24
22 e année – n°756 ACADÉMIE DES SCIENCES MORALES ET POLITIQUES LETTRE D’INFORMATION – Mardi 16 juin 2020 Race, inégalités et Covid 19 : la crise américaine Pierre-André Chiappori Membre de l’Académie des sciences morales et politiques Les émeutes qui ont récemment agité de nombreuses villes américaines ont pour origine un évènement particulièrement choquant : le meurtre d’un homme noir par un policier blanc. La large diffusion d’une vidéo montrant la scène dans ses détails les plus glaçants – les supplications de la victime (‘Man, I can’t breathe’), l’impavidité triomphante du policier – a clairement provoqué une secousse tellurique dans l’opinion. Mais s’en tenir à l’évènement singulier, si monstrueux et inacceptable qu’il soit, reviendrait à mésestimer la signification réelle de l’explosion sociale. Déclenchée par un fait divers, elle reflète un contexte extraordinaire, celui d’une crise sanitaire et économique sans précédent dans l’histoire récente. Surtout, on peut penser qu’elle a fourni à une colère latente, qui montait depuis plusieurs décennies, l’occasion de se cristalliser. La pandémie liée au Covid 19 a, on le sait, frappé de façon particulièrement violente aux USA les minorités afro-américaines et hispaniques. À Chicago, par exemple, les chiffres montrent que les Afro-Américains ont été, en proportion, cinq fois plus nombreux à succomber que les blancs. Les minorités faisaient plus souvent partie des ‘front line workers’, directement exposés au virus, et avaient plus de difficultés à respecter les normes de prévention, y compris dans leur vie quotidienne. Surtout, les Afro-Américains, moins souvent couverts pour leurs dépenses de santé, sont beaucoup plus sujets aux comorbidités – diabète, obésité, hypertension, maladies respiratoires – dont on sait qu’elles affectent lourdement l’évolution de la maladie. 1

academiesciencesmoralesetpolitiques.fr · Web viewLuis Arroyo Zapatero Correspondant de l’Académie des sciences morales et politiques Il est surprenant de noter entre les deux

  • Upload
    others

  • View
    0

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: academiesciencesmoralesetpolitiques.fr · Web viewLuis Arroyo Zapatero Correspondant de l’Académie des sciences morales et politiques Il est surprenant de noter entre les deux

22e année – n°756

ACADÉMIE DES SCIENCESMORALES ET POLITIQUES

LETTRE D’INFORMATION – Mardi 16 juin 2020

Race, inégalités et Covid 19 : la crise américainePierre-André Chiappori

Membre de l’Académie des sciences morales et politiques

Les émeutes qui ont récemment agité de nombreuses villes américaines ont pour origine un évènement particulièrement choquant : le meurtre d’un homme noir par un policier blanc. La large diffusion d’une vidéo montrant la scène dans ses détails les plus glaçants – les supplications de la victime (‘Man, I can’t breathe’), l’impavidité triomphante du policier – a clairement provoqué une secousse tellurique dans l’opinion. Mais s’en tenir à l’évène-ment singulier, si monstrueux et inacceptable qu’il soit, reviendrait à méses-timer la signification réelle de l’explosion sociale. Déclenchée par un fait di-vers, elle reflète un contexte extraordinaire, celui d’une crise sanitaire et éco-nomique sans précédent dans l’histoire récente. Surtout, on peut penser qu’elle a fourni à une colère latente, qui montait depuis plusieurs décennies, l’occasion de se cristalliser.

La pandémie liée au Covid 19 a, on le sait, frappé de façon particulièrement violente aux USA les minorités afro-américaines et hispaniques. À Chicago, par exemple, les chiffres montrent que les Afro-Américains ont été, en pro-portion, cinq fois plus nombreux à succomber que les blancs. Les minorités faisaient plus souvent partie des ‘front line workers’, directement exposés au virus, et avaient plus de difficultés à respecter les normes de prévention, y compris dans leur vie quotidienne. Surtout, les Afro-Américains, moins sou-vent couverts pour leurs dépenses de santé, sont beaucoup plus sujets aux comorbidités – diabète, obésité, hypertension, maladies respiratoires – dont on sait qu’elles affectent lourdement l’évolution de la maladie.

Frappées par la maladie, les minorités l’ont été aussi par la crise économique qui a suivi – dont l’ampleur est sans équivalent depuis la Grande Dépression des années 1930. Occupant des emplois en général moins qualifiés, souvent exclus de facto du télétravail, les Afro-Américains comme les hispaniques ont vu leur taux de chômage tripler en quelques semaines, pour dépasser les 15%. Notons toutefois que le phénomène est sans doute moins racial qu’éco-nomique. Étudiant les variations d’emploi par niveau de salaire depuis le dé-but de la pandémie, un article récent constatait une baisse inférieure à 10% pour le quintile le plus élevé, contre 35% pour les salariés au bas de l’échelle, toutes races confondues. 1

Page 2: academiesciencesmoralesetpolitiques.fr · Web viewLuis Arroyo Zapatero Correspondant de l’Académie des sciences morales et politiques Il est surprenant de noter entre les deux

C’est le paradoxe caché de cette crise. Les manifestations de masse dé-noncent des injustices raciales certes réelles. Mais si les inégalités se sont considérablement accrues au cours du dernier demi-siècle, elles ont aussi changé de nature. De nombreux indicateurs suggèrent une réduction des dis-parités proprement raciales. La proportion de familles afro-américaines vi-vant au-dessous du seuil de pauvreté s’est considérablement réduite en un demi-siècle ; et les indicateurs de ségrégation spatiale suggèrent une diminu-tion de la composante ethnique du phénomène. Cependant, cette évolution salutaire s’est accompagnée d’une augmentation brutale des inégalités so-ciales ; de sorte que les minorités, si elles paraissent moins sujettes à une discrimination explicitement raciale, pâtissent plus qu’avant de discrimina-tions économiques dont elles restent fréquemment les victimes.

Les mesures classiques d’inégalité de revenus se fondent sur des enquêtes en coupe transversale ; elles donnent, en quelque sorte, une photographie ins-tantanée de la société qu’elles décrivent. Un indicateur de ce type est cepen-dant insatisfaisant à plus d’un titre. Il donne trop d’importance aux chocs transitoires affectant les situations individuelles, là où les économistes préfè-reraient se concentrer sur la composante permanente du revenu. Surtout, il ignore les trajectoires de vie. Une société où tous les individus auraient la même carrière, commençant au bas de l’échelle pour en gravir systématique-ment les niveaux, serait en un sens parfaitement égalitaire, mais un indica-teur instantané verrait dans les disparités entre jeunes et vieux le signe d’une forte inégalité. Plus importantes encore sont les considérations de mo-bilité intergénérationnelle. Dans l’imaginaire américain, les États-Unis sont la ‘terre des possibles’ (‘land of opportunities’), et l’inégalité statique, le prix à payer pour une forte mobilité sociale. Mon existence est misérable, mais elle me permet d’offrir à mes enfants une vie bien meilleure que la mienne : tel est le credo central du rêve américain.

La réalité est malheureusement toute autre, comme le montre une étude ré-cente qui exploite le Panel Study of Income Dynamics (PSID), une base de données qui suit année après année, depuis plus d’un demi-siècle, plusieurs milliers de ménages américains. La structure même de ces données permet de calculer les ‘revenus permanents’ individuels, c’est-à-dire la somme (ac-tualisée) des revenus perçus par chacun au cours de la vie. Classant les mé-nages par revenu permanent croissant, les auteurs font une constatation étonnante : si l’on compare la génération née dans l’immédiat après-guerre (et entrant sur le marché du travail à la fin des années 1960) à la suivante (née en 1965, active depuis le milieu des années 1980), les revenus des jeunes sont, en valeur réelle, inférieurs ou au mieux égaux à ceux de leurs aînés pour les trois quarts d’entre eux ; seul le quartile supérieur gagne (lar-gement) plus, alors même que le revenu par tête aux États-Unis s’est accru de plus de 50% entre 1965 et 1985. De fait, et à la différence de l’immédiat après-guerre, les fruits de la croissance américaine du dernier demi-siècle 2

Page 3: academiesciencesmoralesetpolitiques.fr · Web viewLuis Arroyo Zapatero Correspondant de l’Académie des sciences morales et politiques Il est surprenant de noter entre les deux

sont essentiellement allés aux classes supérieures. En comparaison interna-tionale, les États-Unis se situent d’ailleurs, avec la Grande-Bretagne, parmi les pays développés où la mobilité intergénérationnelle est la plus faible.

Les sources de cette évolution sont multiples, et font l’objet de nombreux dé-bats. Un rôle central est certainement joué par les disparités de capital hu-main. La ‘prime universitaire’ (‘college premium’), qui quantifie l’accroisse-ment du salaire moyen procuré par un diplôme universitaire, a littéralement explosé aux États-Unis au cours des dernières décennies (à la différence de la France), sous l’influence jointe des évolutions technologiques, de l’accroisse-ment du commerce international et d’évolutions sociodémographiques. De ce point de vue, les minorités (et particulièrement les hommes afro-américains) souffrent particulièrement d’un déficit d’éducation, et ce dès l’école primaire, voire avant le début de la scolarité, dans le cadre de la cellule familiale.

Qu’un tel accroissement des inégalités – et tout particulièrement des inégali-tés de chances et d’opportunités, sans doute les moins acceptables – conduise tôt ou tard à des convulsions sociales lourdes ne saurait surprendre. La montée des populismes et de l’hostilité aux élites, ou encore l’accroisse-ment catastrophique des ‘morts de désespoir’ (‘death of despair’ : suicide, overdose, alcoolisme) peuvent largement être vus comme d’autre consé-quence de cette dérive. Le contexte spécifique des États-Unis, où les tensions raciales font partie des démons familiers, explique largement la forme des mouvements de ces derniers jours. Mais les causes en sont profondes. Il est douteux qu’une réforme de l’institution policière, ou même un changement de président, suffisent à y remédier.

Article à retrouver sur le site de l’Académie

Le changement climatique, une chance pour l’humanité ?Mireille Delmas-Marty

Membre de l’Académie des sciences morales et politiques

Texte de la communication prononcée au Colloque « Face au changement climatique, le champ des possibles », organisé par l’Académie des sciences les 28 et 29 janvier 2020.

Aucun État ne peut désormais relever à lui seul les défis globaux : terrorisme et corruption sans frontière, crises financières et sociales, sanitaires et écolo-giques, désastre humanitaire des migrations, changement climatique… Ce dernier n’est qu’un exemple parmi d’autres, mais c’est le phénomène qui a déclenché le plus de transformations dans le champ de la gouvernance mon-diale. S’il devait entraîner le sursaut nécessaire, en ces temps de repli sur l’État nation, le changement climatique pourrait être une chance pour que l’humanité prenne conscience de son destin commun et s’adapte à la mondia-

3

Page 4: academiesciencesmoralesetpolitiques.fr · Web viewLuis Arroyo Zapatero Correspondant de l’Académie des sciences morales et politiques Il est surprenant de noter entre les deux

lisation. Les procès climatiques engagés sont déjà une sorte de laboratoire pour observer les dynamiques à l’œuvre.

Même à supposer un accord scientifique sur les faits et leur interprétation, tout ou presque est en effet à réinventer et les essais autour de la justice cli-matique permettent seulement d’évaluer les difficultés et de tester les instru-ments de réponse. Du gouvernement des États à la gouvernance mondiale, le changement d’échelle aggrave en effet les difficultés. D’une part, il multiplie l’incertitude des liens de causalité entre le fait générateur et le dommage, entraînant l’incertitude des effets. D’autre part, il accroît l’imprévisibilité des comportements humains, stimulant une créativité qui empêche de déduire l’avenir de la situation précédente. Quant aux instruments de réponse, le changement climatique permet de tester leur diversité, montrant que, face au risque d’irréversibilité du dommage, la punition est tardive et la réparation imparfaite. Il faut donc transformer nos systèmes de régulation normative dans une triple perspective : juridique, politique, anthropologique.

Adaptation juridiqueL’accord de Paris sur le climat ne crée pas de nouveaux concepts. Il ne forme même pas un ensemble cohérent. Les normes surgissent à tous les niveaux (international, mondial ou régional, mais aussi national et même infranatio-nal) et vont du droit dur avec des règles précises, obligatoires et sanction-nées au droit souple, flou (imprécis), mou (facultatif) et doux (non sanction-né), en passant par toutes les catégories intermédiaires. En revanche cet ac-cord met en place une dynamique combinant des objectifs communs, destinés à être régulièrement actualisés, et des responsabilités différenciées selon le contexte national lui-même évolutif. Encore faut-il que l’évaluation des responsabilités obéisse aux mêmes cri-tères, alors que chaque État communique sa contribution qui est déterminée au niveau national sans qu’une véritable grille commune soit imposée pour garantir la comparabilité. C’est un dispositif compliqué (INDCs, pour inten-ded nationally determined contributions, en français « contributions prévues déterminées au niveau national ») qui détermine les contributions des États. Mais il commence à dessiner un espace normatif à géographie variable et un temps normatif à plusieurs vitesses, qui résultent moins d’une hiérarchie des normes que d’interactions « entre » droit national et droit international. Le résultat ressemble à un « bricolage », au sens donné à ce terme par Claude Lévi-Strauss, puis repris par François Jacob à propos de l’évolution du vivant, et résumé par ce dernier comme une façon de « faire du neuf avec de l’an-cien ». C’est bien le travail auquel se livrent les justiciables et les juges dans ces procès climatiques où l’on invoque tantôt un droit international « contex-tualisé », tantôt un droit national « internationalisé », afin de responsabiliser non seulement les États mais aussi les entreprises transnationales (ETN) de-venues des acteurs globaux.

4

Page 5: academiesciencesmoralesetpolitiques.fr · Web viewLuis Arroyo Zapatero Correspondant de l’Académie des sciences morales et politiques Il est surprenant de noter entre les deux

Quant aux États, les juges tentent de réinterpréter la responsabilité interéta-tique à travers la notion de fait générateur et l’obligation de diligence et uti-lisent la pratique du dialogue des juges. Même les droits de l’homme sont mis à contribution. Fortement infléchis par la Cour interaméricaine des droits de l’homme à propos des populations autochtones, ils intègrent le principe de solidarité, alors qu’ils avaient été élaborés, au moins les droits civils et poli-tiques, dans une perspective d’émancipation des individus par rapport à leur groupe(s) d’appartenance. L’émergence d’un principe de solidarité pouvant élargir la perspective des droits de l’homme à ses devoirs envers l’humanité, présente et à venir.Quant aux ETN, les procès « emblématiques » sont tout aussi hétérogènes en ce qui concerne les victimes. Qu’y a-t-il de commun entre le paysan péruvien qui a vu sa requête contre le conglomérat allemand de l’énergie (RWE) décla-rée recevable par une cour allemande, en attendant que les experts déter-minent l’éventuel lien de causalité entre les émissions polluantes de RWE et la fonte de gigantesques blocs de glace dans les Andes et la ville de New York, engagée dans un procès contre cinq entreprises de combustibles fos-siles qui ont délibérément induit le public en erreur sur les effets ? Pour faire du neuf, les juges devront revisiter des notions telles que le lien de causalité (droit civil) ou les fausses déclarations (droit des affaires). La « recette » pour réussir un procès climatique serait de réunir des plai-gnants particulièrement vulnérables, des défendeurs juridiquement « tan-gibles » et des fondements juridiques « novateurs et solides ». Ainsi conclut Emet Gebrel, à propos de l’affaire Juliana, procès intenté contre l’État fédéral américain par un groupe de jeunes de 9 à 19 ans et leur tuteur en raison des risques pour les générations futures créés par les émissions de dioxyde de carbone. L’affaire a été jugé recevable, mais on attend la décision. Si la re-cette peut sembler simple, les procès climatiques montrent néanmoins l’ex-traordinaire complexité d’un droit mondial caractérisé par une normativité interactive (naissant de multiples interactions horizontales et verticales, des-cendantes et ascendantes) et évolutive avec des basculements imprévisibles, replis ou rebonds, qui appellent vigilance et inventivité. Ils révèlent l’ampleur du changement pour une pensée juridique qui, ne pouvant plus identifier le droit à l’État, tente de construire un état de droit, sans État mondial, « entre le national et l’international », peut-être même en dépassant cette distinc-tion. Ils démontrent aussi qu’une recomposition politique est à l’œuvre au sein d’une gouvernance climatique qui associe acteurs étatiques et non éta-tiques selon des configurations inédites.

Recomposition politiqueLes risques climatiques ont radicalement changé la gouvernance mondiale. La fameuse COP 21 fut d’abord une prise de conscience de ce changement. La communauté internationale reconnaissait que son destin – comme celui de tous les êtres vivants sur cette planète – dépend largement des comporte-5

Page 6: academiesciencesmoralesetpolitiques.fr · Web viewLuis Arroyo Zapatero Correspondant de l’Académie des sciences morales et politiques Il est surprenant de noter entre les deux

ments humains car le dérèglement du système climatique est en grande par-tie d’origine humaine. Et les États reconnaissaient leurs interdépendances : aucun ne peut combattre ce phénomène à lui seul. Ce fut aussi une surprise politique car la dynamique a peu à peu échappé aux États, alors qu’ils étaient les seuls acteurs officiels sur la scène internationale et qu’au plan national leurs pouvoirs étaient protégés dans les démocraties contre un gouvernement des juges par la séparation des pouvoirs en trois « branches », le législatif, l’exécutif et le judiciaire. Or le principe de sépara-tion des pouvoirs, qui a encore été rappelé en 2007 par la Cour suprême des États-Unis dans la célèbre affaire Massachussettts v. Environnemental Pro-tection Agency, est interprété désormais avec beaucoup de souplesse, qu’il s’agisse de la constitution allemande, ou du droit néerlandais dans la célèbre affaire Urgenda en 2015. Quant à la réorganisation des pouvoirs et contre-pouvoirs à l’échelle mon-diale, on est aussi fort loin de la vision de Montesquieu car le pouvoir législa-tif et le pouvoir exécutif sont confondus au profit des États alors que la mon-tée en puissance des juges semble déjà placer le pouvoir judiciaire au niveau mondial, même quand il s’agit de juridictions nationales, dès lors qu’elles se comportent en juges mondiaux en sanctionnant la violation d’engagements internationaux. En revanche, les autres contre-pouvoirs semblent venir des acteurs non étatiques, « entités non parties » dans le langage onusien. Entre eux se dessine une nouvelle répartition des compétences qui étend le pou-voir des acteurs politiques aux acteurs économiques privés ; associe au sa-voir scientifique des « savants », climatologues, et économistes, le savoir des « sachants », tiré de l’expérience des populations autochtones ; enfin fait contribuer à l’élaboration des textes et à leur mise en œuvre le vouloir des acteurs civiques, élargis de la société civique organisée (ONG, syndicats, uni-versités, mouvement religieux…) à de simples citoyens tirés au sort (cf la CCC, Convention Citoyenne pour le Climat, rapport juillet 2020).

Certes cet équilibre, fondé sur des engagements volontaires, reste instable et rien n’est définitivement gagné mais cette « gouvernance mondiale SVP » (Savoir/Vouloir/Pouvoir) est apparue à partir d’une alliance, qui aurait sans doute été impossible sans les nouvelles technologies numériques, entre les divers acteurs de la société civile. L’alerte avait été lancée au sein du GIEC (groupement international d’experts sur le climat) par les climatologues, chercheurs et experts scientifiques, depuis longtemps organisés à l’échelle globale. Leur légitimité n’était pas gagnée d’avance. Il a fallu que le GIEC surmonte les doutes émis à propos du 4ème rapport (ce « Climate Gate » a peut-être contribué à l’échec de la conférence de Copenhague en 2009) ; puis qu’il échappe à la « chasse aux sorcières » engagée par le nouveau président américain (Le Monde, 15 déc 2017), ainsi qu’à l’instrumentalisation de cer-tains travaux scientifiques (« Halte à la manipulation de la science », Le Monde 30 nov 2017). En revanche l’alliance s’est faite très vite avec la socié-té civique organisée, sensible depuis longtemps aux questions écologiques. 6

Page 7: academiesciencesmoralesetpolitiques.fr · Web viewLuis Arroyo Zapatero Correspondant de l’Académie des sciences morales et politiques Il est surprenant de noter entre les deux

Cette alliance, renforcée au sein des Comités économiques et sociaux et com-plétée, a sans doute accéléré les procédures de signature, puis de ratification ou d’approbation qui commandaient l’entrée en vigueur de l’accord de Paris.

Il resterait à renforcer le statut de ces nouveaux acteurs, y compris de simples citoyens tirés au sort (CCC précitée), comme futurs « citoyens du monde », pour les protéger, notamment lorsqu’ils deviennent lanceurs d’alerte, et pour définir leur déontologie et leur responsabilité dans les pro-cès climatiques. Sans négliger au niveau local une sorte de citoyenneté terri-toriale qui va de l’engagement de certains États fédérés, comme la Califor-nie, à la coalition des grandes villes « Under 2° », donnant plein sens à l’in-jonction : « Agis en ton lieu. Pense avec le monde ». Le retrait des États-Unis ayant paradoxalement renforcé l’alliance, au point que l’ancien maire de New York Michael Blumberg, devenu l’envoyé spécial du Secrétaire général de l’Onu a pris la tête d’une coalition d’acteurs non étatiques décidés à faire « every thing America would have done if it had stayed committed ».

Vu la lenteur des processus onusiens, il sera néanmoins nécessaire, pour évi-ter l’enlisement de la justice climatique, que les droits nationaux prennent le relai. En France, après la loi du 17 août 2015 sur la transition énergétique et l’ordonnance du 31 décembre 2016 relative aux bilans d’émissions de GES et aux audits énergétiques, on peut citer la loi d’avril 2017 sur le devoir de vigi-lance des entreprises qui renforce la justiciabilité des normes notamment cli-matiques. En 2019, la loi dite Pacte (Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises) élargit l’intérêt de l’entreprise à la défense de biens communs, comme le climat, tandis qu’il est proposé d’inscrire la protection du climat dans la réforme constitutionnelle en cours. De son côté, la Chine vient d’ajouter dans le préambule de sa constitution, révisée en 2018, la contribution au destin commun de l’humanité. On pourrait y voir l’amorce d’une refondation anthropologique.

Refondation anthropologique

À l’humanité émancipée des Lumières, le changement climatique ajoute une humanité « interdépendante », en interaction avec l’écosystème Terre dont elle n’est qu’une simple composante et non la propriétaire. Aux principes ve-nus des droits « de l’homme », la lutte contre le changement climatique ajoute un principe de solidarité écologique, invitant à penser un humanisme pluriel et évolutif. Une telle mutation appelle de nouveaux récits pour renou-veler l’imaginaire des peuples. Car seule une véritable « insurrection de l’imaginaire » permettra de penser l’universel sans le réduire, comme nous l’avons fait pendant des millénaires, à nos propres intérêts, collectifs ou indi-viduels, ni à nos seuls systèmes de pensée. Si l’on admet qu’à la différence des communautés nationales fondée sur la mémoire et l’histoire, la commu-nauté mondiale sera fondée sur l’anticipation et le destin commun, il reste à savoir vers quel destin nous nous dirigeons. 7

Page 8: academiesciencesmoralesetpolitiques.fr · Web viewLuis Arroyo Zapatero Correspondant de l’Académie des sciences morales et politiques Il est surprenant de noter entre les deux

Reconnaître les interdépendances devrait conduire à compléter les droits de l’homme, hérités de l’humanisme des Lumières, de nouveaux devoirs de soli-darité, élargis, au-delà des solidarités de proximité, aux générations futures et aux vivants non humains. Une telle évolution ne saurait voir le jour sans un nouveau récit, car l’anticipation ne saurait se limiter au récit-programme du Tout marché, y compris dans la version chinoise des Nouvelles routes de la soie, ni se confondre avec le récit post-humaniste de l’homme augmenté du Tout numérique, ni même avec le récit-catastrophe de l’effondrement de la Terre mère. Il faudrait les dépasser pour opposer au final le récit-aventure d’une Mondialité apaisée au constat de la mondialisation sauvage.

En conclusion, adaptation juridique, recomposition politique et refondation anthropologique devraient nous rendre modestes. Nous savions que la Terre n’est pas le centre du système solaire, qui lui-même n’est pas le centre du monde. Nous découvrons à présent que l’humanité n’est pas le centre de l’écosystème Terre, mais une simple composante. Il est vrai qu’il s’agit de la seule composante « responsable » car douée, si l’on en croit la DUDH, de raison et de conscience. Alors, oui, le changement climatique est bien une chance pour l’humanité s’il lui apprend à se gouverner avec suffisamment de sagesse pour que la Terre demeure habitable par les vivants, humains et non humains, et reste la demeure commune des générations présentes et futures.

Article à retrouver sur le site de l’Académie

Société, politique et pandémie : une comparaison entre la France et l’Espagne

Luis Arroyo ZapateroCorrespondant de l’Académie des sciences morales et politiques

Il est surprenant de noter entre les deux pays la ressemblance des phéno-mènes politiques et sociaux, des réussites et des erreurs des gouvernements et des difficultés de gouvernance. Déjà, le début de la pandémie avait été ac-compagné de deux décisions gouvernementales qui, avec le recul du temps, se sont avérées critiques. Ce furent le maintien, en France, du premier tour des élections municipales le 15 mars et, en Espagne, celui des manifestations massives de la Journée internationale des droits de la femme le 8 mars. Le 11 mars, l’OMS qualifia l’épidémie de coronavirus de “pandémie”. La situation politique de chaque pays était au départ très différente. Le gou-vernement français reposait sur une majorité parlementaire ayant accompa-gné le président Macron depuis 2017. En Espagne, après une année de gou-vernement de Sánchez suite à une motion de censure contre le président conservateur, la majorité requise pour approuver les nouveaux budgets ne fut pas obtenue et de nouvelles élections furent organisées. Les résultats ne permirent pas aux conservateurs de former un gouvernement, même avec le parti d’extrême-droite qui avait obtenu 15% des votes et plus de 50 députés. 8

Page 9: academiesciencesmoralesetpolitiques.fr · Web viewLuis Arroyo Zapatero Correspondant de l’Académie des sciences morales et politiques Il est surprenant de noter entre les deux

De son côté, Sánchez put obtenir la présidence en s’appuyant sur une fragile majorité constituée d’un gouvernement de socialistes et de la nouvelle gauche née du mouvement contre la crise économique, alliée avec d’autres groupes de gauche et portant le nom significatif de Podemos, version espa-gnole du slogan américain Yes We Can. Mais la majorité parlementaire ne pouvait s’obtenir qu’avec le soutien des nationalistes basques, et, ce qui est plus problématique, avec la minorité indépendantiste de gauche de Cata-logne, dont les principaux leaders sont en prison pour leur participation en octobre 2017 à la tentative de sécession. Les deux pays disposaient d’un arsenal législatif pour faire face à une crise pandémique, établi après la crise des grippes précédentes : en France, la loi du 5 mars 2007 relative à la préparation du système de santé à des menaces sanitaires de grande ampleur ; en Espagne, le Plan de préparation et de ré-ponse en cas de pandémie de 2005, et la loi sur la santé publique de 2011. Mais aucun des dirigeants de l’un ou de l’autre pays ne firent valoir, dans leurs premières communications, qu’ils agissaient sur la base de cette capaci-té de connaissances accumulées. En France, on constata que les réserves stratégiques des moyens de protection personnelle avaient disparu, par cadu-cité ou pour une autre raison. En Espagne, les aléas politiques et budgé-taires, après quelque huit ans de déséquilibre budgétaire, firent que per-sonne n’avait pensé à constituer lesdites réserves. Par ailleurs, les restric-tions en matière de santé effectuées par les conservateurs avaient réduit les ressources en matière de veille sanitaire, d’autant que leur financement et leur gestion ordinaire sont du ressort des Communautés autonomes. Les deux pays, avec plusieurs jours de retard sur ce qui aurait été souhaitable, comme on peut le noter a posteriori, déclarèrent l’état d’urgence – appelé “l’état d’alarme” en Espagne –, conformément au principe juridique commun requis pour pouvoir adopter des mesures sanitaires extraordinaires, adapter les compétences et, surtout, décréter le confinement.Dans les deux pays, les gouvernements fondèrent leurs plans d’urgence sur les connaissances des scientifiques ou des experts, qui sont deux catégories distinctes même si les dirigeants les confondent souvent. On note cependant que le rôle des scientifiques fut insuffisant dans les deux pays, particulière-ment en Espagne. En France, le Conseil scientifique avait réuni, dès la pre-mière heure, un large éventail de scientifiques renommés et provenant d’un large panel de disciplines. Ledit Conseil avait établi, dans son avis du 12 mars, qu’en termes d’impact, « Pour un niveau de mortalité qui est actuelle-ment estimé à 0.5-1%, [le fait de laisser le virus se propager] correspond à des centaines de milliers de morts en France avec une surmortalité impor-tante due à la saturation des services de réanimation (Anderson et al., 2020). » En Espagne, le président avait fondé les premières mentions de l’urgence et de l’exigence du confinement sur des arguments généraux. Le fait est qu’il ne mit en place le comité scientifique que le 21 mars, plus de dix jours après la déclaration de l’état d’alarme, et que le nombre et la pluralité des ap-proches scientifiques sont bien loin de ceux des conseils scientifiques établis

9

Page 10: academiesciencesmoralesetpolitiques.fr · Web viewLuis Arroyo Zapatero Correspondant de l’Académie des sciences morales et politiques Il est surprenant de noter entre les deux

par la France, l’Allemagne ou la Grande-Bretagne, même si Sánchez s'appuie sur un expert qualifié en la personne du directeur historique du Centre de coordination des alertes et urgences sanitaires, créé lors de la crise de l’Ebo-la.Si le gouvernement — fragile et nouvellement constitué par Sánchez le 7 jan-vier — avait cru que la pandémie serait l’occasion de surmonter les divisions politiques et de donner lieu à une politique de « l’union sacrée » comme en France (Déclaration du président Macron du 12 mars), la réalité fut, hélas, tout autre. Les conservateurs de la droite et de l’ultra-droite — celle-ci étant devenue la troisième force parlementaire, face à laquelle la droite ne se fixe pas de ligne rouge — agirent comme ils l’ont toujours fait en Espagne, où il n’y a d’autre patrie que la leur : en déclarant la guerre, dès le premier jour, au président de la coalition de gauche. Leurs voix au Parlement, exception faite de la première approbation de l’état d’alarme, furent toujours des voix contre ou des abstentions, après des discours catastrophistes ; et chaque pro-rogation — car le gouvernement n’eut d’autre idée que d’organiser des proro-gations successives tous les 15 jours — devint un chemin de croix semé de déloyautés provenant des groupes parlementaires minoritaires. Le seul élé-ment positif jusqu’à présent a été que le parti du centre libéral, qui s’était effondré lors des élections en perdant la moitié de ses sièges parce que son approche ne se distinguait pas de la droite traditionnelle, a finalement réagi en s’interposant entre les deux groupes parlementaires opposés.

Ces tensions politiques n’eurent pas d’effets négatifs sur la société, le respect social du confinement ayant atteint un degré remarquable. À cette occasion, aussi bien au nord qu’au sud des Pyrénées, les deux sociétés démontrèrent un comportement civique exemplaire. Mais en Espagne, à partir de la hui-tième semaine, les composantes de la droite et de l’extrême-droite initièrent une vague de manifestations publiques illégales, avec pour circonstance ag-gravante le fait qu’à ce moment-là, il était question de la vie et de la mort de tous. Il est significatif que leur plus grand succès ait eu lieu dans le seul quartier de Madrid qui fut épargné par les bombardements de Franco pen-dant la guerre civile.En France, depuis la « distance sociale » qui est la mienne, j’estime que l’union globale a été brillante, avec des extrêmes qui se sont abstenus de donner de la voix, même si des fractures se font jour au sein même de la ma-jorité gouvernementale et que l’on annonce des tempêtes au sein des ex-trêmes.Le plus important, c’est que la gestion des deux gouvernements a été une réussite dans la réduction radicale de la propagation de la pandémie, en limi-tant l’infection à 5% de la population ; et, par la même occasion, cette gestion a permis de stopper la mortalité et d’éviter le débordement des services des urgences hospitalières. Conformément aux conclusions d’une étude de l’Im-

10

Page 11: academiesciencesmoralesetpolitiques.fr · Web viewLuis Arroyo Zapatero Correspondant de l’Académie des sciences morales et politiques Il est surprenant de noter entre les deux

perial College publiée par Nature, le confinement a évité 3 millions de morts en Europe, dont 400 000 en Espagne. Dans les deux pays, le phénomène le plus critique a sans doute été l’échec en matière de ressources et de soins médicaux dans les maisons de retraite, qui s’est traduit par un taux de mortalité élevé. Dans les deux pays, il y a eu une surmortalité croissante avec l’âge. Pour la région de Madrid, il existe des documents qui prouvent l’émission d’ordres émanant de l’autorité sanitaire de cette région, gouvernée par les conservateurs, de ne pas envoyer les malades des maisons de retraite vers les hôpitaux. Cette initiative serait la plus grande immoralité de tout le pro-cessus.Si le confinement n’avait pas été adopté, les prévisions des scientifiques fran-çais concernant les centaines de milliers de morts se seraient réalisées. On aurait épuisé totalement toutes les ressources en personnel de santé, ce qui non seulement aurait fait exploser le système de santé mais aurait aussi créé une situation d’insurrection civile, avec des mutineries contre les hôpitaux lancées par des proches de malades désespérés et l’abandon de leurs postes par les personnels de santé. Il aurait fallu un certain penchant littéraire pour réussir à représenter les conséquences qu’aurait eues le succès de la poli-tique individuelle et collective du « sauve-qui-peut ». La société a beaucoup apprécié, dans les deux pays, le comportement des professionnels du système sanitaire public, lequel a payé un lourd tribut en subissant la contagion, avec plus de 16% du total des infectés en Espagne, soit 51 482, aggravé par le fait que leur classe d’âge représente 27,8% des infectés, et 63 décès. Autre espace hautement critique pour la propagation du virus : les institu-tions pénitentiaires ; mais ce problème a été traité de manière raisonnable. Le nombre des prisonniers a été réduit d’environ 10% et le traditionnel sur-peuplement carcéral a été ramené aux capacités réelles de détention ; l’Es-pagne, qui ne connaissait pas le phénomène de la surpopulation pénitentiaire ces dernières années, a vu croître de plusieurs milliers les prisonniers bénéfi-ciant d’un régime carcéral du troisième degré avec placement domiciliaire ou contrôle télématique. Mais il y a également plusieurs aspects que les citoyens ont considérés comme des défaillances de « leur » gouvernement. Les masques ont constitué une véritable « mascarade », tout comme les échecs et les fraudes aux admi-nistrations constatés au sujet de l’acquisition de systèmes de protection per-sonnelle au sein d’un marché international de requins, ainsi que la communi-cation contradictoire des gouvernements qui ont commencé par affirmer que les masques « ne protégeaient pas » avant de les rendre « strictement obliga-toires ».Lors de la mise en place d’un confinement très complexe, plusieurs questions d’importance se posent. La première au niveau socio-économique et la deuxième, étonnamment, au niveau pénal. 11

Page 12: academiesciencesmoralesetpolitiques.fr · Web viewLuis Arroyo Zapatero Correspondant de l’Académie des sciences morales et politiques Il est surprenant de noter entre les deux

Dans les deux pays, il s’agit d’aborder la « reconstruction » économique. En France, il faut souligner l’initiative présidentielle, stimulant son propre gou-vernement, et les connaissances fournies par les grands experts et scienti-fiques, avec exclusion des partisans de l’impôt sur les grandes fortunes, et la création d’une commission ad hoc. En Espagne, en dépit de la tentative du président du gouvernement pour en créer une, la question s’est limitée à une simple commission parlementaire qui ne semble pas pouvoir éviter la terrible confrontation politique. Le recours à la science ne semble pas être présent ici non plus, bien qu’il soit nécessaire non seulement de faire usage de la science mais aussi de l’intégrer de manière systématique à la gouvernance, selon le triangle proposé par Mireille Delmas-Marty dans son article "Profi-tons de la pandémie pour faire la paix avec la Terre" : une gouvernance dite « SVP, Savoir scientifique, Vouloir citoyen, et Pouvoirs publics et privés ». Heureusement, après des années d’abstentionnisme illibéral qui ont suivi la crise financière, les deux pays ont abordé positivement l’attention à accorder aux citoyens lésés par le confinement et le risque inhérent à la perte de l’em-ploi, l’État assumant le financement des travailleurs fragilisés au moyen de salaires de substitution et sans dissoudre les rapports de travail. L’Espagne, de son côté, a mis en marche finalement au niveau de l’État un système bien présent dans les économies européennes, le revenu minimum vital, qui vise à neutraliser une nouvelle augmentation de la pauvreté, alors qu’on venait à peine d’abandonner ce scénario après la crise économique. Il faut se féliciter que l’Union européenne ait adopté avec succès un plan économique excep-tionnel, à l’initiative conjointe du président français et de la chancelière alle-mande, qui a évité le scénario critique de la scission entre le nord et le sud européen et une catastrophe aux dimensions incommensurables.Le deuxième phénomène, hautement surprenant, est le recours généralisé au droit pénal. En France, il existe une institution singulière qui ne semble pas avoir d’équivalent en Europe : la Cour de justice de la République, créée pré-cisément dans des circonstances similaires aux présentes pour neutraliser à l’avenir un processus de répression aveugle qui avait atteint plusieurs mi-nistres dans l’affaire dite « du sang contaminé » et qui atteint à présent les autres autorités qui ont pris ou omis de prendre certaines décisions, tels les maires et les responsables des choix faits dans le cadre de l’accès aux unités de soins intensifs, ainsi que les directeurs et les responsables des maisons de retraite.En Espagne, il n’existe pas un tribunal spécial pour juger les faits du gouver-nement, même si ses membres ne peuvent être jugés que devant la Cour su-prême, une fois donnée l’autorisation du Parlement. Mais l’Espagne a une singularité en ceci que le monopole de l’action pénale n’y est pas l’exclusivité du ministère public, la victime ou la famille ayant la même position juridique si bien que, finalement, tout citoyen peut exercer la prétention de poursuite pénale contre tout délit, ce qu’on dénomme « l’accusation populaire », qui

12

Page 13: academiesciencesmoralesetpolitiques.fr · Web viewLuis Arroyo Zapatero Correspondant de l’Académie des sciences morales et politiques Il est surprenant de noter entre les deux

remonte aux scandales de corruption du XIXe siècle. C’est ainsi que plusieurs cabinets d’avocats, transformés en entreprises profitant du délit réel ou ap-parent, ont annoncé le dépôt de plusieurs milliers de plaintes contre le gou-vernement devant la Cour suprême. Récemment, on a aussi vu apparaître des plaintes contre les autorités régionales et d’autres hiérarchies compétentes en matière sanitaire et, prochainement, on en verra d’autres contre les méde-cins, et, évidemment, contre les administrateurs publics et privés des mai-sons de retraite.Il serait totalement absurde, et même immoral, qu’à l’issue de ce processus, toutes les personnes qui sont intervenues dans la prise de décisions pour nous protéger de la pandémie finissent englouties par la machine judiciaire en l’espace de trois ou quatre ans, et que de ce fait, nous soyons exposés au risque que, la prochaine fois, plus aucun décideur ne veuille assumer de res-ponsabilités. Résoudre cette affaire ne sera pas possible en termes politiques au moyen de l’adoption d’une loi, comme on a voulu le faire en Italie avec un projet pénal au début de la pandémie et, à présent, la première demande des 120 points de la commission pour la reconstruction ou, en France, avec le projet de loi relatif à la définition des délits non-intentionnels du Sénat, neu-tralisé par le Conseil constitutionnel (Décision n°  2020-800 DC du 11 mai 2020). Je crois que la seule voie qui puisse aider à ce que la justice, collecti-vement et le plus tôt possible, prenne la décision d’exclure toute poursuite pénale dans des cas ne constituant pas une imprudence grave et téméraire, est celle de faire formuler, selon la décision du Conseil constitutionnel lui-même, un standard par les Académies et les autorités doctrinales les plus éminentes, ce qui représente non seulement un défi pour les juristes, mais aussi une excellente matière de réflexion pour l’Académie.

En France, l’adoption de politiques et de mesures de santé publique a permis de maintenir un haut niveau de centralisation, avec des difficultés adminis-tratives et politiques pour intégrer les régions au sein de cette gouvernance, et la contestation qu’un système aussi centralisé soit le plus adéquat dans ce type de crise. En Espagne, où, de manière générale, on peut dire qu’il existe un système politique fédéral, la santé et l’éducation sont de la compétence exclusive des communautés autonomes ou régions ; dans des situations ordi-naires, l’État a uniquement une compétence législative générale mais il peut, dans des situations comme l’état d’alarme, concentrer toutes les compé-tences dans le gouvernement de l’État. Lorsque l’administration espagnole a voulu reconcentrer les compétences au niveau du gouvernement, elle a ren-contré la difficulté singulière d’avoir perdu les ressources administratives né-cessaires pour les implanter, si bien que le débat s’oriente sur la manière de récupérer, pour l’État, certains domaines en matière de santé publique. Com-parer la centralisation et la décentralisation peut être également un bon sujet de réflexion pour une Académie des sciences morales et politiques.

Article à retrouver sur le site de l’Académie

13

Page 14: academiesciencesmoralesetpolitiques.fr · Web viewLuis Arroyo Zapatero Correspondant de l’Académie des sciences morales et politiques Il est surprenant de noter entre les deux

Dans la presse et sur les ondes

Jean-Claude Trichet était, mercredi 10 juin, l’invité d’« Écorama » sur Boursorama , « Les marchés ont toujours raison dans l’instant mais ils ont souvent tort dans une perspective de long terme » pour y commenter la dégradation des comptes publics, le plan de rachat de dettes de la BCE et le rebond laborieux du PIB français.Jeudi 11 juin, il a donné une interview à Tom Keene (New York) et Francine Lacqua (Londres) sur Bloomberg, disant sa confiance dans la capacité de l’UE à mettre en œuvre son plan de relance économique. Le même jour, il a donné une interview à Eugenio Occorsio pour le quotidien italien La Repubblica.On lira également le 4e entretien que Jean-Claude Trichet a donné à Philippe Lazar dans la revue Diasporiques (n° 49, avril 2020) : « Après le Brexit, l’Union européenne demeure plus nécessaire que jamais ». Il y com-mente les suites du Brexit qui a toutes les chances, selon lui, de comporter un accord de coopération avec l’Union européenne même si la négociation pour y parvenir sera âpre et il redit sa confiance en l’avenir du projet euro-péen. À une question sur le projet supposé du président Macron d’abord de réformer la France puis de construire l’Europe, il répond : « Je ne suis pas dans le secret des Dieux, mais je ne crois pas qu’il ait raisonné sur la base d’une telle division temporelle de son action. Je pense qu’il comptait bien faire les deux choses en même temps ! D’entrée de jeu, il l’a exprimé très clairement. Dans le discours qu’il a prononcé à la Sorbonne le 26 septembre 2017, vous avez déjà tout son programme européen. Il espérait alors qu’une volonté similaire exprimée par notre grand voisin permettrait de mettre au service de nos partenaires européens l’amitié et la volonté européenne fran-co-allemande. Or il se trouve que pour diverses raisons, les conditions n’ont pas été réunies pour une avancée significative. Le projet du Président de-meure néanmoins manifestement intact même si l’on ne progresse pas ac-tuellement au rythme souhaité au départ. »

Interview du 10 juin à É corama Interview du 11 juin à Bloomberg Entretien dans Diasporiques n°49

Jacques de Larosière, dans « Le point de vue » qu’il livre régulièrement aux É chos , explique jeudi 11 juin, « Pourquoi les taux d’intérêt négatifs sont une folie ». Dans la situation actuelle, où l’économie entière est surendettée, on voit se multiplier les articles préconisant une monétisation par l’achat de toutes les nouvelles émissions obligataires par les banques centrales et des taux d’intérêt négatifs « plutôt que de réparer comme il a toujours été d’usage, le rapport débiteur créancier ». Les tenants des taux négatifs ont même réponse aux deux objections qu’on peut leur faire : la trappe à liquidités et l’inflation, risque inhérent à toute politique destinée à éliminer par création de monnaie la différence entre croissance potentielle et 14

Page 15: academiesciencesmoralesetpolitiques.fr · Web viewLuis Arroyo Zapatero Correspondant de l’Académie des sciences morales et politiques Il est surprenant de noter entre les deux

croissance actuelle. À la première objection, ils répondent qu’il faut éliminer les grosses coupures et faire en sorte que les banques répercutent les taux négatifs sur leurs clients : or, rappelle Jacques de Larosière, l’épargne des ménages finance déjà 85% de l’investissement. Quant à l’inflation, ils la considèrent comme peu probable au cours des prochaines années dans un contexte de crise générale et estiment qu’il sera toujours temps de revenir à une politique monétaire traditionnelle si l’inflation se présente. Ces arguments ne convainquent pas Jacques de Larosière qui explique pourquoi ces propositions sont nuisibles : d’une part, elles ne soulèvent pas la question de la valeur de la monnaie et de la confiance sur laquelle elle repose, sans parler de l’aléa moral qu’impliquerait un système où l’endettement pourrait être permanent et illimité ; d’autre part, elles négligent le fait que les taux négatifs entraînent les entreprises à s’endetter pour racheter leurs actions et les détournent des investissements productifs nécessaires ; et enfin, à terme, la monétisation de l’essentiel des actifs présage une nationalisation rampante de nos économies. L’académicien plaide au contraire très clairement pour une sortie graduelle de l’excès d’endettement actuel, en convertissant si nécessaire les prêts garantis en capital et en tenant, là où il le faut, des négociations apaisées autour de la restructuration de dettes. Il préconise une remise en plat des budgets publics pour les orienter vers des dépenses d’avenir (éducation, santé, recherche) et, enfin, il appelle la mise en œuvre de réformes structurelles trop longtemps différées.

Article à retrouver sur le site des É chos et sur la page de l’académicien

À la une de Challenges cette semaine, Jean Tirole évoque dans un entretien «  les pistes pour s’en sortir » et propose un premier diagnostic de la crise qui s’annonce. Pour l’académicien qui co-anime avec Olivier Blanchard, ex-chef économiste du FMI, une commission chargée par le président de la Ré-publique de plancher sur les thèmes du climat, des inégalités et de la démo-graphie, les conséquences économiques du Covid-19 seront pires que celles de la crise de 2008 voire de 1929. Qui va les financer : les épargnants, via l’annulation de la dette ? les contribuables, via des hausses d’impôt – piste que le Président a exclue dans son allocution du 14 juin (ndlr) ? Pour lui, cette crise est l’occasion de prendre conscience que « dépenses publiques et service public sont corrélés mais en rien synonymes », « les pays du Sud [ayant] découvert qu’il y avait beaucoup plus de respirateurs et de tests dans une Allemagne dont ils avaient décrié depuis vingt ans l’austérité et la dispa-rition des services publics ». Il alerte sur le fait que ce serait un véritable « tonneau des Danaïdes » que de trop soutenir « des entreprises zombies », c’est-à-dire « sans grand espoir de se maintenir à terme, soit parce qu’elles étaient en grande difficulté, soit parce que leur activité est remise en cause par la nouvelle donne sanitaire » : trop interférer dans ce processus écono-mique pourrait se payer cher économiquement et politiquement. Il rappelle que l’Allemagne a davantage de marge de manœuvre que la France car elle

15

Page 16: academiesciencesmoralesetpolitiques.fr · Web viewLuis Arroyo Zapatero Correspondant de l’Académie des sciences morales et politiques Il est surprenant de noter entre les deux

était beaucoup moins endettée (40% de dette publique nette avant la crise contre 90% pour la France) et souligne que « l’absence de constitution de surplus dans les périodes fastes caractérise notre pays depuis plusieurs dé-cennies », ce qui fait qu’en cas de « gros choc, les marges de manœuvres manquent ».Il rappelle par ailleurs qu’il n’y a pas de « monnaie magique » et que « la dette de l’État, qu’elle soit entre les mains des épargnants ou de la BCE reste une dette ». En ce qui concerne la réforme de l’assurance-chômage, il estime que sa finalité (« créer des incitations pour les entreprises et les travailleurs à internaliser le bien commun ») reste pertinente, mais que son application doit prendre en compte la réalité économique du moment en adaptant sa du-rée aux conditions actuelles de recherche d’un emploi. Concernant un éven-tuel rétablissement de l’ISF, Jean Tirole estime, chiffres à l’appui, que « par-tisans et adversaires de l’ISF devraient se retrouver sur ce que leur débat est orthogonal avec le Covid-19 : les sommes impliquées n’ont rien à voir avec les enjeux de la crise ». Enfin, interrogé sur le rétablissement d’une souverai-neté industrielle, il plaide pour une « Europe des sciences de la vie » qui per-mettrait que nous soyons moins dépendants « des Américains aujourd’hui et des Chinois demain ».

Dans sa chronique politique du jeudi dans Libération le 11 juin, Alain Du-hamel constate dans un bel oxymore que l’analyse qui est faite de l’épreuve historique traversée par la France par un certain nombre de commentateurs est l’occasion de « l’apothéose des déclinistes ». Selon l’académicien, « un bataillon de déclinistes », philosophes, économistes, politistes, sociologues ou hommes politiques font de la crise sanitaire économique et sociale que tra-verse la France « la démonstration du déclin français, la preuve finale du dé-classement d’une ancienne et glorieuse nation ». Ils rejoignent en cela une large partie de leurs concitoyens qui ont « effectivement le sentiment aigu d’un déclin inexorable », ce qui fait dire à Alain Duhamel que « le premier parti politique français est aujourd’hui le parti décliniste ». Pourtant, même s’il y a eu erreurs, tâtonnements, contradictions voire échecs ou dissimula-tions, « face à la pandémie, la réaction de la France n’a pas été déshono-rante » : l’État ne s’est pas effondré, les aides apportées ont été rapides et massives, « l’effort public, donc politique, a été proportionnel à la crise ». La France n’a pas à rougir de sa réaction face à cette « adversité tragique » que représente cette pandémie. En revanche, elle a peut-être à se méfier de ce qui pourrait être « le pire défaut français, son éternel handicap, son frein permanent, son infirmité spécifique » : le déclinisme.

Le numéro d’été du Magazine La Recherche sur « Le Cerveau » consacre un grand entretien à Olivier Houdé intitulé « La capacité d’inhibition est la clé de notre intelligence » (pp. 42-45). L’académicien propose une théorie de l’intelligence fondée sur l’inhibition des biais cognitifs, une inhibition créatrice. Cette théorie psychologique accorde un rôle-clé à trois émotions ou 16

Page 17: academiesciencesmoralesetpolitiques.fr · Web viewLuis Arroyo Zapatero Correspondant de l’Académie des sciences morales et politiques Il est surprenant de noter entre les deux

sentiments qui guident l’inhibition : le doute, la curiosité et l’anticipation du regret. Ce numéro de La Recherche recense aussi son dernier livre aux Puf, L’inhibition au service de l’intelligence. Penser contre soi-même (mars 2020). On y découvre que même dans un organe aussi développé, éduqué et com-plexe que le cerveau humain, la rationalité logique ne va pas de soi. Nos déci-sions sont régies par des mécanismes de pensée rapides, automatiques. Pour activer une pensée logique, il faut donc, non seulement chez l’enfant mais à tout âge de la vie, inhiber nos automatismes et biais cognitifs – capacité sous-tendue par le cortex préfrontal. C'est en substance ce que soutient la théorie de l'inhibition cognitive d’Olivier Houdé, étayée par ses découvertes d’image-rie cérébrale. Elles nous invitent à interroger les limites de notre intelligence et sa difficile perfectibilité.

À écouter et réécouter sur Canal Académie

La Lettre d’information n° 616 du lundi 8 juin de Canal Académies est consa-crée au voyage. Comme l’écrit Xavier Darcos, voyageurs, explorateurs et académiciens partagent « le goût de la connaissance, mais aussi une belle capacité d’émerveillement ». Une belle occasion pour réécouter Pierre Bru-nel, Jean-Robert Pitte et Francis Claudon débattre» sur « Littérature comparée et voyages : Mon enfant, ma sœur, songe à la douceur d’al-ler là-bas… » : le comparatisme en voyage, les écrivains voyageurs et les liens entre littérature et géographie.L’émission « Cent ans d’explorations : les académiciens aventuriers » s’intéresse aux académiciens membres de la Société des explorateurs fran-çais : c’est le cas de Pierre Mazeaud qui, avec trois autres alpinistes, effec-tua en 1978 l’ascension de l’Éverest, cheminant un mois durant le long des 260 kilomètres, équipé de 400 porteurs et de dix tonnes de matériel. À tra-vers les symboles figurant sur son épée d’académicien, dans une autre émis-sion intitulée « Pierre Mazeaud, le droit, la montagne et la jeunesse », l’ancien ministre de la Jeunesse et des Sports évoque plusieurs aspects de son parcours : le droit (« je suis né dans un bain de juriste »), le service de l’État, la jeunesse, le sport, la montagne et la fidélité au général de Gaulle.

  «  Littérature comparée et voyages… » (34’36’’) sur Canal Académie   fi-chier mp3

  « Cent ans d’explorations… » (37’58’’) sur Canal Académie  fichier mp3  « Pierre Mazeaud, le droit, la montagne et la jeunesse » (37’58’’) sur Ca-

nal Académie  fichier mp3

17