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Amazonie, terre inachevée

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YVES MANCIET Yves Manciet est né le 8 mars 1925

à Bordeaux, d'un père français et d'une mère grecque. Son père, peintre et Gascon, est peut-être responsable de son caractère fan- tasque et d'une certaine sensibilité à la beauté.

De quatorze à dix-sept ans, il suit les cours de l'École de Navigation de Nice et en sort élève-officier radio de la Marine Marchande. Les bateaux étant aux mains des troupes allemandes, il se décide pour les montagnes et passe au maquis, puis s'engage à la Libération pour la durée de la guerre. Libéré au début de 1946, il commence une carrière de reporter-photographe, et tra- vaille pour Life et la plupart des grands magazines mondiaux.

Voyageur impénitent, il se pro- mène à travers le monde, un appareil de photo autour du cou, à la pour- suite de l'actualité.

Fin 53, il décide brusquement d'accomplir un vieux rêve, et part pour le Brésil afin de connaître l'Amazonie.

Il vient de partir à la poursuite d'un autre rêve : il est le chef d'une expédition qui a pris la mer sur une goélette de 21 mètres pour faire le tour du monde à la voile...

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YVES MANCIET

A M A Z O N I E

T E R R E I N A C H E V É E

"L'Aventure vécue" FLAMMARION

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DANS LA MÊME COLLECTION SUR TERRE

M.-A. AZÉMA La conquête du Fitz-Roy.

BAUDOT ET SEGUÉLA La terre en rond.

GUY DES CARS L'officier sans nom.

NORBERT CASTERET Ma vie souterraine.

RENÉ CHAMBE Le bataillon du Belvédère.

ERIC COLLIER La rivière des castors.

LOIS CRISLER Chasseurs d'images en Alaska.

ADRIEN DANSETTE Leclerc.

ANDRÉ DEMAISON Le grand livre des bêtes dites sauvages.

JACQUES DIETERLEN Le chemineau de la montagne.

CLAUDE DULONG Asie jaune, Asie rouge.

ESCARRA, DE SEGOGNE, etc. Karakoram. JEAN D'ESME

Bournazel, l'homme rouge.

FERLET ET POULET Victoire sur l'Aconcagua. J.-M. FIE VET L'enfant blanc de l'Afrique noire. ROGER FRISON-ROCHE L'appel du Hoggar.

YVES GRIOSEL Pyrénées souterraines.

DAVID HOWARTH Patrouille arctique. J.-J. LANGUÉPIN Himalaya, passion cruelle. YVES MANCIET Amazonie, terre inachevée. GAVIN MAXWELL Le peuple des roseaux. J. PEYRÉ La légende du goumier Saïd. M.-L. PLOVIER-CHAPELLE Une femme et la montagne. BERNARD SIMIOT De Lattre.

JACQUES WEYGAND Légionnaire. Goumier de l'Atlas.

SYDNEY WIGNALL Prisonniers au Tibet rouge.

SUR MER

GEORGES AUBIN L'empreinte de la voile. Nous, les Cap-Horniers.

MARCEL BARDIAUX Aux 4 vents de l'aventure.

MICHEL BRUN Le destin tragique du Tahiti-Nui.

C BERNARD FRANK Corsaires du XX siècle.

J.-Y. LE TOUMELIN Kurun autour du monde, 1949-1952. Kurun aux Antilles.

BERNARD MOITESSIER Un vagabond des mers du Sud.

J.-E. MACDONNEL Les éperviers de la mer.

ÉDOUARD PEISSON Les rescapés du Nevada.

VICE-AMIRAL RONARCH L'évasion du « Jean-Bart ».

FRANK THIESS Tsoushima.

ANNIE VAN DE WIELE Pénélope était du voyage.

WOODWARD Les embusqués du large.

DANS LES AIRS

Les carnets de René Mouchotte. PAUL BRICKHILL

Les briseurs de barrages. Bader, vainqueur du ciel.

RENÉ CHAMBE Au temps des carabines.

PIERRE CLOSTERMANN Le grand cirque. Feux du ciel. Appui-feu sur l'Oued Hallali.

LARHY FORRESTER Tuck, l'immortel.

ROGER MAY 40.000 kilomètres à l'heure.

RENÉ PUGET 10.000 heures de vol.

ERNST UDET Ma vie et mes vols.

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AMAZONIE TERRE INACHEVÉE

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YVES MANCIET

AMAZONIE TERRE INACHEVÉE

« L'Aventure vécue »

FLAMMARION, ÉDITEUR 26, rue Racine, Paris

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Droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous les pays.

© FLAMMARION 1961. Printed in France.

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AMAZONIE, TERRE INACHEVÉE

CHAPITRE PREMIER

A L'ASSAUT D'UN RÊVE

Depuis l'enfance, je suis fasciné par l'Amazonie. Cette con- trée mystérieuse excitait ma jeune imagination. Enfant calme, je passais mes heures de loisirs à lire ; chaque fois que j'en avais l'occasion, je me plongeais avec délices dans le monde sauvage de la forêt vierge, domaine des serpents géants et des jaguars silencieux et mortels. Les héros de mes livres étaient tous intrépides, jeunes, forts, astucieux, et connaissaient les voies redoutables de la jungle. Ils combattaient sans arrêt des Indiens féroces et des fauves dangereux, sans jamais attra- per — cela va de soi — la moindre égratignure. Ils sauvaient de jolies filles en détresse, punissaient les « traîtres », et tou- jours, mais là, toujours, retrouvaient la ville perdue des Incas, aux caves remplies de trésors fabuleux.

A dix ans, je fis le serment d'être plus tard un hardi explo- rateur, d'aller à mon tour en Amazonie, et de retrouver, moi aussi, la cité perdue des Incas.

A dix ans et demi, j'étais sûr d'être docteur. A onze ans, il était hors de doute que je serais marin, héri-

tier des Surcouf et des Lapérouse. A douze ans, je voulais être journaliste. A quatorze ans, l'attrait de la mer me reprit et, six semaines

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après le début de la guerre, j'entrai à l'école de Navigation. Avec l'argent de mes étrennes, j'achetai un petit appareil

photo, un box, qui faisait des épreuves de trois centimètres sur quatre.

La guerre passa comme un vent furieux et secoua l'Europe. 40, 41, 42, 43, 44... L'année de la Libération me trouve dans le maquis. Mon petit box 3 x 4 s'est transformé, j'ai mainte- nant un énorme appareil à plaques, un reflex 9 X 12 très encombrant, mais qui me plaît. La photographie me passionne déjà, je prends tout ce qui tombe sous le viseur, les campe- ments, les copains de combat, les prisonniers allemands, les mains derrière la tête, n'importe quoi. De temps en temps, un paysage idyllique se glisse au milieu de ces images guerrières.

La Libération, le front d'Italie, la Paix, enfin la Paix. Puis vient le 6 janvier 1946, je suis démobilisé. Sans travail. Peu de bateaux, et beaucoup trop d'officiers de marine fraîchement débarqués des Forces Navales Françaises Libres, qui cherchent eux aussi à embarquer.

Je me souviens alors de ma dernière permission à Nice, en septembre 45. Mon gros reflex 9 X 12 a disparu, remplacé par un Rolleicord, ce qui constitue une grosse amélioration.

Je me promène sur le port, mon appareil autour du cou, prêt à photographier l'imprévu. Soudain une explosion me fait sur- sauter, une énorme gerbe d'eau s 'élève au milieu du port.

— Oui, me dit un passant, aujourd'hui ils font sauter des mines. Ces sacrés Allemands en ont laissé partout, et il faut bien qu'on s'en débarrasse. Oh ! oui, il y en aura d'autres, trois ou quatre, je crois.

Distance : infini, diaphragme : 8, vitesse : 1/250 Je suis prêt. Et de nouveau : Baoooum... ça y est, c'est dans la boîte : une gerbe d'eau formidable. Je file au laboratoire, développer cette merveille. Jacques Boutinot, un de mes meilleurs amis, est déjà là en train de faire Dieu sait quoi, et je lui raconte mon exploit. Jacques, beaucoup plus calé que moi, me sert de professeur et d'exemple. Nous développons le film ensemble.

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— Ça paraît bon, très bon même, dit Jacques, on va sécher le film à l'alcool et tirer ça tout de suite. Si tu portes la photo rapidement à l'Espoir tu peux peut-être la vendre. Ce serait toujours ça de pris.

Aussitôt dit, aussitôt fait ; je vais à la rédaction de l'Espoir. Là, je suis reçu par l'homme qui va si profondément influencer ma vie : le secrétaire de rédaction de l'Espoir : De Bemy. Il achète la photo et me complimente :

— Tu sais, petit, tu devrais continuer à faire de la photo, je crois que tu as le coup d'œil. Si tu n'as pas de travail quand tu seras démobilisé, viens nous voir, nous t'aiderons.

Maintenant, je me rappelle ces paroles, et je vais le voir. Et voilà, j'étais, comme me le dira plus tard mon ami Georges Dudognon, sur la pente savonnée du vice. Car la photo est un vice, quand on l'a dans la peau c'est fini, on meurt avec. Cer- tains de mes confrères, un peu aigris peut-être, ou bien ins- truits par l'expérience, disent même qu'on meurt de ça.

De Nice je vais à Paris, puis Londres, Stockholm, Oslo, Rome, Madrid; mon appareil m'entraîne partout. Puis, un jour, j'en ai assez de la vieille Europe, je prends un bateau et me retrouve à Rio de Janeiro, Brésil.

J'entre dans le staff d'un magazine, le Mundo Illustrado. L'Amazonie m'attire comme un aimant, et au fur et à mesure que je perfectionne mon portugais j'entasse tout le matériel nécessaire à une expédition. Je passe des journées entières à la bibliothèque du Museo do Indio, absorbant tous les livres que je peux trouver sur les Indiens et sur l'ethnologie.

Finalement, je réussis à convaincre le propriétaire de la Revue, le Dr Geraldo Rocha, de l'intérêt qu'il y aurait à faire des reportages sur l'Amazone. C'est un vieux coureur de brousse au visage tanné et au poil blanc, un des ingénieurs qui ont réalisé la construction du fameux chemin de fer Madeira- Mamoré, au fin fond de la jungle, et il a passé sept ans dans l'enfer vert du Guapore. Il sourit toujours de mon enthou- siasme et hochant la tête me dit souvent :

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— Vous verrez, c'est encore plus dur que vous ne l'ima- ginez...

De temps en temps je descends dans son bureau et il me montre de vieux albums de photos où les souvenirs de ses compagnons morts voisinent avec des clichés de jaguars, de serpents géants, et d'arbres gigantesques, abattus à la dyna- mite, gisant sur le sol, foudroyés. Il me raconte ses aventures, me parle des difficultés surmontées, des dangers courus. Quel- quefois il me regarde d'un air sarcastique, en fronçant ses sourcils blancs :

— Alors, Manciet, pas encore découragé ? — Non. Un matin, un matin tout à fait comme les autres, je suis

appelé à l'Administration de la revue. — Eh bien, c'est d'accord, Manciet, puisque vous tenez tel-

lement à y aller, nous vous aiderons. Vous partirez dans une semaine avec Fulano Dital, celui de nos reporters qui connaît le mieux l'Amazonie ; il est de Belem du Para. Vous aurez vos billets d'avion aller et retour et 5 000 cruzeiros pour vous deux ; pour le reste il faudra vous débrouiller tout seuls, la revue est en difficulté et ne peut pas faire mieux. Est-ce que ces conditions vous vont ?

J'y serais bien allé à pied et sans un sou, s'il avait fallu ! — Avez-vous fait votre itinéraire ? Oh! oui, tout est fait, depuis longtemps ; tout d'abord

Belem, la reine de l'Amazone, à l'embouchure du fleuve. Puis Marajo, l'île gigantesque, aussi grande que la Suisse, entre les deux bras de l'estuaire. Après cela, remonter le fleuve jusqu'à Manaus, passer deux semaines dans cette ville, véritable relique d'un passé fabuleux et pas si lointain, témoignage de la grande épopée du caoutchouc. De là, remonter le Madeira jusqu'à Porto-Velho, et prendre le chemin de fer Madeira-Mamoré jus- qu'au bout de la ligne : Guajara-Mirim. Retourner à Manaus, et par le Rio Negro et le Rio Uaupes, remonter le Rio Tiquie et m'arrêter dans un village d'Indiens Tucanos. De retour à

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Manaus prendre une des antiques « gaiolas », vieux bateaux propulsés par des roues à aubes et qui semblent sortis d'un roman de Mark Twain. Avec ça je mettrais bien une dizaine de jours pour atteindre Belem. Enfin, traverser le fleuve d'un coup d'aile et visiter l'Amapa, le territoire le plus avancé du bassin amazonien. Distance à parcourir : en gros 6 à 7 000 kilo- mètres, durée probable du voyage : quatre mois. Capitaux don- nés par la revue : 5 000 cruzeiros, soit environ 25 000 francs. J'ai la même somme à mettre dans l'aventure, et si Fulano veut bien faire le même sacrifice, on peut s'en tirer.

Le lendemain matin, je le rencontre dans les bureaux de la revue. C'est un nouveau venu dans les rangs de la Rédaction et je n'ai pas encore eu l'occasion de travailler avec lui.

Il est très foncé de peau, les cheveux crépus coupés très court ; le visage rond et de grosses lunettes sur un nez tout petit, il a l'air d'une chouette intellectuelle passée au cirage. Il est déjà au courant du voyage projeté et enthousiaste.

— C'est aussi une vieille idée à moi, je connais l'Amazone comme ma poche, tu penses, je suis né à Belem ; ne t'en fais pas, je me charge de tout. Oui, je peux mettre 5 000 cruzeiros dans ce coup-là, mais on n'arrivera même pas à les dépenser, tu penses, on sera invités partout, je te dis que je connais tout le monde.

Eh bien, c'est parfait, il a l'air sûr de lui, il est né là-bas et le journal l'appuie, tout va bien. Je lui parle de l'Amazonas, le nouvel hôtel de grand luxe qui vient de s'ouvrir à Manaus ; la direction est capable de nous inviter, nous pourrions leur faire un peu de publicité en échange.

— Mais comment donc, c'est une excellente idée, je m'en charge, il se trouve que je connais très bien le grand manitou de la boîte et tu penses bien que... Quant à Belem, c'est encore plus simple, on habitera dans ma famille.

Mes projets provoquaient chez les gens à qui j'en parlais de curieuses réactions. En général on me disait :

— L'Amazonie ? Vous voulez aller en Amazonie ? Mais vous

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êtes fou, mon ami, c'est plein de serpents, de jaguars, d'arai- gnées géantes, enfin d'un tas de bêtes dégoûtantes, sans comp- ter les Indiens, qui sont tous très dangereux. Oui, oui, oui, je sais de source sûre qu'en ce moment ils sont particulièrement agressifs, et en admettant qu'ils ne vous tuent pas, ils vous voleront sûrement tout ce que vous avez. Tout le monde sait qu'il n'y a pas plus voleur qu'un Indien. Et les fièvres ? Y avez-vous seulement pensé ? Mais non, voyons, ce n'est pas sérieux, restez donc à Rio, ce ne sont pas les sujets de repor- tages qui vous manqueront.

D'autres fois, c'était un langage très différent : — Ah ! vous allez en Amazonie ? Mais pour quoi faire, mon

Dieu ? Des reportages ? Laissez-moi rire, vous pensez bien que tout le pays est maintenant complètement civilisé. Mon cousin a un ami qui vient de rentrer de Manaus, c'est le cœur de l'Amazonie, vous savez, eh bien, ils ont là-bas tout le confort moderne, même un hôtel avec air conditionné, vous vous ren- dez compte... Alors pourquoi faire un si long voyage ? Les Indiens ? Mon Dieu, que vous êtes comique, mais ils sont dans les rues de la ville, tout à fait adaptés à notre mode de vie. Mais non, il n'y a plus de tribus hostiles, tout cela c'est une invention de vous autres journalistes, mais avec moi, ça ne prend pas, pensez, le neveu du cousin de ma sœur a un ami qui travaille à « 0 Cruzeiro », et par lui nous connaissons le dessous des choses. Non, mon jeune ami, si vous cherchez de la couleur locale, vous serez déçu, vous verrez...

De temps en temps, quand même, un encouragement : — Allez-y, mon vieux, vous avez raison, ah! si j'avais votre

âge... Le départ approche et, la tête bourrée de conseils contradic-

toires, je vais chercher les billets d'avion et les minables petits 5 000 cruzeiros. Mon coéquipier est déjà là.

— Tiens, voilà ton billet, et les 2 500 cruzeiros qui te reviennent. Tu as de l'argent à part cela ? Les 5 000 cruzeiros dont on a parlé ?

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— Oui, oui, bien sûr... — Alors, rendez-vous demain matin à Santos Dumont. L'aéroport de Santos Dumont est dans la ville même, on a

rasé une colline, le Morro du Castello, on en a déversé toute la terre dans la mer, à proximité, et en six mois un aéroport est né, comme Aphrodite, de l'écume de mer. Assez petit, il ne dessert que le service intérieur brésilien, les grands avions des lignes internationales se posent en dehors de la ville, à l'île du gouverneur.

Santos Dumont, ce Brésilien si parfaitement Parisien, serait bien étonné s'il revenait à Rio. Placé au rang de héros natio- nal, on lui attribue le premier vol par avion.

— Mais, et les frères Wright, à Kitty Hawk ? — Bah ! Qui les a vus ?... Pauvre Santos Dumont, il a suffisamment de gloire véri-

table pour se passer de celle d'autrui ; il a réalisé bien assez d'exploits et n'a pas besoin qu'un fonctionnaire fasse un zèle intempestif et lui attribue les hauts faits des autres. Mais le mal est fait, et si on parle des frères Wright devant un Brési- lien, il s'estimera insulté. Pour soixante-cinq millions de Bré- siliens, c'est Santos Dumont qui a, le premier, volé dans un plus lourd que l'air, un point c'est tout.

L'arrière petit-fils de la « Belle Antoinette » est là, c'est un DC 4. Nous embarquons. Il est quatre heures du matin. L'aven- ture commence. Remontant droit vers le Nord, le Douglas coupe à travers le Brésil, survolant le Minas Gerais et l'Etat de Bahia. Nous effleurons le Piaui, traversons le Maranon et entrons enfin dans le Para. Et voici Belem à nos pieds, Belem qui veut dire Bethleem en portugais, immense ville divisée en petits carrés bien réguliers, comme un damier, à côté des eaux jaunes de l'Amazone, l'Amazone enfin... Il est six heures du soir, nous sommes arrivés.

Dès la sortie de l'avion, une chaleur accablante tombe sur nous comme une chape de plomb, l'air est moite, lourd, la respiration difficile. Complètement abrutis de fatigue, nous

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allons prendre nos bagages. Fulano a l'air aussi abattu que moi. Apparemment, le fait d'être né ici n'est pas suffisant pour qu'on s'habitue au climat.

Et moi qui croyais qu'il faisait chaud à Rio! Autour de moi les gens ruissellent et murmurent :

— Que calor ! Non e possible, eu non aguente mais... Il paraît qu'il fait particulièrement chaud aujourd'hui. Je

le crois volontiers. Un jeune homme se précipite avec effusion sur Fulano, c'est un de ses frères, venu nous accueillir. Nous prenons un taxi et, après quelques minutes de trajet, j'ai mon premier contact avec la « Reine de l'Amazone » : c'est une ville d'une saleté incroyable, complètement laissée à l'aban- don. Seules les rues du centre ont l'air un peu entretenues, les autres ne sont que des trous remplis de vase et de détritus. Ça et là un « urubu », un charognard, pique du bec dans une proie nauséabonde. Les ressorts du taxi grincent et hurlent, et le chauffeur finit par refuser tout net de nous déposer à l'adresse que nous lui avons donnée; le chemin, dit-il, est trop mauvais. Il faut le cajoler et le flatter, lui dire à l'oreille que, devant un étranger, ces choses-là ne se font pas, pour que, finalement, il se laisse convaincre. On évite les plus gros trous, on monte sur les trottoirs quand il y en a, et enfin on arrive. Cela fait cent cinquante cruzeiros, et comme j'ai déjà les valises à la main, je dis à Fulano :

— Paye-le, on fera les comptes après. Il me regarde d'un air gêné et ne répond pas. — Eh bien ? Ah bon, pas d'argent... Ça va. Je paye et nous entrons, nous réglerons cette petite question

plus tard. La famille de Fulano Dital est originale et charmante. C'est

un mariage entre un Noir et une Blanche. Lui, est juge de paix dans une petite ville de l'intérieur, à peu de distance de Belem. Ils ont des tas d'enfants, l'aîné est avocat en ville, les autres vont encore à l'école; l'une des filles est toute jeune et très jolie, et ses yeux de gazelle se posent sur moi d'un air

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étonné; une jeune sœur a des nattes dans le dos et un air résolu, et la famille se termine avec un marmot de cinq à six ans absolument adorable, qui rit tout le temps, roule des yeux en boules de loto, et joue au cow-boy toute la journée avec un revolver en bois.

— Pan, t'es mort, ze t'ai tué... Il bondit dans la maison comme un jeune cabri, et s'il lui

arrive de faire une bêtise, regarde par-dessus son épaule d'un air malicieux. La mère est une femme déjà âgée, mais pleine de vie, qui, pour le moment, n'arrête pas d'embrasser son fils.

Ce genre de mariage est assez commun dans le Nord du Bré- sil, où tout le monde trouve cela naturel. Le racisme n'existe pas et un homme est également estimé, quelle que soit sa cou- leur.

Nous dînons dans la pénombre. Dès la nuit tombée, Belem n'a presque plus de courant électrique, la demande est trop forte. Tout le monde allume une lampe à kérosène, et les lampes électriques sont de vagues points rouges dans l'obscu- rité.

L'après-midi du lendemain, je vais au zoo, une dépendance du Musée Goeldi. Dès l'entrée, je suis agréablement surpris, tout est d'une propreté immaculée, les arbres sont taillés, les cages intelligemment disposées. Le zoo se spécialise dans la faune de l'Amazonie. En ce moment, un pensionnaire de choix occupe un bassin circulaire : le « peixe-boi », littéralement poisson-bœuf. C'est un cousin du lamentin, ou dugong, de la Mer Rouge, que les anciens appelaient sirène. Mammifère, il pèse entre quatre et cinq cents kilos à l'âge adulte, il est her- bivore et totalement inoffensif. Autrefois très nombreux en Amazonie il a pratiquement disparu. Très recherché pour la délicatesse de sa chair, il a été chassé avec frénésie et l'espèce en est maintenant presque éteinte. Le spécimen du zoo Goeldi est un des deux seuls qu'on connaisse, l'autre se trouvant chez un particulier, à Manaus, qui a décidé que son bassin méritait

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mieux que des poissons rouges. Il l'a complètement apprivoisé et le petit curieux vient voir tout ce qui se passe du bord de son bassin. Quand quelqu'un s'approche il se met sur le dos pour qu'on lui gratte le ventre, comme un vulgaire chien de chasse.

Très vite les animaux et moi devenons des amis, les singes surtout, j'ai toujours eu une passion pour ces petites bêtes si semblables à nous. Une grande cage est remplie par une bande de « macaco pregos », c'est le singe le plus commun de l'Ama- zonie, grand de quarante à cinquante centimètres, il a un pelage gris noir, des dents solides et un caractère bien à lui. Disons-le franchement, il a mauvais caractère. Essayez de lui montrer une cacahuète et de la lui retirer : il vous accablera d'injures dont on devine très bien le sens. Néanmoins je suis très copain avec eux et en quelques jours ils me reconnaissent à dix mètres et m'accueillent avec des cris de joie. Puis après distribution des cacahuètes, ils repartent vers le coin de la cage pour s'amuser et se gratter les puces. Mais il en reste tou- jours deux ou trois qui me regardent avec leurs grands yeux tristes. Un par un, ils s'accrochent à la grille à la hauteur de mon visage, et avec des hululements lamentables me content tous leurs malheurs. A chacun je gratte le sommet de la tête, entre les oreilles, pendant qu'ils ferment les yeux de plaisir. Je suis persuadé qu'ils me racontent leur vie.

Un autre des pensionnaires du zoo s'est pris d'affection pour moi, c'est le queixada, le sanglier d'Amazonie. Aussi gros et impressionnant que son congénère d'Europe, cet animal fait de la prostitution à longueur de journée, et suit les visiteurs le long du grillage de son enclos : il aime qu'on lui gratte son dur pelage, sur le dos de préférence.

Après quatre à cinq jours d'ennui, nous réussissons à joindre un fazendeiro, c'est-à-dire le propriétaire d'une grande exploi- tation agricole, ou « fazenda ».

C'est un jeune homme d'une trentaine d'années, très sympa-

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thique, Adalberto Lobato. Sa fazenda est au centre de l'île de Marajo, derrière le lac Arari, son bateau part demain soir à la marée basse. Il passera nous prendre en voiture.

Le lendemain, la grosse Dodge de Lobato vient nous cher- cher, et nous allons vers le port. Ce n'est pas le Ver-O-Peso, fréquenté uniquement par les pêcheurs, mais une simple jetée de planches, au bout de laquelle un petit canot nous attend. Le sol a une curieuse consistance et crisse sous mes pas. Je me baisse : ce sont des coquilles de moules, brisées ou percées de trous ronds. Notre hôte se met à rire :

— Il y en a comme ça trois mètres d'épaisseur, toute cette partie du port est constituée par les déchets de l'usine de bou- tons de nacre, à gauche.

Le canot nous attend; à l'appel de Lobato un caboclo nous aide à embarquer nos bagages et commence à ramer douce- ment, dans le noir. Le petit canot est rempli à ras-bord ; il n'y a pas dix centimètres entre l'eau et le plat-bord, et nous ne nous sentons pas très rassurés. Les faibles lumières du quai s'éloignent et nous naviguons doucement dans l'obscurité la plus complète. De chaque côté, des silhouettes vagues de bateaux, barges ou goélettes, sans une lumière à bord, et sans un bruit, forment une galerie de fantômes marins au milieu de laquelle nous avançons comme un groupe d'ombres dans la nuit.

Tout à coup, à notre droite, un lumignon s'approche de nous. C'est un tout petit canoë conduit par un vieil homme et rempli d'oranges. Adalberto le hèle, le vieux nous rejoint et, le plus naturellement du monde, nous vend une dizaine de kilos d'oranges, qui prennent place dans notre embarcation déjà dangereusement surchargée. Le vieux et sa bougie s'en vont et nous continuons dans une nuit d'encre. Pas de lune, pas d'étoiles, le temps est bouché. Soudain une voix sort de la nuit :

— Ohé, Adalberto... C'est la goélette de notre ami, qui apparaît toute proche.

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Ses feux de position s'allument, elle est là. Longue de douze mètres environ, elle en a quatre de large, l'intérieur se com- pose d'une unique cabine abritant le moteur et les marchan- dises.

Nous sortons du port et laissons derrière nous les vagues lumières de la ville. Accompagné par le hoquètement régulier du moteur, le bateau se dirige vers le dédale d'îles qui com- posent la baie de Marajo. Installés sur le pont, éclairés par les seuls feux de position, nous bavardons à bâtons rompus. Quand la conversation en vient aux grands problèmes inter- nationaux, guerre ? paix ? je les laisse à la grande politique et vais me coucher dans la cabine, près du moteur, allongé sur les sacs de sel, bercé par les vibrations du moteur.

Je me réveille vers les six heures, Adalberto est déjà sur le pont. Dans le soleil qui se lève, nous remontons le Rio Arari. C'est une rivière aux eaux marron, très étroite, véritable cou- pure dans la jungle. A quelques mètres de nous, de chaque côté, la végétation est un mur végétal, d'un vert brutal, abso- lument compact. De grandes bandes d'oiseaux jaunes et mar- ron, de la taille d'un canard, pépient sur les branches ; ce sont des cigannes, proches parents de l'urubu; inutile de les chas- ser, leur chair est immangeable. De temps en temps nous dou- blons, ou croisons, des canoës longs et étroits, montés par une ou deux personnes, toujours des caboclos, à la peau bronzée, aux cheveux noirs de jais. Par endroits de petits affluents se montrent, presque invisibles jusqu'au moment où on met le nez dessus. Le sommet des arbres se rejoint, la végétation forme une voûte, et fait de l'entrée un tunnel.

Au fur et à mesure que nous remontons l'Arari, la jungle, « le mato », disparaît; la forêt cède la place à de grandes clairières, des fazendas apparaissent, généralement misérables, reliées à la rivière par des passerelles de planches. Bientôt la forêt fait place à la plaine, et le paysage devient entièrement plat, c'est la Beauce ou la Normandie, brusquement transplan- tées en Amazonie. D'innombrables troupeaux de bœufs et de

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zébus lèvent la tête à notre approche, des hordes de chevaux à demi sauvages galopent à l'horizon.

Un peu avant le coucher du soleil, Adalberto nous dit qu'on va arriver à Genipapo, le village lacustre qui commande l'en- trée du lac Arari. La nuit tombe très rapidement et la lune, droit devant nous, transforme la rivière en coulée d'argent. Bientôt les premières maisons de Genipapo apparaissent.

Toutes les maisons sont bâties sur pilotis, et on accroche son canoë à l'escalier. A côté de nous, sur le bras du fleuve, deux goélettes blanches dorment à moitié, sous leurs feux de signa- lisation. Nous sommes accueillis par des amis d'Adalberto qui nous invitent aussitôt à souper, et nous mettent dans l'am- biance avec un apéritif. Personne ne semble remarquer mes fautes de portugais, ni le fait que je sois étranger. Seuls quel- ques regards furtifs me font pressentir qu'ils meurent de curiosité. Dès qu'ils savent que nous sommes journalistes, ils ne se sentent plus de contentement.

— J'espère que vous allez parler de Genipapo, au moins ? Vous savez, c'est le seul village du Brésil qui soit lacustre l'hiver et à pied sec l'été.

Nous les rassurons, bien sûr nous parlerons de Genipapo, nous en parlerons même beaucoup. Et les braves gens se sentent tout d'un coup un peu moins seuls, un peu moins délaissés par les autorités.

Très rapidement la conversation dévie vers la chasse et la pêche. Presque tous les habitants du village sont pêcheurs, et le lac Arari est fameux dans tout le Para. Chaque année, quand les eaux baissent, on assiste à de véritables pêches miracu- leuses. Au fur et à mesure que le lac s'assèche, drainé d'un côté par le Rio Arari, et de l'autre par les innombrables igua- rapes et ruisselets, la densité des poissons va croissant; dans les derniers jours de la pêche, on voit l'eau frémir, agitée par des milliers de nageoires et chaque coup de filet remonte des quantités de poissons. En ce moment le temps des grandes

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pêches approche, et les pêcheurs sont tous en train de mettre la dernière main à leur équipement : filets et bateaux, et ne parlent que de pêche, de flottes de centaines de bateaux, dis- séminés sur la surface du lac, et des soirs où l'on revient, pleins à craquer de tonnes de poissons qu'il faut saler et expédier sur le continent.

Certaines années, la sécheresse est telle que le lac disparaît presque entièrement, et Adalberto nous dit que dans sa jeu- nesse il l'a traversé à cheval sans se mouiller la plante des pieds.

Bientôt on passe à la chasse, et tout le monde raconte ses prouesses. Tartarin se serait trouvé mal à l'aise dans cette assemblée, il aurait passé pour modeste. Mon scepticisme doit paraître un peu sur mon visage, car l'un des nouveaux amis dit à Lobato :

— Adalberto, ces jeunes gens ont l'air de penser que j'en dis plus que je n'en fais, pourquoi ne les emmènes-tu pas chasser dans ton lac, à Guaruja, ils pourraient ainsi se rendre compte par eux-mêmes de ce qu'est un pays vraiment giboyeux.

Eh bien c'est d'accord, nous irons chasser dans les parages du lac Guaruja. Tant mieux, j'aime la chasse.

Il est assez tard, et demain le réveil est à cinq heures, Adalberto veut partir de bonne heure pour arriver à la fazenda vers les midi. Notre hôte nous montre notre chambre, elle est simple et claire, mais absolument vierge de literie; seuls des hamacs sont accrochés contre le mur. Fulano Dital s'amuse de voir la tête que je fais et me montre comment on couche dans une « rede », de manière à être confortable. Tout d'abord il faut éviter qu'elle soit trop tendue, ensuite il faut se coucher de biais, la tête d'un côté, les pieds de l'autre, ainsi la « rede » épouse la forme du corps et les membres reposent comme il faut.

Hélas, c'est parfait en théorie, mais il faut une certaine habitude, que je n'ai pas, et quand, trois heures plus tard, je

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commence à m'endormir, les innombrables chiens du village se mettent à aboyer après Dieu sait quoi. Deux heures après, je sommeille à peine quand la pluie commence un vacarme infernal sur le toit, des gouttes d'eau me tombent sur le nez régulièrement; je change de côté et elles tombent sur mes pieds, ce qui est moins grave. Tout de suite après, quelqu'un me secoue violemment : il est cinq heures. Je raconte mes ennuis de la nuit et tout le monde se met à rire; un vieillard à la figure tannée comme du vieux cuir me dit :

— T'en fais pas, mon gars, on s'habitue. Quand je suis venu à Marajo, il y a quarante ans de ça, j'avais à peu près ton âge, et je n'avais, moi non plus, jamais dormi dans une rede; au début je n'aimais pas ça du tout, mais je m'y suis si bien fait que depuis ce temps-là je ne sais pas ce que c'est qu'un lit, tu t'y feras aussi...

La fazenda d'Adalberto, Guaruja, se trouve de l'autre côté du lac, et en sortant de Genipapo, nous remontons vers le Nord. Nous naviguons maintenant sur un véritable miroir, les eaux sont calmes, pas une ride à la surface. Elles reflètent exactement les bords, doublant l'épaisseur des rives ; chaque arbre, chaque maison se retrouve la tête en bas. La réflexion est à ce point totale, que plus tard, développant mes films, j'ai eu du mal à trouver quel côté était le bon.

Vers dix heures, nous voyons six petits points qui gran- dissent et deviennent trois arbres, eux aussi reflétés dans le lac.

— C'est là, me dit Adalberto, le terminus pour la goélette, la fin du lac Arari, c'est Diamantina, la fazenda de mon cousin. De là nous irons en barque, avec le moteur hors-bord.

Diamantina approche, nous pouvons distinguer maintenant la silhouette de quelques bâtiments, mais brusquement, devant nous... plus de lac. La prairie, une prairie bien verte, avec des pousses de cinquantes centimètres de haut. Et la goélette fonce dessus, de toute la vitesse de son moteur. Adalberto n'a pas l'air de s'inquiéter. Que va-t-il arriver ?

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CHAPITRE II

MARAJO, L'ILE AUX BUFFLES

Le bateau continue sa marche, sans même ralentir. Allons- nous nous échouer ? Non, car devant nous s'étale un petit ruban bleu, la prairie se met à bouger, les grandes herbes dansent au passage des vagues, ce n'est que le lac qui continue, couvert de plantes aquatiques. Voyant ma stupéfaction, Adal- berto a un petit sourire en coin qui veut dire :

« Tu en verras bien d'autres, mon gars... » Ce petit canal s'élargit, devient une véritable allée marine.

Devant nous une petite barque s'est arrêtée; elle est montée par trois nègres du plus beau noir, ils ont à la main des sabres d'abattis, qu'on appelle, suivant les pays, des « tersadas » ou des « machetes », et coupent allégrement dans cette profusion végétale, dégageant ainsi un chemin d'eau libre, qui permet à notre embarcation de marcher, sans crainte d'entortiller notre hélice dans cette invasion verte. Nous les saluons au passage et ils répondent joyeusement, un grand sourire sur leur visage luisant.

Arrivés à Diamantina, les bagages sont chargés sur un petit canot à moteur hors-bord. A travers les roseaux, une véritable piste aquatique serpente capricieusement. A tous moments, il faut arrêter le moteur, dégager l'hélice des herbes qui la

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bloquent, et repartir; plus loin ce sont de grosses racines qui raclent la coque au passage. Quelquefois il faut sauter à l'eau et pousser le canot. Dur travail, alors que le soleil nous incite au farniente. Enfin, nous arrivons à « Port Guaruja » : deux planches sur un atterrage.

La maison, de planches, est du type courant dans le mato ; Adalberto l'a construite dans la forêt à l'orée d'une vaste clai- rière. Des cabloclos souriants viennent à notre rencontre; ils entourent Adalberto avec autant d'empressement que si c'était Dieu descendu sur terre. Lui, de son côté, les traite en amis; ce genre de relation entre patrons et employés est assez rare au Brésil pour qu'il mérite d'être remarqué.

La maison est grande et confortable. Dans un coin de la cuisine, luxe indispensable, trône un réfrigérateur à alcool. Le grand problème est ici la conservation de la viande. Lobato a résolu le problème de la façon la plus élégante. Plus tard, dans d'autres parties de l'Amazonie, je verrai manger de la viande sentant si mauvais qu'on ne pouvait s'en approcher sans haut-le-cœur ; les chiens la refusaient dédaigneusement. Mais quand on a faim... J'en ai mangé moi aussi...

Où sont les buffles ? C'est la première question que j'ai posée en arrivant, regardant de tous côtés. Adalberto n'a fait qu'en rire, mais maintenant il y répond. Sa fazenda est très grande, et les buffles sont à l'autre extrémité, il faut cinq heures de cheval pour y arriver.

— Tu sais monter à cheval, n'est-ce pas ? — Euh... oui, bien sûr... — Parfait, nous irons demain. Après dîner Adalberto nous abreuve d'histoires de chasse

concernant ces doux animaux. Petit à petit, les quelques hommes qui se trouvent dans les alentours de la maison viennent s'asseoir à la grande table et chacun raconte ses expé- riences avec les terribles bêtes. La plupart de ces buffles sont domestiques et n'offrent pas beaucoup plus de danger que des bœufs, mais dans la partie est de l'île, une région de marais,

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Depuis son enfance, Yves Manciet avait rêvé de l'Amazonie, de ses forêts vierges, de ses tribus d'Indiens sauvages, de ses serpents géants. Et le jour enfin est venu où son métier de reporter-photographe l'a conduit dans cette immense région.

La relation de son voyage est franche et démythise quelque peu « l'enfer vert ». En la capitale de l'Ama- zonie, Manaus, il a trouvé une ville moderne de trois cent mille habitants. A l'intérieur, à quatre mille kilomètres de la mer, petites villes et villages forgent l'embryon d'une civilisation dans l'étendue inimagi- nable de la forêt vierge.

Il y a aussi les Indiens. Une équipe de cinéastes américains, à laqu.elle il s'est intégré, a permis à Yves Manciet de vivre en contact étroit avec quelques tribus, les Assurinnis, puis les Carajas, dans le Matto- Grosso. Il nous parle de leur vie de tous les jours, de leur extrême simplicité et de leur merveilleuse gentillesse, du drame que représente pour eux la rencontre de la civilisation, et de leur disparition progressive, par l'alcool et la maladie.

Tantôt émouvant, tantôt ironique, tantôt dra- matique — car ce n'est pas sans affronter de multiples dangers que l'auteur a traversé le pays : jaguars, araignées géantes et anacondas en présentent déjà un bel assortiment — mais toujours pittoresque, ce livre offre un panorama d'une Amazonie humaine, qui s'achève par une vision du futur : une mine de manganèse en pleine forêt, et, à côté, une ville-cham- pignon ultra-moderne : symbole, sur cette « terre inachevée », de toutes les promesses.

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