32

Ali, du club Méditerranée · Préface Cette légende dont Ali est auréolé depuis plus de dix ans, à l'intérieur du Club et même à l'extérieur, ne s'explique pas seulement

  • Upload
    others

  • View
    0

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Ali, du club Méditerranée · Préface Cette légende dont Ali est auréolé depuis plus de dix ans, à l'intérieur du Club et même à l'extérieur, ne s'explique pas seulement
Page 2: Ali, du club Méditerranée · Préface Cette légende dont Ali est auréolé depuis plus de dix ans, à l'intérieur du Club et même à l'extérieur, ne s'explique pas seulement

Ali, du Club Méditerranée

Page 3: Ali, du club Méditerranée · Préface Cette légende dont Ali est auréolé depuis plus de dix ans, à l'intérieur du Club et même à l'extérieur, ne s'explique pas seulement
Page 4: Ali, du club Méditerranée · Préface Cette légende dont Ali est auréolé depuis plus de dix ans, à l'intérieur du Club et même à l'extérieur, ne s'explique pas seulement

Ali Imane avec Vonny Prat

Ali, du Club Méditerranée

récit

Éditions Ramsay 9, rue du Cherche-Midi

75006 Paris

Page 5: Ali, du club Méditerranée · Préface Cette légende dont Ali est auréolé depuis plus de dix ans, à l'intérieur du Club et même à l'extérieur, ne s'explique pas seulement

Document de couverture : Club Méditerranée. Portrait : Anne Dion.

Éditions Ramsay, 1985 ISBN 2-85956-415-2

Page 6: Ali, du club Méditerranée · Préface Cette légende dont Ali est auréolé depuis plus de dix ans, à l'intérieur du Club et même à l'extérieur, ne s'explique pas seulement

Préface

Cette légende dont Ali est auréolé depuis plus de dix ans, à l'intérieur du Club et même à l'extérieur, ne s'explique pas seulement pas les ingrédients normaux qui fabriquent les héros et émeuvent si fort l'observa- teur ordinaire. Les héros ont de la santé et du panache, c'est la moindre des choses, et Ali en possède, bien sûr : pour que des enfants ravis frissonnent et rient, il évolue à ski nautique nuitamment sur une mer démontée... Pour rechercher deux garçons du personnel de service égarés en mer, il réquisitionne en cinq minutes un hydravion... Exemples billevesées parmi mille figures de son style. Complément classique indispensable : Ali n'a de nuits que blanches, les femmes ne lui résistent pas, ses G.O.* l'adorent, et il n'a peur de rien.

Mais cela, disais-je, est la moindre des choses, et le personnage va beaucoup plus loin : il est un héros original, peut-être le héros de demain.

* G.O., prononcer Géo : gentil organisateur; de même G.M., Gé-ême : gentil membre. Par commodité typographi- que, on composera néanmoins dans cet ouvrage GO et GM.

Page 7: Ali, du club Méditerranée · Préface Cette légende dont Ali est auréolé depuis plus de dix ans, à l'intérieur du Club et même à l'extérieur, ne s'explique pas seulement

A l'excès, fumeur, joueur, amoureux de l'amour, buvant sec (mais pas trop, Allah merci), éclatant, drôle, homme de plaisir, voilà Ali.

Idéaliste, généreux, délicat, discret, haut et sage, le voilà aussi, et même devantage. Il a fait sienne l'idéologie du Club, il veut consacrer sa vie aux autres, et contribuer à la fraternité des peuples. (D'aucuns pourront penser que « consacrer sa vie aux autres » en les distrayant fait beaucoup moins sérieux qu'en les soignant ou en leur portant des bols de riz. C'est vrai mais rien, d'ailleurs, n'a l'air sérieux comparé à cela. Disons que faire oublier leurs soucis à dix mille personnes pendant quinze jours, chaque saison, est une façon peu sérieuse mais efficace de soigner.)

La légende d'Ali tient donc sans doute à l'amalgame subtil de ces deux personnalités, contradictoires par tradition, qu'il assume avec aisance. Les classiques grands viveurs, fumeurs, trousseurs de jupons, etc. ont sans doute une philosophie, souvent même de la générosité en tête, mais s'occupent surtout d'eux-mê- mes, ou d'un petit comité, et n'œuvrent pas pour un idéal altruiste. Ainsi fonctionnent force détectives de romans policiers, ou des personnages tels que Zorba le Grec. Quant aux idéalistes Robin des Bois, Cyrano, extravagant Mr Deeds et autres honnêtes hommes de la littérature et du cinéma, on ne leur connaît point de vices, et leur amour va vers une seule créature, avec à la rigueur un ou deux souvenirs sentimentaux émus.

Ali, lui, mélange tout. Un hédoniste altruiste, voilà qui chatouille notre modernisme, et explique peut-être sa réputation et son aura. A moins que ne les explique plus encore le fait qu'Ali est tout simplement un « glorieux ». Il se trouve qu'il est arabe. Ce détail n'a

Page 8: Ali, du club Méditerranée · Préface Cette légende dont Ali est auréolé depuis plus de dix ans, à l'intérieur du Club et même à l'extérieur, ne s'explique pas seulement

pas une importance capitale, mais mérite d'être remar- qué, en un pays où les Arabes, pour la plupart, pointent à l'ANPE ou au syndicat, en se demandant où peut bien être passée la gloire des Mille et une Nuits.

« Ali est l'homme de la société de demain, tel qu'on peut le rêver. Il est un mutant. » a dit Gilbert Trigano.

Ce livre ne révèle que très imparfaitement la personnalité de celui qui raconte. Ses côtés ludiques et aventureux y sont bien davantage évoqués que ses hauts faits d'âmes. Ali, maudites soient ta modestie et ta pudeur. Et maudite suis-je, qui n'ai pas su oser te mettre trop dans l'embarras et te faire tout dire.

Vonny Prat.

Page 9: Ali, du club Méditerranée · Préface Cette légende dont Ali est auréolé depuis plus de dix ans, à l'intérieur du Club et même à l'extérieur, ne s'explique pas seulement
Page 10: Ali, du club Méditerranée · Préface Cette légende dont Ali est auréolé depuis plus de dix ans, à l'intérieur du Club et même à l'extérieur, ne s'explique pas seulement

Je passe mon temps avec des gens de tous les pays et je vis dans tous les pays. Nulle part, je ne me sens étranger. Mon emploi du temps est normal, dans un métier anormal, peut-être, pour ceux qui le jugent de l'extérieur. Je suis comme le saltimbanque qui vit la nuit et dort le jour. Encore que je vive le jour et ne dorme pas la nuit.

Voici trente-sept ans que j'habite cette terre. Et d'après les statistiques, si tout va bien, je devrais l'habiter encore durant le même temps. Ce serait curieux, et sans doute horrible, que je rencontre maintenant la tranquillité, cette bonne dame assise. Mais ça m'étonnerait : je ne lui plais pas. J'ai eu une enfance mouvementée, avec quelques perturbations familiales, une catastrophe naturelle, et plusieurs chamboulements de vie. Quant à l'âge adulte... Pour- tant, à dix-huit ans, je croyais la trouver, la tranquilli- té, en entrant au Club comme homme de ménage. La bonne plaisanterie ! J'y ai tout trouvé : l'aventure et les aventures, le rire et la rigolade, les drames, les paris tenus, les loupés grotesques, les émotions étincelantes, les belles histoires, des gens fantastiques, et beaucoup de bonheur, le mien et celui des autres. Mais la tranquillité, jamais.

Page 11: Ali, du club Méditerranée · Préface Cette légende dont Ali est auréolé depuis plus de dix ans, à l'intérieur du Club et même à l'extérieur, ne s'explique pas seulement
Page 12: Ali, du club Méditerranée · Préface Cette légende dont Ali est auréolé depuis plus de dix ans, à l'intérieur du Club et même à l'extérieur, ne s'explique pas seulement

Première partie

Du bled à Neuilly

Page 13: Ali, du club Méditerranée · Préface Cette légende dont Ali est auréolé depuis plus de dix ans, à l'intérieur du Club et même à l'extérieur, ne s'explique pas seulement
Page 14: Ali, du club Méditerranée · Préface Cette légende dont Ali est auréolé depuis plus de dix ans, à l'intérieur du Club et même à l'extérieur, ne s'explique pas seulement

1

L'enfance

Je suis né le 25 juillet 1947, à Agadir, de père et de mère berbères. Je n'ai pas connu maman : elle est morte lorsque j'avais deux ans.

Mon frère Mohamed et moi habitions avec Grand- Mère et ne voyions que rarement notre père, car il vivait en France. Il nous semblait un héros de légende : Grand-Mère nous avait raconté, avec cette dramatisa- tion teintée de résignation fataliste propre aux femmes arabes ayant beaucoup vécu, comment son fils était parti chercher fortune en France, à l'âge de dix-neuf ans, à pied et avec le passeport d'un copain. Il venait tous les ans nous voir. Petit, costaud, sportif, adorant la moto, estimé de tous, c'était l'homme fort et le sage. Nous écoutions gravement les conseils qu'il nous donnait, quelquefois sous forme de proverbes berbères. Nous l'admirions, car il avait réussi son aventure en France : il était devenu tourneur chez Chausson-et- Walker, une usine d'autobus, et envoyait régulièrement de l'argent, afin que nous fassions de bonnes études.

Mais Grand-Mère était une vieille femme tradition-

Page 15: Ali, du club Méditerranée · Préface Cette légende dont Ali est auréolé depuis plus de dix ans, à l'intérieur du Club et même à l'extérieur, ne s'explique pas seulement

nelle qui attachait plus d'importance aux choses concrètes de la vie qu'aux études. Minuscule, la tête toujours couverte du haïk noir, elle s'activait sans trêve, et aimait que l'on s'activât de même, au lieu de « fainéanter » le nez dans un livre. Comme toutes les grand-mères des bleds, elle trouvait qu'il était plus urgent d'aller chercher de l'eau que d'apprendre à écrire. Nous habitions Takad. Ce n'était qu'à trente kilomètres d'Agadir, mais la vie est plus dure dans ces villages que dans une grande ville.

J'avais alors cinq ou six ans. J'entends encore Grand-Mère :

— Ali, où tu vas ? — A l'école. — Tu ne vas pas à l'école. Tu gardes les moutons. Tous les jours, chaque famille à son tour gardait les

bêtes du troupeau commun au quartier. Chez nous, c'était à moi, Ali, que la tâche revenait, deux fois par semaine. Mohamed, lui, avait (et a toujours) un sale caractère, et ne se laissait pas faire. Plus petit que moi, bien que mon aîné d'un an, il ne me ressemblait pas du tout. C'était un châtain aux yeux verts. Et une vraie teigne. Bagarreur, voyou même. Il lui est arrivé de jeter des pierres à Grand-Mère. Nous n'étions jamais d'accord, mais j'évitais de me battre avec lui, tant il était méchant. J'avais trop peur de me retrouver avec un gnon sur la figure ! Aujourd'hui encore, nous ne sommes toujours pas d'accord sur la vie, bien que nous nous voyions régulièrement.

Mohamed refusait donc de rendre service, envoyait balader Grand-Mère et allait à l'école. Moi, j'étais plus doux, plus sociable. Je n'osais pas refuser de faire

Page 16: Ali, du club Méditerranée · Préface Cette légende dont Ali est auréolé depuis plus de dix ans, à l'intérieur du Club et même à l'extérieur, ne s'explique pas seulement

plaisir; alors je gardais les vaches ou les moutons; je faisais le berger du matin au soir; j'étais la bonne à tout faire. Pourtant je voulais y aller, en classe, bien que la maternelle fût à une distance de cinq kilomètres qu'il fallait parcourir à pied : j'aimais l'école et puis mon père tenait tellement aux études !

Alors souvent, je mentais : vers l'âge de huit ans, malgré les vingt kilomètres à faire, toujours à pied, jusqu'à l'école primaire, je disais à Grand-Mère que j'allais travailler dans le jardin, et je filais vers la classe. Mais ma présence n'était qu'épisodique, je suivais mal, et ne progressais pas.

J'avais entre huit et neuf ans lorsque mon père s'est remarié à Paris, avec Jeanne, une Française catholique, et qu'ils ont eu Mina, Marie-Christine-Yamina pour l'état civil. La famille du bled n'était pas très contente, surtout quand elle a su que la petite serait élevée selon le rite catholique. Cependant, on faisait confiance à mon père. « Attendons de voir cette femme, disait Grand- Mère. Ton père n'est tout de même pas fou. »

C'était aussi mon idée. J'étais tout petit, mais je trouvais que la famille se tracassait pour des bêtises. Je n'attachais aucune importance à la nationalité des gens.

Deux mois seulement après la naissance de Mina, mon père demanda un congé à son employeur, fit le long voyage Paris-Agadir, et débarqua chez nous.

— Je viens chercher mes fils, dit-il en substance. Ils feront de bonnes études (ces fameuses « bonnes études » auxquelles il tenait tant) à Paris, où ils auront un père, une mère, et une sœur. S'ils continuent à vivre ici, ils deviendront des bons à rien et des voyous.

Grand-Mère a fait un drame épouvantable. De ma vie, je ne l'avais jamais vue dans un tel état. Mohamed

Page 17: Ali, du club Méditerranée · Préface Cette légende dont Ali est auréolé depuis plus de dix ans, à l'intérieur du Club et même à l'extérieur, ne s'explique pas seulement

et moi étions terrorisés. — Prends-les, tes fils !, hurlait-elle. Amène-les chez ta Française, ça t'est égal que ta mère meure de désespoir. Et puis non, tu ne les prendras pas. Je préfère mourir tout de suite ! Ingrat ! Après que je me sois esquinté les mains et les yeux à laver et à raccommoder leurs vêtements.

Là, je trouvais qu'elle exagérait un peu, Grand- Mère : nous portions peut-être des vêtements corrects, mais nous nous acquittions d'une bonne part de la besogne; j'étais chargé du ménage, des bêtes, du jardin; et Mohamed, même s'il n'en faisait pas tant, allait au moins au marché.

— Les petits resteront avec moi ! Ils sont ma seule consolation depuis que tu es parti ! Tu veux donc tuer ta mère ! Elle pleurait toutes les larmes de son corps. — Sinon, ils m'oublieront ! Vous m'oublierez tous ! Pathétique.

Mon père est resté quinze jours, essayant de la convaincre. Il la soupçonnait un peu, je l'appris plus tard, de pleurer autant la perte des confortables mandats mensuels que celle de ses petits-fils. Elle ne céda pas, il repartit seul, et la vie continua.

J'étais tantôt élève, tantôt berger, tantôt jardinier. Mohamed, toujours peu docile, manquait les cours moins souvent que moi. Car mon oncle n'hésitait pas à venir me chercher à la sortie de classe, me disant :

— Les études ça ne mène à rien, viens plutôt travailler à la ferme. Et j'y allais. Pourtant l'école, ce mélange de livres et de copains, j'aimais ça, beaucoup plus que tout le reste !

Page 18: Ali, du club Méditerranée · Préface Cette légende dont Ali est auréolé depuis plus de dix ans, à l'intérieur du Club et même à l'extérieur, ne s'explique pas seulement

2

Une vraie famille

Un jour de printemps 1959, grande effervescence dans la famille : — Boujemaa revient au pays ! Il ramène sa femme et sa petite !

Mon père revenait enfin ! Le moment tant attendu où il aurait réuni assez d'économies pour nous installer dans les meilleures conditions était arrivé. J'allais enfin connaître ma sœur ! J'allais avoir une mère ! J'étais dévoré de curiosité. Grand-Mère, elle, maugréait qu'elle ne se laisserait pas marcher sur les pieds par cette Française.

Le jour venu, nous sommes allés en force chercher papa et les deux inconnues. Il y avait là Grand-Mère, l'oncle, deux tantes, Mohamed et moi. Et quand je l'ai vue, j'ai respiré : la femme de mon père était grosse. Petite et grosse. Une vraie maman. Une mince ne m'aurait pas vraiment paru suspecte, mais une grosse, cela m'inspirait quand même beaucoup plus confiance. Quant à sa tête, elle était châtain avec des yeux verts.

— Elle est bien, hein ? ai-je chuchoté à Mohamed. — Faut voir... Tout lui !

Page 19: Ali, du club Méditerranée · Préface Cette légende dont Ali est auréolé depuis plus de dix ans, à l'intérieur du Club et même à l'extérieur, ne s'explique pas seulement

On a tous dîné chez l'oncle, et l'arrière-famille s'est jointe à nous. C'était la fête, et pour Jeanne un examen en bonne et due forme. Elle ne comprenait pas notre langue, échangeait parfois avec mon père quelques mots de français, qu'il traduisait en berbère pour la famille. Enfin, l'oncle s'est levé et a déclaré : — Boujemaa, nous espérons que tu seras heureux à Agadir où tu es revenu. Ta femme paraît sérieuse, calme, sympathique. Nous souhaitons qu'elle soit une bonne mère pour tes enfants.

Tout le monde a applaudi. Papa a traduit en français, Jeanne a souri. C'était un bon début. J'aurais bien aimé

lui parler, puisque je connaissais sa langue, mais elle n'était pas bavarde. Elle ne l'a jamais été. Pour l'heure, elle nous demanda seulement, à Mohamed et moi, de l'appeler maman. Mon père avait l'air heureux, Moha- med ouvrait un œil méfiant, Grand-Mère faisait un peu la tête, Mina dormait, et moi je me livrais à des pitreries pour essayer de plaire à maman. C'était une belle soirée.

Peu après, mon père a acheté une maison dans le quartier industriel d'Agadir. Nous avons quitté Grand- Mère en lui promettant de ne pas l'abandonner, ni moralement, ni pécuniairement, et nous avons commen- cé une nouvelle vie. J'allais avoir douze ans.

Au début, Mohamed et moi jalousions Mina. Elle était toute petite, et très gâtée.

— J'veux pas la purée, disait Mina. — Ça ne fait rien, voici un yaourt. Toi, Ali, finis ce

que tu as dans ton assiette. Si tu n'as pas faim pour la purée, tu n'as pas faim pour le dessert.

Page 20: Ali, du club Méditerranée · Préface Cette légende dont Ali est auréolé depuis plus de dix ans, à l'intérieur du Club et même à l'extérieur, ne s'explique pas seulement

Je trouvais cela un peu fort. Alors, je regardais ma mère de travers. E t même, je ne l'aimais pas beaucoup. Elle ne montrait pas la tendresse exubérante que j'aurais souhaitée. E t pourtant, elle était très bien, ma mère. Mais je ne l'ai vraiment appréciée que beaucoup plus tard.

J'étais (et suis toujours) gai, très tendre, très sensible. J'avais besoin d'affection. En avais-je manqué jusque-là ? Peut-être, mais je n'en étais pas conscient. Je me rends compte maintenant que l'affection ne m'était témoignée qu'en récompense d'un travail bien fait : jardin arrosé, moutons à la pâture, et plus tard succès scolaires. Ainsi lorsque je réussis mon examen d'entrée en sixième on m'offrit une montre qui avait coûté vingt francs. Peut-être faut-il voir là l'origine de ma conviction : il ne faut pas espérer recevoir si l'on ne donne pas ! (Détail pour la petite histoire : deux heures après avoir reçu la montre, je l'ai gardée sous la douche, la rendant inutilisable, et le reste de ma journée s'est achevé sous les reproches.)

Malgré tout, ma vie d'enfant ne m'a jamais paru dure. Quand j'avais cinq ou six ans, tous les jeunes de mon âge gardaient des troupeaux de 50, 60 et même 100 têtes, et faisaient vingt kilomètres à pied s'il le fallait pour aller à l'école. Tout petits, pendant le ramadan nous jeûnions comme tout le monde, non pas tellement pour obéir à la religion mais parce que le jour la famille dormait et n'avait pas le temps de s'occuper de nous. Tout cela était banal, normal, je ne me suis jamais senti frustré ni traumatisé.

Il était grand temps que mon père me reprenne en main. Il tenait plus que jamais à nos « bonnes études ».

Page 21: Ali, du club Méditerranée · Préface Cette légende dont Ali est auréolé depuis plus de dix ans, à l'intérieur du Club et même à l'extérieur, ne s'explique pas seulement

J'en ai mis un coup, car j'étais très en retard, pour enfin réussir ce fameux examen d'entrée en sixième dans une école d'Agadir. Ensuite, en six mois, j'ai comblé la plupart de mes lacunes.

Mon père ne nous a jamais battus, mais il était très sévère.

— Ali, qu'est-ce que tu as fabriqué après l'école ? Ta mère t'attend depuis une heure pour faire les courses.

— Nous sommes sortis en retard.

En vérité, avec les copains, nous jouions au foot. Partout, dans la rue, sous les hangars, entre les voitures. Pas du vrai foot : on s'amusait juste à se feinter, avec le ballon, et à shooter dans une porte ou une auto.

— Tiens, en punition, tu apprendras par cœur 20 pages de ce livre pour demain. Toi aussi, Mohamed. Tu n'es pas rentré à l'heure. Pendant que je jouais au ballon, Mohamed, lui, disparaissait pour aller à la pêche. E t nous passions nos journées à réciter. Il pleuvait parfois des punitions terribles, comme la privation de sortie quand il y avait un match de football. Mon père était intraitable. Il nous avait interdit pour toujours de boire, de fumer et de jouer, car « cela menait à la déchéance. »

Mon père avait un frère, Larbi, parti avec lui pour la France, dix-neuf ans auparavant. On parlait rarement de lui, sinon avec des airs entendus et méprisants. Il n'envoyait jamais d'argent ni de nouvelles à sa famille, et avait failli à toutes ses responsabilités. Parce qu'il jouait. Mon père disait d'une voix sombre : « Larbi est tombé dans le vice. Il court à sa perte. » Et le sort lui a donné raison : l'oncle s'est fait descendre, un soir, dans un tripot ! On n'a jamais su si c'était parce qu'il n'avait

Page 22: Ali, du club Méditerranée · Préface Cette légende dont Ali est auréolé depuis plus de dix ans, à l'intérieur du Club et même à l'extérieur, ne s'explique pas seulement

pas payé ou parce qu'on n'avait pas voulu le payer. Papa était vraiment formidable, il ne se trompait jamais, et nous frémissions à l'idée que l'on pût mourir ainsi, les mains crispées sur des cartes, et le visage déformé par le vice.

A l'école, ça ne marchait pas mal. Je poursuivais ma sixième normalement. J'étudiais l'arabe, le français et l'espagnol. Je me dirigeais vers les « lettres mo- dernes ». Parce que j'adorais lire, j'adorais les livres, n'importe lesquels. Robin des Bois ou La Fontaine, tout ce qui était écrit me fascinait. Mon père m'encoura- geait. Il voulait faire de moi au moins un infirmier, peut-être un médecin. E t moi, je ne me voyais d'avenir que dans les avions ou le football. Alors, je jouais beaucoup au football, et j'allais pendant des heures entières voir les avions atterrir et décoller. Je m'imagi- nais dans la tour de contrôle. Je disais : — Attends, mon vieux, ne descends pas encore, et puis : — Tu peux y aller. Je rêvais. J'avais 13 ans.

Tout allait bien. Mon père avait changé de métier. Tourneur, en France, il gagnait 2 500 francs par mois. Au Maroc, on lui offrait 500 francs pour le même travail. Aussi préférait-il travailler comme veilleur de nuit dans un hôtel.

Jusqu'à cette nuit de février 1960, où survint la catastrophe. Le tremblement de terre d'Agadir tua quinze mille personnes.

Page 23: Ali, du club Méditerranée · Préface Cette légende dont Ali est auréolé depuis plus de dix ans, à l'intérieur du Club et même à l'extérieur, ne s'explique pas seulement

3

Le grand tremblement et sa suite

A la première secousse, Mohamed et moi n'avons pas bougé, nous regardant, les yeux agrandis de stupeur : nous pensions qu'un camion était rentré dans le mur. Trois secondes plus tard, nous avons compris, et nous avons sauté par la fenêtre. Maman et Mina hurlaient dans la maison : elles étaient enfermées dans leur chambre où elles dormaient ensemble, puisque mon père travaillait la nuit, et la clé avait été éjectée. Mohamed et moi sommes retournés enfoncer la porte. Elles étaient complètement affolées. Nous nous sommes retrouvés tous les quatre dehors, pratique- ment nus. Des centaines de personnes étaient là, criaient, se cherchaient. Notre quartier n'avait pas été touché, hors quelques pans de murs écroulés de-ci, de-là. Tout le monde commençait à retrouver son calme quand se produisit la deuxième secousse. Hallucinant. Le hurlement de la foule emplit le ciel. Moi, j'aurais été bien incapable de hurler, j'étais paralysé. Abasourdi plus encore que terrifié, d'ailleurs, car je voyais qu'après ces instants apocalyptiques, nous étions en- core vivants.

Page 24: Ali, du club Méditerranée · Préface Cette légende dont Ali est auréolé depuis plus de dix ans, à l'intérieur du Club et même à l'extérieur, ne s'explique pas seulement

Tout ce monde est resté assis dehors jusqu'au matin, transi de froid. Chacun y allait de son histoire de séisme, au dénouement épouvantable. Je me demandais si c'était vraiment idéal pour le moral des troupes.

Mon père, digne de sa réputation de sagesse, n'a pas voulu bouger de son poste car il gardait la caisse de l'hôtel. Il savait que Mohamed et moi nous chargerions de protéger notre mère et Mina. Il est arrivé au matin, et nous sommes restés longtemps embrassés. Il nous apprit que presque tout Agadir était détruit, que les morts se comptaient par milliers. Notre quartier avait bien de la chance.

Il fallait quitter la ville menacée, comme toujours quand il y a de nombreux morts, par le typhus. Le lendemain, la Croix-Rouge et les secours venus de partout nous ont transportés en camion jusqu'à la base aéronavale d'Agadir. Nous bénéficiions des secours de la Croix-Rouge grâce à la nationalité française de ma mère. Nous sommes restés à la base un mois avant d'être déplacés à vingt kilomètres de là, dans un camp bourré de militaires et de familles de 20, 30 et même 60 personnes. Cela a duré six mois ! Notre année scolaire était bien compromise. Des cours s'organisaient sous une tente. Mais nous n'avions pas la tête à ça, soulevions un côté de la tente, et pfft ! Nous passions surtout notre temps à chercher du ravitaillement et du bois, à construire des fours en terre, à allumer du feu, à bâtir des chambres avec de la paille et de l'argile, à faire notre pain. Il fallait aussi analyser l'eau, continuelle- ment, avec les petits appareils qui nous étaient distribués.

Ma mère nous donnait à exécuter de nombreuses tâches. Une femme difficile à cerner : on ne savait

Page 25: Ali, du club Méditerranée · Préface Cette légende dont Ali est auréolé depuis plus de dix ans, à l'intérieur du Club et même à l'extérieur, ne s'explique pas seulement

jamais si elle était contente ou mécontente. On aurait dit qu'elle ne pensait qu'au travail. Elle n'arrêtait pas. Elle avait trouvé un emploi dans un restaurant à quarante kilomètres de là, qu'elle rejoignait chaque jour, à bicyclette. Quatre-vingts kilomètres dans la journée. Je la revois encore, petite, vaillante, grave, partir toute seule si loin. Quand, une semaine sur deux, elle s'en allait à 4 heures du matin, mon père l'accompagnait à vélo, pour qu'elle ne soit pas isolée dans la nuit. Cela ne ressemblait en rien à une « joyeuse randonnée. » C'était une épreuve à deux, pénible, le silence ménageant la respiration, un travail pour que nous puissions survivre tous.

Agadir resta fermée pour longtemps encore, par ordre des services d'hygiène : de nombreux corps demeuraient ensevelis. Chaque semaine, nous avions droit à des visites médicales et à des consultations d'assistantes sociales. La Croix-Rouge française et son homologue marocain, le Croissant-Rouge, nous distri- buaient des vêtements. Bien sûr, il y avait plus malheureux que nous. Mais nous en avions un peu assez : sept mois de camping zéro étoile, cela commen- çait à suffire. Enfin, ma mère finit par obtenir de la Croix-Rouge un logement confortable dans une cité, avec douche et électricité. Mon père trouva un emploi de tourneur dans un garage Renault; la nuit, il était responsable de la cité : il veillait à ce que tout fonctionnât et, en particulier, à ce qu'il y eût de l'eau. Je repris le chemin d'une véritable école, avec une fois de plus, du retard.

Et patatras !... Ma mère tomba malade.

Au début, on ne savait pas trop ce qu'elle avait.

Page 26: Ali, du club Méditerranée · Préface Cette légende dont Ali est auréolé depuis plus de dix ans, à l'intérieur du Club et même à l'extérieur, ne s'explique pas seulement

Enfin, on a diagnostiqué un fibrome. Une boule dans le ventre, me disait-on. Je la regardais, impressionné : pour porter un nom pareil, ça devait faire mal ! On l'a opérée, et elle s'est rétablie très lentement. Pendant six mois, je me suis entièrement occupé de Mina, qui avait quatre ans. Je faisais aussi le ménage et les commissions, Mina sur les talons. Et j'essayais quand même de comprendre ce que les copains, qui avaient la chance d'aller à l'école, y apprenaient. Je passais chez un ami, pour qu'il m'explique un peu. Je déchiffrais les cahiers de mon frère. Mais ce n'était pas facile. Et quand j'ai pu entrer en cinquième au lycée, après un nouvel examen de passage, j'avais déjà quatorze ans.

C'est alors que se fit sentir la réaction à tous ces mois pénibles :

— Ali Imane, 2 heures de colle ! — Ali Imane, montez chez le surveillant général, on

verra s'il rit autant que vos camarades ! C'était plus fort que moi, je faisais le pitre ou

j'inventais des farces. A part cela, j'étais plutôt bon élève, sauf en langue arabe, où je me révélais exécrable. J'aimais le français, que nous employions à la maison, lorsque ma mère était là. En son absence, nous parlions arabe ou berbère. Notre éducation était européenne, avec des bases religieuses arabes : en- fants, nous avions, appris par cœur tous les versets du Coran; nous ne buvions pas d'alcool, ne mangions pas de porc. Tandis que maman nous parlait de Paris, des films français, de la manière de vivre française. Elle en avait bavé à l'époque des restrictions et du marché noir. « Marché-noir » était pour moi un seul mot, évocateur de mystérieux, de louche et de palpitant; comme l'est pour d'autres, peut-être, le mot « Ali Baba ».

Page 27: Ali, du club Méditerranée · Préface Cette légende dont Ali est auréolé depuis plus de dix ans, à l'intérieur du Club et même à l'extérieur, ne s'explique pas seulement

Trois ans après le séisme, Agadir a été rouverte. On a donné une parcelle de terre aux gens et reconstruit les maisons presque au même endroit. Mais la ville a été un peu éloignée de la mer, et déplacée vers le Sud, car il fallait tenir compte des endroits à risques, où les secousses pouvaient reprendre dans 5, 10 ou 100 ans.

Nous avons retrouvé une maison à nous, dans notre ancien quartier. Mes études se déroulaient bien, malgré mes sept ou huit heures de colle hebdomadaires.

— Ali Imane, je ne crois pas que vous irez loin dans vos études, et je vois plutôt votre avenir dans le théâtre ou le cinéma, me déclara, en seconde, mon professeur de physique. J'aimais lire, apprendre, mais mon plus grand plaisir restait de faire rire les copains. Et pendant le cours, j'éprouvais un délicieux triomphe intérieur si je voyais le prof lui-même réprimer un sourire à cause de mes mimiques ou de mes réflexions.

Cette année-là, Mohamed a abandonné ses études. Ayant redoublé, il m'avait retrouvé dans certains cours, et cela l'agaçait d'être rattrapé par son petit frère. Aussi accepta-t-il, quand on le lui proposa, de travailler pour une entreprise d'exportation. Mon père n'était pas trop déçu car il pensait qu'il abordait un métier d'avenir. Il avait raison : Mohamed a grimpé les échelons assez rapidement.

Grand-Mère est morte pendant l'hiver. Toute sa vie elle avait travaillé et s'était fait du souci pour tout. Nous l'avons enterrée en pleurant beaucoup.

A la fin de la seconde, une tuile s'abattit sur moi. Je rentrais de classe. Mon père me tendit mon bulletin en silence : celui-ci notifiait sans ménagement mon échec à l'examen de passage en première. Mon retard (j'allais avoir dix-huit ans le mois suivant), et le nombre

Page 28: Ali, du club Méditerranée · Préface Cette légende dont Ali est auréolé depuis plus de dix ans, à l'intérieur du Club et même à l'extérieur, ne s'explique pas seulement

excessif d'élèves empêchaient le lycée de me garder comme redoublant. J'étais donc prié de poursuivre mes études ailleurs, et d'agréer les sincères salutations de l'établissement.

— J'ai travaillé toute ma vie pour que mes fils arrivent plus haut que moi dans la vie, me dit mon père. (On sentait sourdre la grande colère). Moi, je suis ouvrier. Spécialisé, mais ouvrier. J'aurais aimé que tu aies un diplôme, une situation, un bureau, est-ce que je sais ! E t tes fils auraient été plus loin encore. Il faut toujours chercher à s'élever dans la vie. Un homme qui n'essaie pas de se sortir de la mouise n'a pas de dignité, et ce n'est pas un homme.

— Mais je passerai le bac, papa, on va trouver une autre école, pas de problème !

Si, il y avait un problème : dans Agadir toute neuve, les écoles étaient encore en nombre insuffisant. La

seule qui voulait bien m'accueillir se trouvait à Marra- kech. Cela faisait une énorme dépense en logement et en nourriture, mais mes parents étaient prêts à tous les sacrifices. Le hic, c'est que ça ne me disait rien, mais rien du tout, de quitter ma ville. Le ballon sur la plage ou dans les rues, les avions qui descendaient à mon signal, les deux grands « crac » du séisme, les copains de fous rires, c'était mon Agadir, et c'était à moi. E t je ne voulais pas quitter ma famille. Nous en avions bavé ensemble, et maintenant nous étions plutôt heureux. Alors, j'ai inventé un énorme mensonge. Un mensonge de toute beauté.

Page 29: Ali, du club Méditerranée · Préface Cette légende dont Ali est auréolé depuis plus de dix ans, à l'intérieur du Club et même à l'extérieur, ne s'explique pas seulement

4

L e m e n s o n g e

Un jour de juillet 1965, avant que le lycée ne ferme pour l'été, je revins chez moi en arborant un air triomphant.

— Ils me gardent ! Je suis autorisé à redoubler ! Et d'expliquer à mes parents que j'étais allé voir le

surveillant général du lycée, et que celui-ci avait intercédé en ma faveur auprès du directeur.

— Il a accepté une dérogation au règlement, car il trouve que je suis doué et que je mérite de continuer mes études, ajoutai-je modestement.

Mon père ne mit pas une minute ma parole en doute : le raisonnement du directeur tombait sous le sens.

A la rentrée d'octobre, j'ai tenté l'impossible pour transformer la fiction en réalité. J'ai fait le siège du directeur et du surveillant général, éclairant mon cas sous un jour dramatique. Ils sont restés de glace. J'ai essayé de parler au gouverneur. Ses sbires ont ricané de mon audace. Je ne manquais en effet ni d'audace ni de bagou. Facile : j'avais toujours été persuadé que mon mensonge ne ferait que précéder la réalité. J'étais coincé.

Page 30: Ali, du club Méditerranée · Préface Cette légende dont Ali est auréolé depuis plus de dix ans, à l'intérieur du Club et même à l'extérieur, ne s'explique pas seulement

J'avais toujours obéi à mon père. J'avais toujours obéi à tout le monde. Mais à dix-huit ans, je commençais à mal m'accommoder d'être ainsi dirigé. Je me savais gagneur (je l'avais constaté dans le sport et dans les jeux), et je me sentais devenir indépendant. J'avais envie de faire quelque chose moi-même, tout seul. Mais je crevais de peur à l'idée que mon père pût me démasquer.

Ne pas le décevoir. Lui prouver que je pouvais entreprendre et réussir... Trouver du travail ! C'était la seule idée valable. Pouvoir lui dire, le jour de la découverte du pot aux roses : « Je ne suis pas un bon à rien, regarde : j'ai même des économies. »

J'ai donc joué le grand jeu : le matin, je partais de chez moi avec mon cartable, le soir je revenais avec mon cartable. E t pendant la journée, je courais l'embauche. J'étais inscrit à l'agence pour l'emploi, mais il n'y avait jamais rien. Alors, j'allais jouer au foot avec toute une bande de jeunes dans le même cas.

Mes parents ne se doutaient de rien et me croyaient au lycée. Mohamed, lui, était dans le secret, et ne m'a jamais trahi.

Trois mois déjà que ce manège durait, et je n'avais toujours pas trouvé de travail, quand...

Un jour de janvier 1966, le ballon de foot est allé s'échouer dans un chantier voisin de la plage où nous jouions. Là se construisait une sorte de complexe hôtelier : le futur Club Méditerranée d'Agadir. Je suis allé chercher le ballon, au milieu d'une multitude de bungalows tout neufs, et je suis tombé sur un type effrayant à l'énorme voix dont j'entends encore l'accent marseillais : — Bande de petits feignants, vous feriez

Page 31: Ali, du club Méditerranée · Préface Cette légende dont Ali est auréolé depuis plus de dix ans, à l'intérieur du Club et même à l'extérieur, ne s'explique pas seulement

mieux de travailler plutôt que de nous les casser avec votre ballon !

Je n'allais pas laisser passer cette occasion : — Eh bien, justement, il se trouve que nous

cherchons du travail.

— Oh, oh ! Mais vous parlez bien le français, vous ! Comme il s'était radouci, je lui racontai en quelques

mots mon chômage, et ma douleur d'y être. — Bon, dit-il. Écrivez-moi une lettre de demande

d'emploi et venez demain me l'apporter. J'ai composé la lettre dans les règles de l'art. Les

cours commerciaux du lycée commençaient à servir ! Le lendemain, je la lui ai donnée à travers le grillage

devant deux cents chômeurs en attente. Il l'a lue, m'a posé deux ou trois questions, et enfin :

— Tu parles bien le français, petit. Viens demain. Ça l'épatait, ça, qu'un petit Arabe s'exprimât correc-

tement.

Page 32: Ali, du club Méditerranée · Préface Cette légende dont Ali est auréolé depuis plus de dix ans, à l'intérieur du Club et même à l'extérieur, ne s'explique pas seulement

5

Homme de ménage

Le Marseillais était architecte, chef du matériel, et habilité à engager du personnel. Le lendemain, il m'a donné un bleu de travail, une pelle, un balai, une serpillière, et m'a demandé de faire le ménage dans le « village ». C'est ainsi qu'on appelait le complexe hôtelier, chaque chambre, avec son cabinet de toilette, occupant une maisonnette individuelle. Entre les bun- galows serpentaient des ruelles étroites et toutes fleuries, où l'on ne circulait qu'à pied. Une boutique, un salon de coiffure, des bureaux, un podium pour les spectacles et des terrains de sport regorgeant de matériel pour la pratique du tennis, de la voile, du ski nautique, du ping-pong, etc. complétaient les lieux. Je n'étais concerné que par les bungalows à nettoyer. Or, le ménage, je connaissais ça très bien, car ma mère avait été extrêmement sévère sur ce point. Et j'ai donné tout de suite satisfaction.