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Polar, Noir & Mystère Au sommaire : 145 Camera oscura (XXXIX) Christian Sauvé 160 Encore dans la mire André Jacques Martine Latulippe Simon Roy Norbert Spehner L E VOLET EN LIGNE Gratuit N ˚ 39 L’ A NTHOLOGIE PERMANENTE DU POLAR A LI B I S

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Polar, Noir & Mystère

Au sommaire :

145 Camera oscura (XXXIX)Christian Sauvé

160 Encore dans la mireAndré JacquesMartine LatulippeSimon RoyNorbert Spehner

LE VOLET EN LIGNE

GratuitN˚ 39 L’ANTHOLOGIE PERMANENTE DU POLAR

ALIBIS

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Alibis est une revue publiée quatre fois par année par Les Publications delitté rature policière inc.

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Date de mise en ligne : juillet 2011

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Camera oscura(XXXIX)

Après un hiver chargé en bonnes productions, le printemps2011 s’avère maigre en cinéma à suspense. Pendant que le calendrierhollywoodien laisse de plus en plus de place aux superhéros etautres favoris de notre revue sœur Solaris, le cinéma sombreattend son tour. Reste quand même une poignée de bons films àvoir, et d’autres sources de divertissement à la disposition ducinéphile quand le grand écran n’a rien à offrir.

Vitesse, vision et exécutionSi le nombre de films à suspense connaît des ratés à l’approche

de l’été, que l’on se rassure : à voir ceux qui restent, Hollywoodn’a pas encore perdu le doigté nécessaire pour présenter desœuvres de divertissement réalisées avec rythme et énergie, peuimporte leur familiarité.

Après avoir rayonné durant les années quatre-vingt-dix (enpartie grâce aux sept adaptations d’œuvres de John Grisham de

1993 à 1998), le thrillerjuridique s’est depuisfait beaucoup plus rare.Début 2011, c’est autour de l’auteur à succèsMichael Connelly devoir adapté au cinémason roman The LincolnLawyer [La DéfenseLincoln]. L’adaptationcinématographique, sur

papier, avait de quoi inquiéter les lecteurs de l’œuvre originale.En tête d’affiche, Matthew McConaughey, dont l’image cinéma-tographique indolente était plus associée au surf et aux comédies

Photo : Lionsgate Films

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romantiques sottes. Saurait-il bien incarner le protagoniste MickeyHaller, avocat de la défense angelin et narrateur cynique d’unesombre intrigue de noir californien?

C’est donc avec une surprise ravie que, dès les premièresminutes de The Lincoln Lawyer, nous voyons McConaugheyprendre le contrôle du rôle et du film. Gardant sa chemise et sescheveux lissés, il s’avère un protagoniste sympathique, astucieux,compétent et parfaitement à l’aise avec le côté moins honorable desa profession. L’accent sudiste de McConaughey contribue à fairevivre un personnage à la fois décontracté et retors lorsque nécessaire.C’est un avocat au sommet de ses pouvoirs; peu de chose semble lesurprendre ou lui faire peur. Il a tellement raffiné son métier qu’ilmène l’essentiel de ses affaires à bord d’une limousine Lincoln,conduite d’un palais de justice à un autre par son chauffeur attitré.

Ses certitudes commencent à s’effondrer lorsqu’il se retrouveengagé pour défendre un riche jeune homme accusé d’agressionsexuelle. Il comprend finalement que son client n’est pas unange, et qu’il a été choisi pour des raisons bien précises. Leslecteurs du roman seront ravis de voir les retournements du livrenon seulement bien adaptés à l’écran, mais présentés avec unevigueur indéniable.

Car l’impression dominante est celle d’un film qui parvientà combiner des éléments d’intrigue classiques avec une esthétiquemoderne, lumineuse et rythmée. The Lincoln Lawyer se laisseregarder avec plaisir, nous plongeant dans une Los Angelesensoleillée avec ses cours de justice modernes, ses autoroutesinterminables et ses classes sociales en choc constant. L’aperçu dutravail d’avocat de la défense est bien mené et crédible dans sonmélange de cynisme et d’idéalisme. C’est un exemple bien ficelé dece que la grande machinehollywoodienne peutréaliser lorsque les bonséléments s’imbriquentharmonieusement.

Connelly en estdéjà à son cinquièmeroman mettant en scènel’avocat Mickey Haller ;on espère bien en voirla suite au grand écran.

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Photo : Lionsgate Films

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Au rayon des films rapides et plaisants, on trouvera égalementMiddle Men [v.o.a.], une comédie dramatique criminelle danslaquelle un homme d’affaires des années quatre-vingt-dix se voithappé par l’univers des transactions financières sur Internet. Sontravail peut sembler ennuyeux: il s’agit de perfectionner une façonde faciliter les transactions entre visiteurs et administrateurs desites Web, quelque chose qui n’était décidément pas simple auxdébuts de l’Internet. Mais il y a un hic : la nature humaine étant cequ’elle est, les premiers utilisateurs de ces services s’avèrent êtreles sites de charmes coquins. Il n’enfaut pas plus pour construire uneintrigue dramatique familière : unpère de famille bien intentionné,graduellement séduit par le vice,coincé par les éléments criminelsqui pullulent dans cet univers, quiutilise son astuce pour se sortir dupétrin.

Mais c’est le style de MiddleMen qui fait ressortir ce film dela masse. Raconté à l’aide d’unenarration ironique, d’un bon choixde musique et de courts clips amu -sants pour illustrer les propos surla nature des transactions finan-cières olé olé sur Internet, MiddleMen profite d’une cinématographie compétente et d’une variétéd’acteurs qui viennent rehausser la qualité de la production –Luke Wilson tient le rôle principal, en plus d’acteurs tels queJames Caan, Kevin Pollack et Kelsey Grammer dans des rôlessecondaires. Le tout coule bien et se laisse regarder avec unsourire en coin continu, surtout étant donné le sujet parfois osé.(Pour calibrer les attentes : le film se paie une remarquableséquence en plan continu où le protagoniste déambule à traversune orgie, encaissant en chemin une révélation aussi prévisibleque cruciale.) L’intrigue « inspirée de faits réels » explique sansdoute pourquoi l’innocence du protagoniste semble parfois surfaite.Si le regard sur Facebook dans The Social Network vous avaitfasciné, attendez d’aller explorer la genèse des bas-fonds financiersdu Web dans Middle Men.

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La qualité de Middle Men est d’autant plus surprenante quele film, complété en 2009, n’a fait qu’une très brève apparitionau cinéma en 2010, et ce, dans une poignée de villes américaines.C’est en creusant un peuplus dans l’historiquede sa production que serévèle un « making-of »aussi intéressant que cequi est à l’écran. Tel quedétaillé dans un articlefascinant pour la revueDetails (Inside Holly -wood’s Greatest VanityProject), Middle Men est non seulement une adaptation de lavie de Christopher Mallick, c’est aussi une œuvre de vanité :l’homme d’affaires a investi des millions de sa propre fortunepour produire le film… et a pratiquement tout perdu lorsqu’ils’est avéré un échec retentissant au box-office. Mais il y a plusencore, car une recherche Internet sur Mallick révèle des sitesaccusateurs : mensonges, fraude, vol et plus ! Qui dit vrai ?

Pour le cinéphile, peu importe… car la nature du film esttelle que l’on s’amuse, peu importent les circonstances ayantentouré sa conception. Qui a besoin de thrillers juridiques quandla réalité peut inspirer de tels imbroglios?

La satisfaction avant toutIl y a autant de façons de plaire à son public qu’il existe de

publics, une constatation qui complique d’autant plus le travaildu critique : comment évaluer jusqu’à quel point un film atteintses objectifs, même quand ceux-ci diffèrent de ceux du critiqueou du lecteur de la critique?

Dans le cas de Hobo With a Shotgun [Sans abris, sans merci],toute évaluation honnête du résultat doit préciser qu’il s’agit d’unfilm destiné à un public bien particulier. Premièrement conçuecomme bande-annonce factice du film de 2008 Grindhouse, cetteproduction canadienne s’adresse à ceux qui raffolent de violencesurfaite, d’humour cru et de l’atmosphère d’exploitation de sérieB-tirant-sur-le-Z.

Alors qu’un vagabond atteint sa destination, il constate que ladécadence de la ville dans laquelle il se trouve est omniprésente :

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Photo : Universal Studios

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drogue, meurtres, prostitution, violence et perversion se succèdentsans pudeur dans les rues, corrompant des âmes innocentes.Pour le vagabond, interprété avec une sagesse étonnante parRutger Hauer, tout cela n’est initialement qu’une distraction àson rêve d’améliorer son sort. Mais sa tentative de secourir une

jeune femme du milieudu crime le mène à unaffrontement avec uncaïd diabolique, avectoutes les conséquencesque l’on imagine.

La caricature de laviolence urbaine, de laméchanceté des vilains,de la corruption policièren’a rien de sérieux. Lefilm s’adresse clairement

à ceux pour qui la violence urbaine n’est que prétexte à de nom-breuses scènes où le vagabond (à l’aide de sa carabine titulaire)nettoie les rues et remonte la filière criminelle jusqu’au sommet.C’est un film où la décapitation par bouche d’égout, corde etcamionnette sert au caïd pour montrer l’exemple, et où il estraisonnable pour une frêle héroïne d’attacher une tondeuse à sapoitrine pour faucher ses adversaires.

Inutile d’espérer des raffinements dramatiques dans uneœuvre parodique conçue pour titiller les instincts de base. Dès lespremières minutes, le ton est donné : l’image est crue et saturéede couleurs à la manière des films trash des années quatre-vingt.L’esthétique-hommage de Hobo With a Shotgun sera familière àceux qui se souviennent des films peu recommandables à l’ère des

vidéocassettes : musiquesynthétique, angles decaméra dramatique,performances déjantéesd’acteurs moyens, min-ces prétextes qui serventde construction d’in -trigue… et la violence,tellement intense, qu’elleen devient comique.

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Photo : Alliance Films

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Ceux qui sont déjà prédisposés à penser que la dégénérescencecinématographique est omniprésente verront ici une confirmationde leurs pires préjugés. (Ils seront encore plus enragés de constaterque, production canadienne partiellement financée par TéléfilmCanada et tournée à Halifax, leurs taxes ont contribué à l’existencedu film…) Mais ceux qui ont grandi à la lumière des mauvais filmsd’horreur urbains y verront un hommage ironique tout à faitmaîtrisé à un genre de films bien divertissant. (Ils seront aussi ravisde voir que leurs taxes ont finalement financé un peu de culture àleur goût!) Quelqu’un a chuchoté « film culte »? À défaut de riend’autre, Hobo With a Shotgun parvient sans problème à atteindreses objectifs.

Un constat similaire s’impose pour Fast Five [Rapides etdangereux 5], cinquième production dans une série combinantvoitures rutilantes, action pleins gaz et manigances criminelles.Délaissant les courses de rue au profit d’une intrigue d’escroquerieinternationale plus étoffée, Fast Five profite surtout d’une réalisationefficace, d’un scénario astucieux et d’une brochette sympathiqued’acteurs. Pour faire plaisir aux adeptes de la série, Fast Five vachercher ses personnages dans les volets précédents et les réunit àRio de Janeiro pour une arnaque spectaculaire qui vise à dérobercent millions de dollars à la pègre locale. Sans surprise, la réalisationdu plan passe par un peu de conduite démentielle. Pour compliquerles choses, une équipe de policiers américains est en ville.

Plusieurs bonnes idées entrent en collision pour créer unrésultat bien plaisant dans Fast Five. Réunir à l’écran Vin Dieselet Dwayne Johnson est un moment fort pour tous les fervents defilms d’action. Situer l’intrigue à Rio est prétexte à une atmosphèrecolorée et dynamique qui n’est pas sans rappeler la place occupéepar Tokyo dans le troisième film de la série. Le scénario parvientégalement à donner un beau rôle à la douzaine de personnagesrassemblés pour l’occasion. Le multiculturalisme militant de lasérie continue d’être sympathique et, au fil de cinq films, on sesurprend même à constater une légère évolution des personnages.

Mais surtout, il y a l’action. La série Fast and the Furiouss’adresse d’abord à ceux qui veulent voir des automobiles fairedes pleines cascades, et Fast Five parvient à présenter quelquesscènes d’action innovatrices, qu’il s’agisse d’un vol ferroviaireou d’une course démentielle à travers Rio, coffre-fort massif à latraîne. Ceux qui apprécient des séquences jamais encore vues à

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l’écran seront d’autantplus satisfaits que le réa -lisateur Justin Lin semblede plus en plus apte àconstruire des scènesd’action d’une bellefluidité. Le résultat estun cinquième film desérie qui, étonnamment,s’avère peut-être le meil -leur volet jusqu’ici.

En comprenant lesforces de ses prédéces -seurs et en visant la sa -tisfaction d’un publicbien identifiable, FastFive s’avère être unsuccès quasi complet. Iln’ira pas nécessairementchercher un spectateurcomplètement apathique

devant cette combinaison de bolides et de muscles… mais les fansseront comblés, et ils iront certainement voir un sixième volet.

Expériences à demi réussiesMalgré tout le respect que l’on peut avoir pour des œuvres de

genre bien réalisées, il est nécessaire d’avouer que la répétition deformules établies peut mener à la stagnation. Les genres narratifsse sont développés au fil d’expériences, conservant ce qui satisfaitet laissant tomber ce qui ne fonctionne pas. Mais pour en arriverlà, il est nécessaire de faire des expériences, de jouer avec lesconventions, de combiner des idées qui ne sont pas nécessairementabordées dans une formule particulière.

C’est une des raisons pour lesquelles même une déceptioncomme Hanna [v.f.] peut s’avérer intéressante. Au premier abord,il est possible de penser que le film n’est qu’un autre thriller :s’intéressant à une adolescente exceptionnelle traquée par uneagente de la CIA travaillant pour son propre compte pour enterrerune vieille erreur, Hanna renoue avec la formule proie/chasseusetellement familière. Mais attention, un détail crucial du générique

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Photos : Universal Pictures

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laisse présager que l’expérience risque d’être inusitée : Joe Wright,mieux connu pour des drames très respectables tels Pride andPrejudice et Atonement. Qu’est-ce qu’un réalisateur nominéaux Oscars vient faire dans une œuvre de genre?

Y apporter sa propre touche, bien sûr. Les spectateurs avertisdevraient savoir qu’Hanna est mieux abordé comme laboratoireexpérimental où les poncifs du genre sont remis en question. Peuimporte la prémisse convenue, les véritables aspects innovateursse trouvent dans le développement et la présentation du film. JoeWright mène l’œuvre àla manière de la trilogieBourne, avec un ton plusréaliste, dur et sombreque la moyenne. Mais ils’amuse en chemin :travaillant à contresensdes scènes d’action réa-lisées à coups de planssaccadés, il se paie unebataille présentée en long plan continu fluide. La conclusion dufilm a lieu dans les ruines inquiétantes d’un parc d’attractionsdésuet et donne lieu à des moments mémorables. De plus, l’expé -rience de Wright à mener des acteurs est évidente : Saoirse Ronanest tout à fait crédible en adolescente tueuse, alors que CateBlanchett s’avère une antagoniste froide et redoutable.

Évidemment, tous les aspects de l’expérience ne fonctionnentpas aussi bien. La bande sonore au son électronique, réalisée parChemical Brothers, est plus marquante qu’efficace en attirantl’attention sur elle-même et sa nouveauté. Le désir de montrerl’aliénation d’Hanna en l’opposant à des gens normaux s’avère plus

irritant qu’autre choselorsque sa famille d’ac-cueil devient exaspé -rante. De plus, le rythmedu film finit par ressem -bler plus aux drameshistoriques de Wrightqu’à un thriller efficace.

Ceci dit, le résultatfinal s’avère tout de

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Photo : Focus Features

Photo : Focus Features

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même fascinant, surtout pour ceux qui sont en mesure de tolérerdes expériences audacieuses. Hanna a au moins le mérite detenter quelque chose de nouveau, et ce, à un niveau plus quesuperficiel. Car souvent, les innovations ne sont pas aussi fonda-mentales que le croient les cinéastes qui claironnent le résultat.C’est dans cette optique que l’on peut considérer Sanctum, uneaventure d’exploration mariée à une structure de film d’horreuret tournée en trois dimensions.

Camera oscura n’a pas encore eu l’opportunité de discuter dela vague 3D qui a déferlé au grand écran depuis quelques années :la plupart des films tridimensionnels sont des spectacles de SFou de fantasy à grand déploiement mieux abordés dans Solaris.Ce n’est pas un secret qu’un des moteurs économiques de la plusrécente mode 3D est le désir des studios hollywoodiens decontrecarrer la montée du visionnement à la maison en offrantune expérience unique au cinéma, et de demander un prix d’entréeplus élevé pour le privilège d’une dimension supplémentaire.Considérant les calculs des analystes en box-office, les films desuspense à budget moyen ne sont pas des candidats idéaux pourle tournage stéréoscopique plus compliqué, ou bien pour leprocessus de conversion post-production par lequel les studiostransforment (souvent imparfaitement) des films tournés demanière traditionnelle en produits 3D.

Il n’y a pas là de quoise plaindre: les forces ducinéma à suspense sontrarement rehaussées parl’ajout d’une dimensionsupplémentaire, et le futurde la technologie resteflou. Ses adeptes les plusconvaincus (comme James

Cameron) disent qu’il s’agit du futur du cinéma ; les sceptiquesmaugréent qu’il ne s’agit que d’une mode passagère qui donne desmaux de tête dispendieux. Sanctum [v.f.] confirmera surtout lespréjugés du deuxième camp en soulignant l’inutilité de l’ajoutd’une patine 3D à un film de série B.

Car malgré une campagne de promotion nous rappelant quele film a été tourné avec les mêmes caméras 3D qui ont servipour Avatar, Sanctum n’a vraiment rien d’un film-événement.

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Photo : Universal Pictures

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Plongeant profondément sous terre pour raconter la malchanced’une expédition spéléologique qui tourne mal lorsque l’entréede la caverne est abruptement ensevelie, le film est un mélanged’aventure, de terreur claustrophobe, de psychose humaine et dedangers naturels. Prisonniers d’une caverne qui débouche peut-être dans l’océan, les survivants doivent plonger toujours plusprofondément pour voir s’ils peuvent s’en sortir.

Par moments, et surtout au début, Sanctum est en mesure decompenser un scénario plutôt faible par de superbes images.L’esprit d’aventure est incarné par des personnages irrésistiblementattirés par l’exploration. Qu’il s’agisse de parachuter dans un troubéant, d’adapter des techniques d’escalade à la spéléologie ou deplonger dans des tunnels submergés à des kilomètres sous terre,le premier acte de Sanctum divertit, terrifie et plaît. C’est quandla situation devient plus corsée que l’ennui devient l’émotiondominante… Les belles images grandioses qui avaient inauguréle film disparaissent pour une succession de passages étroits etclaustrophobiques, alors que le scénario devient prisonnier dedialogues entre personnages peu sympathiques.

Ceux qui voient Sanctum à la maison sur écran bidimensionnelseront encore moins en mesure d’apprécier la beauté des images dufilm; la troisième dimension estompée, le film n’offre plus aucunedistraction pour éviter de constater les carences du résultat ou certainseffets spéciaux moins réussis. Mais peu importe la 3D: l’innovationla moins réussie de Sanctum consiste en un scénario qui préfèrefaucher les personnages plutôt que de les laisser travailler ensemblepour s’en sortir. Cette structure est nettement plus efficace sous forme

d’un film d’horreur (telThe Descent) qu’au seind’un film d’aventuresréaliste. Au génériquefinal, on aurait préféréplus de survivants.

Car une des vertusprincipales du suspenseest qu’il s’agit d’une

émotion aux antipodes du nihilisme. Pour espérer un dénouementheureux, il faut être en mesure de s’investir émotionnellementdans une conclusion satisfaisante pour les personnages. Sanctumne mérite pas cet investissement, et rappelle de par le fait même

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Photo : Universal Pictures

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qu’aucune innovation technologique de tournage ne parviendra àcombler les faiblesses fondamentales d’un scénario. Refrainconnu, maintes fois prouvé par l’expérience !

Suites sur vidéo et distribution en évolutionL’univers du cinéma est en constante évolution, c’est pourquoi

il est maintenant nécessaire de reconsidérer l’adage familier selonlequel les films parus directement au club vidéo (« Direct-To-Video », ou DTV dans le jargon du milieu) sont nécessairement dequalité distinctement inférieure aux films d’abord parus en salles.Cette présomption de médiocrité reste généralement valide, maiscertains signes nous suggèrent qu’il s’agit d’un état des choses quipourrait changer. Examinons tendances et évidences…

Il n’est plus possible de nier que l’écosystème de distributioncinématographique est en train de changer de manière radicale.L’ère du club vidéo tire à sa fin, coincée entre la montée de ladistribution de films sous format numérique (par Internet, chaînesspécialisées et vidéo sur demande), ceux qui préfèrent acheter desDVD de moins en moins dispendieux et les compétiteurs postauxplus pratiques tels Netflix.com et zip.ca. Alors que s’écrivent ceslignes, un quart des clubs Blockbuster canadiens sont en pleinevente de fermeture. Leur disparition n’est pas sans faire plaisir auxstudios, qui peuvent ainsi se débarrasser de distribution physiqueencombrante. Pas nécessaire d’être stratège hollywoodien pour envoir les avantages.

Mais alors que la distinction entre club vidéo et autres canauxde distribution devient de moins en moins précise, il n’est passurprenant de constater que la nature même des films destinésdirectement à la distribution vidéo est en train de changer. Lestechniques de production numérique permettent de meilleursrésultats à moindre coût. Loin d’Hollywood, les acteurs, technicienset rabais d’impôt sont plus nombreux, permettant des économiessupplémentaires. Dans ce contexte, même un budget un peu plusétoffé peut produire des résultats intéressants. Ne manque quel’hameçon nécessaire pour amener le public à s’intéresser à unfilm, mais il s’agit là d’un problème qu’Hollywood est habitué àrésoudre. Il n’y a qu’à produire une « suite » à un film connu, outout du moins à coller un « 2 » à un titre familier…

Trois parutions récentes ne font pas seulement qu’illustrer cettetendance, mais donnent espoir aux critiques avec des résultats qui

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échappent à la simple médiocrité. The Marine 2 (2009), Smokin’Aces 2 (2010) et SWAT : Firefight (2011) forment un trio defilms d’action nettement plus satisfaisant que la moyenne pourdes productions ayant évité le grand écran. Réalisés avec unecertaine ambition visuelle, exploitant à fond les limites de leurbudget, il s’agit de trois films d’action curieusement potables. Cen’est probablement pas un accident si, dans les trois cas, il s’agit desuites à des films d’action qui étaient déjà loin du chef-d’œuvre.

The Marine 2 [Le Fusilier marin 2] ne s’embarrasse pas demodifier l’intrigue de base de son prédécesseur oubliable : leprotagoniste, fusilier marin de son métier, doit secourir sa femmedes griffes de vilains. En revanche, ce deuxième volet a la bonneidée de se déplacer dans un centre de villégiature thaïlandais prisd’assaut par des terroristes. Le scénario n’est guère raffiné : aprèsla prise de contrôle des terroristes, tout semble se répéter pendantquarante minutes alors que le protagoniste tente de secourir safemme, sans succès malgré les nombreux terroristes qu’il réussità abattre entre-temps. La conclusion est tout à fait prévisible, et legénérique tourne dès l’élimination de l’antagoniste. La performancedu lutteur Ted DiBiase Jr. dans le rôle-titre est pratiquementinvisible, tant sa personnalité de bon garçon est inoffensive.

En revanche, il y ade bonnes choses à direau sujet du poli visuel dufilm. Le réalisateur RoelReiné (qui a nombre defilms DTV à son actif)sait très bien exploiter lesmoyens à sa disposition.L’introduction aux lieuxthaïlandais où se déroulel’essentiel du film est saisissante; de quoi en faire des cartes postales.Mieux encore, Reiné sait comment construire une scène d’action,et dès les cinq premières minutes du film, on constate qu’il saitégalement livrer des chorégraphies aussi bonnes que celles deplusieurs films présentés au grand écran. Sa caméra est fluide, sonmontage est délibéré et il reconnaît l’importance des plans longspour préciser la tension d’un affrontement. Un combat au corpsà corps pendant le troisième quart du film montre bien jusqu’àquel point il est en mesure de laisser l’action parler d’elle-même.

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Photo : 20 th Century Fox

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Une bonne partie des caractéristiques de The Marine 2 commeDTV potable sont partagées par Smokin’ Aces 2: Assassins’ Ball[Coup fumant 2: Le Bal des assassins]. Ici aussi, la prémisse estrecyclée: alors que des agents du FBI tentent de protéger une cible,des équipes d’assassins professionnels très motivés attaquent leurrepaire. Ceci étant un film précédant les événements de l’original,on en profite pour ramener quelques-uns des personnages secondairesabattus lors du premier film.

Ici encore, c’est la réalisationénergique de P. J. Pesce, le rythmeprenant du montage et quelquesastuces de scénario qui finissentpar faire bonne impression. Lamise en place de la prémisse estbien présentée, et la coda du filmoffre une surprise qui fera ricanerplus d’un amateur de The UsualSuspects. On restera un peu moinshilare à voir la méchanceté occa-sionnelle du scénario (un indice :une équipe d’assassins utilise desnains comme munitions pour uncanon de cirque…), sa tendance àse débarrasser de personnages intéressants et son attachementirritant à un trio d’assassins redneck pas aussi sympathique quele pensent les cinéastes.

Mais quelques scrupules moraux n’enlèvent rien au résultat :un film avec une authentique qualité cinématographique. Celademeure de la série B, bien sûr, mais de nombreux films d’actionau grand écran sont restés beaucoup moins ambitieux visuellement.Smokin’ Aces 2 a de plus l’avantage de s’adresser directement auxamateurs du premier film, ce qui a certainement de quoi alignerles espoirs du public avec les intentions des producteurs.

C’est aussi le cas pour un troisième film qui illustre très bien lanouvelle tendance des DTV potables : SWAT: Firefight [SWAT:Fusillade], une suite très librement inspirée du film d’action de2003. Tellement librement, en fait, qu’il aurait pu porter un toutautre titre ! Ici, un officier d’escouade tactique de la police de LosAngeles est dépêché à Detroit pour aider à former ses confrères.Chemin faisant, il attire l’attention d’un homme extrêmement

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dangereux qui fait de lui sa cible.Co-conçu par un spécialiste en lamatière, SWAT: Firefight est plusintéressant lorsqu’il s’intéresse aufonctionnement d’une unité SWAT,aux relations entre les personnageset les scénarios (réels ou d’entraî-nement) d’intervention tactique.L’intrigue qui se développe entre lepolicier-proie et le psychopathe-chasseur est plus conventionnelleet bien moins intéressante.

Mais encore ici, l’intrigue n’estpas aussi importante que la façondont le film est présenté à l’écran.Le réalisateur Benny Boom (!)

déploie une certaine ingéniosité en réalisant ses scènes d’action,et le poli visuel du film, ruines de Detroit en arrière-plan, a dequoi plaire. On remarquera aussi une performance sympathiquede Gabriel Macht dans le rôle principal comme un des pointsforts du film.

Doit-on répéter unefois de plus qu’aucun deces trois films ne peutêtre comparé à ce qui sefait de mieux au grandécran? En revanche, ilsne sont pas totalementdépourvus d’intérêt, eton y retrouve même desmoments intéressantssur le plan de la réalisation et de la cinématographie. La relationextrêmement ténue entre l’original et la suite n’est pas forcémentune mauvaise chose, surtout si elle permet au scénario d’aborderune prémisse familière avec un angle neuf.

Alors que les circuits de distribution cinématographiquecontournent de plus en plus le grand écran pour passer par unevariété de points de vente physiques ou numériques, on sent qu’ily a un vent d’expérimentation dans l’air. Il n’est plus hérétiqued’imaginer un futur proche où les films seraient montrés en salle

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CAMERA OSCURA (XXXIX)

Photo : Sony Pictures

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comme des divertissements de luxe, mais où l’essentiel des recettesproviendrait d’autres canaux de distribution, dont les clubs vidéorestants ne seraient qu’une des nombreuses alternatives. La fin dela dominance de Blockbuster accélérera le processus : d’ici 2016,il est raisonnable de penser que la distribution numérique légi -time via Internet sera la façon de consommer les films pour lamajorité du public. Bien inconscient est le critique qui ose penserque le clivage de qualité traditionnel entre le cinéma et le clubvidéo survivra à ce développement.

Bientôt à l’écranÀ contempler l’horaire des parutions estivales, il est évident

qu’il faudra attendre la rentrée scolaire avant que le film à suspensene refasse son apparition au grand écran. L’été 2011 s’annonce bienmince : à peine deux comédies aux relents criminels promettentun peu de noirceur en plein soleil. Dans Horribles Bosses, trois

cols blancs complotentcontre leurs détestablessupérieurs, alors que dans30 Minutes or Less, unhumble livreur de pizzase voit contraint d’obéir àdeux voleurs armés. Plustard au calendrier, unduel s’annonce entre lestueuses professionnellesqui tiennent la vedette

dans Haywire et Colombiana. Peut-être profitera-t-on du répitpour rattraper les films que l’on aura manqués…

En attendant les températures moins chaudes et les filmsplus sombres, bon cinéma!

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A L I B I S 39 CHRISTIAN SAUVÉ

n Christian Sauvé est informaticien et travaille dans la région d’Ottawa. Sa fasci nation pour le cinémaet son penchant pour la discussion lui fournissent tous les outils nécessaires pour la rédaction decette chronique. Son site personnel se trouve au http://www.christian-sauve.com/.

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Scènes sanglantes de la vie moscoviteLe titre déjà annonce les crimes en série.

Il renvoie aussi au film Seven du scénaristeAndrew Kevin Walker auquel le récit faitd’ailleurs allusion.

L’auteure, Alexandra Marinina, est néeen 1957 à Lvov en Ukraine. Après desétudes en droit et en criminologie, elle faitune brillante carrière dans la police criminellede Moscou d’où elle se retirera avec legrade de lieutenant-colonel. Elle connaîtdonc le métier. En 1993, forte de cette for-mation sur le terrain, elle publie un premierroman policier mettant en scène son per-sonnage récurrent : la policière AnastassiaKamenskaïa. Suivront une trentaine depolars traduits en vingt langues et tirés àplus de trente-cinq millions d’exemplaires.Elle est ainsi devenue la très prolifique reinedu crime russe. La 7e victime est son dixièmeroman traduit en français.

Au tout début du roman, l’inspectriceAnastassia Kamenskaïa et son amie la juged’instruction Tatiana Obraztsova participenttoutes deux à un direct à la télé au coursduquel des spectateurs en duplex peuventleur poser des questions. Tout à coup, dansla foule, surgit une pancarte brandie par unadolescent, une pancarte où l’on peut lire :« Puisque tu es si intelligente, devine où tuvas rencontrer la mort ». La milice arrêteaussitôt le jeune homme qui avoue avoirreçu cent dollars d’une dame débrailléepour agiter la pancarte. Peu de tempsaprès, on retrouve le cadavre de la dameen question. Elle porte des vêtementsneufs et, dans une boîte à côté du corps, ily a trois billets de cent dollars. Une fortunepour le Russe moyen. La femme est uneancienne danseuse de ballet qui noyait sadéchéance dans l’alcool. Le vrai criminelest donc une troisième personne qui, par-

ENCOREDANS LA MIRE

deAndré Jacques, Martine Latulippe,

Simon Roy et Norbert Spehner

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ceaux. Ou plus simplement comme uncasse-tête dont on tente d’assembler lespièces.

Une fois la difficulté des noms russessurmontée, et on en vient à bout avec l’aidede cette note des traducteurs placée enpréface, une fois donc cette difficulté passée,on plonge dans un intéressant roman deprocédure policière. Avec une intrigue unpeu tarabiscotée et tirée par les cheveux,mais qui, de fausse piste en fausse piste,tient le lecteur en haleine jusqu’à la fin.

Autre curiosité : l’enquête est menée parun corps policier qui nous est peu familier :la milice de Moscou des années qui ont suivil’éclatement de l’URSS. Dans La 7e victime,on découvre aussi la vie moscovite vue del’intérieur : les logements exigus, les pro-blèmes d’argent, la cellule familiale, unecertaine pauvreté…

Mais l’un des aspects qui étonnera lelecteur nord-américain dans La 7e victimeest sans doute la profondeur philosophiquedu roman. Les amateurs de littérature russesavent que, chez les auteurs de ce pays, laphilosophie affleure toujours sous le récit.C’est un des traits de l’âme russe. AlexandraMarinina reste fidèle à la tradition et elleentraîne son lecteur dans les méandres desgrandes questions existentielles : la vie, lamort, les mille et une décrépitudes du corps,l’honneur, la famille… De quoi alimenterde profondes réflexions. (AJ)La 7e victimeAlexandra MarininaParis, Seuil (Policiers), 2011, 489 pages.

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derrière, tire les ficelles de cette macabreplaisanterie.

Mais qui est-il ? Et laquelle des deuxpolicières de l’émission menaçait-il? Puis lesmeurtres s’enchaînent : d’abord, un clochardmalade vêtu lui aussi de vêtements neufset qui a en poche les trois cents dollars pourses funérailles, puis un ancien policier qui adémissionné de son poste pour se lanceren affaires et qui a tout perdu, d’autres…Chaque fois, à côté des cadavres, la policetrouve un poisson de céramique avalantune poupée de plastique miniature. Quesignifie ce rituel ? D’où vient ce symbole?Et qui sera la prochaine victime?

Voilà donc une intrigue bien menée,aux rouages complexes et tortueux. Uneenquête semée de fausses pistes. D’ailleursle récit d’Alexandra Marinina est structuréen montage parallèle : de courtes scènes,d’à peine quelques pages, où l’on passed’un protagoniste à l’autre, incluant lemeurtrier et les victimes. Ce qui donne unevision morcelée de l’histoire, comme unmiroir que l’on aurait cassé en mille mor-

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Le temps, ce délicieux menteurTomàs Sorge en est à purger quelque part

dans le sud de l’Argentine les derniers moisd’une longue peine de six ans. Jadis uneinstitution carcérale, le bagne d’Ushuaia,surnommé la Sibérie du sud, accueille desprisonniers politiques qui font souvent lesfrais du recours arbitraire à la maltraitance,voire à la torture. Pendant sa condamnationaux travaux forcés, Tomàs se nourrit del’espoir de se venger de l’homme qui aprovoqué sa chute, l’infâme VictorinoMarquez. Si la vengeance est un plat quise mange froid, six ans de réclusion forcéeest une durée suffisante pour refroidir touteassiette. Ainsi commence Clandestino,roman remarquable sur la trahison et lescurieux revers du destin.

Sergio Kokis a le génie de rendre fasci-nants des éléments aussi peu séduisantsque la lenteur, la patience, le temps quis’écoule au compte-gouttes dans un milieucarcéral où les gardiens ne sont pas moinsprisonniers que les détenus, compte tenu deleur confinement prolongé dans ce lieu isoléde tout. Kokis y arrive grâce à une plongéeéclairante pour la suite de l’histoire dansl’intimité de son personnage de Tomàs, quipuise sa force intérieure dans le souvenirde ses lectures passées, mais surtout dansla satisfaction intellectuelle intense que luiprocure le jeu d’échecs. Littérature et partiescélèbres des grands maîtres de l’échiquierpréservent ainsi sa fierté, sa dignité, et luipermettent de lutter autant que faire se peutcontre l’abrutissement qui guette n’importequel bagnard endurci.

Le roman met en relief la richesseintérieure de Tomàs, qui se façonne unevision du monde extérieur (le conflit des

Falkland) à partir de simples bribes deconversation entre gardiens, entendues çàet là. Clandestino ne raconte pas qu’unehistoire de vengeance bien imaginée, il estavant tout un travail sur la mémoire, sur lesouvenir, sur la transformation de ceux-ci.Clandestino montre comment on se créedes vies parallèles, des destins fantasmésauxquels on finit par croire et par conséquentcomment ces perceptions biaisées sur nous-mêmes finissent par influencer, au point de lamodifier radicalement, notre propre vie réelle.L’isolement de Tomàs à Ushuaia provoque àla longue l’effritement de son souvenir de laréalité, qui s’effiloche en lambeaux, laissantalors s’installer le rêve. Douce et lente disso-lution du moi.

Non seulement un conteur doué dans laplus pure tradition des aventures du romanpicaresque, Kokis rappelle aussi le meilleurde Paul Auster dans la fluidité de la narrationet dans l’exploitation de la thématique del’identité et des coïncidences. L’auteurmontréalais entraîne son personnage dans cetétat de déréliction quand celui-ci se voitconfier par l’armée une mystérieuse mission

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traire, Clandestino peut être lu comme unemétaphore d’une savante partie d’échecs, oùle simple pion promu au rang de cavalier n’apas perdu espoir, après cent déplacementsnon innocents, de faire tomber du haut de sasuperbe arrogance l’abject roi. (SR)ClandestinoSergio KokisMontréal, Lévesque (Réverbération), 2011,256 pages.

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Confession fataleEn 1933, Erle Stanley Gardner a popu-

larisé le thriller judiciaire avec l’avocatPerry Mason, héros de dizaines de romanset magistralement incarné à la télévisionpar Raymond Burr (trois cents épisodes etune vingtaine de téléfilms). À la fin desannées quatre-vingt, Scott Turow (Présuméinnocent, 1987) et John Grisham (La Firme,1991) redonnent une nouvelle vie à ce sous-genre très apprécié des amateurs d’histoiresjudiciaires complexes, dont l’essentiel del’action se passe entre les quatre murs despalais de justice. Avec plus de soixante mil-lions d’exemplaires de ses livres vendus àtravers le monde, Grisham est le maîtreincontesté du court room novel. Il le prouve,une fois de plus, avec La Confession, unehistoire complexe qui est aussi un plaidoyerimpitoyable pour l’abolition de la peine demort.

Le thème n’est pourtant pas original :condamné à mort pour un crime qu’il n’apas commis, un jeune Noir américain n’aplus que quelques jours à vivre quand, àsix cents kilomètres de là, un individu seprésente chez un pasteur pour avouer le

dont la véritable nature tarde à se faireconnaître, et pour laquelle mission il devraadopter une nouvelle identité, celle de JoséCapa, et renoncer à la sienne propre : TomàsSorge est désormais sur papier officiellementmort et enterré dans une fosse communegrâce aux bons soins de l’omnipotentearmée argentine.

Ce nouvel art du maquillage identitairele forcera à se construire un passé, une viecrédibles pour que son imposture ne soit pasdémasquée. Cette nouvelle quête d’identitéteintée fortement de duplicité ouvre sur desperspectives fabuleuses, lui permettant dese dessiner une personnalité nouvelle, à lamesure de ses rêves.

Comme dans plusieurs autres des œuvresmajeures de l’écrivain d’origine brésilienne,Clandestino débusque nuances et demi-teintes grâce à une écriture classique, fine,précise, écriture toujours au service du témoi-gnage des basses actions criminelles d’unpersonnage que la description détaillée nousa amenés à apprécier. Lire Kokis, c’est sedonner le privilège de la découverte d’âmessombres aux motifs nébuleux et complexes,comme ceux que dépeignaient les immensesromanciers russes du XIXe siècle, qui excel-laient dans cet art subtil et éloquent de lamise au jour de la psychologie réaliste del’homme.

En raison de sa structure libre qui confirmesa parenté avec la construction du romanpicaresque espagnol, une lecture superficiellede Clandestino peut amener à penser quel’intention initiale était plutôt flottante oumal définie, que l’action se développerait augré des rencontres du personnage principal.Or, voilà au contraire une œuvre achevée etréfléchie, calculée même dans ses passagesles plus anodins. Loin de la facilité de l’arbi-

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Mais l’appareil judiciaire se méfie desrévélations de dernière minute (huit ans sesont écoulés depuis le meurtre qui a toutdéclenché). Juges et procureurs en ont vud’autres. Et pour le gouverneur du Texas,la mise à mort d’un Noir tueur d’une jeuneBlanche est un événement susceptible derapporter des votes. Dès lors, quelles sontles chances de Donté Drumm pour que l’onreconnaisse enfin son innocence? Son avo-cat, un as du barreau, fonceur et têtu, et leprêtre qui a reçu la confession du véritablemeurtrier, vont se démener comme de beauxdiables pour arracher le jeune homme auxgriffes de la justice de l’État. Mais vont-ilsréussir ? Grisham est impitoyable pour lesénormes carences du système judiciairetexan et américain.

Une lecture prenante et instructive, maisqui demande un réel engagement et unecertaine dose de patience du lecteur désireuxde suivre l’auteur dans le labyrinthe inextri-cable du système judiciaire texan, véritablemachine à broyer les corps et les âmes,même ceux des innocents ! (NS)La ConfessionJohn GrishamParis, Robert Laffont, 2011, 494 pages.

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Quand Harry Boschse prend pour Rambo

Les Neuf dragons de Michael Connellyest le quatorzième roman de la série desenquêtes de Harry Bosch (dans Le Verdictde plomb, le personnage principal est sondemi-frère Haller). Connelly étant un habileconteur, je l’ai lu d’une traite, non sans uncertain agacement, voire une certaine irri-

crime. Commence alors une terrible coursecontre la montre pour tenter d’arracher uninnocent aux griffes du système judiciairetexan handicapé par le racisme, l’incompé-tence, la corruption politique et la violence.

En général, ce type de récit se transformeen roman à suspense, l’auteur mettant dela pression sur le lecteur, en augmentant latension dramatique et en multipliant lesrebondissements, jusqu’au dénouement,souvent spectaculaire! Ça n’est pas vraimentl’approche de Grisham qui ne recherchepas le sensationnel mais favorise plutôtune certaine forme de réalisme débouchantsur une démonstration. Il en résulte unrécit assez long, dense, qui évoque toutel’affaire, depuis le meurtre initial jusqu’audénouement, en passant par les interroga-toires avec des aveux extorqués par despoliciers racistes, et un procès lamentablequi est une pure mascarade. Ça fourmillede détails juridiques alors même que sejoue le destin d’un condamné dont la vie oula mort dépend d’un multirécidiviste atteintd’une tumeur cérébrale qui affirme vouloirépargner un innocent.

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tation, avec l’impression de plus en plusnette de me taper une poutine plutôt qu’unfilet mignon. Un exercice de déconstruction àrebours a confirmé mes craintes, expliquémon insatisfaction: ce roman est probablementun des pires de la série tant les ficelles sontgrosses, les situations invraisemblables, lastructure artificielle et le dénouement banal.

Chargé d’enquêter sur une affaire demeurtre dans le quartier chinois, HarryBosch soupçonne des activités de racketdes triades locales. Alors qu’il progressedans son enquête, Bosch reçoit un coup detéléphone lui demandant de laisser tomber.Quelques heures plus tard, il reçoit unevidéo envoyée depuis Hong Kong: sa fille detreize ans a été kidnappée par les triades.À partir de là, les choses se gâtent pour lelecteur. Transformé en furie vengeresse,Bosch-Rambo retrouve ses instincts de tueurde Viets et de rat de tunnel, prend le pre-mier avion pour Hong Kong et, en moins devingt-quatre heures, il retrouve sa fille, sèmeun paquet de cadavres (dans ce récit, laviande froide se débite au kilo), commet uneerreur grossière, fatale pour une personnetrès proche, avant de rentrer sans problèmeà Los Angeles pour résoudre l’affaire initiale.Le rythme est infernal, l’action soutenuemais le tout est parfaitement invraisem-blable et rocambolesque. Par exemple, àpartir d’une brève séquence vidéo priseavec un portable (imaginez la qualité del’image), séquence où apparaissent trèsbrièvement une fenêtre et quelques détailsde l’extérieur, Harry Bosch arrive à retracerexactement dans Hong Kong, une villegigantesque, l’appartement où sa fille estretenue prisonnière, et cela en quelquesheures. Toute cette partie de l’histoire

ressemble étrangement au scénario du filmTaken (2008) avec Liam Neeson.

Mais ce qui m’a le plus irrité dans cerécit cousu de fils blancs (attention : spoiler,comme disent les anglos !), c’est de décou-vrir que les deux affaires n’ont pas vraimentde lien. Par une coïncidence extraordinaire,le meurtre initial a lieu dans le quartier chi-nois (et qui dit chinois, dit triade, of course)pendant qu’à Hong Kong d’autres triadess’occupaient de la fille de Harry Bosch (mais,malgré des apparences trompeuses, ça n’aaucun rapport avec l’autre affaire). Lesastres de l’horoscope chinois se sont alignéspour que les deux séquences coïncident dansle temps. Le hasard, tarte à la crème desauteurs de thrillers en manque d’inspiration,fait vraiment bien les choses. Quant à HarryBosch, il se caricature lui-même, tire sur toutce qui bouge, a un comportement vindicatif,paranoïaque et raciste. Bref, il est assezpuant, on a du mal à le reconnaître malgréses jérémiades (peu convaincantes) de pèreaffligé ! L’inspecteur Alan Banks est net -tement plus crédible quand sa fille estenlevée dans Bad Boy (Albin Michel).

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Bref, il s’agit d’un médiocre produit deconsommation à l’américaine, du fast-food,plein de bruit, de fureur et de gros câblesnarratifs pour lecteurs américains pas tropcritiques ! (NS)Les Neuf dragonsMichael ConnellyParis, Seuil, (Policiers), 2011, 404 pages.

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Meurtres au temps de StalineLe bloc de l’Est et l’ancienne Union Sovié-

tique étant les adversaires de l’Occident,de nombreux romans d’espionnage ont prisla Russie, au temps de la Guerre Froide,pour cadre narratif. Rien de plus normal…Mais depuis quelques années, ce sont desauteurs de polars (des non-russes) qui ontpris la relève, parmi lesquels on peut nommerMartin Cruz Smith, Tom Rob Smith, SamEastland et maintenant William Ryan, dontle premier roman, Le Royaume des Voleurs,se passe à Moscou en 1936 à l’aube desgrandes purges de Staline.

L’inspecteur Alexei Korolev, chef de lasection criminelle de la Milice locale, estchargé d’enquêter sur la mort brutale d’unejeune femme dont le cadavre mutilé a étéretrouvé sur l’autel d’une église désaffectée.Quand on découvre que la victime était amé -ricaine (et probablement une religieuse),l’affaire prend alors une inquiétante tour-nure politique. Le NKVD, la très redoutéepolice politique, s’en mêle et épie les moin-dres faits et gestes de l’inspecteur qui craintpour sa vie. Pour démêler cette affaire d’Étatimpliquant le vol et le recel d’une précieuseicône, Alexei Korolev doit pénétrer dans le« Royaume des Voleurs », ces individus qui

règnent sur la pègre soviétique, défiantconstamment le joug du Parti communiste.Cette société parallèle de trafiquants, devoleurs et d’assassins, a ses propres règlesdu jeu et un code sacré qui ne tolère aucuncompromis : quiconque rompt le pacte estcondamné à une mort atroce.

Comme tous les polars à saveur histo -rique, ce roman est un voyage dans le temps,à la fois instructif et divertissant. Ryandépeint une Union Soviétique en devenir, unpays qui se remet mal du chaos révolution-naire, une société brutale où prédominent lapeur, la faim et l’incertitude. Comme danstoute société totalitaire, la moindre parolemal interprétée peut vous valoir l’exil dansun camp de la mort sibérien ou le pelotond’exécution, après un passage obligé dansles geôles effroyables de la Loubianka, lequartier général de la police secrète. En-quêter dans ces conditions équivaut à uncauchemar…

Pour un premier roman, William Ryanmaîtrise parfaitement une histoire d’unegrande complexité, riche en détails pitto -resques et dont l’intensité dramatique ne

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Le récit est construit à partir de troispoints de vue principaux : celui de l’exilé LevDavidovitch Bronstein, mieux connu sous lenom de Trotski, celui de Ramon Mercader,l’assassin, et celui d’Ivan, un écrivain frustréde La Havane qui se retrouvera bien malgrélui impliqué dans cette histoire. Lors du décèsde sa conjointe, Ivan plonge dans ses sou-venirs et rapporte fidèlement des rencontresayant eu lieu quatorze ans auparavant aveccelui qu’il surnomme « l’homme qui aimaitles chiens », un inconnu croisé sur la plagequi se liera avec Ivan et en fera le déposi-taire d’une « effroyable histoire de haine,de tromperie et de mort » (page 23). Pour -quoi avoir attendu tout ce temps pourraconter l’histoire? À cause de la peur…

S’ensuit un retour vers le passé où lestrois récits croisés racontent l’exil de Trotski,chassé par Staline, puis la formation deRamon, dit le Soldat 13, véritable machinedestinée à tuer Trotski. Comment peut-on enarriver à tant vouloir la mort d’un homme?Par amour (pour sa mère, pour l’intensemilitante Africa), par idéologie (même si ons’aperçoit après coup que les dés étaienttruqués)…

faiblit jamais. Le personnage de Korolev estintéressant, prometteur, mais il manqueencore un peu de substance et de nuances.On espère que sa silhouette se précisera parla suite puisqu’il semble bien que ce livresoit le premier d’une série à venir dont ledeuxième volet, The Bloody Meadow, estattendu en septembre 2011.

Recommandé et à suivre… (NS)Le Royaume des VoleursWilliam RyanMontréal, Flammarion-Québec, 2011, 366pages.

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Des meurtres, des complots,des crimes, mais pas de polar

Personnellement, quand j’apprends qu’ily a un nouveau Leonardo Padura sur lemarché, je me précipite ! L’Homme quiaimait les chiens n’a pas fait exception…sauf que, malgré le lot de meurtres quecompte ce livre, j’y ai découvert bien plusune biographie déguisée en roman qu’unpolar ! Pourquoi en parler dans les pagesd’Alibis, alors? Pour que tous les fans finis(j’en suis !) du cycle Les Quatre Saisons,de Padura, sachent à quoi s’attendre ! Onretrouve bien ici le talent de conteur dePadura, la même écriture élégante et dense,mais nous sommes à des années-lumièredu lieutenant Mario Conde, des repas fastesde Josefina, des amitiés viriles, celle duConde et le Flaco en tête. L’Homme quiaimait les chiens est basé sur l’assassinatde Léon Trotski, en août 1940. D’entréede jeu, le lecteur connaît donc la fin del’histoire ! Mais le chemin pour nous yconduire ne sera pas banal…

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Padura raconte toujours aussi bien, maiscette fois le ton est beaucoup plus didactique,plus explicatif. La volonté de peindre l’histoiresemble plus importante que la trame roma-nesque, malgré tout l’intérêt que présententles personnages. Le rythme est lent, le récitprécis et détaillé, et on ne peut qu’admirerle style et le travail de Padura, considérantles recherches que ce roman a dû nécessiter.Il ne s’agit toutefois pas d’une lecture facile :le contenu est dense, les réflexions politiquesnombreuses, les références historiques mul-tiples. Quand l’histoire commence, on saitbien qu’il n’y a aucun moyen d’y échapper,que Trotski sera assassiné, mais Padura nousentraîne vers cette fin à son propre rythme,progressivement, là où on savait devoiraller, peignant soigneusement une tranchepeu reluisante de l’histoire (sous le règnede la peur de Staline, il y a eu plus devingt millions de morts…), navigant entrecynisme, désillusion et désenchantement,réussissant à dessiner des portraits si tou-chants des personnages qu’il change notrevision des choses, qu’on en arrive à éprouverune certaine compassion tant pour Trotskique pour son assassin. Bref, une lecture aussiexigeante qu’intéressante, qui nous faitdécouvrir d’autres facettes du talent deLeonardo Padura. (ML)L’Homme qui aimait les chiensLeonardo PaduraParis, Métailié (Bibliothèque hispano-améri-caine), 2011, 671 pages.

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Amnésie partielle« Je n’avais encore jamais vu ça : des

heures après avoir fini ce livre, j’avais encoreles nerfs à vif. » (Dennis Lehane)

À franchement parler, je suis de plus enallergique à ce genre de connerie promo-tionnelle. Il suffit que je lise ce genred’énormité sous la plume d’un « grand »du polar pour que ma méfiance naturelleprenne le dessus et que je me cabre, carde plus en plus, on se fait avoir avec cetype d’enfirouapage commercial ! Bref, j’aiabordé Avant d’aller dormir, le premierthriller de S. J. Watson, avec réticence etsuspicion. Et je n’avais pas tout à faittort…

Qu’est-ce qu’un bon suspense? C’est unetechnique littéraire ou cinématographiquequi consiste à créer une attente, attente quidevient tension, qui joue avec vos nerfs,vous fait tourner les pages et ronger lesongles. Le récit à suspense, aussi appeléroman de la victime, met en évidence unpersonnage traqué, prisonnier d’une situationpotentiellement dangereuse et qui cherchedésespérément à s’en sortir.

Christine, le personnage central, souffred’amnésie (le cliché suprême de ce sous-genre). Chaque matin, elle se réveille encroyant être une jeune étudiante célibataireavec la vie devant elle, avant de découvrirà sa grande surprise qu’elle a quarante-septans et qu’elle est mariée depuis plus devingt ans. À l’insu de son mari Ben, elleconsulte Ed Nash, un neuropsychologue quilui recommande d’écrire un journal intimepour tenter de fixer quelques souvenirs,l’aider à se remémorer son quotidien etrassembler peu à peu les fils de son exis-tence. L’affaire se complique quand ellecommence à constater des incohérencesentre son journal, ce que lui racontent Ben etNash, et ses rares souvenirs.

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Et qu’on se le dise ! : il est inutile dechercher à nous influencer à grands coupsd’appréciations bidons, en faisant « mentir »quelques vedettes du polar pour mousser lamarchandise. C’est même contre-productif :quand le livre ne répond pas à nos attentes,on finit par haïr ces hérauts de la déceptiondont on se demande parfois s’ils ne sont paspayés pour leurs fichus boniments! Que l’onmette des extraits de critiques, pourquoipas, mais des appréciations mielleuses deconfrères de classe, que nenni ! Quand unsuper-ego du polar contemporain encenseun confrère en disant « Il est le meilleurd’entre nous ! », il se met au niveau despoliticiens et ça me fait doucement ricaner.(NS)Avant d’aller dormirS. J. WatsonParis, Sonatine, 2011, 410 pages.

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Les plumes de ma tante GazanComment font-ils dans les royaumes du

polar nordique pour faire cohabiter toutesces reines du crime? Ils nous en présententpratiquement une tous les mois ! Des Sué-doises, des Norvégiennes, des Finlandaises,etc. La dernière en date vient du Danemarket elle s’appelle Sissel-Jo Gazan. Écrivain etbiologiste, elle est également journalisteculture au magazine Femina. Les Plumes dudinosaure est son premier roman. Il a ététraduit dans quinze pays, a remporté leprix du meilleur roman danois en 2010ainsi que le prix du meilleur polar de ladécennie (bigre !) décerné par les trentemille adhérents du Crime Book Club qui(mauvaise langue, mauvaise langue) doit

À vrai dire (peut-être suis-je blasé…),ce livre « qu’on ne peut véritablement paslâcher ! » (l’éditeur dixit) ne m’a pas em -ballé outre mesure et je crois que son défautprincipal en est sa longueur. Le suspenseest dilué dans des séquences longuettes etrépétitives et, exception faite des dernièrespages, je n’ai jamais vraiment ressenti cettetension, cette excitation un peu angoissantedes neurones que génère un vrai thriller.

À aucun moment du récit je n’ai sentique ladite Christine était en danger, mêmesi les agissements de son entourage noussemblent vite suspects. Le vrai suspenseexige une certaine concision, or ce roman aune centaine de pages de trop, une obésitéqui est malheureusement le lot de nombrede thrillers contemporains. De plus, je necomprends pas trop que l’on puisse louangerà ce point une histoire convenue dont lathématique de base (la victime amnésiquequi tente de retrouver son identité) est uneformule qui n’a strictement rien d’original,avec un dénouement plutôt prévisible, d’unebanalité extrême. Bref, je n’ai pas vraimentété convaincu…

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sûrement être composé principalement delectrices. Pourquoi cette supposition auxrelents machistes (et totalement gratuite, jel’avoue…)?

Parce que ce roman est un récit pourmatantes et cela à cause des (trop) nom-breux passages où il est question de la viedomestique, familiale et personnelle d’AnnaBella, une jeune maman et chercheuse quiélève seule sa fille, la petite Lily. Problèmesde gardiennage, conflits avec les parents,secrets de famille et vie sentimentale en dentde scie remplissent bien des pages pourétouffer quelque peu l’aspect polar qui lui,est à la fois insolite et intéressant : un doublemeurtre dans le monde académique, dontLars Helland, directeur de thèse d’Anna (ila été tué d’une manière à la fois originaleet horrible), et Johannes, un ami et confidentd’Anna qui a eu le crâne défoncé.

Ces meurtres pourraient être reliés à unequerelle scientifique impliquant les théoriesdu chercheur canadien Clive Freeman. Malgréla découverte de nombreux squelettes dedinosaures à plumes, il se refuse à admettreque les oiseaux descendent des dinosaures.

Sa thèse est remise en cause par Anna, quia l’appui de Lars Lelland, vieil adversaire deFreeman, et de Erik Tybjerg, un professeurau comportement plutôt étrange. Tout cebeau monde se retrouve dans la mire ducommissaire Soren Marhauge, le flic le pluschiant au monde (Anna dixit), qui tombeamoureux de la belle Anna.

Oubliez le suspense! Le rythme est lentet très irrégulier. Les rares moments un peupalpitants sont clairsemés entre deux pas -sages nettement plus soporifiques, des scènesdomestiques envahissantes alternent avecdes séquences d’enquête policière qui fontquelque peu avancer l’action, et avec delongs passages à saveur scientifique où lespersonnages débattent de théories de pointesur l’évolution, les oiseaux, les dinosaures ettoutes ces sortes de choses complexes et pastoujours compréhensibles !

Bref, tout cela donne une sorte d’ovnipas vraiment inintéressant mais qui est auxantipodes du thriller. Il faut beaucoup depatience et un minimum d’intérêt pour lessciences pour apprécier ce livre atteint du maldu siècle : l’obésité narrative (une expressiontrès féminine !). (NS)Les Plumes du dinosaureSissel-Jo GazanParis, Le Serpent à plumes (Serpent noir),2011, 528 pages.

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Sous la loupe : des polars adulteset des polars jeunesse

Docteur en philosophie et lettres de l’univer-sité catholique de Louvain où il est professeurau département de communication, Marc Litsest l’auteur de plusieurs ouvrages et articles

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Un dernier chapitre aborde les feuilletonspoliciers et les reality show judiciaires. Si lepolar européen traditionnel et la réflexionthéorique sur le genre font partie de voscentres d’intérêt, ce livre, accessible et fortintéressant par ailleurs, est pour vous. Si,par contre, vous ne jurez que par MichaelConnelly, James Lee Burke, Stieg Larsson,Henning Mankell, Ian Rankin et cie, vousrisquez d’être déçus. Pour spécialistes…

Des polars jeunesse ? Vraiment ? Deshistoires de meurtre pour enfants? Eh bienoui… Aussi surprenant, voire paradoxal, quecela paraisse, il existe une abondante littéra -ture policière pour jeunes. Rien qu’au Québec,il se publie bon an mal an autant, sinon plus,de polars pour jeunes que pour adultes. Etle genre fleurit partout dans le monde.

Avec Histoire du polar jeunesse : Romanset bandes dessinées, Raymond Perrin, unhistorien des livres et des journaux pour lajeunesse, remplit un vide béant en proposantenfin une histoire du roman policier pour lajeunesse, en rendant compte avec précisionde l’évolution, de la grande richesse et de la

sur le roman policier. Le Genre policier danstous ses états : d’Arsène Lupin à Navarroreprend une série d’articles publiés depuisune vingtaine d’années. Ces articles ont étéremaniés et actualisés pour proposer un étatdes transformations du genre depuis centcinquante ans et montrer ses innombrablesavatars à travers les formes et les supportsde la culture médiatique.

Avec un titre pareil, on s’attendrait à unsurvol plus pointu du polar en général, ordans cet ouvrage il n’est à peu près pasquestion du polar contemporain et de sestendances actuelles : thriller américain, polarsnordiques, thématiques nouvelles, etc.

Après une première partie très théoriqueoù Lits examine les limites du genre (encorelà en puisant ses exemples presque unique-ment dans des polars très classiques), l’auteurnous propose une série de chapitres sur desfigures fondatrices comme Simenon, Véry,Steeman ou Malet et des héros embléma -tiques comme Arsène Lupin ou Nestor Burma,avec un détour original par le polar rwandais(une découverte, en ce qui me concerne).

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variété d’un genre finalement admis dans sadiversité et sa légitimité.

Bien entendu, ce panorama concerneuniquement l’édition française, mais tientcompte des ouvrages traduits comme parexemple les aventures de Biggles, ou lesœuvres d’Enid Blyton et cie. Un ouvrage deréférence essentiel qui privilégie l’approchechronologique, donne le détail des collectionset fourmille de détails pertinents, de pistesde lectures, le tout dans une langue claire etaccessible. Chaudement recommandé. (NS)Le Genre policier dans tous ses états: d’ArsèneLupin à NavarroMarc LitsLimoges, P. U. de Limoges (Médiatextes),2011, 196 pages.

Histoire du polar jeunesse : Romans et bandesdessinéesRaymond PerrinParis, L’Harmattan, 2011, 252 pages.

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L’affaire DreyfuSSUne douzaine de hauts gradés de l’armée

allemande pendus à un croc de boucherpar des SS. Les hommes de confiance deHimmler se sont servis de cordes à pianocomme lacets étrangleurs pour supprimerles principaux responsables du complotfomenté pour éliminer Hitler le 20 juillet1944. À l’échec de l’opération Walkyrie asuccédé une répression exemplaire.

Aborder un roman de Shane Stevens esten soi un honneur stimulant. À tout ce qui aété écrit de favorable en marge de la parutionen français d’Au-delà du mal il y a deuxans, il faudra désormais ajouter nos élogesà propos du roman policier le plus français

à avoir été composé par un Américain,L’Heure des loups. Non seulement Stevenspropose-t-il une œuvre fondamentalementfrançaise, à la nuance près qu’elle ne futpas écrite dans cette langue, mais il fait ladémonstration d’une connaissance tout à faitcrédible du système policier et des rouagesde l’administration parisiens. À elle seule,l’érudition impressionne. Écrit en 1985 (latraduction de The Anvil Chorus, titre originel,s’est fait attendre), ce roman complexe etdense échappe aux limites du résumé réduc-teur tant il expose une ambitieuse projectiondu destin possible de certains nazis après lafin de la Seconde Guerre mondiale.

À cause de ce qui s’est passé le 6 avril1975, la vie de l’inspecteur César Dreyfus, duQuai des Orfèvres, sera bouleversée à jamais.Dieter Bock, ancien commandant SS, estretrouvé étranglé par une corde à piano dansson appartement parisien. Du moins est-ce ceque l’on veut bien laisser croire… L’exécution(un meurtre maquillé en suicide) s’est faiteentre quatre et cinq heures du matin, pendantce qu’il est convenu d’appeler l’heure duloup, heure blafarde où la chasse aux ancienscriminels de guerre nazis commence. N’ayantpas de piste tangible à laquelle se raccro-cher, César Dreyfus devra fouiller dans lepassé de Dieter Bock.

Déjà à ce stade précoce, un roman de dé -tection classique digne des modèles les plusconvaincants du polar procédural, L’Heuredes loups stupéfie par sa capacité à donnerune profondeur, une consistance rares chezson personnage principal, César Dreyfus, luiqui, enfant, a perdu en 1942 ses parentsjuifs déportés vers les camps de concen -tration. Or, comment le responsable d’uneenquête impliquant un ancien SS peut-il

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alors garder son jugement et son sens ana-lytique ? Est-il légitime et éthique de seservir du prétexte d’une telle enquête poli-cière pour venger ses parents, non seule-ment en obtenant réparation, mais en laprovoquant soi-même? Difficile de ne pasressentir un effet cathartique à la lecturede cette histoire réparatrice de l’orphelinJuif chassant sa proie nazie.

L’affaire Dieter Bock se démarque parsa subtilité et son intelligence par momentsparanoïaque tant toutes les suppositions s’en-chevêtrent, se contredisent et se complètentpour brosser un tableau magistral à l’écha-faudage complexe, qui ne peut poursuivre sondéveloppement que dans la trame sinueused’un complot politique. Maniaque dans lesouci du détail, ce roman met sur la tabletous les possibles non aboutis de l’œuvre,ce qui, en soi, pourrait donner une sorted’architecture de roman résiduel tout aussivalable et stimulant que le résultat final.

En plongeant dans cette chasse aux SStrente ans plus tard, l’inspecteur César Dreyfusmet en relief les contours nébuleux de lacollaboration française au régime nazi. Plusl’inspecteur fourre son nez là où il ne ledevrait pas aux yeux de certains, plus il sepositionne clairement en cible à atteindre :lever le voile sur les mystères du passé peuts’avérer une mission risquée, à plus forteraison quand on met au jour d’occultes ma -gouilles économiques de nazis influents.

Les nombreux lecteurs captivés par Au-delà du mal, roman qui a assuré la réputationde Shane Stevens en tant qu’écrivain majeurauprès du lectorat francophone, retrouverontici encore le même degré élevé de préci-sion réaliste. Pour les lecteurs rompus auxprocédés ingénieux de l’Américain, la lecture

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de L’Heure des loups représente un intérêtmanifeste, ne serait-ce que pour tous lesliens que l’on peut établir entre les deuxœuvres, comme si l’une était l’écho politiquede l’autre.

Dans les deux cas, on peut considérerqu’il s’agit certainement des romans comp-tant parmi les plus profonds à avoir été écritssur la genèse d’un monstre assassin, que cesoit à l’échelle d’un individu ou d’une nation.Voici L’Heure des loups, un roman âpre, sanscompromis, minutieux dans le témoignagede la cruauté démentielle des nazis, ultimesmeurtriers de masse du XXe siècle.

Des œuvres aussi exigeantes, maîtriséeset riches en ramifications souterraines, on enprendrait certainement quelques-unes parannée.

Aussi bizarre que cela puisse paraître, leplus pertinent polar paru en français en 2011pourrait bien avoir été écrit il y a un quartde siècle. (SR)L’Heure des loupsShane StevensParis, Sonatine, 2011, 524 pages.

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John Wayne CleaverÀ l’école secondaire de Clayton, quand on

demande aux élèves dans le cours d’histoirede rédiger une dissertation sur un person -nage important, John choisit de planchersur le cas du tueur en série Dennis Rader,alias le BTK strangler. L’année précédente,sa curiosité déviante s’était portée sur JeffreyDahmer, aussi appelé le cannibale deMilwaukee…

Adolescent diagnostiqué sociopathe parson psy, John Wayne Cleaver (voilà un nompeu banal) éprouve une fascination inquié-tante pour le mal ainsi que pour la mort. Enraison du fait qu’il porte le nom d’un célèbretueur en série (John Wayne Gacy, aliasPogo the clown, avait enterré trente-troisjeunes hommes dans la galerie creusée soussa maison en banlieue de Chicago) doubléd’un patronyme signifiant couperet, le jeunede quinze ans sent qu’il est prédestiné àdevenir inévitablement un tueur en série.Au fond, John aimerait être pareil aux autres,capable d’épanchement émotionnel. Ouplutôt, nuance importante, il aimerait qu’onle perçoive comme un garçon normal.

Car John n’est pas de ceux qui se bercentd’illusions : il est conscient qu’une force in-domptable le condamne à vivre à l’écart desautres et à mépriser leurs lâches comporte-ments consensuels. Or les astres semblents’aligner pour lui car depuis quelque temps,un tueur en série sème la panique dans lacommunauté habituellement tranquille qu’ilhabite.

Je ne suis pas un serial killer, tomeinaugural d’une trilogie annoncée, est le toutpremier roman de l’Américain Dan Wells,

dans lequel on suit les déchirements internesd’un jeune sensible à tout ce mal enfoui enlui, comme si le monstre tapi au fond deson être cherchait à sortir de cette périodede latence (ce Mister Monster symbolisantla partie la plus ténébreuse de John), pourenfin abattre le mur qui l’empêche de s’af-firmer violemment et ainsi donner libre coursà ses pulsions assassines.

« Pareilles à des vers sur une charogne,de sombres pensées grouillaient en moi,j’avais le plus grand mal à les étouffer. »,avouera-t-il lucidement.

Quand il ne lit pas des études sur lestueurs en série dont il absorbe goulûment lesinformations, John travaille pour le comptede sa mère et de sa tante dans un funéra-rium, où il participe consciencieusement aurituel presque artistique de la préparationdes morts pour l’embaumement. Or il ne seprive pas du coup de son statut privilégiéd’apprenti à la morgue pour examiner l’étatdes cadavres qu’on y apporte, mutilés sauva-gement, et s’adonner à des spéculations, àdes analyses tout à fait plausibles de la

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démarche du Tueur de Clayton et de l’éta-blissement de son profil psychologique. Ilfaut lui concéder qu’il en connaît un rayonen la matière. L’expertise du jeune Cleaversur les pires tueurs de la société américainedérange tant elle impressionne.

Je ne suis pas un serial killer épuise lesstéréotypes d’un genre littéraire largementcodifié, mais pour mieux en faire tomber lesbarrières. En analysant finement la démarchedu suspect et ses motifs, Wells concocte lescénario criminel en même temps qu’il enexpose le fonctionnement, comme s’il démon-tait pédagogiquement une mécanique sousnos yeux. Là réside le plus grand intérêt de ceroman au demeurant inégal.

L’auteur excelle dans la première moitiédu texte dans cette présentation captivantede son personnage marginal, lui qui s’in -téresse aux tueurs en série depuis l’âgeprécoce de huit ans. C’est grâce à cetterecherche de cohérence interne de ce per-sonnage singulier, déphasé, qui vit un déca -lage profond avec la réalité des jeunes deson âge (et de tout individu sain d’esprit, àtout prendre) que l’on consent de bonnefoi à poursuivre cette lecture déroutante :en effet, vers le milieu du récit, Wells em -prunte les voies du surnaturel pour déve-lopper une intrigue qui dévie du canevasconventionnel de la traque du serial killerpour nous entraîner, et ce littéralement,dans une invraisemblable chasse au démon(un certain Mr Crowley aux allures de loup-garou) qui atténue le degré d’adhésionprovoqué par la lecture des cent si fasci-nantes premières pages.

Une résistance, une méfiance s’installentà l’égard de ce roman à deux tonalités, àmoins bien sûr que l’on ne choisisse d’y voir

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une interprétation métaphorique du tueur ensérie, souvent dépeint comme un prédateurcédant à ses pulsions incontrôlables, chassantpour assouvir ce besoin vital de massacrerquelque proie vulnérable. (SR)Je ne suis pas un serial killerDan WellsParis, Sonatine, 2011, 270 pages.

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Attention : chef-d’œuvre !Quand j’ai reçu Tonton Clarinette (Série

noire) de Nick Stone (un parfait inconnu, àl’époque!) en 2008, je l’avais d’abord glissédans ma pile des « Pas envie de lire ça ! »à cause de la couverture hideuse et du titrebizarre. Le hasard faisant parfois bien leschoses, je l’ai lu quand même pour cons -tater que j’avais en main un authentiquechef-d’œuvre du roman noir, une œuvrepuissante, avec une histoire solide, desdescriptions d’une violence extrême et despersonnages costauds. Le diable d’hommerécidive avec Voodoo Land où Nick Stonereprend son personnage de Max Mingus.

L’action se situe avant les événementsde Tonton Clarinette et se passe à Miami,en 1981, une ville devenue le terrain dejeux des apprentis sorciers de la coke colom-biens, cubains et haïtiens. Max Mingus estflic, un ripou de première qui a du sang surles mains, un spécialiste des interrogatoiresmusclés et des exécutions sommaires. Il faitéquipe avec Joe Liston, un flic scrupuleuxet honnête qui, contrairement à son acolyte,fonctionne selon les règles. La découverted’un cadavre dont l’estomac renferme unepotion à la sauce magie noire va les préci -piter dans une affaire cauchemardesque.

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Ils partent en chasse contre un adversaireredoutable, un certain Salomon Boukman,véritable mythe au sein de la communautéhaïtienne. Boukman, c’est l’homme del’ombre que personne ne connaît vraiment,sauf sa complice Eva, une diseuse de bonneaventure dotée d’étranges pouvoirs devoyance et qui sait fabriquer de « vrais »zombis meurtriers. Ce que Max et Joeignorent, c’est que leur patron et mentor,Eldon Burns, est de mèche avec Boukman,ce qui fait que ce dernier a toujours unelongueur d’avance sur ses poursuivants.

La formule est convenue, mais les âmessensibles feraient bien de s’abstenir. Toutcomme dans le roman précédent, il y a desscènes d’une violence extrême, d’un sadismeeffrayant, avec en toile de fond une ville deMiami qui est très loin de la carte postaledes circuits touristiques. Tout se passe dansun climat de corruption et de violence alorsque les barons de la drogue bâtissent leurempire à coup de fusils à pompe. Dans ceroman d’une noirceur totale, les personnagessont particulièrement bien esquissés, notam-ment le duo Mingus/Liston, en proie à deterribles problèmes de conscience et que lescirconstances obligent à agir en solo, à l’insude leurs supérieurs. Max Mingus va finir parchercher une forme de rédemption, alors queJoe Liston est déchiré entre ses principes etson amitié indéfectible pour Max.

La narration est brillante et, malgré ses592 pages, le lecteur a du mal à inter-rompre ce récit âpre et corsé, plein de bruitet de fureur, sur lequel plane l’ombre mena -çante du vaudou et de ses rituels barbares.

À ne manquer sous aucun prétexte. AvecLe Léopard, de Jo Nesbo et Mélanges de sang,de Roger Smith, Voodoo Land est proba -blement ce que vous lirez de mieux cetteannée, même si la fin, un peu faiblarde,n’est pas tout à fait satisfaisante et sembleannoncer une suite. Le retour de SalomonBoukman? Pourquoi pas. À suivre… (NS)Voodoo LandNick StoneParis, Gallimard (Série noire), 2011, 592pages.

Ce trente-neuvième numéro numérique de la revue Alibisa été mis en ligne en juillet 2011