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Orbis Litterarum 50: 304-319. 1995 Printed in Denmark . All rights reserved Copyright 0 Munksgaard 1995 OKBIS Zitterarum ISSN 0105-7510 Albert Camus: Pour une culture europeenne sans eurocentrisme Raymond Gay-Crosier, University of Florida, Gainesville, Florida, U. S. A. S’appuyant sur quelques textes pivots allant de la correspondance avec Jean Grenier a une interview sur I’Europe de 1957, cette etude retrace, a travers la biographie intellectuelle et morale d’Albert Camus, les composantes majeures de son esprit synthetique. Ces textes rkvelent que sur tous les plans de ses activites diverses, il a systematiquement tente de faire entrer ses preoccupations politi- ques dans une perspective socioculturelle plus englobante et donc plus juste. La synthbe paradigmatique de cet effort nous est four- nie dans L’Homme rkvoltk et reste toujours actuelle. Au fil des polemiques qui l’ont harcele apres la publication de L’Homme rdvoltk, Camus s’est vu reprocher, a plusieurs reprises, outre la morale de croix rouget et la na‘ivete politique, un ethnocentrisme mystificateur parce qu’axe sur sa predilection pour la Grece et la Mediterrante. Dans son etude sur ((L‘Europe dans la pensee et l’ceuvre de Camus)),’ Jeanyves Guerin a mon- trC comment (c[s]on hostilite viscerale a tout chauvinisme lui fait rejeter fer- mement le ‘nationalisme mkditerraneen’)). (58) Poursuivant une analyse poli- tique, Gutrin repertorie, dans les textes principaux, les themes europeens et ajoute d’importantes nuances sur la fameuse opposition entre le sud lumi- neux et le nord ttnkbreux que sont censees representer, selon une lecture fort repandue, la Mediterranee et 1’Europe centrale. I1 conclut alors que Camus preparait, avant qu’Amnesty International n’existe, ctl’Europe des droits de l’homme))et que son optimisme l’avait induit a ccpenser conjointement l’uni- fication de 1’Europe et l’emancipation du tiers-monde, l’histoire recente selon les axes Est-Ouest et Nord-Sud.)) (68) Pour ma part, je tenterai d’ajouter une perspective centree sur 1’Europe vue par Camus comme patrimoine culture1 et intellectuel avec lequel il entre- tient une relation ambigue. Quoique forme selon la tradition scolaire et uni-

Albert Camus: Pour une culture européenne sans eurocentrisme

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Orbis Litterarum 50: 304-319. 1995 Printed in Denmark . All rights reserved

Copyright 0 Munksgaard 1995

OKBIS Zitterarum ISSN 0105-7510

Albert Camus: Pour une culture europeenne sans eurocentrisme Raymond Gay-Crosier, University of Florida, Gainesville, Florida, U. S. A.

S’appuyant sur quelques textes pivots allant de la correspondance avec Jean Grenier a une interview sur I’Europe de 1957, cette etude retrace, a travers la biographie intellectuelle et morale d’Albert Camus, les composantes majeures de son esprit synthetique. Ces textes rkvelent que sur tous les plans de ses activites diverses, il a systematiquement tente de faire entrer ses preoccupations politi- ques dans une perspective socioculturelle plus englobante et donc plus juste. La synthbe paradigmatique de cet effort nous est four- nie dans L’Homme rkvoltk et reste toujours actuelle.

Au fil des polemiques qui l’ont harcele apres la publication de L’Homme rdvoltk, Camus s’est vu reprocher, a plusieurs reprises, outre la morale de croix rouget et la na‘ivete politique, un ethnocentrisme mystificateur parce qu’axe sur sa predilection pour la Grece et la Mediterrante. Dans son etude sur ((L‘Europe dans la pensee et l’ceuvre de Camus)),’ Jeanyves Guerin a mon- trC comment (c[s]on hostilite viscerale a tout chauvinisme lui fait rejeter fer- mement le ‘nationalisme mkditerraneen’)). (58) Poursuivant une analyse poli- tique, Gutrin repertorie, dans les textes principaux, les themes europeens et ajoute d’importantes nuances sur la fameuse opposition entre le sud lumi- neux et le nord ttnkbreux que sont censees representer, selon une lecture fort repandue, la Mediterranee et 1’Europe centrale. I1 conclut alors que Camus preparait, avant qu’Amnesty International n’existe, ctl’Europe des droits de l’homme)) et que son optimisme l’avait induit a ccpenser conjointement l’uni- fication de 1’Europe et l’emancipation du tiers-monde, l’histoire recente selon les axes Est-Ouest et Nord-Sud.)) (68)

Pour ma part, je tenterai d’ajouter une perspective centree sur 1’Europe vue par Camus comme patrimoine culture1 et intellectuel avec lequel il entre- tient une relation ambigue. Quoique forme selon la tradition scolaire et uni-

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versitaire de son temps, Camus s’est aussi revolte contre elle comme on se rkvolte contre une figure autoritaire. Certes, il ne saurait abolir la source de son imaginaire, mais il refuse son hegemonie et ne cesse d’en nuancer l’in- fluence et la portee. Par exemple, l’adhksion au P.C. lui fait confronter l’oppo- sition de deux cultures, l’une qui se base sur la theorie marxiste et l’idkologie qui en decode, I’autre qui plonge ses racines dans les problkmes sociaux vecus et observes personnellement. Les atermoiements qui se refletent dans la correspondance avec Jean Grenier,2 au moment ou son tleve s’apprkte a faire un choix politique, montrent bien que Camus se garde de tomber dans le binarisme simplificateur d’une Europe qui signifierait la culture, d’une part, et d’une Afrique qui renverrait a la nature, d’autre part. S’inquietant des exces ideologiques et de ctl’humanisme A la Edouard Herriot)), il k i t de Tipasa, le 21 aoiit 1935, a son maitre a penser: K.. le communisme differe quelquefois des communistes. Ce qui m’a longtemps arrete, ce qui arrkte tant d’esprits je crois, c’est le sens religieux qui manque au communisme.)) (22) A quoi fera echo, en 1957, donc plus de vingt ans plus tard, la constatation amere suivante tiree des Rifleexions sur la guillotine: ((La maladie de 1’Europe est de ne croire A rien et de pretendre tout savoir.)) (11, 1965, 1061) En 1939, il conclut son reportage sur la “Misere de la Kabylie” en constatant que cc[l]a Kabylie reclame le contraire d’une politique politicienne, c’est-a-dire une politique clairvoyante et genereuse.)) (11, 930) Puis il fournit sa definition a lui du progres: (([...I un progres est realise chaque fois qu’un probleme politi- que est remplace par un probleme humain.>> (937) En 1951, les reactions, souvent hostiles, qu’a provoquees la fameuse conclusion de L ’ffomme re‘volti, c’est-a-dire “la pensee de midi”, ne s’expliquent pas seulement par le label trop facile d’un gkocentrisme juge de mauvaise mise que lui decernaient libe- ralement les censeurs contemporains. ((La pensee de midi)), au contraire, est l’aboutissement d’une longue pratique de metissage culture1 qui a ses assises a la fois dans la formation intellectuelle et dans les origines geographiques de Camus, mais aussi et surtout dam la tension de l’univers marginal ou il a choisi de s’installer et dont il fera une veritable cheville ouvriere de sa crea- t i ~ n . ~ Retracer, dans sa biographie intellectuelle et morale, les composantes de son esprit synthetique; montrer qu’il a systematiquement tente de faire entrer les preoccupations politiques dans une perspective socioculturelle plus englobante et donc plus juste, dont L’Homme rdvoltd fournira une synthbse paradigmatique, tel est le propos de mon etude.

Ce n’est point une provocation que de proposer une viske non eurocentri-

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que de la perspective pluriculturelle qui se degage de l’oeuvre camusienne. De nos jours, oh les voyages dans tous les coins du monde et l’acces quasiment universe1 aux sources imprimees et electroniques sont d’une facilite parfois deroutante, la reception et l’interpretation de nos expkriences se font force- ment par voie de comparaison, donc par acces intertextuel. Avant m&me que Roland Barthes n’ait transforme l’experience consciente de la vie en une lecture et interpretation toujours renouvelees du monde vu comme une forkt de signes, avant que l’auteur de Mythologies n’ait proclam6 la remythification du mythe par le truchement d’une lecturelkcriture ambigue et dynamique, Camus a tire les legons de nuance que lui imposaient aussi bien sa lecture active des mythes anciens, sa propre mythographie donc, que son imaginaire pluriculturel dont il a p e r p l’importance avec une acuite croissante. S’il n’a pas echafaude d’appareil thCorique, excercice auquel l’on s’adonne aujour- d’hui avec un souci parfois precipite, il a neanmoins intigrk sans l’abolir, sous la rubrique culturelle, la diversite des reseaux artistiques, techniques et intellectuels. Par la m&me il postule, implicitement ou explicitement, la pariti du rkseau sociopolitique et du rkseau culturel. Par parite j’entends une polari- te non abolie qui vit de la m&me tension que promulguera ((la pensee de midi)) a laquelle je reviendrai. Ce processus d’inttgration est visible des ses premiers ecrits. S’Ctant libere de la tentation de l’absolu par le truchement de Caligula, Camus s’est toujours garde de totaliser les notions optrationnel- les de son vocabulaire. A titre d’exemples il suffit de renvoyer aux plus couran- tes d’entre elles: a l’absurde, a la revolte, a la mesure ou encore, pour notre propos, a la culture. Quoique centraux, ces termes ne sont jamais, dans l’ecri- ture camusienne, des notions absolues mais des concepts relatifs sujets a des interpretations qui reclament un renouvellement incessant. C’est dans cet es- prit et dans un effort de bilan qu’il notera dans les Carnets 1ZZ:4 ((La mesure est un mouvement, une transposition de l’effort absurde.)) (25) Et, vers 1953 ou 1954: aLe progres est dam deux forces d’egale tension. I1 tient compte des limites et les asservit a un bien superieur. Et non dans une fleche verticale, ce qui supposerait qu’il est sans 1imites.H (98) Refusant le corset statique que l’optique analytique accorde volontiers aux notions de base, les siennes prop- res incluses, Camus en a au contraire soulignk l’aspect dynamique et chan- geant. Autant dire que sa pensCe vise d’embke et instinctivement a !a synthdse critique plutdt qu’a l’analyse critique.

Rappelons que, tant qu’il etait membre du I? C. d’Alger, son action politi- que consistait a faire, sur l’instigation d’Amar Ouzegane, du recrutement

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dans les cercles musulmans (ce qui lui valut le contact avec de nombreux militants et intellectuels musulmans et une bonne dose de sympathie pour le nationalisme de Messali Hadj j et a organiser des entreprises culturelles telles que la Maison de la Culture et le ThPcitre du Travail. Ainsi le programme de ce dernier en dit-il aussi long sur l’ambition collective du groupe que sur les idees que Camus se fait du domaine politique. Pour ce jeune animateur the$ tral et auteur en herbe, la politique et I’economie demeurent inseparables du culturel. Et lorsque l’ideologie menace de s’emparer du programme artisti- que, I’expulsion du parti (novembre 1937) et le changement de nom - le ThPcitre du Travail devient alors le ThPcitre de I’Equipe - ne se feront pas attendre. Deux ans auparavent, dans la lettre a Jean Grenier dkja citee, il fait bien fait ressortir l’aspect critique de son engagement politique: ((Mais precisement dans l’exptrience (loyale) que je tenterai, je me refuserai toujours a mettre entre la vie et l’homme un volume du Capital.)) (22) Et Camus de conclure: ((11 me semble davantage que les idees c’est la vie qui mene souvent au communisme.)) (23) A lire les lettres et a voir le comportement de Camus pendant et apres son adhtsion au PIC., il serait difficile de les qualifier de preoccupations d’une belle 5me. Au contraire, c’est precistment le double refus de separer le politique du culturel et de transformer celui-ci en propa- gande qui informe, des le depart, I’agenda socioculturel de Camus. L‘evolu- tion de sa conscience sociale qui se degage des textes-cks (des Lettres d un ami allemand, aux Actuelles et a L’Homme rivolti en passant par les edito- riaux, etc.) est marquee par la revendication, souvent rkpetee, de mettre au meme plan non seulement le travail manuel et le travail intellectuel mais aussi le travail et le loisir. Parite donc 18 encore qui repose sur les valeurs fondatri- ces de son ethique: la liberte et la justice.’

Dans un ordre d’idees semblable, les langues et les cultures, a I’interieur desquelles s’articulent nos activites, sont loin d’6tre des paradigmes inflexibles et des entitks absolues. Mais on cede souvant et trop facilement A la tentation de le faire parce qu’on est forcement amene a assimiler la culture qui nous entoure. Quels que soient leur rayonnement et leur ige, ces cultures et ces langues sont des modalites de vie et d’expression, non pas fixes mais fluides, qu’on examine tant pour leur valeur intrinseque que pour leur capacite de changement. Precisons: il ne s’agit point de postuler, au plan des valeurs, que I’esprit d’ouverture presuppose un nivellement universe1 de toutes les manifestations culturelles - postulat impossible puisqu’on est toujours amene a operer a l’interieur d’un choix qui reste arbitraire - mais d’accepter la diver-

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site culturelle au titre meme de l’existence, des differences et des nuances, donc, de chaque culture ambitionnant sa specifite.

Cette diversite, pour Camus, est d’abord vecue. NC et forme dans une region dont les langues et les cultures indigenes lui resteront ktrangeres, il n’en fait pas moins l’experience sur le plan geographique, Cconomique et social. Si sa formation intellectuelle est indubitablement franqaise, donc occi- dentale et transmise par les grands textes et leur tradition grtco-romaine, il ne peut s’empecher d’appliquer ses facultks d’exegete aux signes, c’est-a-dire au monde et au paysage qui l’entourent. Camus ne sachant pas l’arabe et maniant l’espagnol avec difficulte, son optique pluriculturelle ne s’exprimera pas sous forme d’une Ccriture plurilinguistique. Mais elle l’amenera a choisir une strategie de plans d’ecriture complkmentaires, toujours soucieuse de vehi- culer les valeurs fondatrices. I1 faut ainsi juxtaposer la thematique qui infor- me L’Envers et I’endroit (1937), La Mort heureuse (1938) et Noces (1939) a celle qui preside aux enquetes sur la “Misere de la Kabylie” (1939), mais aussi a la piece collective intitulee “Revolte dans le Asturies” (1936) ou encore au premier Caligula (1938). Les deux premiers essais et l’ebauche de roman constituent une transposition d’un fond de vkcu pluriculturel, donc de valeurs existentielles, auxquelles il fallait trouver une forme qui leur convienne. En revanche, l’enquete sur la Kabylie est une application critique de ces valeurs a une situation socioeconomique d’un groupe d’indigenes fiers de leur cultu- re. Leur droit a cette culture une fois constate, Camus juge la situation sociale des Kabyles a la fois inacceptable et scandaleuse. “Revolte dans les Asturies”, dont la representation sera interdite par le maire d’Alger, n’est pas seulement censee commkmorer une greve tragique des mineurs d’Oviedo en 1934. Cette piece collective est un drame hautement politique. I1 met en conflit des valeurs ideomotrices et a pour but de mobiliser6 le public confronte avec des abus dont les mineurs asturiens avaient ete les victimes. Enfin, le premier Caligula place le conflit des valeurs au niveau metaphysique pour en faire une tragedie de l’esprit dans laquelle l’outrecuidance rejoint l’outrance. Dans l’ensemble, ces euvres de jeunesse constituent autant de tentatives pour disseminer le discours d’autrui et pour faciliter celui du recepteur. Le profil de ce dernier va du spectateur-ouvrier des bains Padovani des annees trente a l’hyperkhi- gneux desabuse des annees cinquante qui lira L’Homme rPvolti dans un cafe parisien. C’est assez dire que, des le debut de sa carriere publique, Camus s’efforce d’integrer les reseaux d’experience et les rkseaux d’articulation en travaillant sur des plans d’ecriture complkmentaires, toujours en q d t e d’une

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forrne adequate que certaines Ceuvres trouveront avec plus de bonheur que d’autres. Par la suite, il restera fidele cette methode de travail complkmentai- re, trop connue pour y insister. Mais elle est, partant, le signe le plus tangible de l’importance qu’il attribue, tout au long de son activite creatrice, a la parite du politique et du culture]. Pour lui, la question sociale, justement parce qu’elle appartient au domaine pratique par excellence, n’a pas seule- ment une dimension politique mais aussi des sources et des configurations culturelles. C’est pourquoi il refusera d’emblee et toujours la separation arti- ficielle de la theorie et de la pratique.

C’est en 1945, dans les Lettres a un ami allemand, que Camus examine, pour la premiere fois, d’une maniere approfondie 1’Europe en tant que notion et entite politicoculturelles. Des la “Preface a l’bdition italienne” de ces quatre lettres, il fait remarquer que cc[q]uand [l’auteur] dit ‘nous’, cela ne signifie pas toujours ‘nous autres Frangais’ mais ‘nous autres, Europeens libres’.~ (11, 219) I1 s’inscrit en faux contre toute forme de chauvinisme, c’est-a-dire tant contre le nationalisme xenophobe que contre la revendication d’une superio- rite culturelle. Quant aux exces du premier, il y rattache les vices qui feront l’objet de l’analyse dam L’Homme rkvolti, a savoir le desespoir, le ressenti- ment, l’absolutisme ideologique et les totalitarismes de toute trempe qui en decoulent. ((Pour reprendre un mot qui ne m’appartient pas, j’aime trop mon pays pour Ctre nationaliste. Et je sais que ni la France ni I’Italie ne perdraient rien, au contraire, a s’ouvrir sur une societe plus large.)) (11, 21) Pour ce qui est de I’hegkmonie culturelle, c’est une strategie egalement reprkhensible qui court, flit-elle allemande, franqaise ou autre, ((A la destruction avec I’idee d’une civilisation superieure)) (11, 222). Ce n’est pas seulement l’experience de la resistance mais la fonction matricielle de la revolte telle qu’il la pense, deja en 194344, qui lui feront dire a son correspondant allemand c<C’est la guerre civile, la lutte obstinke et collective, le sacrifice sans commentaire que notre peuple a choisi)) (232) ce qui explique pourquoi ctnotre Europe n’est pas la v6tre)) (233). Et il ajoute: ((La difference est que l’Europe, pour vous, est une propriete tandis que nous nous sentons dans sa dependance.)) (234)

Ces quatre lettres, malgre le cataclysme historique qui en est la source, n’entament jamais en ton de l’exasperation ou du reglement de compte, mais toujours celui d’une mise au point ce qui n’enleve rien a la sherite de la critique qui y est exprimee. En fait, ces lettres repondent aux mkmes preoccu- pations qui constitueront, six ans plus tard, les themes majeurs de L’Homme r6volti que voici: Dans l’univers humain ou la seule lutte acceptable est celle

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contre le destin absurde et pour la libertk et la justice, comment appliquer nos dons et qualites tels que l’intelligence, le courage, la noblesse, l’amitik, la passion, le bonheur, le desir, l’esprit, la foi, etc.? La relecture de ces lettres m’induit a avancer que, si 1’Europe est et demeure, pour Camus, une patrie intellectuelle, elle est d’abord et surtout envisagee comme une patrie de rivol- t i s qui devront juger le succes ou l’echec par la mesure avec laquelle ils sau- ront exercer leur revolte et lui trouver ses limites. L‘Europe, ecrit-il a son correspondant allemand, ccest pour nous cette terre de l’esprit ou depuis vingt siecles se poursuit la plus Ctonnante aventure de l’esprit humain. Elle est cette arene privilegiee ou la lutte de l’homme d’Occident contre le monde, contre les dieux, contre lui-meme, atteint aujourd’hui son moment le plus boulever- s e . ~ (234) Mais il y a raison d’esphrer parce que, contrairement a une Europe reunie par un pouvoir dominant, elle est (rune aventure commune que nous continuerons de faire, malgre vous, dans le vent de l’intelligence.)) Cette Euro- pe qui refuse la betise se situera ccdans cet equilibre entre la force et la connaissance.)) (235) Ainsi torque, 1’Europe projetke par Camus repond a la vision d’une communautt qui ne separe pas mais qui inclut ceux qui veulent la rejoindre. Cette Europe-la, ajoute-t-il, ((sera encore A faire. Elle sera tou- jours a faire.)) (236) En sourdine Yon entend le fameux cogito, c’est-a-dire le ccje me revolte, donc nous sommes)), qui formera le paradigme existentiel de L’Homme rivolti. Acceptant les societes et les cultures qui y contribuent justement en vertu de leurs differences, cette Europe visionnaire formera une communautk ouverte qui repondra favorablement au cogito de la rkvolte, une structure d’accueil, donc, oh les ccje me revolte)) individuels s’insererons dans le dialogue prolong6 de la communaute du ccnous sommes)) sans pour autant devoir sacrifier leur individualite et leur source culturelles.

Dans le cadre d’un article, l’exploitation du theme europeen dans les Ac- tuelles et les Cditoriaux ne peut se faire que d’une maniere cursive. I1 en ressort que Camus y developpe et nuance sa proper version de transnationa- lisme (qu’il avait deja manifest6 au moment ou il soutenait Garry Davis) et qu’il continue a broder sur les themes et arguments principaux de L ’Homme rkvolti. Par dela l’utopie d’un gouvernement mondial que prbnait Garry Da- vis, Camus entrevoit un transnationalisme engendre par la relativisation des cultures non-occidentales, notamment tiers-mondistes. ((Tous les peuples sa- vent que les frontieres sont aujourd’hui abstraites.)) (11, 344) Tant que l’unifi- cation politique et les solutions des problkmes kconomiques viennent d’en haut, il y aura toujours le danger de la terreur. L’internationale de Camus

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placera ses lois (tau-dessus des gouvernements)) (343) et ne sera donc pas dictatoriale mais le resultat d’dlections mondiales auxquelles participeront tous les peuples.)) (343) La vigilance lucide &ant la marque des cultures an- ciennes qui ont su survivre (cf. 11, 1575), elle presidera a l’etablissement d’une justice distributive sur laquelle se fondera un nouveau concept de souveraine- te. La mCme vigilance lucide sera le garant de ctl’kgalitk absolue des nations devant la loi internationale et [...I [d’lune societk des peuples plus souveraine que les nations elles-m&mes.)) (11, 1575) La montee des cultures non-occiden- tales signale, selon h i , a la fois un pluralisme culture1 et l’avbnement d’une forme gouvernementale non-hegtmoniale. ctLe choc des empires est dkja en passe de devenir secondaire par rapport au choc des civilisations)), ecrit Ca- mus dans un editorial visionnaire de 1946. De toutes parts, en effet, les civili- sations colonisees font entendre leurs voix. Dans dix ans, dans cinquante ans, c’est la preeminence de la civilisation occidentale qui sera remise en question. Autant donc y penser tout de suite et ouvrir le Parlement mondial a ces civilisations, afin que sa loi devienne vraiment universelle, et universe1 l’ordre qu’elle consacre.)) (11, 345) C’est toujours dans ce sens qu’il manifeste, ses prises de distance d’une Europe aveuglee par ses tendances a l’hegemonie culturelle, tendance qu’elle a trop souvent cru pouvoir transformer en supre- matie politique. Devant les catastrophes historiques qui ont ensanglante 1’Eu- rope du XX“ sibcle, davant les deracinements, les deportations et les massac- res calcules qui n’ont pas cessk aux lendemains de l’holocauste, Camus dira, dans une interview de 1951: ((Voila ce qu’est devenue la terre de l’humanisme que, malgre toutes les protestations, il faut continuer d’appeler l’ignoble Eu- rope.)) (11, 726) La trahison des valeurs humaines concretes au nom de l’his- toire fondke sur des ideologies abstraites, dont L ’Homme rkvoltk proposera une analyse inorthodoxe, n’aboutira pas a un repli sur un regionalisme medi- terraneen romantique mais a un rappel de la necessite de la distance critique, d’une distance donc qui soit fondke sur la conscience de I’altCritC culturelle. C’est dans ce sens que Camus tire profit de la marge geographique oh il se trouve et qu’il joue de cet kcart qui separe deux continents: ctDes rives d’Afri- que oh je suis nC, la distance aidant, on voit mieux le visage de 1’Europe et on sait qu’il n’est pas beau.)) (11, 743)

Quant aux Actuelles III, aux Chroniques algkriennes, qui sont autant une prospective de l’avenir politique qu’un retour en arribre, nous retiendrons, une fois de plus, le souci de dialogue qui s’informe d’un passe et de deux cultures partages.’ crLe r81e de l’intellectuel, lit-on dans l’avant-propos, est

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de discerner, selon les moyens, dans chaque camp, les limites respectives de la force et de la justice.)) (11, 889) Dans son reportage sur la Kabylie, Camus est encore optimiste. Demandant plus d’ecoles pour plus d’eleves au lieu ((des ecoles-palais)) (11, 922) que le gouvernement bitit ((pour les touristes et les commissions d’enqukte)) (922), il propose une solution dont le radicalisme, dans I’Algkrie de 1939, contribuera, entre autre, a son exil parisien: ctLes Kabyles auront plus d’ecoles le jour oh on aura supprime la barritire artifi- cielle qui skpare l’enseignement europeen et l’enseignement indigene, le jour enfin ou, sur les bancs d’une meme ecole, deux peuples faits pour se compren- dre commenceront a se connaitre.)) (932). Et comment ne pas opposer la conclusion relativement optimiste, tiree en 1939, a la deception qu’il exprime- ra des 1945? En 1939, dans ce mZme reportage, il h i t : ((Car, si la conqdte coloniale pouvait jamais trouver une excuse, c’est dans la mesure ou elle aide les peuples a garder leur personnalite.)) (938) En revanche, dans la serie d’articles intitulee “Crise en Algerie”, publiee dans Combat en mai 1945, il constatera I’echec d’une politique qui tenterait de poursuivre l’assimilation graduelle telle que l’aurait inauguree le projet de loi Blum-Violette de 1936, jamais applique: N... l’opinion arabe, si j’en crois mon enqdte, est, dans sa majorite, indifferente ou hostile a la politique d’assimilation. On ne le re- grettera jamais assez.))’ (953) Mais ce constat negatif ne l’empkhe pas d’in- sister sur le fond culture1 commun qu’il partage avec Ferhat Abbas, dont le Parti du Manifeste declare l’assimilation inaccessible, et de critiquer le gouvernement franGais pour n’avoir pas fait ce qu’il fallait pour ccque cette rkalite devint accessible)) (957). Pareil salut fraternel dans sa fameuse “Lettre A un militant algerien” qui date de 1955. K... vous et moi, pourtant, ecrit-il a Aziz Kessous, socialiste algkrien et ex-membre du Parti du Manifeste, qui nous ressemblons tant, de msme culture, partageant le m&me espoir, [...I nous savons que cette guerre sera sans vainqueurs reels et qu’apres comme avant elle, il nous faudra encore, et toujours, vivre ensemble, sur la mEme terre.)) (965) Qu’il s’agisse de la terre algerienne, a laquelle ce passage fait bien enten- du allusion, ou de la terre des hommes, la solution federaliste vers laquelle Camus s’achemine repose, elle aussi, sur le principe d’equite differentielle des droits et des cultures qui composent cette federation. L‘expansion de l’hori- zon et des styles de vie que permettent les cultures diverses mais coexistantes est, la encore, a la source d’un regime politique fonde sur la tolerance et le respect mutuels.

De L’Envers et I’endroit a L’Homrne rkvolti, la mesure se degage d’abord

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comme tendance innee, puis comme valeur matricielle sous-jacente et, enfin, comme notion-clef de ctla pensee de midi)). Cette mesure constitue, dans sa conception comme dans son application, la synthese du politique et du cultu- rel. L‘omnipresence de 1’Europe dam L’Homme rtvoltt, ou le nihilisme ram- pant et la mesalliance de son histoire et de sa metaphysique font l’objet d’un examen critique soutenu, me contraint a concentrer mes remarques finales sur la conclusion qui demeure la partie la plus controverske de cet essai. Pour Camus il importe de faire ressortir que la justice ne connait ni frontiere ni condition politique, qu’elle est foncierement distributive et s’applique a la totalite de l’echelle humaine et, surtout, qu’elle ne se marchande pas. En tant que limiteg institutionnalisee la justice a pour tiiche premiere de garantir l’egalite de tout le monde devant le droit et de maintenir le droit humain qui est a la base de cette garantie. La question qui se pose alors est de savoir comment degager, dans les traditions juridiques diverses, la portion de justice qui ne nie ni les revendications de I’individu ni celles de la societe. Aux yeux de Camus, la pratique consciencieuse de la rbvolte, telle qu’il l’entend, repond a cette question.

La revolte est d’abord et avant tout un reflexe qui n’a de sens que dans le cadre de sa propre reflexion. En tant que reflexe instinctif, la rtvolte fait appel a une prise de conscience qui va de pair avec celle de sa limite. La reconnais- sance d’une limite inseparable du sentiment de revolte conduit a une valorisa- tion qui stipule que le fond nature1 de la revolte et ses consequences socio- culturelles forment un tout complementaire. C’est dans ce sens que, selon Camus, la limite, que la revolte s’impose librement a elle-meme, constitue cane premiere valeun). (11, 684)’O Cette m&me limite contribue aussi au dechi- rement et a la tension qui sont le propre de la condition revoltke. Deja le cogito de la revolte, cije me revolte, donc nous sommes)), affiche sa vertu communautaire et, par la, la limite socialisante qu’exige la logique de la revol- te individuelle. Autant dire que la q&te d’identite, qui est a la source de toute revolte, est inevitablement amenee a passer par le detour de l’altkrite. ciSi nous ne sommes pas, je ne suis pas)), (685) voila le bilan moral irrefutable qui forme le point de depart de Camus. Accepter la difference de l’autre au moment oh elle se manifeste devient ainsi paradoxalement une condition de la revolte authentique parce que non-narcissique. Dans cette optique, la rkvol- te camusienne postule une structure sociale qui se justifie cornme but seule- ment si elle tient compte des differences culturelles et politiques actuelles. Cette revendication du respect de l’actualite, de la realite culturelle et politi-

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que, est bien moins utopique, me semble-t-il, qu’une ideologie qui postule une societe ideale de l’avenir. Ce n’est point, comme on a voulu le faire croire si souvent et comme on persiste a la repeter encore de nos jours, une abdica- tion nahe de la responsabilite politique, ce n’est point un refus de changer le statu quo juge injuste. I1 s’agit, au contraire, d’un programme qui ne nie pas le passe et le prksente de ceux qui ont choisi d’y participer. L‘execution d’un programme pareil n’est justifiable que si elle se propose et se compose dans un effort de loyautk commune tout en reconnaissant les differences culturelles et politiques, c’est-a-dire la situation concrete et actuelle. En revanche, le danger de l’utopie et de l’injustice est bien plus grand lorsqu’un plan politi- que se base sur une ideologie abstraite quelconque qui mise sur le seul avenir et ne se pratique que par Z’imposition de l’exterieur et a condition d’abolir les differences culturelles. C’est pourquoi la limite comme ctvaleur mediatrice)) (699) qui assure la coexistence paritaire des pbles de revendications legitimes est une necessite pragmatique. Voila la cadre conceptuel aussi pratique que flexible qui forme le point de depart et le point d’arrivee de ((la pensee de midi)).

A bien des kgards, celle-ci ne fait que proposer un pari difficile ancre dans l’acceptation inconditionelle des differences culturelles. Sur le plan de la condition ouvriere, elle est d’abord un refus de la demesure de l’industrie moderne qui assigne a l’individu un reseau d’activites de plus en plus reduit. La mecanisation et l’automatisation inquiktent Camus moins que la division du travail. Celle-ci repond a un insatiable besoin d’efficacite et se traduit par une uniformit6 croissante qui conduit a l’anonymat. Ces conditions de travail et de vie etouffent non seulement l’essor createur du travailleur mais rendent peu attractive l’aspiration m&me a la creativite. Sans tomber dans le r&ve pukril d’un retour a l’artisanat d’antan, Camus prevoit le jour ou l’ouvrier redevient un ttproducteur anonyme qui se rapproche alors du createur.)) (698) Mais la difficultk du pari tient surtout au fait que les conditions de travail qui permettent plus de liberte creatrice vont de pair avec une conscience accrue et rendent plus aigues les responsabilitks de l’individu. Ce qu’il appelle la ctloi de la mesure)) (698) s’applique a toutes les antinomies morales, sociales et politiques auxquelles l’individu lucide doit faire face. En fin de compte, ces antinomies se ramenent au paradoxe foncier de la revolte: la qu&te d’unite et d’identite de l’individu ne peut &tre poursuivie qu’en passant par la difference d’autrui.

I1 va de soi qu’une philosophie sociale pareille exige une forme qui lui soit

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propre. Tant par son style que par son execution, le discours de la mesure, sur lequel se termine L’Homme rivoltd, repond a son tour aux exigences de ctla pensee de midi.)) Luttant contre la tentation innee de trouver une solution passe-partout par le truchement de l’abstraction theorisante, Camus prend sur lui les risques de l’essai qui se limite a l’approximation. I1 renvoie specifi- quement au principe d’incertitudes que developpe la physique de son temps et n’hesite pas a declarer que ct[l]a pensee approximative est seule generatrice de reel.)> (698) L‘enjeu de ce risque” est nettement signal6 a la fin de l’essai, c’est-a-dire dans ce chapitre dont le sous-titre, “La Penste de midi,” s’appli- que a la totalite de la cinquieme partie de L’Homme rduofte‘. Partant l’auteur renvoie a la tradition syndicaliste, dont il ne nie pas les origines anarchistes’* et dont il juge les contributions a I’amkliorisation des conditions de travail nettement superieures a celles fournies par les partis politiques. S’il s’y mefie de ccl’idkologie allemande)) (701), par quoi il entend les exces d’abstraction commis par Hegel, Marx, etc., et s’il lui oppose ctl’esprit mCditerranten)) (702), qu’il associe a la pensCe par images des presocratiques aux auteurs nord-africains contemporains, ce n’est point pour abolir l’un des pbles de cette opposition mais, au contraire, pour la montrer dans son acuite. I1 ne s’agit donc pas de revendiquer l’abolition d’une tradition philosophique a cause de ses aberrations, mais de proposer les limites qu’elle reclame a la lumiere meme de ses exces historiques. Dans ce sens, la notion de culture pour Camus ne peut Etre ni eurocentrique ni afrocentrique. Force de media- tion par excellence, la culture, pour h i , en tant que jeu, enjeu, communica- tion, echange, production et produit est et sera toujours humaine et universel- le. Par consequent, il critiquera souvent durement l’orgueuil des aspirations a la suprematie13 de la culture europkenne tout en precisant qu’ttil ne s’agit pas de rien mepriser, ni d’exalter une civilisation contre une autre. [...I La vraie maitrise consiste a faire justice des prkjuges du temps et d’abord du plus profond et du plus malheureux d’entre eux qui veut que l’homme delivre de la dkmesure en soit reduit a une sagesse pauvre.)) (703) Loin de rekguer 1’Europe a l’oubli et a la mort - m&me si 1’Europe de son temps frisent l’un et I’autre - Camus place son espoir dans une justice distributive qui a ses assises a la fois dans la revolte, dans la mesure, dans la tension et dam la joie qui en decoulent. ((Avec elle, au long des combats, nous referons l’iime de ce temps et une Europe qui, elle, n’exclura rien.)) (709)

I1 est loisible de conclure que le pari europeen dont parle Camus depasse la dimension politique trop exclusivement associee a la notion qu’on pouvait

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se faire,en 1951, d’une Europe unie. Son concept ophationnel d’une Europe trouvant son unite dans la diversite est fonde sur une alliance de patrimoines intellectuels et culturels et non pas sur une alliance de nations. Puisque la tension et le dkchirement sont le prix qu’exigent la mesure et la justice, on pourrait dire, en paraphrasant le fameux titre de Paul Hazard, que l’avenir de 1’Europe depend paradoxalement de sa conscience toujours en crise. Les idees les plus precises que Camus s’est faites de l’avenir de cette Europe en crise pregnante, on les trouve dans une interview accordee a la revue Demain et publiee en 1957. Si je cite, en guise de conclusion, la rtponse entiere, c’est d’abord parce qu’elle repertorie symptomatiquement les cultures plurielles qui ont contribue a sa notion d’Europe: 1’Algerie y represente le tiers-monde, Nietzsche est le porte-drapeau de la nouvelle culture allemande, Ortega y Gasset de la culture espagnole, Ignazio Silone de la culture italienne, enfin Tolstoi et Dosto‘ievski font figures d’ambassadeurs de la culture russe. Mais je cite aussi cette reponse parce que, d’une part, elle constitue, pour ainsi dire, son testament europeen et que, d’autre part, elle degage une qualite visionnaire extraordinaire qui ne laissera pas de surprendre les tkmoins de notre actualitk politique non moins inquietante. Camus aurait-il anticipe le defi que nous pose le nouvel ordre mondial qu’on se plait a Cvoquer de nos jours? Voici donc sa vision de 1’Europe pluriculturelle:

Oui, j’ai conscience de cette Europe et je crois qu’elle prefigure notre avenir politique. Je le crois d’autant plus que je me sens mieux francais. Personne plus que moi n’est attache a sa province algerienne et je n’ai pas de peine i me sentir inscrit dans la tradition fraqaise. J’ai donc appris, aussi naturellement qu’on apprend a respirer, que l’amour de la terre natale pouvait s’elargir sans mourir. Et finalement, c’est parce que j’aime mon pays que je me sens europeen. Voyez, par exemple, Ortega y Gasset que vous avez eu raison de citer. 11 est peut-Ctre, aprks Nietzsche, le plus grands des ecrivains europeens et pourtant, il est difficile d’itre plus espagnol. Silone, qui parle ii toute I’Europe, si je me sens si attache a h i , c’est qu’il est en mCme temps incroyablement enracine dans sa tradition nationale et m2me provinciale.

Unite et diversite, et jamais l’une sans I’autre, n’est-ce pas la formule m&me de notre Europe? Elle a vecu de ses contradictions, s’est enrichie de ses differences et, par le depassement continue1 qu’elle en a fait, elle a crCt une civilisation dont le monde entier dipendra mCme quand i l la rejette. C’est pourquoi je ne crois pas a une Europe unifiee sous le poids d’une ideologie ou d’une religion technique qui oublierait ses differences. Pas plus que je ne crois a une Europe livree a ses seules differences, c.a.d. livree a une anarchie de nationalisrnes en- nemis.

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Si 1‘Europe n’est pas detruite par le feu, elle se fera. Et la Russie s’y joindra a son tour, avec sa particularit&. Ce n’est pas M. Kroutchev qui me fera oublier ce qui nous unit a Tolstoi’, Dostoievski et a leur peuple. Mais cet avenir est menace par la guerre. Encore une fois, nous sommes ici dans le pari. Simple- ment c’est un des rares qui valent d’&tre tenus.

(11, 1901-2)

NOTES

Sigles et editions utilises

I ThPlitrd, rkcits, nouvelles, Pleiade, tirage de 1962 I1 Essais, Pleiade, tirage de 1965 C. I, 11, I11 Curnets I (Gallimard, 1962), ZZ (1964), III (1989)

1. Jeanyves GuCrin, ((L‘Europe dans la pensee et l’aeuvre de Camus)), dans: Paul-E Smets [Cd.], Albert Camus. Textes reunis a lbccusion du 25e anniversuire de la mort de I’kcrivuin. Bruylant-Bruxelles, Editions de 1’Universite de Bruxelles, 1985, pp. 55-70.

2. Albert Cumus/Jeun Grenier, Correspondunce, 1932-1960. Avertissement et notes par Marguerite Dobrenn, Paris, Gallimard, 1981.

3. A ce propos, je me permets de renvoyer a mon etude sur ((Albert Camus: algeriani- tC et marginalite)), dans: Australian Journul of French Studies XXVII:3 (1990, publ. en janvier 1992) pp. 283-89.

4. Albert Camus, Carnets IIZ, Mars 1951-DCcember 1959, Paris, Gallimard, 1989. 5. Voici la pragmatique de la justice et de la Iiberte: ((Nous l’avons dit plusieurs fois,

nous desirons la conciliation de la justice avec la liberte. I1 parait que ce n’est pas assez clair. Nous appellerons donc justice un Ctat social oh chaque individu reGoit toutes ses chances au depart, et oh la majorite d’un pays n’est pas maintenue dans une condition indigne par une minorite de privilegiks. Et nous appellerons liberte un climat politique oh la personne humaine est respectee dans ce qu’elle est com- me dans ce qu’elle exprime.)) (11, 1527-8)

6. Des les premieres didasdies, I’idee de contrainte et de diversite, donc d’interpreta- tion libre sont associees: aLe decor entoure et presse le spectateur, le contraint d’entrer dans une action que des prejuges classiques lui feraient voir de l’exterieur. [...I Et l’action se deroule sur divers plans autour du spectateur contraint de voir et de participer suivant sa geometrie personelle. Dans I’ideal le fauteuil 156 voit les choses autrement que le fauteuil 157.)) (I, 401)

7. L‘analyse des positions politiques de Camus continue a produire des ouvrages d’un ton critique severe. Le dernier en date est la these remarquablement docu- mentee de Wolf-Dietrich Albes, Albert Cumus und der Algerienkrieg. Die Auseinan- dersetzung der algerienfranzosischen Schriftsteller mit den? ccdirecteur de con- science)) im Algerienkrieg (1954-1962), Tubingen, Niemeyer, 1990. Camus y est l’aune pour ainsi dire negative i Iaquelle sont mesures l’abdication de ses responsa- bilites politiques dans les annees de guerre d’independance, mais aussi les difficul- tes d’audience, le silence reprobateur, voire la repression dont, entre autres, Ro-

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bles, Pelegri, Curel, Roy, Merle, Montupet, Rosfelder, Brune ont ete les victimes presumees. Cette lecture politique conclut que, par-dela son dkchirement person- nel, Camus s’est finalement approche de la position ultra.

8. Dans “L‘ Algerie dechiree”, serie qui parait en octobre 1955 dans L’Express, l’tchec est declare irrkmkdiable: ct Les FranGais d’Algerie savent mieux que person- ne, en effet, que la politique d’assimilation a CchouC. Dabord parce qu’elle n’a jamais ete vraiment entreprise, et ensuite parce que le peuple arabe a garde sa personnalite qui n’est pas reductible a la n6tre. Ces deux personnalites, liees I’une a I’autre par la force des choses, peuvent choisir de s’associer, ou de se dktruire.)) (11, 976-77)

9. La justice est censee agir comme garant de la liberte. Mais ni la liberte ni la justice ne peut s’eriger en absolu, I’une limitant l’autre dans son rayon d’action: K.. la revolte fait le proces de la liberte totale. Elle conteste justement le pouvoir illimite qui autorise un superieur a violer la frontiere interdite. Loin de revendiquer une independance generale, le revolt6 veut qu’il soit reconnu que la libertk a ses limites partout ou se trouve un Qtre humain, la limite Ctant precisement le pouvoir de rkvolte de cet Etre.1) (11, 687-88)

10. L‘un des premiers a preciser les rapports etroits entre les principes moraux et esthetiques de la revolte est Franco Fanizza. Dans un article intitule “La rivolta morale e il moralismo in Camus” (dans: Aut Aut no. 53 [septembre 19591, pp. 303- 317), il montre jusqu’i quel point L’Homme rdvolti obeit a une dialectique d’artis- te soucieuse de ne pas trancher l’ambiguite mais d’en faire une valeur.

1 1. Dans ce sens d’un ludisme superieur seulement je rapprocherai la conception ca- musienne de la culture de la definition, volontairement enjouke et circulaire, qu’a jadis fournie Pierre Bourdieu: ((La culture est un enjeu qui, comme tous les enjeux sociaux, suppose et impose A la fois qu’on entre dans le jeu et qu’on se prenne au jeu; et 1’interEt pour la culture, sans lequel il n’est pas de course, de concours, de concurrence, est produit par la course et par la concurrence mimes qu’il produit. Fetiche entre fetiches, la valeur de la culture s’engendre dans l’investissement origi- naire qu’implique le fait mCme d’entrer dans le jeu, dans la croyance collective en la valeur du jeu qui fait le jeu et que refait sans cesse la concurrence pour les enjeux.)) Dans: La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979, p. 279. Par ailleurs, Bourdieu passe au crible de sa critique kantienne et quantifiante Malraux et Camus. L’Homme rivoltd se voit qualifik de ctbreviaire de philosophie Cdifiante sans autre unite que le vague a l’iime egotiste qui sied aux adolescences hypokhiigneuses et qui assure a tout coup une reputation de belle iime.)) (p. 379)

12. L‘anarchisme latent de Camus trouve egalement sa mesure; ce que j’ai tent6 de montrer dans (Canarchisme mesure d’Albert Camus dans: Symposium, numero special Albert Camus ZZ, XXIV (Fall 1970), pp. 243-253.

13. Le brillant proces que tend a I’impCralisme culture1 Edward W. Said dans son dernier livre sur Culture and Imperialism (New York: Vintage, 1994) comporte un chapitre stimulant sur “Camus and the French Imperial Experience” (pp. 169- 185). I1 y presente Camus comme ‘intensely European because he belonged to the frontier of Europe and was aware of a threat’ (p. 173). Selon lui, Camus incarne la crise de conscience de la France colonialiste (p. 175). Son analyse de L’Etranger s’evertue a montrer jusqu’a quel point les liens geopolitiques et culturels auraient empEche Camus de mettre en question le statut colonial de 1’Algerie (p. 181 e.a.) Dans cette optique, la conclusion de Said ne surprend point: ((His clean style,

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the anguished moral dilemmas he lays bare, the harrowing personal fates of his characters, which he treats with such finess and regulated irony - all these draw on and in fact revive the history of French domination in Algeria, with circum- spect precision and a remarkable lack of remorse or compassion)) (p. 181). Re- connaissons, cependant que, placts dans leur ((nexus)) culture1 respectif, Salurnmb6 et une grande partie des ceuvres de n’importe quelle Cpoque litttraire feraient preuve d’un ((manque)) de conscience sociopolitique et de distance critique de la part de leur auteur.

Raymond Gay-Crosier. Born 1937. Ph.D., Berne, 1965. Professor of Modern French Literature, University of Florida, Gainesville, U.S.A. Has published Les envers d’un Pchec. Etude sur le thtitre d’tllbert Camus, Paris 1967; Religious Elements in the Secu- lar Lyrics ofthe Troubadours, Chapel Hill, 1971, Albert Cumus, Darmstadt, 1976, and numerous articles on modern French literature. Has edited several books on Camus and directs the Cumus series of the Revue des Lettres Modernes, Paris.