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432 Comptes rendus / Sociologie du travail 51 (2009) 419–445 ceux qui auraient cessé de toute manière d’en consommer le font probablement un peu plus tôt ; ceux qui tiennent à la viande de bœuf, soit maintiennent leur niveau de consommation, soit après une pause reviennent à leur niveau de consommation initial ; les changements alimentaires dus à la « crise » ont été, selon les termes de l’auteur, « provisoires, partiels et contingents ». Où se trouve la crise ? Elle n’est clairement pas du côté des consommateurs ! Si crise il y a, elle se situe bien du côté des acteurs économiques, qui ont subi des pertes importantes et ont dû réorganiser les filières, et au sein de l’État, avec la réforme du dispositif de la sécurité sanitaire. Et il semble évident que le comportement des acteurs économiques et politiques a eu un impact direct sur l’attitude des consommateurs, que ce soit d’abord pour les inquiéter, ensuite pour les rassurer. Mais la crise de la vache folle, avec toutes ses répercussions et son coût économique et social, n’est corrélée, ni avec les conséquences sanitaires humaines (demeurées réduites), ni avec le comportement des consommateurs. Il y a une amplification considérable de la crise par les autorités publiques et privées qui ne peut pas s’analyser uniquement en fonction de l’attitude des consommateurs mais qui nécessite que l’on intègre d’autres dimensions. Cette contribution est par conséquent fondamentale mais incomplète. Elle participe d’une extension originale des recherches sur les risques en France qui combine un intérêt pour les per- ceptions et les comportements. Ce faisant, elle démontre que la perception des risques alimentaires se distingue de la perception des autres risques en raison des propriétés culturelles, économiques et sociales de l’alimentation. Mais elle néglige tout un ensemble d’autres recherches qui auraient permis de mieux analyser le déroulement et la nature même de la crise. Olivier Borraz CNRS-Sciences Po, centre de sociologie des organisations, 19, rue Amélie, 75007 Paris, France Adresse e-mail : [email protected] doi:10.1016/j.soctra.2009.06.014 À l’abattoir, travail et relations professionnelles face au risque sanitaire, S. Muller. Coll. « Natures sociales ». Maison des sciences de l’homme, Paris (2008). 301 pp. L’objet de ce livre est un univers de travail méconnu, celui des abattoirs, usines dédiées à la mise à mort des animaux et à la transformation de leurs corps en produits alimentaires. Séverin Muller a mené une enquête ethnographique minutieuse dans un abattoir industriel au moment de la crise de la vache folle. Cette actualité l’a conduit à s’intéresser à la gestion des « risques sanitaires » dans l’usine. L’auteur a occupé pendant quelques semaines un poste de stagiaire auprès des ouvriers et, dans un second temps, auprès des cadres de l’entreprise. Le premier chapitre a pour thème le risque sanitaire. S. Muller propose une mise en perspective historique : les préoccupations en matière d’hygiène seraient présentes dès l’époque des premiers abattoirs. La perte de confiance engendrée par la crise de la vache folle s’est traduite dans l’usine par la mise en place d’un système de trac ¸abilité ambigu car satisfaisant à la fois des exigences de productivité et de salubrité. Le deuxième chapitre est consacré au travail ouvrier. Le récit décrit l’ensemble des étapes de production de la viande. Il apparaît que la multiplication des normes rend le travail difficile à accomplir ; des formes de coopération entre les divers acteurs permettent néanmoins

À l’abattoir, travail et relations professionnelles face au risque sanitaire, S. Muller. Coll. « Natures sociales ». Maison des sciences de l’homme, Paris (2008). 301 pp

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• ceux qui auraient cessé de toute manière d’en consommer le font probablement un peu plustôt ;

• ceux qui tiennent à la viande de bœuf, soit maintiennent leur niveau de consommation, soitaprès une pause reviennent à leur niveau de consommation initial ;

• les changements alimentaires dus à la « crise » ont été, selon les termes de l’auteur, « provisoires,partiels et contingents ».

Où se trouve la crise ? Elle n’est clairement pas du côté des consommateurs ! Si crise il y a,elle se situe bien du côté des acteurs économiques, qui ont subi des pertes importantes et ont dûréorganiser les filières, et au sein de l’État, avec la réforme du dispositif de la sécurité sanitaire.Et il semble évident que le comportement des acteurs économiques et politiques a eu un impactdirect sur l’attitude des consommateurs, que ce soit d’abord pour les inquiéter, ensuite pour lesrassurer. Mais la crise de la vache folle, avec toutes ses répercussions et son coût économiqueet social, n’est corrélée, ni avec les conséquences sanitaires humaines (demeurées réduites), niavec le comportement des consommateurs. Il y a une amplification considérable de la crise parles autorités publiques et privées qui ne peut pas s’analyser uniquement en fonction de l’attitudedes consommateurs mais qui nécessite que l’on intègre d’autres dimensions.

Cette contribution est par conséquent fondamentale mais incomplète. Elle participe d’uneextension originale des recherches sur les risques en France qui combine un intérêt pour les per-ceptions et les comportements. Ce faisant, elle démontre que la perception des risques alimentairesse distingue de la perception des autres risques en raison des propriétés culturelles, économiqueset sociales de l’alimentation. Mais elle néglige tout un ensemble d’autres recherches qui auraientpermis de mieux analyser le déroulement et la nature même de la crise.

Olivier BorrazCNRS-Sciences Po, centre de sociologie des organisations,

19, rue Amélie, 75007 Paris, FranceAdresse e-mail : [email protected]

doi:10.1016/j.soctra.2009.06.014

À l’abattoir, travail et relations professionnelles face au risque sanitaire, S. Muller. Coll.« Natures sociales ». Maison des sciences de l’homme, Paris (2008). 301 pp.

L’objet de ce livre est un univers de travail méconnu, celui des abattoirs, usines dédiées à lamise à mort des animaux et à la transformation de leurs corps en produits alimentaires. SéverinMuller a mené une enquête ethnographique minutieuse dans un abattoir industriel au momentde la crise de la vache folle. Cette actualité l’a conduit à s’intéresser à la gestion des « risquessanitaires » dans l’usine. L’auteur a occupé pendant quelques semaines un poste de stagiaireauprès des ouvriers et, dans un second temps, auprès des cadres de l’entreprise. Le premierchapitre a pour thème le risque sanitaire. S. Muller propose une mise en perspective historique :les préoccupations en matière d’hygiène seraient présentes dès l’époque des premiers abattoirs.La perte de confiance engendrée par la crise de la vache folle s’est traduite dans l’usine par la miseen place d’un système de tracabilité ambigu car satisfaisant à la fois des exigences de productivitéet de salubrité. Le deuxième chapitre est consacré au travail ouvrier. Le récit décrit l’ensembledes étapes de production de la viande. Il apparaît que la multiplication des normes rend le travaildifficile à accomplir ; des formes de coopération entre les divers acteurs permettent néanmoins

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des ajustements. Le troisième chapitre s’intéresse aux dirigeants face à la judiciarisation. La crisede la vache folle a entraîné une remise en cause des hiérarchies établies : le service commercialdoit par exemple faire face à la montée en puissance du service qualité. Le dernier chapitre traitedes diverses formes de contrôle dans l’abattoir et montre que l’opposition contrôleurs/contrôlésmasque des formes de coopération nécessaires afin de mener à bien le travail. L’auteur s’estégalement intéressé aux visites dans l’abattoir qui rendent visibles différents types de mises enscène en fonction des publics qui révèlent l’impossibilité dans l’activité quotidienne de respecterl’ensemble des scripts de production.

Cet ouvrage, original et intéressant, est aussi ambitieux puisqu’il vise à combiner perspectivehistorique et perspective ethnographique, sociologie des risques et sociologie du travail. Sur lepremier point, l’exercice montre ses limites. L’analyse historique proposée insiste par exemplesur l’importance des « dangers sanitaires » dans les abattoirs au xixe siècle sans que ceux-ci soientbien spécifiés. De quels dangers parle-t-on exactement ? Est-ce une catégorie pertinente pour lesacteurs de l’époque ? Si oui, à quelles modalités de gestion donnent-ils lieu ? Certes, S. Mullerévoque la municipalisation et l’importance croissante du rôle des vétérinaires, mais le lecteurreste sur sa faim en ce qui concerne les réactions des gens des abattoirs face à ces « dangers »multiples. Par ailleurs, l’auteur ne fait pas mention du projet de moralisation sociale, pourtant biendocumenté par les historiens, qui accompagne la construction des abattoirs et qui est importantpour comprendre les processus de normalisation et de contrôle dont ces derniers font l’objet : lespectacle de la mise à mort rend les hommes violents, il faut donc la cacher.

En ce qui concerne la rencontre entre sociologie des risques et sociologie du travail, l’ouvragen’arrive pas à emporter complètement l’adhésion. En effet, l’écriture traduit une hésitation quantau choix de l’objet d’analyse : étude d’un cas de « mise en risque » d’un danger incertain ensituation de travail ou bien monographie classique qui décrit le monde de l’abattoir ? S. Mullerveut tenir les deux bouts et se condamne ainsi à les traiter de facon limitée. En ce qui concernela crise de la vache folle, si l’analyse se penche sur les transformations internes à l’abattoir, ellene s’intéresse pas aux controverses qui ont dû accompagner cette mise en risque d’incertitudes.L’auteur évoque, sans la traiter, une polémique entre les industriels qui plaidaient pour cette miseen risque et l’administration qui défendait les notions de danger et d’incertitudes. Dans l’optiquede la sociologie des risques, l’étude de cette tension entre risque et danger aurait été importante.

La tentative monographique donne lieu à une riche analyse, agréable à lire et stimulante.Toutefois, on a le sentiment que l’auteur ne va pas jusqu’au bout de sa démarche. S. Muller rappellel’importance du « produit » pour comprendre le déroulement du travail. Ce point de vue auraitdû conduire le sociologue à prêter attention aux « non-humains » (animaux, carcasses et objets),aux contraintes qu’ils créent, ainsi qu’aux différents cadrages et traitements qu’ils subissent.Comme l’a montré Nicolas Dodier (les Hommes et les machines, Metailie, Paris, 1995) le rapportaux objets est une clé pour comprendre certaines formes de solidarité à l’intérieur de l’usine.S. Muller évoque bien des modalités de coopération qui échappent aux définitions officiellesmais ne traite pas de la question des non-humains. Par exemple, lorsqu’il décrit le moment de lamise à mort, l’auteur n’analyse pas les différentes manières de percevoir l’animal exhibé par lesouvriers. Pourtant, souligne-t-il, certains animaux résistent et sont parfois dangereux. L’animalest-il alors toujours, comme l’affirme S. Muller, « un produit industriel » (p. 133) ? La questionse pose d’autant plus qu’à d’autres moments, l’esthétique de la carcasse semble compter pour lesouvriers.

De manière générale, S. Muller décrit la mise à mort dans l’abattoir comme un « non-enjeu ».Lorsqu’il aborde ce sujet, le sociologue évoque les discours militants qui dénoncent l’abattagecomme inhumain et qui constituent selon lui un piège pour le chercheur l’entraînant à se posi-

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tionner pour ou contre. Ne pas reconduire les préjugés est évidemment une chose nécessaire.Cependant, la lecture de l’ouvrage donne l’impression qu’une forme de « militantisme inversé »a poussé S. Muller à ne pas penser la mise à mort alors même que son texte délivre, cà et là,des indices qui tendent à prouver qu’elle constitue bien un enjeu dans la production des relations(les cadres sont intrigués, fascinés par les « rugueux » — ceux qui tuent ou effectuent les premiersgestes de « désanimalisation » — ; les bouchers passent beaucoup de temps à expliquer qu’ils nesont pas des tueurs ; libellule — le saigneur de l’abattoir — semble posséder une position domi-nante dans le groupe ; les techniciens vétérinaires ont l’air de peu contrôler le moment de la miseà mort, etc.). La lecture crée alors le sentiment qu’un pan important de l’expérience des gensd’abattoir reste tu.

Catherine RémyCentre de sociologie de l’innovation (CNRS-ENSMP),

60, boulevard Saint-Michel, 75006 Paris, FranceAdresse e-mail : [email protected]

doi:10.1016/j.soctra.2009.06.016

Hommes des bois ? Socio-anthropologie d’un groupe professionnel, F. Schepens. Comité destravaux historiques et scientifiques, Paris (2007). 266 pp.

Dans cet ouvrage, Florent Schepens présente les principaux résultats de sa thèse sur lesbûcherons en Franche-Comté. Son enquête, qui s’est déroulée au début des années 2000, aporté sur des « entrepreneurs de travaux forestiers » (ETF), c’est-à-dire des prestataires indé-pendants qui, dans les forêts communales, domaniales ou privées, réalisent différents typesd’activités : du bûcheronnage à proprement parler (abattage, ébranchage, faconnage du bois dechauffage), mais aussi souvent du débardage (déplacement des grumes et des bois de tritura-tion jusqu’à une place de dépôt) et plus rarement de la sylviculture (plantation, débroussaillage,élagage pour favoriser la croissance de certains plants). Les « clients » de ces ETF sont des« exploitants forestiers », c’est-à-dire des commercants qui achètent des bois aux « propriétairesforestiers », aux communes ou encore à l’État, pour les revendre ensuite aux « scieries » qui lestransforment.

Le livre en 250 pages et une quarantaine de belles photographies se présente comme unemonographie « totale » de ces ETF. Il brosse la genèse de la profession et les mythologies quientourent l’activité des bûcherons et leur ethos professionnel (première partie : « Gens de peu ethommes des bois »). Il retrace ensuite les trajectoires familiales et professionnelles qui conduisentà ce métier (deuxième partie : « Des déshérités »). Enfin, il analyse les relations entre apprentiset maîtres de stage qui permettent de comprendre la transmission des savoirs et des savoir-faire(les photographies sont ici très utiles à l’analyse), mais aussi la transmission d’un nom, d’uneréputation, voire d’une « place » (c’est-à-dire un réseau de relations, de dettes et de créances)sur le marché du travail local (troisième partie : « Apprentissage et place »). L’ouvrage balayeainsi un grand nombre de thèmes différents, au détriment de l’unité de la problématique et,souvent, de l’approfondissement des analyses. On évoquera ici deux axes du livre qui semblentintéressants pour une sociologie de l’indépendance professionnelle. Premièrement, il apparaîtque la question des accidents professionnels, loin d’être cantonnée uniquement au chapitre desconditions de travail, est une dimension doublement constitutive de la profession de bûcheron.D’une part, on sait depuis l’article de F. Schepens paru dans Sociologie du travail que l’ethos