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ANALYSE DU DISCOURS ET SOCIOCRITIQUE || Présentation

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Armand Colin

PrésentationAuthor(s): RUTH AMOSSYSource: Littérature, No. 140, ANALYSE DU DISCOURS ET SOCIOCRITIQUE (DÉCEMBRE 2005), pp.3-13Published by: Armand ColinStable URL: http://www.jstor.org/stable/41705089 .

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■ RUTH AMOSSY, UNIVERSITÉ DE TEL AVIV

Présentation

Lorsque les spécialistes des sciences du langage déplacent leur attention de la langue au discours, ils analysent les énoncés dans la situa- tion d'énonciation où ils acquièrent leur sens et leur force. Ils peuvent alors tenir compte des cadres sociaux et institutionnels de la parole, de l'espace culturel où elle se déploie, des genres de discours, de l'identité sociale des participants de l'échange,... Dans l'espace global de ce qu'on appelle aujourd'hui la linguistique du discours, ceux qui travaillent dans ces perspectives considèrent généralement la dimension sociale du langage comme constitutive. Leurs analyses des fonctionnements langagiers, qu'il s'agisse de la conversation familière, de la communication politique, de l'épistolaire ou du texte dit «littéraire», tiennent compte de la socialité qui leur est inhérente.

On ne s'étonnera donc pas que les linguistes qui désirent aborder le littéraire rencontrent aujourd'hui la sociocritique comme discipline vouée à l'exploration de la socialité des textes. Sans doute le font-ils souvent, comme Monsieur Jourdain, sans le savoir. Déjà en 1975, Claude Duchet écrivait en préambule à La lecture sociocritique du texte romanesque : «Beaucoup rencontrent la sociocritique sans le savoir, dans le mouvement ou les obstacles de leurs recherches, ou dans l'économie de leurs travaux.» 1 II est significatif, cependant, que dans le cadre de l'analyse du discours, la sociocritique en vienne à être clairement désignée. C'est ainsi que Dominique Maingueneau note, dans un ouvrage de synthèse daté de 2004:

La perspective sociocritique ne pouvait que converger avec l'analyse du dis- cours qui appréhende les énoncés à travers l'activité sociale qui les porte, rapportant les paroles à des lieux, distribuant le discours en une multiplicité de genres dont il faut analyser les conditions de possibilité, les rituels et les effets. 2

Cette réflexion se situe dans le sillage du collectif U analyse du discours dans les études littéraires co-dirigé par Ruth Amossy et Domi- nique Maingueneau3. Issu d'un colloque tenu en 2002 à Cerisy-la-Salle dans le but d'évaluer l'apport de l'analyse du discours aux études litté- 1. Claude Duchet, «Le projet sociocritique: Problèmes et perspectives», Graham Flaconer/ Henri Mitterand, La lecture sociocritique du texte romanesque , Toronto, Hakkert & Cie, 1975, Introduction. 2. Dominique Maingueneau, Le discours littéraire. Paratopie et scène d'énonciation, Paris, Armand Colin, coll. U, 2004, p. 29-30. 3. Ruth Amossy et Dominique Maingueneau (dir.), L'analyse du discours dans les études littéraires , Toulouse, PUM, 2004.

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raires, cet ouvrage posait de front la question de la dimension socio- historique des textes en essayant d'en rendre compte dans le cadre con- ceptuel de l'analyse du discours, de l'argumentation, de la praxématique ou de la linguistique textuelle. Certaines des contributions renvoyaient explicitement à la sociocritique.

Si la sociocritique y était évoquée, c'est dans la mesure où elle s'est différenciée dès l'origine des sociologies de la littérature en recher- chant l'inscription du social dans le texte: dans la matérialité langagière où se dit, par la médiation du verbe et de sa mise en forme, un rapport au monde. «Les études sociocritiques, précise Claude Duchet dans une entrée de dictionnaire qui reprend un texte fondateur de 1979, se présentent essentiellement comme méthodes d'analyse sociale des textes [...] Non pas le politique hors du texte, mais le social dans le texte, ou encore le texte comme pratique sociale parce que pratique esthétique et partie pre- nante dans l'élaboration et le fonctionnement des imaginaires sociaux...»4. C'est précisément dans la mesure où le projet sociocritique vise à déga- ger et à comprendre la dimension sociale des textes littéraires; c'est dans la mesure où il se refuse à les déporter vers leur dehors, vers un «réel» dont ils seraient simplement le reflet ou l'aboutissement, qu'il interpelle actuellement une discipline telle que l'analyse du discours.

La rencontre récente des sciences du langage avec la sociocritique est un phénomène qui ne peut laisser indifférents les lecteurs de Littéra- ture. Le premier numéro de la revue daté de février 1971 s'ouvrait en effet sur un article-manifeste de Claude Duchet intitulé «Pour une socio- critique, ou variations sur un incipit». Les livraisons suivantes ont à de nombreuses reprises offert des études concrètes et des débats théoriques centrés sur la question de la socialité des œuvres: sur «Littérature et révolution» (n° 24), les «Logiques de la représentation» (n° 57), les «Médiations du social» (n° 60), pour ne citer que ceux-là. Dans quelle mesure peut-on considérer que les travaux actuels des sciences du langage, et plus particulièrement de l'analyse du discours dans la forme qu'elle revêt aujourd'hui en France, s'inspirent du projet sociocritique?

L'intérêt de la question est loin d'être purement anecdotique. Au niveau théorique et méthodologique, c'est en effet l'articulation du social et du littéraire qui est en jeu. Sans doute ce lien est-il analysé par des disciplines qui, comme la sociologie des champs ou les études cultu- relles d'inspiration américaine, l'étudient dans un au-delà de la mise en forme langagière, ne se souciant que très superficiellement des fonction- nements discursifs concrets. À côté de ces disciplines (mais en relation avec elles), y a-t-il place pour une approche qui, à l'instar de la sociocri- tique, se refuse à séparer texte et contexte? Au-delà des avancées de la 4. Claude Duchet et Isabelle Tournier, «Sociocritique», in Béatrice Didier (dir.), Dictionnaire universel des Littératures , vol. 3, 1994, p. 3571-3573. La formulation apparaissait déjà dans l'introduction de Sociocritique, sous la direction de Claude Duchet, Paris, Nathan, 1979.

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sociocritique, dont il n'est pas inutile aujourd'hui de rappeler les acquis, est-il possible de dégager la socialité du discours littéraire dans les cadres conceptuels qu

' offre la réflexion linguistique ?

L'analyse du discours et les divers courants linguistiques qui accordent une attention particulière à la dimension sociale des textes ne proposent pas une confrontation véritable avec une discipline littéraire dotée de ses notions et de ses outils. Leur ambition est bien plutôt d'ins- crire dans leur programme de recherche propre, et dans les cadres con- ceptuels dont celle-ci relève, les prémisses et les questions fondatrices de la sociocritique. Si tout discours porte les marques de sa situation socio- institutionnelle, s'il est nécessairement en prise sur du déjà-dit et participe d'une circulation verbale généralisée, s'il élabore à travers des procédures variables de mise en texte une représentation du réel qui relève d'un ima- ginaire social qu'il nourrit en retour, comment l'aborder pour dévoiler un rapport au monde qui s'élabore dans le dire plus encore que dans le dit?

On peut, bien sûr, s'interroger - comme le fait Claude Duchet dans l'entretien ici publié - sur le singulier de sociocritique alors qu'une série de tendances qui se sont développées chacune dans leur espace de recherche et avec leurs instruments heuristiques propres ont co-existé durant plusieurs décennies. Le panorama inaugural de Laurence Rosier essaye de tenir compte de ces différentes mouvances. Rappelons néanmoins le groupe vincennois déjà mentionné, formé autour de Claude Duchet qui avait lancé l'appellation. La sociocritique de Claude Duchet se veut une «sociologie de la "littérarité" [...] autrement dit de la valeur littéraire»5 qui poursuit une tâche d'analyse mais aussi d'interprétation et d'évaluation. En un premier temps, elle s'est attachée à la «signifiance» ou activité textuelle qui déplace et redistribue les significations en déjouant les pièges du déjà-dit et de l'évidence : ainsi l'utilisation de l'italique dans Madame Bovary 6. En même temps, elle s'est penchée sur l'implicite et le non-dit, sur les tensions et les contradictions qui se dégagent du texte étudié dans ses réseaux thématiques et métaphoriques, sa structure actantielle: ainsi l'image du bélier dans L'Espoir de Malraux 7. Qu'elle soit dévoilement involontaire d'une contradiction, d'une faille ou encore déplacement, dépassement novateur de la doxa , l'écriture littéraire s'avère production idéologique précisément en ce qu'elle est production esthétique.

Dans une deuxième phase, la sociocritique de Claude Duchet pose la notion de sociotexte , qui désigne le texte doublé du co-texte ou

5. Claude Duchet, «La sociocritique dans l'histoire littéraire», RHLF , Colloque du Centenaire, 1994, p. 183. 6. Claude Duchet, «Signifiance et in-signifiance : le discours italique dans Madame Bovary », La Production du sens chez Flaubert, Paris, Union générale d'éditions, coll. 10/18, 1975. 7. Claude Duchet, «La manœuvre du bélier. Texte, intertexte et idéologies dans L'Espoir », RSH, n° 204, 1986-4.

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«ensemble des autres textes, des autres discours qui lui font écho», à distinguer du hors-texte 8. Est privilégiée dans ce cadre la notion de sociogramme, défini comme «ensemble flou, instable, conflictuel de représentations partielles centrées autour d'un noyau en interaction les unes avec les autres»9. Ces ensembles sont incessamment retravaillés par le texte littéraire qui les redispose en configurations nouvelles - ainsi, le sociogramme de la ville chez Zola, du hasard chez Balzac, de l'Amé- rique dans la poésie québécoise, ... Ils apparaissent comme le «point de départ de l'activité sociogrammatique qui irradie le "texte" lui-même» 10.

Il ne faut pas, cependant, oublier que se sont développés en même temps les travaux de l'équipe de Montpellier animée par Edmond Cros, qui inscrit aussi au programme de son institut la volonté de «proposer des outils pertinents et des modes d'approche spécifiques susceptible de rendre compte de la socialité d'une œuvre». Dans une synthèse de 2003, La sociocritique n, Cros propose une série de concepts tels que le «géno- texte» et le «phénotexte» pour analyser les modalités selon lesquelles l'histoire s'inscrit dans les formes textuelles.

Un autre père fondateur de la discipline, Pierre Zima, auteur d'une Textsoziologie en allemand (1980), a rédigé un Manuel de sociocritique où il étudie les mises en discours diverses du sociolecte défini comme un répertoire lexical codifié 12 . Pour lui,

le sujet individuel qui fait partie d'un ou de plusieurs groupes ou le sujet col- lectif prennent comme points de départ un répertoire lexical et un code sé- mantique particuliers pour pouvoir articuler des discours sur la réalité: pour pouvoir raconter cette réalité. Tout discours, en tant que structure narrative, en tant qu'histoire sur le réel, doit donc nécessairement partir d'un lexique et d'un code représentant des intérêts sociaux. En prononçant un discours sur la réalité, le sujet (qui n'est pas donné a priori) se constitue par sa propre mise en discours («discursification», dirait Greimas)13. Plus particulièrement, les sociolectes sont mis en discours grâce à

des modèles actantiels empruntés à Greimas. Zima montre ainsi, par exemple, comment l'ambivalence des valeurs issue des discours publici- taires et des conflits idéologiques est absorbée par le texte romanesque contemporain, où elle remplit une fonction critique. Le rapport aux

8. Régine Robin, «Pour une socio-poétique de l'imaginaire social», in Jacques Neefs et Marie-Claire Ropars (dir.), La Politique du texte. Enjeux sociocritiques. Pour Claude Duchet , Presses universitaires de Lille, 1992, p. 101. 9. Claude Duchet et Isabelle Tournier, «Sociocritique», op. cit., p. 3572. 10. Claude Duchet, «Sociocritique et génétique. Entretien avec Anne Herschberg Pierrot et Jacques Neefs», Genesis , n° 6, 1994, p. 126. 11. Edmond Cros, La sociocritique, Paris, L'Harmattan, 2003, p. 154. 12. Pierre Zima, Manuel de sociocritique. Logiques sociales, Paris, L'Harmattan, 2000. De Pierre Zima on signalera également: L'ambivalence romanesque. Proust, Kafka, Musil , Paris, Le Sycomore, 1980; L'indifférence romanesque. Sartre, Moravia, Camus, Paris, Le Sycomore, 1982. 13. L'indifférence romanesque , op. cit., p. 29.

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sociolectes détermine des programmes narratifs: écriture fragmentaire et essayiste de Musil, bipartition de L'Étranger de Camus,...

Dans chacun de ces cas, on trouve des affiliations théoriques diverses - chez Cros, une théorie du sujet fondée sur Althusser et Lacan, une réexploitation de concepts comme le géno- et le phéno-texte ou l'idéologème empruntés à Kristeva; chez Zima, une tentative de reprendre l'héritage de l'école de Francfort et en particulier d'Adorno en l'articulant sur une réflexion linguistique à partir de notions comme la situation socio-linguistique, le sociolecte et le discours.

À cela s'ajoutent certaines divergences, comme celles qui ont opposé les points de vue au départ étroitement affiliés de Marc Angenot et de Claude Duchet. Elles ont donné lieu à des dissensions au cœur même du centre de recherche établi à Montréal par Marc Angenot et Régine Robin, où se publiait la revue Le discours social. Rappelons qu'il s'intitulait «Centre interuniversitaire d'analyse du discours et de sociocritique des textes» (CIADEST). Dans cette alliance affirmée des disciplines, il semble cependant qu'il n'y ait pas eu de véritable recours à la linguistique à strictement parler. C'est surtout la question de l' inter- discours qui a été étudiée à travers la notion de «discours social» déve- loppée par Angenot, qui désigne par là une circulation généralisée des discours au sein d'un espace social daté. En étudiant tout ce qui s'écrit et s'imprime en 1889, par exemple, il est possible de cerner les contours d'une entité virtuelle qui comporte sa cohérence, ses limites et ses apo- ries. À partir de là, l'analyste s'engage dans la description d'une topique transgénérique dont il dégage l'organisation et la logique interne: ce qu'on disait des juifs en 1889, le discours sur le sexe à la même époque, les thèmes du discours antimilitariste entre 1871 et 1914, etc. L'entre- prise ď Angenot a suscité de vives polémiques dans les cercles sociocri- tiques dans la mesure où la littérature semblait céder le pas à l'étude des discours communs qui circulent dans un espace social donné. Et cela d'autant plus que les textes littéraires étaient mis à contribution pour décrire les thèmes qui composent le discours social: ce qui se dit sur les femmes en 1889 est tiré de textes romanesques aussi bien que politiques ou journalistiques. Sans doute Angenot, qui entreprend d'examiner la masse du discours social en France pendant l'année 1889, y voit-il un «détour» nécessaire pour comprendre comment le texte littéraire, qui vient toujours dans un après coup 14, prend en charge un état donné du discours social. Malgré cet amendement, cependant, l'analyse du dis- cours proposée par Angenot a été perçue par le groupe rassemblé autour de Duchet comme un écart par rapport à la volonté de décrire la singula- rité du texte littéraire, défini comme irréductible aux discours ordinaires.

14. Marc Angenot, «Que peut la littérature? Sociocritique et critique du discours social», in La Politique du texte , op. cit., p. 10.

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Enfin, il faut faire la part de ceux qui, séduits par la sociologie de Bourdieu, ont tenté d'en exploiter les acquis mais sans dissocier l'étude des positionnements dans le champ de l'analyse interne des textes. On trouvera des mises au point théoriques intéressantes dans ce sens chez Jacques Dubois, l'auteur de L'institution de la littérature 15, en particulier dans l'article qu'il a publié dans le numéro de Littérature dirigé par Duchet, Médiations du social (1988). Des tentatives similaires se retrouvent chez un autre chercheur du groupe de Liège, dans un effort cette fois d'harmoniser la sociologie des champs et les avancées de la pragmatique. Je pense à l'étude des Complaintes de Jules Laforgue (1997) où Jean- Pierre Bertrand dit vouloir faire converger «deux méthodes d'approche des textes littéraires: la sociocritique institutionnelle et la théorie de l'énonciation (dans sa composante pragmatique)» 16. Dans une autre veine, il faut signaler l'élaboration par Alain Viala d'une sociopoétique 17

qui articule l'analyse interne des nouvelles de Le Clézio sur l'étude des positionnements dans le champ. Le critique y étudie la figure du lecteur et les modalités de l'échange à travers une exploration des composantes textuelles - genres, dispositifs d'énonciation, etc.; il tente alors de mettre les résultats obtenus en perspective sur la position de Le Clézio dans la structure du champ littéraire de son époque. En combinant la démarche du sociologue et celle du poéticien, Viala cherche à dévoiler les modalités selon lesquelles s'articulent le textuel et l'institutionnel. Il apporte dès lors une solution au problème que pose une sociologie du champ littéraire «qui ne s'appuie pas sur une conception de l'activité discursive (de l'énonciation, du texte et de la relation entre texte et contexte)» 18.

On voit combien sont variées les démarches sociocritiques et les notions qui leur sont afférentes. Malgré ce foisonnement d'activités qui se déploie sur une période longue, les sociocritiques ont cependant tou- jours occupé dans le champ des études littéraires une position marginale, soit parce que les groupes de recherche se sont principalement dévelop- pés à la périphérie (en province - Montpellier - ou à l'étranger - Belgique, Québec, voire, comme Zima, Allemagne), soit parce que l'étu- de de la dimension sociale, historique et culturelle des textes telle qu'elle s'inscrit dans la matérialité du langage a découragé les enseignants et les étudiants par ses exigences: mobilisation d'un vaste savoir, capacité à manier une analyse fine réfractaire aux simples applications de notions toutes faites. Ainsi Duchet et Tournier déplorent le peu de place que tient la sociocritique dans l'institution scolaire en notant qu'il «est certes

15. Jacques Dubois, L'institution de la littérature , Paris/Bruxelles, Nathan/Labor, 1978. 16. Jean-Pierre Bertrand, Les complaintes de Jules Laforgue. Ironie et désenchantement , Paris, Klincksieck, 1997, p. 12. 17. Georges Molinié et Alain Viala, Approches de la réception , Paris, PUF, 1993. 18. Dominique Maingueneau, Le discours littéraire , op. cit., p. 37.

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plus commode de plaquer des schémas unifiants à base linguistique sur des oeuvres d'origine, de facture, d'histoire, de valeur diverses» 19. En se référant à la sociocritique, c'est donc vers une discipline tenue en marge de l'institution que se tournent les courants linguistiques, eux-mêmes minoritaires, qui se préoccupent de la dimension sociale du discours.

Les positions périphériques des courants concernées ne doivent pas, cependant, masquer l'importance des enjeux tant pour l'étude socio- historique des textes à l'intérieur des disciplines littéraires, que pour les possibilités de dialogue entre les études littéraires et la linguistique. Le présent numéro n'entend pas apporter des solutions univoques, mais tout au moins éclaircir les questions et avancer des propositions. Il se veut, comme la journée d'étude qu'ont organisée en mai 2005 Jacques Neefs et Ruth Amossy autour des contributeurs en présence de Claude Duchet, d'Isabelle Tournier et d'Alain Viala, un espace de dialogue. Dans les limites qui lui sont imposées, il tente d'offrir quelques perspectives his- toriques et de relancer la réflexion à partir de nouveaux chantiers. Il ne prétend pas à l'innovation absolue: il s'inscrit au contraire délibérément dans le sillage des tentatives déjà faites dans ce sens, dans l'espoir d'en augmenter la visibilité. S'il est vrai qu'en France l'analyse du discours, dans son désir d'explorer les fonctionnements discursifs propres aux genres les plus divers, ne s'est attachée qu'assez tardivement à l'œuvre littéraire, préférant explorer des champs restés en friche, il apparaît aussi qu'elle aborde maintenant de front les textes littéraires en essayant de se confronter à leur complexité et à leur singularité. L'ouvrage de Dominique Maingueneau, Le contexte de l'œuvre littéraire (1993) constitue dans ce domaine un jalon important, et la voie qu'il a ouverte est aujourd'hui explorée par de nombreux jeunes chercheurs en littérature. D'autres approches linguistiques, soucieuses de prendre en compte des éléments plus ou moins importants de socialité, ont vu le jour sous les auspices de la praxématique 20 ou de la linguistique textuelle de Jean-Michel Adam qui, avec l'introduction des schématisations de J.-B. Grize, s'attache à la question des représentations sociales dans le discours21.

Quant aux travaux qui gravitent autour de la sociocritique, de Cros à Zima ou à Mitterand, ils se sont déjà orientés de longue date vers les sciences du langage pour lui emprunter des instruments d'analyse. En particulier, la tentative d'ancrer l'analyse littéraire dans les théories de l'énonciation semble s'être imposée très tôt, dès la première période

19. «Sociocritique», op, cit., p. 3572. 20. L'ouvrage fondateur en est Y Introduction à l'analyse textuelle de R. Lafont et F. Madray paru en 1976 chez Larousse, et réédité en 1984. Dans ce sillage, voir C. Détrie, M. Masson et B. Vérine (dir.), Pratiques textuelles, Montpellier, Praxiling, 1998. 21. Jean-Michel Adam, Linguistique textuelle, des genres de discours aux textes, Paris, Nathan, 1999, et la version remaniée de cet ouvrage: La linguistique textuelle. Introduction à l'analyse textuelle des discours, Paris, Colin, coll. Cursus, 2005.

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d'élaboration de la discipline. Le discours du roman daté de 1980 22, qui regroupait une série d'articles antérieurs, offrait d'ores et déjà des analyses de Balzac, de Flaubert ou de Céline où Mitterand faisait un usage plei- nement maîtrisé des notions mises en place par Benveniste pour explorer la socialité de l'œuvre. En particulier, il repérait l'inscription de la sub- jectivité du locuteur dans son discours et la façon dont l'énonciation dévoile, à l'insu du sujet parlant, des prises de position révélatrices d'un rapport au monde qui ne se dit pas dans l'énoncé, voire qui entretient avec lui des rapports conflictuels. Ce type d'analyse centrée sur l'activité du sujet parlant et articulée sur une lecture idéologique des oeuvres a été poursuivi par d'autres - comme Anne Herschberg Pierrot, dont les tra- vaux sur le stéréotypie flaubertienne ont dès le début des années 1980 introduit dans l'analyse sociocritique les acquis contemporains de la lin- guistique - linguistique de l'énonciation mais aussi analyse du discours (les travaux de Henry et de Pêcheux sur le préconstruit) et sémantique pragmatique (Ducrot) 23. On retrouve cette démarche dans des travaux plus récents comme le collectif récent dirigé par Éric Bordas sur Les ironies balzaciennes (2003) 24, où l'analyse pragmatique de l'ironie est liée aux enjeux de société que dévoilent les textes de La Comédie Humaine. Ou encore dans les travaux de Jacques Migozzi, évoqués dans ce numéro, sur Jules Vallès ou sur Victor Hugo. Cette brève évocation n'a évidemment pas la prétention d'être exhaustive.

Comment se pose aujourd'hui, de part et d'autres, la question de la socialité des textes? Ce numéro de Littérature tente de voir comment elle est explorée à la fois par les sociocritiques attentifs aux avancées des sciences du langage, et par les analystes du discours qui traitent des mêmes questions dans un cadre conceptuel alternatif. Les diverses con- tributions présentent des approches qui projettent un éclairage parfois très différent sur la relation entre les disciplines. Pour les uns, il s'agit surtout de réaliser le projet sociocritique en palliant à certaines insuffi- sances méthodologiques. Ainsi Jacques Migozzi explique comment il en est venu à demander des instruments d'analyse adéquats aux sciences du langage - de la linguistique de l'énonciation à la pragmatique et à l'argumentation dans le discours. Jérôme Meizoz, parti de la sociologie de Bourdieu plutôt que de la sociocritique à proprement parler, tente de repenser la question des positionnements dans le champ en termes d'analyse interne grâce à des notions empruntées à l'analyse du discours et en particulier la notion d'ethos. Pour d'autres, il s'agit de repenser le projet sociocritique dans le cadre de l'analyse du discours. Ainsi Ruth 22. Henri Mitterand, Le discours du roman , Paris, PUF, 1980, p. 1 1. 23. À titre d'exemple, signalons: Anne Herschberg Pierrot, «Clichés, stéréotypes, stéréotypies dans le discours de Lieuvain», Littérature , n° 36, 1979 et Le Dictionnaire des idées reçues de Flaubert , Presses universitaires de Lille, 1988. 24. Les ironies balzaciennes , sous la direction d'Éric Bordas, Christian Pirot, Saint-Cyr-sur- Loire, 2003.

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Amossy considère que l'étude de la socialitě ne peut s'effectuer à bon escient qu'au sein d'une conception communicationnelle et dialogique du texte littéraire. Dans le prolongement de sa contribution à L'analyse du discours dans les études littéraires , elle tente de montrer comment le projet sociocritique peut être pris en charge par ce qu'elle a nommé L'argumentation dans le discours 25 . De façon plus radicale encore, Dominique Maingueneau considère qu'il y va d'un véritable changement de paradigme qui entraîne une reformulation du projet sociocritique. Plutôt que de se tourner vers la linguistique pour y trouver un simple outillage, l'analyse du littéraire doit y puiser les principes qui fondent son investigation :

Ce que Ton pensait n'être qu'un simple auxiliaire intervient dans la construc- tion même des protocoles de recherche et des interprétations. Les avancées qui ont été faites en matière de genres de discours, de polyphonie énonciative, de marqueurs d'interaction orale, de processus argumentatifs, de lois du dis- cours, de relations anaphoriques, etc. amènent à poser en des termes diffé- rents les rapports entre recherches sur la langue et recherches sur la littérature. Il existe désormais un «ordre du discours» spécifique, passage obligé vers toute compréhension du fait littéraire. 26

Ce changement de perspective est manifesté dans la désignation de «discours littéraire» qui figure dans l'intitulé du dernier ouvrage de Maingueneau, et qui n'a certes rien d'innocent: il relance le débat sur la singularité absolue du texte littéraire. Irréductibilité du Texte à l'ordre du discours, comme le voudrait Claude Duchet ou, au contraire, apparte- nance à celui-ci du texte dit littéraire, étant bien entendu que l'analyse doit dégager la spécificité de fonctionnements perçus à différentes époques comme littéraires? On perçoit l'enjeu épistémologique de la question, comme ses effets sur le partage des disciplines. Ce n'est pas par hasard que la question du discours et du texte littéraire sous-tend une partie de l'entretien mené avec Claude Duchet, et que le fondateur de la sociocri- tique y redéfinit de façon insistante le discours en termes qui l'excluent de la littérarité.

Avant d'aborder la relation qui noue aujourd'hui à la sociocritique les courants de la linguistique du discours désireux d'aborder le litté- raire, on a voulu établir un historique. C'est ce à quoi s'emploie l'article inaugural de Laurence Rosier qui s'interroge sur la coexistence, et la rencontre manquée, de l'École française d'analyse du discours dominée par la figure de Michel Pêcheux, et des courants sociocritiques. Passant en revue à la fois les individus ou les groupes, les notions et les corpus, Rosier éclaire convergences et divergences en les resituant dans leur

25. C'est le titre de l'ouvrage publié en 2000 chez Nathan, dont une version remaniée doit paraître début 2006 chez Colin dans la collection Cursus. 26. Le discours littéraire, op. cit., p. 31.

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■ ANALYSE DU DISCOURS ET SOCIOCRITIQUE

contexte socio-historique et institutionnel. Sa réflexion met en place les questions qui se posent aujourd'hui: à une période où l'analyse du dis- cours dégagée de ses cadres althussériens et psychanalytiques se dote d'objectifs et de procédures nouveaux, quelles possibilités de féconda- tion mutuelle sont ouvertes aux deux disciplines? Quelles alliances sont- elles concevables en-dehors de la conjoncture originelle où l'analyse du discours ou des textes se voulaient, d'une façon ou d'une autre, dévoi- lement idéologique?

C'est aussi le questionnement qui se trouve au cœur de la réflexion d'Éric Bordas qui propose un panorama des relations conflictuelles de la sociocritique et de la stylistique en en relevant les enjeux institutionnels et politiques. Cet éclairage sur le passé débouche, non seulement sur une mise en valeur des enjeux intellectuels de la liaison (ou de la dé-liaison) entre les disciplines, mais aussi sur des propositions constructives nour- ries des dernières avancées de la stylistique. À partir du moment où celle-ci interroge le sujet dans la langue en situant les phénomènes d'expressivité singularisante dans l'histoire (des règles et des discours), elle rejoint la sociocritique. Et elle ne peut le faire, selon Bordas, que dans le cadre de l'analyse du discours qui propose à ces deux méthodes d'analyse textuelle que sont la sociocritique et la stylistique une assise et un espace de réflexion théoriques.

Suivent des études qui montrent les différentes modalités selon les- quelles la socialité du «littéraire» peut être dégagée à travers les procé- dures de l'analyse du discours: celle de Dominique Maingueneau éclaire quelques notions clés de l'analyse du discours littéraire à partir des lettres de Pascal aux Roannez; celle de Ruth Amossy exemplifie les principes de l'argumentation dans le discours sur un roman de guerre féminin de 1916; celle de Jacques Migozzi retrace le parcours de ses recherches sur Jules Vallès en montrant la nécessité du recours à la pragmatique et à la rhétorique. En privilégiant l'exemple des noms propres dans le roman du XVIIe siècle, Delphine Denis montre comment l'étude linguistique peut à son tour tirer profit des perspectives sociocritiques. Enfin, Jérôme Meizoz articule les notions de positionnement dans le champ, de posture et d'ethos à partir d'un compte rendu de Cingria sur Trotsky qui a suscité une vive polémique à la NRF.

C'est délibérément que ces cinq contributions ont voulu, après deux articles panoramiques qui engagent la réflexion théorique, porter celle-ci sur le terrain des analyses concrètes. Elles s'exercent sur des corpus variés où la littérature moderne et contemporaine - une nouvelle de Maupassant, un roman de Lucie Delarue-Mardrus, l'œuvre romanesque de Vallès, un texte de Cingria - côtoie des œuvres classiques: les romans du XVIIe, des lettres de Pascal. Comme dans L'analyse du discours

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PRÉSENTATION ■

dans les études littéraires, les limites de la littérature sont ici élargies et repensées; il ne s'agit pas de poser l'existence d'une «littérature» dans l'absolu mais bien de situer le «littéraire» et de le décliner dans ses variations institutionnelles et socio-historiques. Le choix d'analyses con- crètes permet de mettre des notions comme le discours constituant, l'ethos, la scénographie, le genre de discours, la situation de discours, la dimension argumentative, la polyphonie, etc. à l'épreuve des textes pour voir comment elles contribuent à l'analyse de la socialité. Il convient à une démarche qui se veut exploration en cours et réflexion ouverte.

La confrontation de l'analyse du discours et des tenants de la sociocritique s'effectue en fin de volume dans les deux dernières contri- butions, qui lancent la discussion et soulignent les points de dissension. Henri Mitterand, qui a été avec Claude Duchet l'un des pères fondateurs de la sociocritique et l'un des premiers à y avoir utilisé les instruments de la linguistique du discours, propose une lecture fine d'une nouvelle de Maupassant, La petite Roque. Il montre bien comment l'analyse sociocritique peut en dévoiler les strates, les couches d'implicite, les ten- sions internes et les enjeux idéologiques. Il plaide en même temps pour un élargissement de la relation entre la sociocritique et les sciences du langage: non pas seulement l'analyse du discours, mais une approche large qui prend en charge les données lexico-sémantiques aussi bien que les structures narratologiques et sémiotiques du récit. En même temps, il ouvre une polémique sur le bon usage de l'argumentation en critiquant la vulgarisation qui en a été récemment proposée dans l'enseignement secondaire. Un espace de discussion, voire de dissension, s'ouvre égale- ment avec l'entretien donné par Claude Duchet qui clôt le volume. Au- delà du témoignage précieux qu'il apporte sur la gestation de la sociocri- tique, il présente des positions sur la notion de «discours» et de «texte littéraire» qui diffèrent largement de celles qu'adopte l'analyse du dis- cours. Un premier dialogue critique, auquel on espère des suites, se noue ainsi entre le courant d'études inauguré dans le premier numéro de Litté- rature et la postérité quelque peu inattendue que représente pour cette première sociocritique l'analyse du discours contemporaine.

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