique ! Son intonation se chargea de gravité : -Et j'ai longuement prié les dieux avant de partir à la chasse. Ainsi le ciel

ne nous reprochera pas d'avoir dévoré l'animal de la connaissance doté du pouvoir spirituel.

Le frère d'Acco déposa les petits bouts de viande grillée sur un lambeau d'écorce, tendit le plat à Loïc. Maintenant, il pouvait commencer à manger. Il savoura donc le mets sacré tout en s'abandonnant à de sérieuses réflexions.

Le petit bois ombreux qui depuis plusieurs jours leur servait d'asile semblait être un lieu sûr. Cependant les trois hommes n'y demeureraient pas éternellement et Yann songeait déjà à organiser le départ. Toutefois se mesurer à l'inconnu ne l'enchantait guère et bien qu'il comptât sur le hibou pour l'aiguiller, il appréhendait l'avenir. Comme il ne disposait d'aucun renseignement concernant les récents événements politiques, il se remémora le récit de son neveu et l'analysa dans ses moindres détails.

Gaell et Loïc, escortés par une troupe de soldats, avaient quitté Vesontio au début du printemps. Sachant qu'Arioviste campait au nord de la Séquanie, ils avaient emprunté la route menant à Luxunum39, avaient bifurqué en direction du levant, puis s'étaient imprudemment engagés dans des forêts qu'ils pensaient inoccupées. Malheureusement les Germains avaient menti quant à leur position et leurs promesses. Ils occupaient le pays bien au-delà du Rhin et sous l'ordre du tyran, des tribus entières franchissaient régulièrement la frontière. Les envoyés de Nédorix furent surpris par les envahisseurs. Ils n'étaient pas nombreux et malgré leur courage perdirent le combat. Ils devinrent esclaves de leurs vainqueurs. Ils connurent les pires travaux, les pires fatigues, les pires humiliations. Certains moururent de mauvais traitements, d'autres préférèrent échapper au supplice permanent en se suicidant. Gaell et Loïc durent leur salut à Maella. Elle était leur raison de vivre et pour elle ils supportaient toutes les souffrances.

Jusque là, Yann saisissait le sens de l'histoire. La suite, par contre, lui posait un problème. Pourquoi, subitement, les Germains avaient-ils rejoint leur chef, abandonnant leurs prisonniers sur place ? Arioviste rappelait-il simplement les siens par peur des représailles ? Rassemblait-il une immense armée ? Songeait-il à se replier ou s'apprêtait-il à déferler sur le pays ?

Le Sage ignorait ce qui se passait réellement. D'autant plus que les influences néfastes l'avaient égaré. Il était seulement capable d'affirmer que l'été entamait son déclin car les nuits, considérablement, s'allongeaient.

Yann se recueillit encore. Puis, son imagination déviant vers des sphères lointaines et mystiques, il invoqua la déesse de la source de l'Albarine. L'heure se prêtait à ce genre de méditation. Il était rassasié, ses compagnons s'adonnaient à une sieste bienfaisante et le soleil, agréablement, filtrait au travers de la ramée. 39 Luxunum : Luxeuil-les-bains (Haute-Savoie)

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-Dis-moi ce que je dois faire, implora-t-il dans le secret de son cœur. Et aide-moi à accomplir ma mission.

La divinité se montra se montra généreuse. Elle lui offrit l'intuition, la foi, l'opiniâtreté, et lui permit d'entrevoir sa destinée.

*** Le lendemain, dès le crépuscule, le petit groupe constitué de Loïc, Gaell,

Yann et Narcisse se mit en marche. Le hibou, sans hésiter, le ramena à Vesontio.

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-XXI- -Les Germains sont une semaine de Vesontio, ô César ! Le proconsul gratifia son éclaireur d'un hochement de tête et réintégra

ses considérations, satisfait. Tout se déroulait comme il l'avait prévu. D'une part, il s'emparerait de l'oppidum avant Arioviste, l'empêcherait de se rendre maître des routes de l'est et du pays séquane ; d'autre part en défendant les Gaulois, il légitimerait sa marche en avant. Ainsi le Sénat ne l'accuserait pas d'aller quérir l'ennemi.

-C'est ce que je pensais, dit-il enfin. Qu'as-tu appris encore ? -Le druide éduen Diviciacos ne t'avait pas menti. Arioviste a méprisé tes

avertissements : les Harudes ravagent le nord du pays, et plus de cent clans suèves ont récemment franchi le Rhin. L'invasion a commencé, ô césar. Si tu voyais la foule innombrable que le Barbare a réunie…

À l'évocation de ce spectacle terrifiant, l'informateur frémit d'épouvante. Mais devant l'impassibilité du Romain, il contint son angoisse. L'annonce des nouvelles ne perturbait nullement le proconsul. Au contraire, il semblait insensible au danger, sûr de lui. Pas un muscle ne tressaillait sur son visage.

-À quelle vitesse progresse l'ennemi ? -Il parcourt une lieue pendant que tu en fais trois. -D'après toi quand atteindrons-nous la place forte ? -Si nous conservons ce pas, demain, dans la matinée. -Fort bien. Avertis tous les chefs de cohortes. Qu'ils forcent l'allure. Je

veux que nous arrivions cette nuit. Le cavalier obéit, lança son coursier au galop et divulgua les ordres. Puis

faisant partie de l'escorte, il se plaça aux côtés des fantassins, adapta les foulées de sa monture aux enjambées des soldats. Il lui tardait de parvenir à destination. Sa mission l'avait épuisé. Cependant n'ayant pas le droit de montrer la moindre faiblesse, il chevaucha sans manifester sa fatigue, se raccrochant à l'idée que les légions se déplaçaient plus rapidement. Cela certes le réconfortait. Car si la perspective de toucher sa solde lui réchauffait le cœur, celle de dormir sous un toit, aujourd'hui, l'enchantait davantage…

*** -Tu m'as appelé ? -Oui. Je désire fêter le retour des mes valeureux guerriers. Apporte-moi

le meilleur de mes vins. Et…en grande quantité ! Luk salua les invités puis, ravi, tourna des talons. Le chef de Vesontio le

rattrapa par le sayon.

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-Évidemment, tu seras des nôtres ! Ce soir je t'autorise à partager mon bonheur.

Nédorix laissa éclater sa jovialité. Puis il se souvint du dernier banquet et de la honte qu'il avait éprouvée lorsque son plus jeune garçon, bravant les interdits, avait fait irruption dans la salle. Ses traits soudain se crispèrent et il afficha une sombre mine. Une pointe de colère apparut au fond de ses yeux. Il changea de ton.

-J'oubliais ! Veille aussi à ce que mon cadet ne rôde pas dans les parages. Ce petit curieux m'humilierait en paraissant en public. Il n'a point l'âge de porter les armes. Fais-le donc tenir à l'écart.

Lux approuva et sortit de la pièce. Nédorix, rasséréné, se tourna vers ses hôtes, leur proposa de s'asseoir dans les fauteuils d'osier réservés aux personnages importants. Il remarqua l'air contrarié de Gaell.

-Le druide médecin t'aurait-il déconseillé la boisson ? se soucia-t-il. -Non, seigneur. -Alors pourquoi cette humeur chagrine ? -Je ne mérite pas un tel accueil, rétorqua le charcutier de Brénod,

morose. Tu me traites en héros alors que je n'ai point tenu mes promesses. En échange du torque d'or et de l'épée, je devais te ramener la tête d'Arioviste. J'avais aussi juré de délivrer Maella. Or je n'ai rien accompli de cela. Et je ne puis te restituer tes biens parce que, hélas, l'ennemi me les a volés.

-Ta franchise me touche, fils d'Acco. Cependant, sache que ta présence m'honore. Celle de ton oncle et de Loïc également. En aucun cas je ne considère ta venue comme un échec.

Gaell ne sut que répondre. Il ne saisissait pas l'attitude du responsable de la cité. Il visa son compagnon d'infortune. Celui-ci exprima son incompréhension par un haussement d'épaule.

-Patience, mon neveu ! murmura Yann, tandis que le chef de Vesontio allumait les flambeaux. Il a certainement maintes choses à nous apprendre. Songe au temps que tu as passé loin d'ici.

Il haussa le ton pour que Nédorix entende. -Lorsque je suis parti à la recherche de Gaell, les Helvètes tentaient de

traverser la Saône. Je suppose que la situation a évolué depuis. -Tu ne crois pas si bien dire ! Les événements se sont précipités d'une

façon incroyable…Il y a eu la victoire de César et des Éduens contre le peuple de Divico…

L'arrivée de Luk dévia la conversation. -Hâte-toi de remplir les coupes ! L'ambact s'exécuta et servit à chacun une large dose du breuvage sacré. -À présent les dieux sont de nouveau avec nous, reprit Nédorix, et les

Romains aussi. -Les Romains ? s'indigna Gaell. Nos pires adversaires !

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Il interrogea son oncle du regard. Yann se contenta de froncer les sourcils.

-Nous n'avions pas le choix, continua Nédorix d'une voix étranglée en tendant son récipient vide. Arioviste a engagé les hostilités. L'invasion a commencé.

-Voilà ce qui explique le départ précipité de vos bourreaux, dit le Sage à l'intention des anciens prisonniers.

-Les Gaulois ont supplié César de les aider à repousser définitivement les Germains, reprit Nédorix. Diviciacos le premier. Et il serait imprudent d'aller à l'encontre du prêtre éduen. Car en chassant son frère et en s'alliant avec le proconsul, il a assis sa domination. Cela met les Séquanes dans une position extrêmement embarrassante. Il n'y a pas si longtemps, nous traitions, ici, avec Dumnorix…

-J'imagine, fit Yann. -L'étau se resserre. Arioviste et César marchent tous deux sur Vesontio.

D'après mes espions, les légions auraient une avance considérable. Nédorix dévisagea ses interlocuteurs en tortillant sa moustache rougie

par le nectar. -Le ciel vous comble de faveurs et vous appuie pour mener à bien votre

entreprise. J'ai su par ouï-dire que César recrutait les meilleurs soldats celtes. -Supposes-tu…commença Gaell. -Que vous vous enrôlerez dans la cavalerie auxiliaire romaine ! -Je ne vois effectivement que cette solution pour approcher Arioviste,

admit le Sage. -Je ferai n'importe quoi pour assouvir ma soif de vengeance ! s'écria

Gaell. Il vida son gobelet d'un trait. -Par Teutatès, je ne faillirai point à mon engagement ! -Avons-nous seulement une chance d'être acceptés ? s'inquiéta Yann. - Diviciacos accompagne César, lui sert de guide et d'interprète. Je vous

introduirai auprès de lui… Nédorix se leva, se dirigea vers la fenêtre, contempla le firmament étoilé. -La cité vit peut-être sa dernière nuit de liberté, présuma-t-il. Puis, comme il détestait la mélancolie, il chassa cette mauvaise intuition

de son esprit, se ressaisit, et revint à de saines préoccupations. -Mes amis je vous convie au plus grand festin jamais donné à Vesontio,

de mémoire d'homme ! Luk, conduis-les à ma table, et place-les au centre. Je vous rejoins sous peu.

Le chef de l'oppidum attendit de se trouver seul. -Ce serait dommage de laisser moisir un aussi bon vin ! pensa-t-il en

saisissant par l’anse la bouteille évasée. Le liquide vermeil coula dans sa gorge avec un joli bruit de cascade.

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-Vraiment dommage ! insista Nédorix. Il allait reposer la carafe vide lorsqu'un vigile entra de façon brusque et

inopinée. -Qui t'a permis ? Le garde, affolé, omit de s'excuser. -César, balbutia-t-il, César est aux portes de la ville ! -Maudit soit-il, maugréa Nédorix en empruntant la direction des

remparts. ***

Jamais l'armée romaine n'avait connu un tel désordre. Jamais le moral des troupes n'avait été aussi bas. Et pourtant ! La cité avait été prise sans coup férir et les soldats, après avoir dressé les tentes au pied de ses murailles, avaient été largement ravitaillés, honnêtement rémunérés. César leur avait même octroyé un repos supplémentaire. Pour quelles raisons avaient-ils donc cédé à la panique ? Comment avaient-ils pu croire aussi facilement les rumeurs circulant dans Vesontio ; comment avaient-ils pu écouter les récits de Procillus sans douter un instant de l'exagération des faits ? Le proconsul s'évertuait à comprendre cette aberration et cherchait un moyen d'éviter le désastre.

Des propos insensés circulaient, s'amplifiaient démesurément, allant jusqu'à épouvanter les plus braves. On racontait que les Germains étaient des monstres, des géants mi-bêtes mi-dieux, et qu'il était impossible de supporter leur regard tant il jetait des étincelles de cruauté. On divulguait qu'ils étaient les rois des forêts et qu'ils lançaient d'horribles sorts à quiconque s'aventurait sur leurs chemins. On commentait à voix basse les exactions d'Arioviste.

Ainsi la frayeur des habitants de l'oppidum déteignait sur les Romains et finissait par ébranler leur courage. Certains demandaient leur congé, d'autres désiraient quitter illégalement leur poste, d'autres encore scellaient leur testament. César craignait une révolte.

S'il ne parvenait pas à contrôler rapidement la situation, tous ses rêves s'envoleraient. Tous ses espoirs de conquête s'évaporeraient. Il perdrait lamentablement la partie à quelques pas de la gloire. Il serait la risée de la Gaule et du Sénat. Et Arioviste s'approprierait l'autorité souveraine.

Mais Caïus Julius César avait trop d'ambition, trop d'orgueil pour s'avouer vaincu. Et il savait imposer sa volonté aux foules. Incessamment, il réunirait en conseil officiers et centurions, leur démontrerait l'absolue nécessité de cette guerre, leur annoncerait qu'il partirait la nuit même en campagne, avec ou sans ses légions. Son discours vigoureux aurait raison du défaitisme général, sa véhémence réveillerait l'impatience de combattre et raviverait le désir avide de victoire…

*** Le soleil baignait les collines d'une lumière déjà vive. Le proconsul mit

sa main en visière, scruta l'horizon. Tout paraissait calme. Dans le ciel bleu

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quelques nuages vaporeux s'étiraient mollement et promenaient leur solitude au gré du vent. En contre bas, l'ombre du vallon berçait encore la rivière. Une brume légère voilait l'oppidum ainsi que le camp fortifié des Romains. Cet endroit, certes, suscitait l'admiration mais il cachait, derrière sa beauté matinale, un caractère sauvage et terriblement hostile.

César observa le relief qui s'offrait à sa vue. Il était venu là pour étudier le paysage et non pour le contempler. Ce déplacement visait à reconnaître le trajet et à préparer, en compagnie de Diviciacos, le grand départ. Il pointa son doigt vers un des passages encaissés situé entre deux versants obscurs.

-Ainsi tu me déconseilles d'emprunter cette voie, dit-il au druide éduen. -À ta place j'éviterais les défilés et je marcherais à terrain découvert,

quitte à effectuer un large détour. Le proconsul acquiesça. Les routes s'enfonçant au cœur des sylves

profondes ne l'inspiraient guère. Ses légions risqueraient de s'y faire surprendre. -Les gorges du Doubs, étroites et boisées, sont plus directes, renchérit

Diviciacos, mais combien plus périlleuses ! En bifurquant vers le nord, tu iras moins vite, mais tu traverseras des plateaux fertiles, des vallées accueillantes.

-Je n'irai pas moins vite, corrigea César. J'exigerai de plus longues étapes et j'augmenterai la cadence des pas.

-Soit, répondit Diviciacos, impressionné par la volonté et le charisme du Romain, hier désobéi, aujourd'hui idolâtré par son armée.

-Nous partirons avant midi. Que la cavalerie gauloise se tienne prête. Je ne souffrirai aucun désordre, aucun retard, aucun manque d'organisation. Tu devines de quoi je parle?

-Parfaitement. Le prêtre songea aux braves mais indomptables guerriers. Les soumettre

à une stricte discipline relevait de l'exploit. Néanmoins, il y parviendrait. Il se porta donc garant de l'irréprochable conduite de ses soldats.

-À propos, reprit le Romain, qui sont ces hommes dont tu m'as vanté les mérites ?

-Trois Séquanes recommandés par Nédorix. Ils désirent ardemment combattre à tes côtés.

-Je me méfie des Séquanes. -Ils ont pourtant tenu parole en t'envoyant les convois de blé que tu leur

avais réclamés… -La plupart d'entre eux redoutent qu'Arioviste les sache avec moi. -Ceux-là sont différents, César… -Et en quoi se distingueraient-ils des autres ? Diviciacos sentit poindre dans la voix de son interlocuteur un certain

agacement. -Ils ont une vengeance personnelle à assouvir, argua-t-il pour le

convaincre, et la haine qu'ils éprouvent envers les Germains te sera utile. L'un

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d'eux connaît Arioviste pour avoir été son prisonnier. L'autre a la ferme intention d'arracher sa sœur des griffes du tyran.

-Et le troisième ? -Une sorte de devin qui les guide et les protège. César garda un moment le silence. -Qu'en penses-tu ? demanda-t-il soudain. -Je crois que tu devrais les engager, répondit le druide. Le proconsul hocha la tête en signe d'assentiment. Après quoi il posa

amicalement la main sur l'épaule du Gaulois. Un sourire indéfinissable flotta sur ses lèvres

-J'espère que je ne le regretterai pas, ajouta-t-il. -Non, confirma Diviciacos. César parut satisfait. -Rejoignons nos troupes à présent. Il héla les gardes qui se tenaient en retrait. -Amenez les chevaux, ordonna-t-il, nous rentrons.

*** -Dépêche-toi, supplia Luk. Le jeune homme s'agrippa au bras du garde, sauta sur la croupe du

coursier qui se cabra. -Cramponne-toi à ma taille et tiens bon ! L'ambact maîtrisa sa monture qui s'emballait, la lança au galop, fendant

la foule amassée dans les rues, hurlant aux curieux de s'écarter. Enfin, il atteignit les remparts et, à toute bride, sortit de la cité.

-Comment m'as-tu retrouvé, cria Gwendal ? -J'ai appris que des chariots de charcuterie en provenance Brénod étaient

arrivés à Vesontio, lança Luk sans se retourner. Il talonna la bête, l'encouragea, la flatta, lui promit mille récompenses.

Mais la distance à parcourir était trop grande. Jamais il ne parviendrait à temps sur les lieux du rassemblement.

-Par Ésus, je ferais mieux de couper à travers bois. Il changea de direction sans prévenir. Son compagnon perdit l'équilibre,

se raccrocha à son sayon pour éviter la chute, se rétablit de justesse. Luk poursuivit sa folle cavalcade, priant le ciel de l'aider. Enfin, alors

qu'il commençait à désespérer, la végétation s'éclaircit et la plaine apparut. Dieux merci, ils étaient encore là. D'un coup sec, Luk tira sur les rennes et ralentit l'allure. Gwendal se pencha derrière son compagnon. Ce qu'il découvrit le stupéfia.

Ils étaient des milliers, regroupés dans un ordre parfait, tous pareillement vêtus, la cuirasse et le casque rutilant au soleil, le bouclier, le glaive ou le javelot porté de la même façon, attendant, immobiles et silencieux, l'ordre de partir.

-Les Gaulois font partie de l'avant-garde, expliqua Luk.

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-Est-ce bien raisonnable ? interrogea le frère de Gaell, effrayé par un tel déploiement de forces militaires.

-J'ai l'autorisation du chef de Vesontio, répliqua l'ambact. Et de nouveau il entraîna son cheval dans une course effrénée. En un

éclair, il remonta la colonne de soldats. -Gaell ! Yann ! appela-t-il, en parvenant à la hauteur de la cavalerie

auxiliaire. -Gwendal ! s'exclama le fils d'Acco, ébahi. Devinant l'incommensurable bonheur de son ambact, et connaissant son

tempérament impulsif et fougueux, Nédorix s'interposa : -Je ne puis t'accorder qu'un court instant. Il jeta alentour un coup d'œil anxieux. César et Diviciacos passaient

l'armée en revue. Ils inspectaient les troupes à l'autre bout de la plaine. Prudemment, le chef de Vesontio insista auprès du Sage :

-J'enfreins le règlement. De grâce, n'abusez pas du privilège que je vous octroie.

-Aie confiance, j'y veillerai, assura le Sage. Nédorix interpella alors Luk : -Monte la garde ! lui enjoignit-il.

*** Perché sur une haute branche, dissimulé par l'épaisse frondaison,

Gwendal assistait au départ de la plus grande armée du monde. Il tremblait d'émotion et de fierté. À quelques pas de lui, en tenue d'apparat, flanqués de leurs escortes particulières, montant des chevaux superbement harnachés, se trouvaient les élites de Séquanie : le roi Casticos, Nédorix et le prêtre de Vesontio. À peine plus loin se préparaient à défiler des hommes que personne, mis à part les gens de pouvoir, n'avait eu la chance d'approcher : le druide éduen Diviciacos et surtout, le mystérieux et invincible César.

Subjugué par cet extraordinaire spectacle, le frère de Gaell promenait sans cesse ses regards sur les escadrons de conquérants, en s'attardant toujours sur les éblouissants cavaliers gaulois. Dieux ! Qu'ils étaient beaux, vêtus de simples braies, le torse nu, un collier d'or massif brillant autour de leur nuque puissante, leurs cheveux crépis et rougis relevés derrière la tête, des jambières moulant leurs mollets musclés, des bracelets de cuir enserrant leurs poignets !

Le jeune garçon senti soudain son cœur se remplir d'orgueil. Certes, il en aurait des histoires à raconter ! Il en aurait aussi des messages d'espoir, d'amitié et d'amour à transmettre aux habitants de Brénod ! Et il serait, à n'en point douter, reçu, acclamé de façon chaleureuse !

Les carnyx et les trompettes résonnèrent. Immédiatement, la formidable machine de guerre se mit en branle. La gorge nouée, Gwendal fixa le bataillon celte, jusqu'à ce qu'il disparaisse entièrement de son champ de vision. Ensuite il

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contempla l'interminable cortège des légions, cette terrible multitude de soldats qui s'en allait libérer sa sœur...

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-XXII- -Donne-moi ton diadème Maella. -Jamais ! -Je t'en prie, persévéra l'aïeule d'une voix douce et triste. -Mon époux me l'a offert en me désignant reine de Séquanie. C'est un

cadeau précieux. Vois les pierres dont il est serti ! -Détrompe-toi, petite fille. C'est un cadeau maudit. Et il est décoré de

larmes. Les larmes de ton peuple persécuté par les Germains. L'aïeule tendit les mains. -Je ne te crois pas, contesta la fille d'Acco. -Ton mari a déjà fait couler beaucoup de sang. Il a torturé le frère de

Loïc, ton fiancé, il a exécuté tous les otages... Troublée par ces révélations peu rassurantes, Maella toucha la couronne.

Ses doigts s'humectèrent alors de fines gouttelettes. Puis ses cheveux ruisselèrent de pleurs. Elle hurla d'épouvante.

Inquiet, Allan se précipita à l'intérieur de l'abri. -Que se passe-t-il ? s'enquit-il. De sa torche il balaya nerveusement la pièce. La plupart des femmes et

des enfants dormaient paisiblement. -Rien de grave, un simple cauchemar, chuchota Brigitt en enlaçant son

amie. -Dois-je prévenir ton père ? -Ca ira, je vais m'occuper d'elle. -Tu es sûre ? -Il n'y a rien d'alarmant. La chaleur l'incommode et le voyage l'épuise.

Tu peux retourner dehors. Allan parut convaincu et s'éloigna. Brigitt se pencha sur sa compagne.

Avec un pan de sa chemise, elle épongea le visage trempé de sueur, elle essuya les paupières qui dissimulaient des yeux humides et hagards.

-Je suis fatiguée et j'ai peur, avoua Maella. Sais-tu pourquoi nous nous déplaçons autant ?

Brigitt s'assura que personne ne l'épiait et colla sa bouche contre l'oreille de la jeune Gauloise.

-J'ai surpris une conversation entre nos deux maris. D'après ce que j'ai compris, nous ne sommes qu'à une étape des Romains et nous allons rester ici plusieurs jours. En ce moment même, nos hommes renforcent la défense du campement, au cas où nous subirions une attaque.

La fille d'Arioviste se remémora les paroles dérobées.

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-Mon père désire convoquer César. Il lui aurait déjà envoyé une ambassade.

-Que veut-il donc ? -Ton pays. Maella se détacha brusquement de l'étreinte protectrice et quasi

fraternelle. -Je n'aurais pas dû te le dire, regretta l’épouse de Dagmar. -Si, au contraire, certifia la belle Séquane tandis que dans sa tête se

superposaient l'image de sa grand-mère et celle du trône qu'Arioviste lui avait promis.

*** -L'entrevue aura lieu sur le tertre qui domine la vaste plaine et qui se

situe à égale distance des deux camps. Arioviste exige que nous venions à cheval, lui et moi, accompagnés chacun de dix cavaliers.

Labienus s'étonna de la passivité de César. -Vas-tu te plier à son bon plaisir ? Le proconsul plissa les yeux, leva le menton de façon presque arrogante. -Je tiens avant tout à engourdir sa vigilance et à ne point froisser sa

susceptibilité. César désigna le monticule où devait se produire la rencontre. -Le Germain est plus dangereux, plus traître qu'il n'y paraît. Il ment et

mobilise des troupes pour assurer ses arrières. Il ajouta, sur un ton ferme et résolu : -Tu me suivras donc à distance, avec la dixième légion. La requête procura au lieutenant une profonde satisfaction et le flatta

vivement. Car César sélectionnait toujours les meilleurs éléments. -Tu choisiras aussi les soldats romains dignes de m'escorter, tu les

mettras sur des coursiers gaulois. -Qui prendras-tu comme interprète ? -Procillus. -Il est terrorisé. Il n'osera affronter le Germain. -Alors arrange-toi pour qu'il ait plus peur de moi que de lui. Un silence éloquent souligna la réponse du proconsul. -Encore une chose, continua-t-il. J'ai exceptionnellement enrôlé trois

Séquanes dans la cavalerie auxiliaire. Je ne doute aucunement de leur courage, ni de leur loyauté, mais je me méfie de leur fougue. D'autant plus qu'une affaire personnelle les oppose à Arioviste. Vois-tu, ces Barbares risqueraient de nuire à mes desseins.

-Dois-je leur donner l'ordre de rester en retrait ? -Exactement. Labienus connaissait le caractère insoumis des Celtes. -Et s'ils refusent ?

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-Mets-les aux fers. Le chef de l'armée romaine afficha soudain un air dur, supérieur,

impitoyable. Ses pensées divaguèrent, s'aventurèrent aux confins d'une indicible obsession. Il rêva follement de conquêtes et de pouvoir, décida d'éliminer tous ceux qui par leurs actes, par leurs dires ou par leurs maladresses, entraveraient sa fulgurante ascension. Enfin, il réintégra la situation présente. Au grand soulagement de Labienus, son expression redevint humaine.

-Tu peux disposer, fit-il simplement. Le responsable de la dixième légion salua et se retira.

*** César et Arioviste gravirent les pentes opposées du tertre et parvinrent en

même temps au sommet. Ils arrêtèrent leurs chevaux à quelques coudées l'un de l'autre, se toisèrent mutuellement. Sans baisser les yeux, ils firent signe à leurs traducteurs d'approcher, et aux dix cavaliers les accompagnant de se positionner derrière eux. Ils s'observèrent encore. Puis le Romain rompit l'insoutenable tension qui s'installait et grandissait insidieusement.

-Tu sembles avoir la mémoire courte, affirma-t-il d'une voix ferme mais dénuée d'agressivité. Aurais-tu déjà oublié le titre d'ami que je t'ai naguère accordé et les conditions qui s'y rapportaient ? Si tel est le cas, permets-moi de te rappeler ceci : en contre partie des bienfaits dont tu as largement profité, tu avais l'obligeance de ne plus faire passer le Rhin à tes tribus et de rendre aux Gaulois leur entière liberté.

Procillus s'expliqua en tremblant. Le traducteur germain approuva sa version.

- Ne me considère pas comme ton pire adversaire, enchaîna le proconsul. Je suis là dans l'unique but d'aider les Éduens et je pense que nous pouvons trouver un compromis. D'ailleurs je te prouve ma foi en t'autorisant à garder les terres que tu as prises…illégalement.

-Ma mémoire est peut-être courte, rétorqua froidement le Germain, mais, contrairement à la tienne, elle s'avère exacte, conforme à la vérité.

Il laissa à Procillus le soin de translater. -Ton interprétation erronée des faits me déplaît fortement, reprit-il. Et la

manière dont tu me mésestimes finit par m'irriter. Cesse de me prendre pour un oppresseur. Je maintiens mes déclarations. Les Gaulois m'ont payé afin que je lutte à leurs côtés. Ensuite ils m'ont tracassé, assailli. Je me suis défendu et j'ai gagné. Je ne fais donc qu'user de mon droit de vainqueur…en toute légalité !

Durant un long moment, les deux chefs s'affrontèrent dans un duel verbal. Insensibles à la chaleur orageuse, infatigables, ils s'échangeaient d'amers reproches et de sourdes menaces. Aux raisonnements spécieux du Romain, Arioviste répliquait par une rude franchise et soutenait ses revendications avec une intolérable opiniâtreté.

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-N'aurais-tu pas compris que cette partie de la Séquanie est ma Province ? Écoute-moi bien, Romain. Je sais de source sûre que tu as mobilisé une puissante armée en Gaule et je te soupçonne de vouloir me perdre. Tu n'es qu'un hypocrite. Sous l'apparence de l'amitié, tu dissimules tes désirs de conquête. Mais tu ignores à qui tu te mesures.

Malgré son envie de riposter violemment, César demeura impassible. -Je te répète que je suis venu résoudre un différend, dit-il calmement, et

non engager des hostilités. -Alors, cher médiateur, railla Arioviste, puisque tu optes pour la paix, je

te propose une honnête solution : le partage du monde. Un rire sardonique interrompit son discours. Procillus blêmit. Ce répit

l'angoissait. Il avala sa salive avec difficulté et se prépara à entendre les pires propos.

-À moi l'empire celte, à toi l'empire romain ! Cela te convient-il ? -Le problème n'est pas le partage du monde. -Le problème est que tu empiètes sur mes domaines. Le Germain haussa le ton. -Si tu ne retires pas incessamment tes troupes, je t'attaquerai et te tuerai. -Rome n'apprécierait point ta conduite. Tu commettrais la plus grave

erreur de ta carrière. -Tu te trompes lourdement ! Certains sénateurs se réjouiraient de ta mort

! Ignores-tu donc qu'ils veulent se débarrasser de toi et m'ont promis de bonnes grâces si je t'éliminais ?

Sa voix se radoucit : -Par contre, si tu me concèdes la Gaule, nous unirons nos forces. Je

t'accompagnerai où tu voudras, je me battrai pour ton compte, je mettrai mon armée à ta disposition…

César contint sa haine. Le Germain ne manquait pas d'ambition ! Mais lui, Caïs Julius, était plus envieux encore. Jamais il ne ferait la moindre concession.

-Tu ne m'effraies guère, répondit-il. J'ai toujours eu des opposants, surtout à Rome. Quant à la Gaule, elle restera libre et moi seul aurai des droits sur elle.

Procillus et l'interprète germain travaillaient avec une telle rapidité et une telle aisance que les deux chefs avaient l'impression de converser sans intermédiaire. Il leur tardait néanmoins que s'achèvent les négociations. Que n'auraient-ils pas donné pour s'allonger à l'ombre d'un grand arbre ou pour boire quelques gorgées de vin ?

César et Arioviste cessèrent de parler. L'heure cependant n'était point propice à la rêverie et les interprètes durent chasser à regret la perspective de doux plaisirs. Ils attendirent. L'arrivée imprévue d'un cavalier romain les libéra de leurs contraintes.

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-Les guerriers d'Arioviste bougent, ô César, annonça l'homme, et provoquent les légionnaires en leur lançant des pierres.

-De tels actes m'insupportent, déclara le proconsul, blanc de colère. Il s'adressa à l'émissaire : -Rejoins Labienus en toute hâte. Qu'il interdise formellement à ses

soldats de répliquer. Ainsi personne ne m'accusera de traîtrise. César dévisagea le maître de Germanie avec insistance. -Si tu souhaites que les pourparlers virent à l'affrontement et que le Sénat

me reproche de déclencher la guerre, tu as perdu d'avance. Je ne tomberai pas dans ton piège grossier.

-Tes hommes sont impatients de combattre, Romain, ils ne résisteront pas à la tentation !

-Tu te méprends, Germain. Et tu méjuges de leurs qualités. -C'est ce que nous verrons ! Arioviste haussa les épaules avec dédain. Il désigna ensuite un espace

boisé situé en contre bas. -Pourquoi ne poursuivrions-nous pas la conversation à l'abri de cet

insupportable soleil ? Le proconsul considéra Arioviste avec mépris et fit montre

d'intransigeance. -L'entretien est terminé, décréta-t-il âprement en lui tournant le dos. Et à l'intention de son escorte : -En route. Ce dialogue inutile commence à me lasser.

*** -Le Barbare a l'audace de demander un nouvel entretien ! fulmina César.

Au lendemain de l'incident ! -Le souverain désire s'expliquer plus amplement, répondit Dagmar dans

un latin imparfait mais compréhensible. -Plus amplement ? N'a-t-il pas compris que j'ai rompu toute relation

amicale ! -Il insiste. Tu aurais tort de le vexer. -Il est hors de question que je me déplace. -Alors dépêche des légats ! repartit l'espion sans se démonter. Le proconsul médita la question. Il devait agir en fin politique, ne pas

céder à ses impulsions. Tôt ou tard, le sort de la Gaule se règlerait par les armes. S'il commettait le moindre impair, on lui imputerait l'origine du conflit, on lui reprocherait sa mauvaise volonté, son despotisme, on le qualifierait de fomentateur. Ne pas avoir essayé de capituler le rendrait coupable aux yeux de tous. Quant à envoyer ses lieutenants, cela s'avérait trop périlleux.

-Dis à ton chef qu'avant midi il recevra la visite de deux ambassadeurs.

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César congédia le Germain, fit appeler Procillus et Metius. C'étaient eux qu'il chargerait de cette mission délicate. Arioviste les connaissait. Il ne les maltraiterait pas.

*** -Deux hommes en vue ! hurla un garde. Fou de rage, l'époux de Maella se leva. Qui donc osait l'importuner alors

qu'auprès de sa compagne il goûtait un délicieux instant de repos ? -Des envoyés de César ! vociféra la sentinelle. -Ils ont très mal choisi leur moment et vont me le payer cher ! pesta le

roi. Il détacha son cheval en jurant. Néanmoins, avant d'enfourcher sa

monture, il jeta vers la jeune Gauloise un regard languissant et se délecta de sa beauté. Sacrés dieux ! Comment rester insensible à un tel charme, à une telle candeur ? Elle était splendide, vêtue de sa robe multicolore, assise dans l'herbe tendre, ses jolis bras enlaçant ses jambes repliées, sa tête délicatement posée sur ses genoux et sa chevelure dorée dégringolant le long de son dos, ondulant et brillant comme une pluie d'étoiles. Arioviste complimenta sa favorite mais celle-ci, à son insu, évoquait douloureusement le souvenir de sa première et malheureuse passion. Elle ne réagit pas aux éloges du mari assassin, demeura absente, lointaine, et il prit son détachement pour une mélancolie amoureuse.

-Ma princesse est triste de me voir partir, affirma-t-il, rempli d'orgueil. Il changea brutalement d'avis, s'élança vers Maella. -Allons, viens avec moi ! Elle leva sur lui des yeux égarés. -Où ? -Puisque tu monteras bientôt sur le trône de Séquanie, autant que je

t'initie dès maintenant au métier de reine ! expliqua-t-il en l'attrapant par les poignets et en la tirant avec force.

Il la jucha sur la bête, grimpa derrière elle. -Première leçon : comment traiter des ennemis ! Il excita son alezan et rejoignit son éclaireur au galop

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-XXIII- -As-tu consulté les sorts ? Emma ne répondit pas. Elle alla chercher les petits morceaux de bois

marqués de signes étranges, les présenta à Arioviste. -Ils ont parlé, dit-elle évasivement en cachant les objets sacrés dans le

creux de ses mains. -Et qu'ont-ils révélé ? s'inquiéta le chef des Germains. -En ce qui concerne tes deux prisonniers j'ai, à trois reprises et sous leurs

yeux, demandé l'avis du ciel afin de savoir s'ils devaient être livrés aux flammes. Trois fois l'Au-delà m'a demandé de les réserver pour une autre occasion.

Arioviste haussa les épaules. La destinée de Procillus et de l’autre captif lui importait peu.

-En ce qui te concerne, reprit Emma, le combat ne peut-être victorieux avant l'arrivée de la nouvelle lune.

Le souverain afficha un air sombre. -Es-tu sûre de ce que tu avances ? -Certaine. -Alors, d'après toi, je ne puis donner l'assaut général ? -Pas encore, mon roi. Exaspéré par la divulgation de ce dernier secret, le souverain céda à un

accès de fureur. Il arpenta la modeste cabane, écumant de rage. -Impossible ! s'emporta-t-il. Voilà cinq jours que je fais défiler mon

armée devant les Romains, voilà cinq jours que César déploie ses légions sous mes yeux en m'invitant à la bataille, voilà cinq jours que je refuse la guerre, que je borne mes actions à quelques combats insignifiants, que je me contente d'intercepter les convois de blé et de vivres provenant des Séquanes et des Éduens !

La magicienne le rappela au respect des choses inaccessibles à la raison en secouant mystérieusement dans ses paumes fermées les baguettes divinatoires.

-Douterais-tu de mes pouvoirs ? -Non, balbutia Arioviste. -Peut-être désires-tu que j'interroge devant toi les forces occultes ? La vielle femme n'attendit pas la réponse. Elle lança les amulettes qui

s'éparpillèrent sur le plancher délabré. Ensuite, malgré les raideurs dues à son grand âge, elle s'accroupit, se recroquevilla et étudia avec soin la position des fétiches.

-C'est bien ce que je craignais, murmura-t-elle en se relevant.

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Comme elle marquait un temps d'hésitation, il s'irrita : -Parle ! -La fin d'un grand amour… Le chef des Germains pensa à Maella. Il resta muet de stupeur, puis sa

mauvaise humeur éclata violemment. -Jamais tu ne me feras avaler de telles insanités ! Il saisit Emma à la gorge. -Retire ce que tu as dit ou je serre jusqu'à ce que mort s'ensuive. -Tu oublies à qui tu t'adresses. Lâche-moi… -Hors de question ! Demande pardon et annule tes stupides prédictions ! -Il m'est impossible de mentir. J'ai lu ton avenir… s'étouffa la

devineresse. Arioviste écrasa le cou avec une hargne féroce. -Malheur à toi… réussit à haleter la victime avant de perdre

définitivement la respiration. -Tu as la punition que tu mérites, ignoble sorcière. Il relâcha le corps sans vie et réintégra l'univers qu'il maîtrisait et

dominait à la perfection : celui de son armée. -Brûlez ce tas d'ordures ! ordonna-t-il au passage en désignant l'abri

maudit. ***

Le druide éduen Diviciacos longea la palissade bordée d'un fossé profond et se dirigea vers le quartier gaulois, situé à l'autre extrémité du camp fortifié. Une éphémère sérénité régnait au cœur de la pénombre. Enfin la touffeur s'en été allée et un léger rafraîchissement annonçait l'arrivée progressive de l'automne. La nuit devenait belle, claire, le ciel arborait une infinie limpidité. Parfois, spontanément, de petites étoiles apparaissaient et disparaissaient. Le druide suivait leur course brève et priait pour que leur présence bénéfique atténue l'inévitable malédiction engendrée par le déclin du mois. En effet, au milieu du champ fleuri de constellations, la lune se fanait.

Diviciacos parcourut une longue distance. L'heure était aux loisirs et les soldats, sous le regard vigilant des centurions, vaquaient à de calmes occupations. César leur avait octroyé un temps de repos supplémentaire après leur avoir annoncé que l'attaque aurait lieu à l'aube. Diviciacos ne put s'empêcher d'admirer leur obéissance, leur discipline, leur organisation. Enfin, parmi les tentes disposées de façon presque trop régulière à son goût, il repéra ses couleurs et ses enseignes. Curieusement, il éprouva une immense joie à l'idée de retrouver les siens.

Bien qu'il maîtrisât la langue de ses alliés, Diviciacos, à force de côtoyer les légions, finissait par se sentir étranger au sein même de son propre pays. Cette impression d'ailleurs le dérangeait. Elle prouvait à quel point l'autorité de César grandissait. Quelques saisons auparavant, le prêtre avait appelé le

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proconsul dans l'espoir qu'il rétablirait ses anciennes juridictions, puis qu'il se retirerait. Or le Romain se servait de lui et sous prétexte de l'aider, établissait irréversiblement sa domination. Diviciacos songea avec amertume à sa puissance qui déclinait, comme l'astre dans le firmament. Et, pour comble de malheur, cette période néfaste avait été choisie pour livrer une bataille décisive ! Quand les ténèbres s'épaissiraient, quand tous dormiraient, il implorerait Teutatès, réciterait des poèmes en son honneur, conjurerait les mauvais sorts. Il attirerait ainsi la bienveillance du dieu de la guerre et vivrait dans l'espoir de gouverner un jour tous les peuples de la Celtique. Mais présentement, l'important était de refouler Arioviste, et il ne pouvait accomplir cet exploit sans l'assistance du proconsul.

Le responsable de l'armée auxiliaire aborda le cantonnement gaulois. Il aperçut le Séquane avec lequel il désirait s'entretenir en particulier. De loin, il lui fit signe d'approcher. L'homme avait remarqué sa présence, aussi vint-il à sa rencontre sans tarder.

-Mettons-nous à l'écart, proposa Diviciacos. Yann montra son habitation. -Les recrues sont sorties, expliqua-t-il. Le frère d'Acco laissa passer le druide éduen en lui témoignant sa

déférence. -Nédorix m'a beaucoup parlé de toi, commença Diviciacos. Il m'a dit que

tu possédais la sagacité, la clairvoyance des devins. -J'ai eu la chance d'être instruit par les maîtres de Celtill l'Arverne,

répondit modestement Yann, conscient que se tenait devant lui le plus haut personnage de la Gaule.

-César m'a posé plusieurs questions à ton sujet, auxquelles je n'ai pu répondre.

-Que désire-t-il savoir ? -Cela se résume en une seule interrogation : pourquoi vous acharnez-

vous ainsi contre Arioviste, tes compagnons et toi ? -C'est une longue histoire, prévint le Sage. -Je t'écoute. Yann exposa les faits en détail. Il narra l'enlèvement de sa nièce par les

Germains, la captivité de Loïc et de son neveu, ainsi que son propre parcours. Il insista sur le rôle des aïeux, il évoqua l'œuf du serpent qui le protégeait et le guidait dans sa périlleuse aventure. Néanmoins, par pudeur et superstition, il s'abstint de signaler la présence du mystérieux oiseau.

-Je conçois votre opiniâtreté, dit Diviciacos quand le récit fut achevé. Il s'appuya sur son bouclier, demeura pensif un instant. -Ton talisman t'assurera la réussite. Il te mènera droit au but. Cependant,

je ne tiens pas à te faire prendre des risques inutiles. La bataille sera rude, les

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pertes nombreuses. Je placerai donc mes guerriers en première ligne ; Loïc, Gaell et toi à l'arrière de la cavalerie.

Yann approuva la décision du druide. Celui-ci le saisit par le bras. -Je solliciterai les dieux afin qu'ils assurent ton bonheur et le bonheur de

ta tribu. Il confia ensuite ses regrets : -J'aimerais rester encore avec toi, mais les trompettes romaines ne

tarderont pas à sonner l'heure du coucher. Il est temps pour moi de regagner ma division.

Il ajouta d'une voix où transparaissait une immense rancune : -Ordre de César. Yann lu le navrement qui inondait l'âme de l'Éduen. Il lui fit part de sa

compassion, le remercia de sa visite, l'accompagna dehors. Puis il le regarda s'éloigner.

-Ordre de César, répéta-t-il amèrement. ***

Maella se réveilla en sursaut. Elle s'était juré de veiller la nuit entière, mais le sommeil avait eu raison de son corps fatigué. Elle glissa son bras sur la paille, rechercha en tâtonnant l'époux détestable qui s'était couché à côté d'elle, ne trouva qu'un vide tiède dans lequel elle se roula avec suave plaisir. Il était déjà parti. Par précaution, elle attendit un long moment, de manière à s'assurer qu'il ne reviendrait pas, puis elle se leva, rajusta sa robe, franchit avec quelques scrupules le seuil de la cabane et s'éclipsa à la faveur de la nuit. Malgré l'obscurité, elle repéra facilement le chemin que lui avait indiqué Brigitt.

La fille d'Acco réprima son appréhension, échappa adroitement à la surveillance des gardes et s'engagea sur le sentier interdit. Elle s'enfonça au cœur de la sylve noire et touffue, déboucha sur une clairière traversée par un mince ruisseau et découvrit les deux prisonniers allongés par terre, enchaînés l'un à l'autre. Visiblement, ils avaient été torturés car leurs vêtements étaient maculés de sang.

Maella marcha lentement vers eux, de manière à ne point les effrayer. -Procillus, appela-t-elle doucement. L'interprète de César souleva péniblement les paupières et reconnut la

jeune Gauloise qui chevauchait avec le chef germain lors de sa capture. -À boire, supplia-t-il. Maella se précipita vers le petit torrent, prit de l'eau au creux de ses

mains, la porta aux lèvres du blessé. Plusieurs fois, elle recommença l'opération. Elle s'occupa ensuite du Romain qui émergeait de sa douloureuse torpeur.

-Arioviste effectue des exercices nocturnes. Il a réquisitionné tous les hommes, hormis quelques vigiles, dit-elle pour justifier sa présence.

- Tu cours trop de risques, s'inquiéta Procillus. -Je me sens responsable de ton malheur.

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-Ton mari seul est fautif. Je l'ai compris dès que je t'ai vue… Il la regarda à travers des larmes de souffrance. -La guerre va éclater d'un instant à l'autre. Tu es trop belle pour mourir.

Profite de l'occasion, sauve-toi. Ne rentre surtout pas au camp. -Où veux-tu que j'aille ? s'angoissa-t-elle. -Le plus loin possible. Des pleurs interrompirent ses conseils. - Je t'en supplie … Maella céda à la panique et s'enfuit. Elle courut sans jamais s'arrêter,

sans jamais reprendre son souffle, jusqu'à l'épuisement. L'horizon allumait ses premières lueurs quand elle s'écroula.

*** Maella étira ses membres courbatus, se redressa en grimaçant, tendit

l'oreille, observa les alentours. L'orage grondait au loin. Le soleil jouait derrière les nuages poussés par un vent capricieux, diffusant une lumière indécise, tantôt vive, tantôt feutrée. La sylve semblait déserte, inhabitée. La fugitive se demanda depuis combien de temps elle se trouvait là. Elle essaya de rassembler ses idées, se souvint de sa dérobade, prit conscience qu'elle s'était égarée. Un violent effroi l'oppressa soudain. Alors elle se mit à crier de toutes ses forces, mais le roulement du tonnerre couvrit ses hurlements et seul un misérable écho répondit à ses lamentations.

La fille d'Acco lutta en vain contre la solitude. Sa raison bientôt chavira et elle sombra dans une incontrôlable folie. Elle marcha longtemps, inlassablement, indéfiniment. La nuit revint, puis le jour, puis une autre nuit encore…

*** Le hululement recommença. Ce n'était donc pas un rêve. Maella ouvrit

les yeux, distingua une vague forme blanche se mouvant à travers les ténèbres. Elle essaya de changer de position mais une douleur aiguë la paralysa. Elle se remémora sa chute, le grand vide qui avait suivi. Désespérée, elle s'abandonna de nouveau au vertige qui la happait et qui ressemblait à la mort. Mais une aile la frôla, l'empêcha de succomber à l'engourdissement. Maella se ressaisit et parvint à s'asseoir en dépit de son malaise et de ses élancements. Des ombres gigantesques tournaient autour d'elle, emportant dans leur ronde infernale les arbres, les prés, les nuées, les étoiles.

L'oiseau disparut, le calme s'installa. Durant un interminable intervalle de temps, Maella demeura aux aguets, épiant le moindre changement, le moindre son, le moindre mouvement. Tout à coup un bruit inhabituel se distingua dans la rumeur des sous-bois. Il s'amplifia peu à peu, s'étendit, résonna, lui renvoya bientôt des éclats de voix et des hennissements. Son cœur s'emballa. Elle s'agrippa à l'arbre contre lequel elle était appuyée, se leva dans un suprême effort.

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-Arioviste, pensa-t-elle. Elle retint sa respiration, tant elle redoutait qu'il ne la retrouvât. Cependant les deux cavaliers qui venaient à sa rencontre n'étaient pas

des Germains. Et ils semblaient si pacifiques ! Leurs silhouettes à présent se détachaient de l'ombre mais l'opacité dissimulait leurs traits. Ils l'aperçurent, se concertèrent à voix basse, descendirent de cheval, s'approchèrent lentement comme si elle était un petit animal sauvage qu'il ne fallait point effaroucher.

-Maella… L'homme qui avait prononcé son nom fit encore un pas. Elle secoua la

tête pour le repousser, refusa les bras qu'il lui tendait. Il l'effleura alors avec une infinie tendresse.

-Petite sœur… Elle hésitait à admettre l'éventualité d'un tel bonheur. D'une main

incertaine et tremblante, elle toucha l'épaule de celui qu'elle avait reconnu. -Gaell ? Il la serra contre lui. -Tu n'as plus rien à craindre, chuchota-t-il, je suis là, je ne quitterai plus

jamais. -Gaell, sanglota-t-elle. Il caressa ses cheveux emmêlés, la consola du mieux qu'il put. -Je veux m'en aller d'ici, Gaell, je veux retourner à Brénod. -Je te ramènerai au village, petite sœur, je te le promets. Elle se mit à trembler d'émotion, de fatigue et de froid. -Tu as fait tout ce chemin pour moi ? demanda-t-elle d'une voix faible. -J'ai fait tout ce chemin rien que pour toi, répondit Gaell. Il montra son compagnon. -Yann aussi. Maella identifia son oncle, battit des paupières, se blottit de nouveau

contre la poitrine chaude et rassurante, cessa de bouger. -J'ai mal, gémit-elle. Gaell comprit qu'elle s'évanouissait. Il la déposa délicatement sur le sol,

s'accroupit à côté d'elle. Elle reprit connaissance puis retomba en défaillance. Le malaise ne la lâcha plus. Elle se détacha de la réalité, sentit seulement que l'on s'affairait autour d'elle, que l'on immobilisait sa cheville blessée.

Après, il y eut un trouble indéfinissable. Une sorte de sommeil étrange bercé par un trot lancinant.

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-XXIV- Yann sortit de la pièce où Maella se reposait, traversa le vestibule tendu

de draperies colorées, atteignit la petite cour dans laquelle Cellia triait les plantes destinées à la préparation des remèdes.

-Je lui ai annoncé mon départ, dit-il. Je lui ai aussi promis que Gaell resterait avec elle et qu'ils rentreraient ensemble à Brénod dès que son état de santé le permettrait.

-Comment va-t-elle ? se soucia la jeune femme. Yann songea aux épreuves qu'avait endurées sa nièce. -Les blessures de son cœur seront les plus longues à se refermer. -Parviendra-t-elle à oublier ses chagrins ? -Le temps l'aidera, espéra le Sage. Il atténue toujours les maux. -Le temps, et peut-être aussi Loïc ! As-tu remarqué que mon frère passe

ses journées à son chevet ? -Il est pour elle un précieux confident. À lui seul elle révèle ses

tourments, peut-être parce qu'il ne peut les divulguer. La fille de l'ancien chef de Vesontio rêva un instant, puis sa voix

s'imprégna de tristesse. -Ils se sont rencontrés en captivité et ont tous deux souffert de la mort de

mon autre frère. Le Sage compatit au deuil de Cellia. Celle-ci chassa de son esprit les

images funestes et détourna la conversation. -J'ai appris que les Germains s'étaient comportés comme des lâches… L'oncle de Gaell acquiesça. -Quand César a engagé la bataille, détailla-t-il, une panique aveugle s'est

emparée d'eux. Ils se sont enfuis, se sont fait massacrer avant d'avoir pu franchir le Rhin. Ont réchappé à la mort quelques bons nageurs et quelques privilégiés ayant trouvé des barques.

-Que s'est-il donc passé ? On les disait braves, cruels, invincibles ! -Leurs dieux leur avaient interdit de se battre avant la nouvelle lune.

César a profité de leur vulnérabilité. -Cela m'étonne tout de même d'Arioviste… -Il n'a pas supporté la défaite. Et lorsqu'il a vu les Romains détruire le

plus gros de son armée, il a préféré sauver sa vie. Cellia écoutait le récit avec avidité. -Par quel hasard l'avez-vous repéré ? -Tandis que nous poursuivions les fuyards, Loïc l'a reconnu. Gaell n'a eu

aucun mal à le rattraper. Tu connais la suite…

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-Ton neveu a tué le tyran, l'a décapité, puis il a chargé mon frère de ramener le trophée à Vesontio…

-Gaell tenait absolument à retrouver Maella… La fille d'Amédorix semblait préoccupée. -Es-tu obligé de partir ? demanda-t-elle. Maella est si imprévisible ! Je

crains que sans toi elle ne commette des imprudences. -Je ne puis laisser les gens de Brénod dans l'incertitude et je dois

préparer le retour des enfants d'Acco, spécifia le Sage. Ils méritent un accueil triomphal.

Cellia opina. Yann ajouta, sur un ton serein, rassurant : -Gaell saura raisonner Maella, Loïc la retenir... Le son cuivré des carnyx déchira soudain la quiétude du matin. -Il est temps pour moi de quitter Vesontio. Yann salua Cellia, la remercia pour son hospitalité et sa gentillesse. Un deuxième coup rauque retentit. -Nédorix s'impatiente, dit le Sage en se retirant. Il se dirigea vers les remparts et rallia la garde personnelle du chef

chargée de l'escorter. ***

Arioviste n'était plus qu'un mauvais souvenir. En épanchant ses peines auprès de Loïc, Maella était parvenue à estomper l'image de l'époux détestable, à effacer de son existence le mariage maudit, à parler librement de son passé. Depuis quelques temps, elle se confiait à Gaell, retrouvait sa fierté gauloise. Au fil des discussions, elle montrait une curiosité, un intérêt grandissant concernant son pays, assaillait son frère aîné de mille questions. Ainsi avait-elle appris la défaite des Germains. Elle avait aussi fini par savoir que Gaell avait occis Arioviste. La disparition de son ancien mari lui avait procuré un curieux et immense soulagement. La mort de ses femmes l'avait fortement troublée. Celle de Brigitt l'avait plongée dans une affliction difficile à surmonter. Au cours de sa fuite, Maella avait oublié son amie…

Néanmoins la joie et la force de vivre avaient reconquis définitivement le cœur de la fille d'Acco. La guerre était terminée. César avait quitté la région pour tenir ses assises en Gaule citérieure, laissant ses troupes aux mains de Labienus, afin qu'elles prennent leurs quartiers d'hiver en Séquanie. La paix semblait s'installer. Et puis, l'heure du départ approchait. Dans trois jours, elle rentrerait à Brénod.

Maella rêvait éperdument de son village et de ceux qu'elle aimait, qu'elle avait tant hâte de revoir : sa mère, ses autres frères et sœurs, Eleen, Conor, le druide Litavic… Elle rêvait aussi de la source de l'Albarine, de son eau pure et claire qui jaillissait miraculeusement de terre, de son éternel murmure... Elle rêvait enfin de son aïeule et de son père. Car depuis son retour à la liberté, Acco hantait son esprit de sa douce présence. Elle rêvait nuit et jour… Et ces rêves lui

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rendaient l'espoir, lui restituaient le bonheur dont elle avait été si cruellement privée.

*** -En route, Narcisse ! Maella gratifia son frère d'un sourire radieux et grimpa sur le cheval que

lui avait donné son oncle. Gaell enfourcha un superbe coursier. Puis tous deux parcoururent au pas les rues de Vesontio, acclamés par une foule en liesse que des ambacts repoussaient violemment, et franchirent la porte de l'oppidum.

-Dis-moi, petite sœur, ce Romain à qui tu as fait de grands signes, hier…qui était-ce ?

-Quel Romain ? fit naïvement Maella. Elle afficha un air espiègle. -Tu veux parler du Gaulois habillé en légionnaire ? Procillus !

L'interprète de César ! -Par Ésus ! Comment le connais-tu ? Maella raconta sommairement l'histoire du traducteur. Ensuite elle

bannit l'événement de sa mémoire pour se tourner pleinement vers le bel avenir que lui proposaient les dieux. Comprenant son désir d'échapper à la morosité, Gaell n'insista pas. D'ailleurs, lui aussi préférait songer à de fabuleux instants. Celui, en l'occurrence, où il embrasserait Eleen.

Enivrés par leurs chimères, les enfants d'Acco atteignirent le pré jouxtant les remparts à l'extérieur de la cité. Les gardes les entourèrent et les amenèrent jusqu'au sanctuaire où se tenaient déjà les nobles de Vesontio. Derrière eux les herses se refermèrent avec fracas.

L'intime cérémonie d'adieu souhaitée par Nédorix et présidée par le druide de Vesontio devait se dérouler autour de l'étang sacré dédié à Nantosuelta, l'épouse du dieu Bélénos.

Dès que Gaell et Maella parvinrent sur les lieux, tous les participants descendirent de cheval et s'assirent autour de la mare. Le prêtre invoqua alors la déesse protectrice du foyer et des âmes, celle qui représentait l'eau et la fécondité et revêtait parfois, quand les circonstances l'exigeaient, un aspect guerrier.

Après les bouleversantes incantations, le religieux invita les fidèles à se rassembler vers le ponton servant à lancer les offrandes. Gaell ôta son collier, dégaina son épée, s'avança seul sur la plate-forme flottante et jeta les précieux objets qui coulèrent et s'enfoncèrent au plus profond de la demeure bénie. Par ce geste symbolique, il remercia la divinité de tous les bienfaits qu'elle lui avait accordés et renonça officiellement à servir dans l'armée.

Le fils d'Acco, ému, revint au bord de la rive et prit place à côté de Nédorix. Le druide de la cité permit à Maella de déposer ses présents à son tour. La jeune fille enleva ses bijoux de mariée. Comme son frère, elle les envoya aux

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confins de l'Autre Monde. Mais tandis qu'elle revenait sur ses pas, le fils d'Amédorix s'engagea sur le passage mouvant et lui barra le chemin.

-Que fais-tu Loïc ? murmura-t-elle, affolée par cet imprévu. Il émit quelques sons inarticulés qu'elle élucida aisément, la saisit par les

épaules, la dévora des yeux. Furieux, le chef de Vesontio tenta de s'interposer. Il voulut ramener Loïc à la raison mais le prêtre, devinant les véritables intentions du jeune homme, le retint par la manche.

L'ancien otage d'Arioviste passa un bras autour de la taille de celle qu'il chérissait. De sa main restée libre, il se dépouilla de son torque et de ses armes, en fit don à la déesse. Par son regard langoureux, Maella consentit à devenir sa femme.

Ils demeurèrent immobiles au-dessus de la surface lacustre où se reflétait la douce clarté automnale. Un pâle soleil perçait à l'horizon. Le jour se levait et un merveilleux serment d'amour unissait leurs destinées.

*** L'Albarine ! Ils longeaient l'Albarine ! Après avoir brûlé les étapes,

combattu la fatigue, cédé à l'impatience, les enfants d'Acco avaient enfin retrouvé la rivière si chère à leur cœur. À présent, ils remontaient son cours tumultueux, ils se laissaient guider par son trajet capricieux. Car leur village les attendait au bout, tout au bout du chemin dessiné par les remous, à quelques pas de la source, à la lisière des somptueuses forêts.

Malgré le brouillard dense envahissant la campagne, la troupe progressait à vive allure. Luk et ses ambacts ouvraient la route, paraient à tous les dangers. Le chef de l'escorte éprouvait quelques difficultés à sonder les alentours opacifiés par d'épaisses nébulosités. Heureusement, le voyage touchait à son terme. La pente semblait déjà moins rude, le chemin s'élargissait considérablement, une lumière dorée filtrait de temps en temps à travers les nuages gris et humides.

Étourdie par l'aventure, enfiévrée par l'espérance, Maella atteignit le plateau élevé sans même s'en apercevoir. Soudain, le ciel dégagea et le paysage émergea de la brume. Des volutes masquaient encore l'horizon mais elles s'évaporaient, se volatilisaient comme la neige sous un soleil de printemps. Maella fixa la ligne magique où le sol et l'azur se confondaient. Au travers de quelques lambeaux de pluie, elle distingua les chaumières de Brénod.

-Plus vite, Narcisse, plus vite ! hurla-t-elle. Inquiets, Loïc et Luk se tournèrent vers Gaell. -Laissons-la nous distancer, dit simplement le fils d'Acco. Le chef de l'escorte ordonna aux cavaliers de conserver leur position.

Puis il chevaucha près des anciens soldats. Maella était déjà loin. Narcisse l'emportait, ventre à terre, vers son foyer. Ivre de liberté, elle talonnait l'animal, l'encourageait à poursuivre sa course insensée. Le vent s'engouffrait dans ses

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vêtements, fouettait son visage, défaisait ses tresses, emmêlait ses longues mèches dorées. Elle riait de bonheur, débordait de joie.

Quand sa silhouette disparut derrière les herbes folles, Gaell héla ses compagnons. Sans même se concerter, les hommes, dans un même élan, brandirent les enseignes de Séquanie, entamèrent une mélodie guerrière, lancèrent leurs montures au galop. Ils rattrapèrent sans peine leur protégée au moment où elle arrivait à la hauteur des premiers champs cultivés.

*** -Viens avec moi. Yann prit tendrement la main d’Iseabail. -Où ? s'étonna-t-elle. -À la source de l'Albarine. Il évoqua quelque raison mystérieuse. Iseabail adhéra à la requête et le

couple s'échappa discrètement. -Personne ne remarquera notre absence, affirma le Sage lorsqu'ils se

retrouvèrent sur le petit sentier, hors de la fête et du bruit, nimbés d'une solitude propice aux confidences.

Iseabail enlaça son mari, profita de la sérénité nocturne pour lui avouer ses sentiments passionnés, revint à l'événement principal.

-Ces réjouissances tournent les têtes ! Jamais Brénod n'a connu pareille effervescence ! Le retour des enfants d'Acco, les retrouvailles, les noces de Maella et du fils d'Amédorix…

Une vague inquiétude effleura soudain son âme éprouvée par des souffrances que jusque là elle avait réussi à taire.

-Loïc va-t-il emmener ma fille loin d'ici ? demanda-t-elle, au bord des larmes.

Yann serra son épouse contre lui. -Ton gendre a abandonné les armes pour vivre auprès de sa bien-aimée.

Il deviendra charcutier, travaillera avec nous. Il appartiendra à la tribu d'Acco. -Je ne sais comment remercier les dieux… Yann et Iseabail continuèrent à marcher et s'enfoncèrent dans les bois

sans parler. La nuit les enveloppait de son ombre complice, leur insufflait la connaissance mystique, les unissait dans un merveilleux élan de foi. Ils abordèrent les lieux saints, s'approchèrent de l'endroit où naissait la rivière. Debout, appuyé contre le grand chêne, le druide Litavic les attendait.

Le Sage enleva le pendentif qu'il portait autour du cou et le déposa au creux de l'onde transparente tandis que le prêtre récitait une prière en l'honneur de l'élément divin. Puis chacun fit un vœu, se recueillit, s'adonna à une profonde méditation. C'est alors qu'un frémissement troubla le calme empreint de religiosité.

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Le hibou hulula, tournoya au-dessus de la clairière et vint se poser sur la murette abritant la source. Litavic, Yann et Iseabail n'osaient plus bouger. Médusés, ils contemplaient l'oiseau. Une extraordinaire sérénité envahissait la forêt, un esprit invisible et pourtant familier pénétrait alentour.

-Il est la réincarnation d'Acco, n'est-ce pas ? susurra le Sage. -Il est la réincarnation d'Acco, confirma le druide d'une voix étouffée par

l'émotion.

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EPILOLOGUE

Après la défaite d'Arioviste, le village de Brénod bénéficia de la clémence des dieux et connut une période de bonheur, malgré la présence de Labienus en Séquanie. Mais ce ne fut qu'un répit éphémère, qu'un bonheur illusoire. Car bientôt César reprit ses conquêtes et les guerres recommencèrent.

Quelques années plus tard, conscient que la liberté de la Gaule était menacée, le fils de Celtill l'Arverne, Vercingétorix, tenta désespérément d'unir les peuples celtes et dirigea avec courage la révolte contre l'envahisseur romain.

S'il fut vainqueur à Gergovia, il dut hélas se rendre à Alésia, au septième jour de la lune montante du mois du lierre.

César passa encore quatre saisons en Gaule pour achever de soumettre le pays.

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