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ANALYSE DE LA LITTÉRATURE / LITERATURE REVIEW Accouchement des grossesses gémellaires : la césarienne programmée est-elle justifiée ? Lecture critique de larticle : Barrett et al. (2013) A randomized trial of planned cesarean or vaginal delivery for twin pregnancy. New Engl J Med 369(14):1295-1305 Birth of twin pregnancies: is programmed caesarean justified? X. Carcopino Reçu le 11 octobre 2013 ; accepté le 7 novembre 2013 © Springer-Verlag France 2013 Est-il licite de proposer une césarienne programmée en cas de grossesse gémellaire dévolution normale dont le premier jumeau est en présentation céphalique ? Cest à cette ques- tion largement débattue quun essai prospectif randomisé multicentrique récemment publié dans le New England Jour- nal of Medicine tente de répondre. Entre 2003 et 2011, 2804 femmes ayant une grossesse gémellaire entre 32 et 38 SA et 6 jours avec le premier jumeau en présentation céphalique et les deux fœtus vivants avec un poids fœtal estimé en écho- graphie entre 1500 et 4000 g ont été incluses. Cet essai a été mené sur 106 maternités réparties dans 25 pays différents. On notera que les grossesses monoamiotiques nont pas été incluses dans cet essai, de même que les patientes ayant un antécédent de césarienne avec incision utérine segmentocor- poréale verticale ou les patientes ayant un utérus bicicatriciel ou plus. Après inclusion, les patientes étaient randomisées entre une césarienne programmée et un accouchement par voie basse programmée. Pour ces deux groupes, la naissance était planifiée entre 37 SA et 5 jours et 38 SA et 6 jours. Pour les patientes ayant un accouchement par voie basse pro- grammé, la possibilité dune césarienne en début de travail était laissée à la libre appréciation de lobstétricien. Après laccouchement du premier jumeau, lutilisation de lécho- graphie était recommandée pour évaluer la présentation du second jumeau. Dans le cas ou celui-ci était également en présentation céphalique, les membranes étaient laissées intactes jusquàlengagement de la tête fœtale à moins que des anomalies du rythme cardiaque fœtal indiquent une extraction instrumentale. Dans le cas où le second jumeau nétait pas en présentation céphalique, la prise en charge était laissée à la libre appréciation de lobstétricien. Le critère de jugement principal de cette étude était une estimation composite de la mortalité fœtale ou néonatale et de la mor- bidité néonatale sévère. Le critère de jugement secondaire était une estimation composite de la mortalité et de la mor- bidité maternelle sévère. Le calcul du nombre de sujet à inclure a été effectué pour permettre de mettre en évidence une réduction du critère de jugement principal de 4 à 2 % en programmant une naissance par césarienne par rapport à une naissance par voie basse avec une puissance de 80 % et une valeur bilatérale de p de 0,05. Au total, cet essai ne montre aucune différence significa- tive entre les deux groupes : une mort fœtale ou néonatale et/ou une morbidité néonatale sévère a été observée chez 2,2 % des nouveau-nés du groupe césarienne programmée et 1,9 % de ceux du groupe voie basse programmée (OR : 1,16 ; IC à 95 % : 0,77-1,74 ; p = 0,49). Quant à la mortalité et morbidité maternelle sévère composite, le taux observé était de 7,3 et 8,5 %, respectivement (p = 0,29). On notera que, par rapport au premier, le second jumeau était significativement plus à même davoir une issue défavorable (OR : 1,90 ; IC à 95 % : 1,34-2,69 ; p < 0,001), mais sans que la césarienne programmée permettre de modifier ce risque. Alors comment interpréter les résultats de cette étude et quel enseignement en tirer pour notre pratique quotidienne ? On ne peut tout dabord que saluer la qualité méthodolo- gique de cet essai qui apporte ici une réponse à la question de la voie daccouchement des gémellaires avec un haut niveau de preuve. Il est évident que cet article fera date et servira de référence pour les obstétriciens dans les années à venir. Il sagit dun essai prospectif randomisé multicen- trique. Les accouchements ont été réalisés par des obstétri- ciens expérimentés évalués dans leurs conditions habituel- les dexercice. La randomisation des patientes a permis dobtenir des caractéristiques parfaitement comparables X. Carcopino (*) Service de gynécologie obstétrique, hôpital Nord, chemin des Bourrely, F-13915 Marseille cedex 20, France e-mail : [email protected] Rev. Méd. Périnat. (2013) 5:236-237 DOI 10.1007/s12611-013-0255-3

Accouchement des grossesses gémellaires: la césarienne programmée est-elle justifiée ?; Birth of twin pregnancies: is programmed caesarean justified?;

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ANALYSE DE LA LITTÉRATURE / LITERATURE REVIEW

Accouchement des grossesses gémellaires : la césarienne programméeest-elle justifiée ?

Lecture critique de l’article : Barrett et al. (2013) A randomized trial of planned cesareanor vaginal delivery for twin pregnancy. New Engl J Med 369(14):1295-1305

Birth of twin pregnancies: is programmed caesarean justified?

X. Carcopino

Reçu le 11 octobre 2013 ; accepté le 7 novembre 2013© Springer-Verlag France 2013

Est-il licite de proposer une césarienne programmée en casde grossesse gémellaire d’évolution normale dont le premierjumeau est en présentation céphalique ? C’est à cette ques-tion largement débattue qu’un essai prospectif randomisémulticentrique récemment publié dans le New England Jour-nal of Medicine tente de répondre. Entre 2003 et 2011, 2804femmes ayant une grossesse gémellaire entre 32 et 38 SA et6 jours avec le premier jumeau en présentation céphalique etles deux fœtus vivants avec un poids fœtal estimé en écho-graphie entre 1500 et 4000 g ont été incluses. Cet essai a étémené sur 106 maternités réparties dans 25 pays différents.On notera que les grossesses monoamiotiques n’ont pas étéincluses dans cet essai, de même que les patientes ayant unantécédent de césarienne avec incision utérine segmentocor-poréale verticale ou les patientes ayant un utérus bicicatricielou plus. Après inclusion, les patientes étaient randomiséesentre une césarienne programmée et un accouchement parvoie basse programmée. Pour ces deux groupes, la naissanceétait planifiée entre 37 SA et 5 jours et 38 SA et 6 jours. Pourles patientes ayant un accouchement par voie basse pro-grammé, la possibilité d’une césarienne en début de travailétait laissée à la libre appréciation de l’obstétricien. Aprèsl’accouchement du premier jumeau, l’utilisation de l’écho-graphie était recommandée pour évaluer la présentation dusecond jumeau. Dans le cas ou celui-ci était également enprésentation céphalique, les membranes étaient laisséesintactes jusqu’à l’engagement de la tête fœtale à moins quedes anomalies du rythme cardiaque fœtal indiquent uneextraction instrumentale. Dans le cas où le second jumeaun’était pas en présentation céphalique, la prise en charge était

laissée à la libre appréciation de l’obstétricien. Le critèrede jugement principal de cette étude était une estimationcomposite de la mortalité fœtale ou néonatale et de la mor-bidité néonatale sévère. Le critère de jugement secondaireétait une estimation composite de la mortalité et de la mor-bidité maternelle sévère. Le calcul du nombre de sujet àinclure a été effectué pour permettre de mettre en évidenceune réduction du critère de jugement principal de 4 à 2 % enprogrammant une naissance par césarienne par rapport à unenaissance par voie basse avec une puissance de 80 % et unevaleur bilatérale de p de 0,05.

Au total, cet essai ne montre aucune différence significa-tive entre les deux groupes : une mort fœtale ou néonataleet/ou une morbidité néonatale sévère a été observée chez2,2 % des nouveau-nés du groupe césarienne programméeet 1,9 % de ceux du groupe voie basse programmée (OR :1,16 ; IC à 95 % : 0,77-1,74 ; p = 0,49). Quant à la mortalitéet morbidité maternelle sévère composite, le taux observé étaitde 7,3 et 8,5 %, respectivement (p = 0,29). On notera que, parrapport au premier, le second jumeau était significativementplus à même d’avoir une issue défavorable (OR : 1,90 ; IC à95 % : 1,34-2,69 ; p < 0,001), mais sans que la césarienneprogrammée permettre de modifier ce risque.

Alors comment interpréter les résultats de cette étude etquel enseignement en tirer pour notre pratique quotidienne ?On ne peut tout d’abord que saluer la qualité méthodolo-gique de cet essai qui apporte ici une réponse à la questionde la voie d’accouchement des gémellaires avec un hautniveau de preuve. Il est évident que cet article fera date etservira de référence pour les obstétriciens dans les années àvenir. Il s’agit d’un essai prospectif randomisé multicen-trique. Les accouchements ont été réalisés par des obstétri-ciens expérimentés évalués dans leurs conditions habituel-les d’exercice. La randomisation des patientes a permisd’obtenir des caractéristiques parfaitement comparables

X. Carcopino (*)Service de gynécologie obstétrique, hôpital Nord,chemin des Bourrely, F-13915 Marseille cedex 20, Francee-mail : [email protected]

Rev. Méd. Périnat. (2013) 5:236-237DOI 10.1007/s12611-013-0255-3

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entre les deux groupes. Néanmoins, il s’agit d’une analyseen intention de traiter et on notera que si, dans le groupecésarienne programmée, celle-ci a effectivement été réaliséepour les deux jumeaux dans 89,9 % des cas (dont 59,2 %avant la mise en travail), seuls 56,2 % des patientes dugroupe voie basse programmée ont effectivement accouchépar voie basse des deux jumeaux. Dans ce second groupe,4,2 % des patientes ont eu une césarienne pour le secondjumeau, mais surtout, 39,6 % ont eu une césarienne pourles deux jumeaux dont 67,5 % ont été réalisées pendant letravail. On notera également que le délai de naissance entreles deux jumeaux était de 3,6 min (± 9,3) dans le groupecésarienne programmée contre 10 min (± 16,7) pour lespatientes ayant un accouchement par voie basse programmé.Certes, ces différences doivent être prises en compte dansl’interprétation de ces résultats, mais elles ne font que reflé-ter la réalité de notre pratique obstétricale courante et n’en-lèvent rien à la validité de cette étude. On sera plus critiquesur le fait que, s’agissant d’une étude multicentrique inter-nationale, seulement 52 % des patientes ont été prises encharge dans des pays ayant une mortalité périnatale infé-rieure à 15 décès pour 1000 naissances, ce qui limite mal-heureusement l’extrapolation de ces résultats aux pays déve-

loppés. Enfin, un grand nombre de naissances étantsurvenues avant 37 SA (près de 47 %), cette étude ne permetpas d’apporter une réponse précise pour les patientes accou-chant après 37 SA et d’autres études restent nécessaires pourapporter des éléments de réponse pour ce sous-groupe spé-cifique de patientes.

Au final, en concluant que la césarienne programméepour l’accouchement des grossesses gémellaires dont le pre-mier jumeau est en présentation céphalique entre 32 et 38 SAet 6 jours n’a pas d’influence significative en terme decomplications fœtales et maternelles sévères, cette étuden’apporte aucun argument pour recommander la pratiquede la césarienne programmée dans cette indication. Cetteétude apporte des réponses à des questions importantes pournotre pratique obstétricale quotidienne. En ne montrant pasde différence entre les deux groupes en terme d’issue fœtaleet maternelle à court terme, la décision à l’égard de cespatientes devra absolument tenir compte du risque pour lesgrossesses ultérieures en cas d’utérus bi- et multicicatriciel,et en particulier du risque de placenta accreta et percreta dontl’incidence est en constante augmentation. Une fois n’est pascoutume, une étude prospective randomisée en obstétriquepermet de défendre la voie basse, qu’on se le dise !

Rev. Méd. Périnat. (2013) 5:236-237 237