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ALICE ET LE TIROIR SECRETcollegestfrancoisdassisepap.com › Documents › livres...Carole Quine. CHAPITRE PREMIER LA BIBLIOTHÈQUE « Voilà une horrible maison que pour rien au monde

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  • ALICEETLETIROIRSECRET

    Tome33

    CaroleQuine

  • CHAPITREPREMIER

    LABIBLIOTHÈQUE

    «Voilàunehorriblemaisonquepourrienaumondejen’habiteraisseule»,décréta,avecuneamusanteconviction,lapassagèred’AliceRoy.

    Alice,charmantejeunefillededix-huitans,souritsansquitterdesyeuxl’avenuesinueusequimenaitaumanoirLoriot.Conductriceexperte,ellenevoulaitpasrisquerdefairesortirdel’étroite chaussée son cabriolet bleu, compagnon de maintes aventures, toutes fertiles enémotion. Car, en dépit de son extrême jeunesse, Alice avait déjà résolu plusieurs énigmespolicières.

    Deux facteurs avaient joué un rôle déterminant dans sa vocation précoce : son désir devenir en aide à ceux que des individus sans scrupules dépouillaient de leurs biens, etl’admirationqueluiinspiraitsonpère,JamesRoy,avouédegrandrenom,spécialisédanslesaffairescriminelles.DepuislamortdeMmeRoy,survenuepeuaprèslanaissanced’Alice,uneprofondeaffection,uneconfiancemutuelleunissaient lepèreet lafille.Debonneheure,M.Roy avait initié Alice aux questions de procédure ; à l’occasion, il lui confiait de petitesenquêtes.Depuissasortieducollège,lajeunefillevolaitdesespropresailes.

    Aliceamorçaunderniervirageetsetournaàdemiverssapassagère,MmeGallow,dontleléger embonpoint n’excluait pas une tendance à la nervosité ; elle s’agitait sur son siège,croisaitetdécroisaitlesmains,enproieàuneinexplicableinquiétude.

    «Pourquoiauriez-vouspeurd’habitercettemaison?s’étonnaAlice.Votregrand-tanteyapourtantvécuseuledenombreusesannées,sansqu’illuisoitrienarrivédefâcheux.

    —Disonsqu’ellea euunechance incroyabledenepas recevoir la visitedemalfaiteurs,réponditMmeGallow.TanteSabineétaitàcepointdanslesnuagesqu’elleignoraitàpeuprèsce qui se passait autour d’elle. En outre, les biensmatériels ne l’intéressaient pas ; à uneexceptionprès:lemobilierdelabibliothèque,unmobilieranciendetoutebeauté.»

    Alicearrêtalavoituredevantleperrondelagrandedemeuredestylevictorien.«Toutsembleparfaitementtranquille»,remarqua-t-elle.MmeGallowjetaunregardinquietsurlafaçadeauxfenêtresvoiléesderideauxetconvint

    àregret:«Oui...,etpuisqu’illefaut,entrons!N’est-cepaspourcelaquejevousaipriéedevenir?

    »Surcesmots,elleparutoubliersescraintesetrepritavecanimation:

  • «Alice, attendezde voir cemobilier !Enparticulier les deux tables enmerisier qui ontappartenuàGeorgeWashington.Ellesn’ontpasdeprix!Commematanteaétébonnedemeléguerlamoitiédetoussesbiens!»

    Alice et sa compagne descendirent de voiture.MmeGallow sortit une clef de son sac àmainetouvritlaported’entrée.Aprèsavoirappuyésurlecommutateur,elleavançadansunvaste vestibule, à gauche et à droite duquel des passages voûtés conduisaient à plusieurspièces.Alicefranchitàsasuitelasecondevoûteàdroite.Surleseuildelabibliothèque,MmeGallowmarquaunarrêtbrusqueetportalamainàsabouche.

    «Qu’ya-t-il?s’enquitvivementAlice.—Touslesmeublesanciensontétéenlevés!»s’écriaMmeGallow,atterrée.Elleseprécipitadanslapièceet,avecdesgestessaccadés,désignadiversemplacements:«Ici,ilyavaitunmagnifiquesofa;làunetable;là-bas,l’autre,murmura-t-elle.Ah!c’est

    tropaffreux!»Etelleéclataensanglots.Puis,saisied’unepenséesubite,ellehoqueta:«Non...,nonetnon!Ilnes’entirerapascommecela!»Alice attendit une explication. Elle avait fait la connaissance de Mme Gallow tout

    récemment et estimait qu’il serait impoli de sa part de la presser de questions. InstalléedepuispeuàRiverCity,MmeGallowavaitentenduvanter lecourageet l'intelligencede lajeunedétective.Commeelle désirait inventorier le contenude lamaison et redoutait de lefaireseule,elleavaitaussitôtpenséàAlice.

    «C’estmoncousin!clama-t-elleavecvéhémence.MoncousinAlphaZimmel!Ilestvenuicietafaitmainbassesurtoutcequiluiplaisait.»Alicesehasardaàposerunequestion.

    «M.Zimmelest-illesecondhéritierdevotretante?—Oui. C’est un antiquaire. Nous ne nous sommes jamais entendus tous les deux. Il ne

    m’inspireaucuneconfiance.Ilmontreunegrandeâpretédanssestransactions.»Ensonfor intérieur,Aliceestimaitquecen’étaitpas làraisonsuffisantepourporterune

    pareille accusation, surtout étant donné que la moitié du mobilier appartenait de toutemanièreàM.Zimmel.Néanmoins,ellesegardadeformuleràhautevoixsonopinionetdit:

    « Ilsepeutquecesoitquelqu’und’autre.Cherchonsensembleun indicequinousmettesurlapisteduvoleur.Carjecroiraisplutôtqu’ilyaeuvol.»

    Ellesemitàinspecteravecsoinlapièce.Dansunrecoinsombre,elleramassaunefeuilledepapier jaunerouléeenboule.Elle la lissadureversdelamain.Aucentre,onvoyaituneétoile noire entourée d’un cercle rouge bordé de blanc. Le tout était dessiné au crayon decouleur.Au-dessousducercle,onlisait:Symboledel'arbreauxsorcières.

    «Voilàquiestsingulier!»seditAliceentraversantlapiècepourmontrersatrouvailleàMmeGallow.

    «Avez-vousdéjàvucela?»luidemanda-t-elle.Aprèsavoirjetéaudessinunrapidecoupd’œil,MmeGallowrépondit:

  • «Oui.C’estunsigneque l’onrencontreenPennsylvanie,dans larégionoccupéepar lesAmish,d’originegermanique.Ilestcenséportermalheurouéloignerlessorcières.Lapreuveque vous cherchiez, vous la tenez. Alpha Zimmel demeure dans cette partie de laPennsylvanie. Vous voyez bien que c’est lui qui est venu ; il s’est taillé la part du lion,l’immondepersonnage.Cupidecommeill’est,ilnes’estpasembarrassédescrupules!»

    Alice fut contrainte de reconnaître qu’à la lumière de ce document étrangeM. Zimmelpouvaitàbondroitêtresoupçonné;toutefois,rienneprouvaitencoresaculpabilité.

    «Quesignifieexactementcesymbole?demanda-t-elle.— Je l’ignore, répliquaMme Gallow, et je ne m’en soucie guère. En tout cas, il accuse

    Alpha.»Cesignedesorcellerieétaitsansaucundouteunindicequipermettraitderésoudrerapidementlemystère.C’estdumoinscequepensaitAlice,maisellen’enditrien.Lecousinde Mme Gallow habitait la région où l’on voyait encore ce genre de symboles datant del’époqueoù l’on croyait aux sorcières, c’étaitunpoint à retenir.Alice voulut savoir siMmeGallowpouvaitluienapprendredavantagesurcessignesmystérieux.Maisl’héritièrefrustréedesesespérancesnemanifestaitaucunintérêtpourcesujet.

    « Quand êtes-vous venue ici pour la dernière fois ? demanda Alice, changeant deconversation.

    —Ilyaunesemaineenviron.J’étaisaccompagnéeparundesexécuteurstestamentaires.Ilm’aremisuneclefenm’autorisantàreveniraussisouventquejeledésirerais.»

    Mme Gallow précisa ensuite que l’exécuteur testamentaire s’en était allé, la laissantinspecter lamaisonà loisir.Toutefois,ellenes’étaitpasattardéeparcequ’elleéprouvaitunmalaisebizarreàsetrouverseuledansunendroitaussidésert.

    «Êtes-vouscertained’avoirrefermélaporteàclef?»s'enquitAlice.MmeGallowréfléchitunbonmomentavantderépondre.«Jesuissûrequel’hommeadonnéuntourdeclefderrièrenous.— Quel homme ? demanda Alice, qui n’y comprenait rien. Vous venez de me dire que

    l’exécuteurtestamentaireétaitpartiavantvous.__Cen’estpasdeluiquejeparle,réponditvivementMmeGallow,maisdel'antiquaire.»Alicesoupira.Décidément,iln’étaitpasfaciled’obtenirunrécitcohérentdesacompagne.

    Quelespritconfus.Faisantappelàtoutesapatience,AlicepressaMmeGallowdeluiraconterl'histoireàpartirducommencement.

    « Eh bien, ce jour-là, répondit Mme Gallow, comme je m’apprêtais à fermer la ported'entrée,uncharmantjeunehomme,toutcequ’ilyadeplusaimable,estarrivéenvoiture.Ilm’aditavoirentenduparlerde lacollectionLoriot ; ils'étaitpermisdevenir,car ildésiraitacheter tous lesmeublesetbibelotsdont leshéritiersnevoudraientpas. Je lui aidonc faitfaire un tour rapide de la maison et lui ai montré en particulier la bibliothèque, qui lui aarrachédescrisd’admiration.Noussommessortisensemble,et je luiai tendu laclefen lepriantdefermerlaporte.

    — Ensuite, qu’avez-vous fait ? insista Alice qui songeait combien il eût été aisé pourl’hommedesimulerungestequ’iln’auraitpasaccompli.

    —Nousavonsbavardéunmomentsurleperron.Cejeunehommem’aditavoirludansunjournaldeRiverCityunentrefiletsurlemobilierdetanteSabine,alorsqu’ilétaitdepassagedansnotreville.

    —D’oùvenait-il?

  • —Jen’ensaismafoirien,réponditMmeGallow.Aucoursdenotreconversation,ilafaituneremarqueàproposdel’hôteloùilestdescendu.

    —A-t-ilnommécethôtel?»s’empressadedemanderAlice,quidepuis ledébutdurécitsoupçonnaitcethommed’êtrelevoleurdesmeubles.

    MmeGallowdéclaranepass’ensouvenir.«Peuimporte,ditAlice.Iln’yauraqu’àinterrogerunàuntousleshôteliersdeRiverCity

    surleursclientsantiquairesoubrocanteurs.»Comme Alice achevait sa phrase, Mme Gallow et elle perçurent un léger bruit de pas

    venant du premier. Mme Gallow se figea sur place, livide, tandis que, sans une seconded’hésitation,Aliceseprécipitaitversl’escalier,qu’ellemontaitquatreàquatre.

    «Vousêtesfolle!Revenez!»luicriaMmeGallow.Alice s’arrêta, non sous l’emprise de la peur, mais parce qu’elle venait d’entendre des

    marchesgrincer.L’intruscherchaitàs’enfuir.«Ya-t-ilunescalierdeservice?»demanda-t-elleàMmeGallow.Nerecevantpasderéponse,ellepivotasurelle-même.A songrandeffroi, elle vit sa compagne s’affaisser sur lesdallesduvestibule, évanouie.

    Toutencomprenantquel’intrusallaitavoirainsilapossibilitédeluiéchapper,AlicecourutausecoursdeMmeGallow.Quelquesminutesplustard,lapauvrefemmeouvraitlesyeux.Alicelafitaussitôtasseoirsurunebanquetteets’élançaàlapoursuitedel’inconnu.

    Hélas! l’intermèdeavaitétéfatal.Quand,aprèsavoirenfiléun longcorridor,Aliceentradans une vaste cuisine, ce fut pour en trouver la porte grande ouverte. Sans ralentir sacourse,ellesortit,setrouvadansleparcetvitunhommegrandetmincetraverserunefutaielimitantlapropriété.

    Comprenantqu’ilseraitinutiledes’entêterpluslongtemps,Alicerentradanslacuisine,enrefermalaporteetrejoignitMmeGallow.

    «Commentvoussentez-vous?luidemanda-t-elle.—Affreusementmal,affreusementmal!gémitMmeGallow.Jevousensupplie,ramenez-

    moiàlamaison.—Toutdesuite»,réponditAlice.Elleaidasacompagneàgagnerlavoitureoùellel’installacommodément,puisellerevint

    donnerdeuxtoursdeclefàlaported’entrée.Surlecheminduretour,AlicepriaMmeGallowdeluifournirunedescriptiondétailléedu

    jeune antiquaire. Ce ne fut pas sans peine qu’elle l’obtint, tant la pauvre femme étaitbouleverséeparsarécentemésaventure.Cependant.Aliceparvintàsavoirquel’hommeétaitgrand,mince, trèsbrundecheveux,qu’ilavaitdesyeuxnoirs,unevoixdouceetqu’ilétaitaffligéd’unlégerzézaiement.

    « Pourquoi me posez-vous toutes ces questions ? protestaMme Gallow comme Alice ladéposaitdevantchezelle.Cen’estpascecharmantjeunehommequiavolélesmeubles.J’enmettraismamainaufeu.Lecoupablen’estautrequemoncousin.TanteSabinenecessaitde

  • répéter qu’il guettait ses meubles. Bien entendu, je ne veux pas qu’il se doute que je lesoupçonne.»

    Puis,commefrappéed’unepenséesoudaine,MmeGallowajouta:« Alice, votre réputation de détective est parvenue jusqu’à moi. Occupez-vous de cette

    affaire,jevousensupplie!»Alice lui promit de réfléchir et de lui donner une réponse rapide. En fait, elle avait

    l’intention d’aller sur-le-champ enquêter dans les hôtels au sujet du mystérieux jeuneantiquaire.

    «Aquoiressemblevotrecousin?demanda-t-elleàMmeGallow.—Ilestpetitetgros,réponditMmeGallow.C’estunamateurdebonnechère.»Après avoir aidéMmeGallow à gravir lesmarches de son perron, car elle se ressentait

    encorede son évanouissement,Alice remonta en voiture et commença ses recherches.Elleallad’hôtelenhôtel,sansperdrepatience.

    Enfin,elleentradansleMiramaretrépétasarequête:yavait-ilparmilesclientsdel’hôtelunhommegrand,mince,auxcheveuxbruns,àlavoixdouce,affligéd’unlégerzézaiement?Alice ajouta quelle ignorait son nommais désirait le voir au sujet d’unmobilier ancien quisemblaitl’intéresser.

    Avecunaimablesourire,l’employéluirépondit:« JepensequevousvoulezparlerdeM.RogerHolt.Hélas !mademoiselle, vousarrivez

    troptard.Revenuencoupdeventilyaunedemi-heureenviron,ilaprissavalise,réglésanoteetilestreparti.»

  • CHAPITREII

    DÉBUTD’ENQUÊTE

    Lesuspectavaitquittél’hôtelenhâte.Voilàuneprécipitationquil’accusait!«M.Holta-t-illaisséuneadresseoùfairesuivresoncourrier?demandaAlice.— Non. Toutefois, vous le trouverez peut-être à la Centrale téléphonique de New York.

    C’estlàqu’ilnousadittravailler.»Cette information ne cadrait pas avec le cercle symbolique tracé sur le papier et qui

    semblaitindiquerquelevisiteurinconnuvenaitdePennsylvanie.«Ferais-jefausseroute?sedemandaAlice.

    Toutefois,ellenevoulutpasrenoncerà l'hypothèsequ’elleavaitéchafaudée.Aprèsavoirréfléchi,elledécidademettreleréceptionnistedanslaconfidence.ElleseprésentaetluiditqueM.Holtétaitsoupçonnéd’avoirprispartàunetransactiondouteuse.

    «Pourriez-vousmedonneruneindicationquimepermettraitdeleretrouver?demanda-t-elle.N’aurait-ilpasfaitdesappelsinter-urbains?

    —Attendez-moiuninstant,jevaisconsulterleregistre»,réponditl’employé.Ildisparutquelquesminutesdansunbureauvoisin.« M. Holt, dit-il en revenant, a téléphoné en Pennsylvanie, il y a de cela trois jours. A

    Lancaster,plusprécisément.Jemerappellemêmequ'ilainsistépouravoirlacommunicationà quatorze heures. Il a parlé longuement, à en juger d'après le prix porté sur sa note. Cerenseignementvousest-ild’uneaidequelconque?»

    Aliceexultait.Lapisten’était,sommetoute,passimauvaisequecela.Lancasterétaitsituédanslarégionhabitéepardesdescendantsd’émigrésgermaniques.

    «Merci beaucoup, répondit-elle avec un sourire radieux. Auriez-vous par hasard noté lenuméroqueM.Holtaappelé?»

    L’employéretournadebonnegrâceconsulterleregistreetrevint,laminebasse.«Hélas!Lenumérodemandéestceluid’unbureaudepostedeLancasteretnonceluid’un

    particulier.»En quittant le Miramar, Alice se sentait portée par des ailes. Jamais elle n’était aussi

    heureusequelorsqu’elledébrouillaituneaffairedifficile.

  • PlusellepensaitàRogerHolt,pluselleétaitconvaincuequec’étaitluiquis’étaitemparédesmeublesanciens.Levolremontantàunoudeuxjours,ilsepouvaitqueHolteûttéléphonéàuncomplicepourluicommuniquersesdernièresinstructions.

    «Sij’allaisconsulterlefichierdelapolice?sedit-elle.Notrehommen’enestsansdoutepasàsonpremierméfait.»

    M.Stevenson,commissairedepolicedeRiverCity,étaitunvieilamid’Alice.« Jeparieraisque cette visiten’estpaspurementamicale, dit-il surun ton taquin, en la

    voyantentrerdanssonbureau.Allons,racontez-moivitecequivousamène.Unautremystère?

    -Bravo!vousavezdevinéjuste.Ilestvraiquevousneseriezpaspoliciersivousnesaviezliredanslespensées,riposta-t-elleenriant.JevoudraissavoirsiuncertainRogerHoltauncasierjudiciaire?»

    Ellefournitaucommissairequelquesexplications.Aprèsl'avoirécoutéesansmotdire,ilselevaetpassadanslapiècevoisine.

    « Voici notre homme, Alice, dit-il en revenant, une fiche à lamain. RogerHolt, 1,86m,mince, teint olivâtre, cheveux bruns, yeux noirs, nez pointu, cicatrice fine au menton.S’exprime d une voix douce avec un léger zézaiement. A passé son enfance à Lancaster,Pennsylvanie. Alors, mademoiselle la détective, qu’en dites-vous ? C’est le portrait del’individuquejerecherche.

    —Aurait-ilvolédesbijoux?—Serait-cesaspécialité?»M.Stevensonfitunsignedetêteaffirmatif,puisl’airgraveprécisa:«Ilapurgéunelonguepeinedeprisonpourattaqueàmainarméed’unebijouterie.Voulez-

    vousvoirsaphotoanthropométrique?—Volontiers.Mieuxvautquejegravesestraitsdansmamémoire.»Après avoir longuement étudié le visage de l’homme, Alice dit au commissaire qu’elle

    soupçonnaitRogerHoltd’avoirvolédesmeublesaumanoirLoriot.«A-t-ondéjàdéposéuneplainteàcesujet?demanda-t-elle.—Non,pasencore.—CettepauvreMmeGallowétaitsibouleverséequecelanem’étonnepasoutremesure.

    Sivouslepermettez,j’aimeraisluitéléphoner,vouspourriezainsiluiparler.»M.Stevensonacquiesçaet,quandAlicesefutentretenuequelquepeuavecMmeGallow,il

    pritàsontourlecombiné.Ilpromitd’envoyerdeuxinspecteursaumanoiretconseillaàMmeGallowdesemettresanstarderenrapportaveclesexécuteurstestamentairesdesatante.

    «Priez-lesdem’apporterunelistecomplètedesobjetsmanquants»,dit-ilenconclusion.Aprèsavoirraccroché,ilsetournaversAliceavecunlargesourire.«J’ail’impressionquemeshommesnevontpasêtrelesseulsàrechercherRogerHolt.Je

    parieraismêmevolontiersquec’estvousquiletrouverezlapremière.»Alicerougitdeconfusion.« Vous me flattez, protesta-t-elle. Si je le trouve la première comme vous dites, ce sera

    parcequ’ilauraquittéRiverCity.Jeprojetteeneffet,simonpèrem’yautorise,demerendreàLancaster, d’où je rayonnerai dans toute laPennsylvaniegermanique, si besoin enest. Jevoudraisrepérerlatracedesdiversmeublesvolés.

    —Excellenteidée!»approuvavigoureusementlecommissaire.Comme il achevait ces mots, le téléphone sonna ; adressant un petit geste d’adieu à la

    jeunefille,M.Stevensonmurmura:«Bonnechance,Alice!»De retour chez elle, Alice fut chaleureusement accueillie par sa fidèle amie de toujours,

    cellequidepuissonenfanceveillaitsurelle,Sarah,cuisinière,confidente,infirmière...«Alice,protestaSarah,n’as-tudoncjamaisfaim?Tuesenretardd’unebonneheure.»Lajeunefilleluisouritetlapriadel’excuser.«Aprésentquetum’enparles,jem’aperçoisquej'aiunefaimd’ogre.Vite,allonsdîner!»

    Tandis qu’elles prenaient toutes les deux place autour de la table, Sarah se plaignit de ne

  • jamais savoir à quel moment Alice et son père apparaîtraient pour les repas. Comme enréponseàcereproche,ungrincementdefreinssefitentendre.

    «Quandonparleduloup...»,commençaAlicequi,uninstantplustard,sejetaitaucoudeM.Roy,unbelhomme,grand,auvisageagréable.

    «Oh!fît-il,aprèsavoirhumél’air.Quellebonneodeurdebouillondepoulet!Sarah,vousm’avezgâté!C’estundemespotagespréférés!

    —Etmoi,jet’aimijotéunautredetesplatsfavoris,ditAliceenriant:unenouvelleénigme!

    —Grâce!Grâce!imploracomiquementM.Roy.Laisse-moidégusterenpaixcedélicieuxbouillon.»

    Vingtminutesplustard,toutensavourantàpetitesbouchéesunetarteauxabricots,Alicefîtunrécitanimédesonaprès-midi.

    «MmeGallowvoudraitque j’ailledans larégiondePennsylvanieoùsesont installés lesdescendantsd’émigrésgermaniquesetoùsoncousinaurait,selonelle,emportélesmeublesprovenant de la succession Loriot, dit-elle en guise de conclusion. Personnellement, je nepartagepassonopinion:jesuispersuadéquelecoupableestRogerHolt.»

    Lajeunefilletiradesapochelepapiersurlequelétaitdessinélesigneporte-malheuretellelemontraàsonpèreetàSarah.

    « C'est, à mon avis, un indice d’une telle importance que Roger Holt n’a pas hésité àrevenir sur les lieux du vol pour le reprendre, dit-elle. Il n’a pas eu de chance ; je l’avaisdevancé.Sais-tulasignificationexactedecesymbole?»

    M.Royhaussa lessourcils,perplexe,etneput fourniraucuneréponseàcettequestion ;toutefois,ilapprouvaleraisonnementd’Alice.

    « Il ne serait, en effet, pas mauvais que tu fasses un petit voyage en Pennsylvaniegermanique, région qui présente un très grand intérêt. Pourquoi n’emmènerais-tu pas tesdeuxinséparablesamies,BessetMarion?

    —Quelleexcellenteidée,papa!»s’exclamalajeunefille,raviedecetteperspective.Aprèsavoirdesservilatable,AlicetéléphonaàMarionWebb,puisàlacousinedecelle-ci,

    BessTaylor.Toutesdeuxsedéclarèrentdisposéesàpartirsur-le-champetobtinrentdeleursparentslapermissionnécessaire.

    « Quand nous mettons-nous en route ? demanda Marion, une jeune fille sportive,énergique,toujoursprêteàrire.

    — Demain matin. Je vais rappeler Bess et la prévenir que je passerai la prendre à dixheures.Celateconvient-il?

    —Oui,mavaliseseravitefaite,tusais.»AprèsavoirtéléphonédenouveauàBess,AliceallaaiderSarahàterminerlavaisselle.«OùestpasséTogo?s’inquiéta-t-elleennevoyantpassonfox-terrierbondirverselle.— Je l’ai laissé sortir, peuavantque tune rentres, réponditSarah.Tu le connais ! Il lui

    arrivedevagabonder,lesoir,uneheureoudeux.»Alicen’aimaitpasbeaucoupcettehabitude,prisedepuispeuparsonchien;toutefois,elle

    s’abstint de tout commentaire, craignant que Sarah ne prît une simple remarque pour unreproche.

    «Unechosem’ennuiedanslanouvelleaffairedonttunousasparlé,ditSarahensoupirant:cesignequi,dis-tu,portemalheur.

    —Cen’estqu'unevieillesuperstitionsansfondementaucun,réponditAliceensouriant.Denosjours,onn’ajouteplusfoiàcesbalivernes.»

    Lamiseaupointd’AlicenerassurapasSarah.«J’aientenduparlerdegensquiavaientétéfrappésparlemalheuraprèsqu’oneuttracédessignescabalistiquessurleurporte.Or,jeneveuxpasqu’ilt’arriveunaccident,j’enmourraisdechagrin.»

    AlicepassaunbrasautourdesépaulesdeSarahetl’embrassatendrement.«Etmoi,jeneveuxpasquetutefassesdusouci!Tusaiscombienjet’aime!Rassure-toi,

    jeseraiprudente!»La cuisine étant en ordre, Alice décida de partir à la recherche de Togo. Alors qu’elle

    marchaitsurletrottoir,sifflantsonchien,unevoiturearrivaenroulanttrèslentement.Iln’y

  • avait àbordque le conducteur, dontAliceneputdistinguer les traits dans lapénombre. Ilpassa,etelleappelaTogo.Voyantqueleterriern’accouraittoujourspas,Alicecommençaàs’inquiéter.

    Lavoiturequ’ellevenaitderemarquerfitunrapidedemi-tourauboutdelarueetrevint.Leconducteurattendait-ilquelqu’un?

    Acemoment,Togodébouchasur le trottoird’en face.Alice lui intima l’ordred’attendre,mais,impatientderejoindresamaîtresse,lepetitterrierbonditàtraverslachaussée.

    Aulieuderalentir, l'automobilisteaccéléra.Terrifié, lechiententad’éviterlavoiture,quifonçaitdroitsurlui.

    Unhurlementdedouleurretentit.Lepare-chocavaitheurtéTogo!

  • CHAPITREIII

    LESAMISH

    «Togo!»s’écriaAliceenvoyantsonchienroulerdanslecaniveau.L'automobiles’éloignaitàtoutevitesse.Alicecourutverslefox-terrierquigémissait.Elle

    craignaitqu’ilnefûtgrièvementblessé.«MonTogo,monpetitTogo!»murmura-t-elleensepenchantpourl’examiner.Il avait une longue entaille au flancmais, à première vue, rien de cassé. Soudain, il se

    relevaetsesecoua.QuellejoiepourAlice!Ellepritlepetitchiendanssesbrasetl’emportaàlacuisineoù,avecl’aidedeSarah,elle

    lava lacoupureet ladésinfecta.Aprèsavoircopieusement léchélamaindesamaîtresseensigne de reconnaissance, Togo se mit à en faire autant sur sa blessure, tandis qu’AliceexpliquaitàSarahcequis’étaitpassé.

    « Cet automobiliste a délibérément cherché à tuer Togo ! dit-elle en colère. Dans mafrayeurj'aioubliédereleverlenumérodesavoiture.

    — Quel dommage ! s’écria Sarah, qui se lança dans une violente tirade contre leschauffardsdetoutesespèces.Tuvoiscequejet’avaisdit,acheva-t-elle,àboutdesouffle.Cesigneteportedéjàmalheur.

    —Simplecoïncidence!Nesoisdoncpasaussicrédule!—Nonetnon!Tunemeferaspaschangerd’avis. Jesuisconvaincuequeleconducteur

    n’estautrequel’hommequetuassurprischezMmeLoriotIldevaittesuivreett’aurajetéunsort.

    — Si ton hypothèse est juste, ce n’est pas un sort qu’il m’a jeté ; il a tout simplementcherchéàsevenger.

    —Peuimporte!Tuferaismieuxdeprévenirlapolice.Situcontinuesàt’occuperdecetteaffaire, le suspect fera tout ce qui sera en son pouvoir pour t’en empêcher. Renonce à cevoyage,jet’ensupplie!

    — Oh non, Sarah, c’est impossible ! Et puis, tu manques de logique, dit Alice avec unsouriretaquin.Réfléchis!Sil’hommequim’enveutestàRiverCity,jeseraiplusensécuritéaufonddelaPennsylvanie.D’ailleurs,j’aiuneenviefolledeconnaîtrecetterégion.»

    Sarahn'étaitpasd’humeuràselaisserconvaincre.

  • «Laisseà lapolice lesoinderetrouver levoleurdesmeubles.Achacunsa tâche,aprèstout.Jeterépètequecesignediaboliquenemeditrienquivaille.»

    Sur ces entrefaites, M. Roy, qui avait été retenu longuement au téléphone, descenditrejoindreSarahetAlice. Il fut soulagéd’apprendreque lesblessuresdeTogon’étaientpasgraves.SarahluifitpartdesesinquiétudesconcernantAlice.L’avoués’employaàlarassurer.

    «L’époquedessorciersetdelamagieestrévoluedepuislongtemps!Denosjours,onnecroitplusàtoutescesfaribolesinventéespardesgensquiexploitaientl’ignorancedesautres.Quedemisérablesenontabusépourimposerleurvolontéparlapeur!»

    Après avoir bavardé de choses et d’autres avec son père, avoir obtenu de lui desrenseignementsprécieuxsurlesAmish,Alicel’embrassatendrementcarilpartaitàl’aube,etellenelereverraitqu’àsonretourdePennsylvanie.Elleluipromitdeleteniraucourantdesesfaitsetgestes,deluifairesavoir,chaquejour,oùellesetrouverait.

    Lelendemainmatin,Alicefitvérifiersavoitureaugarageleplusproche.Quandellerevint,Sarahl'attendaitsurleperron,unelettreexpresseàlamain.

    «Jesuissûrequec’estunennui»,marmonnaSarah,morose.La lettreavaitétémiseà laposteàBerny,bourgsituéàune trentainedekilomètresde

    RiverCity.Alicedéchiral’enveloppeetdépliaunefeuilledepapiersurlaquelleétaitdessinélemystérieuxsigneporte-malheur.AlaplacedesmotsSymboledel'arbreauxsorcières,onlisaitengroscaractères:Restezchezvous!

    «Es-tuconvaincue,cettefois!s’exclamaSarah.SituterendsàLancaster,turisquestavie!»

    La curiosité l’emportant sur l’inquiétude, Alice désirait plus que jamais faire ce voyage.Bernyn’était-ilpassur lechemindeLancaster?Levoleurdesmeublesroulaitdéjàvers laPennsylvanie.

    Ahautevoix,elleréponditàSarah:« Je reconnais que l’expéditeur de cettemissive n’est pas animé de bonnes intentions à

    monégard.Ilchercheàm’effrayer.S’ilcroityparvenir,ilcommetuneerreurgrossière.»EmbrassantavecfouguesachèreSarah,Aliceajouta:«Jeteprometsd’êtrelaprudencemême.Netetourmentepas.—Voilàunechoseàlaquellejenepeuxm’engager,répliqualacuisinièreens’efforçantde

    dissimuler son émotion. Hélas ! je te connais : rien ne t’empêchera de faire ce que tu asdécidé!Amuse-toibienetévitelesexcèsdevitesse!»

    Alicepritsavalise,sonmanteau,unrepasfroidpréparéavecamourparSarah,montadanssoncabrioletbleuetpartitchercherBess.

    Sur le perron des Taylor, une jolie jeune fille aux yeux bleus rieurs, aux cheveux d’or,l’attendait,unevaliseàlamain.Alavueducabriolet,elledescenditencourantlesmarches,jetasavalisedanslecoffreetmontaàcôtéd’Alice.

    «Bonjour ! lui dit-elle. Je bouillonned’impatience à la penséedeparcourir la région oùs’installèrentlesémigrantsgermaniques,autempsdenosarrière-grand-mères.Ilparaîtque

  • c'estl'endroitdesÉtats-Unisoùl’onfaitlameilleurecuisine!»Aliceaccueillitcediscoursparunéclatderire.LagourmandisedelacharmanteBessétait

    proverbiale.D’unenatureplustimoréequesesdeuxamies,ellebravaitcependantlesdangerslorsqu’elleentrevoyaitauboutdesespeinesunrepasfin.C’estdumoinscequeprétendaitlataquineMarion.Enfait,Besssavaitsemontrertrèscourageuselorsqu’ils’agissaitdevolerausecoursd’unepersonneendétresse.

    Quelquesminutesplustard,Alices’arrêtaitdenouveaupourlaissermonterMarionWebbquiarboraitunejupedegabardinebruneetunchemisierblancàcolouvert.Surlebras,elleportait une veste, brune également. Marion, d’allure plus garçonnière que sa cousine,s’habillaitavecunegrandesobriétéetgardait lescheveuxtrèscourts.Aprèsavoirrangésavalisedanslecoffre,elles’assitàl’avantetclaqualaportière.

    «Quellebellejournée,vousnetrouvezpas?dit-elleàsesdeuxcompagnes.J’adorelemoisd’août.Surtoutquandletempsn’est,commeaujourd’hui,nitropchaudnitropfroid.

    —Quetefaut-ilenfaitdechaleur!protestaBess.Depuistroisouquatrejours,jeruissellelittéralement.»

    Alicecoupacourtàladiscussionenpriantlesdeuxcousinesdenepascommencerunedeleursquerellescoutumières.

    « Alors, raconte-nous ton histoire, dit Bess. Tu n’as pas été très loquace au téléphone.J’espèrequetunenousemmènespasdansquelquesinistrerepairedebandits?Avectoi,onnesaitjamaiscequipeutarriver!»

    Alice leur raconta en détail l’affaire. Bess et Marion l’écoutèrent en silence, puis Bessdécrétaquecesignecabalistiquene luiplaisaitguère.Elle inclinaitàpartager l’opiniondeSarahsurcepoint.

    Aliceluifithontedesacrédulité.«Commentpeux-tuêtreaussisotte!T’imaginerais-tuquelesfantômes,lessorcières, les

    zombiesetautresinventionsdumêmegenreexistent?»railla-t-elle.Puis,reprenantsonsérieux,elleajouta:«Dansdeshameauxreculésdelacampagnepennsylvanienne, ilyaencoredesgensqui

    ajoutentfoiàceshistoires.Maislaplupartdespaysansenrient.»Quelquesheuresplustard,lesjeunesfillesvirentapparaîtrelespremiersdecessymboles

    surlesportesdegrangesoud’étables.Elless’arrêtèrentpourenadmirerplusieurs,etBess,elle-même,reconnutquelesmotifstracésàl’intérieurdescerclesétaienttrèsdécoratifs:laplupartreprésentaientdesoiseaux,desétoiles,oudescroix.Voyantun fermiersortird’unevaste grange à toit rouge, Alice lui demanda ce que signifiaient ces dessins. Avec un bonsourire,l’hommerépondit:

    «Celaneveutriendiredutout,c’estpourfairejoli!__Jecroyaisquec’étaitunsymboledesorcellerie?insistaBess.__Mais non ! C’est pour orner la porte, répliqua le paysan avec un bon rire. Il y a de

    pauvres innocents qui s’imaginent encore que ces signesmettent les sorcières en fuite ouportentmalheuràleursennemis...Quelledrôled’idée,vousnetrouvezpas?»

    Lesjeunesfillesapprouvèrentensouriantetremontèrentenvoiture.«Cethommeavait unaccent si bizarreque j’ai eubeaucoupdepeine à comprendre ce

    qu’il disait, remarqua Bess. Plus nous avancerons dans l'intérieur du pays, plus nouséprouveronsdedifficultéàcomprendrelelangagedeshabitants.

    —Oui,réponditAlice.Etsinousnelescomprenonspas,ilvaudramieuxleurfairerépétercequ’ilsnousaurontdit.»

    Lepaysageétaittrèsjoli.Apertedevue,cen’étaientquechampscultivés,bordésdehaiesverdoyantes.Toutrespiraitl’ordreetletravail;lessillonsdeschampsdemaïs,depommesdeterre,detabac,semblaienttracésaucordeau.Danslesjardinspotagers,delonguesrangéesde fleurs séparaient les plates-bandes où croissaient carottes, betteraves, haricots. Lesmaisons elles-mêmes étaient coquettement fleuries, pas une fenêtre qui ne fût garnie debégonias,degéraniums,oudesauges.

  • «Quellesjoliesfermes!s’exclamaBessetcommeildoitfairebonyvivre!»AliceracontaàsesamiesquelapartiegermaniquedelaPennsylvanieoffraitdeuxaspects

    trèsdivers.«LarégiondeLancasteresthabitéepardesgensengénéralassezfrustes.Ilstirentune

    grandefiertéde laculturede leurs ferres.S’ilsobtiennentd’abondantesrécoltes,disent-ils,c’estgrâceàunlabourprofond,àl'alternancedescultures,àunemploijudicieuxdesengraisetàuntravailacharné.

    DansquellepartieM.AlphaZimmelréside-t-il?—Au-delàdeLancaster,enpleinpaysamish.—Aproposd’Amish,ditBess,situnousparlaisunpeud’eux.Alicenesefitpasprier;lesujetlapassionnait.LesAmish,dit-elle,étaientlesdescendants

    des Allemands venus, jadis, du Palatinat, à la suite de persécutions religieuses. Ils sedivisaientendeuxsectesprincipales:lesAmishdits«duFoyer»-ainsiappelésparcequ'ilscélébraientlecultedansleurmaison,considérantqu’aucunlieun’estplussacréqu’unautre-,etlesAmishdits«d’Église»qui,commeleurnoml’indique,construisaientdeséglises.

    « Oui. Les Amish du Foyer sont très austères, ils réprouvent tout ce qu’ils considèrentcommedusuperflu:lesautomobiles,l’équipementélectriqueménager,l’électricitémême.Lasoifdevitesse,deconfortn’apportepaslebonheur,disent-ils.Ilsestimentquetravailleràlasueurdesonfrontestsainpourl’âmeetlecorps.Ilestdefaitquecesontdesgensheureuxetbons.

    —EtlesAmishd’Église?demandaBess.—Ilssontpluslibéraux,admettentlesautomobiles-aumoinspourlesautres-,possèdent

    desmaisonsplusriantes.Entoutcas,lesunsetlesautresforcentl’admirationdetousceuxqui les approchent. Attachés à leur passé, à leur langue, à leur costume traditionnel, ilsdonnentl’exempledesplusbellesvertus.Maisj’arrêtelàmondiscours,voulantvouslaisserlasurprisededécouvrirvous-mêmeslesAmish.Etilsvalentlapeined’êtreconnus,m’aaffirmépapa.

    —Decraintequeleurvuenetedéconcerte,machèrecousine,intervintMarion,j’ajouteraiàcequ’AlicevientdenousdireunebrèvedescriptiondesAmishtelsquetu lesverras.Leshommesserasentlamoustachemaispaslabarbe,ilsportentunchapeaunoiràcalotterondeetpetitsbordsplats-enpaillel’été,enfeutrel’hiver,unpantalonnoir,unesortedetuniquenoireégalement,unmanteauferménonpaspardesboutons-interditsparleurrite-maispardescrochetsetdesœillets.Ilssontchaussésdegrossesbottinesàlacets.Quantauxfemmes,àquelquesdétailsprès,leurcostumes’apparenteàceluiqueportaientnosgrand-mères,jadis:longuejupenoire,corseletnoirsurlequelcroiseunfichu,noiraussi,tablieretbonnet.

    —Mercidem’avoirprévenue,ditenriantBess.Sinonj’auraisreculéàlavuedecestristesbarbus.

    — Barbus oui, tristes non. D’après ce que l'on m’a dit, les Amish donnent l’impressiond’êtredesgenstrèsheureux.»

    Tandis qu’elles bavardaient toutes trois ainsi, la route défilait devant elles. Enfin, Alice

  • s’arrêtaetconsultaunecarte.«Noussommes,jecrois,surlanationalequimèneàlafermedeM.Zimmel.MmeGallow

    l’amarquéed’untraitaucrayon.»Alice roula quelque temps encore, en surveillant les panneaux indicateurs. Passé un

    croisement,elleaccéléra.Unkilomètreplusloinenviron,lemoteursemitàtousser,lavoitureralentit.

    «Quesepasse-t-il?»ditAliceenfronçantlessourcils.Unrapidecoupd’œilautableaudebordluiappritquetoutétaitapparemmentenordre.«Ilyaquelquechosequinevapas?demandaMarion,inquiète.—L’essencen’arriveplus.»Lemoteurs’arrêta:lavoiturefranchitencoreunedizainedemètrespuiss’immobilisa.Trèsennuyées,lestroisjeunesfillesinspectèrentduregardlesalentours.Paslamoindre

    maisonenvue,etlavillelaplusprocheétaitàplusieurskilomètres.Alicedescendit,soulevalecapot.Hélas!sesconnaissancesenmécaniqueétaientfaibles!«Rienàfaire!»annonça-t-elleàsesamies.

  • CHAPITREIV

    ENFUITE

    Bess et Marion, qui avaient bondi hors de la voiture pour aider Alice de leurs conseils,examinèrentàleurtourlemoteur.Sansplusderésultatqueleuramie.

    «Tuvoiscequejetedisais!gémitBess.Onajetéunsortàtoncabriolet.—Oh!jet’enprie,Bess.Cen’estpaslemomentdeplaisanter.—Demandonsdusecoursàlafermelaplusproche,suggéraMarion.—SinoustombonssurunefamilleamishduFoyer,ceseraunedémarcheinutile,puisque

    lespersonnesappartenantàcettesecteneveulentriensavoirdesenginsmodernes,répliquaAlice.

    — Alors, il ne nous reste qu’à attendre le passage d’une voiture. Nous prierons leconducteurd’emmenerl'unedenousaugarageleplusproche.»

    Dixminutess’écoulèrent.Toujoursrienà l’horizon.Bessétudiait lacarte.Marion,quinequittaitpasduregardlaroute,s’écriatoutàcoup:

    «Voilàquelqu’un!»AliceetBesslevèrentaussitôtlatêteetvirentunejeuneAmish,vêtued’unerobenoirelui

    couvrant les chevilles, chaussée de bottines du même ton et coiffée d’un bonnet blanc. Unchâlenoiretuntablierblanccomplétaientcethabillement.Elleavançaitd’unpasrapidedansleurdirection.

    «Ellenedoitpashabiterbienloind’ici,ditBess.Ellepourranousindiquerunmécanicien,àdéfautd’ungarage.»

    Quandlajeunefillenefutplusqu’àdeuxoutroismètresdeleurpetitgroupe,Alicefitunpasenavant.Elles’attendaitàcequel'inconnuelasaluât,commelefontlespaysans,maisiln’enfutrien.Lajeunefilleinclinalatêteetpoursuivitsonchemin.

    Marionserapprochad’Aliceetluichuchotaàl’oreille:«Bizarre!d’ordinairelesgensdelacampagnesonttrèsaccueillants.—Lacoutumedanscetterégionestpeut-êtrequecesoientlesétrangersquiadressentla

    paroleenpremier»,réponditAlice.

  • Etellerattrapalajeunefille.«Bonjour,mademoiselle,dit-elle.Noussommesenpanne.Connaîtriez-vousunmécanicien

    quipourraitréparernotrevoiture?»La jeune paysanne s’arrêta et sourit gentiment à l' Alice. Elle était ravissante avec ses

    grandsyeuxdevelours,seslongscils,sonteintclair.«Jesuisnavréepourvous,dit-elle.Vousvisitezlarégion?»Alicesenommaetprésentasesdeuxamies.«Jem’appelleMandaKreutz,ditlajeunefilleàsontour,etjeviensdeLancaster.—Lancaster?répétaMarion.C’estàplusde20kilomètresd’ici!»Mandafitdelatêteunsigneaffirmatif.«Ilfaitbonmarcher»,dit-elle.Sonvisages’assombritetellemurmura:«Jeretournechezmoi.Hélas!jecrainsquemonpèreneveuillepasmerecevoir.»Lestroisamiesécarquillèrentlesyeuxdesurprise.Toutefois,ladiscrétionl’emportantsur

    unecuriositénaturelle,ellessegardèrentdepresserMandadequestions.SansdoutelajeuneAmishestima-t-ellequ’ellepouvaitsefieràsesinterlocutricesetque

    celles-ciseraientdebonconseil,parcequ’ellerepritaprèsunbrefsilence:«NoussommesdesAmishduFoyer,etmonpèreesttrèssévère.Quandj’aieuquinzeans

    sonnés, il a voulu que je me mette au travail de la ferme. Moi, je désirais poursuivre mesétudesetconnaîtreunpeulemonde.»

    Elle s’était rebellée et le regrettait amèrement. « Dans une ferme amish, on mène uneexistenceheureuseetonnemanquederien,soupira-t-elle.Jenesavaispasl'apprécier.Ilyatroismois, jemesuisenfuiede lamaison.JesuisalléeàLancaster ; le jour, jeservaisdansune boulangerie, le soir, je fréquentais l’école. Je n’ai pas tardé à souffrir d’être loin desmiens.Sijen’avaispaseupeurdemonpère,jeseraisrevenuetoutdesuite.»

    Les trois jeunes filles s’employèrent à lui redonner courage. Puis Alice demanda denouveausielleneconnaîtraitpasunmécaniciencapabledeluiréparersavoiture.

    «Oui,réponditManda,Rudolph-unAmishd’Église-quidemeureàquinzecentsmètresd’ici.Sansêtredumétier,ilsedébrouilletrèsbienenmécanique.»

    Manda s’offrit à prévenir Rudolph, dont la ferme se trouvait sur son chemin. Alice laremercia,maistintàl'accompagnerafin,dit-elle,d’expliqueràRudolphcequis’étaitpassé.Avrai dire, elle avait envie d’en apprendre davantage sur les mœurs des Amish, et espéraitqu’entête-à-têteavecelle,Mandasemontreraitplusloquace.

    LaissantBessetMariondegardeauprèsducabriolet,AliceetMandas’éloignèrent.Mandasemitàparlerlibrementdesavie.

    «Papacraignaitqu’enpoursuivantmesétudes jeneveuilleplusmener l’existenced’unevraieAmish.Ilsetrompait.Jeneveuxpasrejeterlesmiens.Certes,jeseraipeut-êtremoinsaustère,moinsrigoristequelui.Nousn’avonsaucunecommoditémodernecheznous.Selonmoi,celan’apasdesens.Papaetmamantravaillenttrèsdur.Nousnepossédonsaucunlivre,hormislaBibleetleGebrauchBuch.

    —Qu’est-cequec’estqueleGebrauchBuch?demandaAlice.—C’estun livrequi indiquecomment traiter lesmaladespar impositiondesmains,sans

    avoirrecoursauxmédicaments.Tousnepeuventapprendreàlefaire,ilfautposséderundon.Mamèrel’areçuengrâce.»

    CommeAliceparaissaitsceptique,Mandaajoutaqu’enappliquantcetteméthodedesoin,onobtenaitdesrésultatssurprenants.

    «Voyez-vous,j’approuvenotremanièredevivredanssonensemble;toutefois,jen’estimepasquecesoitmaldelireetdevouloirapprendre.»

    Sur ces entrefaites, elles étaient arrivées en vue d’une ferme. C’était là que demeuraitRudolph.

    « Je vais vous quitter, à présent, dit la jeune Amish. J’espère que Rudolph vous sera dequelquesecours.

    —Vousavezencoreunlongcheminàfaire,réponditAlice.Pourquoin’attendriez-vouspasquemavoituresoitréparée?Jevousreconduiraichezvous.»

  • UneexpressiondepeurapparutsurlevisagedelajeuneAmish,quiserécria:« Non, non ! Mon père observe avec rigueur la loi amish. Jamais il ne me pardonnerait

    d’êtrerentréeenautomobilechezmoi.Ilmechasseraitsansretour.»Aliceluiditaurevoiretlasuivitunmomentduregard.Puis,ellemontal’alléemenantàla

    ferme.Ellefutaccueillieparunjeunehommeroux,auteintclair,coifféd’unchapeaunoiràcalotte ronde et bords plats, vêtu d’une chemise rouge et d’un pantalon de velours côtelé,retenupardesbretellestisséesàlamain.Ils’inclinacérémonieusementdevantAlice.

    « J’ai apprisparMandaKreutzquevousvousyconnaissiezenmécanique,ditAlice.Mavoitureestenpannesurlaroute.Pourriez-vousvenirvoircequ’alemoteur?

    —Letempsdeprendremesoutilsetjesuisàvous»,répondit-ilsanshésiter.Il disparutderrière lamaisonet, quelquesminutesplus tard, il revenait au volantd’une

    petiteautomobile.Alices’installaàcôtédelui,etilss’arrêtèrentbientôtauprèsducabrioletbleu.Lejeunehommesemitaussitôtàl’ouvrage.Iltravaillaitàunevitessesurprenante.Aubout

    d’unmoment,ilsortitlatêteducapot:«Alors,qu’ya-t-il?demandaAlice.—Pasétonnantquevoussoyezenpanne.L’essencen’arriveplus, letuyaud’alimentation

    estbouché.»Quandlemalfutréparé,AlicepayaRudolphetluidemandas’iln’auraitpasentenduparler

    d’uncertainAlphaZimmel.«Ya.Ilvenddesvieuxmeubles,quinevalentpasgrand-chose,etdontildemandedesprix

    exorbitants.Nousautres,Amish,noussommesplushonnêtes.»Rudolph n’en dit pas davantage. Ce n’était pas un homme bavard. Il remonta dans sa

    voitureets’éloigna.Lestroisamiess’installèrentdanslecabriolet,etAlicemitlemoteurenmarche.

    «Jecrainsqu’ilnesoittroptardpourrendrevisiteàM.Zimmel,dit-elleaprèsavoirjetéuncoupd’œilàsamontre.

    — Moi aussi, approuva Bess. D’ailleurs, je meurs de faim... et d’impatience de goûter àcettefameusecuisinegermanique.

    —Gourmande!fitAlice.Jevoudrais,avantdesatisfairetonlégitimedésir,passerchezlesKreutz afin de m’assurer que Manda n’est pas dans l’ennui. Si son père est aussi sévèrequ’elleleprétend,jecrainsqu’ilneluiclaquelaporteaunez.Auquelcas,nousremmèneronsailleurs.Elledoitêtreépuiséedefatigueetd’émotion.

    —C’estuneexcellenteidéequetuaslà!ditMarion.Bessimposerasilenceàsonestomac.»

    Les jeunes filles ignoraient l’emplacementexactde la ferme ; il serait toujours tempsdes’enenquérirunpeuplusloin.Ellespensaientd’ailleursrejoindreMandaavantquecelle-cinefûtarrivéechezelle.Ellesparcoururentcinqkilomètresenvironsansl’apercevoir.

    «Elleauracoupéàtraverschamps»,ditMarion.Alices’arrêtaàlapremièrefermequ’ellesrencontrèrent;Mariondescenditetallafrapper

    à laporte.Unefemmeauvisageserein luiouvrit.Elleportaitunpetitbonnetblancsursescheveuxnoirstirésenarrièreetrouléssurlanuque.EnréponseàlaquestiondeMarion,elletenditlamainverslagaucheendisant:

    «Auprochaincroisement, tournezàgauche,vous tomberezpresque toutdesuitesur lafermeKreutz.»

    Peuaprès,Alicearrêtaitsavoituredevantunegrandeetaustèredemeureàdeuxétages.Aucunrideau,nivoletsdecouleurn’égayaientlesfenêtres.

    Unpeuplusloin,sedressaitunevastegrangeenpierre,entouréed’autresconstructionspluspetites.

    Nevoyantpersonnealentour,Alicedescenditdevoitureet frappaà laported’entrée.Auboutd’untempsassezlong,unefemme,vêtuedenoir,apparutsurleseuil.Sesyeuxbordésderougeindiquaientqu’ellevenaitdepleurer.Alicecompritqueleschosess’étaientgâtéespourManda.

    «VousêtesMmeKreutz?»demandaAlice,avecunaimablesourire.

  • Lafemmeinclinalatêtesansmotdire.Était-cepartimiditéouparcequ’ellecraignaitdenepouvoirdominerletremblementdesavoix?

    «Mandaest-elleici?s’enquitAlice.—VousconnaissezManda?»fitlafemme,interloquée.Aliceluiracontaqu’elleavaitcroisélajeunefilleenroute.MmeKreutzpromenaunregard

    soupçonneuxsurAliceetsurlesdeuxcousinesquiétaientrestéesdanslavoiture.«Mandanem’apasannoncévotrevisite»,dit-elle.Alice fit le récit détaillé de sa rencontre avec Manda. Ne pouvant plus se contenir, la

    malheureusefemmeéclataensanglots.«Mafilleestrepartie!mapauvrepetitefille!gémit-elle.Lepèreesttellementsévère!Il

    luiaditqu’ellepouvaitreveniràlamaison,maisqu’ilinterdisaitàquiconqued’entrenousdeluiadresserlaparole.

    —Oh!quellecruauté!s’écriainvolontairementAlice.Etvousêtesnombreux?—J’aisixfils.Ilssontmariésetilspossèdentchacununeferme,maisilsviennentsouvent

    nous voir. Le père et moi, nous sommes en désaccord à propos de Manda. Hélas ! il est leMayschter.»

    Devantl’expressionétonnéed’Alice,MmeKreutzluiappritqueceterme,déformationdumotallemandMeister,signifiaitle«seigneuretmaître»,àquitousdevaientobéissance.

    LevantunregardimplorantsurAlice,lapauvrefemmeajouta:«Peut-êtrelepèreconsentira-t-ilàvousécouter,puisquevousn’êtespasdelafamille.Ila

    été profondément blessé que sa fille unique ait déserté notre foyer - devant nous il nel’admettra jamais. Je vous en prie, plaidez la cause de Manda auprès de lui. Il travaillederrièrelagrange.»

    Alice accepta de bon cœur la mission, sans grand espoir toutefois. Bess et Mariondécidèrentdejoindreleurseffortsauxsienset,ensemble,lestroisjeunesfillescontournèrentlagrange.Ellesarrivèrentdevanttroisenclosferméspardespalissadesdebois.Danschacun,ilyavaitunsplendidetaureaunoir.

    M. Kreutz s’occupait de l’un d’eux. C’était un homme très grand, très large, au teint debrique,auxcheveuxblonds,àlabarbelongueetfrisée.

    En entendant marcher les jeunes filles, il leva les yeux. Au même moment, l’énormetaureaubaissalatêteet,d’unmouvementsoudain,souleval’hommeàl’aidedesescornesetlelançaauloin.

  • CHAPITREV

    UNEMANŒUVREHARDIE

    Besspoussauncriaigu...quinefitqu’accroîtrelafureurdutaureau.Avecunmugissementféroce,ilbaissalatêtepourattaquersavictime,étendueprèsdelabarrièrefermantl’enclos.Besscriaunesecondefois.L’animal,surpris,tournalesyeuxverselle.

    «Vite!aidez-moi!»ordonnaAliceàsesamies.Seprécipitantversdesseauxd’eauposéscontre lemurdelagrange,elleenpritunet,detoutessesforces,enlançalecontenuà latêtedutaureau.Aveugléparleliquide,l’animal,quis’apprêtaitàcharger,s’arrêtanet.

    Lerépitfutbref.L’écumeàlabouche,ilseruaversM.Kreutz,toujoursimmobile.Marionlançaundeuxièmeseaud’eauàl’animalfurieuxtandisqu'AlicecriaitàBess:

    «Place-toiprèsdelabarrièreetouvre-ladèsquejeteledirai.»S’emparant d’un troisième seau, elle en lança le contenu sur le taureau, puis passant le

    hautducorpsentredeuxrondins,ellesaisitM.Kreutzparunpandesachemiseetletiraenarrière. Surpris par la vigueur de la contre-attaque, le taureau recula. Alice en profitaaussitôt.

    «Ouvre la barrière ! » commanda-t-elle àBess.D’un bond, Alice etMarion furent dansl’enclosetàellesdeuxellessortirentM.Kreutz.Bessrefermalabarrièreetlaissaretomberleloquet.

    Avecunmugissement terrible, le taureauseprécipitacontre lesplanches, s’efforçantdelesbriseràcoupsdecornes.Heureusement,leboisétaitsolide,etilneréussitqu’àl’érafler.

    AliceplongeaunmouchoirdansunseauetlepassasurlevisagedeM.Kreutzqui,bientôt,rouvritlesyeux.Iln’étaitpasblessé.

    «Wobinich?murmura-t-il.—Nevousinquiétezpas,ditAlice.Noussommesdesamiesetvousêteshorsdedanger.»M.Kreutzrefermalespaupières.Bientôt,illesreleva,seredressaetdévisagealesjeunes

    filles.Entendanttoutàcoupletapagequemenaitletaureau,ilparutsesouvenir.«Commentsuis-jesortidel’enclos?demanda-t-il.—GrâceàAlicequevoici, réponditMarionenpressantaffectueusement l’épaulede son

    amie.Sanselle,vousauriezététué.»Alicerésolutd’attendreque le fermiereûtrecouvréses forcesetsesespritsavantde lui

  • parlerdeManda.Aidéedesesamies,ellel’aidaàregagnerlamaison.«Oh!Quet’est-ilarrivé?»s’écriaMmeKreutzàsavue.Encoremalremisduchoc,sonmarineréponditpas.CefutBessquifournitlesexplications

    nécessaires.«Nevousinquiétezpas,s’empressad’ajouterAlice.Votremarin’ariendegrave.»OninstallaM.Kreutzsurunfauteuilenbois.MmeKreutzemplitunboldebouillonetlelui

    apporta.Aprèsavoirfaitasseoirlesjeunesfilles.« Où suis-je ? » elle prit place sur une banquette. Personne ne dit mot pendant que le

    fermierabsorbaitlentementlebreuvagechaud.«C’estbon»,dit-ilenreposantlebolsurlatable.Pendantcetemps,lestroisamiesavaientexaminélacuisine.Unevastecheminéeavecson

    traditionnel fouràpainouvrantsur lecôtéenoccupait touteuneparoi.Aucentrede l’âtreunecrémaillèresoutenaitunchaudron.

    Toutaufond,àhauteurd’homme,descasserolesencuivredetaillesdiversesjetaientunenote claire. Cette cheminée formait comme une seconde pièce, dans laquelle on pouvaitcirculeret s’asseoirauchaud.Contreunautremur, il yavaitunévierdont l’eaus’écoulaitdansuncaniveau.Lesolétaitrecouvertd’uncarrelagereluisantdepropreté.

    «Jemesensmieux,déclaraenfinM.Kreutz.Voulez-vous,mesdemoiselles,medirequivousêtesetlaraisondevotrevenueici?

    —D’abord,intervintMmeKreutz,invitonsàsoupernosvisiteuses.— Tu as raison, dit le fermier. Mettons-nous à table, il est l’heure. Et pardonnez-moi,

    mesdemoiselles, d’avoirmanqué aux lois de l’hospitalité, toutes ces émotionsm’ont troublél’esprit.»

    Alice,BessetMarionacceptèrentl’invitationetproposèrentleuraideàMmeKreutz.Avecunsourire,celle-cileurdemandas’illeurarrivaitchezellesdecuisiner,d'enfournerlepainetdebalayer.

    «Maisoui!»répondirentlestroisamiesàl’unisson.M.Kreutzpoussaungrognementapprobateur.Bientôt, tous prenaient place autour de la longue table rectangulaire chargée de mets

    appétissants : fromagesbruns, rougesetblancs, geléesde fruits, tranchesdepain fleurantbon,pêchesencompote,cerises.

    Il y avait aussi des petits oignons, du melon, des épis de maïs blancs. Comme plat derésistance,undélicieuxragoûtdemouton,etpourcouronnerlefestin,unetartemagnifique.

    Aprèsavoirrécitéuneprière,M.Kreutzdit:«OùestManda?Pourquoin’a-t-onpasmissoncouvert?»Lesilenceseulluirépondit.Lefermierrépétasaquestion,puisilsemitencolère:«J’exigeuneréponse!OùestManda?»D’unevoixàpeineaudible,safemmerépondit:«Elleestrepartie.»Puiselleserraleslèvresetregardaparlafenêtre,lesyeuxmouillésdelarmes.Voyantquelesjeunesfillessetaisaient,M.Kreutzleurditd’untonrogue:

  • «Mangez,cettehistoirenevousregardepas.»Dansd’autrescirconstances,lestroisamiesse seraient levées et auraient pris congé des maîtres de maison ; elles comprirent qu’enagissantainsi, elles aggraveraient encore la situation.Trèsmal à l’aise, elles se remirentàmanger.

    Leragoûtrefroidissaitdansl’assiettedeMmeKreutz.Enfin,elledit:« Papa, nous avons eu de la chance que ces charmantes jeunes filles soient arrivées à

    tempspourtesauver.—Ya.Donnk»,dit-ilbrièvement.Ace remerciementAlice réponditqu’elleétaitheureused’avoirpu secourir sonhôte.Et

    Bess,pourégayerl’atmosphère,semitàrireendisant:«Jamaismesparentsnecroirontquej’aipresquefrôlécethorribleanimal!Moiquidétale

    àtoutesjambesàlavued’unevache!»LesKreutzsedétendirentetbientôt,ilseurentvidéleursassiettes.Lesjeunesfilles,elles,

    n’avaientplusfaim;ilrestaitpourtantdenombreuxplatssurlatable.«Vousavezdesappétitsdecitadines,ditMmeKreutz.—Al’exceptiondeBess,toutefois,réponditMarionquivenaitdesurprendreungestedesa

    cousineversungâteau.Dansnotrepays,onaimelesfemmesbienenchair»,ditM.Kreutz.CetteremarquevalutàBessunsourirerailleurdeMarion.SourirequeBessfîtsemblant

    denepasvoir.Lerepasterminé,lesjeunesfillesaidèrentleurhôtesseàdesserviretàlaverlesassiettes

    defaïencequ'ellesavaientutilisées.PuisAliceannonçaqu’ilétaittempsdepartiret,àl’oreilledeMmekreutz,ellemurmura;

    «Croyez-vous-quejepuisseparleràvotremarideManda?Jevaisarrangercela»,réponditlafermière.Prise,semble-t-il,d’uneinspirationsoudaine,ellecriaàsonmari,assisàl'autreboutdela

    cuisine:«Necrois-tupasquecesdemoisellesdevraientpasser lanuit ici? Ilsefait tard,etcela

    m'inquiéteraitdelessavoirsurlaroute.—Nousleurdevonsbiencela,approuval'homme.Sanselles,jeseraismort.»MmeKreutzsetournaalorsversAliceetluiditentrehautetbas:«Parlez-luideManda.Toutirabien.»Ellenes’expliquapasdavantage,maisAlicedevinaqu’unAmishnerevient jamaissursa

    promesse. Quoi qu’il dût arriver, les jeunes filles resteraient les invitées des fermiers etseraienttraitéescommetelles.

    S'approchantdeM.Kreutz,Alicepritplaceàcôtédeluietattaqualesujetdélicat:«Nousavonsrencontrévotrefille,cetaprès-midi,monsieur.Ellebrûlaitd’impatiencedese

  • retrouverauprèsdevous.Ellenousaditcombienelleavaitsouffert,loindessiens!»Lefermier,surpris,gardalesilence;uncombatselivraitenlui.Enfinildéclara:« Manda est une fille désobéissante. Elle ne voulait pas se plier à nos lois ; or, nous

    entendons que nos enfants les respectent. Dès leurs premiers pas, nous leur enseignons àaimerDieuetletravail.Aquoiboncourirlemondeàlarecherchedevainesrichesses?Lesolnous fournit notre subsistance ; nous menons une vie rude et heureuse, dans l’amitié etl'amour les uns des autres, de la nature aussi. Et ce qui est plus important que tout, nouspossédonslasécurité.Lasécuritépournouscen’estpasl’argent,c’estlafamille,lareligion,laterre.»

    Aliceréfléchitunmomentavantderépliquer:«Puisquelafamilleestundestroisfacteursdelasécurité,neseriez-vouspasplusheureux

    sivousétieztousréunis?»M.Kreutzfixaunlongmomentleplancherduregard.Toussetaisaient.Relevantlatête,il

    ditenfin:« Vous êtes une jeune fille étonnante. Votre sagesse dépassé le nombre de vos années.

    J’admirevotrebonsens.»Alice attendit, espérant qu’il allait parler de Manda. A sa vive surprise, il dit à brûle-

    pourpoint:«Quevenez-vousfairedansnotrerégion?»Aliceluiparladesmeublesdisparus.«JecroisquelevoleurestdanslesenvironsdeLancaster.»ElleterminaparunedescriptiondusymboletrouvéaumanoirLoriot.«Vousêtesunegentillejeunefille,déclaraM.Kreutz.Jenecomprendscependantpasque

    votrepèrevouspermettedevouslancerdansdepareillesaventures.Lesfemmesdoivents’entenirauxsoinsduménage,àl’éducationdesenfants,leresten’estpasleuraffaire.»

    Bess et Marion estimèrent le moment venu de se joindre à la conversation. Ellesentreprirentl’élogedeleuramie.

    «Grâceàelle,desenfantsont retrouvé leurs familles,desmalheureux leursbiens»,ditBessavecsonimpétuositécoutumière.

    Lepaysanécarquillalesyeux,puisilregardaunpointdansl’espacecommes’ilsedébattaitavecsesproprespensées.Enfin,ilsetournaversAlice.

    «Puisqu’ilenestainsi,ramenez-moimafille»,dit-il.Aliceluipromitdelachercher.Latâcheseraitardue;elleavaitlepressentimentque,cette

    fois,Mandas’étaitenfuiepourdebonetqu’ellechercheraitàbrouillersapiste.

  • CHAPITREVI

    SURPRENANTEDÉCOUVERTE

    «Cecineveutpasdirequej’apprécielesfemmesdétectives»,déclaraM.Kreutz.Maislelégersourirequiflottaitsurseslèvressemblaitdémentircetteaffirmation.« Si vousme ramenezManda, il se peut toutefois que je change d’avis. Etmaintenant,

    racontez-moicommentvoustravaillez.»Quellejoiedeconstateruntelchangementd’attitudechezM.Kreutz!« Si vous vous sentez assez bien pour sortir, je vous donnerai volontiers une leçon »,

    répliquaAliceavecenjouement.M. Kreutz se leva aussitôt en déclarant qu'un peu d’exercice le remettrait tout à fait

    d’aplomb.Alicevoulutallerchercherunelampeélectriquedanssoncabriolet.«Inutile,ditM.Kreutz.Jevaisallumerlalanterne.»Ilpritsousl’évierunelampeàacétylène,l’allumaetsortitaveclesjeunesfilles.«Viensdonc,maman, dit-il, sur le pasde la porte.Cela te distrairade voir un apprenti

    policieràl’œuvre.»Bess etMarion se demandaient avec inquiétude ce qu’Alice allait montrer àM. Kreutz.

    Ellesfurentbientôtrassurées.Leuramieprialefermierdeleurfairefaireletourdesdiversbâtiments de la ferme. Au cours de cette visite, elle chercherait un indice capable de luirévélerl’endroitoùMandaavaitpuserendre.

    LeMayschterlesconduisitd’abordàlalaiterie,d’unepropretéméticuleuse,puisàl’étable.Lesjeunesfilless’étonnèrentdevantlenombredestallesvides.MmeKreutzexpliquaquesonmariavaitdonnélaplupartdesvachesàleursfils.

    «Nousn’avonsplusbesoind’autantdelait,debeurrenidefromage,maintenantquenoussommesseuls»,dit-elleavecuneombredetristesse.

    Alice prit la lanterne et scruta le sol. Manda n’avait rien laissé tomber. Ensuite, ilspassèrent dans la grange à foin.Demêmeque dans la laiterie, Alice se livra à un examenminutieuxdusol.Ellenedécelariend’anormal.

    «Commentparvenez-vousàmaintenirlagrangedanscetétatdepropreté?demandaBessàMmeKreutz.

    —Nous sommes des Amish du Foyer et c’est dans cette grange que nous célébrons les

  • officesreligieux,quandilyatropdemondepourlasallecommune.Certainsprétendentquenosgrangessontplusnettesquenosmaisonselles-mêmes,ajouta-t-elleenriant.

    —Est-cequejepeuxmonterdanslegrenieràfoin?demandaAlice.Unjour,quandj’étaispetite, jeme suis faitmal dans une ferme où j’étais en visite. Je suis alléeme réfugier augrenieretj’aipleurélonguement,touteseule,blottiedanslefoin.Peut-êtreMandaa-t-ellefaitcommemoi?

    —Voilàl’échelle.Montezsilecœurvousendit»,répliquaM.Kreutz.Aliceneselefitpasrépéter.Enunéclair,elledisparutentrelesballesdefoin.Uneminute

    plustard,elleappelait:

    «J’aitrouvéquelquechose!»Elleredescenditrapidementleséchelonsetmontraunefeuilledepapier.Stupéfaites,Bess

    etMariondéchiffrèrentlesmotssuivants:Arbreauxsorcières.«Qu’est-cequecelasignifie?»demandaAliceàseshôtesenvoyantleursminessurprises.LesKreutzhochèrentlatêteensigned’ignorance.«Pensez-vousquecepapieraitétéperduparManda?s’enquitlefermier.—Celasepeut,répondit-elle,maisilsepeutégalementquecesoitlevoleurdesmeubles

    quil’aitégaré;j’ailacurieuseimpressionqu’ilmesuitcommemonombredepuisRiverCity.—Quevoulez-vousdire?»insistaM,Kreutz.Aliceluirappelalesignecabalistiquequ’elleavaittrouvéchezlesLoriot.«C’estàcausedecesignequejesuisici,dit-elle.Savez-vouscequesignifientcesmots:

    Arbreauxsorcières?»LesKreutzluirépondirenttousdeuxqu’ilsn’enavaientpaslamoindreidée,leurfillenon

  • plus.«Amoinsqu’ellenel’aitapprispendantsonséjouràLancaster»,ajoutaMmeKreutzM.Kreutzhaussalesépaules.Toutcelaluisemblaitbienmystérieux.Ils inspectèrent le restedesbâtiments sans trouverd’autre indice.Las, luttant contre le

    sommeil,leschercheursrentrèrentàlamaison.Les trois jeunes filles se retirèrent dans les deux chambres que Mme Kreutz avait

    préparéesàleurintention.C’étaientdespiècessobrementmeubléesd’unlitdepailletressée,de deux chaises en bois, d’une petite commode ; un rideau fermait un réduit servant dependerie.

    A la lumière des bougies, l’ensemble respirait la gaieté. Lesmeubles étaient décorés defleurspeintesàlamain.Surleslits,descouverturesenpatchworkjetaientlesnotesclairesdeleurscarrésrouges,verts,jaunesetnoirs.

    «Commec’estjoli!»s’exclamaBess.Alice dormit seule et ne se réveilla qu’au chant du coq. L’esprit reposé par cette nuit

    paisible,elleréfléchitauxdeuxmystèresqu’elleseproposaitd’élucider.Lepapiertrouvédanslegrenierà foin l’intriguait.Était-ceManda,était-ceHoltqui l’avaitperdu?Etquepouvaitbiensignifierl'Arbreauxsorcières!

    Enentrantdans lacuisine, lapremièrechosequefit la jeunefille futdedemanderàseshôtes s’ils avaient entendu parler d’un certain RogerHolt. Le fermier répondit qu’il l’avaitconnuautrefois.

    «IldemeuraitàLancaster.Unjour,iln’étaitencorequ’ungosse,jel’aisurprisentraindevoler des outils dans mon hangar. Croyez-vous qu’il puisse s’agir de l’homme que voussoupçonnez?»SerappelantqueRogerHoltavaitvécuàLancasteretqu’ilavaitétéensuiteemprisonnéàNewYork,àlasuited’unvol.

    Alicerépondit:« Oui. J’imagine qu’il a dérobé les meubles anciens chez les Loriot, laissé tomber par

    inadvertance lepapiersur lequel lesymboleétaitdessiné,puisqu’ilestrevenucherchercepapierque,malheureusementpourlui,j’avaisdéjàramassé.Sachantquejesuissursapiste,ilchercheàm’effrayer.»

    Survenuesurcesentrefaites,Bessdéclaraque,selonelle,c’étaitHoltquiavait,nonpasperdu,maisposévolontairementdanslefoinlafeuilledepapierportantlesmots:Arbreauxsorcières.

    «Ilveuttejeterunmauvaissort,Alice»,dit-elle,apeurée.M.Kreutzdardasurlajeunetimoréeunregarddésapprobateur.«Cen’estpasbiendecroireauxsortilèges,mademoiselle. Ilestvraiquedans l’arrière-

    pays,certainspauvresd’esprit,non-Amish,s’adonnentencoreàlasorcellerie...—Ilsneviventpastousdansl’arrière-pays,papa,intervintsafemme.Pasplustariqu’hier

    nous en causions avec Mme Dyster. Elle me disait qu’en ville, il y a des personnes, enparticulierdesfemmesetdesjeunesfilles,quipratiquentlamagieensecret.Quelqu’unquiseraitaccuséd’êtresorcierseraitmisenquarantaine, tantestgrande lapeurquecesgensinspirent.

  • —Nevousinquiétezpas,réponditAliceensouriant.Mesamiesetmoinecroyonspasencegenredechoses.»

    Toutendisantcela,elleregardaitBessdroitdanslesyeux.«QueRogerHolts'amuseàmejeterdesmauvaissortsautantqu’il luiplaira,poursuivit-

    elle,celanem’empêcherapasdejetraquers’ilestcoupable.»Après lepetitdéjeuner, les jeunes fillesaidèrent leurhôtesseà ranger lacuisinepuis se

    préparèrentàpartir.« J’aideux tâchesurgentesàaccomplir,ditAliceàMmeKreutz : retrouverMandaet le

    voleurdesmeubles.»Les trois amies montèrent s’habiller et fermer leurs valises. Quand elles revinrent à la

    cuisine,bagagesàlamain,MmeKreutzparutstupéfaite.«Comment ?Vous emportez tout cela avec vous ? protesta-t-elle. Pourquoi ne resteriez-

    vouspasici,letempsquedureravotreenquête?— Nous nous en voudrions de vous importuner plus longtemps, répondit Alice avec un

    sourire.—Envoilàuneidée!réponditMmeKreutz,lesmains,surleshanches.D’ailleurs,sivous

    reveniez dîner chaque soir chez nous, je serais au courant de ce que vous auriez appris àproposdeManda.

    —Danscesconditions,nousacceptonsvolontiersdecoucherici»,ditAlice.Bessgloussaderire.«Sijemangechaquesoirautantqu’hier,dit-elle,mesparentsnemereconnaîtrontpas,à

    monretour.»MmeKreutzluipromitdeneservirqu’unlégerrepas.Surquoi,elleproposaunmenuse

    composantdedouzeplatsdifférents.Riantdeboncœur,lestroisamiesdéclarèrentquemieuxvalaitqu’ellessemissenttoutdesuiteautravailafindesecreuserl'appétit.

    «Oùallons-nous?demandaMarioncommeelles’installaitdanslecabriolet.—ALancaster,réponditAlice.JesuistrèsinquièteausujetdeManda.—Moiaussi»,convintBess.Arrivées à Lancaster, les jeunes filles consultèrent un annuaire et relevèrent le nom de

    toutes les boulangeries de la ville. Leur liste à la main, elles allèrent de l’une à l’autre,s’informantdeMandaKreutz.Enfin,ellesentrèrentdanslapâtisserie-boulangerieStumm.LapropriétaireleurréponditqueMandal’avaitquittéeàl’improviste,deuxjoursauparavant.

    «Nousavonsbesoindelavoirdetouteurgence,ditAlice.Auriez-vousuneidéedel’endroitoùellepeutêtre?

    —Aucune,réponditlafemme.Amoinsqu’ellen’aitétéengagéeparlesgensquiétaientlà.—Desgensquevousconnaissez?s’empressadedemanderAlice.—Non,cenesontpasdesAmishd’ici,réponditMmeStumm.C’étaitlapremièrefoisque

    je les voyais. Je suppose qu’ils viennent de s’installer dans les environs, parce qu’ilsm’ont

  • demandésijeconnaîtraisunejeuneAmishquiconsentiraitàservirchezeux.»Alice demanda à l’aimable commerçante si elle avait entenduManda faire allusion à un

    arbre aux sorcières. Surprise, la boulangère secoua négativement la tète. Après l'avoirremerciéedesonobligeance,Aliceachetaunsacdefascinants,ou«beignetsdecarnaval»,etrejoignitsesamies.

    «As-tuobtenuunrenseignementausujetdeManda?s’enquitaussitôtMarion.— Oui, elle travaillait dans cette boulangerie et il se peut qu’elle soit chez des Amish

    nouveauxvenusdanslevoisinage,débitaAlicetoutd’unetraite.

    —C’estdéjàunpointd’acquis!»ditMarion.Aliceretournaaubureaudeposteetrelevalesnomsetadressesdesagentsimmobiliersde

    Lancaster.Cecifait,lesjeunesfillesserépartirentlatâcheetsedonnèrentrendez-vous,uneheureplustard,surlaplacedel’hôteldeville,oùAlicegarasoncabriolet.Hélas,lachanceneleursouritpas,cettefois-ci,etellesregagnèrent,bredouilles,lavoiture.

    «Toutn’estpasperdu,ditAlice.Unagentimmobilierm’aexpliquéquelesvieillesfermesétaient souvent vendues par adjudication ou par accord direct entre vendeur et acheteur.Nousreprendronslesrecherchesunautrejour.Aprésent,allonschezM.Zimmel.»

    Marionprit le volant, etAlice lui indiqua le chemin.Ellesarrivèrent sans incidentàunefermerappelantbeaucoupcelledesKreutz,enpluspetit,toutefois.

    «Faisonssemblantdevouloiracheterdesobjetsanciens,ditAlice.—D’accord,réponditMarion.SinousapercevonslesmeublesvolésàRiverCity,lemystère

    seraviteélucidé.— En tout cas,même si nous ne trouvons rien, fit Alice, ce sera toujours une étape de

    franchie.»Certes,àenjugerd'aprèssonapparence,M.Zimmelétaitgrandamateurdebonnechère, comme l’avait dit sa cousine. Mais le jovial antiquaire n’inspirait pas la défiance.Néanmoins,Alicesetintsursesgardes.

    «Jevoisquevousvenezdeloin,dit-ilaprèsavoir jetéuncoupd’œilsurlenumérodelavoiture.Entrez,voulez-vous.Vousvousintéressezauxantiquités?

    —Oui,réponditAlice.Nousaimerionsvoircequevousavez.»M. Zimmel lesmena dans un vaste hangar, où elles contemplèrent avec effarement une

    collectiondemeublesetd’objetsdesplushétéroclites.Avoixbasse,Alicepriasesamiesderetenirl’attentiondel’antiquairetandisqu’elle-même

    furèterait à loisir.Dans son sac, ellegardaitprécieusement la listedescriptivedesmeublesvoléschezlesLoriot.MmeGallowlaluiavaitfaitporter,lesoirmêmeduvol;elleavaitmêmeprissoind’yadjoindreuncroquisdestablesayantappartenuesàGeorgeWashington.

    Lepland’Alicefonctionnaàmerveille.Ellenetardapasàsetrouveràbonnedistancedestroisautres.Sortantdesonsaclaliste,elleentrepritunerecherchesystématique.LaplupartdesmeublesdeM.Zimmelétaientenboisd’érableoudefrêne,alorsquelesmeublesvolésétaientenmerisierouenacajou.

    Toutàcoup,dansunrecoinsombre,Aliceaperçutunepetitetableenmerisier.Soncœur

  • semit à battre plus vite. Elle compara la table avec le croquis qu’elle tenait à lamain. Lasimilitudeétaitfrappante.

  • CHAPITREVII

    UNACCIDENT

    Toutàcoup,M.Zimmels’aperçutqu’Alicen’étaitplusauprèsd’eux.«Oùestvotreamie?»demanda-t-il.Trèsembarrassée,sesentantrougir,Bessbégaya:«Je...jenesaispas.Sansdoute...s’est-elleéloignéepourexaminervosmeubles?»L’antiquairedévisagealesjeunesfillesd’unairsoupçonneux.«Neserait-ellepasplutôtentraind’étudierleslieux?—D’étudierleslieux?Pourquoi?protestaMarion.Vousnepenseztoutdemêmepasque

    monamieestunevoleuse?—Nevousfâchezpas!Denosjours,onvoitdesidrôlesdegens!Pasplustardqu’hier,on

    m’adérobédesobjetsdevaleur. Jevousensupplie,n’allezpas imaginerque j’accusevotreamie de vouloir emporter quoi que ce soit, mais on n’est jamais trop prudent. Vous mecomprenez?»

    Estimantqu’ellesavaientprolongélaconversationaussilongtempsquefairesepouvait,lesdeuxcousinespartirentàlarecherched’AliceencompagniedeM.Zimmel.

    «Avez-vous trouvé quelque chose qui vous plaise ? » demanda l’antiquaire en la voyantrevenirverseux.

    Ellemenal’antiquaireàl’endroitoùelleavaitrepérélafameusetable.«Celle-là?fitM.Zimmel.Vouspouvezl’acheter,silecœurvousendit,ellenecoûtepas

    cher.C’estunecopiequej’ai faited’unmeubleayantappartenuàGeorgeWashington-uneexcellentecopied'ailleurs.Jesuisébénisteaussibienqu’antiquaire.

    CettedéclarationremplitdestupeurAliceetsesamies.«Oùestlapièceoriginale?demandaMarion.— Il en existe deux, répondit l’antiquaire. L’une se trouve à River City. Quant à l’autre,

    j’ignorecequ’elleestdevenue.J’aifouilléenvainlesbric-à-brac,lesmagasinsd’antiquitésdetoutessortesdansl’espoirdelaretrouver.J’aimeraisbeaucoupmettrelamaindessus.»

    Lesjeunesfillesseregardèrent.M.Zimmelneparaissaitpassedouterquesatante,MmeLoriot,avaitpossédélesdeuxtables.

  • Lesyeuxbrillants,l’hommepoursuivit:«Lestablesoriginalescomportentdestiroirssecrets.Onracontequel’und’euxrenfermait

    untrésor.»Cettenouvellesurpritlestroisjeunesfilles.MmeGallowsavait-ellecela?Était-ceunedes

    raisonsquilaportaientàsoupçonnersoncousin?«Vraiment?fitBess.Jevousenprie,monsieurZimmel,racontez-nouscequevoussavezà

    cesujet.—Riendeplus,hélas !Magrand-tante,MmeSabineLoriot,qui vientdemourir,nousa

    léguéàunedemescousines,MmeGallow,etàmoi, toussesbiens.Dèsque lesexécuteurstestamentaires auront dressé l’inventaire du mobilier, nous procéderons au partage àl’amiable. Toutefois, je crains que cela ne se passe pas sans heurt, car tous les deux nousjetteronsnotredévolusurlatableditedeGeorgeWashington.

    —Votretanteenavait-ellehérité?InterrogeaBess.— Non. C'est moi qui en avais fait l’acquisition sur sa demande, lors d’une vente aux

    enchères.Avantdelaluiexpédier, je l’airemiseenétat, ici.Unjourquej’étaisoccupéàcetravail, un ami, habitant Lancaster, est venu me voir. Il a identifié la table d’après unereproductionpubliéeparunerevued’artetm’ademandésiellecomportaituntiroirsecret.J’ignoraisqu’ilyeneûtun.Nousl’avonscherchéettrouvé...,nonsanspeined’ailleurs,carilétaittrèsastucieusementcombiné.»

    M.Zimmelracontaensuite,avechumour,sadéceptionetcelledesonamienconstatantquelacachetteétaitvide.

    «Letrésor,sitrésorilya,setrouveraitdoncdanslarépliquedecettetable»,achevaM.Zimmel.

    Alicedécidadejouerfrancjeuavecl’antiquaire.Amoinsqu’ilnefûtunacteurconsommé,M.Zimmelignoraittoutduvol.

    SansdirequeMmeGallowlesoupçonnait,elleluirésumalesfaits.«Ilyaquelquesjours,votrecousinem’apriéedel’accompagnerdansl’anciennedemeure

    devotregrand-tante,poursuivitAlice.Cefut,hélas!pourconstaterquedesvoleursnousyavaientprécédés.

    —Quedites-vous!s’exclamaM.Zimmeldevenantrouged’émotion.Onavolélesmeubles?

    —Oui.»La réaction de l’antiquaire confirmait l’hypothèse d’Alice : il n’avait pris aucune part à

    l’enlèvementdesmeublesprécieux.Jamais,iln’auraitpujoueraussibienlastupeur.«EtlacollectiondevotretantecomportaitlesdeuxtablesdeGeorgeWashington,dit-elle.

    —Uneseuleétaitauthentique,répétaM.Zimmel.L’autren’étaitqu’unesecondecopiequej’avaisexécutéeà larequêtede tanteSabine.»Complètementrassurée,Alicedécidade luiparler du signe cabalistique trouvé dans le manoir. Quand elle eut achevé son récit, elledemandaàM.Zimmell’explicationdusymbole.

  • « Je ne crois pas la connaître et pourtant ce signem’est familier. C’est, en tout cas, unmotifdedécorationquej’aidéjàvu.»

    Aliceluidemandaensuites’ilavaitentenduparlerd’uncertainRogerHolt.« Laissez-moi réfléchir un moment, dit M. Zimmel... J’ai eu un camarade d’école qui

    s’appelaitHolt;jenesauraisdiretoutefoiss’ilseprénommaitRoger.»L’antiquaire voulut savoir si Mme Gallow avait déposé plainte. Alice lui répondit que la

    policeétaitsurl’affaire.Puiselleajouta:«Jemedemandesilevoleurestaucourantdel’histoirequicirculeàproposdusecret.Ce

    pourraitêtrelaraisonquil’auraitincitéàs’emparerdesdeuxtables,ignorantsansdoutequel’uned’ellesn’étaitqu’unecopie.»

    Acemoment,Bessétouffaunbâillementetsoupira:«Toutescesbellesdéductionsm’épuisent lacervelle. Ilest l’heurededéjeuner,Alice,et

    j’aiunappétitàdévorerunloup.»Alicesemitàrire,maisMarionjetasursacousineunregardréprobateur.«MademoiselleTaylor,vousdevriezavoirhonte!déclara-t-elle.Voussemblezoublierque

    vousavezabondammentapaisévotrefaimaupetitdéjeuner,etquevousavezensuitevidélesac de beignets qu’Alice avait acheté à la boulangerie. Vous feriez mieux de ne plus rienmangerd’icidemainsouspeinedenepluspouvoirentrerdansvosrobes.

    —C’estl’airdelacampagnequimecreuse»,déclaraBesspoursadéfense.Surcesentrefaites,unecharmante femmeapparutdans lehangar.C’étaitMmeZimmel.

    Habillée d’une jupe ample et d’une blouse à col en broderie anglaise, un tablier bleu clairnouéautourdelataille,elleétaitrondecommeuneboule.Maiselleavaitunvisagecharmant,creusédefossettes,etunsourireradieux.

    «Ces jeunesfillesviennentdeRiverCity, luiditM.Zimmel.AliceRoy,quevoici,estuneamiedemacousine,RuthGallow.Ellenousapporteunefâcheusenouvelle:onavolélesplusbeauxmeublesdetanteSabine,entreautreslatabledeGeorgeWashington.

    —Quellehorreur!»s’exclamaMmeZimmel.Alicerésumarapidementlesfaitsàsonintention.«C’estunegrandepertepourtoi!ditMmeZimmelàsonmariaprèsavoirécoutéAliceen

    silence.—Onneperdquecequel'onpossède;or,cemobiliernem’appartenaitpasencore»,fit

    M.Zimmelens’efforçantdecachersadéception.Aprèsavoirbavardéquelquesminutes,MmeZimmeldit:«Jevenaist’avertirqueledéjeunerétaitservi.»Et,setournantverslesvisiteuses,elleajouta:«Faites-nousleplaisirdepartagernotrerepas.—Oh!volontiers!»s’écriaBesssanslaisseràsesamieslapossibilitéderefuser.

  • Très contente de cette réponse,Mme Zimmel emmena les jeunes filles dans samaison.L’intérieur en était infiniment plus gai que chez les Kreutz. Des tapis, des rideaux, desbroderies,desbouquetsdefleursformaientunensembletrèsdécoratif.

    Rapidement, Mme Zimmel disposa trois couverts de plus et, bientôt, les cinq convivessavouraientunrepaspresqueaussisomptueuxqueceluidesKreutz.Ledessert,enparticulier,fitl’admirationdeBess,quiendemandalarecette.

    « Il est à base demélasse, de farine, d’œufs et d’épices », réponditMme Zimmel, sanstoutefoisdonnerlesproportions.

    Lestroisamiescomprirentqu’ellenevoulaitpasdévoilersonsecret.LesZimmelvoulurentsavoirensuiteoùellesdemeuraient.Enapprenantquec’étaitchez

    lesKreutz,M.Zimmelfronçalessourcils.«M.Kreutzestunhommetrèsbon,trèsjuste,maisd’unesévéritéexcessive.Iln’ajamais

    autorisésafille,Manda,àsedivertirencompagniedejeunesgensdesonâge.Illuiinterdisaitdedanseretavaitdécidédeluichoisirunmari.Alors,elles’estenfuie.Lesaviez-vous?»

    Les jeunes filles répondirent par l’affirmative et ajoutèrent que M. et Mme Kreutzdésiraientrevoirleurfille.IlsavaientpriéAlicedelaretrouveretdelaleurramener.

    « Nous croyons savoir qu’elle travaille chez des Amish nouvellement installés dans lesenvirons,ditAlice.Auriez-vousquelqueidéeàcesujet?

    — Aucune, réponditM. Zimmel. Si j’apprends quoi que ce soit, je vous le ferai aussitôtsavoir.»

    Uneheureplustard,lesamiesquittaientlesZimmeletprenaientladirectiondelafermeKreutz.Ellesenétaientencoreàtroisouquatrekilomètres,lorsqueBessdonnadessignesdenervosité.

    «Qu’ya-t-il?luidemandasacousine.—Enmeretournant,j’aivuunevoiture.Ondiraitqu’ellenoussuit.—C’estcelaquitefaitpeur?Tuexagères!»grondaMarion.Commeelleachevait cesmots,uncoupdeklaxon insistant retentitderrière lecabriolet.

    Aliceserangeaàdroite.Atoutevitesse,unevoitureladépassa.Lestroisamiesentrevirentàpeineleconducteur:unhommebarbu,coifféd'unchapeaunoirenfoncéjusqu’auxoreilles.

    «Ilconduitcommeunfou!s’écriaBess,indignée.—Bah ! il est sans doute en retard pour un rendez-vous, ditMarion.En tout cas, tu es

    rassuréemaintenant,ilnenoussuivaitpas!»Lavoituredisparutdansunnuagedepoussière.Quelqueskilomètresplusloin,Alice,qui

    observaitlalimitedevitesseautorisée,abordaunvirageenépingleàcheveux.Toutàcoup,ellepoussauncrid’effroi.Desbillotsdeboisavaientrouléentraversde la

    route.Impossibledelescontourner.Alicefreinadetoutessesforcespouréviterlechoc.Lestrois jeunes filles furent projetées en avant assise au milieu, Bess heurta du front lerétroviseuretperditconnaissance.

  • CHAPITREVIII

    SORCIÈRES

    En hâte, Alice ouvrit la portière et, aidée de Marion, étendit la malheureuse sur labanquette.

    Commeellesluitâtaientlepoignetàlarecherchedupouls,Bessouvritlespaupièresetlesregarda.Ellevoulutselever;sesamiess’yopposèrent.

    «Tesens-tubien?demandaMarion.—Oui»,réponditBess.Mais,portantlamainàsonfront,elleneputretenirungémissementdedouleur.«J’aidûmecognerfort,dit-elle.—Nousaurionspuêtretuées.Faut-ilêtremaladroitpourlaisserainsiroulerdesbillotssur

    lachaussée!»Alicemontrasurleborddelaroutedestroncsd’arbressoigneusementempilés.«Ilnes’agitpasdemaladresse,maisd’intentioncriminelle.Regarde:cesbillotsontété

    délibérémentpoussésentraversdelachaussée.—C’estlemauvaissortquiagit»,murmuraBess.Sacousineluidécochaunregardnoir,puisaidaAliceàdégagerlaroute.Toutàcoup,elle

    aperçut,fichéentredeuxlongsrondins,unmorceaudepapier.«Oh!qu’est-cequec’est?»dit-elle.Etàhautevoix,ellelut:«AliceRoy,nousnevoulonspasdesorcièrecheznous.—Voilàquiexpliquetout,ditAlice.LavoiturequinousadépasséesétaitpilotéeparRoger

    Holt.Ilnousespionnedepuis,notredépartdeRiverCity.Connaissantl’existencedecettepiledebois, ilapréparé lemessage,nousadevancéesetadisposé lesbûchesen traversde laroute.

    —Vite!poursuivons-le!»s’écriaaussitôtMarion.Unesecondeplustard, lecabrioletdémarraitentrombe.Bessfitcependantremarquerà

    ses amies que l’homme ayant une bonne avance sur elles, il était vain de chercher à lerattraper.

  • « Nous pouvons en tout cas suivre les traces de ses pneus », riposta Alice qui, parprudence,ralentitl’allure.

    Larouteétantpeufréquentéeettrèspoussiéreuse,lesempreintesétaientnettes.«Ceque jevaisdirevousapparaîtrasansdoute insensé,ditAliceauboutd’unmoment.

    Pourtant, j’ai l’intuition que le couple chez quiManda travaille pourrait bien être celui desHolt.Riennes’opposeeneffetàcequeRogerHoltsoitmarié.

    —Tucroisqu’ilsefaitpasserpourunAmish?ditMarion.—Pourquoipas?Ilalongtempsvécuici,ilconnaîtlesmœursdeshabitants;ceneserait

    qu’unjeupourluidelesimiter.Ilsepeutd’ailleursqu’ilaitdesancêtresamish.—C’estunhommequinereculedevantrien,àenjugerparcequ’ilvientdenouspréparer

    »,renchéritBess.Parvenue à la grande route, Alice renonça à rattraper le fuyard, d’autant plus que Bess

    souffraitd’unviolentmaldetête.« Pourquoi ne nous l’as-tu pas dit plus tôt ? Lui reprocha Alice, inquiète. Nous serions

    rentréestoutdesuite.»Aleurarrivée,MmeKreutzseportaau-devantd’elles.«Avez-vousretrouvémafille?»leurcria-t-elledeloin.Alicedescenditdevoitureetfitpartàsonhôtessedecequ’elleavaitappris.«Dèsdemain,jememettraiàlarechercheducouplequil'apeut-êtreengagée»,promit-

    elle.MmeKreutzregardaBess,queMarionaidaitàsortirducabriolet.«Seigneur!Qu’avez-vous?dit-elle,apitoyée.Votrepauvretête!—Monamieaétéobligéedefreinerbrusquementetjemesuisfaitunebosseaufront»,

    réponditBess.Aucoursdecesdernièresannées,lesdeuxcousinesavaientapprisàtenirleurlangueetà

    laisser à leur amie le soin de fournir les explications qu’elle jugerait nécessaires. Ellespréféraientsetaireplutôtquededivulguerdesfaitsquientraveraientl’actiond’Alice.

    Alice parla des billots de bois placés sur leur chemin mais ne fit aucune allusion aumessagefichéentredeuxtroncs,niàsessoupçonsconcernantlesHolt:

    Ellesentrèrent toutes lesquatredans lamaison.«Auriez-vousunquelconque linimentàmettresurlefrontdeBess?Ellesouffrebeaucoup,ditMarion.

    —Oui,j’enaiunquejepréparemoi-mêmeavecdesplantes,réponditMmeKreutz.Jepeuxaussifairequelquespassesàvotreamie.Montez,jevousrejoinstoutdesuite.»

    Peuaprès,MmeKreutzentraitdanslachambre.EllefitétendreBesssursonlitetluiposasur le frontunépaismouchoir imbibéde liniment.Puiselleprit sonGebrauchBuch.Aprèsl’avoir feuilleté, elle trouva l’incantation qu’elle cherchait et la lut à voix basse. Les troisjeunesfillesnecomprenaientquequelquesmots.Sanscesserdelire,MmeKreutzpromenaitdoucementlamainsurlatêteetlesbrasdesapatiente.

  • Enfin, la fermière ferma les yeuxet semit àmarmotteràvoirbasse.AliceetMarion sedemandèrent sielle répétait lesparolesqu’ellevenaitde lireousiellepriait.Bientôt,Besspoussaunsoupir,battitdespaupièresets’endormit.

    MmeKreutzsemblaitn'avoiraucuneconsciencedecequisepassaitautourd’elle.Enfin,ellesetut,se leva,et fitsigneàAliceetàMariondelasuivrehorsdelapièce.Sansbruit,ellesrefermèrentlaporteetdescendirentaurez-de-chaussée.

    Alors,l’attitudedelafermièrechangeadutoutautout.Avecunaimablesourire,elleinvitalesjeunesfillesàl’aideràpréparerledîner.

    AliceetMarions’amusèrentbeaucoupàvoirleurhôtessefaçonnerdespâtésencroûteenformedecroissant.

    «C’estleplatpréférédemonmari,ditMmeKreutz.Celalemettradebonnehumeur.Unconseil:neluiparlezpasdeManda!S’ildésireaborderlesujet,illefera.»

    AliceetMarionacquiescèrent.Uneheureplustard,Bessdescendit,roseetfraîche.«Vousm’avezmerveilleusementsoignée,madame,merci!Quelledélicieuseodeur,miam-

    miam!—Bessvatoutàfaitbien,déclaraaussitôtMarionenriant,elle«meurtdefaim»!»Avoixbasse,elleavertitBessdenefaireaucuneallusionàManda.Au cours du repas, M. Kreutz ne parla pas de sa fille ; il se borna à discuter des

    perspectivesdelarécolte.Mais,lorsquelavaissellefutterminée,ilfitsigneàAlicedevenirauprèsdeluietilluidemandasielleavaitapprisquelquechosedenouveau.Aliceluiracontaendétailcequ’ellesavaitetluifitpartdeshypothèsesqu’elleavaitéchafaudées.

    « Je crois, monsieur, dit-elle en conclusion, qu’il serait plus sage d’alerter la police. Lecommissaire est au courant des mouvements de population, et pourra facilement retrouverMandachezcecouple,nouvellementinstallédanslesparages.

    —Iln’estpasquestiondemêlerlapoliceàmavieprivée!tonnalefermierenfrappantdesonpoingl'accoudoirdufauteuil.JesuisunAmishet,entantquetel,seulresponsabledemafamille. Je vous ai priée de chercher mon enfant ; je n’autoriserai personne d’autre àintervenirdansmesaffaires.»

    Selevantdesonfauteuil,ilallaprendresurlerebordd’unefenêtrelaBible.«Jevaisenlirequelquespassages,puisensemblenousprieronspourManda.»Lesjeunesfillesécoutèrent,têtebaissée,lesversetsenbas-allemand.Unsilencereligieux

    suivit, auquel M. Kreutz mit fin en demandant à Alice ce qu'elle avait fait d’autre dans lajournée.

    M.etMmeKreutzsuivirentsansgrandintérêtsonrécitjusqu’aumomentoùelleparladumessagemenaçantdéposédanslafented’untroncd’arbre.

    «Dubinenhexmaydel!»s’exclamalefermier,outré.Dans son courroux, il s’était exprimé en bas-allemand. Alice comprit sans peine ces

    quelquesmotsetserécriaaussitôt:«Non,jenesuispasunesorcière!»Comment,sedemandait-elle,cethomme,quilaveillenesemblaitpasajouterfoiàd’aussi

    lamentables superstitions, pouvait-il en tenir compte, le lendemain ? Pourtant, aucun douten’étaitpossible: ilavaitchangéd’attitudeà l’égardd’Alice.Elle l’avaitperçu,toutdesuite.L’atmosphèreserefroiditencore,unmalaisepesadanslapièce,etlesdeuxhôtesdéclarèrentqu’il était grand temps d’aller se coucher. Après un bonsoir très bref, ils montrèrent auxjeunes filles le chemin de leurs chambres, comme s’ils voulaient leur donner congé.Stupéfaites par cemanquement aux règles de l’hospitalité, les trois amies endiscutèrent àvoixbasse,toutensedéshabillantpourlanuit.

    «Impossiblederesterpluslongtempsici,ditBess.Demain,nousdironsadieuànoshôtes.__Oui.Nousnesommescertesplusenfaveur._Untelrevirementestinimaginable!grondaMarion.Unesorcière,toi,Alice!»Déconcertée, leur amie se taisait. « Pourquoi les Kreutz ont-ils été aussi subitement

    convaincus que j’étais une sorcière ? Il doit y avoir autre chose qu’ils ne m’ont pas dit »,songeait-elle.

  • CHAPITREIX

    LECHEVALVOLÉ

    Le comportement bizarre de leurs hôtes troubla à ce point les jeunes filles qu’ellesdormirentmal.Commentunhommequi,peudetempsauparavant,affirmaitnepascroireàtoutescesinepties,avait-ilpuselaisserimpressionnerparunsimpleboutdepapier?

    «Silesgenssemettentàavoirpeurdemoi,monenquêtenevapasenêtresimplifiée!»sedisaitAlice.

    Unegrandepartiedelanuit,elleluttacontreledécouragement.QuantàBess,ellen’avaitplusqu’uneenvie:repartirauplusvited’unendroitoùl'onseméfiaitd’elleetdesesamies.Deplus,ellecraignaitquelasituationnedevîntdangereuse:leuradversairesemblaitprêtàtout. Après de longues réflexions, elle décida que, le matin venu, elle s’emploierait àpersuaderAlicederegagnerauplusviteRiverCity.

    L’état d’esprit deMarion différait de celui de ses amies : elle était en colère contre lesKreutzqui,aprèsqu’elleseurenttentédeleurramenerManda,osaientlestraiterainsi.

    Debonneheurelelendemain,BessetMarionbouclèrentleursvalisesetdescendirentàlacuisine.Lesdeuxfermiersétaientassisdevantdesbolsfumants.Sansunmotniungestepourinviterlesjeunesfillesàpartagerleurrepas,ilslessaluèrentd’unebrèveinclinaisondetête.

    «Nouspartons,ditAlice.Jesuisnavréedevousvoirajouterfoiàdesrumeursstupidesqueje soupçonneRogerHolt de faire circuler surmon compte.Un jour, il sera arrêté, et vouscomprendrezvotreerreur.»

    Si Alice avait caressé l’espoir de ramener ses hôtes à de meilleurs sentiments, elle futdéçue. Ils ne se levèrent même pas pour accompagner leurs ex-invitées à la porte. Sansparaîtreyprendregarde,celles-cilesremercièrentdeleurhospitalitéavecunbrind’ironieetsortirent.Ce futensilencequ’ellesmontèrentdans lecabrioletetroulèrentquelquetemps.Enfin,Mariondonnalibrecoursàsafureur.

  • «C’estlapremièrefoisdemaviequejemefaistraiterdelasorte.—Neleurenveuillonspastrop,ditAlice,conciliante.Ilyapeut-êtreàleurattitudeune

    explicationquenousignorons...etquej’entendsdécouvrir.—As-tul’intentiondepoursuivrelesrecherchesausujetdeManda?s'enquitBess.—Oui.Sielletravaillechezunvoleur,ilesturgentdel’enavertir.—LesKreutzs’imaginentpeut-êtrequenoussavonsoùellesecache,etilsnousenveulent

    denoustaire,hasardaMarion.—C'estunehypothèsequivautcequ’ellevaut, réponditAlice. Il estégalementpossible

    qu’onleuraitlaisséentendrequ’unesorcièreétaitresponsabledeladisparitiondeleurfille.Delààpenserquelasorcière,c’estmoi,iln’yaqu’unpas.»

    Aliceannonçaensuiteàsesamiesqu’ellelesemmenaitàNewHolland.«J’aimeraisenquêterdanscetteville.»ÀNewHolland,elles s’arrêtèrentdansun restaurantoùon leur servitunpetitdéjeuner

    dontlebesoincommençaitàsefairesentir.« La sagesse nous commande désormais de ne faire aucune allusion à ces histoires de

    sorcière,ditAlice,souspeinededevoircoucheràlabelleétoile.»BessetMarionsourirentensigned’assentiment,etAlicedemandaàlaserveusel'adresse

    d’unepensiondefamillesimpleetconfortable,oumieuxencored’unefermequirecevraitdeshôtesdepassage.

    «AllezdoncchezlesGlick,réponditlaserveuse.PapaGlickaeuunmauvaisaccident,ilyaquelquesmois,et ilaétéobligéderenoncerà laculture ; ils’est faitsavetier.MarnaGlicklouedeschambres.CesontdesAmishd’Église,leurfermeesttrèsjolie;elleestsituéeàdeuxkilomètresd’ici.»

  • Lerepasterminé, les jeunesfillesserendirentàlafermeindiquée.Entouréed’herbages,elleétaitplaisanteàvoiravecsontoitdetuilesetsesmursblancscoupésdefenêtresgarniesdefleurs.

    Unefemmesouriantevintleurouvrir.Vêtued'unelonguerobeverte,elleportaitlebonnetainsi que le tablier traditionnels desAmish.Alice lui exposa le but de sa visite.MmeGlickinvitaaussitôtlestroisamiesàentrer.

    «J’aiquatrechambreslibres,vousn’aurezquel’embarrasduchoix»,dit-elle.L’intérieurdelamaisonétaitgaietd’unepropretéméticuleuse.Enchantées,Alice,Besset

    Marions’installèrentdansdejolieschambres,fleurantlethym.«Vousvisiteznotrerégion?demandaMmeGlick.—Oui»,réponditAlice.Sentantqu’ellepouvaitseconfieràcettecharmantefemme,elleajouta:«Noussommesvenuesaussipouruneautreraison.»Elleracontabrièvementlescirconstancesduvolcommisaumanoir.Acemoment,despassefirententendredansl’escalier,etdeuxenfantsauvisageéveillé

    apparurent.MmeGlickprésentasafilleBecky,dixans,etsonfilsHenner,huitans.«Commeilssontbeaux!»s’extasiaBess.Tousdeuxavaientdegrandsyeuxbrunsetdepetitscorpsdrus.Ilsétaientcoiffésàlamode

    amish.Beckyportaitunbonnetcommesamère,unechemisetteblanche,une longuerobenoire

    sansmanchesetuntabliernoir,maispasdefoulard.

    Hennertenaitàlamainunpetitchapeaunoiretsonpantalon,noiraussi,sablousebleue,ses bretelles tissées