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v ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS & BELLES-LETTRES COMPTES RENDUS DES SÉANCES DE L' ANNÉE 2010 mILLET-OCTOBRE LIRE ET TRADUIRE LE CORAN AU MOYEN ÁGE. LES GLOSES LATINES DU MANUSCRIT ARABE 386 DE LA BNF PAR MM. FRAN(:OIS DÉROCHE, CORRESPONDANT DE L' ACADÉMIE, ET JOSÉ MARTÍNEZ GÁZQUEZ PARlS DIFFUSION DE BOCCARD 11, RUE DE MÉDlCIS 20tO

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v

ACADÉMIE

DES

INSCRIPTIONS & BELLES-LETTRES

COMPTES RENDUSDES

SÉANCES DE L' ANNÉE

2010

mILLET-OCTOBRE

LIRE ET TRADUIRE LE CORAN AU MOYEN ÁGE.LES GLOSES LATINES

DU MANUSCRIT ARABE 386 DE LA BNF

PAR MM. FRAN(:OIS DÉROCHE,CORRESPONDANT DE L' ACADÉMIE,

ET JOSÉ MARTÍNEZ GÁZQUEZ

PARlS

DIFFUSION DE BOCCARD

11, RUE DE MÉDlCIS

20tO

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COMMUNICATION

LIRE ET TRADUIRE LE CORAN AU MOYEN ÂGE. LES GLOSES LATINES DU MANUSCRIT ARABE 384 DE LA BNF,

PAR MM. FRANÇOIS DÉROCHE, CORRESPONDANT DE L’ACADÉMIE, ET JOSÉ MARTÍNEZ GÁZQUEZ

Le manuscrit Arabe 384 de la BnF est une copie du Coran qui présente un ensemble de gloses marginales qui avaient déjà attiré l’attention des auteurs des anciens catalogues des manuscrits arabes de la Bibliothèque nationale1. Son histoire reste en partie obscure : la disparition de la n du manuscrit, après le début de la sourate 99, nous a privé des informations que pouvait contenir un éventuel colophon. Une mention de naissance rédigée en arabe et datée d’octobre-novembre 1250 fournit néanmoins un terminus ante quem. La paléographie et les caractéristiques matérielles de la copie suggèrent de la dater du XIIe siècle ou du début du XIIIe. Nous ne possédons aucun indice permettant de suivre sa trace entre 1250 et 1557 ou 1558, date du séjour à Constantinople de Jean Hurault de Boistaillé qui fut envoyé en mission spéciale dans cette ville. On peut supposer que la note rappelant l’achat « a quodam Constanti-nopolitano » est liée à l’entrée du manuscrit dans la bibliothèque de Hurault de Boistaillé d’où elle passa à la collection de Philippe Hurault, évêque de Chartres, laquelle fut intégrée à la Bibliothèque royale en 1622.

Les gloses auxquelles il a été fait allusion et qui constituent l’intérêt principal de ce coran sont antérieures au XVe siècle. Elles consistent en commentaires ou traductions du Coran et se signalent par leur abondance. Elles forment de ce fait un ensemble excep-tionnel pour l’étude de la perception du Coran et de la religion musul-mane que pouvaient avoir des savants chrétiens dans l’Europe des XIIIe-XVe siècles. En outre, comme elles saisissent dans une certaine

1. Le manuscrit, copié sur un papier non ligrané oriental, compte 248 feuillets de 272 x 232 mm, avec 17 lignes de texte à la page ; la copie comporte une lacune entre les f. 139 v° et 140 r°, de 23 : 33 à 23 : 110, et les feuillets naux, après 99 : 1 (voir F. Déroche, Les manuscrits du Coran : Du Maghreb à l’Insulinde [Bibliothèque Nationale, Catalogue des manuscrits arabes, 2e partie, Manuscrits musulmans, I/2], Paris, 1985, p. 53, n° 344 et pl. 17).

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1024 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

mesure sur le vif l’étude du texte, elles révèlent la façon dont ces mêmes savants réagissaient devant le Coran. Thomas E. Burman, qui a attiré à plusieurs reprises l’attention sur cet aspect, a pu récem-ment identi er l’auteur d’une partie importante des notes portées dans les marges, le dominicain italien Riccoldo da Monte di Croce2. D’un autre côté, l’intérêt de ces gloses latines se trouve renforcé maintenant que leur source, la seconde traduction latine du Coran, celle de Marc de Tolède (1210), a pu être retracée3.

Dans le catalogue des manuscrits du Coran de la Bibliothèque nationale de France publié en 1985, l’un de nous a souligné qu’il fallait distinguer deux ensembles dus à deux mains différentes et datables du XIIIe ou du XIVe siècle4. Ils diffèrent l’un de l’autre du point de vue de l’ampleur et du type d’écriture utilisée, ce qui laisse supposer que leur rédaction dans les marges du coran remonte à deux moments différents.

Un premier ensemble est écrit en caractères de taille plus impor-tante ( g. 1) ; sur l’ensemble du manuscrit, le nombre des gloses qui le constituent est relativement réduit, à l’exception des soixante premiers versets de la s. 2 où elles apparaissent avec une plus grande fréquence. C’est à la même main que l’on doit différents éléments annexes : la numérotation des sourates, désignées par le mot capi-tulum, à l’intention des lecteurs latins du manuscrit, la numérotation des feuillets et une énumération des thèmes à caractère chrétien qui gure sur deux feuillets précédant le texte (f. 1 v°- 2 r° g. 2) ; cette

liste débute par celle des erreurs contenues dans le Coran sur la fonc-tion et la participation de la Vierge à l’incarnation du Verbe, sur la Trinité et sur la personne du Christ.

Il n’a pas été possible de percer l’anonymat de l’auteur de ce premier groupe de gloses. Dans son travail d’identi cation du rédac-teur du deuxième ensemble, le plus important quantitativement, T.E. Burman suggère qu’il a pu s’agir d’un personnage appartenant au même milieu que Riccoldo da Monte di Croce5, par exemple l’un de ses compagnons de l’ordre dominicain, Ramon Marti ou

2. T.E. Burman, « How an Italian Friar Read His Arabic Qur’an », Dante Studies CXXV, 2007, p. 93-109.

3. T.E. Burman, op. cit., p. 99 ; du même, Reading the Qur’an in Latin Christendom, 1140-1560. Philadelphia : 2007, pp. 122, 131-32. T.E. Burman a repris ce sujet dans : « Riccoldo da Monte di Croce y las traducciones latinas del árabe realizadas en España », Actas del V Congreso Internacional de Latín Medieval Hispánico, Barcelona 2009, Firenze, 2011 (sous presse).

4. F. Déroche, op. cit., p. 53.5. T.E. Burman, op. cit. (n. 2), p. 94-95.

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Nota adhesiva
Ante Actas añadir Estudios de Latín Medieval Hispánico (cursiva)
jmartinez
Resaltado
Sustituir por pp. 601-608.
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LIRE ET TRADUIRE LE CORAN AU MOYEN ÂGE 1025

FIG. 1. – Manuscrit Paris, BNF Arabe 384, f. 49 r°. Main A.

FIG. 2. – Manuscrit Paris, BNF Arabe 384, f. 2 r° (détail).

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1026 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

Guillaume de Tripoli, voire Ramon Llul, certes davantage à l’écart de ce milieu, mais bon connaisseur comme les autres du monde musulman oriental et de l’islam.

En ce qui concerne Ramon Marti, la Bibliothèque Sainte- Geneviève conserve un manuscrit de ses œuvres (ms 1405) qui contient son Pugio dei, probablement de la main même de son auteur. Ce fait a permis à l’un de nous de comparer le texte de l’auto-graphe du dominicain catalan avec les gloses de l’Arabe 384 dues à la première main. Au terme de cette confrontation, il apparaît que les deux écritures sont complètement différentes ; il est donc possible de conclure que l’auteur des premières gloses n’est pas Ramon Marti. Ajoutons que ce dernier connaissait également bien la traduction de Marc de Tolède qu’il a utilisée dans les citations coraniques qui gurent dans son Pugio dei.

Le second ensemble de gloses est notablement plus important que le premier. Il est écrit en caractères plus petits et a été rédigé à une époque ultérieure ( g. 3). Nous pouvons le déduire tout d’abord de la position de certaines annotations, intercalées – a n d’apporter un complément d’information – entre les lignes de texte relevant du premier groupe qui apparaissent sur les feuillets précédant le texte lui-même et énumèrent les erreurs coraniques. Dans les marges du manuscrit d’autre part, la double glose du f. 47 v° nous semble particulièrement claire pour la chronologie relative des deux mains : au-dessus de ce qui devait être la glose initiale puisqu’elle débute avec une majuscule et a été écrite par la première main (Dedimus eum Christo, in quo est direccio et lux, s. 5 : 46), on lit dans un caractère plus petit : placuit vobis dirigere eos per Ihesum, lium Mariæ veracem et, un membre de phrase coupé à mi-ligne de manière à permettre l’enchaînement avec la glose qui gurait déjà dans la marge. Le même phénomène se retrouve dans la glose du f. 237 r° où la seconde main complète le texte dû à la première : Audivimus dixerunt demones Alchoranum mirabilem vel placentem nobis qui dirixit et condidimus ei, écrit par l’annotateur anonyme, se poursuit par Et non damus consortem Deo nostro quia ipse est unus altissimus et non habet uxorem neque lium (72 : 1-2).

L’identité de l’auteur du deuxième groupe de gloses était déjà précisée d’un côté par son appartenance au milieu des clercs, comme l’indiquait son intérêt pour les thèmes chrétiens traités dans le Coran, et de l’autre par ses origines italiennes qui pouvaient être déduites de l’emploi qu’il fait occasionnellement dans les textes d’expressions en italien. Nous avons relevé au f. 12 v° ( g. 4) : Illi

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LIRE ET TRADUIRE LE CORAN AU MOYEN ÂGE 1027

FIG. 3. – Manuscrit Paris, BNF Arabe 384, f. 102 r°. Main B.

FIG. 4. – Manuscrit Paris, BNF Arabe 384, f. 12 v°. Coran 2 : 175.

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1028 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

qui emerunt errorem pro veritate et torturam per perdonanza ; au f. 41 v° : Cui Dio isvia, non trovera la via ; et au f. 88 r° ( g. 5), après l’expression : Datis Deo lium, l’exclamation de louange : Lodato sia.

Dans son argumentation, pour fonder l’attribution de ce groupe de gloses à Riccoldo da Monte di Croce, T.E. Burman écrit que ce savant et missionnaire dominicain ( . 1267-1316) est le candidat le plus vraisemblable : il possédait une connaissance étendue de l’arabe et a séjourné pendant un certain nombre d’années à Bagdad et dans d’autres villes du Proche-Orient. En outre, il a écrit quatre traités sur le Proche-Orient et l’islam ; parmi eux, on relèvera le Contra legem Saracenorum qui est peut-être l’ouvrage polémique contre l’islam le plus largement lu au Moyen Âge.

Différents indices permettent d’identi er Riccoldo comme l’auteur des gloses. Le plus important est sans aucun doute la grande similitude entre l’écriture de la seconde main et un spécimen auto-graphe de celle de Riccoldo qui gure au f. 219 v° du manuscrit de Florence, Biblioteca Nazionale, Conv. Sopp. C 8.1173, qui contient une copie du Contra legem saracenorum. J.-M. Mérignoux, dans son édition de ce texte6, a analysé les différents manuscrits et éditions disponibles et a signalé l’existence d’une annotation marginale de la main de l’auteur dans laquelle il estime que Jacobites et Nesto-riens sont hérétiques, bien que cette question soit en attente d’une décision papale : et experto determinationem papalem vel etiam magistralem. La comparaison avec l’écriture de la seconde série de gloses d’Arabe 384 permet de reconnaître de fortes similitudes entre les deux.

Un autre indice tient à l’utilisation de particularités bien dé nies des textes gurant dans les gloses d’une part et dans d’autres œuvres de Riccoldo de l’autre, en premier lieu dans son Contra legem saracenorum. T. Burman écrit ainsi que :

« Tout d’abord, le célèbre traité contre l’islam de Riccoldo et le manus-crit Arabe 384 de la BnF s’accordent sur la manière apparemment insigni- ante de citer les sourates du Coran. Tandis que les titres des sourates ont

été beaucoup plus standardisés à l’époque moderne, nombre de sourates sont présentées sous différents noms au cours du Moyen Âge. À plusieurs reprises, Riccoldo cite une sourate dans son Contra legem saracenorum en utilisant un des titres moins communs, et, dans tous ces cas, cette sourate

6. J.-M. Mérigoux, « Le ‘Contra legem Sarracenorum’ de Riccoldo da Monte di Croce », Fede e Controversia nel ‘300 e ‘500. Memorie domenicane. N. s. 17, 1986, p. 35-58.

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LIRE ET TRADUIRE LE CORAN AU MOYEN ÂGE 1029

FIG. 5. – Manuscrit Paris, BNF Arabe 384, f. 88 r°. Coran 10 : 66-69.

porte le même titre dans le coran Arabe 384 de la BnF. La sourate 98, par exemple, habituellement connue sous le titre de “al-Bayyanah” (La preuve), est appelée “Lam yak n” (ses premiers mots, signi ant : “Ils ne sont pas”) dans ce manuscrit. Quand Riccoldo cite cette sourate, il emploie une version abrégée de ce même titre moins fréquent, “Lem”, et nous pouvons trouver d’autres exemples. »7

On peut ajouter à cela les parallèles en termes de contenu dans les textes communs empruntés par lecture directe à la traduction de Marc de Tolède ou conçus par Riccoldo da Monte di Croce et utilisés dans les gloses du manuscrit parisien et dans d’autres de ses œuvres.

De fait, Riccoldo da Monte di Croce, indépendamment de son excellente connaissance de l’arabe, du Coran et de la civilisation musulmane, s’est fondé dans ses œuvres de manière continue sur la

7. T.E. Burman, op. cit. (n. 2), p. 95.

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1030 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

traduction de Marc de Tolède. Ce point constitue un indice supplé-mentaire en faveur de son identi cation comme auteur des gloses d’Arabe 384, car dans ces dernières il y est fait recours avec beau-coup de fréquence, même si parfois des retouches y sont apportées. Quoi qu’il en soit, la simple comparaison entre la traduction de Marc et le texte des gloses met en évidence la relation de dépendance de ce dernier par rapport à la première. Ce fait constitue un élément nouveau pour évaluer l’in uence de la traduction de Marc de Tolède au Moyen Âge. Loin d’être restée sans écho, elle a été reçue au-delà des limites de la péninsule Ibérique dans les cercles intellectuels de la Florence de l’époque de Dante.

Quelles sont les compétences linguistiques de Riccoldo da Monte di Croce ? Il convient tout d’abord de constater qu’il a eu abondam-ment recours à la traduction de Marc de Tolède : dans la majorité des cas, il l’a recopiée telle quelle dans les marges d’Arabe 384. Le choix des passages et des thèmes mérite d’être analysé en détail, ce qui sera proposé plus loin après avoir examiné les points sur lesquels il lui est arrivé de s’écarter du texte de son devancier. L’examen des divergences permet d’identi er plusieurs situations. Dans bien des cas, Riccoldo a remplacé par un équivalent un terme utilisé par son prédécesseur. Ainsi, il a préféré scribunt à exarant (yaktub n, 2 : 79), stulti à fatui (al-j hil n, 6 : 35), providet vobis à ditat vos (yarzuku-kum, 10 : 31), debiles à pauperes ( u‘af ’, 14 : 21) ou encore baculus à virga (‘asâya, 20 : 18). Le désir d’explicitation explique sans doute que, pour traduire inn mutawwaf ka, il ait choisi ego faciam te mori plutôt que ego morti caturus sum te ( g. 6 ; 3 : 55). Ce type de changements s’est parfois accompagné d’une erreur : bašarn -h (11 : 71), que Marc avait correctement rendu par evangelizavimus ei, devient sous la plume de Riccoldo da Monte di Croce annuntiamus ei – avec une erreur sur le temps. En 14 : 4, la troisième personne du singulier yubayyina a été traduite ostendam au lieu du plus correct exponeret. Un dernier exemple : bu ni-h (16 : 69), traduit de uteris earum par Marc qui tenait compte du fait qu’il s’agissait d’un pluriel, est devenu de ventre tuo qui comporte donc deux erreurs, l’une sur le nombre du substantif, l’autre sur le possesseur. On peut adjoindre à cette liste les cas où le synonyme supposé accentue dans une optique de polémique le sens réel du texte. Ainsi en va-t-il du choix de futigare ou luxuriari (voir par exemple 4 : 3 et 4 : 22) pour traduire l’arabe naka a alors que Marc s’en est tenu au plus neutre contrahere.

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LIRE ET TRADUIRE LE CORAN AU MOYEN ÂGE 1031

FIG. 6. – Manuscrit Paris, BNF Arabe 384, f. 24 v°. Coran 3 : 55.

Ces amendements qui pourraient s’expliquer par des choix stylis-tiques (erreurs de traduction mises à part) constituent une petite part des modi cations relevées dans les notes marginales. Sur d’autres points, ces dernières semblent re éter une réelle connaissance de l’arabe de la part de Riccoldo da Monte di Croce qui a pu béné- cier d’informations spéci ques sur certains termes coraniques. Il

introduit parfois des recti cations de portée limitée : ainsi choisit-il magnus pour kab r (2 : 219) que Marc avait traduit maximus. À la différence de ce dernier, il connaît le sens de zubur (3 : 184, psalmi, et 35 : 25, psalterium), de ar (2 : 223, aratura, alors que Marc traduit par vinea) ou de s ra (10 : 38 et 11 : 13, capitulum, plus exact que prophecia). Comme les traductions médiévales de manière plus générale, ces améliorations de l’interprétation de son devancier ne possèdent pas un caractère systématique : al-bayyin t par exemple est ainsi correctement rendu par signa manifesta en 5 : 110 ( g. 7), mais par miracula en 43 : 63 – la traduction préférée par Marc. La forme IV du verbe nazala est plus exactement rendue par Riccoldo qui écrit quem dedit prius et non qui prius descendit comme l’avait interprété Marc. Tu f (33 : 37) est identi é comme une deuxième personne du masculin singulier et traduit par conséquent abscondis, ce qui permet de recti er la traduction qui y avait vu un impératif (absconde) ; la-ra’ita-hu (59 : 21) est bien analysé par Riccoldo qui

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1032 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

FIG. 7. – Manuscrit Paris, BNF Arabe 384, f. 51 v°. Coran 5 : 110.

traduit videres eum, plus dèle au texte arabe que le videremus eum de Marc.

Dans la même optique d’une plus grande délité au texte cora-nique, on pourra également relever le début de la sourate 17 où

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LIRE ET TRADUIRE LE CORAN AU MOYEN ÂGE 1033

Riccoldo da Monte di Croce a bien compris le sens que revêt le verbe asr , traduit transire fecit una nocte et non pernoctavit nocte comme sa source. La même observation peut être étendue à fa-’msik hunna (4 : 15) qui est rendu par recludite eas alors que Marc proposait dimittatis eas. Cito exiget racionem (5 : 4) est plus dèle à la formule classique de n de verset, sar ‘ al- is b, que

le velox animadversione du traducteur tolédan. Ces améliorations n’excluent pas des erreurs : pour rendre tayn (2 : 87) que Marc avait traduit tradidimus, Riccoldo a préféré credimus -qui paraît meilleur pour ce qui est du sens, mais n’a pas tenu compte du temps de ce verbe en arabe.

En dressant le catalogue des divergences entre les notes de Riccoldo et l’original de Marc, il ressort clairement que le premier se trompe souvent, et de manière parfois très surprenante. Nous avons déjà eu l’occasion de relever des inexactitudes dans des traductions qui sont plus proches du sens de l’arabe. Dans ce qui suit, on trou-vera une liste de faux-sens, voire de contresens sur des mots que Marc de Tolède avait correctement interprétés. Un premier groupe est constitué de mots pour lesquels Riccoldo a pu soit confondre deux racines, soit mal identi er un schème. Sa traduction d’al-faqr par cogitationes (2 : 268 ; inopia) résulte peut-être d’une confusion avec al- kr, de même que celle de na r par inspector puis specu-lator (35 : 23 ; Marc avait retenu : monitor) qui pourrait s’expliquer semblablement par une relative ressemblance avec n zir ; l’étrange pictores à la place de armillæ pour as wir (22 : 23) s’expliquerait de son côté par un rapprochement erroné avec la racine WR au lieu de SWR. Ce type d’erreur pourrait re éter une information de nature orale qui aurait été mal maîtrisée par Riccoldo da Monte di Croce. En un endroit (3 : 52), il confond même an r avec na r n , avant de recti er la faute. Le relativement fréquent si r (6 : 7) est rendu par magus alors que le traducteur tolédan avait bien compris incantatio – il est vrai qu’il s’était trompé en 5 : 111… Marc avait compris de manière relativement exacte une expression, yaq a‘a d bira al-k r n (extirpare) ; notre annotateur la prend de manière littérale : precitatue gubernatio hereticorum, qui pourrait re éter une information in uencée par le syriaque où dabbar a le sens de « gouverner, diriger ».

Le deuxième groupe rassemble des interprétations incorrectes dont les origines nous échappent. Ainsi rencontre-t-on de manière tout à fait surprenante sous la plume de Riccoldo quia (min qabl, 2 : 254) au lieu de priusquam, ab inicio (al- ayy, 2 : 256) à la place de

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1034 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

ab iniquo, non pertinet ad hominem (laysa ‘alayka, 2 : 272) contre non est tuum, ex uno homine (min nafs w ida, 4 : 1) et non ex anima una. Sancti (qiss s n, 5 :82) remplace le correct clerici, libe-ratio (šif ’, 16 : 69) ou prius (ba‘d, 42 : 40) respectivement medi-cina et post. Le classique bi-l-qis (10 : 47) devient per veritatem chez Riccoldo alors que Marc en donnait le sens exact, secundum justitiam ; yarm n (24 : 6) ou l yas‘ar n (27 : 18), bien interprétés par Marc par infamant et non perpendebant, sont rendus par repu-diant et non congreabuntur. Le traducteur omet parfois des mots, ce qui peut déboucher sur une restitution faussée du texte : c’est notamment le cas pour le membre de phrase en tête du verset 6 : 146, wa-‘al alla na h d , qui paraît réduit dans la version marginale à vobis alors que Marc en rendait compte de manière très exacte (et illis qui judaizarunt). Cette erreur est d’autant plus surprenante que l’Italien lui-même suit son devancier en 4 : 46.

L’analyse des formes n’est pas toujours correcte : le duel dans ‘al ’ifatayn (6 : 156) n’a pas été reconnu par Riccoldo da Monte di Croce qui traduit : ad vestras sectas. Ailleurs (38 : 72), c’est une première personne qu’il rend par une troisième personne. En 24 : 2 ( g. 8), la forme verbale I transitive de šahada n’est pas bien iden-ti ée, d’autant que le complément, un terme extrêmement commun du vocabulaire coranique, ‘a b, n’est lui-même pas traduit ; et testentur contra eos aliquot deles ne rend donc pas le sens que Marc de Tolède avait quant à lui tout à fait compris : et assint supplicio eorum aliquot deles. La construction du verset 3 : 102, attaq All ha aqqa tuq tihi, n’a pas été bien vue par Riccoldo qui, laissant de côté tuq tihi, traduit timete Deum verum.

Dans un certain nombre de cas, l’origine de l’erreur n’est peut-être pas à chercher du côté d’une méconnaissance de l’arabe, mais plutôt d’une erreur provenant soit d’une mauvaise lecture, soit d’une faute de la copie de la traduction de Marc de Tolède qu’utilisait Riccoldo. Le surprenant super me (6 : 54 : ‘al nafsihi) correspond à super se chez Marc, percuttis (7 : 176 : tatrukhu) à permittis et in terra de centum (30 : 4 : f bid‘i sin n) à infra decennium. De même, pueri est devenu puri dans la glose placée en regard de 52 : 24 (pour l’arabe :

ilm n), an famam, infamiam (54 : 25 : ikr) et scissum, par quoi le traducteur tolédan a rendu muta addi‘ (59 : 21), s’est transformé en scussum. Il est par ailleurs très dif cile d’admettre que Riccoldo ait pu se méprendre au point de traduire le très élémentaire min alla na kafar (3 : 55) par dic discredentibus !

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LIRE ET TRADUIRE LE CORAN AU MOYEN ÂGE 1035

FIG. 8. – Manuscrit Paris, BNF Arabe 384, f. 140 r°. Coran 24 : 2.

L’inventaire des notes est un travail complexe dans la mesure où il devrait dans la mesure du possible replacer les choix de Riccoldo da Monte di Croce dans un contexte précis. En outre, ces ébauches de traduction pourraient dans certains cas avoir davantage eu pour fonction de repérer un passage que d’en proposer une version latine complète ; mais il n’est pas facile de démêler l’intention de leur auteur. Certaines pistes paraissent toutefois claires, d’autant que le glossateur a glissé çà et là des notes à caractère personnel qui permettent de mieux pénétrer son dessein.

Ainsi que l’on pouvait s’y attendre, ce qui se rapporte à la Bible, à l’Évangile ou au christianisme a retenu son attention, notamment ce

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1036 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

qui a trait à la gure du Christ ou à celle de la Vierge. Aux f. 18 v° et 23 v°, il a indiqué dans la marge « De Christo » ; ailleurs, il traduit de manière plus ou moins détaillée des versets se rapportant à ce sujet8. La recherche de contradictions internes le conduit en particulier à s’intéresser à ce qui concerne la cruci xion, relevant les versets 3 : 55, 4 : 157 et 5 : 116 à proximité duquel il a rédigé une note où il signale ce qui lui apparaît comme une inconséquence. S’il ne corrige pas systématiquement le ‘ s b. Maryam coranique en Christus, il est attentif à la question de la nature divine du Christ et traduit une bonne partie de la sourate 90 en face de laquelle gurait une note de la main A indiquant qu’il y était question du Père et du Fils. Pour la Vierge ( g. 9), l’activité de traduction se concentre surtout sur la s. 19 (Maryam), en particulier sur ses versets 12 à 30 – là encore à proximité d’une note de la main A. À la recherche des contradictions du texte coranique, comme on le verra plus loin, Riccoldo a relevé les passages où Marie change d’identité : lle de ‘Imr n (3 : 35-36 et 66 : 12) ou sœur d’Aaron (19 : 28). La Trinité, dont on sait que l’islam en repousse l’idée avec force, est le sujet de deux gloses, en 4 : 171 et 5 : 73, la première accompagnée d’une note (f. 43 r°).

Les gures bibliques mentionnées dans le Coran ont également suscité son intérêt. D’Adam, Riccoldo retient essentiellement l’épi-sode de son adoration par les anges et du refus d’Iblis d’obéir à l’ordre divin dont il traduit au moins partiellement les différentes occur-rences9. Parmi les versets coraniques concernant les Patriarches que Riccoldo da Monte di Croce a relevés, deux d’entre eux évoquent la gure de Noé et l’épisode du Déluge10. Abraham joue un rôle considérable dans le Coran, mais les passages traduits s’avèrent en dé nitive peu nombreux11. Ils comprennent notamment le verset 3 : 67 où gure le terme an f appliqué à Abraham et qui est rendu en marge par : purus et rmus12. On le retrouve un peu plus loin, mais moins bien analysé, lorsqu’il est question de Bakka – Riccoldo réta-blissant comme son devancier : Makka- et du maq m d’Abraham13 ;

8. 3 : 52-54, en partie déjà traduit par le premier annotateur, désigné par la suite par l’abrévia-tion AA (f. 24 v°) ; 4 : 172 (f. 43 v°) ; 5 : 17 et 18 (f. 45 v°), 110 et suiv., en partie déjà traduit par AA (f. 51 v°) ; 43 : 63-64 (f. 201 v°) ; 57 : 27 (f. 223 r°).

9. 7 : 11-13 (f. 62 r°) ; 15 : 28-31 (f. 107 v°) ; 18 : 50 (f. 122 r°) ; 20 : 116 (f. 130 v°) ; 38 : 71-85 (f. 186 r°). 2 : 34 (f. 4 r°) avait déjà été relevé par AA.

10. 10 : 72-73 (f. 88 v°) ; 11 : 36-37 (f. 92 r°).11. 2 : 132 (f. 10 r°) et 258 (f. 19 r°) ; 3 : 67 (f. 25 r°) et 95 et suiv. (f. 26 v°) ; 11 : 71-72

(f. 93 v°) ; 22 : 78 (f. 138 v°).12. Marc de Tolède traduit : Yshmaelita neque ydolatra.13. 3 : 95-97 (. 26 v°).

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LIRE ET TRADUIRE LE CORAN AU MOYEN ÂGE 1037

FIG. 9. – Manuscrit Paris, BNF Arabe 384, f. 125 r°. Coran 19 : 12-30.

cette thématique coranique d’Abraham auquel se rattache l’islam est également présente dans le dernier verset traduit14.

L’histoire de Joseph, qui constitue le thème central de la sourate 12 (Y suf) ne paraît pas avoir attiré l’attention de notre lecteur qui s’est limité à une intervention correspondant aux versets 26 à 2815, à peine plus que pour Jonas16. En revanche, plusieurs versets épars relatifs à Moïse ont également été traduits, l’épisode de la confrontation avec

14. 22 : 78 (f. 138 v°).15. F. 97 r°.16. 37 : 142-144 (f. 183 r°).

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1038 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

Pharaon occupant une place importante17. Sur ce point, Riccoldo semble avoir été particulièrement attentif à comparer les données coraniques avec celles de la Bible18 – probablement dans une pers-pective polémique. David apparaît peu19 ; deux épisodes saillants relatifs à Salomon ont arrêté Riccoldo da Monte di Croce, celui de la reine de Saba et la mort du roi20. La présence de la légende des Sept dormants a pu surprendre notre commentateur : au début du passage de la s. 18 où apparaissent des allusions à la légende21, il a d’abord rédigé une note en face du v. 9, puis traduit quelques versets22.

À deux reprises, Riccoldo da Monte di Croce a donné dans la marge la traduction de versets concernant les Th m d et les ‘Âd23. Ces récits relatifs à l’Arabie ancienne sortent sans doute de la sphère des intérêts immédiats de notre traducteur et il n’est pas certain qu’il ait accordé une importance particulière à ces références. Il est possible toutefois que l’intégration de ces deux épisodes, telle qu’elle apparaît dans le texte coranique, à la série des récits relatifs aux prophètes venus apporter le message divin à leur peuple, au côté donc des gures bibliques dont il vient d’être question, ait été identi- ée comme un élément supplémentaire dans la liste des erreurs de la

doctrine musulmane. D’une autre origine, mais peut-être également éloignée de l’univers du traducteur, la légende de Gog et Magog a également trouvé une place dans les marges du manuscrit24.

Riccoldo da Monte di Croce a également remarqué les passages qui concernaient l’islam et en premier lieu le Coran. Sans doute au fait du concept d’inimitabilité, il a traduit trois passages qui s’y rapportent25. Est-ce parce qu’ils pouvaient être rattachés à cette thématique qu’il a transcrit en marge la version par Marc de Tolède de deux passages où il est question des djinns qui écoutent la prédi-cation26 ? Dans cette même ligne de pensée, il a relevé l’af rmation

17. 2 : 87 (f. 7 r°) ; 7 : 103 (f. 67 r°), 113 (f. 67 v°), 126 et suiv. (f. 67 v°-68 r°) ; 10 : 75 et suiv. (f. 88 v°-89 r°) ; 20 : 9-10, 17-18 (f. 127 v°) et 94 (f. 129 v°) ; 27 : 7 (f. 152 r°).

18. Voir sa note en face de 7 : 133 (f. 68 r°).19. 34 : 10-11 (f. 173 v°).20. 27 : 16-24 (f. 152 r° et v°) ; 34 : 14 (f. 174 r°).21. F. 119 v°. Sur la version de la légende dans le Coran, voir par exemple R. Tottoli, « Men of

the Cave », Encyclopaedia of the Qur’ n III, p. 374-375.22. 18 : 21-22 et 25 (f. 120 v°).23. 17 : 59 (f. 117 r°) ; 69 : 1-7 (f. 243 r°).24. 21 : 95-97 (f. 134 r°).25. 10 : 36-38 (f. 86 v°) ; 11 : 13-14 (f. 90 v° et 91 r°) ; 17 : 88 (f. 118 v°).26. 46 : 29-31 (f. 207 r°) ; AA avait auparavant commencé à traduire 72 : 1-2, traduction

complétée par Riccoldo (f. 237 r°).

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LIRE ET TRADUIRE LE CORAN AU MOYEN ÂGE 1039

qui est faite du « Coran arabe27 » – qui rejoint l’idée selon laquelle les envoyés de Dieu s’adressent à leur peuple dans sa langue. En revanche, la quête des points sur lesquels le texte coranique se contredit explique à la fois la traduction du verset 4 : 82 – où le texte tire argument de l’absence de contradictions internes pour prouver son origine divine – et la note critique qui l’accompagne. C’est sans doute la même perspective, celle de réunir des arguments pour une polémique anti-musulmane, que Riccoldo, suivant son devancier qui avait traduit 2 : 62, a retenu les versets discordants sur les Juifs et les Chrétiens : sont-ils sauvés28 ou le salut est-il réservé aux seuls musulmans29 ? La même orientation explique qu’il ait noté en marge la traduction de deux versets relatifs aux prêtres et aux moines30. Curieusement, il ne s’arrête qu’une fois sur le reproche adressé pourtant à plusieurs reprises aux Juifs et aux Chrétiens d’avoir falsi é leurs écritures31 ; est-ce parce qu’il s’accordait moins avec son dessein polémique ou bien parce qu’il lui paraissait incongru ? Il est plus surprenant de constater que Riccoldo a été retenu par une thématique plusieurs fois développée dans le Coran, celle des merveilles de la nature qui sont autant de preuves de l’existence de Dieu32.

Plusieurs des versets qui fondent les prescriptions de l’islam ont donné lieu à une traduction marginale. Cela concerne notamment le jeûne33, les ablutions34, la dévotion35, l’interdiction du vin et du maysir36, de l’usure37 ou encore les prescriptions en matière alimen-taire38. Riccoldo s’est également intéressé aux règles de bienséance qui apparaissent dans le texte coranique39. Les appels à combattre les associateurs (mušrik n) ont également attiré son attention40.

27. 43 : 2-4 ( f. 199 v°).28. 2 : 62 (f. 5 v°). Voir aussi d’autres passages hostiles aux Chrétiens (5 : 14 et suivants [f. 45 r°

et v°], 60-61 [f. 48 v°]). Parmi les critiques adressées aux Juifs, Riccoldo a traduit celles qui sont exprimées en 5 : 78 (f. 49 v°) et 9 : 30-32 (f. 78 v°) où apparaît le personnage mystérieux de ‘Uzayr que le Coran accuse les Juifs d’avoir associé à Allâh. Le nom est rendu par Eleazar, puis, dans une seconde traduction, par Aazir.

29. 2 : 111 (f. 8 v°) et 3 : 85 (f. 26 r°).30. Les versets 5 : 82-83 (f. 49 v°) leur sont favorables, ce qui n’est pas le cas de 9 : 34 (f. 78 v°).31. 2 : 79 (f. 6 v°).32. 16 : 67-69 (f. 111 v°) ; 31 : 31 (f. 167 r°) ; 55 : 3-13 (f. 218 v°) ; etc.33. 2 : 185 et 187 (f. 13 r° et v°).34. 4 : 43 (f. 35 v°) et 5 : 6 (f. 44 v°).35. 4 : 103 (f. 39 v°).36. 2 : 219 (f. 16 r°).37. 2 : 275 (f. 20 v°).38. 5 : 3-4 (f. 44 r°).39. 24 : 27-29 et 30 (f. 141 v°).40. 8 : 15 (f. 73 r°) et 17 (f. 73 v°) ; 9 : 3-5 (f. 76 v°) et 29 (f. 78 r°).

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1040 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

Les versets 48 : 27-29 – où il est question du pèlerinage – ont été traduits, probablement davantage en raison des informations qu’ils contiennent sur les rites eux-mêmes que pour leur lien avec la biographie du Prophète. Mais plus encore que ces différents sujets, représentés dans un nombre réduit de notes marginales, les pres-criptions relatives au mariage ou aux relations sexuelles semblent avoir reçu un traitement particulièrement soigné. Elles se trouvent souvent accentuées par le choix d’un vocabulaire délibérément cru pour des termes qui, en arabe, ne le sont pas. Alors que Marc de Tolède utilise le verbe contrahere pour l’arabe naka a, Riccoldo opte pour luxuriari ou encore futigare. Les notes qu’il a portées dans les marges trahissent son intérêt pour la place de la femme41 et la polygamie42, pour la dot43, pour les unions recommandées ou interdites44, pour la répudiation45, mais aussi pour la punition des adultères46, l’interdiction de la prostitution des servantes47 et la sodomie48.

Alors que les traductions de passages relatifs au jugement dernier49, à l’enfer et à ses châtiments50 sont relativement peu présents dans les marges du manuscrit Arabe 384, ceux qui évoquent les récompenses du paradis sont extrêmement nombreux51. Les mentions des houris ne pouvaient manquer de retenir Riccoldo da Monte di Croce qui a aussi relevé les descriptions de la végétation et notamment des cours d’eau qui agrémentent le jardin d’Éden, ou encore le faste que les Élus sont appelés à y trouver.

Sur le Prophète lui-même, le dominicain italien s’est natu-rellement attaché à relever les points qui pouvaient alimenter la

41. 2 : 223 (f. 16 r°).42. 4 : 3 (f. 32 v°).43. 4 : 24 (f. 34 v°).44. 4 : 22 (f. 34 r°) ; 24 : 32 (f. 142 r°).45. 2 : 230 (f. 16 v°) ; 24 : 6-7 (f. 140 v°) ; 58 : 1-3 (f. 223 r°) ; 65 : 1 (f. 230 v°).46. 24 : 1-4 (f. 140 r°).47. 24 : 33 (f. 142 r°).48. 2 : 189 (f. 13 v°) et 221 (f. 16 r°).49. 54 : 1-4 (f. 217 v°) ; 84 : 1-6 (f. 245 r°) ; 85 : 1-5 (f. 245 r°).50. 15 : 43-44 (f. 107 v°) ; 37 : 59-68 (f. 182 r°) ; 44 : 38-46 (f. 203 v°) ; 88 : 1-7 (f. 246 r°). Dans

les versets des sourates 37 et 44, il est question de l’arbre al-Zaqq m, ce qui a pu attirer l’attention de Riccoldo da Monte di Croce.

51. 3 : 15 (f. 22 v°) ; 4 : 13-18 (f. 33 v°), 57 (f. 36 v°) et 122 (f. 40 v°) ; 5 : 85 (f. 49 v°) ; 9 : 89 (f. 82 v°) ; 18 : 30-36 (le plus développé, f. 121 r°) ; 19 : 58-62 (f. 126 r°) ; 22 : 23-24 (f. 136 r°) ; 36 : 54-58 (f. 180 r°) ; 37 : 39-52 (f. 181 v°) ; 38 : 49-53 (f. 185 v°) ; 43 : 68-72 (f. 202 r°) ; 52 : 19-20 (f. 215 r°) et 22-26 (f. 215 v°) ; 55 : 46-58 et suivants (f. 219 v°) ; 88 : 8-16 (f. 246 r°). Au f. 3 v°, AA avait déjà signalé un verset relatif aux délices du paradis (2 : 25).

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LIRE ET TRADUIRE LE CORAN AU MOYEN ÂGE 1041

polémique contre l’islam52. On ne sera donc pas surpris de trouver une traduction relativement suivie des versets qui se rapportent à l’épisode de Zayd et au mariage avec Zaynab53. Dans la même sourate 33, les prescriptions relatives au comportement à tenir à l’égard de Mu ammad sont également traduites54, de même que le passage où il est présenté comme le « sceau des Prophètes »55. Des versets qui insistent sur son côté humain, voire modeste ont égale-ment suscité des notes marginales56 ; il en va de même pour un des passages où le texte coranique insiste sur le fait que le Prophète redit ce que ceux qui sont venus avant lui ont proclamé57. De manière plus inattendue, l’invitation faite à Mu ammad de ne pas se presser de proclamer les révélations qu’il avait reçues a retenu l’attention de Riccoldo58 ; ce dernier ne pouvait en revanche manquer de réagir devant l’af rmation gurant dans le Coran que la venue du Prophète était annoncée dans les Écritures59. Le début de la sourate 17, qui mentionne le célèbre voyage nocturne, fait également partie des versets traduits dans la marge, d’autant que, comme nous l’avons vu, Riccoldo recti e sur ce point Marc de Tolède.

Les notes de traduction des marges du manuscrit Arabe 384 exploitent largement l’œuvre de Marc de Tolède et nous invitent donc à corriger l’opinion répandue selon laquelle cette traduction n’aurait pas eu d’écho : le manuscrit montre clairement qu’elle était utilisée en Italie à la n du XIIIe siècle ou au début du XIVe par un savant qui connaissait bien l’islam qu’il s’est employé à combattre dans son Contra legem Saracenorum. Ces mêmes notes nous révèlent d’autre part l’étendue des compétences linguistiques en arabe de Riccoldo da Monte di Croce. Il est évident qu’il a appris cette langue et il semble qu’il ait recueilli des indications auprès d’informa-teurs – si l’on en juge par des confusions qui pourraient s’expliquer par une approche orale. Il est néanmoins capable de lire le texte et d’identi er les passages qui ont retenu son attention. L’examen des

52. C’est peut-être dans cet esprit que Riccoldo relève des passages qui, comme en 54 : 24-27 (f. 218 r°), contiennent des critiques adressées à Mu ammad par ses contemporains.

53. 33 : 37-40 (f. 171 r°). Dans le même ordre d’idées, les passages qui se rapportent aux femmes du Prophète ont également été traduits (33 : 30-33 [f. 170 v°] et 50 [f. 171 v°] ; 66 : 1-4 [f. 231 r°]).

54. 33 : 53-54 (f. 172 r°).55. 33 : 40 (f. 171 r°, avec une traduction légèrement différente au f. 171 v°).56. Mu ammad n’accomplit pas de miracles : 6 : 46 et 50 (f. 54 r°) ; 13 : 7-10 (f. 101 v°) ; 40 :

78 (f. 194 r°). Le messager est un homme : 17 : 94-95 (f. 118 v°).57. 41 : 43(f. 196 r°).58. 20 : 114 (f. 130 r°).59. 7 : 157 (f. 69 v°).

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1042 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

modi cations qu’il a apportées à la traduction de son devancier fait néanmoins apparaître un nombre élevé d’erreurs qui jettent un doute sur la connaissance effective qu’il avait de l’arabe coranique. Plus que les inexactitudes, parfois déconcertantes, sur le sens des mots, ce sont les fautes qui touchent à l’identi cation des formes verbales ou nominales qui trahissent une certaine inexpérience.

Pourquoi avoir entrepris dans ces conditions de retoucher ponc-tuellement la traduction de Marc de Tolède ? L’examen de la sélec-tion de passages traduits fournit quelques éléments de réponse. Ce qui touche à la Bible, à l’Évangile et, plus généralement, au chris-tianisme représente une proportion importante de ce dont Riccoldo souhaitait disposer en latin, probablement à des ns de repérage en consultant le volume. Les commentaires ajoutés occasionnelle-ment permettent de discerner l’orientation polémique qui a présidé à cette opération. Mais la recherche ne s’est pas cantonnée aux seules références chrétiennes du Coran, d’autant que le dominicain italien semble avoir voulu relever les contradictions internes du texte – ou du moins ce qu’il identi ait comme telles. En de nombreuses occasions, ce sont des points du texte concernant les pratiques et croyances musulmanes qui ont été sélectionnées en vue d’être traduites. Dans ce cas encore, les intentions polémiques de Riccoldo da Monte di Croce, re étées par quelques retouches qui forcent un peu le sens ou encore par les gloses qui, çà et là, nous permettent de saisir ses vues personnelles, expliquent sans doute qu’il ait entrepris ce travail dans les marges d’une copie du Coran.

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MM. Pierre-Sylvain FILLIOZAT, Jean RICHARD et Azedine BESCHAOUCH, associé étranger de l’Académie, interviennent après cette communication.

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