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827 MEDECINE/SCIENCES 2003 ; 19 : 827-33 REVUES SYNTHÈSE M/S 8-9, vol. 19, août-septembre 2003 Rôle des acides gras libres dans la sécrétion et l’action de l’insuline : mécanismes de la lipotoxicité Jean Girard Les acides gras libres (AGL) sont les substrats énergétiques majeurs d’un très grand nombre de tissus (muscles, cœur, foie, cortex rénal), particuliè- rement pendant les périodes interprandiales [1]. La concentration en AGL est augmentée tout au long du nyc- thémère chez les sujets diabétiques de type 2 (Figure 1) [2], ce qui a conduit à l’idée que l’hyperglycémie chez les diabétiques de type 2 pourraient être en partie liée à l’ex- cès d’AGL circulants. Il y a une quarantaine d’années, Sir Philip Randle et ses collaborateurs ont démontré, à partir d’expériences réalisées in vitro sur le cœur de rat isolé et perfusé, l’existence d’un cycle « glucose-acides gras » [3]. Dans ces expériences, une augmentation de la concentration des AGL dans le milieu de perfusion condui- sait à une réduction du captage et de l’utilisation du glu- cose par le myocarde. Ils avaient ensuite généralisé ces observations au muscle squelettique, et suggéré qu’un excès d’AGL pourrait in vivo contribuer à la diminution de l’utilisation du glucose et au développement du diabète de type 2 [4]. Quelques années plus tard, il a été démon- tré que les acides gras provenant de l’hydrolyse des trigly- cérides intracellulaires pourraient être aussi importants > Le diabète de type 2 - maladie de l’homéosta- sie du glucose - est un problème majeur de santé publique, qui se caractérise par deux anomalies majeures : une perturbation de la sécrétion des hormones pancréatiques (diminution quantita- tive et qualitative - phase précoce, pulsatilité - de la sécrétion d’insuline, augmentation de la sécrétion de glucagon), et une perturbation des effets de l’insuline sur ses tissus cibles (insulino- résistance). Les anomalies de l’action de l’insu- line sur les tissus cibles se traduisent par une diminution du captage de glucose par les muscles et par une augmentation de la production hépa- tique de glucose. Elles sont liées à des défauts multiples dans les mécanismes de signalisation par le récepteur de l’insuline et dans des étapes régulatrices du métabolisme du glucose (trans- port, enzymes clés de la synthèse de glycogène ou de l’oxydation mitochondriale du glucose). Ces défauts « post-récepteurs » sont amplifiés par la présence d’une concentration augmentée d’acides gras libres. Les mécanismes impliqués dans les effets « diabétogènes » des acides gras libres sont analysés dans cet article. En effet, les concentrations élevées d’acides gras libres plas- matiques contribuent à la diminution de l’utili- sation musculaire de glucose (principalement par l’atténuation de la transmission du signal insulinique) et à l’augmentation de la production hépatique (stimulation de la néoglucogenèse par l’apport de co-facteurs tels que l’acétyl-CoA, l’ATP et le NADH). L’exposition chronique à des concentrations élevées d’acides gras entraîne une accumulation d’acyl-CoA dans les cellules β du pancréas qui se traduit par la disparition de 50 % de ces cellules par apoptose (phénomène de lipotoxicité). < Institut Cochin, Cnrs UMR 8104, Inserm U.567, Université Paris V, Département d’Endocrinologie, 24, rue du Faubourg Saint- Jacques, 75014 Paris, France. [email protected]

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Rôle des acidesgras libresdans la sécrétionet l’actionde l’insuline :mécanismesde la lipotoxicitéJean Girard

Les acides gras libres(AGL) sont les substratsénergétiques majeursd’un très grand nombrede tissus (muscles, cœur, foie, cortex rénal), particuliè-rement pendant les périodes interprandiales [1]. Laconcentration en AGL est augmentée tout au long du nyc-thémère chez les sujets diabétiques de type 2 (Figure 1)[2], ce qui a conduit à l’idée que l’hyperglycémie chez lesdiabétiques de type 2 pourraient être en partie liée à l’ex-cès d’AGL circulants. Il y a une quarantaine d’années, SirPhilip Randle et ses collaborateurs ont démontré, à partird’expériences réalisées in vitro sur le cœur de rat isolé etperfusé, l’existence d’un cycle «glucose-acides gras»[3]. Dans ces expériences, une augmentation de laconcentration des AGL dans le milieu de perfusion condui-sait à une réduction du captage et de l’utilisation du glu-cose par le myocarde. Ils avaient ensuite généralisé cesobservations au muscle squelettique, et suggéré qu’unexcès d’AGL pourrait in vivo contribuer à la diminution del’utilisation du glucose et au développement du diabètede type 2 [4]. Quelques années plus tard, il a été démon-tré que les acides gras provenant de l’hydrolyse des trigly-cérides intracellulaires pourraient être aussi importants

> Le diabète de type 2 - maladie de l’homéosta-sie du glucose - est un problème majeur de santépublique, qui se caractérise par deux anomaliesmajeures: une perturbation de la sécrétion deshormones pancréatiques (diminution quantita-tive et qualitative - phase précoce, pulsatilité -de la sécrétion d’insuline, augmentation de lasécrétion de glucagon), et une perturbation deseffets de l’insuline sur ses tissus cibles (insulino-résistance). Les anomalies de l’action de l’insu-line sur les tissus cibles se traduisent par unediminution du captage de glucose par les muscleset par une augmentation de la production hépa-tique de glucose. Elles sont liées à des défautsmultiples dans les mécanismes de signalisationpar le récepteur de l’insuline et dans des étapesrégulatrices du métabolisme du glucose (trans-port, enzymes clés de la synthèse de glycogène oude l’oxydation mitochondriale du glucose). Cesdéfauts «post-récepteurs» sont amplifiés par laprésence d’une concentration augmentéed’acides gras libres. Les mécanismes impliquésdans les effets «diabétogènes» des acides graslibres sont analysés dans cet article. En effet, lesconcentrations élevées d’acides gras libres plas-matiques contribuent à la diminution de l’utili-sation musculaire de glucose (principalementpar l’atténuation de la transmission du signalinsulinique) et à l’augmentation de la productionhépatique (stimulation de la néoglucogenèse parl’apport de co-facteurs tels que l’acétyl-CoA,l’ATP et le NADH). L’exposition chronique à desconcentrations élevées d’acides gras entraîneune accumulation d’acyl-CoA dans les cellules βdu pancréas qui se traduit par la disparition de50% de ces cellules par apoptose (phénomène delipotoxicité). <

Institut Cochin, Cnrs UMR 8104,Inserm U.567, Université Paris V,Département d’Endocrinologie,24, rue du Faubourg Saint-Jacques, 75014 Paris, [email protected]

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pour le cycle «glucose-acides gras» que les acides grasprovenant de la circulation sanguine [5]. Enfin, l’oxyda-tion des AGL dans le foie fournit des co-facteurs (ATP,NADH, acétyl-CoA) nécessaires à certaines étapes clés dela néoglucogenèse, conduisant à une production accruede glucose par le foie [6, 7]. Cet aspect est résumé sur laFigure 2 et ne sera pas abordé plus avant dans cet article.Plus récemment, il a été démontré que les acides grasintervenaient dans la régulation de la sécrétion d’insulinepar les cellules β des îlots de Langerhans [8]. La notiond’interrelation entre le métabolisme du glucose et lemétabolisme des acides gras a ainsi été étendue au foieet aux cellules β des îlots de Langerhans. Ces dernièresannées, il est apparu, d’une part, que les mécanismesbiochimiques initialement proposés pour expliquer le rôledes AGL dans le cycle «glucose-acides gras» étaient enpartie erronés et, d’autre part, que les AGL n’étaient passeulement des carburants énergétiques de la cellule, maisservaient également de molécules de signalisation. Eneffet, les AGL contrôlent l’expression d’un certain nombrede gènes et, lorsqu’il sont chroniquement présents enexcès dans la cellule, sont à l’origine d’une lipotoxicité[9, 10]. Cet article a pour objectif de faire le point sur lesconnaissances actuelles quant au rôle des acides grasdans la physiopathologie du diabète de type 2.

Reformulation des mécanismes biochimiquesà l’origine du cycle «glucose-acides-gras»

Dans sa description initiale, le cycle «glucose-acidesgras» postulait que l’oxydation excessive d’acides grasdans le muscle conduisait à une augmentation des rap-ports ATP/ADP et acétyl-CoA/CoA, qui inhibent la pyru-vate déshydrogénase, l’entrée de l’acétyl-CoA dérivé dupyruvate dans la mitochondrie (Figure 2) et l’oxydationdu glucose. Cela reste exact. En revanche, P.J. Randle etal. postulaient dans leur modèle que l’oxydation accruedes acides gras produisait également une augmentationdu citrate mitochondrial, en raison de l’afflux d’acétyl-CoA et de l’augmentation de l’ATP et du NADH. Lecitrate en excès passait alors dans le cytosol (via untransporteur localisé dans la membrane mitochon-driale) où il entraînait une inhibition allostérique de laphosphofructokinase (Figure 3), conduisant à une aug-mentation de fructose-6-phosphate et de glucose-6-phosphate. L’accumulation de glucose-6-phosphateprovoquait une inhibition allostérique de l’hexokinase,conduisant à une augmentation de la concentrationintracellulaire en glucose et à l’inhibition de son trans-port vers l’intérieur de la cellule (Figure 3) (le transportde glucose des muscles est un transport « facilité »

Figure 1. Variation des concentrations plasmatiques en acides gras libres (AGL)chez des sujets souffrant d’un diabète de type 2 et chez des sujets témoins. Laconcentration en AGL est augmentée tout au long du nycthémère chez les sujetsdiabétiques de type 2, ce qui pourrait être à l’origine des anomalies du méta-bolisme glucidique chez ces patients (d’après [2]).

Figure 2. Rôle des acides gras dans la régulation de la néoglu-cogenèse hépatique. L’oxydation des AGL dans le foie (à droite)fournit des co-facteurs (ATP, NADH, acétyl-CoA) nécessaires àdes étapes clés de la néoglucogenèse, conduisant à une pro-duction accrue de glucose par le foie (à gauche) (d’après [6]).

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dans le sens du gradient de concentration). Il vient enfait d’être établi - en mesurant par résonance magné-tique nucléaire la concentration de ces métabolitesdans le muscle exposé à des concentrations élevéesd’acides gras - que certains des mécanismes proposéspar P.J. Randle et al. sont inexacts. En effet, lesconcentrations de glucose-6-phosphate et de glucosesont en réalité diminuées dans le muscle exposé à desconcentrations élevées d’acides gras. Une nouvelle proposition a alors été faite pour expliquerle cycle de Randle, qui suggère que l’excès d’acides grasperturbe les mécanismes de la transmission du signalinsulinique [11] (Figure 4). Selon cette hypothèse,l’augmentation des AGL dans le muscle conduirait àl’accumulation de certains de leurs métabolites, telsque l’acyl-CoA et le diacylglycérol. Ceux-ci activent laprotéine kinase C, une sérine/thréonine kinase activéepar le diacylglycérol [12], qui phosphoryle le substratmajeur du récepteur de l’insuline (IRS) sur des résidussérine-thréonine, et inhibe ainsi sa capacité de recru-tement et d’activation de la phosphatidylinositol 3-kinase (PI3 kinase) [13, 14]. La voie de transduction dusignal insulinique est donc diminuée, ce qui conduit àune réduction du transport de glucose. Le même type demécanisme existe dans le foie, qui conduit à une inhibi-tion de la glycolyse; la résistance à l’insuline entraîneen effet une inactivation (phosphorylation) desenzymes clés (phosphofructo-2 kinase et pyruvate

kinase) de la glycolyse, avec pour corollaire une activa-tion de la néoglucogenèse. Cette hypothèse a étéétayée par des études récentes réalisées chez des sou-ris dépourvues de tissu adipeux. Celles-ci sont trèsinsulinorésistantes en raison d’un défaut de signalisa-tion insulinique dans les muscles et dans le foie, et pré-sentent une accumulation de triglycérides dans ces tis-sus [15]. La transplantation d’un tissu adipeux chezces souris corrige toutes ces anomalies [16], ce quisuggère que l’insulinorésistance observée dans le dia-bète de type 2, mais aussi dans l’obésité et les lipody-strophies, a pour origine une altération de la réparti-tion des AGL entre les adipocytes, le foie et les muscles(➜).

Les acides gras libres sont des substratsnormaux des cellules β des ilôts de Langerhans

Les acides gras sont des substrats énergétiques majeursde la cellule β des îlots de Langerhans [17, 18]; ils stimu-lent l’insulinosécrétion en présence de concentrationsnormales ou élevées de glucose sanguin. Les effets insuli-nosécréteurs des acides gras sont néanmoins faibles parrapport à leur contribution au métabolisme oxydatif des cellules β. Lesacides gras utilisés par les cellules β ont plusieurs origines: les acidesgras libres circulants, les acides gras contenus dans les lipoprotéines cir-culantes (les cellules β possèdent des récepteurs des LDL qui leur per-mettent de capter les lipoprotéines circulantes [19]) et les acides gras

contenus dans les triglycérides stockés dans la cellule β. Des expériences récentes ont montré une dualité deseffets des acides gras sur la cellule β: l’exposition àcourt terme (quelques heures) aux AGL potentialise lasécrétion d’insuline en réponse au glucose, tandis quel’exposition à long terme (plusieurs jours) inhibe lasécrétion d’insuline en réponse au glucose. In vivo, la sécrétion rapide d’insuline en réponse auglucose est la même chez le rat nourri ou à jeun, alorsque la sécrétion tardive est diminuée chez le ratnourri. L’une des différences entre les deux groupesd’animaux est que la concentration en AGL est beau-coup plus élevée chez le rat à jeun [20]. Si l’oninjecte un agent antilipolytique (acide nicotinique)au rat à jeun, afin de diminuer la concentration enAGL avant la perfusion de glucose, la sécrétion tar-dive d’insuline en réponse au glucose est supprimée.Si la concentration en AGL est maintenue par perfu-sion de triglycérides et d’héparine, la sécrétion d’in-suline en réponse au glucose est restaurée. L’effetpotentialisateur à court terme des acides gras surl’insulinosécrétion en réponse au glucose est proba-blement dû à une augmentation de la concentrationd’acyl-CoA dans le cytosol. En effet, ceux-ci stimu-

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Figure 3. Le cycle «glucose-acides gras» de Randle. L’accumulation de citrate,en inhibant la phosphofructokinase, entraînerait une augmentation de fruc-tose-6-phosphate et de glucose-6-phosphate (G-6-P). Cette accumulation deglucose-6-phosphate inhiberait l’hexokinase, conduisant à l’augmentation duglucose intracellulaire et à l’inhibition du transport de glucose (le transport deglucose des muscles est un transport «facilité», dans le sens du gradient deconcentration). Glut: transporteur de glucose; HK: hexokinase; PKF: phospho-fructo-kinase; PDH: pyruvate déshydrogénase (d’après [3]).

(➜) m/s1999, n°10,p. 1187 et2001, n°3,p.381

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lent l’exocytose, soit directement, soit après forma-tion de diacylglycérol, un stimulateur de la protéinekinase C (PKC) [8]. Bien qu’il existe une certainecontroverse à ce sujet [8], l’exposition prolongée desîlots de Langerhans aux acides gras induit générale-ment in vivo une diminution de la sécrétion d’insulineen réponse au glucose [21, 22]. En revanche, lesétudes réalisées in vitro montrent clairement quel’exposition prolongée des îlots de Langerhans auxacides gras entraîne une inhibition de la sécrétiontardive d’insuline en réponse au glucose par le pan-créas isolé et perfusé [8]. Plusieurs hypothèses ont été avancées pour expliquerce rôle inhibiteur des acides gras sur l’insulinosécrétionen réponse au glucose. La première est en relation avecle fait que les acyl-CoA stimulent le canal K+ dépen-dant de l’ATP en se liant à la protéine Kir6.2 qui formele pore du canal. L’accumulation des acyl-CoA dans lacellule β, en réponse à une exposition chronique à desconcentrations élevées d’acides gras, empêcheraitainsi la fermeture du canal K+ dépendant de l’ATP etcontribuerait à une perte de sensibilité de la cellule βau glucose. La seconde hypothèse est en relation avecune modification de l’expression de gènes contrôlant le

métabolisme du glucose ou des acides gras : l’exposition in vitrod’îlots de Langerhans ou de cellules β à des concentrations élévéesd’acides gras entraîne une diminution de l’expression du transporteurde glucose GLUT2, de la glucokinase, du facteur de transcription IDX-1 (islet-duodenum-homeobox-1) et de l’acétyl-CoA carboxylase (etdonc du malonyl-CoA) [23], ainsi qu’une augmentation de l’expres-sion de la carnitine palmitoyltransférase I (CPT-I),enzyme contrôlant l’entrée des acides gras à longuechaîne dans la mitochondrie [8] (➜). Cela aboutit àune diminution du métabolisme du glucose dans lesîlots et à une augmentation de l’oxydation des acidesgras, réduisant ainsi la concentration des acyl-CoAcytoplasmiques. La troisième hypothèse permettantd’expliquer l’inhibition de l’insulinosécrétion par lesAGL est en relation avec un effet découplant des acidesgras sur la mitochondrie. L’exposition prolongée desîlots de Langerhans aux acides gras entraîne les signesclassiques du découplage mitochondrial : augmenta-tion de la respiration, diminution du potentiel mem-branaire et de la synthèse d’ATP, gonflement de lamitochondrie. Ce découplage est probablement par-tiellement responsable de l’inhibition de l’insulinosé-crétion en réponse au glucose (l’ATP étant nécessaire àla fermeture du canal K+ dépendant de l’ATP). Onobserve également une augmentation de la productionde radicaux libres (ROS, reactive oxygen species) [8],qui a probablement une importance dans les phéno-mènes d’apoptose décrits plus loin.

Lipotoxicité et étiologie du diabète de type 2

Il existe dans le diabète de type 2 une perte de la pre-mière phase de l’insulinosécrétion, une disparition desoscillations sécrétoires, une sécrétion retardée etréduite d’insuline en réponse au repas et une augmen-tation de la sécrétion de pro-insuline. Les acides grassont considérés comme des facteurs importants parti-cipant à l’étiologie du diabète de type 2 [24, 25].Le développement du diabète chez le rat ZDF (Zuckerdiabetic fatty) présente de nombreuses analogies avecle diabète de type 2 observé chez l’homme [26]. Lesrats ZDF deviennent obèses en raison d’une mutation(fa) dans le domaine extracellulaire du récepteur de laleptine. À l’état homozygote, ils présentent progressi-vement une insulinorésistance et une intolérance auglucose entre 3 et 8 semaines, et deviennent véritable-ment diabétiques entre 8 et 10 semaines (➜). Les ratshétérozygotes ne présentent ni insulinorésistance, niintolérance au glucose, et ne deviennent jamais diabé-tiques. L’apparition du diabète s’accompagne d’unehypertrophie des îlots de Langerhans et d’une perte dela sécrétion d’insuline en réponse au glucose [8, 10,27]. Par la suite, et malgré des capacités proliférativesplus élevées, la masse de cellules β est réduite de 50%,suggérant une augmentation de l’apoptose [28]. Uneévolution similaire est observée dans un autre modèlede rat présentant une hypertriglycéridémie et un dia-bète de type 2, le rat OLETF (Otsuka Long-Evans Toku-shima fatty) [29].

Figure 4. La reformulation des mécanismes biochimiques à l’origine du cycle «glucose-acides gras» dans les années 2000. L’excès d’acides gras libres dans le muscleentraîne une inhibition des mécanismes de la transmission du signal insulinique. L’ac-cumulation de métabolites dérivés de ces acides gras libres (acyl-CoA et diacylglycé-rol) conduit à une activation de la protéine kinase C (à droite) qui, en phosphorylantun résidu sérine (Ser) du substrat majeur du récepteur de l’insuline (IRS), entraîneune diminution du recrutement de la phosphatidylinositol 3-kinase (PI3 kinase) etdonc une réduction du transport de glucose (à gauche) (d’après [11]).

(➜) m/s1999, n°8-9,p.1060

(➜) m/s1998, n°2,p.206

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Des quantités considérables de triglycérides s’accumu-lent dans les îlots de Langerhans des rats ZDF au débutde la maladie [8, 10]. Puis, les îlots de Langerhans per-dent 50% de leurs cellules β par apoptose (mort cellu-laire programmée) [8, 10]. La surcharge en lipidesrésulte d’une augmentation de la concentration desacides gras libres et des triglycérides circulants, cou-plée à une capacité accrue de lipogenèse (transforma-tion du glucose en acides gras) [8, 10]. L’expression etl’activité des enzymes de la lipogenèse est augmentée,tandis que celles des enzymes de l’oxydation des acidesgras est diminuée [23]. L’accumulation de triglycéridesdans les îlots de Langerhans est associée à de très nom-breuses anomalies : diminution de l’expression dutransporteur de glucose GLUT2 et de la sécrétion d’insu-line, augmentation de la formation de monoxyded’azote (NO) et stimulation de l’apoptose. La stimula-tion de l’apoptose est liée à la réduction du facteuranti-apoptotique Bcl-2, sans modification du facteurapoptotique Bax. Ce phénomène a été appelé «lipotoxi-cité» [10, 30]) (Figure 5).

La chronologie du phénomène de lipotoxicité serait lasuivante: le contenu élevé en lipides entraînerait uneaugmentation de la synthèse de céramide, l’excès depalmitoyl-CoA se condensant à la sérine pour former uncéramide (un dérivé de sphingosine et un précurseurdes sphingolipides). Le céramide augmenterait ensuitel’expression de la forme inductible de la mono-oxygé-nase synthase (iNOS), ce qui se traduirait par une sur-production de NO et le déclenchement de l’apoptose.Plusieurs arguments expérimentaux sont en faveur dece mécanisme: ce scénario peut être reproduit en trai-tant les îlots de Langerhans de rats ZDF prédiabétiquesavec un C2-céramide ; les effets apoptotiques sontentièrement bloqués par des inhibiteurs de la synthèsede céramide (fumonisine B1) et de NO (nicotinamide,aminoguanidine). Le NO et le peroxynitrite (produit de réaction de NOet des ions superoxydes) ont pour cible la mitochondrie: le NO, en sefixant au site de liaison de l’oxygène sur la cytochrome C oxydase, estun inhibiteur puissant, mais réversible, de la chaîne respiratoire. Onobserve ensuite une ouverture du pore de perméabilité de transition(MTP), ce qui entraîne une fuite de protons et l’hydrolyse de l’ATP

(découplage des phosphorylations oxy-datives). La mitochondrie gonfle etlibère du cytochrome C qui active desprotéases cytoplasmiques, les caspases,responsables d’une stimulation de laprotéolyse et de la destruction des cel-lules (Figure 6). La surcharge lipidique des îlots de Lan-gerhans peut être prévenue par la res-triction calorique et par l’administrationdans le pancréas d’un adénovirus conte-nant l’ADNc du récepteur de la leptine,permettant ainsi de corriger l’anomaliedu récepteur de la leptine, ou par l’ad-ministration de troglitazone, un agentantidiabétique qui agit en se liant à unrécepteur nucléaire de type PPAR (per-oxisome proliferator activated receptor)[8, 10]. L’administration dans le pan-créas de l’adénovirus contenant l’ADNcdu récepteur de la leptine restaure l’ex-pression du transporteur de glucoseGLUT2 et de la glucokinase, ainsi que lasécrétion d’insuline en réponse au glu-cose. Cette administration restaure éga-lement l’expression de Bcl-2 et inhibel’apoptose [8, 10]. L’hypothèse selonlaquelle le principal rôle de la leptine,via son récepteur, serait de contrôler lecontenu intracellulaire en triglycérides aété avancée [10, 31]. Le contenu en tri-

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Figure 5. Effets cytotoxiques des acides gras sur la cellule β du pancréas endocrine: mécanismespar lesquels la troglitazone prévient la cytotoxicité. L’accumulation de triglycérides (TG) dans lesîlots de Langerhans entraînerait une augmentation de la synthèse de céramide, l’excès de pal-mitoyl-CoA se condensant à la sérine pour former un céramide. Celui-ci stimulerait la productionde monoxyde d’azote (NO), et le déclenchement de l’apoptose. La troglitazone, agent hypogly-cémiant, diminue l’expression des enzymes impliquées dans l’activation (acyl-CoA synthétase)et l’estérification (glycérolphosphate acyltransférase) des acides gras, d’où une réduction ducontenu en triglycérides des îlots de Langerhans. Cette diminution entraîne, d’une part, uneamélioration de l’insulinosécrétion en réponse au glucose et, d’autre part, une réduction desphénomènes apoptotiques des cellules β (d’après [8]).

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glycérides des îlots de Langerhans peut également êtreréduit en traitant les rats ZDF avec un agent hypoglycé-miant, la troglitazone, qui se lie à des récepteursnucléaires. Le traitement des rats ZDF par la troglita-zone diminue l’expression des enzymes impliquées dansl’activation (acyl-CoA synthétase) et l’estérification(glycérolphosphate acyltransférase) des acides gras,réduit le contenu des îlots en triglycérides, améliorel’insulinosécrétion en réponse au glucose [32] et pré-vient l’apoptose [33] (Figure5). Cet effet lipostatiquede la troglitazone en fait un agent pharmacologiquepotentiellement intéressant pour ralentir, voire préve-nir, le passage des diabétiques de type 2 d’un état d’in-sulinorésistance compensé à un état d’insulinorequé-rance.

Conclusions

Il est clairement établi que les acides gras sont dessubstrats énergétiques des cellules β des îlots de Lan-gerhans, et que les acides gras à longue chaîne poten-tialisent à court terme la sécrétion d’insuline en

réponse au glucose. Les mécanismes cellulaires de cette potentialisa-tion ne sont pas entièrement élucidés, mais il semble que l’accumula-tion des acyl-CoA dans le cytosol conduit à la production de diacylgly-cérol et de phospholipides qui stimulent l’exocytose des granulesd’insuline [27]. Lorsque les îlots de Langerhans sont exposés demanière chronique à des concentrations élevéesd’acides gras, comme c’est le cas chez les sujets pré-sentant un diabète de type 2, des triglycérides s’ac-cumulent dans les cellules β et produisent une inhibi-tion de la sécrétion d’insuline en réponse au glucoseainsi qu’une lipotoxicité qui conduit à la destructiondes cellules par apoptose. À l’examen anatomopatho-logique, la présence de vésicules lipidiques à l’inté-rieur des cellules β des îlots a été observée chez desdiabétiques de type 2, suggérant que la lipotoxicitépourrait rendre compte de la disparition des cellules βobservée chez les diabétiques de type 2 passant d’unétat d’insulinorésistance compensé à un état d’insuli-norequérance. Lorsque les îlots de Langerhans sont exposés demanière chronique à des concentrations élevées de glu-cose, un phénomène de glucotoxicité a également étédécrit [34]. La part relative de la glucotoxicité et de lalipotoxicité dans la perte des cellules β n’a pas été éta-blie, mais il est clair que ces deux mécanismes doiventêtre impliqués chez les diabétiques de type 2 exposésde façon chronique à des concentrations élevées deglucose et d’acides gras [35]. ◊

SUMMARYContribution of free fatty acids to impairmentof insulin secretion and action.Mechanism of β-cell lipotoxicityType 2 diabetes is characterized by two major defects: adysregulation of pancreatic hormone secretion (quantita-tive and qualitative - early phase, pulsatility - decrease ofinsulin secretion, increase in glucagon secretion), and adecrease in insulin action on target tissues (insulin resis-tance). The defects in insulin action on target tissues arecharacterized by a decreased in muscle glucose uptake andby an increased hepatic glucose production. These abno-malities are linked to several defects in insulin signalingmechanisms and in several steps regulating glucose meta-bolism (transport, key enzymes of glycogen synthesis or ofmitochondrial oxidation). These postreceptors defects areamplified by the presence of high circulating concentrationsof free fatty acids. The mechanisms involved in the «diabe-togenicity» of long-chain fatty acids are reviewed in thispaper. Indeed, elevated plasma free fatty acids contributeto decrease muscle glucose uptake (mainly by reducinginsulin signaling) and to increase hepatic glucose produc-tion (stimulation of gluconeogenesis by providing cofactorssuch as acetyl-CoA, ATP and NADH). Chronic exposure tohigh levels of plasma free fatty acids induces accumulationof long-chain acyl-CoA into pancreatic β-cells and to thedeath of 50 % of β-cell by apoptosis (lipotoxicity). ◊

Figure 6. Mécanismes biochimiques impliqués dans la lipotoxicité. Le monoxyded’azote (NO) se fixe sur le site de liaison de l’oxygène sur la cytochrome C oxy-dase, ce qui entraîne une inhibition de la chaîne respiratoire. L’ouverture dupore de perméabilité de transition (MTP) s’accompagne d’un découplage desphosphorylations oxydatives. La mitochondrie gonfle et libère du cytochrome Cqui active des protéases cytoplasmiques, les caspases, responsables de l’apop-tose des cellules. iNOS: inducible nitric oxide synthase.

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M/S n° 8-9, vol. 19, août-septembre 2003 833

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