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A-t-on le droit de mener une petite vie cachée et simplement amoureuse lorsqu'on possède des dons paranormaux exception- nels, comme le cordonnier alsacien Andrhart d'Issen- hausen ?

De quoi rendre jaloux le savant Princemal, qui va se livrer sur lui et sur sa femme Louvila à des recherches pour tenter de découvrir la vraie nature de l'amour.

C'est entravé sur une table d'expérience qu'Andrhart raconte cette fureur tran- quille avec laquelle son ami Méschel, — l'alsacien du quotidien et de la nostalgie — galope vers ses rêves.

Puis il dit celle que met son aimée Louvila à se libérer, — et n'est-ce pas toujours de l'homme qu'elles veu- lent se libérer ? — avant de nous décrire celle qui pousse le savant Princemal à renaître malgré lui.

Trois récits qui n'en font qu'un, de même qu'est une la Réalité vers laquelle marchent leurs balbutie- ments, et que maître Eck- hart, mystique rhénan du 14è siècle, a su mieux que nous désigner.

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ISBN: 2-905419-01-6 © 1985 - rhénanes édition

BP 49 - 67061 Strasbourg cedex

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays

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pour André,

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L e t t r e d e p r i s o n

Du fond de cette prison je salue l'absurdité rayonnante du monde, l'obscure bonté des mers, la verte fidélité des matins, et qu'avons-nous perdu que nous ne connaissons pas encore ?

Voici des semaines que je pisse par sonde interposée, enchaîné par le fou sur ce brancard d'expérience, hérissé d'encéphalo- grammes et d'autres misères qui prétendent te mesurer, toi mon amour, ma dévoreuse de matins frais, avec tes beaux seins qui s'ennuient à mourir depuis que tu crois te libérer.

Salut forces de vie ! Impossible de bouger d 'un millimètre. Les drogues du fou dévorent ma mémoire, créent de nouveaux réflexes qui m'échappent, m'imposent des pensées étrangères. Ce qui reste de moi, Andrhart d'Issenhausen, tient dans un noyau de feu qui respire au rythme des galaxies et danse, sous l'œil jaloux du magnétoscope, danse dans les longs espaces de la joie...

Car je ne suis qu 'un petit cordonnier alsacien dont la science essaie d'utiliser les particularités pour mieux ensuite les effacer : n'est homme qu'universel ! A trop se pencher sur le feu, on tombe dedans, chaque vache de chez nous aurait pu le prédire.

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Elle aurait pu dire aussi qu 'à vouloir mesurer ce qui se passe entre moi et la femme que j 'aime, la science jalouse y verra enfin du feu. Lorsque les agents de la centrale de désindividualisa- tion m'ont cherché en pleine nuit villageoise, nos enfants hur- laient de peur et de colère aux fenêtres, et lorsque je pense à eux, ma vie d 'homme fait un bond de fauve. Sous mes yeux bandés, par-delà toutes perfusions et terres en cendres nucléai- res, chantent tes hanches vives, ma belle glaise en flammes. Au- dedans, quelle force immense j'accumule, Louvila, de quoi res- susciter le plus noir désert.

Si tu savais comme tu es drôle, mon amour, penchée sur tous ces livres comme si c'était un nouveau-né, essayant d'oublier que c'est la dernière course sur terre, et que l'arrivée est juste avant l'Apocalypse : qui va arriver premier, ma belle sarcleuse de rêves ? Le progrès, avec ses pauvres monstres qui donnent des fou-rires aux anges, ou bien l'éclair de tes seins nus ?

Quel hasard nous a fait tomber ensemble dans cette languette de terre grassouillette et digne, si étroitelette pourtant qu'aucune mappemonde ne la révèle sans grosse loupe ? Et comme vous vous ressembliez tous les deux, ayant têté deux montagnes à la fois, et comme vous n 'en finissiez pas de vous étirer le long de son fleuve dans l'innocence de vos ventres en fleurs !

Elle avait tes hanches blondes en été, elle avait ta chaleur secrète sous les neiges. Et parce que vous ressembliez à la vie, aucune invasion, aucun malheur n'avait prise sur vos rires. Vous étiez royales et batârdes, des âmes de race dans des corps vigou- reux. De quoi blanchir d'envie toutes les transparences, toutes les intelligences. Princemal n ' a pas failli. Faute de posséder le soleil, il tente de l'éteindre. Voici qu'il t'enchaîne à ton tour, toi, l 'âme d'enfance du monde, qui pleure et danse sur tous les chemins.

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Car je le connais bien, ce camarade d'enfance qui rêvait déjà d'ouvrir la tête des gens avant de tenir sur ses sabots. Que ce soit lui ou un autre que le mal enfile comme un gant pour les besoins de l'histoire, j 'aurais de toute façon habité la prison de ce corps, tel un fauve ligoté au joug de cette petite vie laborieuse. J 'aurais pareillement ragé dans cette plaine ardente et ses sages glaises mortelles, englué jusqu 'au cri dans ce dialecte alsacien qui me colle à l 'âme de toute son eau-mère.

Ma petite Louve brûlante et fraîche, tu veux donc te libérer ? Impossible de bouger d 'un millimètre, Louvila, et ton corps brille comme une source. La science m 'a volé tout ce qui était mesu- rable. Je m'efforce de rester aussi calme qu 'un milan planant dans les brises de Pâques, afin de donner le moins de prise pos- sible au fou et à ses jouets enregistreurs. Car il va me cryogéni- ser. Et là, au fond de mon cryogénisateur, impuissant et lucide, j'assisterai à l'histoire que je vais vous raconter à travers leurs bouches. Mais surtout j 'attends, j 'attends que l 'amour me déli- vre.

Car mon âme de vie, mon insubmersible follette de femme se débat pour naître d 'une bien vieille gangue et nul ne sait si à son sortir me reconnaîtra, ni si seulement de moi se souvien- dra.

Dans l'opacité de ma prison, c'est en français que je crie. Mais toutes les langues célèbrent en amour ! Que puis-je dire encore sinon qu'elle tarde à me délivrer, et que je rencontre mon Créa- teur partout et tout le temps, grand crétin sensuel que je suis, encombré de dons qui me lient aux vivants, dans l'ici jusqu 'au narines et tout prenant à pleines mains car j 'a ime infiniment ce monde, rien à faire, et j 'a i beau te connaître depuis toujours, Louvila, jamais je n 'en aurai assez de faire l 'amour avec toi.

Dans l'opacité de ma prison je murmure ces phrases que nul

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n'entendra. A moins que l'animal ailé ou que l'oiseau du vent n'emportent mes paroles...

Mon amour, comme tu étais belle en ta longue et grasse jeu- nesse, dorée dans les fours de l'été, luisante et drue sous tes toi- sons printanières, superbe en tous-temps avec tes horizons tou- jours à hauteur de cœur.

Il y eut les beautés de l'histoire. On te coula du plomb fondu dans l'estomac, on t'accrocha tête en bas des granges, on te dépeça savamment, et tu rejaillis plus vive que jamais dans la première trille d'alouette. Tu engloutissais les invasions, tu nour- rissais les famines, tu jonglais avec deux héritages opposés, en silence. Mais tu as toujours su chanter à bouche fermée. Tou- tes les rigueurs terrestres n'étaient rien pour prix de ta beauté. Il y eut des printemps de gloire où l'herbe allaita les cadavres de trente mille paysans qui avaient comme nous rêvé de liberté, il y eut d'innombrables agonies solitaires sous le rire follet des nuées d'avril et, au sein de l'opulence la plus effrontée, cette détresse particulière au genre humain.

Mais jamais l'on n'avait vu les cendres ainsi lentement répan- dre leur promesse de mort sur un pays. Lorsque les poisons lar- gués par l 'ennemi eurent achevé de ronger le sol, les poumons et les espérances, les plus vaillants baissèrent les bras. Je ne sais comment nous avons survécu, ma Louve folle, avec tous nos enfants. Il est des feux qui nourrissent le corps et l 'âme, qui ne laissent debout que l'essentiel.

Regarde mon amour, ce qui reste de ce peuple fier rassemblé devant la cathédrale. La foule lève ses joues creuses vers les Vier- ges Folles, car un pigeon vient de s'y poser. Un pigeon déplumé au cou presque nu, et qui bat maladroitement des ailes pour ne pas perdre l'équilibre. La foule bée vers lui, figée de stupeur. Cela fait deux ans au moins qu'elle n ' a plus vu d'oiseau vivant,

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depuis l'été où les blés devinrent subitement noirs. Ces milliers de visages hâves qui attendent là depuis avant l'aube parce qu'on a promis de quoi manger en échange de quelque chose qui ne peut être que moins douloureux qu 'un ventre creux, ces visa- ges que le ciel violet fait de cire, s'animent soudain un peu. Les lèvres décolorées s'entrouvrent sur des propos plus légers qu'une brise car nul n ' a plus la force de parler haut.

A chaque fois que s'ouvre la porte de droite les cous s'allon- gent pour voir si celui qui sort serre contre lui ces formidables rondeurs de joie depuis longtemps disparues du visible que sont un de ces grands pains bruns dont la beauté ferait hurler, ou bien le miracle d 'un jambon à dévorer sans souffle reprendre.

Jusqu 'à présent n 'a été choisie qu'une vieille manchotte, pour troquer son individualité fanée contre la nourriture promise. Elle est ressortie en serrant sa récompense contre elle avec une telle hargne que la foule déçue n ' a rien vu.

— Ce n'est qu 'un œuf ! a crié une femme, ils se moquent de nous !

— Qu'est-ce qu'ils ont bien pu lui trouver à celle-là, à part ses bras ? Il paraît qu'après cinquante ans ils ne les prennent plus, parce que c'est trop tard, ils peuvent plus les changer. Celle- là avait sûrement plus de soixante ... marmonne une femme âgée qui porte encore le fichu blanc des paysannes, bien que la terre soit abandonnée depuis longtemps.

Un jeune vent d'ouest au museau mouillé ravive les visages, un long murmure d'espérance gonfle les poitrines. Le soleil crève d'une longue déchirure le ciel violacé saturé de poisons, et ral- lume des flammes de vie sur tous les fronts. Aussitôt des con- versations ouvrent leurs pétales un peu partout, et la foule immo- bile fait danser ses tiges sous le vieux vent d'aimer.

— En tout cas, tu vois ce qui te reste à faire, si tu veux man- ger ! essaie de plaisanter une voix mélancolique.

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Me couper le bras pour un œuf ? rétorque une voix plus jeune.

— Ça fait toujours ça de moins à nourrir, Méschel. — Jamais de la vie, répond le nommé Méschel. Moi j 'en ai

assez, je rentre, mes lapins m'attendent. — Des lapins ? Vivants ? Tu veux rire ? — Pas du tout. Même qu'une va peut-être mettre bas. Géants

des Flandres.

— La faim te fait délirer, camarade. Au fait, pourquoi tu ne les as pas mangés, hein ?

— C'est où ton bled, qu'on vienne pour un civet ?

Que répondre une fois de plus, oui, que répondre? Ce soir il saura ce qu'il aurait dû leur dire, une réponse cinglante, bien as- sénée, de quoi assommer un bœuf. Mais là, sur l'instant, là, tout de suite, impossible. Ecarlate de honte et de fureur, Méschel rêve sourdement, l'œil sur les statues qui ornent le portail de droite. Celle du Tentateur s'est amenuisée comme un cierge et les lèvres ont disparu, trouées par l'acidité du ciel, pour laisser place à une fente lointaine. Comment fendre la foule pour marcher vers le nord-ouest, comment marcher tout un jour sans manger ?

— J ' e n connais un qui aurait toutes ses chances, confie-t-il d 'un air important à son voisin, un qui sortirait avec un cochon entier !

— Ah oui ? répond l 'autre avec politesse. — Qu'est-ce qu'il a de spécial ? lance une voix aigre. Une vieille grommelle : — Je sais de qui tu veux parler, mon garçon, je sais de qui.

Du grand Andrhart d'Issenhausen. Les regards convergent vers eux, des têtes se rapprochent. — Le cordonnier fou qui guérit tout sauf les amoureux ? plai-

sante un vieux. — Ouais, même qu'il a guéri le Teuschebappe après l'extrême

onction. Il a encore vécu vingt ans. Ouais, ils venaient d'Alle-

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magne par autocars entiers, jusqu 'au jour où il a refusé, expli- que un rouquin que la famine a blanchi.

— Comment, s'indigne une femme, il a refusé de guérir ? — Il leur a dit qu'il les guérirait lorsqu'ils auraient ressuscité

tous les juifs et tous les tsiganes gazés dans les camps. Pas avant. — Et qu'est-ce qu'ils ont fait ? — Les Allemands sont corrects. Je suppose qu'ils ont essayé.

Il n ' a d'ailleurs pas mieux accueilli les Français, enfin nos com- patriotes de l'intérieur, quand ils sont venus avec le premier autocar.

— Et qu'est-ce qu'il a dit, à nos libérateurs ? insiste la femme en ramenant un pan de fichu sur une tache de vin qu'elle a sur la tempe.

— Qu'ils ne devaient pas parler de liberté en vendant des armes. Ça ne leur a pas plu. Ils l 'ont traité de sale boche. Alors Andrhart a ôté son sabot, et comme l'autocar démarrait, paf ! en plein sur le phare.

— Curieux, nasille la femme au fichu, un cordonnier qui porte des sabots à notre époque...

Le vieux secoue la tête.

— On voit que tu ne le connais pas. Andrhart faisait démar- rer un camion en panne rien qu'en s'asseyant au volant, du temps où les autos roulaient encore. Il aurait pu être l 'homme le plus riche d'Alsace. Et bien, quand il n'était pas pieds nus il était en sabots, sa femme et ses enfants aussi.

— Un imbécile, ricane la femme. Le genre à avoir beaucoup de gosses, en plus.

Le vieux secoue la tête. — Il y en avait pas mal. — Au moins sept ! lance le rouquin. — Non, douze, souffle une jeune fille très pâle. — Non ! non, non, non ! hurle Méschel en se bouchant les

oreilles, et d'abord je vous défends de parler de mon ami comme ça.

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La foule s'esclaffe, se rapproche, bouge jusqu'aux maisons. — Je suis bien placé pour le savoir, menace Méschel à la

ronde, Andrhart et moi avons joué ensemble avant même de savoir marcher...

Les femmes éclatent de rire, le cercle se resserre encore. — C'est vrai s'écrie Méschel cramoisi, nos mères étaient

amies. Elles nous ont attendus ensemble, et nous sommes nés le même jour !

Les femmes rient de plus belle en se tenant les flancs. — Elles vous ont fait ensemble, aussi ? lance le vieux avec

de gros clins d'œil à la ronde.

Méschel baisse un front où gonfle une grosse veine et serre les poings pour s'empêcher de pleurer. Mais les têtes se sont détournées soudain, les rires se sont effrangés, quelque chose se passe tout près. On s'écarte sur une silhouette étrange. Un bossu aux longs cheveux de lin traverse la foule et disparaît sous le porche. Lorsque la lourde porte se referme sur lui, des buis- sons de murmures s'enflamment à travers le peuple.

— C'est Peter, le berger, précise le vieux près de Méschel. — On s'en serait douté, ajoute une jeune fille au menton en

galoche. Des années qu'il ne reste plus un seul mouton nulle part, et il pue toujours le mouton !

— Sacré bonhomme, ce Peter, explique rêveusement le vieux. Si celui-là ne sort pas avec au moins deux jambons, on peut tous rentrer chez nous.

— Pourquoi ? Qu'est-ce qu'il a de spécial ? demande la jeune fille.

— Sa bosse bien sûr, taquine le vieux. On peut l'ouvrir et la fermer à clef.

Mais personne ne rit plus. la foule est retombée dans sa lon- gue fatigue et rêve sombrement. La femme à la tache de vin

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a enfoui son visage tout entier dans son fichu, le front sur les genoux, tandis que le vieux tire sur une pipe éteinte.

— Si seulement on savait ce qu'il faut faire pour qu'ils vous trouvent intéressant, soupire la jeune fille au menton en galoche.

— Je crois qu'ils vous font d 'abord remplir des formulaires, confie un petit homme.

— En français ? Je n 'y comprendrai rien, se lamente une femme entre trois âges.

— C'est facile, se vante une tête bouclée aux vilaines dents brunes, il suffit de leur dire qu'on entend des voix, ou bien qu'on voit les arbres en rouge.

Mais personne ne lui répond. Car le portail de droite se rou- vre lentement. Aux fenêtres des maisons qui bordent la place de la cathédrale, les grappes de spectateurs recroquevillés de froid semblent se tendre pour mieux voir celui qui va sortir. Toute la foule se redresse, bouche-bée, pour regarder sortir le bossu. On s'écarte, on se bouscule, des cris d'indignation s'élèvent, une voix hystérique hulule :

— Rien ! Il n ' a rien ! Ils ne l'ont pas voulu ! Le petit vieux laisse tomber sa pipe. — Ça alors, on n 'a plus qu 'à rentrer chez nous.

Le bossu s'est arrêté tout près d'eux. C'est vrai qu'il sent le mouton. Ou bien est-ce la nostalgie ? la nostalgie peut-elle sen- tir si fort ? le bossu semble réfléchir. La foule s'immobilise. De sous son gilet en peau de mouton il tire une flûte, l'essuie dou- cement sur sa manche puis, la portant à sa bouche, s'éloigne d 'un pas de somnanbule.

Et voici qu 'un air très ancien ouvre les pierres, fend les os, écarte le cœur de l'espace comme si toutes choses fussent d 'un seul coup vers le dehors retournées. La foule gémirait si le sor- tilège ne scellait sa bouche, tant urgente soudain est cette musi- que de braise qui la soude au bossu. Et tandis qu'il s'éloigne

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vers la rue Mercière, nul ne s'étonne de voir une pluie oblique d'oiseaux de toutes sortes piquer à la suite de l 'homme étrange. Des oiseaux déplumés, aux cous violacés et nus, mais des oiseaux enfin, jaillis l 'on ne sait d'où, de greniers ou de recoins perdus qui les avaient vus survivre en secret.

Un cri de panique rompt le tissu unifié de l'espace. Cela vient de l 'autre côté de la place, de la chapelle St Laurent. Un mou- vement de vague précipite les gens les uns sur les autres, le petit vieux tombe et disparaît, la femme au fichu écarte les bras et hurle à son tour sans savoir pourquoi. Et soudain la foule se creuse pour laisser passer quelque chose.

— Des rats ! Ce sont des rats ! crie la jeune fille au menton en galoche.

Le long du couloir ouvert par la foule galopent des milliers de rats poils hérissés, les queues à l'horizontale, leurs petits yeux luisants fixés sur les spectateurs. Mais en fait ils filent droit devant eux, derrière la musique envoûtante, surgis des souterrains et des caves où on les croyait crevés. Le vertigineux troupeau ralen- tit à hauteur du flûtiste qui joue sans se retourner, au milieu de la rue Mercière. Les gens osent enfin se regarder, soupirent, s'exclament, sanglotent, rient à gorge déployée.

— Si eux sont arrivés à survivre, commence le petit vieux, il n 'y a pas de raison.

— Rentrons chez nous, hurle Méschel, fou d'audace, parce que personne ne le regarde. Ils nous ont rassemblés ici pour mieux nous descendre ! Regardez le ciel ! Le ciel !

Certains l'ont entendu et lèvent la tête. Les bouches s'ouvrent de stupeur. Dans le ciel livide viennent de surgir des centaines d'hélicoptères toutes mitraillettes braquées sur la foule nue qui lève instinctivement les bras pour protéger la tête. Les premiè- res rafales fauchent quelques rats et beaucoup de personnes. C'est la débandade. On se rue vers les maisons, on s'écrase,

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on tombe, on se piétine. La femme au fichu gît au sol, couverte de sang. Méschel s'est précipité pour protéger la jeune fille au menton en galoche qui l 'a accueilli d 'une telle ruade qu'il en reste éberlué. Puis, avisant une petite vieille qui vacille comme une chandelle, il se rue juste à temps pour la recevoir dans ses bras.

Il pleut des rafales de mitraillette autour du bossu qui rentre à pas lents vers le nord, indifférent à ce qui se passe dans son dos. Et ce qui reste de la foule s'ébranle derrière l'étrange musi- que tandis que le ciel se déchire sur un chaud soleil vainqueur.

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H i s t o i r e d e M é s c h e l

«D'autres encore, comme l'eau, sont d 'une nature tout à fait gros- sière et font cause commune avec la terre ; ils ne peuvent aller vers Dieu mais s'écoulent. Quand ils voient quelque chose de bon, ils bouil- lonnent et s 'émeuvent et voudraient être bons, mais de même que l 'eau monte et s'enfle à nouveau et pourtant ne s'élève jamais.. .»

Maître Eckhart

(Des obstacles à la vraie spiritualité)

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O n peut at tendre une vie durant , avec une sagesse de petit silène enflé oublié derr ière la palissade d ' u n village perdu . Il suffit q u ' u n cer ta in ma t in une hirondelle ressurgie de la terre brû lée t angue à t ravers la cour p o u r que l ' e spérance s ' ag r ippe c o m m e une noyée aux cornes d u cœur .

Cela fait des siècles que Méschel cultive son peti t d o m a i n e avec autant d ' a r d e u r que si l 'E terne l lui réclamait comptes cha- que semaine. Ma i s la terre d ' ici est t rop grasse p o u r b rû le r les cœurs , et l 'E terne l surveille son bien d 'Alsace avec la distance qui sied à u n bon maî t re . Les âmes d ' ici ont racines t rop pro- fondes p o u r se laisser rouler pa r le p remie r vent , et des myr ia- des de petits paysans qui se sont couchés sur le sol p o u r l ' a r r i - m e r plus sûrement , il est resté Michel Wol lenschlaeger d ' I ssen- hausen, avec les trois lapins qu ' i l est arrivé à sauver de la catas- t rophe écologique.

Il y avait longtemps de cela. De longues saisons qui n ' e n étaient plus avaient essayé de passer. Après u n é t range pr in- temps couleur de sang séché, la terre inerte n ' ava i t pu n o u r r i r ni graines ni oiseaux. Les blés avaient noirci sur tiges. Le bétail avait crevé sur l 'herbe jaunie . Les oiseaux avaient grelotté long- temps à côté des nids vides avant de t omber morts des branches.

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Il n ' é ta i t p resque plus né d 'enfants , et ceux qui parvenaient à naî t re ressemblaient à des vieillards.

Sous cette lumière effrayante qui accuse chaque trait de la terre , le ciel achève de se dérouler avec une lenteur de préhis- toire. Les huma ins guettent ses moindres changements avec ter- reur , mais ce n ' e s t plus à cause du visage de Dieu. Ils se terrent à chaque nuage qui pour ra i t être radioactif , résistent à l ' eau du sol polluée depuis des années, mais sortent la nui t p o u r lécher la rosée sur les feuilles imi tan t en cela les rares a n i m a u x survi- vants .

A u c u n e invasion, aucune menace pou r t an t n ' o n t j amais eu ra ison de ce chiendent obstiné qu ' e s t u n paysan alsacien. L'essence étant introuvable depuis longtemps et les derniers che- vaux trop faibles, les hommes se sont attelés eux-même à la char- rue. Ils se sont acharnés sur une terre aussi épuisée qu ' eux , se couchant dessus pour lui demander pardon avant de semer. Puis ils ont guetté, fusil au poing, la poussée grêle de quelque plante miraculée qu' i ls n ' o n t plus quittée j u s q u ' a u j o u r de la récolte.

D a n s certains villages les affamés ont repris courage auprès de quelques êtres de feu p o u r qui la vie avait de tout temps u n sens aut re que celui de l 'histoire. Ils se sont réunis pour regar- de r plus hau t que la survie. Ils pa r tagen t la maigre nour r i tu re glanée au fil du j ou r , les herbes , les écorces, les racines, le mau- vais pa in de paille, le bouil lon où flottent les pauvres trouvailles du jour . D ' a u t r e s villages, orphelins de leur âme, n ' a y a n t su par tager la peu r pour l ' amenuiser , vivent dans la haine animale du chacun pour soi. Mais ces gens que l'histoire a vaccinés contre le pire savent encore se défendre en posant des noms sur les cho- ses.

Lorsque les poisons charriés p a r les hautes nuées colorent le ciel en rouge feu, ils disent comme autrefois que les anges font

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Mon amour entends-tu la grive musicienne qui fait des sien- nes dans le grand chêne reverdi et tout est miracle dans ce chant souterrain de la vie qui revient car l'oeil ne voit que signes menus, mais ce sont bourgeons qui gonflent en secret, c'est l'eau qui court plus vite, c'est le coeur qui répond au grand batte- ment des étoiles, le coeur qui a toujours su et qui tout oublie à chaque détour de la beauté, le coeur qui s'enivre de ce que le rien ne puisse être,

Mon amour écoute la mésange de ce matin très pur qui siffle au coeur de toutes les préhistoires : le temps est venu, le temps naît de nous, il s'enroule autour de tes jambes d 'une vie. Car fut-il un temps où la vie n'était plus, fut-il un temps sans nous ?

Nous étions fleuve ou bien racines, poussière stellaire ou mons- tre marin, mais toujours ainsi nous fûmes, enlacés depuis l'ori- gine...

Louvila, je ne sais si tous les cryogénisateurs du progrès se réchauffent comme moi sous ton haleine, dans les premiers rayons de la vie revenue.