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Anarchisme Latino-Américain Et Culture

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Cet article propose un aperçu general du statut de la culture et des pratiques artistiques dans le mouvement anarchiste en Amérique latine, fin XIX-début XXe s.Este articulo propone una aproximacion general a la cultura y las artes en el movimiento anarquista latinoamericano de fines del XIX y principios del XX.This article deals with the relationship between the latin-american anarchist movement and culture and arts.

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L’anarchisme latino-américain, la littérature et les arts,

ou comment rendre populaire la culture savante et savante la culture populaire

Communication présentée à la journée d’étude « Cultures populaires et cultures savantes dans les Amériques », organisée par le groupe Amériques de l’ADICORE à l’UBS, Lorient, le 14 décembre 2007.

Joël DELHOM ADICORE, groupe Amériques

Université de Bretagne-Sud

Etant donné l’ampleur du sujet, notre objectif se limite ici à proposer un aperçu

panoramique du statut de la culture et des pratiques artistiques dans le mouvement anarchiste en

Amérique latine à la charnière du XIXe et du XXe siècle1. Peut-être convient-il de préciser, tout

d’abord, que le mouvement anarchiste latino-américain émerge autour 1880 dans le Río de la

Plata et au Mexique, et se développe jusqu’à la Première guerre mondial, tandis qu’il est plus

tardif dans les pays andins, tels le Pérou où il couvre la période 1900-1930. Nous commencerons

cet exposé par une approche synthétique, puis nous aborderons les conceptions d’un intellectuel

péruvien, avant de terminer par un exemple de subversion de la culture populaire.

Nous n’avons pas connaissance d’étude portant sur les arts graphiques dans le mouvement

anarchiste en Amérique latine, mais il est très probable que les traits dominants mis en évidence

par les travaux de Lily Litvak sur l’anarchisme espagnol2 restent pertinents, ne serait-ce qu’en

raison de la circulation permanente des hommes et de la presse entre les deux rives de

l’Atlantique ou encore des références théoriques communes. L’analyse de la littérature libertaire

latino-américaine par d’autres chercheurs concorde en outre avec les réflexions de Litvak, ce qui

tend à confirmer la validité de cette hypothèse. Nous nous appuierons donc, tout d’abord, sur les

résultats de Lily Litvak en les résumant, car ils ont une valeur générale.

Suivant les préceptes de Proudhon, Tolstoï, Kropotkine et Pelloutier, les anarchistes ont

défendu l’idée d’un art pour et par le peuple, que sa vocation édifiante rattache à la fameuse

1 Pour une vue d’ensemble de l’anarchisme latino-américain, voir El anarquismo en América Latina, selección y notas Carlos M. Rama y Angel J. Cappelletti, prólogo y cronología Angel J. Cappelletti, Caracas, Biblioteca Ayacucho, 1990, CCXVII + 481 p. ou encore Alfredo Gómez, Anarquismo y anarcosindicalismo en América latina. Colombia, Brasil, Argentina, México, Barcelona, Ruedo Ibérico, 1980, 236 p. 2 Voir Lily Litvak, La mirada roja. Estética y arte del anarquismo español (1880-1913), Barcelona, Ediciones del Serbal, 1988, 151 p. et Musa Libertaria, Arte, literatura y vida cultural del anarquismo español (1880-1913), Madrid, Fundación de Estudios Libertarios Anselmo Lorenzo, 2001, 459 p.

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« propagande par le fait », trop souvent réduite aux seuls attentats3. Ils confèrent ainsi à l’art une

mission morale et sociale de dénonciation de l’oppression et de l’exploitation, ainsi que

d’expression des aspirations de la collectivité. C’est-à-dire que l’art doit donner aux masses la

visibilité et la reconnaissance qui leur sont déniées par la société bourgeoise, permettre la prise de

conscience de classe et communiquer l’espérance révolutionnaire. Il ne peut donc être l’apanage

d’une élite ; il est l’acte de création de tout un peuple. La recherche de perfection formelle n’y est

pas prioritaire, d’ailleurs les canons et autres conventions sont théoriquement rejetés : seuls

l’expérience créatrice elle-même et le message transmis sont déterminants. C’est pourquoi les

anarchistes valorisent la création non professionnelle et la libre diffusion de l’œuvre. Dans un

élan spontanéiste et vitaliste, la liberté créative est exaltée, mais l’art pour l’art, jugé artificiel,

vide de sens, dénué de lien social, est considéré comme décadent, propre de l’oisiveté parasitaire

bourgeoise. L’esthétique a une finalité immédiate et sans prétention à la postérité ; elle ne saurait

être qu’un outil pour célébrer la dignité du travail, de la solidarité et de la lutte sociale. Il s’agit

bien d’une conception utilitariste de l’art, dont l’idéalisme du projet s’ancre généralement dans le

réalisme de la figuration.

Dans le graphisme comme d’ailleurs en littérature, les thèmes les plus représentatifs

concernent la critique des mœurs et institutions bourgeoises, sont inspirés de la vie ouvrière et

paysanne ou représentent les pauvres en victimes. Un traitement proche de la caricature, est

réservé aux ennemis du peuple, tandis que la dignité, la grandeur, l’héroïsme quotidien de celui-ci

face à la pénibilité du labeur et à la misère de sa condition sont mis en exergue. Dans un système

simpliste et manichéen, les travailleurs, hommes, femmes et enfants, humiliés et abusés,

affrontent des personnages archétypiques qui représentent l’Etat (politicien, juge, policier,

militaire), le Capital (bourgeois, patron) et la Religion (prêtre, religieuse)4. La technique du

contraste pour opposer les bons aux mauvais est très souvent employée dans les dessins, les

œuvres en prose et les pièces de théâtre, afin de mettre en évidence l’importance des différences

de classes et des antagonismes irréductibles5. Le message doit être immédiatement décodable et

emporter l’adhésion, ce qui implique avant tout la recherche de l’efficacité. Lily Litvak souligne

3 Notamment, en version espagnole : P. J. Proudhon, El principio del arte y de su destino social, trad. y ed. de E. G. de Quintanilla, Buenos Aires, 1894 ; F. Pelloutier, El arte y la rebeldía, La Coruña, Biblioteca El Corsario, 1896 ; L. Tolstoi, ¿Qué es el arte?, trad. de A. Riera, Barcelona, Maucci, 1902. On peut citer aussi la brochure de A. Retté, Arte y socialismo, Buenos Aires, Ed. La Montaña, 1897. L’un des premiers utopistes anarchistes à promouvoir un art engagé fut Joseph Déjacque dans son Humanisphère (New York, 1858-1859). 4 Voir L. Litvak, La mirada roja, op. cit. et Jean Andreu, Maurice Fraysse, Eva Golluscio, Anarkos. Literaturas libertarias de América del Sur, Buenos Aires, Corregidor, 1990, 262 p. 5 Cette technique est aussi soulignée par Eva Golluscio de Montoya, Teatro y folletines libertarios ríoplatenses (1895-1910) (Estudio y Antología), Ottawa, Girol Books, 1996, 224 p., et par David Doillon, « Portrait de l'anarchiste dans l'oeuvre littéraire de Ricardo Flores Magón », Belphégor, Littérature populaire et culture médiatique, Vol. VI, n° 2, juin 2007, < http://etc.dal.ca/belphegor/vol6_no2/articles/06_02_doill_port_fr.html>.

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qu’au niveau technique, les anarchistes ont pris conscience des possibilités artistiques et

idéologiques de la typographie, rendant possible une lecture plus dynamique, plus dramatique,

plus émotive du texte et de l’image. Par le biais de portraits, une place est faite à l’élaboration

d’un martyrologe et d’une mémoire historique propre, un des aspects fondamentaux de toute

culture ; nous aurons l’occasion d’y revenir. On remarque aussi la présence d’une esthétique du

machinisme et du progrès technique qui annonce le futurisme, d’où un double mouvement

paradoxal : l’horreur de l’exploitation industrielle et l’admiration du pouvoir de transformer le

monde. Pour Litvak, « Ces dessins sont l’expression de nouvelles formes, d’un nouveau langage

plastique qui s’adapte à de nouvelles réalités exprimées au moyen de nouveaux vecteurs »6. On

comprend pourquoi des peintres impressionnistes ou néo-impressionnistes tels que Monet,

Pissarro, Seurat, Signac ou Luce sont appréciés dans le mouvement libertaire, sans parler des

dessinateurs tels que Steinlen, qui mettent en scène les malheureux de toute espèce.

Dans leur ouvrage intitulé Anarkos. Literaturas libertarias de América del Sur, Jean

Andreu, Maurice Fraysse et Eva Golluscio considèrent que les anarchistes argentins, uruguayens,

paraguayens et chiliens ont élaboré, à l’aube du XXe siècle, une « contre-culture » prolétaire

s’opposant à la culture oligarchique dominante7. La littérature produite (poésie, théâtre, récit),

dont ces chercheurs proposent une anthologie, se caractérise par son contenu idéologique

protestataire et prosélytique, qui s’inscrit dans la réalité sociale populaire en s’écartant

radicalement des tableaux folkloriques ou pittoresques de la littérature bourgeoise. Avec un

lyrisme candide et pathétique, mais efficace, elle met en scène les conflits de classes et la révolte

individuelle ou collective en leur donnant un sens libertaire. Ainsi, sont mis en avant la

destruction des moyens de production comme forme de lutte, la justice populaire, l’émancipation

de l’individu par l’instruction, etc. L’art, conçu comme une arme de combat, est au service de

l’idéologie, l’incarne, dans une « poétique de l’urgence » sociale, dont la fonction serait de libérer

l’individu opprimé et aliéné par la culture bourgeoise8. Les auteurs parlent d’esthétique

6 L. Litvak, La mirada roja, op. cit., p. 61. Nous traduisons tous les textes en espagnol. 7 J. Andreu et al., Anarkos, op. cit. Pour le Pérou, Gonzalo Espino Relucé préfère parler de « culture ouvrière alternative » dans son anthologie La Lira rebelde proletaria, Lima, Tarea, 1984, p. 23-27 (accessible sur Internet <http://sisbib.unmsm.edu.pe/BibVirtual/libros/literatura/lira_rebelde/contenido.htm>). La diversité des expressions recouvre en fait une même réalité d’opposition à la culture dominante : « Ainsi, la culture devient pour les ouvriers de notre pays [Pérou] un exercice de dissociation ; dans la mesure où elle apportait des éléments pour mettre en question l’ordre établi. Lire signifiait, en dernière instance, conspirer. Assister à une soirée littéraire-musicale revenait à reconnaître un autre type de valeurs. Participer aux événements anarcho-syndicalistes était un défi. Précisément parce que la pratique culturelle des travailleurs et l’organisation et la lutte pour la conquête des besoins les plus nécessaires sont deux aspects d’un même fait social : l’affrontement des couches populaires à la domination exclusive de l’oligarchie », ibid., p. 24. 8 Urgence, car cette littérature chercherait simplement une efficacité instantanée pour susciter l’identification, l’adhésion et la révolte (J. Andreu et al., Anarkos, op. cit., p. 10-11). Pour une analyse des caractéristiques de la

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révolutionnaire expressionniste, subordonnée à une éthique. Le discours littéraire est adapté aux

compétences limitées du destinataire et constitue un témoignage délibéré d’une certaine réalité

sociale : « En vérité – écrivent les éditeurs de l’anthologie –, il s’agit d’une littérature de première

intention, souvent imprécatoire, qui rejette toute distance trop grande entre contenus et formes,

afin d’éviter tout risque de futilité ludique. Pour l’écrivain anarchiste, travailleur manuel souvent

autodidacte ou travailleur intellectuel dont l’écriture est l’outil, l’esthétique est un moyen et pas

une fin »9. En ce qui concerne les œuvres du Mexicain Ricardo Flores Magón, David Doillon

souligne l’utilisation, à des fins didactiques, du récit bref rappelant la parabole biblique et la mise

en œuvre de procédés littéraires tels que les répétitions incantatoires, le ton prophétique, les

impératifs ou les allégories, outre les archétypes et les contrastes absolus que nous avons déjà

signalés.

C’est déjà en soi un lien avec la culture populaire locale, qui se traduit également par des

références à l’environnement naturel et matériel ouvrier ou paysan, ou bien encore par le recours

à des formes telles que les chansons et les hymnes10. De nouveaux textes d’inspiration sociale

sont souvent plaqués sur des mélodies en vogue. Il y a, notamment, dans le Río de la Plata, une

production gauchesca anarchiste qui remplace et imite les payadores, ces chanteurs-poètes

populaires déjà en voie de disparition dans les campagnes. Les idées révolutionnaires sont ainsi

diffusées largement au moyen de milongas, guajiras, habaneras et autres tangos en zone rurale

comme dans les bas-fonds des villes11. Au Pérou aussi, l’activité musicale était importante. Un

militant ouvrier fit jouer une « Symphonie du travail » dans un important théâtre de Lima :

« Ainsi est créé le Chœur Ouvrier – écrit Gonzalo Espino Relucé –. L’apport des travailleurs

urbains sera la chanson libertaire et la valse créole, vilipendée par les classes supérieures de

l’époque »12. Il existait d’ailleurs des carnets de chants et les soirées musicales et littéraires

étaient très fréquentes. Ayant le plus souvent une finalité solidaire (récolte de fonds pour des

prisonniers, pour un journal, une tournée de propagande ou une école, etc.), elles rompaient avec

la logique commerciale des activités récréatives de la société bourgeoise. Le chant y alternait

avec des conférences, des représentations théâtrales et des déclamations poétiques ; un bal

pouvait aussi clôturer l’événement. Transmises oralement, la poésie et la chanson ont ceci de

poésie ouvrière péruvienne et des valeurs qui la sous-tendent, voir G. Espino Relucé, La Lira rebelde proletaria, op. cit., p. 41-49. 9 J. Andreu et al., Anarkos, op. cit., p. 12. 10 D. Doillon, « Portrait de l'anarchiste… », art. cit. 11 El anarquismo en América Latina, op. cit., p. LIII et Gonzalo Zaragoza, Anarquismo argentino (1876-1902), Madrid, Ediciones de la Torre (col. Nuestro Mundo –Historia ; 47), 1996, p. 422-424. 12 G. Espino Relucé, La Lira rebelde proletaria, op. cit., p. 26 ; voir aussi les p. 33 et 38-40. Sur la valse créole, principale forme d’expression musicale populaire entre 1900 et les années trente, voir Steve Stein, « El vals criollo y los valores de la clase trabajadora en la Lima de comienzos de siglo XX », Socialismo y Participación, Lima, n° 17, marzo 1982, p. 43-50.

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commun qu’elles favorisent une véritable appropriation collective, l’auteur et sa personnalité

propre passant au second plan. L’expression poétique, plus ou moins formalisée, est une

constante dans la presse ouvrière et tend à se caractériser par l’effacement de l’auteur au profit du

groupe social13. C’est l’expérience commune et non la singularité qui prime. Si les anarchistes

n’hésitaient pas à emprunter à la culture populaire, ils en combattaient aussi certaines

manifestations qu’ils jugeaient néfastes à l’élévation morale et intellectuelle ou à l’esprit

révolutionnaire. Juan Suriano souligne que la fréquentation des débits de boisson, le carnaval, le

cirque, les saynètes, le théâtre créole, la lutte et le football plus tard, n’avaient pas les faveurs des

anarchistes argentins, qui promouvaient en revanche les pique-niques et randonnées champêtres

d’inspiration hygiéniste14. Ainsi, donc, leurs loisirs constituaient à la fois des alternatives

familiales aux pratiques culturelles bourgeoises et populaires. Mais pour J. Suriano, bien que le

loisir festif libertaire empruntât aux deux, « […] il semblait plus proche de la culture savante qui

lui servait de modèle, mais sur laquelle il opérait un changement de signification conforme à la

doctrine anarchiste »15.

Comme le recommandait Kropotkine, de jeunes artistes et intellectuels de la classe

moyenne se sont engagés aux côtés des prolétaires, comme publicistes, conférenciers ou pour

créer un art qui conjugue révolte sociale et esthétique. L’organisation de conférences était un

moyen efficace de propagande, qui pouvait rassembler plusieurs centaines de personnes. Juan

Suriano a pu dénombrer deux cent quatre-vingt-treize conférences pour la seule année 1909 à

Buenos Aires16 ! Pour l’Argentine, on peut citer par exemple, les écrivains Félix Basterra,

Mariano Cortés, Santiago Locascio, Pascual Guaglianone, Eduardo Gilimón, José de Maturana,

Rodolfo González Pacheco et surtout Alberto Ghiraldo, demeuré célèbre17. En 1896, Ghiraldo

lance El Obrero, le premier quotidien ouvrier argentin, déjà représentatif d’une mentalité en ceci

qu’il accorde autant de place à l’art qu’à la propagande : « […] la nouvelle [cuento] de nature

sociale alternait avec la chronique littéraire et l’article doctrinaire ou purement de combat avec la

note d’art ou de critique […] »18. À partir de 1900, Ghiraldo devient un actif propagandiste

anarchiste et c’est en grande partie grâce à lui, que le modernisme littéraire acquiert un contenu

13 G. Espino Relucé emploie les expressions « écrivain collectif » et « écrivain indifférencié », La Lira rebelde proletaria, op. cit., p. 30. 14 Juan Suriano, Auge y caída del anarquismo. Argentina, 1880-1930, Buenos Aires, Capital Intelectual, 2005, p. 46-51, et du même auteur, Anarquistas. Cultura y política libertaria en Buenos Aires, 1890-1910, Buenos Aires, Manantial, 2001, p. 145-178. 15 J. Suriano, Auge y caída del anarquismo, op. cit., p. 48. 16 J. Suriano, Anarquistas, op. cit., p. 120. Les principaux thèmes des conférences sont présentés p. 125. 17 Voir G. Zaragoza, Anarquismo argentino, op. cit., p. 409-419, et J. Suriano, Anarquistas, op. cit., p. 126-136. 18 A. Ghiraldo, Humano ardor (1930 ; roman autobiographique), cité par G. Zaragoza, Anarquismo argentino, op. cit., p. 412.

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social. Cette élite intellectuelle adhère généralement à une esthétique d’avant-garde, tandis que

les auteurs et artistes prolétaires s’expriment sur un mode bien plus ingénu.

Le théâtre social ou révolutionnaire occupe une place privilégiée dans la création et les

pratiques socio-culturelles anarchistes. Gonzalo Zaragoza signale, parmi les troupes de théâtre

amateur, l’Académie philodramatique Ermette Zacconi à Buenos Aires, qui jouait au moins deux

fois par mois de 1897 à 1900, et la troupe « Enrique Ibsen » à Rosario, qui mit en scène trente

pièces en 1900. Rares étaient les dimanches sans représentation. Le théâtre Doria, dans la

capitale, était même spécialisé dans les spectacles populaires19. D’après Juan Suriano, entre 1900

et 1910, il y avait en moyenne quatre représentations mensuelles à Buenos Aires avec cinq cents

spectateurs20. Rappelons pour mémoire que l’un des plus grands dramaturges du Río de la Plata,

l’Uruguayen Florencio Sánchez, fut anarchiste. Eva Golluscio, qui a étudié le théâtre libertaire de

la région et en propose aussi une sélection, distingue parmi les caractéristiques principales de ces

œuvres dramatiques leur brièveté, leur simplicité et la recherche d’une connivence avec

l’auditoire. La brièveté s’explique par le fait que les représentations sont insérées dans un

programme culturel plus large (conférences, concerts, chants, bals, numéros comiques, etc.) ; la

simplicité dans la structure et le langage, vise à toucher un public semi-analphabète d’origines

différentes ; enfin, la connivence est suscitée tant par les nombreux monologues, proches des

harangues et proclamations révolutionnaires, que par les éléments paratextuels d’ancrage local

(chansons populaires, personnages, lieux, allusions politiques, etc.)21. Ricardo Florés Magón avait

aussi compris l’excellence du théâtre comme moyen de propagande, notamment pour ceux qui ne

pouvaient accéder à l’écrit dans les campagnes mexicaines. Quant au Pérou, des groupes

artistiques sont organisés à partir de 190822.

Eva Goluscio insiste également sur l’importance des feuilletons publiés dans la presse et

ensuite distribués en brochures23. Ces romans sociaux étaient très appréciés des femmes qu’ils

faisaient ainsi accéder à la propagande. Parmi d’autres thèmes (immigration, abus des puissants,

vie dans les quartiers et à l’usine, etc.), une place importante y est faite à la condition féminine et

à l’enfance abandonnée. La violence faite aux femmes, l’amour libre, la contraception et

l’avortement sont des questions abordées à partir d’un système de valeurs anti-conformiste. Le

mouvement anarchiste concevait la libération féminine comme un aspect du rejet de la société

19 G. Zaragoza, Anarquismo argentino, op. cit., p. 428-433. 20 J. Suriano, Anarquistas, op. cit., p. 170. 21 E. Golluscio, Teatro y folletines…, op. cit., p. 9-11. Voir aussi J. Suriano, Anarquistas, op. cit., p. 161-173. 22 G. Espino Relucé, La Lira rebelde proletaria, op. cit., p. 26. 23 E. Golluscio, Teatro y folletines…, op. cit., p. 17 sq. Parmi les auteurs publiés en feuilletons dans La Protesta, J. Suriano, signale Maxime Gorki, Catulle Mendès, Anatole France, Joaquín Dicenta, Alberto Ghiraldo et José de Maturana (Anarquistas, op. cit., p. 199-200).

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bourgeoise et de la religion catholique24. L’union libre, la libération sexuelle et la contraception

étaient promus dans la presse ou par des groupes féministes libertaires présents dès 1895 à

Buenos Aires et disposant l’année suivante du journal La Voz de la Mujer. A Lima, il existait

aussi un « Centre Féminin La Femme Libertaire » et le mensuel La Protesta (1911-1926) intégra

une chronique « Féminines » à partir de février 1922. Le choix de prénoms symboliques pour les

enfants des familles libertaires (Aube, Egalité, Floréal, Germinal, Harmonie, Liberté, Mélodie,

Solidaire…) dénote également la proposition d’une alternative à la culture dominante25.

Considérant que l’émancipation doit d’abord intervenir dans les esprits, l’anarchisme a

toujours octroyé la priorité à l’instruction des individus. Tout nouveau militant était invité à lire le

plus possible et avait à cœur d’accroître ses connaissances. La production littéraire, sociologique

et scientifique a donc été relayée par les cercles ouvriers, souvent dénommés « centres d’études

sociales », qui diffusaient des livres et d’innombrables brochures, et par la presse militante, la

principale voie d’accès populaire à la culture. G. Espino Relucé signale, par exemple, que le

journal El Nudito publia en 1920 une « Feuille Littéraire » à l’intention des ouvrières du textile de

Lima26. En Argentine, bien que l’art, la littérature et le théâtre fussent présents dans la presse

généraliste militante, des périodiques spécifiques existaient aussi (Martín Fierro, Letras, Ideas y

Figuras), ainsi que des revues mixtes de « Sociologie, arts et lettres » (Ciencia Social, La

Question Sociale, Germen)27. Le fait que les principaux lots des tombolas étaient souvent des

livres démontre bien leur valeur symbolique28. La grande littérature était ainsi présente dans les

bibliothèques anarchistes. On peut mentionner Honoré de Balzac, Victor Hugo, Emile Zola,

Eugène Sue et Léon Tolstoï, par exemple. Gonzalo Zaragoza rappelle qu’à la mort de Zola en

1902, sa mémoire fut honorée par une manifestation sur la place de Mai à Buenos Aires où les

24 Les brochures suivantes furent publiées à Buenos Aires : A las mujeres que estudian, Biblioteca La Questione Sociale, 1895 ; Ana María Monzoni, A las hijas del pueblo, Biblioteca La Questione Sociale, 1895 ; Soledad Gustavo, A las proletarias, Biblioteca La Questione Sociale, 1896 ; C. Albert, El amor libre, Ed. Biblioteca Libertaria, 1900 ; P. Kropotkin, J. Prat, A las mujeres, El Orden, 1904. Et à Rosario : Dr. E. Z. Arana, La mujer y la familia, Ciencia y Progreso, 1897. Cf. Iaacov Oved, El Anarquismo y el movimiento obrero en Argentina, México, Siglo XXI (América nuestra ; 14.), 1978, p. 434-435. Sur le point de vue développé par un écrivain péruvien sur les questions de la femme et de la famille, voir nos articles « El discurso sobre la mujer y su emancipación en Manuel González Prada: entre romanticismo, positivismo y anarquismo », Perversas y divinas. La representación de la mujer en las literaturas hispánicas: el fin de siglo pasado y/o el fin de milenio actual, Carme Riera, Meri Torras e Isabel Clúa (eds.), t. 1, Caracas-Valencia, Ediciones Ex Cultura, 2002, p. 183-190 et « Manuel González Prada : une conception libertaire de l’éducation et de la famille », Famille et éducation en Espagne et en Amérique latine, Jean-Louis Guereña (dir.), Tours, Publications de l’Université François Rabelais-CIREMIA (Série « Etudes hispaniques » ; XV-XVI), 2002, p. 619-629. 25 G. Zaragoza, Anarquismo argentino, op. cit., p. 438-442 et G. Espino Relucé, La Lira rebelde proletaria, op. cit., p. 25. 26 G. Espino Relucé, La Lira rebelde proletaria, op. cit., p. 24-25 et 32. 27 J. Suriano, Anarquistas, op. cit., p. 114 et 199. Voir d’une manière plus large le chapitre consacré à la presse anarchiste, p. 179-215. 28 Ibid., p. 113. Outre les ouvrages de théoriciens anarchistes, Suriano cite ceux de Zola, Pérez Galdós et Michelet.

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orateurs le revendiquaient comme anarchiste29. Les œuvres de certains dramaturges étaient aussi

très appréciées : citons les Allemands Hermann Sudermann et Gerhart Hauptmann (prix Nobel en

1912), le Russe Maxime Gorki, le Norvégien Henrik Ibsen, les Français Octave Mirbeau et Paul

Hervieu (Académie française en 1900), les Espagnols Benito Pérez Galdós et Joaquín Dicenta,

souvent joués à Buenos Aires30. Les troupes de théâtre amateur ne montaient donc pas que des

pièces écrites par les activistes locaux, ce qui révèle l’articulation de cette contre-culture

populaire à une littérature plus savante, généralement réaliste ou naturaliste. Des cercles

libertaires avaient d’ailleurs pris pour nom « Ibsen » et « Emile Zola »31.

En ce qui concerne la presse, certains journaux ont atteint un tirage important sur une

longue durée (parfois plus de dix ans) et ont pu avoir un impact culturel considérable sur la

population ouvrière. Au Mexique, le journal Regeneración (1900-1918), que dirigea Ricardo

Florés Magón, tirait à plus de dix mille exemplaires entre 1910 et 1914 et doubla même son tirage

en 1911. Il proposait à la vente par correspondance les œuvres majeures de la littérature et des

sciences, qui étaient alors considérées progressistes ou révolutionnaires. Pour donner des noms

que nous n’avons pas encore mentionnés : Karl Marx, Friedrich Engels, Georges Sorel, Charles

Darwin, Herbert Spencer, Ernest Renan, Pío Baroja, Edgar Poe, Anton Tchekhov, Anatole

France, Charles Baudelaire, Alphonse Daudet, Gustave Flaubert, Théophile Gautier, Edmond de

Goncourt, Guy de Maupassant, Prosper Mérimée32... Il est évident que pour les anarchistes, la

grande littérature est européenne, ce qui ne rompt pas avec l’européocentrisme culturel des élites

latino-américaines. Rien qu’à Buenos Aires, parurent au moins quatre-vingt dix publications

anarchistes entre 1879 et 191233. Le journal individualiste El Perseguido, entre 1890 et 1896, eut

un tirage de deux à quatre mille exemplaires. Entre 1897 et 1903, les trois périodiques principaux

(La Protesta, El Rebelde et L’Avvenire) totalisaient des ventes de huit à dix mille numéros. La

Protesta (1897- ), le titre le plus important et le plus durable (il existe toujours), d’abord bi-

mensuel, devint hebdomadaire en 1900 et quotidien en 1904. Il tirait à quatre mille exemplaires

en 1900 et le tirage du journal atteignit même seize mille exemplaires début 191034. Dès 1901,

des brochures de quarante-huit pages pouvaient être éditées à dix mille exemplaires et distribuées

par souscription volontaire dans toute l’Amérique et en Europe35. Des sections bibliographiques

29 G. Zaragoza, Anarquismo argentino, op. cit., p. 409. 30 E. Golluscio, Teatro y folletines…, op. cit., p. 8 ; G. Zaragoza, Anarquismo argentino, op. cit., p. 427-428 ; I. Oved, El Anarquismo…, op. cit., p. 71. 31 J. Suriano, Auge y caída del anarquismo, op. cit., p. 44. 32 Voir D. Doillon, « Portrait de l'anarchiste… », art. cit. 33 J. Suriano, Anarquistas, op. cit., p. 214, n. 73. 34 Ibid., p. 186-188. En 1904, La Protesta avait des agents qui vendaient le journal à Rosario, Mendoza, Santa Fe, San Pedro, La Plata, Mar del Plata, Junín, Los Toldos, Paraná, Tucumán et Zárate (ibid., p. 203). 35 E. Golluscio, Teatro y folletines…, op. cit., p. 32-33

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ou critiques dans la presse militante annonçaient les nouvelles parutions et formaient patiemment

le goût des lecteurs. A partir de 1908, La Protesta édita aussi un supplément de haut niveau

intellectuel à caractère littéraire et idéologique. Pour l’Argentine, Juan Suriano a évalué la

production de livres et brochures anarchistes à quelques vingt mille à quarante mille exemplaires

par an36. L’activité éditoriale était donc foisonnante et des concours littéraires et autres prix

dramatiques étaient même organisés, ce qui prouve le développement d’une véritable esthétique.

Grâce à la presse, certains auteurs anarchistes tels que l’Argentin Alberto Ghiraldo, le Chilien

Víctor Domingo Silva, l’Hispano-paraguayen Rafael Barrett ou le Péruvien Manuel González

Prada, ont même acquis un statut d’écrivain consacré37.

Il ne faut pas oublier que tout cela se produit dans un contexte global de démocratisation

de l’édition et de la lecture, parallèle à un considérable effort local d’alphabétisation du

prolétariat38. Selon les recensements, le taux d’alphabétisation à Lima s’élevait à 68 % en 1908 et

à près de 75 % en 1920 (76 % pour les hommes et 73 % pour les femmes). Et ceux qui ne

savaient pas lire pouvaient bénéficier des lectures publiques ou des représentations théâtrales.

L’intérêt du mouvement anarchiste pour l’éducation s’est aussi traduit par la création d’écoles

diurnes et nocturnes, destinées aux enfants ou aux adultes et basées sur des méthodes

pédagogiques alternatives privilégiant la liberté individuelle, le rationalisme et une morale laïque.

En 1903, le Troisième congrès de la Fédération ouvrière argentine (FOA) se prononçait pour la

création d’écoles dans les termes suivants : « La devise de ces écoles sera la liberté par

l’éducation, et l’instruction esthétique et l’apprentissage manuel devront être associés à

l’enseignement scientifique en ayant toujours comme objectif l’épanouissement intégral de toutes

36 J. Suriano, Anarquistas, op. cit., p. 117. 37 Pour une évocation plus détaillée des principaux écrivains et intellectuels anarchistes latino-américains et une anthologie de textes, voir América Latina, op. cit., notamment, pour les Argentins, les p. XLIV sq. sur Alberto Ghiraldo, XLIX sq. sur Rodolfo González Pacheco, LVI sq. sur Diego Abad de Santillán, LIX sq. sur Emilio López Arango et Manuel Villar ; pour les Uruguayens, les p. LXVII sq. sur Florencio Sánchez, LXXIV sq. sur Ernesto Herrera et Edmundo Bianchi ; sur le Paraguayen Rafael Barrett, les p. LXXIX sq. ; pour les Chiliens, les p. XCIII sq. sur Francisco Pezoa et Antonio Acevedo Hernández ; sur le Péruvien Manuel González Prada, les p. CIII sq. ; pour les Brésiliens, les p. CXXXIX sq. sur Lima Barreto, CXL sq. sur Neno Vasco, Fabio dos Santos Luz et José Oiticica ; et enfin les p. CLXXXIV sq. sur le Mexicain Ricardo Flores Magón. Voir également, Carlos M. Rama, « Los intelectuales y el anarquismo latinoamericano », Cuadernos Americanos, México, vol. CCXXVII, n 6, nov.-dic., 1979, p. 134-151 et Angel J. Cappelletti, Hechos y figuras del anarquismo hispanoamericano, Móstoles, Ed. Madre Tierra, 1990, 139 p. 38 Voir Laura Miller, « La mujer obrera en Lima, 1900-1930 », dans Steve Stein (comp.), Lima obrera, 1900-1930, Lima, El Virrey, 1987, p. 19 et 34. Au Pérou, Manuel Burga et Alberto Flores Galindo estiment aussi que la majorité du prolétariat urbain était alphabétisé, ce qui peut s’expliquer en partie par le déclassement d’un nombre considérable d’artisans ; voir Manuel Burga, Alberto Flores Galindo, Apogeo y crisis de la República Aristocrática, Lima, Rikchay Perú, 1987, 4a ed., p. 151-152. En Argentine, l’analphabétisme urbain était également très faible et Juan Suriano considère que le développement de l’éducation publique y est en grande partie responsable de l’échec de l’alternative pédagogique libertaire. Voir J. Suriano, « Le projet éducatif de l’anarchisme argentin, 1900-1916 », Histoire et sociétés de l’Amérique latine, Paris, n° 12, 2000 (2), p. 53-71, et le chapitre deux, intitulé « El proyecto cultural alternativo », du petit livre du même auteur, Auge y caída del anarquismo, op. cit., p. 39-51.

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les facultés »39. Gonzalo Zaragoza mentionne un plan d’études de 1901, qui prévoyait

l’enseignement de l’histoire du mouvement anarchiste et de la littérature révolutionnaire, outre

celui des matières classiques40. L’ambition était bien d’élaborer une nouvelle culture,

authentiquement populaire, mais qui revendiquait aussi les grandes œuvres du patrimoine de

l’humanité41.

Passons maintenant du général au particulier et intéressons-nous à la pensée d’un

intellectuel anarchiste du Pérou, d’origine aristocratique, Manuel González Prada (1844-1918).

Etant lui-même pétri de culture savante, il en reconnaît la valeur universelle et aspire à la rendre

accessible à tous42. Il insiste, par exemple, sur l’importance de la vulgarisation pour démocratiser

le savoir, tout en reconnaissant que vulgariser est extrêmement difficile. Pour avoir une influence

sociale, dit-il, l’écrivain doit être de son temps, s’exprimer avec clarté et naturel. Par conséquent,

il plaide pour une prose proche de l’oralité, spontanée, moderne et énergique, qui doit s’inspirer

du langage populaire pour se renouveler43. Il valorise la souplesse, la concision, la simplicité et

surtout l’intelligibilité. Adoptant une approche évolutionniste de la langue, il appelle de ses vœux

l’intégration des néologismes, ceux de la rue comme ceux des sciences et techniques, et il rejette

les archaïsmes. Il conçoit ainsi un double mouvement de fusion sociale par la culture et la langue,

descendant des élites vers les masses et ascendant des masses vers les élites44.

Son intérêt pour la presse, comme moyen d’accéder à un lectorat plus vaste, est un de ses

traits caractéristiques45. Pratiquement toute sa production a vu le jour dans les journaux. Avant de

collaborer assidûment à Los Parias de 1904 à 1909, le premier organe anarcho-syndicaliste

péruvien, dans lequel il insérait de nombreuses citations d’auteurs européens et même des

critiques d’ouvrages46, il écrivait dans des publications libérales proches des loges maçonniques,

telles que La Luz Eléctrica, La Integridad, Germinal, La Idea Libre et El Libre Pensamiento,

dont l’objectif était la critique socio-politique et l’éducation des classes populaires, ou encore il 39 Cité par J. Suriano, Anarquistas, op. cit., p. 230. 40 G. Zaragoza, Anarquismo argentino, op. cit., p. 433-436. Voir aussi, J. Suriano, Anarquistas, op. cit., p. 217-254. 41 Pour se faire une idée plus précise de la culture anarchiste hispanophone, voir Bert Hofman, Pere Joan i Tous, Manfred Tietz (eds.), El anarquismo español y sus tradiciones culturales, Frankfurt-Madrid, Vervuert-Iberoamericana, 1995, 442 p. 42 Voir notre article « Manuel González Prada et la culture européenne », Colloque Europe-Amérique latine : réceptions et réélaborations sociales, culturelles et linguistiques aux XIXe et XXe siècles (Angers, 27-28 novembre 1992), Angers, Alfil éd.-ALMOREAL-Bibliothèque Municipale d’Angers, 1993, p. 123-148. 43 Voir M. González Prada, « Conferencia en el Ateneo de Lima », Páginas libres, dans Páginas libres. Horas de lucha, pról. y notas de Luis Alberto Sánchez, Caracas, Biblioteca Ayacucho, 1976, 399 p. 44 Voir M. González Prada, « Notas acerca del idioma », Páginas libres, ibid. Prada a lui-même proposé et utilisé une simplification orthographique de l’espagnol. 45 Voir notre article : « Manuel González Prada y la prensa del Perú », Prensa, impresos, lectura en el mundo hispánico contemporáneo. Homenaje a Jean-François Botrel, Jean-Michel Desvois (ed.), Pessac, PILAR-Presses Universitaires de Bordeaux, 2005, p. 363-374. 46 Voir M. González Prada, “Un libro”, Prosa menuda, Buenos Aires, Imán, 1941, p. 215-216.

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donnait des conférences publiques. Les intellectuels et la presse avaient, selon lui, un devoir

moral d’éducation des masses. C’est d’ailleurs la fonction qu’il assigne d’une manière générale à

la littérature, qu’il considère indissociable de l'évolution de la société, tant dans ses aspects

politiques et sociaux que scientifiques ou philosophiques. Sa critique de l'ordre établi puise

directement dans le bouillonnement intellectuel et scientifique de son époque et la culture

européenne, dont Prada est le principal introducteur dans son pays, est une arme dans son combat

pour la modernisation du Pérou. On ne peut qu'être frappé, à la lecture de son œuvre, par

l'abondance et la variété des références explicites, dont environ la moitié lui sont

contemporaines47.

Prada insiste sur la fonction sociale de l’écrivain et de l’artiste en général. Leur sens

civique doit les porter à œuvrer pour le progrès et à donner l’exemple d’une incorruptibilité

totale. Voltaire, Lamartine, Hugo, Zola et Ibsen sont pour lui des modèles. Il loue notamment le

théâtre qui pose les problèmes sociaux et critique les puissants48. Instruire et divertir sont des

finalités civilisatrices qu’il attribue à la culture49. La poésie, par exemple, ne doit pas privilégier

la forme au détriment du fond, en instillant des inexactitudes scientifiques. Les arts peuvent et

doivent être, selon lui, des vecteurs de savoir, en étant des expressions du réel. Aussi écrit-il :

[…] le bon poète synthétise les idées analytiques de son époque, et sert d’intermédiaire entre le savant abscons et les multitudes débutantes. […]

Est-ce à dire que toute composition poétique résume un aphorisme d’Hygiène, un théorème de Géométrie ou un problème d’Algèbre ? Non ; mais si toute vérité contient un fond de poésie, pourquoi toute poésie ne doit-elle pas contenir un fond de vérité ? Pourquoi, si la Science n’est pas anti-poétique, la Poésie doit-elle être anti-scientifique ? Les meilleurs poèmes modernes n’emmagasinent pas un grain de science, tandis que les œuvres scientifiques regorgent de poésie. Les productions majeures vivent non seulement par le style, mais par la quantité de vérités qu’elles renferment.50

« L’Art libre » qu’il préconise doit, certes, être indépendant, mais il doit toutefois respecter la

raison et refléter le savoir de son époque51. Et surtout, l’art doit aussi être populaire, c’est-à-dire

qu’il doit être accessible à tous et pas seulement à une élite52. « Evidemment – dit-il –, une œuvre

47 Voir notre thèse, Manuel González Prada et ses sources d'influence. De la philosophie à la politique, Université de Perpignan, 1996, 697 p., 2 vol. 48 Voir M. González Prada, « Libertad de escribir », Páginas libres, op. cit. 49 Voir M. González Prada, « Discurso en el Palacio de la Exposición », ibid. 50 M. González Prada, « Los fragmentos de Luzbel », ibid., p. 163. 51 Voir M. González Prada, « Conferencia en el Ateneo de Lima » et « Discurso en el Palacio de la Exposición », Páginas libres, op. cit. 52 Notons aussi qu’il se refuse à considérer les écrivains et les artistes comme supérieurs aux « commerçants, industriels et travailleurs », autrement dit, il proclame l’égalité, sinon même la supériorité, des manuels sur les intellectuels, du fait de leur utilité sociale plus fondamentale : « S’il y a un produit humain qui s’élève au-dessus de tous les autres, c’est la science. La peinture, la sculpture et la musique ont-elles civilisé l’homme ? Non. L’art n’est pas la racine mais la fleur des civilisations […] l’art n’est rien de plus qu’un jeu sérieux d’hommes mûrs. […] L’art

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d’art ne prouve pas comme un syllogisme ni ne moralise comme une maxime ; mais elle doit

faire penser ou ressentir, elle doit suggérer quelque chose, non seulement aux initiés au

symbolisme de l’atelier, mais aussi aux foules ignorantes de toute formule conventionnelle »53.

Prada considère que la beauté est dans la nature et que l’art doit exprimer la vie. Ceci implique

une revendication de l’art païen, sensible à la beauté du corps, et un rejet viscéral de l’art

chrétien, qui est pour lui la glorification de la souffrance et de la mort. « Il nous manque des

œuvres imprégnées d’humanité, c’est-à-dire de véritable paganisme »54, tranche-t-il.

Pourquoi cette insistance sur la fonction sociale de l’art ou de la science ? Tout

simplement parce que l’écrivain, l’artiste, le scientifique sont perçus comme les artisans de la

révolution dans le champ des idées, qui précède nécessairement la révolution sur le terrain des

faits55. Prada prétend que « C’est à l’écrivain qu’il revient d’ouvrir les yeux des foules et de les

préparer pour que le grand mouvement de liquidation sociale, qui débute aujourd’hui dans les

nations les plus civilisées, ne les prenne pas de court »56. Son mot d’ordre « propagande et

attaque » résume cet idéal social d’engagement aux côtés du peuple et de lutte pour la liberté, la

justice et la vérité. L’homme de culture et de science a un devoir « d’indiscipline et

d’insoumission », il doit élever le débat public, « défendre l’opprimé », œuvrer pour la

« régénération sociale », détourner les énergies des luttes politiques vers les luttes sociales, les

seules qui vaillent. Il est donc à la fois celui qui flétrit les élites (l’anti-courtisan) et celui qui

aiguillonne le peuple (l’anti-populiste), car, dit aussi Prada : « Il faut montrer au peuple l’horreur

de son avilissement et de sa misère »57. Pourtant, Prada prend soin d’affirmer que l’intellectuel

n’est pas supérieur au travailleur manuel et qu’il ne peut en aucun cas prétendre diriger le peuple,

car il ne faut pas oublier que « les révolutions viennent d’en haut et sont réalisées d’en bas »58.

Comme vous avez pu le constater, la position individuelle de cet intellectuel péruvien

coïncide avec l’approche générale de la première partie de notre exposé.

Nous voudrions terminer en montrant comment la culture populaire elle-même a pu être

utilisée et subvertie par les anarchistes. Prenons pour cela le thème du sacrifice, l’un des plus

révélateurs de ce processus de détournement et de « resignification ». La dimension religieuse est

de la plume et de la parole doivent être considérés comme des perfections secondaires », M. González Prada, « Escribas y retóricos », Nuevas páginas libres, Santiago de Chile, Ed. Ercilla, 1937, p. 93. 53 M. González Prada, « Nuestras glorificaciones », Horas de lucha, op. cit. p. 320-321. 54 Ibid., p. 323. Voir aussi M. González Prada, « Conferencia en el Ateneo de Lima », Páginas libres, op. cit. 55 Voir M. González Prada, « El deber anárquico », Anarquía, 3ª ed., Santiago de Chile, Ercilla, 1940 et « Propaganda y ataque », Horas de lucha, op. cit. 56 M. González Prada, « Propaganda y ataque », Páginas libres, op. cit., p. 103. 57 Ibid., p. 110. 58 M. González Prada, « El intelectual y el obrero », Horas de lucha, op. cit., p. 230.

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très présente dans le discours anarchiste à travers le vocabulaire, les métaphores, le style de la

parabole ou même l’identification au Christ59. La mystique catholique du sacrifice, qui fait écho

en Amérique latine aux croyances préhispaniques, et le culte du martyr font l’objet d’une

laïcisation et sont réinterprétés dans une perspective révolutionnaire, aussi bien par un intellectuel

de haut vol tel que Prada que par les publicistes de la classe moyenne ou les ouvriers qui

écrivaient dans la presse militante60. Face à la cruauté de la répression gouvernementale, qui n’en

était pas à un massacre près, les anarchistes ont apporté une réponse au problème moral et

pratique posé par la violence, à la fois celle que subit le peuple et celle qu’il exerce. Ils ont

retourné la tradition religieuse et patriotique du sacrifice contre le pouvoir. Les victimes

prolétaires, toujours héroïques, sont assimilées à de nouveaux martyrs, qui annoncent une

humanité sans dieu en quête d’un paradis terrestre. Le sang versé prend une valeur prophétique de

rédemption de classe, dans le cadre d’un millénarisme révolutionnaire. La sanctification des

victimes de la lutte sociale au moyen, notamment, de la reproduction d’images les représentant61

ou de l’insertion de leur nom dans des almanachs, relève de la volonté d’élaborer un martyrologe

des opprimés, dont le paradigme est la « canonisation » internationale des célèbres « martyrs de

Chicago » (militants anarchistes pendus en 1887), d’où découle la célébration du Premier mai.

Par exemple, El Almanaque Ilustrado et El Almanaque Popular publiés en Argentine

substituaient aux fêtes patriotiques et religieuses une éphéméride liée à l’histoire du mouvement

ouvrier, des sciences et des arts62. C’est la mise en place d’un véritable culte, la fabrication d’une

mémoire de groupe avec des célébrations commémoratives annuelles qui prennent la forme de

processions jusqu’au cimetière, avec force étendards, discours, hymnes, etc. La commémoration

rituelle est élevée au rang de « devoir le plus sacré » du militant, le Premier mai étant une sorte de

« Pâques rouge », qui annonce une société nouvelle mais aussi de prochains sacrifices. La mort

rédemptrice chrétienne est articulée à la mort régénératrice des civilisations antiques dans un

syncrétisme révolutionnaire mélangeant le religieux et le profane, qui proclame la fertilité des 59 Voir par exemple Igor Goicovic Donoso, « Anarquismo y discurso de la violencia. El movimiento obrero de Chile en su etapa formativa (1890-1910) », De l’anarchisme aux courants alternatifs (XIX-XXIe siècles), Marie-Claude Chaput (éd.), Regards, n° 9, 2006, Paris X-Nanterre-Publidix, p. 116 et D. Doillon, « Portrait de l'anarchiste… », art. cité. 60 Voir Joël Delhom et Celia Rodríguez Olaya, « La invisible muerte del proletario: un análisis de la prensa peruana (1904-1925) », Segundo Congreso Latinoamericano de Ciencias Sociales y Humanidades “Imágenes de la muerte”, Mérida (Mexique), CD-Rom, mars 2006 ; et Joël Delhom, « Manuel González Prada: el hombre y el revolucionario frente a la muerte », Imagen de la muerte. Primer Congreso Latinoamericano de Ciencias Sociales y Humanidades, Nanda Leonardini, David Rodríguez, Virgilio Freddy Cabanillas (compil.), Lima, Universidad Nacional Mayor de San Marcos, 2004, p. 263-274. 61 Des images de héros et martyrs étaient offertes comme prix lors des concours et tombolas. J. Suriano, Anarquistas, op. cit., p. 313-314. 62 Ibid., p. 187, 198-199 et 315-316. A côté des noms de révolutionnaires, on trouve dans l’Almanaque Popular publié à partir de 1894 à 1902 par le journal La Questione Sociale, des noms de scientifiques (Galilée, Giordano Bruno, Descartes, Newton, Franklin, Humboldt, Kepler) et d’hommes de lettres (Voltaire, Cervantes, Hugo, Renan, Lamennais, Boccace, Byron).

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sillons de sang pour que germe l’esprit de révolte et éclosent la justice et la liberté63. Le culte des

martyrs peut ainsi conduire à l’apologie du sacrifice qui édifie le peuple et terrorise le tyran. La

tradition culturelle chrétienne ainsi subvertie permet de présenter la mort comme une apothéose

et de transfigurer la faiblesse prolétaire devant la répression en force reviviscente : le sacrifice

individuel comme préalable à la résurrection collective ! Symboles et rites sont donc réinvestis

d’un sens révolutionnaire et participent d’une lutte pour l’appropriation de l’espace public urbain

par le biais des défilés64.

Nous avons tenté de montrer qu’en dehors des instances dominantes de légitimation, les

anarchistes ont essayé de faire naître une culture globale alternative, qui développe ses propres

référents moraux et esthétiques, ses propres moyens de diffusion, ses propres formes de

sociabilité, ses propres utopies politique et économique afin de renforcer l’identité de classe et la

cohésion sociale des travailleurs. Avec très peu de moyens, c’est une véritable structuration

symbolique et rituelle qui a été mise en place, notamment l’invention d’une tradition historique

axée sur les luttes populaires65. Ainsi, une population hétérogène donnait du sens à ses

souffrances par une appréhension critique de la réalité et pouvait croire en l’épanouissement de

l’individu dans une société plus juste qu’elle contribuait à construire : en d’autres termes, elle

devenait sujet de l’histoire. Cette culture dissidente est le fruit d’une collaboration entre

prolétaires et intellectuels, généralement issus des classes moyennes émergentes, qui ont en

commun de vouloir s’adresser au peuple des opprimés et des exploités pour lui dire qu’il recèle

un véritable potentiel culturel créatif, qu’il ne doit pas vivre prostré et que l’avenir lui appartient.

De ce point de vue, on peut affirmer que cette culture est authentiquement populaire, puisqu’elle

est produite par le peuple et pour lui-même. Dire cela, ce n’est ni l’assimiler à toute la culture

populaire, ni l’opposer à la culture savante : les anarchistes exercent une sélection. Est-ce une

culture de masse ? Certainement pas d’un point de vue quantitatif, bien que le courant anarchiste

ait été dominant durant plusieurs décennies dans le mouvement ouvrier, car l’adhésion consciente

au projet culturel devait rester minoritaire (militants). Sous l’angle qualitatif, pour Lily Litvak, ce

qui différencie nettement la culture libertaire de la culture de masse actuelle c’est que la première

63 I. Goicovic Donoso constate, à propos du Chili, que la dimension sacrificielle du discours anarchiste « […] est probablement un des legs symbolico-culturels les plus puissants que l’anarchisme ait transmis à la cosmovision populaire et révolutionnaire de la lutte sociale », « Anarquismo y discurso de la violencia… », art. cit., p. 112. 64 Pour l’Argentine, voir J. Suriano, Anarquistas, op. cit., p. 304-315. 65 Cet arsenal symbolique et rituel très complet (galerie de héros, panthéon de martyrs, rites funèbres, almanachs laïques, hymnes, étendards, prénoms révolutionnaires) s’inspire des modèles républicain et catholique pour les concurrencer. Voir J. Suriano, Anarquistas, op. cit., p. 304.

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était issue du peuple, qu’elle résultait d’une conscience de classe et qu’elle était porteuse d’un

projet collectif d’émancipation associé à une rénovation artistique66.

Dans l’esthétique anarchiste, l’impératif de clarté du message et les conditions précaires

de production de l’œuvre, impliquent une économie de moyens et un schématisme réducteur,

dont il ne faut pas tirer prétexte pour la disqualifier. Jean Andreu, Maurice Fraysse et Eva

Golluscio ont caractérisé cet art par quatre fonctions complémentaires et idéologiquement

cohérentes : dénoncer l’injustice (fonction protestataire), provoquer une prise de conscience

(fonction didactique), mobiliser pour la lutte (fonction de propagande) et exalter un sens

spécifique du bien et du beau (fonction utopique)67. La littérature, sous toutes ses formes, était

indispensable à la formation d’une conscience sociale et culturelle autonome. Si cette production

n’est pas révolutionnaire dans la forme, argumente David Doillon, elle l’est en revanche dans le

choix du destinataire (les exclus de la culture) et dans le message lui-même, notamment dans sa

prétention à restituer au peuple sa légitimité dans la création artistique68. C’est pourquoi de

nombreux chercheurs y voient un élément d’une contre-culture de classe.

66 L. Litvak, La mirada roja, op. cit., p. 78. 67 J. Andreu et al., Anarkos, op. cit. 68 D. Doillon, « Portrait de l'anarchiste… », art. cit.