Action Rationalité & Société_Autour de Descombes

  • Upload
    bchris

  • View
    238

  • Download
    3

Embed Size (px)

Citation preview

MP Descombes

11/12/06

11:39

Page 1

MP Descombes

11/12/06

11:39

Page 2

MP Descombes

11/12/06

11:39

Page 3

ACTION, RATIONALIT ET SOCITAUTOUR DE VINCENT DESCOMBES

MP Descombes

11/12/06

11:39

Page 4

MP Descombes

11/12/06

11:39

Page 5

ACTION, RATIONALIT ET SOCITAUTOUR DE VINCENT DESCOMBES

Sous la direction de Bruno Gnassounou

Stphane Chauvier Philippe de Lara Vincent Descombes Bruno Gnassounou Sandra Laugier Pierre Livet Pierre Manent Pierre Pachet Jean-Claude Pinson Roger Pouivet Claude Romano Dimitrios Rosakis Patrick Savidan Philippe UrfalinoDITIONS CCILE DEFAUT

MP Descombes

11/12/06

11:39

Page 6

Les textes qui constituent le prsent volume ont t runis loccasion des Journes dtude Action, rationalit et socit. Autour de Vincent Descombes organis du 5 au 9 septembre 2005 La Baule par le dpartement de philosophie de luniversit de Nantes, le Ceperc (universit de Provence), le Shadyc (CNRS-EHESS) et les Archives Henri Poincar (universit de Nancy)

DITIONS CCILE DEFAUT, 2007 15, RUE DE LA BARILLERIE 44000 NANTES

ISBN-13 978-2-35018-036-6

MP Descombes

11/12/06

11:39

Page 7

QUOI SERT LE MOT JE?

Stphane Chauvier

Dans son ouvrage Le Complment de sujet 1, Vincent Descombes sest efforc dtablir que si nous avions besoin dun concept de sujet compris comme subjectum, cest-dire comme sujet de prdication, ainsi que dun concept de sujet compris comme agent ou premier agent, nous naurions nullement besoin du concept philosophique moderne de sujet compris comme rapport soi. Nous nen aurions besoin ni dans ce que Vincent Descombes appelle la philosophie de la premire personne, mais ni non plus et peuttre surtout en morale, en politique et en philosophie du droit, ds lors que des notions comme celles de souci de soi, dexistence pour soi, de lois quon simpose soi-mme, de devoirs auxquels on soblige soi-mme, etc., qui sont autant de dclinaisons du concept moderne de sujet comme rapport soi, seraient des sortes de monstres grammaticaux1. Vincent Descombes, Le Complment de sujet. Enqute sur le fait dagir par soimme, Paris, Gallimard, NRF essais , 2004.

7

MP Descombes

11/12/06

11:39

Page 8

ACTION , RATIONALIT ET SOCIT

nous dissimulant la ralit de notre condition morale, politique et sociale qui est celle dagents engags dans un monde social et historique dont ils ne sont pas les auteurs. La difficult principale souleve par cette thse particulirement radicale de Vincent Descombes vient, notre sens, de ce quelle ne prend pas en compte lensemble des domaines dans lequel un tel concept moderne de sujet semble requis. En particulier, sil est vrai que la philosophie morale et politique moderne est bien une philosophie de la libert et une philosophie souvent grammaticalement fautive de la libert, elle est aussi une philosophie de lgalit et la manire dont la philosophie moderne pense lgalit tranche sur les conceptions anciennes de lgalit par lusage essentiel quelle fait du concept de personne et de notions normatives connexes comme celles dgale considration des personnes, dexigence de reconnaissance des personnes ou de dignit de la personne 2. Or il parat difficile de dfinir le concept de personne impliqu par ce2. Il est bien connu par exemple que, pour un auteur comme Aristote, lexigence dgalit ou de justice sociale tait parfaitement compatible avec lassomption dimportantes ingalits de dotations, parce qu ses yeux, il ny avait aucune difficult soutenir que diffrents tres humains pouvaient tre tenus pour ingaux, relativement la dotation considre. Or si le schma de la justice distributive ou de lgalit proportionnelle reste toujours, aux yeux des Modernes, un schma dvaluation valide, il devient beaucoup plus difficile de sen servir pour justifier des ingalits de dotations sociales, prcisment parce quil est devenu beaucoup plus difficile de donner sens lide selon laquelle des personnes pourraient avoir droit un niveau de dotation suprieur celui des autres. Ce qui permet, dans laxiomatique sociale moderne, de justifier des ingalits, ce nest pas la supriorit ou linfriorit des personnes, mais cest leur responsabilit dans le niveau de leurs dotations. Comme lcrit John Roemer, sil y a une ide qui peut tre

8

MP Descombes

11/12/06

11:39

Page 9

QUOI SERT LE MOT

JE

?

genre de considrations sans y investir le concept de sujet compris comme rapport soi 3. La thse de Vincent Descombes dans son Complment de sujet est-elle toutefois aussi radicale quil y parat ? Estce vraiment le concept moderne de sujet comme rapport soi dont Vincent Descombes a fait la critique ? Il importe de distinguer un concept et une conception 4. Une chose est le concept de baleine, une autre est la conception que lon se fait de cette sorte danimaux. Or est-ce vraiment le concept de sujet comme rapport soi qui est vide ou est-ce simplement la conception que les philosophes modernes se sont faite du contenu de ce concept qui est fautive ? Fautil sen prendre au concept moderne de sujet ou la manire usuelle chez les Modernes den dfinir ou den comprendre le contenu ? Nous pensons que, de fait, ce que Vincent Descombes a tabli dans son ouvrage, cest non pas que le concept de sujet comme rapport soi tait vide, mais quune certaine conception, trs rpandue, du sens ou du contenu de ce concept tait inadquate. Pour le montrer, nous allons nous concentrer sur une partie limite, mais cruciale de largumentation de Vincenttenue pour lune des plus importantes des thories contemporaines de la justice distributive, cest que la responsabilit personnelle restreint de manire justifie le degr dgalit des revenus que lon peut exiger (John E. Roemer, Theories of Distributive Justice, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1996, p. 164). 3. Nous nous permettons de renvoyer notre essai Quest-ce quune personne ?, Paris, Vrin, 2003. 4. Sur cette distinction, cf. notamment David Wiggins, Substance and Sameness Renewed, Cambridge, CUP, 2001, p. 10-11.

9

MP Descombes

11/12/06

11:39

Page 10

ACTION , RATIONALIT ET SOCIT

Descombes, celle quil consacre la philosophie de la premire personne 5. Nous allons dabord essayer de montrer que lentreprise de Vincent Descombes nest pas, dans cette partie de son livre, une pure entreprise de dmolition, mais quelle dbouche tout simplement sur une autre conception du sujet comme rapport soi. Dans un second temps, nous essayerons de montrer pourquoi cette conception alternative nest pas entirement satisfaisante et nous essayerons den suggrer une autre.

1. LE SUJET MODERNE ET LA PREMIRE PERSONNE Commenons dabord par identifier avec prcision la cible de Vincent Descombes. Nous avons dit que cette cible tait la thse des philosophes modernes selon laquelle tre un sujet, cest avoir un rapport essentiel et privilgi avec soi-mme. Mais, en ralit, la cible de Vincent Descombes est plus prcise. Car le rapport essentiel et privilgi avec soi-mme dont parlent les philosophes modernes nest pas nimporte quel rapport. Cest, en son principe, un rapport cognitif soi, quon lappelle rflexion sur soi, conscience de soi ou sentiment de soi. On peut donc dire, pour faire court, que la cible prcise de Vincent Descombes, cest le sujet conu comme rapport cognitif soi. Tout le problme va donc tre de savoir si, en condamnant la notion dun rapport cognitif soi, on condamne la5. Cest--dire la partie intitule Lgologie cognitive , spcialement les chapitres XV et XVI.

10

MP Descombes

11/12/06

11:39

Page 11

QUOI SERT LE MOT

JE

?

notion mme de sujet comme rapport soi ou bien une simple conception de ce rapport. Daprs Vincent Descombes, cette conception moderne du sujet comme rapport cognitif soi constitue, moins dun point de vue historique 6 que du point de vue de la dpendance logique des ides, un sous-produit dune certaine philosophie de la premire personne, cest--dire dune rflexion sur la diffrence quil y a entre lexpression dun fait concernant quelquun la troisime personne et son expression la premire personne (p. 126). On serait fatalement conduit introduire un concept de sujet comme rapport cognitif soi ds lors quon admettrait quun nonc en premire personne, comme jai mal ou je veux sortir , serait un nonc dans lequel le locuteur ferait rfrence lui-mme ou se dsignerait luimme. Car, pour que le locuteur fasse rfrence luimme, il semble requis que le locuteur dispose dun accs soi et cet accs soi ne peut tre identique celui qui permet un observateur extrieur de parler du locuteur. Il faudrait donc que le locuteur ait un rapport cognitif interne et immdiat lui-mme pour pouvoir dire je , ds lors que je ne serait rien dautre, dans sa bouche, quun mot par lequel il ferait rfrence lui-mme.6. Un problme important, mais connexe, que soulve le livre de Vincent Descombes est de savoir qui sont exactement les philosophes qui ont propos un tel concept ou une telle conception du sujet comme rapport cognitif soi. Vincent Descombes mentionne assez souvent Husserl et il est incontestable que la phnomnologie husserlienne fait fond sur une telle conception. Mais il nest pas certain quil y ait, sur ce point, une tradition univoque allant de Descartes Husserl. Nous reviendrons sur ce point en conclusion.

11

MP Descombes

11/12/06

11:39

Page 12

ACTION , RATIONALIT ET SOCIT

Cest ce lien suppos entre le concept de sujet comme rapport cognitif soi et la conception rfrentialiste du mot je qui commande la principale critique que Vincent Descombes adresse la notion de sujet comme rapport cognitif soi. La manire la plus radicale de montrer que nous navons pas besoin dun concept de sujet comme rapport cognitif soi consiste en effet montrer que la conception rfrentialiste du mot je qui supporte ce concept est, sinon errone, du moins facultative. Si lon peut rendre compte du rle du mot je sans le crditer dune fonction rfrentielle, on aura t un support important au concept de sujet comme rapport cognitif soi. Nous allons donc examiner les grandes lignes de cette critique de la thorie rfrentialiste du je et nous allons essayer de mettre en vidence quelle ne peut aboutir que moyennant la mise en place dune conception alternative, non seulement du mot je , mais, avec lui, du sujet luimme ou de lutilisateur du mot je .

2. LA CONCEPTION RFRENTIALISTE DU MOT JE Vincent Descombes avance deux arguments trs diffrents lencontre de la conception rfrentialiste du je , lun qui nous parat ne pas pouvoir aboutir, lautre qui, en revanche, peut tre probant, mais la condition de fournir une explication de rechange.

12

MP Descombes

11/12/06

11:39

Page 13

QUOI SERT LE MOT

JE

?

Rfrentialisme direct et rfrentialisme indirect En premier lieu, Vincent Descombes semble admettre plusieurs reprises quil ne serait pas possible de souscrire une conception rfrentialiste du rle du mot je sans tre conduit souscrire un dualisme de la personne objective et de la personne subjective. Il fait sienne, de ce point de vue, une ide avance par Wittgenstein dans le Cahier bleu 7 et reprise par lizabeth Anscombe dans son article sur la premire personne 8, daprs laquelle si le mot je est rfrentiel dans des noncs comme jai mal ou je crois quil pleut , ce quoi je fait rfrence ne peut pas tre la personne objective, celle dont les autres peuvent parler et laquelle ils peuvent faire rfrence en employant notamment son nom, mais quelque chose comme la face subjective ou intrieure de la personne objective, autrement dit un Ego, un Moi ou un Soi. Largument gnral aurait donc la forme suivante : si je est rfrentiel, alors, dans un grand nombre de cas, lobjet de rfrence ne peut tre que distinct de la personne objective. Or il est absurde de souscrire un tel dualisme. Donc je ne peut pas tre rfrentiel 9.7. Ainsi peut-on penser que dans le cas o je nest pas employ pour reconnatre quelquun par son aspect physique, mais semploie comme sujet, nous avons limpression que ce mot nous renvoie une chose incorporelle, mais qui est installe dans notre corps. Cette chose nous semble en fait tre le vritable ego, celui dont on a dit Cogito ergo sum. (Wittgenstein, Le Cahier bleu, trad. G. Durand, Paris, Gallimard, 1965, p. 130.) 8. lizabeth Anscombe, The First Person , in Samuel Guttenplan (d.), Mind and Language, Oxford, OUP, 1975, p. 45-65, repris dans Quassim Cassam (d.), Self-Knowledge, Oxford, OUP, 1994, p. 140-159. 9. Le Complment de sujet, p. 147.

13

MP Descombes

11/12/06

11:39

Page 14

ACTION , RATIONALIT ET SOCIT

La difficult avec cet argument vient de ce quil ne tient pas compte du fait quil existe deux formes de rfrentialisme, un rfrentialisme quon peut appeler direct et un rfrentialisme indirect. La position que nous proposons dappeler rfrentialisme direct correspond grosso modo la position que discute et rejette Vincent Descombes. Daprs cette conception, si, dans un jugement comme jai mal , je est rfrentiel, il faut alors quil y ait, dans lexprience du locuteur, quelque chose qui corresponde au prdicat, savoir une sensation de douleur, et quelque chose qui corresponde au sujet. Et dans ce cas il est bien clair que ce qui se trouve prsent dans lexprience du locuteur et qui rpond au mot je ne peut pas tre ce qui est prsent dans lespace public quand un observateur dit Stphane Chauvier a mal . On est donc bien, dans ce cas, fatalement conduit une position du type de celle que Husserl dveloppe dans ses Mditations cartsiennes, une conception daprs laquelle on ne pense la premire personne que sur la base, comme le dit Husserl au 46, dune perception de son ego10 . Le problme est quil nest pas vrai que toute conception rfrentialiste du mot je soit oblige de souscrire une forme de dualisme et quelle dbouche par consquent sur le concept de sujet comme rapport cognitif dun Ego spirituel ou dsincarn lui-mme. Il y a en effet place, au moins dans la littrature contemporaine 11, pour une autre10. Husserl, Mditations cartsiennes, trad. G. Pfeiffer & E. Lvinas, Paris, Vrin, 1969, p. 85. 11. Sous la rubrique du rfrentialisme indirect, il faudrait distinguer les auteurs qui, la suite de David Kaplan et John Perry, exploitent les caractristiques automatiques de la rfrence indexicale et ceux qui, la suite de Gareth

14

MP Descombes

11/12/06

11:39

Page 15

QUOI SERT LE MOT

JE

?

forme de rfrentialisme quon peut appeler indirect . Pour en donner une prsentation image, nous dirons que, de la mme manire quen pointant son doigt vers une grosse fume noire que lon voit au loin, on peut dire et penser Cet incendie doit tre important , de la mme manire la faon dont certains processus ou certains tats se manifestent nous ou sont connus de nous pourrait tre ce qui justifie ou, selon les versions, ce qui explique que nous nous les attribuons. Nous ferions rfrence lincendie que nous sommes, en pointant notre attention sur la fume de nos tats. Or cette conception a une consquence notable, qui la distingue de ce que nous avons appel le rfrentialisme direct : cest quelle nimplique nullement que ce quoi le mot je fait rfrence soit une autre entit que la personne objective laquelle un observateur extrieur peut faire rfrence en troisime personne. Autrement dit, sil est vrai que ce qui me conduit juger que jai mal nest pas de mme nature que ce qui conduit autrui juger que jai mal, il ne sensuit pas que le rfrent soit dans chaque cas une entit distincte. Un mme rfrent peut en effet tre donn de manire diffrente diffrentes personnes ou la mme personne des moments diffrents, sans que cette multiplicit des modes de prsentation ne conduise Evans, invoquent une forme didentification indirecte de soi. Cest essentiellement cette dernire position que nous songeons ici. Cf. D. Kaplan, Demonstratives , in J. Almog, J. Perry & H. Wettstein, Themes from Kaplan, Oxford, OUP, 1989 ; J. Perry, The Problem of The Essential Indexical and Others Essays, Oxford, OUP, 1993 ; G. Evans, The Varieties of Reference, Oxford, Clarendon Press, 1982.

15

MP Descombes

11/12/06

11:39

Page 16

ACTION , RATIONALIT ET SOCIT

devoir multiplier les rfrents. Entre une pense la premire personne et une pense la troisime personne, il pourrait donc ny avoir quune diffrence cognitive, mais nulle diffrence smantique. Il est donc possible de contester quil y ait un lien ncessaire entre rfrentialisme et doctrine de lEgo, de sorte quon ne peut se dfaire du concept de sujet comme rapport cognitif soi-mme, en se bornant mettre en lumire linintelligibilit de certaines formulations husserliennes. Il faut sattaquer lide mme de rfrentialit et, avec elle, toute espce de notion dun rapport cognitif soi-mme quil soit direct ou indirect comme fondement de la pense en premire personne. La non-rfrentialit Cest cette attaque contre lide mme de rfrentialit, quelle soit directe ou indirecte, qui constitue le second et principal aspect de la critique de Vincent Descombes. Cette attaque roule sur deux arguments principaux qui, lun et lautre, reposent sur la mise en lumire dune certaine condition de la rfrence. Autrement dit, ces deux arguments sont de la forme : pour quil y ait rfrence quelque chose au moyen dune expression linguistique, une certaine condition F doit tre prsente. Or cette condition ne peut pas tre prsente quand un locuteur dit je . Donc il ny a pas de rfrence quand un locuteur dit je . Le premier de ces deux arguments repose sur la prmisse suivante : pour quil y ait rfrence quelque chose au moyen dune expression linguistique, il faut quil existe

16

MP Descombes

11/12/06

11:39

Page 17

QUOI SERT LE MOT

JE

?

une relation de rfrence objective ou socialement reconnue entre lexpression en question et un certain objet 12. Vincent Descombes prsente cette condition comme un antidote une forme de mentalisme qui voudrait que les mots quon emploie fassent rfrence ce que nous avons lesprit et que nous dcidons de leur associer. Cette forme de mentalisme se heurterait en effet largument de limpossibilit dun langage priv et, de manire gnrale, elle mconnatrait le caractre social du langage et institutionnel du sens. Comme Vincent Descombes illustre essentiellement cette ide au moyen de lexemple des noms propres, on peut en conclure que ce quil montre, cest que je ne peut pas tre le nom propre du locuteur et sans doute a-t-il prsent lesprit la situation imagine par lizabeth Anscombe dans son article sur la premire personne 13, o les gens ont sur la poitrine une lettre A dont ils se servent comme dun nom propre deux-mmes. Le problme est que cet argument, sil est ncessaire, ne peut pas suffire, parce quil nest pas vrai que nous ne puissions faire rfrence un objet quau moyen dun nom propre de cet objet. On a montr que je ne pouvait pas tre rfrentiel au sens o les noms propres le sont, mais il ny a pas que les noms propres qui soient rfrentiels dans la vie ! On peut notamment faire rfrence un objet au moyen dune expression dmonstrative, par exemple ce lapin . Le second argument de Vincent Descombes contre la rfrentialit de je vise donc la possibilit que je 12. Le Complment de sujet, p. 142. 13. P. 143-144 dans ldition de Q. Cassam.

17

MP Descombes

11/12/06

11:39

Page 18

ACTION , RATIONALIT ET SOCIT

soit rfrentiel, non pas au sens o un nom propre est rfrentiel, mais au sens o un dmonstratif peut ltre. Il y a plusieurs aspects dans cet argument. Un premier aspect veut quun dmonstratif soit toujours associ un concept sortal, par exemple ce lapin . En effet, un dmonstratif pur comme ceci ne peut lui seul fournir un rfrent, moins de sous-entendre, en fonction du contexte ou des noncs antrieurs, une certaine description. Or si je tait rfrentiel la manire dun dmonstratif, il ne pourrait tre quun dmonstratif pur. Mais un dmonstratif pur ne peut pas tre soi seul rfrentiel. Cet argument est toutefois peu probant. On peut en effet trs bien objecter que je pourrait tre le seul dmonstratif pur tre non ambigu, ds lors quen fonction de son contexte dusage, il ne peut faire rfrence qu un seul et unique objet. Mais il y a un autre aspect de largument de Vincent Descombes lencontre de la rfrentialit dmonstrative du je et cest sur lui que, de fait, repose toute la charge de sa critique. Ce second aspect de largument repose sur lide selon laquelle on ne peut faire rfrence un objet au moyen dune expression linguistique autre quun nom propre sans, dune faon ou dune autre, non seulement faire identifier cet objet aux autres, mais aussi sans discriminer soi-mme cet objet. Or il ne peut y avoir discrimination que l o une confusion ou une indistinction est possible. Mais, ainsi va largument, aucune confusion nest possible lorsquun locuteur affirme quil a mal ou quil croit quil va pleuvoir. Cet argument est en son principe bien connu et Vincent Descombes ne prtend pas ici loriginalit, puisque cet

18

MP Descombes

11/12/06

11:39

Page 19

QUOI SERT LE MOT

JE

?

argument remonte en partie au passage prcit du Cahier bleu de Wittgenstein concernant les deux emplois du mot je 14 . Le fait est toutefois que cet argument reprsente aujourdhui le point critique de la philosophie de la premire personne. En dehors en effet des disciples de Husserl qui acceptent de dcrire le mode de donation de lEgo luimme, tous les philosophes qui crivent sur la pense en premire personne admettent que, dans des jugements comme jai mal , je veux sortir ou je crois quil pleuvra , il ny a pas de place pour la discrimination mentale dun subjectum. Il est vrai que dans certains cas, un locuteur peut explicitement se prsenter lui-mme comme tant le subjectum dun certain prdicat, voire lagent dun certain acte. Mais, le plus souvent, il le fait, non au moyen du mot je , mais au moyen dune tournure de la forme : Cest moi qui ai fait F , dans laquelle le pronom relatif rvle la rfrence. Mais en dehors des cas de ce genre, lide quun jugement du type jai mal ne laisse aucune place une discrimination de soi par le locuteur est largement admise. Toutefois, si cet argument est un point critique dans la philosophie contemporaine de la premire personne, cest quil nest videmment pas vrai que tous les philosophes qui admettent le bien fond du contenu de cet argument, admettent largument lui-mme, cest--dire en concluent14. On peut distinguer deux modes dusage du mot je (ou moi) que je nommerai lusage objectif et lusage subjectif. Voici quelques exemples du premier : Jai le bras cass, Jai grandi de douze centimtres, Le vent bouriffe mes cheveux ; ainsi que du second : Je vois un tel, Jentends un tel, Jessaie de lever le bras, Je crois quil va pleuvoir, Jai mal aux dents Cahier bleu, trad. cit., p. 126-127.

19

MP Descombes

11/12/06

11:39

Page 20

ACTION , RATIONALIT ET SOCIT

que je nest pas rfrentiel. Une partie dentre eux prfre adopter, la suite de Sydney Shoemaker 15, la thmatique de limmunit contre les erreurs didentification : je serait rfrentiel, mais son emploi aurait le privilge, caractristique de la premire personne, dtre immunis contre les erreurs didentification et, pour cette raison, il pargnerait son utilisateur toute espce de discrimination. Or, comme le remarque Vincent Descombes (p. 153), parler dune immunit contre les erreurs didentification, cest videmment postuler quil doit y avoir une identification rfrentielle ou, au moins, une discrimination rfrentielle, mais ce nest en aucune faon prouver quil y en a une. Cest seulement sefforcer de conserver le confort de lidiome cognitiviste l o la ralit semble le rendre facultatif. Le rfrentialisme indirect, auquel conduit cette thmatique de limmunit contre les erreurs didentification, est donc le produit dun prjug. La consquence que Vincent Descombes en tire, cest que lon peut et, mme que lon doit dcider de penser sans prjuger et, au lieu de chercher tout prix reconduire lidiome cognitiviste et rfrentialiste, il faut simplement nier que je soit rfrentiel dans la bouche du locuteur : puisquaucune de nos conceptions normales ou ordinaires de la rfrence ne peut sappliquer au cas de je , pourquoi vouloir tout prix introduire une forme de rfrence extraordinaire ? Pourquoi ne pas renoncer tout simplement lide que je est rfrentiel ?15. S. Shoemaker, Self-Reference and Self-Awareness , Journal of Philosophy, vol. LXV, n 3, 1968, p. 555-567, repris dans Q. Cassam, op. cit., p. 80-93.

20

MP Descombes

11/12/06

11:39

Page 21

QUOI SERT LE MOT

JE

?

Le problme est prcisment que, pour sauter le pas, il faut disposer dune solution de rechange. On ne peut en effet se borner dire que je nest pas rfrentiel. Il faut galement dire quoi sert le mot je sous peine de laisser entendre que le mot je pourrait ntre quun tic de langage superflu, au mme titre que hein ou quelque part . Cest la raison pour laquelle largumentation de Vincent Descombes ne pouvait pas tre seulement destructrice. Vincent Descombes ne pouvait rejeter la conception rfrentialiste du je quen proposant une explication alternative du rle de ce mot. Or comme nous allons essayer de le montrer maintenant, cette conception alternative du rle du mot je enveloppe galement une conception du sujet comme rapport soi que lon peut considrer comme une alternative la conception du sujet comme rapport cognitif soi-mme.

3. INTERLOCUTION ET SOLILOQUE quoi sert donc le mot je dans notre bouche sil ne nous sert pas faire rfrence nous-mme ? La rponse suggre par Vincent Descombes peut tre formule de la manire suivante : je permet au locuteur dacqurir ce que lon pourrait appeler une identit interlocutoire. Linterlocution Pour introduire cette ide, il nous faut considrer le point de vue dun auditeur ou dun interlocuteur sur un

21

MP Descombes

11/12/06

11:39

Page 22

ACTION , RATIONALIT ET SOCIT

nonc en premire personne. Les analyses qui ont t conduites prcdemment lont t en effet du seul point de vue du locuteur. Or, mme si on admet que celui qui utilise le mot je nen fait pas un usage rfrentiel, celui qui est le destinataire dun nonc en premire personne, ou simplement celui qui entend prononcer un nonc en premire personne qui ne lui est pas destin, a, lui, la possibilit dassocier un subjectum au je quil entend. Comme le note Vincent Descombes, il y a une convention smantique qui fixe la valeur des noncs la premire personne dans lidiome des noncs la troisime personne (p. 154). Si par exemple, un individu, Pierre Fabert, nous dit : Je lis le journal , nous avons la possibilit de r-exprimer ce que lon vient de nous dire en affirmant que Pierre Fabert lit le journal. Mais le point fondamental est quil ne sensuit pas que ce que nous comprenons, quand Pierre Fabert nous dit : Je lis le Journal , ce soit que Pierre Fabert lit le journal. Nous pouvons en effet parfaitement ignorer qui est la personne qui nous parle et nanmoins parfaitement comprendre ce quil nous dit quand il dit : Je lis le Journal . Cest ce phnomne qui conduit Vincent Descombes avancer que linterlocution ltat pur permet des individus de se parler les uns aux autres sans se dsigner euxmmes comme personnes objectives 16 . Lide est, semble-t16. Le Complment de sujet, p. 154. Dans toute cette analyse de linterlocution, V. Descombes sinspire du clbre article dmile Benvniste, De la subjectivit dans le langage , in Problmes de linguistique gnrale, Paris, Gallimard, 1956, t. I, p. 258-266.

22

MP Descombes

11/12/06

11:39

Page 23

QUOI SERT LE MOT

JE

?

il, la suivante. Il est possible, pour deux personnes, de parler dune tierce personne ou dun tiers objet : cest le discours la troisime personne. Ce discours a pour condition ncessaire que ce dont on parle soit rfrentiellement identifi, la fois au sens du locuteur et au sens de linterlocuteur, pour reprendre une distinction de Strawson 17. Mais, et telle est lide principale de Vincent Descombes, il y a prcisment un autre rgime de discours que celui de la troisime personne et, partant, de la rfrence et de lidentification : cest prcisment le rgime de linterlocution. Dans ce rgime de discours, les personnes sont des objets de discours, non pas la faveur de leur identification rfrentielle, mais la faveur de leur participation au procs de linterlocution. Autrement dit, on peut tre un objet de discours ou un subjectum, parce quon est lobjet dun acte de rfrence identifiante de la part dautrui. Mais on peut aussi tre un objet de discours ou un subjectum, parce quon est un sujet de discours, un locuteur sadressant un interlocuteur. On obtient donc ce faisant une explication nouvelle du rle du mot je : ce mot nest pas un petit nom du locuteur ou un terme par lequel il se dsigne lui-mme, mais le mot je est, en liaison avec le mot tu , ce qui permet un locuteur de devenir un interlocuteur et de sinsrer ainsi lui-mme, en chair et en os, dans le discours. Ce faisant, il y a bien place, concde Vincent Descombes, pour un certain concept de sujet associ au seul usage du mot17. P. Strawson, Les Individus, trad. A. Shalom & P. Drong, Paris, Le Seuil, 1971, p. 16.

23

MP Descombes

11/12/06

11:39

Page 24

ACTION , RATIONALIT ET SOCIT

je , mais il ne sagit plus du sujet qui, sur la base dun rapport cognitif soi, se dsigne ou fait rfrence luimme. Il sagit, crit Vincent Descombes, du couple des interlocuteurs , du sujet au sens de celui-qui-de-nousdeux-a-maintenant-la-parole (p. 156). Nous allons revenir dans un instant sur cette formulation un peu nigmatique. Mais avant cela, et afin de tenter de mieux comprendre la position esquisse par Vincent Descombes, nous voudrions examiner deux objections videntes que lon pourrait tre tent de faire lencontre de lide selon laquelle le mot je sert, non faire rfrence soi-mme, mais participer un processus dinterlocution. Colloques et interloques On pourrait dabord objecter que deux personnes peuvent parfaitement se parler sans dire ni je , ni tu . Elles peuvent par exemple parler de la pluie et du beau temps. La rponse cette objection est simplement, croyons-nous, que ce rgime de discours ne sera pas celui de linterlocution, mais celui de quon pourrait appeler la co-locution. Autrement dit, il faut distinguer les colloques et les interloques. Dans un colloque, on dveloppe plusieurs un discours la troisime personne. Par contraste, linterlocution, au sens strict, est le substitut dialogique dun discours la troisime personne portant sur lune ou les deux personnes engages dans linterlocution. Il suit donc que lorsquon affirme que le je permet au locuteur de devenir un interlocuteur, il faut entendre cela des seuls interloques , et non de tout dialogue et, en particulier des colloques.

24

MP Descombes

11/12/06

11:39

Page 25

QUOI SERT LE MOT

JE

?

Le soliloque Lautre objection que lon peut faire lassociation du je linterlocution, cest quune personne peut former, en son for intrieur, des noncs la premire personne. Elle peut se dire, en elle-mme, Jen ai assez ou Je ny tiens plus . Or quest-ce que le je fait ici, sil nest quun oprateur dinterlocution ? La rponse, dcisive, suggre par Vincent Descombes consiste invoquer ce quil appelle une intriorisation dialogique (p. 156). De quoi sagit-il ? Tout simplement du fait que le sujet double de linterlocution ne requiert pas toujours la runion de deux individus distincts, de deux personnes physiques. Pour avoir les deux personnes grammaticales (moi, toi) il suffit quun individu puisse intrioriser la relation dialogique entre locuteur et interlocuteur et jouer tour de rle le rle dun auteur de lacte et de son destinataire (p. 307). Autrement dit, si le je permet chaque personne de se constituer avec lautre en sujet double dinterlocution, le mme procd peut aussi permettre chaque personne de se constituer en sujet double dinterlocution avec soi. Nous pouvons parler la premire personne quelquun, mais nous pouvons aussi former, dans notre for intrieur, des noncs la premire personne que nous nous adressons nous-mme, selon le modle biblique de Linsens a dit dans son cur : Il ny a point de dieu (p. 39). Nous tablissons donc, ce faisant, un rapport interlocutoire nous-mme ou, plus exactement, nous nous constituons nous-mme comme sujet, la faveur de ce rapport interlocutoire nous-mme.

25

MP Descombes

11/12/06

11:39

Page 26

ACTION , RATIONALIT ET SOCIT

Deux conceptions du rapport soi Cette dernire formulation, qui nest certes pas une formulation de Vincent Descombes lui-mme, nous fournit toutefois loccasion de revenir maintenant la question que nous avons pose en commenant : est-ce le concept de sujet comme rapport soi qui est vide ou la conception moderne du sujet comme rapport cognitif soi qui est fautive ? La rponse est manifestement que, de fait, ce que Vincent Descombes a tabli cest seulement que la conception moderne du sujet comme rapport cognitif soi tait inadquate, mais nullement que le concept de sujet comme rapport soi est vide. Car comment qualifier en effet une crature capable du type de performances que nous venons de dcrire et qui consistent, non pas simplement penser ou parler, mais parler en premire personne quelquun ou se parler en premire personne soi-mme ? Il est manifeste que le concept de sujet comme subjectum est inadquat. Mais il est galement manifeste que le concept de sujet comme agent ou premier agent nest pas non plus adquat. Car sil est vrai quun acte dinterlocution ou mme un acte de solilocution sont des actes de discours qui, comme tels, requirent un agent, il est galement manifeste que la question qui parle ? , cest--dire la question qui permettrait dintroduire un premier actant, na tout simplement pas lieu de se poser quand quelquun me parle en premire personne, a fortiori quand on considre la pratique du soliloque ou de lintriorisation dialogique. Cest au mieux une question dauditeur, mais ni une question de

26

MP Descombes

11/12/06

11:39

Page 27

QUOI SERT LE MOT

JE

?

locuteur, ni une question dinterlocuteur, de sorte que si nous ntions jamais en position dtre auditeurs des interlocutions des autres, nous naurions jamais loccasion dassocier le concept dagent la pratique de linterlocution et de la solilocution. Mais, objectera-t-on, pourquoi faudrait-il introduire un concept spcial et, en loccurrence, un concept spcial de sujet pour discriminer et nommer une crature capable de ce type spcial de performances que sont linterlocution et le soliloque ? La rponse est simplement, croyons-nous, que ce type de performances confre la crature qui en est capable un degr de ralit et, au del, un statut moral, quelle ne possderait pas, non pas si elle ne pensait pas ou ne parlait pas, autrement dit si elle tait un animal, mais simplement si elle ntait capable de se livrer qu des colloques. Car on pourrait en effet parfaitement imaginer que des tres pensants et parlants ne soient en mesure de pratiquer que la collocution. Ils parleraient entre eux de toutes sortes de choses, mais ils ne se parleraient jamais, ni en couples sur le mode de linterlocution, ni surtout euxmmes sur le mode de la solilocution 18. Or ne faut-il pas dire que, dans ce cas, il ny a pas seulement certaines choses quelles ne pourraient pas faire, mais aussi certaines choses quelles ne pourraient pas tre ? Une crature qui ne pratiquerait que le colloque pourrait-elle tre humble18. Lanalyse de Vincent Descombes nous semble impliquer quatre degrs de perfection : labsence de toute capacit linguistique ; la capacit la seule collocution ; la capacit la collocution et la seule interlocution relle, cest--dire impliquant deux individus rellement distincts ; enfin la capacit supplmentaire la solilocution.

27

MP Descombes

11/12/06

11:39

Page 28

ACTION , RATIONALIT ET SOCIT

ou orgueilleuse, pourrait-elle avoir de lamour-propre, pourrait-elle avoir honte delle-mme ? Et, au del, pourrait-elle simplement tre un agent vraiment responsable ? La capacit pratiquer linterlocution et la solilocution nest donc pas une capacit pratique comme les autres : cest une capacit qui fait que la crature qui en est capable nest pas de mme sorte quune crature voue au seul rgime de la collocution. Or il est manifeste que la capacit linterlocution et la solilocution nest pas sans rapport avec la notion de sujet compris comme rapport soi. Il nous semble donc que la critique du rfrentialisme laquelle se livre Vincent Descombes 19 dbouche, non sur une dconstruction pure et simple du concept de sujet comme rapport soi, mais, en dernire analyse, sur un remplacement du modle du rapport cognitif soi par le modle du soliloque. Au modle de laccs direct soi de la philosophie moderne se substitue le modle du rapport dialogique soi : le rapport soi dont chaque personne est capable ne consiste pas, pour elle, sapercevoir, se rflchir sur soi ou percevoir son ego. Il consiste sadresser la parole elle-mme. Le rapport soi na donc rien dun rapport la fois immdiat et naturel. Il est mdiatis par le langage et, en particulier, par la matrise de la dimension interlocutoire du langage. Une crature ne peut devenir un sujet soliloquant que si elle est dabord un sujet interloquant. Le rapport que chacun a avec soi est donc simplement le rapport que chacun a avec un interlocuteur tou19. Et, selon nous, cela vaut pour toute critique des conceptions rfrentialistes de je .

28

MP Descombes

11/12/06

11:39

Page 29

QUOI SERT LE MOT

JE

?

jours en veil, toujours disponible, savoir lui-mme. Et lon pourrait pousser lanalyse de Vincent Descombes jusqu en dduire une nouvelle dfinition du concept moderne de personne : une personne nest pas un tre capable de conscience de soi, mais un tre qui fait avec soi, en priv, ce quelle fait ou peut faire avec tout autre : se poser en interlocuteur, en interlocuteur de soi-mme.

4. LIDENTITSODIQUE

INTERLOCUTOIRE COMME IDENTIT PI-

Nous voudrions maintenant tenter de faire apparatre ce qui nous semble problmatique dans cette conception interlocutrice ou solilocutrice du sujet. Pour le dire en un mot, il nous semble que cette conception ne nous fait pas comprendre pourquoi un sujet se met interloquer plutt qu colloquer, pourquoi, autrement dit, il va parler en premire personne plutt quen troisime personne. Comme nous lavons indiqu prcdemment, parler quelquun ne requiert pas toujours de faire usage du pronom de la premire personne. On peut parler quelquun de quelque chose, ce qui revient parler avec quelquun de quelque chose, laborer avec lui un discours la troisime personne sur cette chose, ce que nous avons appel un colloque. Deux personnes peuvent par exemple monter entre elles un petit colloque sur le temps quil fait ou sur le comportement dune tierce personne. La consquence de cette distinction entre colloques et interloques est quon ne peut pas affirmer que lusage du

29

MP Descombes

11/12/06

11:39

Page 30

ACTION , RATIONALIT ET SOCIT

pronom de la premire personne est ncessairement li aux situations dialogiques. On ne peut pas avancer, par exemple, que chaque personne a t dresse employer le pronom de la premire personne chaque fois quelle allait adresser la parole quelquun. Le problme est donc entier : pourquoi une personne va-t-elle, un moment donn, parler autrui, non de Pierre, Paul ou Jacques, mais delle-mme ? Ou, linverse, pourquoi va-t-elle dire autrui : Il fait beau , et non pas : Je fais beau ? Ou pourquoi va-t-elle dire : Je veux partir en vacances , et non pas : Quelquun de ma connaissance veut partir en vacances ? Si lon suit la conception interlocutrice du sujet, une personne va sans doute dire je parce quelle est en situation dialogique. Mais cela ne suffit pas expliquer son je car tout dialogue ne requiert pas le je . On est donc bien oblig de dire quelle va dire je la fois parce quelle est en situation dialogique, mais aussi parce que cest delle-mme quelle va parler, plutt que de nimporte quoi ou qui dautre. Ceci montre, nous semble-t-il, que toute philosophie de la premire personne doit, dune manire ou dune autre, prter chaque locuteur une capacit mobiliser diffrentiellement des informations le concernant, par contraste avec des informations concernant nimporte quoi ou qui dautre. Et si lon admet que la capacit mobiliser des informations sur un objet A quelconque est identique avec le fait de disposer dun concept de A, il sensuit que toute philosophie de la premire personne doit prter chaque locuteur capable de dire je la possession dune forme ou dune autre de concept de soi, que ce concept soit une unit

30

MP Descombes

11/12/06

11:39

Page 31

QUOI SERT LE MOT

JE

?

de stockage dinformations acquises dans le pass ou quil soit une unit de slection ou de tri dinformations acquises en direct. Cest un fait que nous sommes tout instant capables de mobiliser des informations nous concernant. Si lon nous demande : Que fais-tu ? ou : Quas-tu fait hier ? , nous sommes capables de rpondre et nous ne nous attribuons jamais des prdicats qui ne nous concernent pas. Il faut donc bien dune manire ou dune autre prter chaque locuteur en premire personne un certain concept de soi ou une certaine ide de soi. Si lon admet ce point, le problme est ds lors le suivant : la conception non rfrentialiste du je que propose Vincent Descombes et qui associe le je linterlocution est-elle en mesure dexpliquer la possession dune telle ide de soi, sans faire appel la notion dun rapport cognitif soi ? Celui dont personne ne parle Une premire solution pourrait tre la suivante. Nous avons vu quil existait une convention smantique qui fixe la valeur des noncs la premire personne dans lidiome des noncs la troisime personne (p. 154). On pourrait donc imaginer que cette convention soit rversible. De mme que lorsque jentends Pierre Fabert me dire Je lis le Journal , je suis en mesure de r-exprimer son je en un Pierre Fabert lit le Journal , je devrais pouvoir faire linverse. Quand jentends quelquun parler de Stphane Chauvier, je devrais tre en mesure remplacer les noncs la troisime personne que jentends par des noncs la

31

MP Descombes

11/12/06

11:39

Page 32

ACTION , RATIONALIT ET SOCIT

premire personne. Jaurais appris par exemple, en consultant des documents dtat civil, que Stphane Chauvier tait n tel jour tel endroit et je serais donc dsormais en mesure de redployer ces noncs en premire personne, de dire o je suis n si lon minterrogeait. Le concept de soi de chaque locuteur serait donc driv, moyennant la convention smantique prcite, du concept de la personne objective quil est pour les autres. Cette explication est-elle tenable? On pourrait penser que son dfaut principal est de faire du concept de soi un concept en troisime personne, un concept par exemple de Stphane Chauvier. Mais on pourrait aussi bien rpondre que, dans cette explication, ce qui fait dun certain concept en troisime personne le concept de soi dune certaine personne, cest quil est le seul auquel, pour cette personne, le je est associ. Autrement dit, jaurais t dress redployer en premire personne les seuls noncs concernant Stphane Chauvier et non pas ceux concernant, par exemple, Pierre Fabert. Cest la raison pour laquelle, si lon me demandait: O es-tu n? , je nirais pas puiser dans mon fichier Pierre Fabert , mais dans le fichier Stphane Chauvier . En ralit, le dfaut de cette solution est plutt quelle fait dpendre la composition du concept de soi du fait contingent que nous avons entendu parler de nous-mme. Imaginons une personne qui nentende jamais parler delle-mme en troisime personne : pas une parole, pas un crit, rien. Personne ne sintresse elle, personne nen parle, mme pas ltat civil. Cette personne serait-elle condamne vivre sans moi, sans ide de soi ? Cest l une consquence difficile admettre.

32

MP Descombes

11/12/06

11:39

Page 33

QUOI SERT LE MOT

JE

?

Interloquer avec soi Une autre solution peut toutefois tre envisage, une solution directement drive de la pratique de lintriorisation dialogique cest--dire du soliloque. Les choses pourraient se passer ainsi. Une personne se dirait ellemme : Jai mal et, endossant immdiatement la position de linterlocuteur, elle acquerrait une information de re sur elle-mme quelle verserait dans le concept dellemme et quelle pourrait mobiliser le lendemain en disant tel interlocuteur : Hier, jai eu mal . Lintriorisation de linterlocution, sous la forme du soliloque, permettrait donc de retrouver les vertus de la thorie du rapport cognitif soi, mais sans hriter de son vice principal, le dualisme mtaphysique. Il y aurait sans doute un certain dualisme dans le modle du soliloque, mais ce serait le dualisme inoffensif de la personne qui endosse successivement deux rles, un peu comme lorsquau thtre un personnage change sa voix pour incarner deux personnes distinctes. Le problme est que, malgr lapparence, le modle du soliloque ne peut pas tre utilis pour expliquer comment chacun est en mesure de savoir ce qui le concerne et par consquent est capable de ne pas employer le pronom de la premire personne tout propos. La raison principale en est que, comme lexplique Vincent Descombes lui-mme dans sa remarquable thorie des verbes sociologiques 20, le modle du soliloque na un sens que pour un certain type de discours ou pour un certain type dactes de discours. Il20. Chapitre XXXVIII.

33

MP Descombes

11/12/06

11:39

Page 34

ACTION , RATIONALIT ET SOCIT

y a un sens dire quon se pose une question soi-mme parce que lexpression se poser une question soimme est, comme lexpression se raser soi-mme , une diathse rflchie objective. Il se trouve que la question que je pose, cest moi-mme que je ladresse, mais, je pourrais aussi bien la poser quelquun dautre. En revanche, comme le note Vincent Descombes, il parat beaucoup plus difficile dadmettre quun sujet puisse sinformer lui-mme de quelque chose, cest--dire se faire savoir quelque chose. Car on ne peut faire savoir quelque chose quelquun que si ce quelquun est en mesure dignorer ce quon veut lui faire connatre. Mais comment le sujet pourrait-il ignorer ce quil veut se faire savoir luimme ? Le modle du soliloque a donc des limites grammaticales, et ces limites interdisent prcisment de faire appel au modle du soliloque pour expliquer quune personne acquiert et exploite des informations diffrencies sur elle-mme qui lui permettent de ne pas se mlanger les pronoms entre colloque et interloque. Faut-il alors en conclure quon ne peut chapper au modle du rapport cognitif soi ? Plus exactement, faut-il en conclure quon ne peut renoncer au modle du rapport cognitif soi sans renoncer galement lide selon laquelle nous possdons un certain concept de nousmme ? Ce serait l, notre sens, une position difficile tenir, car il est manifeste que notre identit nest pas seulement une identit interlocutoire pisodique, une identit qui est toujours relative un cadre limit dinterlocution. Nous pouvons, dune situation interlocutoire lautre, parler de nous-mme sans relativiser le nous-mme

34

MP Descombes

11/12/06

11:39

Page 35

QUOI SERT LE MOT

JE

?

dont nous parlons tel contexte interlocutoire du pass. En outre, le modle du soliloque implique quil y a au moins un de nos interlocuteurs qui ne change pas et par rapport auquel notre identit interlocutoire doit aussi se dfinir, et cest nous-mme. Or il parat difficile de dire que chaque fois que nous engageons un nouveau soliloque avec nous-mme, nous sommes comme une nouvelle personne qui se dcouvre un nouvel interlocuteur et se dcouvre elle-mme la faveur de cette rencontre. La question reste donc, selon nous, entire : peut-on rellement chapper au modle du rapport cognitif soi si lon admet que nous devons pouvoir ne pas nous prendre pour quelquun dautre et conserver, au long du temps, une certaine ide de nous-mme ?

5. LA VOIE DES IDES La rponse nous semble en partie ngative et nous voudrions, pour terminer, suggrer une autre piste que celle emprunte par Vincent Descombes. On peut dire que lide centrale de Vincent Descombes est que la forme rflchie des verbes a reprsent un pige grammatical dans lequel beaucoup de philosophes modernes sont tombs la faveur de limportance pistmologique, ontologique et morale quils ont pens devoir donner la subjectivit 21. Parce quil y avait un sens dire21. De ce point de vue, il nous semble ny avoir nul paradoxe parler dune dcouverte du sujet. Ce qui est dcouvert, cest un concept, cest--dire, si lon

35

MP Descombes

11/12/06

11:39

Page 36

ACTION , RATIONALIT ET SOCIT

quune personne se rase elle-mme, ils ont cru quil y en avait un dire quune personne se dsignait elle-mme, se percevait elle-mme, de donnait des lois elle-mme, etc. La stratgie principale utilise par Vincent Descombes pour dconstruire ces phantasmes grammaticaux consiste essentiellement ramener ces diffrentes diathses rflchies subjectives de plus prosaques diathses rflchies objectives. Sa philosophie de la premire personne offre une assez bonne illustration de cette stratgie. Au concept douteux dune rfrence soi ou dune dsignation de soi dans lusage du pronom de la premire personne, se substitue, in fine, une thorie plus prosaque du soliloque, sous la forme dun discours dont il se trouve que nous nous ladressons nous-mme, mais qui pourrait tout aussi bien tre adress quelquun dautre. Penser soimme, cest parler soi-mme et parler soi-mme, cest comme se raser soi-mme : cest faire sur soi quelque chose que nous pourrions trs bien faire sur un autre que soi. Or il nous semble quil existe une stratgie plus radicale de rduction des diathses rflchies subjectives que celle qui consiste leur substituer des diathses rflchies objectives : cest de soutenir que la forme rflchie appartient notre description des choses, mais nullement aux choses mmes que nous dcrivons. Considrons le cas dune personne qui prononce, en son for intrieur, lnonc Jen ai assez . Nous pouvons difveut, une faon dapprhender la ralit. Et cette dcouverte est simplement lie au fait que les philosophes modernes ont peru que ce concept avait une valeur explicative et normative qui tait passe inaperue aux yeux des Anciens.

36

MP Descombes

11/12/06

11:39

Page 37

QUOI SERT LE MOT

JE

?

ficilement ne pas dcrire ce que fait quelquun qui formule en son for intrieur lnonc Jen ai assez , sinon comme quelquun qui se dit lui-mme quil en a assez. Mais si la forme rflchie appartient invitablement notre description, parce que le verbe dire requiert un complment actantiel dattribution (dire, cest toujours dire ), il ne sensuit pas, pour employer un idiome kantien, que les conditions de notre description des choses soient des conditions dexistence des choses. Une personne peut simplement prendre conscience quelle en a assez en disant Jen ai assez , mais il ne sensuit pas que, ce faisant, elle se le dise elle-mme. Il se trouve seulement quelle a besoin de le dire, cest--dire de larticuler pour que cela soit pour elle ou pour que cela devienne une composante de son concept de soi. Nous ne pouvons videmment dvelopper ici plus avant ce type danalyse, mais nous voudrions nanmoins, brivement, la replacer dans une perspective historique qui nous permettra de revenir au livre de Vincent Descombes. On saccorde reconnatre que le concept de sujet trouve son origine historique dans la philosophie cartsienne. Toutefois, cest moins dans la philosophie de Descartes que dans celle de ses successeurs immdiats, quil sagisse de Malebranche, de Leibniz, dArnauld, de Pascal ou de Locke, que lon trouve les premires conceptions du sujet. La raison en est que Descartes na videmment pas eu comprendre ce quil avait dit, alors que cela a t le cas de ses successeurs immdiats. Or il semble que la philosophie de Descartes, en raison du disparate de ses formulations, autorise deux lectures que, nous semble-t-il,

37

MP Descombes

11/12/06

11:39

Page 38

ACTION , RATIONALIT ET SOCIT

un texte de Malebranche permet de prsenter. Malebranche crit en effet, dans sa Recherche de la vrit, quil y a, pour lesprit,quatre manires de connatre [les objets de ses connaissances] : la premire est de connatre les choses par ellesmmes ; la seconde, de les connatre par leurs ides, cest-dire par quelque chose qui soit diffrent delles ; la troisime, de les connatre par conscience ou par sentiment intrieur ; la quatrime de les connatre par conjecture. (III, 14.)

Or, explique Malebranche, la connaissance directe des choses est rserve au crateur des choses. Quant la connaissance par conjecture, elle est rserve ce qui est venir ou ce qui est empiriquement cach. Reste donc, pour la connaissance de soi, la connaissance par ide ou la connaissance par conscience. Or, daprs Malebranche, la connaissance de notre me sopre non par le moyen dune ide, mais par conscience ou sentiment intrieur. Limportance de ce texte de Malebranche est, selon nous, double. En premier lieu, il est lune des sources historiques les plus vraisemblables, compte tenu de sa date et de sa diffusion, du modle du rapport cognitif soi que critique Vincent Descombes et dont la philosophie de Husserl est lun des derniers avatars. Mais ce texte contient aussi, quoique peu explore, une autre possibilit : cest que nous connaissions notre me, cest--dire, si lon modernise le langage, que nous nous connaissions nousmme, par le truchement dune ide.

38

MP Descombes

11/12/06

11:39

Page 39

QUOI SERT LE MOT

JE

?

Cette possibilit peut dabord sautoriser de la philosophie cartsienne des ides. Comme lcrit Descartes Gibieuf, nous ne pouvons avoir aucune connaissance des choses que par les ides que nous en concevons 22 . Or il faut se rappeler que, pour Descartes, une ide est lide de quelque chose en vertu de sa ralit formelle et non pas en raison du fait que lentendement a forg cette ide sur la base dune saisie directe de la chose 23. En consquence, une ide de soi est non pas une ide que jaurais forme partir dune saisie directe de moi-mme et dun retournement acrobatique de mon attention vers moi-mme. Il sagit seulement dune ide qui est devant lesprit et qui a pour ralit formelle ou contenu reprsentatif moi-mme. La consquence de ceci est la suivante : le modle du sujet comme rapport cognitif soi procde bien dune certaine interprtation de Descartes et dune interprtation que certains textes de Descartes autorisent. Mais il y a, dans cette tradition, un modle alternatif, sinon actuel, du moins potentiel : cest le modle de lide de soi. Or la diffrence entre les deux modles est fondamentale. Le modle du rapport cognitif soi condamne aux diathses22. Descartes, Gibieuf, 19 janvier 1642, AT III, 476, l. 10-11. Et on trouve prcisment, deux reprises, chez Descartes la notion dune ide de soi. En AT VII, 44, l. 19, on trouve lexpression idea mei ipsius , oppose aux ideis rerum corporalium et, un peu avant, en 42, l. 29-30, il est question de lide qui me ipsum mihi exhibet, qui mexhibe moi-mme moi-mme. Cette notion dide de soi se rencontre galement chez Arnauld (Des vraies et des fausses ides, c. 2 et Correspondance avec Leibniz, lettre VI). 23. Cest avec Locke que les ides vont natre de la sensation des choses et nous aurons alors, pour le problme qui nous occupe, une fusion ou confusion de la voie du sentiment immdiat et de la voie des ides.

39

MP Descombes

11/12/06

11:39

Page 40

ACTION , RATIONALIT ET SOCIT

rflchies subjectives. En revanche, il est parfaitement possible de traduire une expression rflchie comme avoir une ide de soi dans une forme non rflchie : avoir une ide qui me (re)prsente, moi, de sorte que le rapport soi nest pas antrieur lide de soi, mais cest linverse lide de moi qui me donne un rapport moi. Se former une ide de soi ne requiert donc nullement un retournement quelconque sur soi. Cela requiert seulement que des informations soient verses dans cette ide, que le sujet en prenne possession en premire personne. Il ne nous appartient pas de plaider ici en faveur de ce modle 24. Mais il suggre selon nous que la leon principale que lon doit retirer de louvrage de Vincent Descombes nest pas que le concept de sujet comme rapport soi est vide. Elle est bien plutt quune thorie adquate de la subjectivit doit se garder de prendre littralement les formules rflchies subjectives qui nous servent invitablement, en tant que thoriciens, dcrire la subjectivit.

24. Nous nous permettons de renvoyer notre essai, Paris, Vrin, 2001.

40

MP Descombes

11/12/06

11:39

Page 41

LORDRE DU SENS :DE LEXTRIORIT DE LESPRIT LA CRITIQUE DE LHERMNEUTIQUE

Claude Romano

travers une critique radicale du cognitivisme, le diptyque de Vincent Descombes consacr lesprit, La Denre mentale et Les Institutions du sens 1, fournit des arguments dune force exemplaire pour poursuivre la critique du cartsianisme laquelle se confond, bien des gards, avec ce qui sest fait de plus important en philosophie au XXe sicle tous courants confondus au-del du point o lont laisse Heidegger, Merleau-Ponty, Gadamer, Wittgenstein, Anscombe ou Taylor. De ce point de vue, quelle que soit la tradition dans laquelle il sinscrit, tout philosophe a beaucoup apprendre et moi le premier , de la rigueur et de la force argumentative de ces ouvrages. En ce qui me concerne, je souscris sans rserves lune de leurs affirmations centrales : la critique gnrale des philosophies de la1. Vincent Descombes, La Denre mentale, Paris, Minuit, 1995, (dsormais abrg DM, suivi du numro de page) ; Les Institutions du sens, Paris, Minuit, 1996 (dsormais abrg IS).

41

MP Descombes

11/12/06

11:39

Page 42

ACTION , RATIONALIT ET SOCIT

conscience est un acquis de la pense du XXe sicle, sur lequel il ny a pas lieu de revenir (DM, 93). Mais, en philosophie, quelle que soit ltendue de laccord, rien ne vaut la discussion de dtail et lexamen scrupuleux des problmes. Aussi, cest lanalyse de quelques difficults que soulvent mes yeux ces deux livres que je mattacherai exclusivement dans les rflexions qui suivent. La critique est aussi le gage de ladmiration. Une des notions les plus centrales de La Denre mentale et des Institutions du sens est sans doute celle dun ordre du sens (ou, formule quivalente sous la plume de lauteur, dun ordre de sens ). Je voudrais interroger cette notion selon deux axes : le premier privilgie le concept d ordre , le second celui de sens bien quil soit artificiel de les disjoindre. Plus prcisment, le premier axe consistera se demander si lapplication au problme de lesprit de lide dun ordre intentionnel labore tout dabord dans le cadre dune philosophie de laction ne tend pas reconduire de manire unilatrale lesprit laction ou au comportement. Telles quelles apparaissent la fois dans le langage ordinaire et dans le langage philosophique, les notions d esprit et de mental recouvrent une grande diversit de phnomnes : actions intentionnelles, certes, comme celle de parler, de calculer ou, plus gnralement, duser de symboles, mais aussi motions, perceptions, espoirs, intuitions, conjectures, actes dattention et de concentration, imaginations, souvenirs, rves, interprtations, etc. Certains de ces phnomnes, par exemple les motions, ne semblent gure pouvoir tre rduits leurs expressions ni aux comportements qui en

42

MP Descombes

11/12/06

11:39

Page 43

LORDRE

DU SENS

dcoulent. Quelle place le holisme anthropologique de Descombes peut-il rserver ces aspects de lesprit, si tant est quils constituent encore pour lui des aspects de lesprit ? Autrement dit, l externalisme du mental dfendu par lauteur ne manifeste-t-il pas une tendance forte reconduire lesprit lactivit sous son aspect intentionnel 2 ? Le second axe danalyse sefforcera dinterroger les rapports que le holisme anthropologique de Descombes entretient avec une autre varit de holisme, le holisme hermneutique. Tout sens inhrent aux conduites humaines, telles que les analyse par exemple le discours anthropologique, est-il rductible des raisons que lagent peut donner ou des intentions quil peut formuler ? Le problme de lesprit nest-il pas un problme de sens en un sens plus tendu du mot sens ? Autrement dit, lordre du sens puise-t-il le phnomne de lesprit ? Telles sont les questions que je voudrais poser dans la seconde partie de mon enqute.

I

LORDRE DU SENS ET LA DTERMINATION DE LESPRIT

La notion d ordre du sens Je laisserai de ct les critiques que Descombes adresse au cognitivisme dans La denre mentale et Les institutions du2. Le mme genre de question pourrait tre adress au dernier livre de Descombes, Le Complment de sujet, qui tend presque identifier la question de la subjectivit avec la question de l agentivit . Toutefois, je men tiendrai ici aux deux ouvrages cits.

43

MP Descombes

11/12/06

11:39

Page 44

ACTION , RATIONALIT ET SOCIT

sens pour concentrer mon attention sur les thses positives contenues dans ces ouvrages. Insister sur lexistence de thses dans le travail de Descombes, cest marquer lcart qui existe en dpit de leur grande proximit entre sa mthode et celle de Wittgenstein. Au risque de simplifier un peu les choses, pour Wittgenstein lanalyse fonde sur la grammaire logique de nos concepts dans leur usage ordinaire na pas dautre fin que thrapeutique ; pour Descombes, lanalyse conceptuelle doit conserver une vise constructive, mme si lessentiel du travail philosophique est bien celui dune lutte sans cesse recommence contre les confusions nes des sductions du langage. Tandis que Wittgenstein ne me parat pas formuler de thses stricto sensu sur lesprit, Descombes nonce lencontre de toute la tradition cartsienne et de son rejeton contemporain, le cognitivisme, la thse suivante : Avoir un esprit, cest manifester dans sa conduite une puissance intentionnelle de mise en ordre. Un agent manifeste un esprit quand, dans sa conduite est organise selon une structure rationnelle : ses faits et gestes sexpliquent par des relations dintention. Si les intentions dcelables dans la conduite sont celles dun particulier vaquant ses affaires, lesprit ainsi manifest est un esprit subjectif. Si cest un sujet social qui est luvre, lesprit manifest dans sa conduite est aussi un esprit objectif (IS, 308). Certes, cest travers la critique des thses dinspiration cartsienne, telles quelles traversent toute la philosophie contemporaine, et des confusions conceptuelles quelles reclent, que Descombes parvient sa propre doctrine . Il nen reste pas moins que cette doctrine peut se formuler positivement et, comme telle, tre discute.

44

MP Descombes

11/12/06

11:39

Page 45

LORDRE

DU SENS

Dans Les Institutions du sens, cest plutt sa doctrine de lesprit objectif que nous prsente Descombes. (Dans Le Complment de sujet, ce sera plutt sa doctrine de l esprit subjectif ). Bien sr, pour Descombes, lesprit subjectif prsuppose lesprit objectif, et ce dernier, inversement, rend possible lesprit subjectif des personnes particulires (IS, 15) : cest pour avoir t lev dans des coutumes et des institutions, donc pour partager avec dautres hommes des formes de vie ou ce quon aurait appel au XVIIIe sicle des murs , que je puis possder aussi des penses personnelles ; pour reprendre un exemple fameux de Wittgenstein, je ne pourrais avoir lintention de jouer aux checs dans un monde o nexisterait pas linstitution du jeu dchecs. Esprit subjectif et esprit objectif nen possdent pas moins un noyau commun , comme lindique le passage des Institutions du sens prcdemment cit. Ce noyau rside dans ce que Descombes appelle une puissance intentionnelle de mise en ordre , ou encore un ordre du sens qui est manifest par un comportement : un agent manifeste un esprit lorsque sa conduite est structure selon un ordre intentionnel, cest--dire lorsque les gestes quil accomplit sont dtermins par des relations de fin moyens. Pour prendre un exemple de Descombes, ce qui fait que les gestes dun archer sont le tmoignage du fait quil possde un esprit, cest que larcher accomplit ses mouvements conformment un certain ordre, aussi bien temporel que spatial, de telle manire quils manifestent par cet ordre et cette coordination le but auxquels ils tendent : dcocher la flche et atteindre la cible (DM, 42). Ainsi, la notion desprit ne se dfinit pas dabord par la conscience et par la reprsenta-

45

MP Descombes

11/12/06

11:39

Page 46

ACTION , RATIONALIT ET SOCIT

tion, mais par lordre et par la finalit. Dans cette optique, la mentalit ce qui fait que quelque chose ou quelquun possde un esprit est concevoir comme le pouvoir de produire un ordre de sens (DM, 43). Nous avons bien ici une dfinition dans le plus pur style de la tradition philosophique. Au lieu de situer lesprit dans lintriorit, linstar de la tradition cartsienne, Descombes soutient la thse de lextriorit de lesprit (DM, 10) appele aussi externalisme . O et comment se manifeste lesprit ? Il se manifeste dehors, sur la place publique , rpond Descombes, dans les pratiques humaines pour autant quelles sont rgies par un ordre de sens ; et il se manifeste sous une forme dentre de jeu historique et sociale : lesprit est prsent [] dans le monde, dans les pratiques symboliques et les institutions, et il ny a littralement dans la tte des gens que les conditions personnelles, donc physiques (physiologiques) dune participation ces pratiques et ces institutions (DM, 94). Que veut dire ici Descombes par ces notions d intriorit et d extriorit ? Il faut prciser quelles ne peuvent tre entendues en un sens cartsien. En effet, au sens cartsien, ce quil y a dans la tte des gens, tout ce qui relve du cerveau est aussi extrieur la conscience que ce qui relve des pratiques et des comportements il sagit dans les deux cas de phnomnes transcendants , comme dirait Husserl. On rencontre ici une difficult que je me borne soulever en passant : Descombes utilise intrieur et extrieur en deux sens pourtant distincts : en un premier sens, biologique , est extrieur tout ce qui relve de lenvironnement dun organisme, intrieur tout ce qui relve de son milieu interne, cette distinction entre un int-

46

MP Descombes

11/12/06

11:39

Page 47

LORDRE

DU SENS

rieur et un extrieur tant justement ce qui dfinit un organisme en tant que tel. Suivant ce premier sens, lesprit est extrieur dans la mesure o il nest pas dans la tte des gens, cest--dire o il ne consiste pas dans leurs tats crbraux. Mais Descombes entend aussi par intrieur ce que la tradition cartsienne entend par l : selon cette seconde acception, lesprit ne consiste pas dans des tats mentaux. Ces deux concepts dintriorit et dextriorit sont-ils compatibles ? En tout cas, la thse de Descombes se veut non pas une simple inversion de celle de Descartes et de ses successeurs, mais une reformulation complte du problme. Le concept le plus central de cette reformulation me parat tre justement celui dun ordre du sens . Pour bien comprendre cette notion, il faut revenir brivement aux analyses dAnscombe dans Intention. Dans des analyses dsormais clbres, Anscombe a tabli quun comportement est intentionnel sil y a un sens formuler son propos la question pourquoi ? . Toutefois, pour que cette question puisse tre pose, il faut disposer dj dune description de laction ou du comportement en question. Quest-ce que Pierre est en train de faire ? Cette question appelle une description. Cest seulement si nous disposons dune description de laction que nous pouvons nous interroger sur les raisons ou les motivations de Pierre. Il sensuit que la question de savoir si un comportement est ou non intentionnel ne peut pas relever dune logique extensionnelle mais seulement dune logique intensionnelle : aucun comportement nest intentionnel simpliciter, il faut encore dire sous quelle description il lest. Car le mme comportement peut tre rendu par de

47

MP Descombes

11/12/06

11:39

Page 48

ACTION , RATIONALIT ET SOCIT

multiples descriptions : Pierre est en train de mettre une charpe, mais il est aussi en train de passer son cou lcharpe de Paul ; il peut parfaitement accomplir intentionnellement la premire action sans faire intentionnellement la seconde (par exemple parce quil ignore que lcharpe quil a noue nest pas la sienne, mais celle de Paul). Si toute action ne peut tre dite intentionnelle qu condition de mentionner la description sous laquelle elle lest, il devient fort problmatique de concevoir laction de Pierre comme dcoulant causalement dun vnement mental qui serait son intention : car un tel vnement dintention devrait entraner causalement une action qui est la fois intentionnelle (sous une description) et non intentionnelle (sous une autre description), ce qui est contradictoire. La conclusion en tirer est que toute dtermination dune intention est par nature contextuelle : pour pouvoir dire quelle tait lintention de quelquun au moment o il a agi, il faut prendre en considration toutes les circonstances de laction (celles quil ignorait et celles dont il tait conscient), bref, comme le dit Wittgenstein, lhistoire de ce qui a eu lieu dans son intgralit 3 . Ou encore, il ny a aucun sens rechercher la description fondamentale de ce qui arrive, et ainsi, concevoir lintention comme un pisode priv qui serait cause de ce quoi sapplique cette description. Il ny a pas dun ct un mouvement extrieur et de lautre une intention intrieure ,3. Wittgenstein, Logische Untersuchungen, trad. fr. de F. Dastur, M. lie, J.L. Gautero, D. Janicaud, . Rigal, Recherches philosophiques, Paris, Gallimard, 2004, 644.

48

MP Descombes

11/12/06

11:39

Page 49

LORDRE

DU SENS

mais lintention est dj, pour ainsi dire, immanente au mouvement, puisquelle est prsente dans la description que jen donne : dcrire ce que je fais et dcrire pourquoi je le fais (fournir lintention dans laquelle laction est faite) vont de pair et sont mme indissociables. Lintention qui prside au comportement observable ou, si lon prfre, le sens de ce comportement, nest pas quelque chose qui rside dans lesprit de lagent et est projet au-dehors sur le comportement au moyen dun acte spcial de connaissance, mais plutt une condition de la description du comportement comme tel ou une condition de la chose observable elle-mme pour autant quil sagit l, prcisment, dun comportement. Cest le premier point essentiel que Descombes retient de lauteur dIntention. En outre, le concept dintention prsuppose, pour avoir un usage, comme on la vu, une pluralit de descriptions possibles de la mme action. Mais cette pluralit est logiquement ordonne : cest l la seconde affirmation fondamentale dAnscombe. Les descriptions dune action ne se juxtaposent pas seulement les unes aux autres, elles dessinent un ordre intentionnel. Il existe des descriptions plus ou moins largies dune mme action qui fournissent lintention dans laquelle elle est faite et qui sordonnent donc les unes aux autres selon un rapport de moyens fin : pour reprendre lexemple clbre donn au 23 dIntention, on peut dcrire la mme action dun homme en disant quil contracte les muscles du bras, quil agite son bras de haut en bas, quil pompe, quil alimente une citerne en eau, quil empoisonne la citerne, etc. Toutes ces descriptions de la mme action forment un ordre intentionnel,

49

MP Descombes

11/12/06

11:39

Page 50

ACTION , RATIONALIT ET SOCIT

puisque chaque description largie nous indique dans quelle intention laction formule de manire plus restreinte est accomplie, et inversement, chaque description restreinte (incluant moins dlments du contexte) nous dit les moyens employs en vue de raliser la fin : ainsi, lhomme contracte ses muscles pour agiter son bras de haut en bas, il agite son bras pour pomper, il pompe pour alimenter la citerne, etc. Cette analyse dun ordre intentionnel est ce qui permet Anscombe de sinterroger, dans la suite dIntention, sur la forme logique du syllogisme pratique et den proposer une analyse renouvele, distincte de celle dAristote : sa prmisse nest pas une proposition gnrale, mais une fin pose comme dsirable ; sa conclusion, nest pas un jugement, mais une action. La notion dun ordre du sens , chez Vincent Descombes, provient pour une large part dlisabeth Anscombe. Pourtant, Descombes fait un usage la fois diffrent et plus vaste de cette notion. Diffrent, car elle est destine rpondre une question quAnscombe ne soulve pas expressment, celle de la nature de l esprit . Plus vaste, car Descombes applique cette notion, par exemple, lordre existant entre des symboles (les lettres qui composent le mot Babar ; cf. DM, p. 170 sq), ou encore aux relations entre les symboles qui, combins de manire correcte, constituent une proposition. Le principe de cette extension de lusage de la notion parat tre le suivant : composer un mot ou une expression bien forme, cest combiner intentionnellement des symboles : lordre qui existait dans le comportement de larcher se retrouve ici au niveau de la combinaison des lettres ou de la formation des

50

MP Descombes

11/12/06

11:39

Page 51

LORDRE

DU SENS

noncs. Dans tous ces cas, il sagit de comportements qui obissent des rgles et qui relvent du mental pour autant que celui-ci est un phnomne dordre (DM, 42). Par une nouvelle extension, la notion dordre de sens peut ainsi dcrire des structures sociales, par exemple des relations hirarchiques entre des individus au sein dune socit donne, fondes sur des institutions et solidaires de pratiques et de coutumes. Cest ainsi que la thse de lextriorit du mental peut assimiler les rsultats de lanthropologie sociale et aboutir une conception de lesprit la fois holiste et anthropologique, au holisme anthropologique de Descombes. Selon cette vue, ce qui dfinit lesprit, ce nest pas la reprsentation et ce que Leibniz appelait la consciosit , mais lordre et la finalit, que ceux-ci sappliquent des actions individuelles ou des comportements collectifs. Cest donc des pratiques sociales rgies par des normes car mme les pratiques les plus individuelles de Robinson sur son le demeurent bien des pratiques sociales : il peut suivre une rgle tout seul, mais non pas tre le seul suivre une rgle que convient le mieux ladjectif de spirituel : ce qui est spirituel, ce qui est tmoignage de lesprit, cest ce qui exhibe un ordre de sens ou un ordre intentionnel. Seulement, dire que les pratiques sociales et normes, et au premier chef les pratiques linguistiques, sont le tmoignage de lesprit naurait encore rien de bien original : Descartes lui-mme ne dit-il pas que je ne peux accorder la pense autrui que sur la foi de la parole 4 ? Mais la thse de4. Descartes, Lettre Henry More du 5 fvrier 1649, AT, V, 278: Mais de tous les arguments qui nous persuadent que les btes sont dnues de penses, le principal

51

MP Descombes

11/12/06

11:39

Page 52

ACTION , RATIONALIT ET SOCIT

Descombes nest pas que le meilleur signe ou tmoignage (en termes wittgensteiniens, le symptme) de lesprit ou de la pense, cest le comportement rgi par un ordre intentionnel, mais que cest l son critre, autrement dit que lesprit se dfinit par le comportement intentionnel, quil est prsent dans les pratiques et sous la forme dun ordre du sens. Quand nous regardons le comportement dune autre personne, crit Descombes, nous ne voyons pas des manifestations extrieures dvnements mentaux intrieurs : nous voyons la chose elle-mme, die Sache selbst 5 ! , donc lesprit lui-mme. Lesprit est dehors et cest pourquoi la thse de Descombes peut tre qualifie d externalisme . Lesprit est prsent [] dans le monde, dans les pratiques symboliques et les institutions (DM, 94) ; il se trouve non pas dabord dans le for intrieur de la personne, sous une forme prive et malaisment communicable, [mais] bien dabord sur la place publique, et donc sous une forme historique et sociale (DM, 10). Pourtant, ny a-t-il pas une difficult dans le fait dtendre ainsi des affirmations qui, chez Anscombe, valaient pour la sphre de lintention la sphre de la pense ou de lesprit en gnral ? Une diffrence notable entre ces deux domaines me parat tre la suivante : pour quil y ait un sens prter quelquun des intentions, il est ncessaire quil agisse : ce qui est intentionnel, cest laction sous une certaine des mon avis est [] quaucun animal en soit venu ce point de perfection duser dun vritable langage, cest--dire dexprimer soit par la voix soit par les gestes, quelque chose qui puisse se rapporter la seule pense et non limpulsion naturelle 5. V. Descombes, Replies , Inquiry, 47, 2004, p. 277.

52

MP Descombes

11/12/06

11:39

Page 53

LORDRE

DU SENS

cription. Un sujet auquel il manquerait la possibilit dagir ne pourrait pas non plus former des intentions, puisquavoir une intention (par opposition simplement souhaiter) cest mettre en uvre tous les moyens pour raliser cette intention. Mais lesprit dpend-il aussi troitement de laction ? Un individu entirement paralys et nanmoins maintenu en vie artificiellement ne possde-t-il pas un esprit 6 ? Bien plus : lordre intentionnel qui confre laction (au moins une partie de) son intelligibilit (je reviendrai tout lheure sur cette parenthse) est-il suffisant pour fournir une dfinition lesprit ? Car il semble bien que relvent tout autant de lesprit la sensibilit, lmotion, les souhaits, les dsirs, les croyances (formules ou informules), les perceptions, etc. Par exemple, le fait dtre saisi dune motion devant une uvre dart ou devant un spectacle de la nature nest-il pas un trait distinctif de lesprit aussi sr que la possibilit deffectuer des syllogismes pratiques ? Peut-tre rpondra-t-on ici que lmotion esthtique est lie la possibilit dune vaste gamme dexpressions, notamment verbales, de cette motion, donc de comportements expressifs dtermins ; toutefois, lmotion ne se rduit pas ces comportements expressifs 7. En6. Je nentends pas suggrer par cet exemple quagir et se mouvoir seraient la mme chose. Sabstenir de faire quelque chose, dans certaines circonstances, est une action. Toutefois, le cas-limite dun individu entirement paralys est celui dun individu qui, tant priv de la possibilit de faire activement quoi que ce soit, est par l mme priv de la possibilit de ne rien faire, donc dagir par abstention. 7. Et il ne suffit pas non plus de faire remarquer quune motion nest pas un vcu intrieur dpourvu de monde, mais quelle se produit toujours dans un contexte pratique (ce que visait exprimer Heidegger par le concept de

53

MP Descombes

11/12/06

11:39

Page 54

ACTION , RATIONALIT ET SOCIT

dautres termes, dfinir lesprit comme un phnomne dordre et le placer dehors , dans les pratiques, nest-ce pas rduire lesprit lintentionnalit pratique et ainsi couper cette notion dune varit de phnomnes auxquels elle est ordinairement associe pour la raison simple que, pour que lesprit se dfinisse par lordre du sens, il faut tre en mesure dexhiber un comportement qui est structur selon cet ordre ? Ici apparat, me semble-t-il, une profonde diffrence entre les analyses de Descombes et celles de Wittgenstein. La tche de Wittgenstein, dans la dernire phase de sa philosophie, est celle dune analyse grammaticale des concepts, notamment psychologiques, en vue dune thrapie des confusions de la mtaphysique, le propre de cette dernire tant quelle vise donner la forme de questions scientifiques des obscurits purement grammaticales. Le but de Wittgenstein nest donc absolument pas de donner une dfinition positive de lesprit (ou de quoi que ce soit dautre), ni de soutenir une thse quelconque son sujet. Tel est bien, au contraire, le but de Descombes. Or, il ny a pas de dfinition sans exclusion : omnis determinatio est negatio. En dfinissant lesprit par lordre du sens, Descombes prsuppose que lesprit est une dtermination des pratiques humaines sociales pour autant quelles sontStimmung). Le problme ne rside pas dans le caractre contextuel, par exemple, de la peur, mais dans la possibilit dappliquer ce phnomne ce qui est pour Descombes le critre de lesprit : lordre du sens. En effet, quelle serait ici la multiplicit qui pourrait receler un ordre logique analogue celui des descriptions de laction pour Anscombe ? Bien entendu, les circonstances dans lesquelles laction se produit sont ordonnes, mais est-ce au sens dun ordre intentionnel ?

54

MP Descombes

11/12/06

11:39

Page 55

LORDRE

DU SENS

intentionnelles. Autrement dit, il faut dabord pouvoir identifier un comportement, pour pouvoir dire ensuite si celui-ci recle ou non les caractristiques de lesprit. Pour mieux saisir la diffrence qui existe entre la dmarche de Wittgenstein et celle de Descombes et les enjeux philosophiques que recle cette diffrence, je propose de prendre un exemple prcis, celui de la comprhension. Lanalyse de la comprhension par Descombes : un exemple Dans un paragraphe de La denre mentale intitul lextriorisation des oprations mentales , Descombes commente le clbre 1 des Recherches philosophiques afin de sopposer aux philosophes qui croient que derrire toute opration mentale extrieure, il y aurait un processus mental interne. Que dit Wittgenstein dans ce 1 ? Descombes le rsume ainsi : Quelquun est charg de faire les courses, et il reoit pour cela un bout de papier sur lequel il est crit Cinq pommes rouges . Il va chez le marchand et lui tend ce papier. Que fait le marchand sil se montre capable de comprendre ce qui lui est demand ? En quoi consiste sa comprhension du message ? Elle consiste fournir les cinq pommes rouges (DM, 170). Ce rsum a quelque chose de droutant. La comprhension de la signification des mots cinq pommes rouges pourrait-elle donc consister en un comportement dtermin ? Si ctait le cas, il suffirait de constater que le marchand na pas fourni les pommes pour pouvoir en infrer quil na pas compris. Mais une telle infrence serait videmment fausse. Le marchand peut avoir parfaitement compris et faire la sourde

55

MP Descombes

11/12/06

11:39

Page 56

ACTION , RATIONALIT ET SOCIT

oreille pour toutes sortes de raisons : parce quil est dbord, parce quil dteste lacheteur, parce quil nest pas marchand mais acteur sur un plateau de tournage que le client a confondu tort avec un magasin, etc. En dautres termes, il est impossible de conclure de lexemple de Wittgenstein (qui a pour but principal de critiquer la conception augustinienne de la signification) que la comprhension consisterait intrinsquement en un comportement quelconque. Quand il aborde la question de la comprhension, Wittgenstein, au contraire, se refuse tout autant de rabattre la grammaire de comprendre sur celle dun processus intrieur que sur celle dun comportement extrieur. Pour lui, les critres dusage de comprendre sont troitement apparents ceux dune capacit et nullement ceux dun processus interne, mental, ou dun processus externe, comportemental. Comme il lcrit, la grammaire du mot savoir est lvidence troitement apparente la grammaire du mot pouvoir, tre capable de, mais aussi celle du mot comprendre. (Matriser une technique) 8 . La grammaire de comprendre est proche de celle dune capacit ; or, ce qui caractrise une capacit, cest quelle ne peut se rduire ni un tat intrieur de lagent, ni un comportement extrieur qui nen est, au mieux, que la simple manifestation. Le premier point est bien connu : il se peut, bien entendu, que la comprhension saccompagne dun Erlebnis spcifique, mais cet Erlebnis nest nullement le critre de la possession de cette8. Wittgenstein, Philosophische Untersuchungen, 150 ; trad. cite, p. 99.

56

MP Descombes

11/12/06

11:39

Page 57

LORDRE

DU SENS

capacit. Pour savoir si quelquun a compris comment appliquer une rgle grammaticale, par exemple, on ne linterrogera pas sur dhypothtiques vcus intrieurs, mais on lui demandera de former des noncs conformes cette rgle, on le priera dappliquer cette rgle des cas ou des exemples donns. Ainsi, lapplication demeure un critre de la comprhension 9 . Le lien qui unit une capacit ses critres est un lien non pas empirique, mais conceptuel ou, comme le dit Wittgenstein, logique . La capacit nest pas un tat du sujet qui serait cause de certains comportements, qui serait donc reli ces comportements par une relation externe ou empirique. Je ne fais pas lhypothse de lexistence dune capacit chez quelquun (avec une certaine marge derreur) partir de ses comportements observables ; ses comportements sont le critre qui me permet de dire sil possde ou non cette capacit, ils sont unis cette capacit par une relation interne. Mais le deuxime point est tout aussi dcisif. Il est impossible de rduire une capacit ses critres, cest--dire des comportements, et cela notamment pour la raison que les comportements qui peuvent jouer le rle de critres dune capacit (comme celle de comprendre) sont extrmement divers et varient en fonction des circonstances. Les conduites du marchand qui servent de critres pour dire quil a compris vont du fait de fournir cinq pommes rouges, la rponse il ny en a plus , posez dabord largent sur le comptoir , ou encore sortez dici, vous tes au milieu dun tournage . Mais le marchand pourrait9. Ibid., 146 ; trad. cite, p. 98.

57

MP Descombes

11/12/06

11:39

Page 58

ACTION , RATIONALIT ET SOCIT

aussi bien ne rien faire du tout et avoir compris ; simplement, si on lui demandait de montrer quil a compris, et sil se montrait coopratif dans cet exercice, il pourrait par exemple traduire le message en italien et lexprimer sous la forme : cinque mele rosse. Le point important est quil ny a rien de tel que le critre de la comprhension, donc rien de tel quun comportement qui serait intrinsquement un acte de comprhension, indpendamment des circonstances dans lesquelles il sinsre. Dire quelque chose, faire quelque chose peuvent tre des critres de la comprhension, mais ils ne le sont que sils surviennent dans un contexte pertinent. Autrement dit, la comprhension peut se manifester dans toutes sortes dactions et de pratiques, mais aucune de celles-ci nest en soi un acte de comprhension, indpendamment de toute lhistoire dans laquelle elle prend place. Et cest justement ce point qui permet, me semble-t-il, Wittgenstein, dchapper toute rduction behaviouriste ou comportementale, dans son analyse de comprendre 10 . On peut chercher autant quon voudra, on ne trouvera jamais le comportement qui serait la comprhension, mme dans une situation donne, mais seulement celui qui constituera un critre pertinent du fait10. Cette insistance sur le contexte vaut la fois contre une analyse comportementaliste de la comprhension que contre une analyse mentaliste : le mentaliste, lui aussi, postule quil pourrait y avoir un acte mental qui, indpendamment de toute considration du contexte, pourrait tre un acte de comprhension : Au sens o il y a des processus caractristiques de la comprhension (y compris des processus psychiques), la comprhension nest pas elle-mme un processus psychique (Ibid., 154 ; trad. cite, p. 101. Cf. galement 152, p. 100). Il peut donc y avoir des processus mentaux divers qui accompagnent la comprhension, mais la comprhension ne peut consister intrinsquement dans aucun de ces processus.

58

MP Descombes

11/12/06

11:39

Page 59

LORDRE

DU SENS

que lon a compris. Wittgenstein le prcise en toutes lettres propos de ce mme exemple : Nous ne prescrivons pas, en effet, ce que lautre doit faire pour parcourir une liste [de commissions] en la comprenant ; et quant savoir sil la effectivement comprise, cela ressort de ce quil fait par la suite, ou des explications quventuellement nous lui demandons de fournir 11. En fait, lanalyse de Wittgenstein est purement grammaticale et jamais dfinitionnelle (ou ontologique ) : il ne sagit pas pour lui de dire positivement ce quest ou ce que nest pas la comprhension, en quoi elle consiste et en quoi elle ne consiste pas, mais seulement comment nous appliquons le concept de comprhension, selon quelles rgles nous lemployons. Cest pourquoi, on peut dire, je crois, que pour Wittgenstein, rien nest intrinsquement une comprhen