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Abus alcoolique et ditlinquance Etude fondee essentiellement sur des experiences suedoises Par OLOF KINBERG (Stockholm) I1 est connu depuis des sikles que l’excPs d’alcool peut in- fluencer les comportements humains de faqon dbastreuse. Le mouvement de temperance qui a etk depuis longtemps tr6s actif, surtout dans les pays anglosaxons et scandinaves, a 6te suscite par cette experience et a fait prendre des mesures legislatives prohibitives aux Etats-Unis et dans quelques pays nordiques (Finlande, NorvPge) dont les consequences sociales et morales se sont rCv6lees tr6s nCfastes (consommation illegale excessive de boissons alcooliques, nouvelle occasion de gains presqu’illimitks suivie d‘une criminalit6 trPs dangereuse se rCvClant entre autre par les luttes acharnees qui mettaient aux prises des organisa- tions concurrentes dam les grandes cites amkricaines, mCpris des lois prohibitives qui s’ktendait A d’autres secteurs de la legisla- tion, etc.). Comme le montre un aperqu de la littkrature qui se rapporte aux liens entre I’alcoolisme et la delinquance les etudes statistiques de ce problkme manquent de bases solides. Certes, un grand nombre de donnCes sur la frkquence de l’al- coolisme dans differentes categories de prisonniers ont 6tC pub- likes par differents pays. Elles varient pourtant beaucoup non seule- ment de pays A pays, mais aussi d’auteur 21 auteur dans un mCme pays. En outre, les critPres sur lesquels se base le diagnostic de l’alcoolisme sont peu connus. En SuPde oli la lutte contre I’alcoolisme date de loin, une com- mission officielle d4signCe en 1944 pour Ctudier la question a tiche d’Ctablir le caractPre des habitudes de consommation en

Abus alcoolique et déAlinquance ÉAtude fondéAe essentiellement sur des experéAences suéAdoises

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Abus alcoolique et ditlinquance Etude fondee essentiellement sur des experiences suedoises

Par

OLOF KINBERG (Stockholm)

I1 est connu depuis des sikles que l’excPs d’alcool peut in- fluencer les comportements humains de faqon dbastreuse. Le mouvement de temperance qui a e t k depuis longtemps tr6s actif, surtout dans les pays anglosaxons et scandinaves, a 6te suscite par cette experience et a fait prendre des mesures legislatives prohibitives aux Etats-Unis e t dans quelques pays nordiques (Finlande, NorvPge) dont les consequences sociales et morales se sont rCv6lees tr6s nCfastes (consommation illegale excessive de boissons alcooliques, nouvelle occasion de gains presqu’illimitks suivie d‘une criminalit6 trPs dangereuse se rCvClant entre autre par les luttes acharnees qui mettaient aux prises des organisa- tions concurrentes dam les grandes cites amkricaines, mCpris des lois prohibitives qui s’ktendait A d’autres secteurs de la legisla- tion, etc.).

Comme le montre un aperqu de la littkrature qui se rapporte aux liens entre I’alcoolisme et la delinquance les etudes statistiques de ce problkme manquent de bases solides.

Certes, un grand nombre de donnCes sur la frkquence de l’al- coolisme dans differentes categories de prisonniers ont 6tC pub- likes par differents pays. Elles varient pourtant beaucoup non seule- ment de pays A pays, mais aussi d’auteur 21 auteur dans un mCme pays. En outre, les critPres sur lesquels se base le diagnostic de l’alcoolisme sont peu connus.

En SuPde oli la lutte contre I’alcoolisme date de loin, une com- mission officielle d4signCe en 1944 pour Ctudier la question a tiche d’Ctablir le caractPre des habitudes de consommation en

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4tudiant un Cchantillonage representatif de 135.000 sujets. La commission a obtenu des renseignements tires du casier judiciaire de 41.646 hommes ayant au moins 25 ans.

Ce groupe a ete reparti en six categories selon les habitudes des sujets A l’egard des boissons alcooliques.

Le premier groupe englobait ceux qui avaient fait l’objet de mesures antialcooliques prises par les conseils antialcooliques communaux au cours des trois derniPres annees. 24-48 0’0 de ceux-ci avaient des peines; les chiffres obtenus variaient selon les differents types de communes oh ils avaient vecu.

Le deuxiPme groupe comprenait d’autres cas d’alcoolisme gra- ve oh des sujets qui avaient subi au moins trois peines pour ivresse sur la voie publique pendant les dix derniPres annees; 28-34 Vo de ceux-ci avaient 6te condamnes pour d’autres genres de delits.

Le troisiPme groupe Ctait compose de personnes qui avaient ete punies pour ivresse deux fois au plus en dix ans, ou qui . avaient commis d’autres contraventions alcooliques pendant les dix derniPres annees. 13-19 Yo de ceux-ci se retrouvaient dans le casier judiciaire.

Dans le quatriPme groupe, forme par des personnes qui con- sommaient avec moderation des boissons alcooliques, la propor- tion de condamnes etait de 3-6 %.

Dans le cinquiPme groupe, compose de sujets presque absti- nents, 3-6 Vo avaient 6ttc frappes de peines.

Dans le sixiPme groupe, celui des abstinents, la proportion correspondante Ptait de 1-3 Yo.

Selon la Commission, le risque de commettre un delit d’une telle gravite qu’il entraine l’insertion dans le casier judiciaire est pour les trois premiers groupes respectivement 60,47 et 19 fois plus grand que pour les groupes des abstinents.

Pourtant, eu Pgard au fait qu’aucun delit n’est cause par un seul facteur, on se tromperait en soutenant que la grande diffe- rence relevee entre ces categories et allCguCe par la commission ne depend que du facteur alcool. I1 est certain que l’attitude des differents sujets en ce qui concerne la consommation des boissons alcooliques depend de leur structure personelle, c’est-a-dire des

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facteurs biologiques dont est composC leur alliage constitution- nel e t des modifications que differentes lPsions cCrCbrales ont peut-&re apportCes B celui-ci.

I1 est bien connu que plus le noyau constitutionnel est com- post! harmonieusement, B savoir, plus un sujet possitde les traits structurels nkessaires B une maturation mentale, mieux il est adapt6 aux conditions de la vie. Cela implique non seulement que ses pulsions dklictuelles sont faibles, mais aussi que sa fonc- tion morale est bien dPveloppCe de sorte qu’il est rebut6 par les habitudes qui offensent la dignitC humaine, entre autres par celles qui consistent A abuser des boissons alcooliques. Donc, les habi- tudes de sobriCtC et l’absence de dClinquence son trPs souvent entrainees par les mCmes facteurs. Le connexe que suggQe 1’6noncC de la commission est donc ma1 fond&

Le probl6me des rapports entre l’alcoolisme et la delinquance, en dCpit des nombreuses publications qui le traitent, reste encore assez ma1 ClucidC. Cela nous a incitC B entreprendre avec nos col- laborateurs G. Inghe et T. Lindberg une etude un peu plus Ctendue.’ Elle a Ct6 rCalisCe B 1’Institut criminologique de 1’Uni- versitC de Stockholm, avec le soutien gCnCreux de 1’ Association des brasseurs SuCdois.

Les ClCments qui composent la matiPre de cette etude sont des personnes qui ont fait l’objet de mesures anti-criminelles au cours de 1947, reparties comme suit:

Les individus qui ont CtC conditionnellement condamnes avec libertC surveillee; les sujets condamnks B des peines privatives de IibertC; les intern& des Ctablissements de sGret6; les sujets con- damn& B Ctre trait& dans des Ctablissements affect& aux jeunes dklinquants (traitement correspondant au systPme Borstal) ; les sujets declares exempts de peines B cause de troubles mentaux.

La matiitre traitCe englobe 6.612 hommes et 503 femmes, soit un total de 7,115 cas.

Les informations relatives aux abus alcooliques proviennent de renseignements relevks B l’occasion de diffkrents actes ou se

’ 0. Kinberg, G. Znghe, T . Lindberg, Kriminalitet och alkoholmissbruk (Abus alcoolique et criminalitk] . Stockholm 1958.

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sont manifestkes des habitudes de consommation alcoolique [ou &abstinence] ; intoxication B l’occasion du delit; condamnations B cause d’ivresse sur la voie publique; dClits commis en etat d’intoxication alcoolique (3,6 O/o ayant PtP punis pour ivresse au volant, 8,6 O/o pour d’autres dClits) ; cas traites dans des Ptab- lissements pour alcooliques (5,6 O/o).

En considerant les categories dklictuelles on a pu constater que l’intoxication B l’occasion du delit etait le plus rPpandu parmi les dklinquants qui avaient commis le crime de viol. Dans les autres categories, il est apparu que les malfaiteurs violents mon- traient la plus grande frkquence non seulement d’ivresse sur la voie publique mais aussi d’intoxication au moment du debt. Les delinquants ayant commis certains crimes contre la propriCt6 (faussaires, ceux qui avaient detournP des valeurs) avaient le plus bas pourcentage d’alcoolisme. Parmi les voleurs, par contre on a trouvC m pourcentage moyen. Le nombre des alcooliques chroniques qui avaient commis des attentats aux mwurs etait peu eleve tandis que celui de ceux qui avaient e tk intoxiques au moment du dPlit etait assez eleve.

Dans les groupes sociaux OG la delinquance est peu repandue on a remarque que l’alcoolisme chronique et l’intoxication B l’occasion du delit etaient assez frequents parmi ceux qui avaient delinquC, ce qui montre que dans cette categorie il faut une aug- mentation de la pulsion OG une reduction de la resistance, ou l’une et l’autre pour qu’un delit se produise. Aussi est-il connu que la frequence de troubles mentaux est assez grande chez les dklinquants appartenant B une couche sociale OG la delinquance est plut6t rare (Inghe 1941).

Ces observations sont importantes du point de vue crimino- gene. D’abord, on trouve un connexe marque entre l’abus alcoo- lique et la delinquance parmi les jeunes. Chez les delinquants Ages, le mtme phenomene se retrouve; mais eu egard au fait que les habitudes alcooliques sont plus repandues dans cette der- niere categorie l’abus est donc plus rCpandu parmi les jeunes cri- minels. Cela s’explique par le fait que ces deux formes de com- portement se conditionnent mutuellement: d’un c6te les sujets alcooliques se trouvent souvent dans des situations precriminelles

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plus ou moins spkcifiques, ou leur resistance contre les pulsions est affaiblie; de I’autre, les delinquants deviennent facilement des alcooliques.’ Evidemment, les deux formes de comportement peuvent dependre de facteurs individuels entrainant des symp- t6mes de desadaptation differents qui favorisent une evolution simultanee vers la delinquance et vers l’alcoolisme. Tout cela aggrave le prognostic social: la jeunesse desadaptee retombe fa- cilement dam des habitudes alcooliques; les dklinquants alcoo- lises recidivent facilement. De cela l’on peut conclure que le traitement de cette categorie de delinquants doit viser I’un et l’autre des sympt6mes de desadaptation: la delinquance et l’al- coolisme.

Notre etude a montre aussi que l’alcoolisme chronique joue un r61e beaucoup plus grand dans la categorie des recidivistes que dans celle des delinquants debutants. La dCchPance sociale et morale engendree par des lesions du cerveau et autres lesions alcooliques est un des facteurs prkponderants du recidivisme. Les rkcidivistes apartiennent B un dkchet social oii le travail honnCte et les sentiments de responsabilite morale envers autrui n’existent pas. L’indiffkrance qu’ils Cprouvent B l’egard du lendemain et des evaluations morales prkvalentes dans la sociCt6, leur manque &ambition et d’appetitions normales e t leur besoin permanent de se procurer des boissons alcooliques amPnent des delits re- pCtCs. 11s sont habitues B la vie de prison qui, par ce fait a peu d’effet deterrant. A cause de tout cela leur dklinquance est le plus souvent futile: de petits larcins, de petites escroqueries, recel, etc. Pourtant, dans bien des cas ou la structure personnelle possPde certains traits predisposant B des reactions violentes, on trouve souvent des crimes de violence: rebellion et outrage, coups et blessures parfois suivis de la mort de la victime.

Notre etude a rev616 un autre fait interessant, 8 savoir que I’abus alcoolique et l’intoxication B l’occasion du delit sont assez rares dans certaines categories de delits. Ainsi chez les prevari- cateurs on trouve rarement l’alcoolisme chronique ou l’intoxica- tion 8 l’occasion du debt, ce qui n’est pas etonnant. Les sujets

Cf. 0. Kinberg, Les probkmes criminologiques fondamentaux. Paris 19s.

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qui peuvent commettre des dClits de prCvarication forment un groupe assez restreint composC d’individus qui menent pour la plupart une vie sobre et qui se trouvent dans des situations prC- criminelles qui ne permettent pas &intoxications aigues.

I1 est plus remarquable que le nombre des alcooliques soit assez restreint parmi les dklinquants sexuels. Bien des dClits de ce genre (inceste, exhibitionisme, etc.) sont d’ailleurs souvent com- m i s par des sujets qui sont assez bien adapt&, ce qui a Cte rCv6le aussi par d’autres etudes, entre autres par notre monographie sur les incestueux.’

D’autre part, on trouve souvent lorsqu’il s’agit de ce type de delits des lesions cCrCbrales qui jouent un rble prepondkrant. Surtout chez les individus qui ont commis des crimes graves de ce genre, par exemple l’inceste entre pere e t fille mineure, le pPre est presque toujours un grand lesP du cerveau. Autre fait indressant; ces criminels sont souvent en Ctat d’intoxication aigue, surtout la premi&-e fois qu’ils commettent le crime. Pour- tant, les incestueux que nous avons etudiks sont souvent des su- jets travailleurs qui appartiennent h un groupe dont le niveau social est peu elevC (valets de ferme, ouvriers dans les petits metiers, etc.). Le fait que l’intoxication aigue est frequente chez ces criminels montre que ces dClits prksupposent un affaiblisse- ment de la rbsistance, peut-6tre aussi un renforcement de la pulsion par une stimulation de l’instinct sexuel. I1 se peut aussi que Pindifference h la souffrance de la victime soit necessaire h la gen6se de beaucoup de ces crimes.

Cette Ctude porte sur les delinquants d’une annee oii l’abus alcoolique, mesurC par rapport au nombre de tous les sujets con- damn& pour ivresse sur la voie publique Cquivalait h la moyenne des annees 1921-1940, environ 30.000. Ce nombre peut Etre consider6 comme une expression de l’effet obtenu par les me- sures legislatives introduites sur l’initiative d’un mCdecin suedois, le docteur Ivan Bratt. Le but de cette legislation peut se rCsumer ’ 0. Kinberg, G . Inghe, Su. Riemer, Incestproblemet i Sverige (Le pro-

blPrne de I’inceste en Sukde). Stockholm 1943.

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ainsi. La vente de boissons alcooliques B emporter ne serait per- mise qu’B des sujets dont on savait qu’ils n’etaient pas des al- cooliques ou qui ne montraient pas de tendance B l’alcoolisme. Pour qu’il fiit possible de passer au crible ces sujets, il fallait faire une enquOte sociale prealable sur chacun de ceux qui de- mandaient l’autorisation de faire de tels achats. Le droit de ven- dre serait reserve B une seule societe soumise B un contrde sCvPre de la part de 1’Etat. La quantite de boissons alcooliques distillees qu’un individu pouvait acheter dans ces boutiques con- tr6lees par l’Etat etait limitee B trois litres maximum par mois.

La vente de boissons alcooliques dans les restaurants ou autres debits serait limitee, de sorte qu’aucun client n’aurait le droit d’acheter plus de 15 centilitres de boissons distillees au cours d’une visite au debit.

Enfin, la vente des boissons alcooliques dans les restaurants et debits serait organisee de maniere B ce que les vendeurs n’eus- sent aucun inter& economique B inciter les clients B une con- sommation accrue.

Cette legislation fut adoptee successivement B partir du ler. janvier 1914.

Les effets ne se firent pas attendre. Le chiffre des condamna- tions pour ivresse sur la voie publique, qui etait de 59.000 en 1913, baissa progressivement e t finit par se stabiliser, en 1921, B 30.000 environ; il n’y eut plus ensuite que des variations in- signifiantes jusqu’en 1942.

Cette legislation avait deux categories d’ennemis:

1) Les sujets alcoolises ou ceux qui avaient un goiit pour l’alcool assez fort pour voir d’un mauvais oeil toute limitation de la vente des boissons alcooliques, e t en outre ceux qui conside- raient la legislation comme un empictement intolerable sur la liberte individuelle.

2) Les grands groupes d’abstinents hostiles B tout compromis avec l’alcool, qui posskdaient une presse active et exerqaient un pouvoir politique considerable.

Sous l‘influence d‘une campagne de longue dude et menee avec la force du fanatisme, ces deux facteurs reussirent B miner

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la legislation restrictive du systPme Bratt de sorte qu'au prin- temps 1954 le Riksdag l'abolit e t rendit pratiquement libre la vente des boissons alcooliques. La nouvelle loi entra en vigueur le ler octobre 1955.

Cette decision du Riksdag eut des consequences desastreuses. Les condamnations pour ivresse, qui se montaient B 41.000 en

1954 pasdrent B 79.000 en 1956. Cela signifie que le nombre des condamnations qui donnait un pourcentage de 1045 sur 100.000 en 1913 avait atteint celui de 1072 sur 100.000 en 1956, c'est- a-dire le maximum de condamnations qui ait jamais e'te' enregistre' en SuBde. En 15 mois on avait donc perdu ce qu'on avait gagne par 43 annees &application d'une legislation restrictive B laquelle la majorit6 de la population s'ktait habituee et dont elle com- prenait les effets salutaires.

D'autres consequences de la liberation totale de l'alcool ne manquPrent de se manifester. La morbidit6 alcoolique s'accriit rapidement B c6te de l'accroissement de la consommation des buveurs, de sorte que les maladies alcooliques connurent une extension effrayante.

I1 est probable qu'B present 2 B 3 % de la population mascu- line est compose d'alcooliques. Le nombre d'alcooliques requs dans les asiles, qui etait de 741 pendant les premiers six mois de 1954 monta B 1670 pendant la periode correspondante de 1956. Durant ces espaces de temps les nombres de personnes souffrant de delire alcoolique Ctaient 55, resp. 332. L'augmentation du nombre des alcooliques places dans des asiles dejB surcharges rendit ceux-ci encore moins capables qu'auparavant de recevoir les malades mentaux pour lesquels ils sont organisb.

Un autre aspect funeste de cette liberation de l'alcool est l'aug- mentation de l'abus alcoolique parmi les jeunes. Ainsi la propor- tion de condamnations pour ivresse sur la voie publique qui etait de 2,6 sur 1000 sujets entre 15 et 17 ans pendant 1953 est monte B 5,6 pendant 1956.

Les etablissements affectes au traitement des alcooliques sont devenus tout B fait insuffisants. Les Conseils antialcooliques communaux sont surcharges d'alcooliques dont ils ne peuvent pas s'occuper. 11

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Les buveurs que sous le regime du systeme Bratt ktaient exclus de l’achats d’alcool dans les boutiques contr6lees par l’Etat et qui trouvaient leur quantum satis dans les restaurants ont d6- couvert h present qu’ils peuvent boire B meilleurs march6 en achetant leurs boissons dans les magasins de vente. C‘est pour- quoi ils prefPrent boire h domicile, si bien que les beuveries ont lieu dans les familles plus souvent qu’auparavant avec les cons& quences dksastreuses que cela comporte pour les epouses et les enfants des buveurs.

Des faits rCsumCs ci-dessus on peut conclure: que les alcooli- ques invPtkr6s boivent encore plus qu’auparavant; que leur nombre a augmentk; que 1’accPs plus facile aux boissons alcoo- liques a favoris6 ce dkveloppement chez les sujets disposes h devenir des buveurs.

Quelle que soit la forme adoptke par un pays pour la vente des boissons alcooliques, personne n’ignore que ce ne sont pas tous les habitants d‘un pays qui deviennent des buveurs. I1 existe donc un choix dont les causes biologiques sont encore pour la plupart ignorCes. I1 est pourtant evident que ces facteurs rekvent de la structure personnelle des sujets. Les adherents de l’hypothPse selon laquelle une legislation prohibitive serait le seul moyen de combattre l’alcoolisme prkconisent donc une foi d& nuee de fondement.

Cette foi simpliste les amPne h surkstimer la signification des chiffres de la consommation totale d’un pays, calcules sur la quantitk consommee par individu et annCe. A notre avis, une telle methode peut fort bien renseigner sur le dommage Ccono- mique produit par la vente de l’alcool, mais elle ne dit presque rien sur le dommage qu’elle porte h la sant6 du peuple, B sa morale, h la vie de famille, h l’education, A la skurite des habi- tants contre des attaques criminelles contre les personnes ou les propriktes, etc.

Pour mesurer les dommages individuels produits par l’abus al- coolique il est selon nous nkcessaire de recourrir ii une notion bien diffkrente, celle de la densite‘ de consommation, c’est h dire la quantite d’alcool consommke pendant l’unite de temps. Cet in- dice varie knormement d‘un genre de consommateur B l’autre.

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En Suede il existe un type de consommateur qu’on pourrait nommer crles chevaliers du goulot collC aux l&vres>>, c’est 1 dire des hommes qui mettent la bouteille B la bouche et boivent jus- qu’au moment ou ils sont arrivCs B une ivresse profonde ou Q la perte de la connaissance, e t ceux qui ayant commencC B boire ne peuvent s’arr6ter que lorsqu’ils se trouvent dans un &at ou il leur est impossible de continuer. I1 existe donc dans chaque PO- pulation un certain nombre de sujets qui par leur structure per- sonnelle sont prCdisposCs, ou presque pr6destinCs 1 devenir plus ou moins rapidement de grands buveurs.

Sans nul doute, I’omniprCsence de l’alcool favorise un tel dC- veloppement. On liche ainsi les brides B la foule de tendances antisociales ou nettement criminelles qui sont endiguCes chez les gens sobres par des mecanismes inhibiteurs. C’est prkcisement ce cercle vicieux qui a CtC mis en fonction par la liberation funeste de l’alcool.

En faisant l’experience dangereuse de libCrer les boissons al- cooliques fortes, le Riksdag a jete du bois sur le bccher de la criminalid; il a m6me souffle sur le feu. Presqu’au mCme mo- ment, la FacultC de MCdecine de Paris demandait au gouverne- ment franqais de prendre les mesures les plus Cnergiques pour combattre l’alcoolisme.