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 Anne Sauvagnargues : Machines désirantes -1 Machines techniques et machines sociales La conception de la machine mise en œuvre dans l’  Anti-Œdipe reprend les travaux de Guattari depuis 1969. La machine oppose à la structure son caractère vitaliste, mécaniste et historique : elle n’est pas structurelle et autorégulée mais historique, ouverte sur l’extérieur [1]. Guattari lui affecte la fonction typiquement lacanienne d’« opération de détachement d’un signifiant comme différenciant » [2] mais il donne à cette opération une existence sociale, à travers Leroi-Gourhan et surtout Mumford, qui inaugure le terme de « machine sociale » dans un article paru en traduction française dans la revue  Diogène en 1966[3]. Dans cet article, Mumford réfléchit sur les prouesses technologiques des premiers empires à forte centralisation, sous l’angle de leurs grandes réalisations architecturales (pyramides égyptiennes, ziggurats mésopotamiens). Partant d’une analyse assez classique de l’architecture despotique, Mumford la transforme en décrivant l’efficacité constructive de ce mode de production social sur le plan d’une cinématique des forces. Le gigantisme, le caractère prométhéen de ces réalisations collectives exige qu’on considère ce type d’organisation sociale comme une « mégamachine ». Il s’agit bien d’une machine au sens technologique du terme, et Mumford s’appuie sur la définition classique de Reuleaux, présentant la machine comme ce qui « combine des éléments solides fonctionnant sous contrôle humain pour transmettre un mouvement et exécuter un travail »[4]. L’innovation de Mumford consiste à dépasser le cadre de l’indivi du technique (une machine simple ou complexe, comme artefact individué) pour appliquer cette définition technologique au corps social lui-même. Le machinal déborde l’artefact – l’individu machine construit de main d’homme – mais se caractérise toujours comme rapport force/déplacement, transmettant un mouvement et exécutant un travail, sous contrôle humain. Simplement il s’agit d’une « machine humaine » [5], mégamachine puisqu’elle déborde les machines individuelles et prend en compte l’organisation du travail au niveau du corps social lui-même, articulant des élément s solides (matériels et humains) pour transmettre un mouvement (musculaire) et exécuter un travail ( les grandes réalisations collective s) sous contrôle humain (pouvoir despotique s’exerçant sous forme musculai re armée, et neuromotrice par transmission de l’information). Mumford applique donc le qualificatif de machine à la machine sociale. Selon lui, la « machine humaine collective a fait son apparition à peu près à la période de la première utilisation industrielle du cuivre », et s’est transmise par l’intermédiaire d’agents humains  pendant cinq mille ans avant de prendre la forme « non-humaine », mais tout aussi « despotique », qui caractérise notre technologie moderne [6]. Avant l’apparition des moulins à eaux du XIV e siècle, la mégamachine ou machine humaine (« machine royale ») à moteur musculaire n’a pas d’équivalent en termes de réalisation et de capacité de production. Si elle fonctionne par coercition politique et différence de classe [7], dissipant d’énormes quantités de souffrance humaine dans des conditions sociales effrayantes, sur le plan constructif, son efficacité n’est pas contestable. Avec Mumford, ce n’est donc plus la technique qui apparaît comme dispositif social, mais à l’inverse, le dispositif social qui apparaît comme technologique au sens fort : machine à information transformant l’énergie musculaire en travail avec forte

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Anne Sauvagnargues :Machines désirantes -1

Machines techniques et machines sociales

La conception de la machine mise en œuvre dans l’ Anti-Œdipe reprend les travaux deGuattari depuis 1969. La machine oppose à la structure son caractère vitaliste, mécaniste ethistorique : elle n’est pas structurelle et autorégulée mais historique, ouverte sur l’extérieur [1].Guattari lui affecte la fonction typiquement lacanienne d’« opération de détachement d’un

signifiant comme différenciant »[2] mais il donne à cette opération une existence sociale, àtravers Leroi-Gourhan et surtout Mumford, qui inaugure le terme de « machine sociale » dansun article paru en traduction française dans la revue Diogène en 1966[3]. Dans cet article,Mumford réfléchit sur les prouesses technologiques des premiers empires à forte centralisation,sous l’angle de leurs grandes réalisations architecturales (pyramides égyptiennes, zigguratsmésopotamiens). Partant d’une analyse assez classique de l’architecture despotique, Mumfordla transforme en décrivant l’efficacité constructive de ce mode de production social sur le pland’une cinématique des forces. Le gigantisme, le caractère prométhéen de ces réalisationscollectives exige qu’on considère ce type d’organisation sociale comme une « mégamachine ».Il s’agit bien d’une machine au sens technologique du terme, et Mumford s’appuie sur ladéfinition classique de Reuleaux, présentant la machine comme ce qui « combine des élémentssolides fonctionnant sous contrôle humain pour transmettre un mouvement et exécuter untravail »[4]. L’innovation de Mumford consiste à dépasser le cadre de l’individu technique(une machine simple ou complexe, comme artefact individué) pour appliquer cette définitiontechnologique au corps social lui-même. Le machinal déborde l’artefact – l’individu machineconstruit de main d’homme – mais se caractérise toujours comme rapport force/déplacement,transmettant un mouvement et exécutant un travail, sous contrôle humain. Simplement il s’agitd’une « machine humaine »[5], mégamachine puisqu’elle déborde les machines individuelleset prend en compte l’organisation du travail au niveau du corps social lui-même, articulant deséléments solides (matériels et humains) pour transmettre un mouvement (musculaire) etexécuter un travail (les grandes réalisations collectives) sous contrôle humain (pouvoir 

despotique s’exerçant sous forme musculaire armée, et neuromotrice par transmission del’information). Mumford applique donc le qualificatif de machine à la machine sociale. Selonlui, la « machine humaine collective a fait son apparition à peu près à la période de la premièreutilisation industrielle du cuivre », et s’est transmise par l’intermédiaire d’agents humains

 pendant cinq mille ans avant de prendre la forme « non-humaine », mais tout aussi« despotique », qui caractérise notre technologie moderne[6]. Avant l’apparition des moulins àeaux du XIV

e siècle, la mégamachine ou machine humaine (« machine royale ») à moteur musculaire n’a pas d’équivalent en termes de réalisation et de capacité de production. Si ellefonctionne par coercition politique et différence de classe[7], dissipant d’énormes quantités desouffrance humaine dans des conditions sociales effrayantes, sur le plan constructif, sonefficacité n’est pas contestable. Avec Mumford, ce n’est donc plus la technique qui apparaît

comme dispositif social, mais à l’inverse, le dispositif social qui apparaît comme technologiqueau sens fort : machine à information transformant l’énergie musculaire en travail avec forte

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dissipation d’énergie sociale. On ne peut donc se contenter d’une définition classique de lamachine comme « porteuse d’outil », ni de la généalogie qui en fait l’héritière de l’outil [8] – lamachine est d’emblée porteuse d’humain, qu’elle agence selon un mécanisme contraignant, envue de drainer l’énergie collective pour la réalisation d’un travail social. Mumford proposedonc une théorie des civilisations qui intègre ses dispositifs techniques, réclame une véritable

histoire des techniques sous l’angle technologique, scientifique et social, et c’est à lui queDeleuze et Guattari doivent le concept de la culture comme « machine sociale » [9].Mais ils apportent à cette théorie une extension qui conduit à sa transformation. Mumford

limitait l’application de cette formule aux seuls royaumes et empires archaïques disposantd’énormes réserves de main d’œuvre qu’il appelle « machine royale ». Deleuze et Guattarirefusent de limiter la portée de son analyse à cet état sociopolitique, qui correspond à ce qu’ilsappellent « l’institution despotique barbare », et l’étendent à tous les corps sociaux. De ladéfinition de la machine que Mumford reprenait à Reuleaux, Deleuze et Guattari ne prélèventque la fonction de captation, section et codage d’un flux, la transmission mécanique et la

 production d’une énergie sociale. Qu’il s’agisse là de machine à bâtir, et d’un étatsociopolitique dépendant d’un type d’organisation sociale caractérisant les empires

despotiques et produisant du travail, cela n’est qu’une application sous telles conditionsdéterminées. La vocation architecturale, le diagramme de forces dégageant du travail n’ontrien de déterminants en eux-mêmes, et peuvent prendre d’autres formes. En particulier,certaines machines sociales se révèlent inaptes à produire du travail, parce que ses conditions(étatiques) manquent[10]. La fonction travail, et le mode sous lequel elle s’exerce ne sont pasdéterminants. La machine est ce qui permet, sous telles conditions déterminées, que ledispositif social prenne la forme technologique de la « machine royale » selon Mumford, oucelle des sociétés sans État, du capitalisme industriel ou de la technologie récente. On retientde Mumford l’extension au social ; le travail et l’outil deviennent des variables du phylummachinique dont dépendent les machines sociales. « Machinant » des hommes et des outils,« le phylum machinal pré-capitaliste [la machine royale] n’a pas besoin de passer par des“machines techniques” »[11]. Ces différences modales n’affectent pas la définition de lamachine comme ce qui produit un agencement social, au sens très général des synthèses

 productives définies plus haut.

[1] GUATTARI, « Machine et structure », art. cit., p. 50.[2] GUATTARI, « Machine et structure », art. cit., p. 53. Cette formulation articule le « signifiant » lacanien et le« différenciant » de Logique du sens.[3] Lewis MUMFORD, « La première mégamachine », in Diogène, n° 55, juillet-septembre 1966, Gallimard, p. 3-20 ; cité AO, 165. L’expression est introduite p. 5. Deleuze et Guattari citent également son ouvrage classique, La cité à travers l’histoire, 1961, tr. fr. Guy et Gérard Durand, Paris, Seuil, 1964, mais ne se réfèrent pas àl’ouvrage plus ancien Technique et civilisation, 1934, tr. fr. Denise Moutonnier, Paris, Seuil, 1950.

[4] REULEAUX, Directeur de l’Académie industrielle de Berlin, est l’un des fondateurs de la Cinématique : ilpublie à la fin du XIXe la Cinématique. Principes fondamentaux d’une théorie générale des machines, tr. fr. A.Debize, Ingénieur des manufactures de l’État, Paris, Librairie F. Savy, 1877.[5] MUMFORD, « La première mégamachine », art. cit., p. 5. Voir aussi AO, 165, 263 et MP, 533 et 571.[6] MUMFORD, « La première mégamachine », art. cit., p. 3. Mumford reprend l’analyse classique du machinismedéclassant l’énergie musculaire humaine, en ayant recours aux sources autrement plus puissantes d’énergieinorganiques (eau et vent, puis vapeur, électricité, etc.). « Forme non humaine » implique qu’en passant del’industrie à l’automation, l’homme servomoteur, relais pour faire agir la machine, est également rendu obsolète,dans la mesure où son dispositif neurosensoriel est intégré à la machine elle-même (capteurs, senseurs etprogrammes informatiques). Leroi-Gourhan interprète la même séquence en y voyant une extériorisation desfonctions humaines, ostéomusculaires, puis neurosensorielles (LEROI-GOURHAN, Le geste et la parole, op. cit.).Dans la mesure où il la comprend comme une « libération » (une extranéation) de la structure corporelle

organique, Leroi-Gourhan est une sources importantes pour l’usage du concept de « déterritorialisation » dans Mille plateaux ; mais Deleuze et Guattari refusent l’aspect téléologique que comporte cette « libération », quisuppose une unité organique, et fait de la technique le prolongement de la biologie ; ils lui substituent, avec la

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« déterritorialisation » l’idée d’une indétermination du biologique composant avec la technique sociale unagencement métamorphique qui ne s’aligne pas sur un développement unitaire, sensible dans la lecture inspiréeque Leroi-Gourhan donne de l’histoire humaine.[7] Le vocabulaire marxien de la « différence de classe » n’appartient pas au répertoire de Mumford, mais bien àcelui de Guattari, et de Deleuze, qui précise bien dans un de ses entretiens avec Negri que la question des classesreste de toute actualité, même si le vocabulaire de « la lutte des classes » est marqué par la dogmatique

stalinienne. Dans l’exemple qui nous occupe, il est clair que le matériel humain se distribue à différents niveauxde la machine sociale : les réserves brutes d’énergie musculaire (esclaves), les transmetteurs d’ordre (motd’ordre et gens d’armes), le souverain.[8] Cette conception a en outre le défaut de présenter une lignée évolutive qui détermine la machine commesurvenant à tel moment de la lignée mécanique de l’outil : c’est le cas chez LEROI-GOURHAN, L’homme et lamatière, 2 vol. « Évolution et techniques » et « Milieu et techniques », Paris, Albin Michel, 1943, rééd. 1971.[9] DELEUZE et GUATTARI, AO, 40.[10] C’est l’analyse des sociétés dites primitives, qu’ils amorcent avec l’analyse des « sauvages » de l’ Anti-Œdipe, et développent sous l’antithèse nomade et sédentaire de Mille plateaux ; il s’agit d’une méditation surl’opposition entre sociétés étatiques, à écriture et à histoire, et sociétés « sans État », voir Pierre CLASTRES, Lasociété contre l’État , Paris, Minuit, 1974, et son commentaire de l’ Anti-Œdipe, chap. 10.[11] AO, 482.

Du Phylum machinique 

Le « phylum machinal »[1]  prépare la définition de l’ « agencement », terme forgé par Guattari, mais repris par Deleuze et utilisé par lui dans sa lecture de Surveiller et punir , queDeleuze lit comme une confirmation des thèses sur la machine de l’ Anti-Œdipe. La machineinclut le dispositif technologique sans se réduire à lui, c’est le dispositif technologique qui estagencé par la machine sociale. La machine sociale de Mumford est ainsi radicalisée à partir desanalyses de Foucault. Chez Mumford, c’est la société qui se fait mégamachine, intégrant tousses membres en vue de la réalisation d’un ergon. Chez Foucault, c’est l’exercice du pouvoir qui se fait technologique, ce qui déplace le problème : ce n’est pas la société qui agence etarticule ses membres dans un système de forces relevant d’une immense machine. C’est lamanière dont le pouvoir socialise et différencie ses membres qui relève du technologique. Car Foucault[2] montre que la « discipline » qui qualifie les sociétés à partir du XVIII

e siècle ne peuts’identifier avec une institution spécifique, ni avec un appareil déterminé, mais « est un type de

 pouvoir, une technologie, qui traverse toutes sortes d’appareils et d’institutions pour les relier,les prolonger, les faire converger »[3] : les mêmes « pièces » au sens physique, les mêmes« rouages » appartiennent à l’État ou à la prison, et cette théorie des mécanismes du pouvoir 

 justifie que Foucault parle de « machine-prison »[4]. Si donc « les machines sont sociales avantd’être techniques »[5], c’est que l’outil renvoie à des « machines collectives » qui l’englobent.Cela confirme les analyses que Foucault consacre à une série technologique limitée comme lefusil[6], mais aussi son traitement de l’architecture avec l’analyse du Panopticon de Benthamdans Surveiller et punir .

Cette analyse de l’intégration du technique et du social rejoint alors les travaux de Leroi-

Gourhan et de Simondon[7], sur l’histoire des techniques, et les travaux décisifs des historienscomme Vernant, Détienne et Braudel, qui articulent l’histoire matérielle à l’histoire des

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institutions[8]. Deleuze et Guattari prennent largement appui sur ces travaux[9] et Mille

 plateaux confirme l’importance de leurs analyses[10]. D’abord, l’individu technique (outil oumachine) n’existe, comme le montre Simondon[11], que dans un « ensemble technique » quiqualifie son existence machinique. Celle-ci doit s’entendre comme dispositif social au senslarge. Il manquait à l’analyse simondienne du « mode d’existence des objets techniques » la

 prise en compte économique et culturelle du social qui le détermine. C’est chez Braudel et samagistrale histoire du capitalisme que Deleuze trouve cette confirmation : « l’outil estconséquence, non plus cause »[12]. C’est chez Détienne qu’il trouve l’analyse des armeshoplitiques[13], et chez White l’analyse de l’étrier, qui reviennent systématiquement dansl’analyse de l’agencement, parce qu’elles connectent un individu technique (l’étrier, le bouclier hoplite à deux poignées) avec un dispositif social complexe et rigoureusement connexe, desorte que l’individu (technique) n’existe pas plus en dehors de son milieu de constitution(social) que la société ne pourrait prendre cette forme sans lui (« Le célèbre bouclier à deux

 poignées, de la réforme hoplite, qui soude des chaînes humaines »)[14].

« Les historiens ont souvent rencontré cette exigence : les armes dites hoplitiques sont

 prises dans l’agencement de la phalange ; le bâton fouisseur, la houe et la charrue ne forment pas un progrès linéaire, mais renvoient respectivement à des machines collectives qui varientavec la densité de la population et le temps de la jachère »[15].

Les analyses historiques des dispositifs techniques, qui revendiquent l’intérêt d’une histoireculturelle de la technologie sociale, indiquent en outre qu’elle ne constitue pas des séquencestoujours linéaires, bien qu’un agencement chasse l’autre (l’acier du sabre chasse le fer commele fer avait chassé le bronze). Il y a donc une histoire des techniques aussi passionnante etcomplexe que l’histoire des institutions politiques ou celle des arts. Mieux, ces trois formessont indissociables. D’où l’intérêt d’une étude des « lignées technologiques », du phylum

machinique : il y a un continuum technologique qui distingue par exemple la métallurgie et la

vannerie (formes expressives du matériau), mais aussi des connexions historiques (propagationet diffusion d’une technique) qui font de l’histoire des techniques, ici, radicalementindissociable de l’histoire des arts, un terrain d’expérimentation pour l’histoire[16] Mais avantde fixer la place des arts dans les techniques sociales, il faut d’abord montrer qu’il n’y a aucuneindépendance entre ce que Simondon appelle « l’individu technique » – le fusil, le bâtonfouisseur, l’étrier, et l’ensemble technique dans lequel il s’insère[17]. Détienne l’indique avecnetteté.

« La technique est en quelque sorte intérieure au social et au mental »[18].

C’est l’agencement social qui détermine la technique et non l’inverse. Deleuze et Guattari

reprennent entièrement ce résultat : « les armes et les outils sont des conséquences, rien que desconséquences »[19]. Avec les « armes » caractérisant selon eux les sociétés nomades, et lesoutils, relevant des sociétés sédentaires, ils entendent couvrir tout le champ des individustechniques disponibles. Pour saisir l’individu technique, il faut donc se placer au niveau del’agencement, de la « machine concrète » qui le met en œuvre, et inversement, l’analyse d’uncorps social ne peut omettre celle des armes et des outils qu’il intègre. Ici, on remonte del’individu technique vers les montages sociaux qui le rendent possible.

Au même moment, Foucault mène l’analyse inverse et montre qu’on ne peut analyser unemodalité du pouvoir, et considérer l’extension des méthodes disciplinaires sans tenir compte dudéveloppement des technologies répertoriées dans la culture comme l’agronomie, l’industrie, etqu’il convient encore de les élargir à d’autres formes jusqu’ici négligées. Ainsi, le Panopticon

de Bentham reçoit une valeur « technologique ».

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« À côté des industries minières, de la chimie naissante, des méthodes de la comptabiliténationale, à côté des hauts fourneaux ou de la machine à vapeur, le panoptisme a été peucélébré. […] Et pourtant, on avait là la formule abstraite d’une technologie bien réelle, celledes individus »[20].

Sans doute, Foucault hésite à considérer le projet de Bentham comme un dispositif technique à proprement parler : « Mais il serait injuste de confronter les procédés disciplinairesavec des inventions comme la machine à vapeur ou le microscope d’Amici » : ils « sont

 beaucoup moins ; et pourtant, d’une certaine façon, ils sont beaucoup plus »[21]. Si Foucaulthésite d’un côté à donner à ces procédés la consistance d’inventions techniques déterminées, illeur accorde de l’autre côté « beaucoup plus » parce qu’ils diffusent dans l’ensemble social etmarquent ainsi qu’il faut cesser de limiter la technologie à l’analyse de l’individu technique,

 pour la penser comme rapport à l’individu social. C’est un changement de domaine. Deleuze,avec Guattari dans Mille plateaux, pour son compte dans sa recension de Surveiller et punir , etdans Foucault , tire de cette analyse une conjonction forte entre machine sociale et machinetechnologique[22]. L’agencement technique connecte des signes, des artifices, des mécanismes

techniques et des rapports de pouvoirs. Toute société se caractérise ainsi par les « machinesconcrètes » qu’elle invente : ainsi, la machine-école, la machine-prison ou l’hôpital deFoucault[23], mais aussi les armes et les bijoux nomades, les signes et les outils des sociétéssédentaires, la charrue, l’étrier, le gouvernail, l’ordinateur [24]. Ces appareils, ces individustechniques dépendent des « machines concrètes », qui les agencent et connectent savoir ettechnologie de pouvoir, et n’ont pas d’existence technique isolée du milieu social où ilss’établissent.

« Mais le principe de toute technologie est de montrer qu’un élément technique resteabstrait, tout à fait indéterminé, tant qu’on ne le rapporte pas à un agencement qu’il suppose.Ce qui est premier par rapport à l’élément technique, c’est la machine : non pas la machine

technique qui est elle-même un ensemble d’éléments, mais la machine sociale ou collective,l’agencement machinique qui va déterminer ce qui est élément technique à tel moment, quelsen sont l’usage, l’extension, la compréhension…, etc. »[25]

De ce point de vue, le Panopticon renvoie à une machine concrète, quand bien même il nevaudrait pas comme élément technique : un plan, une épure sur le papier, ou un simple projet,

 peuvent parfaitement s’avérer déterminants dans tel agencement constituant dans lequel ilss’insèrent. C’est ce qui se passe pour le Panopticon de Bentham. Ces machines concrètes sontdes « dispositifs biformes », dit Deleuze en référence à Foucault, dans la mesure où ellesagencent une forme de visibilité (l’« effet » au sens perceptif que nous avons analysé avec

 Différence et répétition et Sacher Masoch) et une forme de savoir par l’articulation d’un pouvoir (rapport de force)[26] Ces machines concrètes signalent donc les différences deculture, et tel outil isolé ne prend sa consistance sociale que lorsqu’il renvoie à une machineconcrète.

« Mais la technologie a tort de considérer les outils pour eux-mêmes : ceux-ci n’existentque par rapport aux mélanges qu’ils rendent possibles ou qui les rendent possibles. L’étrier entraîne une nouvelle symbiose homme-cheval, laquelle entraîne en même temps de nouvellesarmes et de nouveaux instruments. Les outils ne sont pas séparables des symbioses ou alliagesqui définissent un agencement machinique Nature-Société »[27]

Mais là où « la technologie est sociale avant d’être technique », ce n’est pas seulement quele pouvoir articule des outils dans des modes de réalisation qui sont en même temps des modesd’expression des rapports de production. La machine concrète renvoie à une « machine

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abstraite », un « diagramme » comme dit Michel Foucault[28], c’est-à-dire un rapport de forces« intersocial et en devenir » qui caractérise une société historique, une « multiplicité spatio-temporelle ». La machine abstraite est le corrélat de la machine désirante de l’ Anti-Œdipe ;seulement esquissée dans les analyses du chapitre III, elle reçoit son développement dans Mille

 plateaux et les analyses de la technique du Traité de nomadologie. Avec cette détermination de

la machine abstraite, la machine désirante et l’inconscient machine de l’ Anti-Œdipe laissent la place à une analyse plus forte et mieux détaillée empiriquement des machinations etmécanismes qui travaillent les corps sociaux.« Il y a autant de diagrammes que de champs sociaux dans l’histoire. […] Finalement, toutdiagramme est intersocial, et en devenir »[29].

[1] MP, 491-502 ; 509-512.[2] Voir l’entretien, réalisé en septembre 1972, entre Deleuze, Guattari et Foucault, « Chapitre V : Le Discoursdu plan », in François Fourquet et Lion Murard, éds., Les équipements de pouvoir (recherches n° 13 [décembre1973]), p. 183-186, réédité sous le titre « Chapitre IV : Formation des équipements collectifs », in  Leséquipements du pouvoir, UGE, coll. « 10/18 », 1976, p. 212-220, et sous le titre « Arrachés par d’énergiquesinterventions à notre euphorique séjour dans l’histoire, nous mettons laborieusement en chantier des « catégories

logiques », in FOUCAULT, Dits et Écrits, rééd. « Quarto », t. I, n° 130, p. 1320-1323. Cet article, de manièreincompréhensible, manque à L’Île déserte.[3] DELEUZE, F, 33.[4] FOUCAULT, Surveiller et punir , p. 237.[5] DELEUZE, F, 47.[6] FOUCAULT, Surveiller et punir , p. 165 ; F, 47[7] LEROI-GOURHAN, L’homme et la matière, 2 vol. « Évolution et techniques » et « Milieu et techniques », Paris,Albin Michel, 1943, et Le geste et la parole, 2 vol., « Technique et langage » et « La mémoire et les rythmes »,1964, 1965 ; et SIMONDON, Du mode d’existence des objets techniques, 1958.[8] Jean-Pierre VERNANT, Mythe et pensée chez les Grecs, 2. vol., Paris, Maspero, 1965, rééd. 1974.[9] Fernand BRAUDEL, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, 3 vol., 1. « Les structures du quotidien »,« 2. Les jeux de l’échange », « 3. Le temps du monde », Paris, 1967, Armand Colin 1979, rééd. LGE, coll. « Le

livre de poche », 1993 ; Lynn WHITE Jr., Technologie médiévale et transformations sociales, (Oxford U. P.,1962), tr. fr. Martine Lejeune, Paris/La Haye, Mouton & Co Éditeurs et École pratique des Hautes Études, 1969.[10] DELEUZE et GUATTARI, MP, « Traité de nomadologie », p. 496-497.[11] SIMONDON, Du mode d’existence des objets techniques, op. cit.[12] BRAUDEL, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, op. cit., t. 1, p. 128. Cité dans F, 43 et MP, 497.[13] DÉTIENNE, « La phalange. Problèmes et controverses », in VERNANT, Jean-Pierre (éd.), Problèmes de laguerre en Grèce ancienne, Paris/La Haye, Mouton & Co Éditeurs et École pratique des Hautes Études, 1968,p. 119-142, MP, 497, sq.[14] MP, 487 et 496.[15] DELEUZE, F, 47.[16] DELEUZE et GUATTARI, MP, 504-505.[17] SIMONDON, Du mode d’existence des objets techniques, op. cit. Simondon montre bien que l’« essence »

technique n’est pas dissociable de son milieu technique, mais son axe est différent parce qu’il se préoccupe avanttout de théoriser les critères d’individuation de l’objet technique dans sa lignée (son phylum machinique diraitDeleuze). Il contribue à la théorie des agencements, mais à un autre niveau : celui des matières d’expression,important pour l’art. À cause de cela même, il ne peut contribuer à ce niveau de théorisation par lequel Deleuzeet Guattari dissolvent dans un premier temps « l’individu technique » dans son agencement social. Mais ilcontribue au second moment de l’analyse, qui porte sur les traits matériels qui caractérisent tel agencement inconcreto (la terre ou la pierre pour l’architecture, ou le fer ou l’acier pour la métallurgie).[18] DÉTIENNE, « La phalange. Problèmes et controverses », op. cit., p. 134.[19] DELEUZE et GUATTARI, MP, 496.[20] FOUCAULT, Surveiller et punir , p. 226.[21] FOUCAULT, Surveiller et punir , p. 226.[22] « Peut-être aussi le concept d’agencement que nous proposions, Félix et moi, l’a-t-il aidé dans sa propreanalyse des dispositifs. Mais il transformait profondément tout ce qu’il touchait », DELEUZE, PP, 123.[23] Voir FOUCAULT, avec Blandine KRIEGEL, Anne THALAMY, François BEGUIN, Bruno FORTIER, Les machines àguérir (aux origines de l’hôpital moderne), Dossiers et documents d’architecture, Institut de l’environnement,

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Paris, 1976, qui porte en exergue cette formule de Tenon : « Certainement, les hôpitaux sont des outils, ou, sil’on aime mieux, des machines à traiter les malades, je dirais volontiers en masse et par économie. Jamais l’artde guérir n’avait présidé à leur forme, à leur distribution. »[24] « À chaque type de société, évidemment, on peut faire correspondre un type de machine : les machinessimples ou dynamiques pour les sociétés de souveraineté, les machines énergétiques pour les disciplines, lescybernétiques et les ordinateurs pour les sociétés de contrôle. Mais les machines n’expliquent rien, il faut

analyser les agencements collectifs dont les machines ne sont qu’une partie », DELEUZE, PP, 237.[25] DELEUZE et GUATTARI, MP, 495.[26] Cette dualité foucaldienne, que Deleuze comprend comme un néokantisme (forme de l’intuition desvisibilités, et forme catégorielle des savoirs) est reprise par Deleuze à partir de la distinction, qu’il emprunte àHjelmslev entre forme d’expression et formes de contenu (F, 66-67 ; 73-75 ; 88), et développée dans le cadre desa théorie de la capture, sur laquelle nous reviendrons. Il y a disjonction entre le voir et le dire, et « que les deuxsoient séparés par un écart, une distance irréductible signifie seulement ceci : on ne résoudra pas le problème dela connaissance (ou plutôt du “savoir”) en invoquant une correspondance, ni une conformité. Il faudra chercherailleurs la raison qui les entrecroise et les tisse l’un à l’autre. C’est comme si l’archive était traversée d’unegrande faille qui met d’un côté la forme du visible, de l’autre la forme de l’énonçable, toutes deux irréductibles.Et c’est hors des formes, dans une autre dimension, que passe le fil qui les coud l’une à l’autre et occupe l’entre-deux », DELEUZE, PP, 132-133. Ce que Deleuze appelle le « diagrammatisme » de Foucault est « l’analogue du

schème kantien », F, 88. Cette lecture kantienne de Foucault fournit un indice précieux pour mesurerl’importance que Deleuze accorde à Kant.[27] DELEUZE et GUATTARI, MP, 114.[28] Les mêmes considérations valent pour le « diagramme », cf. F, 2 et FOUCAULT, Surveiller et punir , p. 207.[29] DELEUZE, F, 42.

Machines concrètes, machines sociales, machines abstraites

  Nous pouvons donc restituer le développement qui va de la machine, chez Guattari, à

l’agencement machinal chez Deleuze et Guattari. La machine n’est pas une structure. Elle ne seréduit ni à un être technique, ni à une relation abstraite, encore moins à un rapport symbolique.Elle est une alliance « souple et transversale » qui définit une « pratique », à la fois procédé

 physique et stratégie sociale « distincts de toute combinatoire » qui « forment un système physique instable »[1], en devenir, sous-jacent aux relations matérielles, vitales et sociales quicaractérisent un état social. Aux machines désirantes de l’ Anti-Œdipe se superpose doncl’analyse technico-historique d’un certain type d’agencement qui caractérise tel état social. Etcet agencement, machine concrète, du type étrier-féodalité, ou armes hoplitique-phallange peut

se laisser analyser en exposant « les rapports de forces » qui constituent le mode de pouvoir articulant des formes de savoir et des régimes de visibilités sociales. Une telle exposition, voilàce que Deleuze et Guattari nomment « le diagramme », en hommage à Foucault. Il « agitcomme une cause immanente non-unifiante, coextensive à tout le champ social ». En tant quetel, le diagramme est ce que Deleuze et Guattari nomment une « machine abstraite ».

« La machine abstraite est le diagramme de l’agencement »[2].

La « machine abstraite » est donc la « carte des rapports de forces », qui passent « non pasau-dessus » des agencements sociaux, ni en dessous, mais transversalement. Cause immanentesignifie toujours chez Deleuze une cause qui s’actualise dans son effet[3] : le diagramme, ou

machine abstraite, n’est donc pas réductible à une Idée transcendante, ni une suprastructureidéologique, ni une infrastructure économique. Mais conformément aux analyses de Différence

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et répétition, c’est une actualisation, une différenciation[4] : le diagramme est donc le rapportde forces différentié qui préside à tel agencement, et qui n’est ni antérieur, ni postérieur à lui,mais virtuel et immanent, rencontre empirique qui découle de la « coadaptation » de telleforme de pouvoir avec telle forme de pratique. Le diagramme n’est pas l’archive, mais la carteintensive des rapports de forces qui agencent des hommes et des matériaux, des techniques et

des institutions. « Il y a autant de diagrammes que de champs sociaux dans l’histoire » [5]. Cediagramme occupe donc la place du virtuel différentié, que Différence et répétition nommaitl’Idée. On peut le dire « cause » des agencements, à condition de préciser qu’il s’agit d’unecause immanente, de même niveau, non unifiante et coextensive à l’agencement, d’uncomplexe de singularités qui s’actualise dans tous les agencements qui le différencient, ce quine préjuge pas des autres machines abstraites concurrentes qui peuvent s’exercer simultanément. Ainsi, pour reprendre l’exemple de Foucault, la rencontre entre les visibilitésde la prison et les énoncés du droit pénal différencie le diagramme de l’enfermement[6] Maisle diagramme n’est pas donné ailleurs que dans la rencontre empirique de la forme prison et dela forme pénale.

« Il a seulement un rapport de forces qui agit transversalement, et qui trouve dans la dualitédes formes la condition de sa propre action, de sa propre actualisation. S’il y a coadaptation desformes, elle découle de leur “rencontre” (à condition que celle-ci soit forcée), et non l’inverse[et Deleuze cite Foucault] : “la rencontre ne se justifie que de la nécessité nouvelle qu’elle aétablie” »[7].

Tel est l’agencement machinique selon Deleuze et Guattari. Il implique la dissociationentre outil et machine (individus techniques), machinal (machines concrètes et sociales existanteffectivement dans tels agencements empiriques) et machine abstraite (diagramme del’agencement) qui s’effectue dans tels types d’agencements, et différencient les sociétés :l’igname et le riz, le tableau de chevalet et la fresque ne renvoient pas au même diagramme [8].

C’est aux agencements concrets que Foucault « réserve le nom de dispositif »[9]. Lediagramme est l’Idée de l’agencement, ni transcendant, ni extérieur, mais donné par larencontre « forcée », par la force de l’état de fait. Sa nécessité est rétrospective : c’est la« nécessité nouvelle » produite par la rencontre qui en justifie rétrospectivement l’existenceempirique. D’où ce montage caractéristique chez Deleuze : l’agencement machinique esthistoire, le diagramme est devenir [10].

Deleuze trouve donc chez Foucault confirmation de la distinction entre individu technique,agencement actuel et diagramme virtuel, et il intègre la théorie foucaldienne du dispositif à sa

 propre théorie de la capture, et de la coadaptation, qui sert ici à dégager le caractère empiriquede la rencontre entre la prison et l’enfermement. C’est parce que savoir et visibilité sont deuxformes disjointes que le pouvoir les coordonne[11] La capture, issue de la rencontre entre laguêpe et l’orchidée dans le texte de Proust, sert à théoriser le caractère fortuit de la rencontreentre formes disjointes, rencontre fortuite qui produit cette « symbiose », qui, une fois qu’elleest donnée, dégage sa nécessité immanente sous forme de diagramme virtuel. Autrement dit, cen’est pas le diagramme, ou la machine abstraite qui dotent l’agencement d’une consistancenécessaire. La machine sociale capte des forces, dans un rapport de forces « transversal »[12],qui constitue une symbiose, l’alliance de deux formes hétérogènes, comme le sont ici la prisonet le droit pénal, ou la série végétale de l’orchidée et la série animale de la guêpe. Cessymbioses, dans le domaine des techniques et des cultures humaines autant que sur le planvital, agencent des éléments de séries disparates et les font entrer dans une alliance instable etimprobable, qui les transforment : la domestication des plantes et des animaux n’a pas moins

agi comme une culture différenciante à l’égard des humains, les faisant entrer dans desagencements toujours singuliers (cheval ou lama, blé ou maïs). Ces captures ne se limitent pas

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aux individus biologiques, mais concernent n’importe quel type de chaînon sémiotique, vivant,technique (le bouclier, l’étrier), matériel (énergie solaire, thermique, etc.), comme par exemplel’agencement humain-silicium qui caractérise l’ère de contrôle contemporaine, sur lequelDeleuze revient souvent dans ses entretiens[13]. Il s’agit de capture de forces, de compositionde forces qui entrent en rapport pour composer telle forme qui ne lui préexistait pas : nous

retrouvons ici, au niveau de la capture, la modulation moléculaire de Simondon. Cetterencontre entre deux formes hétérogènes se stabilise en « alliance », que Deleuze appelle unecoadaptation, c’est-à-dire un double devenir, ou une évolution aparallèle : et toute la fin duchapitre II du Foucault est consacrée à la théorie de la capture, déplacée du terrain animal versl’agencement social. Nous reviendrons sur cette théorie de la capture en examinant pourquoicette conception de la machine sociale disqualifie toute différence entre organique et technique,vital et social, et comment, dans le domaine des arts, elle impose le passage de la ressemblanceau devenir.

La définition de l’agencement, dans l’Anti-Œdipe et dans Mille plateaux convient àl’« anatomie politique » que Foucault définit ainsi dans Surveiller et punir .

« On y traiterait du “corps politique ” comme ensemble des éléments matériels et destechniques qui servent d’armes, de relais, de vies, de communication et de points d’appui auxrelations de pouvoir et de savoir qui investissent les corps humains et les assujettissent en enfaisant des objets de savoir »[14].

À cette anatomie du corps politique répond, comme nous allons le voir, la sémiotiquemixte, empruntée à Markov, et qui assure la corrélation, la « capture » des séries disparates destechniques et des vies, des communications et des savoirs. Si l’agencement reprend la viséefoucaldienne, ce n’est pas dans la même optique, ni pour le même enjeu de théorisation.

« On appellera agencement tout ensemble de singularités et de traits prélevés sur le flux – 

sélectionnés, organisés, stratifiés – de manière à converger (consistance) artificiellement etnaturellement : un agencement, en ce sens, est une véritable invention. Les agencements

 peuvent se grouper en ensembles très vastes qui constituent des “cultures”, ou même des“âges” ; ils n’en différencient pas moins le phylum ou le flux, le divisent en autant de phylumdivers, de tel ordre, à tel niveau, et introduisent les discontinuités sélectives dans la continuitéidéelle de la matière-mouvement »[15].

On mesure la proximité et la différence entre l’approche foucaldienne et l’agencement deDeleuze et Guattari. D’abord, Deleuze remonte vers la continuité « idéelle » de la « matière-mouvement », qui détermine le flux hylétique de l’Anti-Œdipe sur le plan du vital et du social,mais sans faire désormais référence en premier lieu à la thématique du désir [16]. Ce flux

hylétique, pensé comme matière et mouvement (cela même que Deleuze explorera dans seslivres sur le Cinéma) est le plan d’immanence que les agencements divers différencient.Deleuze ajoute donc à l’anatomie politique de Foucault l’accent bergsonien d’une création,d’un différenciation vitale. L’histoire des cultures peut alors considérer des modalités trèsdiverses d’agencements, les uns phylogénétiques, traçant une ligne de longue durée entre la« marmite » et le « moteur » (combustion), les autres, ontogénétiques, traduisant les vitesses dediffusion très variées d’un individu technique passant d’un agencement à l’autre, souvent enchangeant de nature, par exemple le fer à cheval, qui se répand lentement dans les agencementsagricoles, ou la différence entre l’épée de fer, issue du poignard, et le sabre d’acier, issu ducouteau[17].

Cette articulation du social et du technique est d’une grande importance pour la philosophiede l’art ; Deleuze ne produit pas l’analyse d’un agencement artistique déterminé, de type« tableau de chevalet ». Il travaille soit sur des séries plus générales : ainsi, avec Guattari,

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l’agencement « nomade », « armes et bijoux » par opposition à l’agencement sédentaire« signes et outils »[18], soit sur des séries plus spécifiques, comme l’analyse de l’œuvre deBacon. Dans Le  Pli, il esquisse l’agencement baroque et le caractérise par son trait(d’expression) : le pli qui va à l’infini. Mais il détaille le cadre théorique de l’argumentation,s’il ne descend pas lui-même dans son effectuation historique et technique (par exemple, une

histoire technologique du cinéma, ou une analyse précise des conditions historiquesd’effectuation de la nature morte en Flandres). Certes, Francastel montrait la solidarité entreforme technique et mode idéationnel dans la création d’un espace avec l’exemple du cubevisuel de la perspective renaissante[19] Mais il maintenait une relative séparation entre lesconditions de production et les expressions de l’art. Deleuze trouve dans l’analyse del’architecture chez Foucault les conditions d’une articulation plus décisive, qui ne fait plusapparaître l’art comme l’expression dérivée du corps social. Les énoncés sont inséparables de« régimes » et les visibilités de « machines »[20], non que toute machine soit « optique », maistoute machine est une production phénoménale d’actions et de passions – comme nousl’observions pour la théorie de l’effet que Deleuze élaborait avec Bachelard. L’art est doncindissociable d’une théorie de la production sociale. Foucault ouvrait la voie avec l’analyse desMénines et de Don Quichotte dans Les Mots et les choses, mais son analyse de l’architecturedans Surveiller et punir apporte un élément nouveau. La prison n’est pas seulement une« figure de pierre », elle se définit par un agencement visuel (surveillance) et un milieulumineux (rendre le prisonnier asymétriquement visible, de sorte qu’il soit entièrement visible,sans lui-même pouvoir voir) qui caractérise la machine abstraite du panoptisme : lessurveillants voient sans être vus, les détenus sont visibles sans voir [21]. Les matériaux sontagencés pour répondre à des impératifs sociaux qui s’expriment directement dans les textures,de sorte qu’il ne s’agit pas d’imposer une forme à une matière, mais d’agencer des matièresd’expression qui prennent consistance dans cet agencement déterminé.

« Si les architectures, par exemple, sont des visibilités, des lieux de visibilités, c’est parcequ’elles ne sont pas seulement des figures de pierre, c’est-à-dire des agencements de choses etdes combinaisons de qualités, mais d’abord des formes de lumière qui distribuent le clair etl’obscur, l’opaque et le transparent, le vu et le non-vu »[22].

Or ces formes de lumières sont créatrices en elles-mêmes. L’architecture est le premier desarts, et indique la corrélation entre l’art, la technique et la vie : l’art remplit d’abord la fonction

 pragmatique d’une habitation expressive, d’une territorialisation : c’est la « ritournelle »[23].Avec la machine sociale, le dispositif sociopolitique, l’agencement des techniques et desmodes de réception, des usages et des savoirs devient pièce intégrante de l’esthétique chezDeleuze. Deux conséquences en résultent : le vitalisme, qui pense l’agencement dans lacontinuité d’une habitation, place l’art en continuité avec l’éthologie animale, la déterminationde l’agencement lui-même comme créateur, invention sociale et technique, produisant deshumanités multiples, nullement réductibles à une suite chronologique, ni à un développement.Dorénavant, Deleuze ne se privera plus des ressources du milieu sociohistorique et tiendratoujours compte de la corrélation entre production artistique et agencement machinique pour théoriser la création, comme nous le vérifierons avec l’analyse du Baroque.

[1] F, 43.[2] DELEUZE et GUATTARI, MP, 115, DELEUZE, F, 46.[3] DELEUZE, SPE, F, 44.[4] F, 45 n. 24, où Deleuze rapproche de Bergson la manière dont Foucault considère les rapports de pouvoircomme des« conditions internes de différenciation », (FOUCAULT,Volonté de savoir, p. 124 ).

[5] F, 42.[6] F, 47.[7] F, 47 et FOUCAULT, Surveiller et punir, p. 32.

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[8] L’igname et le riz renvoient aux très belles analyses de Haudricourt, dont Deleuze et Guattari se servent dans Rhizome (voir André-Georges HAUDRICOURT, « Domestication des animaux, culture des plantes et traitementd’autrui », in L’Homme. Revue française d’anthropologie, t. II, n° 1, janvier-avril 1962, p. 40-50 et « Nature etculture dans la civilisation de l’igname : l’origine des clones et des clans », in L’Homme. Revue françaised’anthropologie, t. IV, n° 1 janvier-avril 1964, p. 93-104) ; MP, 28.[9] F, 45.

[10] F, 49.[11] F, 46.[12] F, 47.[13] De même que les forces de la vie entrent en contact avec le carbone, l’âge du contrôle est en rapport avecles forces du silicium, DELEUZE, PP, 125.[14] FOUCAULT, Surveiller et punir , p. 33.[15] DELEUZE et GUATTARI, MP, 506.[16] Encore que tout agencement comporte une phase « pathique », se caractérise par des affects déterminés.Dans l’analyse de Mille plateaux, l’agencement est pris à un niveau beaucoup plus collectif et « transhumain »,si l’on peut dire par référence au « transindividuel » de Simondon, tandis que les analyses de l’ Anti-Œdipepartent plutôt d’un plan infraindividuel, subhumain (par exemple, MP, 497 : « les agencements sont passionnels,ce sont des compositions de désir » au sens, bien sûr, d’un construit machiné – il n’empêche que l’analyse ne se

porte plus au plan du désir, mais à celui de l’agencement).[17] Toute cette analyse s’appuie sur la très belle analyse de LEROI-GOURHAN, Milieu et techniques, op. cit., etreprend à Simondon le concept d’une « essence technique », caractérisant telle « lignée technique » paropposition à telle autre, SIMONDON, Du mode d’existence des objets techniques, op. cit., p. 41. MP, 496 ; 506.[18] MP, 12e plateau.[19] Pierre FRANCASTEL, Peinture et société, naissance et destruction d’un espace plastique, de la Renaissance aucubisme, Lyon, 1951, Paris, Gallimard, 1965 ; La figure et le lieu, l’ordre visuel du Quattrocento, Paris,Gallimard, 1967.[20] DELEUZE, F, 65.[21] F, 40, et Foucault Surveiller et punir , III.[22] F, 64.[23] DELEUZE et GUATTARI, MP, 11e plateau, « De la ritournelle », et DELEUZE, Le pli. L’architecture est le premierdes arts non au sens hégélien d’un art « premier », l’art le plus primitif, le plus engagé dans la matière (artsymbolique) mais au sens où elle est l’exemple le plus clair de l’articulation du vital, du social, du technique etdes arts, et indique sans discussion la contribution des arts à l’ethos humain : l’art relève d’abord de l’habitation,et des ressources expressives qui produisent un territoire ; l’architecture pose la question de la consistance dumilieu d’expression.

 Machines et codes : les chaînes de Markov

La « machine » n’est réductible ni à un état, ni à un individu technique. Elle est agencementsocial et désigne donc la combinaison (agencement) d’éléments matériels. Le concept de« machine sociale » sert à réduire l’opposition entre mécanique et biologique à partir d’uneseule théorie du vital, articulée à un mode de production sociale où l’influence de Marx et duCapital est toujours présente. Même si l’on accorde que l’individu technique n’existe que dansson mode d’agencement social, cela ne rend pas compte de l’expression « machine désirante »,ni n’explique en quoi on peut, sans métaphore, appliquer le concept de machine à la capturedes forces. Il nous faut donc expliquer le fonctionnement de la machine, par coupure de flux etcodage.

 Nous avons vu que la machine désirante agit par coupures fragmentaires, mais n’est jamaiselle-même une unité close : de même qu’elle est toujours ouverte sur des flux, elle est toujours

machine de machine, thème leibnizien[1] qui conteste la séparation de l’organique et dumécanisme, au profit d’un vitalisme dynamique qui interdit que l’on oppose le mécanique au biologique. Les organismes, chez Leibniz, sont machines jusqu’au bout. De même, chez

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Deleuze et Guattari, il n’y a aucune antinomie entre flux et coupure, non dans la mesure où cesmodes s’équivaudraient, mais dans la mesure où ils restent affaire de perspective, de sorte quece qui coupe ici tel flux peut parfaitement apparaître là comme ce qui est coupé[2]. La machinecoupe et code, mais elle se présente elle-même comme flux pour une autre machine, nonforcément homogène à la première : ainsi, le régime schizophrène tranche sur les machines

œdipiennes et inversement, en fonction des rapports de forces qui les affectent. Différentsrégimes technologiques peuvent coexister : le flux n’est autre qu’une autre « machine », prisecomme matière de détermination et non comme élément de codage. La machine joue commecoupure par rapport à ce à quoi elle se connecte, et vaut comme flux elle-même lorsque c’estelle qui est prise dans un rapport de forces : machine et flux sont donc relatif à l’action decoupure et de codage : la machine est l’opération de codage qui met en forme un matériau, et lecodage, une capture de force qui transforme le matériau (quelconque) en le faisant entrer dansun agencement (quelconque). Et ce dispositif est valable à toutes les échelles, puisqu’il nequalifie pas des individus, mais des matières et des forces, et joue donc indifféremment pour tous les corps, cristal ou membrane, capitalisme mondial, rapport amoureux, guêpe et orchidée.

En quoi consiste alors l’action de la machine, cette coupure, ce codage, dès lors qu’on ne

 peut, comme Lacan, s’autoriser d’une articulation symbolique typiquement humaine ? Le codeest pensé comme une chaîne de Markov : c’est un « jargon », non un langage[3], une« capture » de code. S’il « revient à Lacan d’avoir découvert ce riche domaine d’un code del’inconscient »[4], il revient à Ruyer d’avoir montré la fécondité des analyses de Markov, qui

 permettent de penser le code comme un « jargon » statistique d’éléments par procédureitérative (automatique) et non comme un langage : c’est à Ruyer que Deleuze et Guattariempruntent – sans le citer – cet usage des chaînes markoviennes qui permettent, dans une pagedécisive de l’ Anti-Œdipe, de passer du symbolique signifiant de Lacan au comput statistiquevalant pour la vie comme pour la culture, et par là, de surmonter toute différence de natureentre vitalisme et mécanisme[5].

Markov, mathématicien russe, étudie les phénomènes aléatoires partiellement dépendantsqui caractérisent en particulier la structure des langues, et considère qu’on peut déterminer statistiquement les variables qui régissent l’emploi et la succession de ses entités sémantiques,syntaxiques ou phonologiques, et les appliquer dans une procédure artificielle (code) itérativeet simple qui permet de « pasticher automatiquement »[6] une langue. Markov en administre ladémonstration pour le latin. Or, un tel traitement statistique reste indépendant de toutesignification, mais reproduit pourtant les caractéristiques du français, par exemple, où q esttoujours suivi de u, h précédé de c dans 50% des cas, etc. Deuxièmement, ce jargon s’appliqueà toutes les entités linguistiques de la culture, langue, style, idiolecte (par l’étude statistique desmots-clés), en ne prenant en compte que les occurrences réelles et non leurs significations.Comme il traite les signes linguistiques sur un plan qui est celui de l’automation de

l’information, cela vaut pour tous les types de signaux, et s’applique aussi bien au domaine duvivant. Ruyer forge l’expression de « jargons biologiques » pour indiquer l’« enchaînementsemi-fortuit de thèmes »[7] évoqués « sans plan d’ensemble, selon l’appel de la phrase

 précédente »[8], par itération non signifiante, pour déterminer des enchaînements(morphogénétiques ou comportementaux), qui ne répondent pas à l’unité d’une forme sedéveloppant selon un thème global. Ruyer utilise les chaînons markoviens pour théoriser unmode de « formation ouverte », aléatoire et itérative par opposition au développement« thématique », et cela, à tous les niveaux de la forme. La formation ouverte, markovienne

 permet de comprendre une foule de phénomène, depuis les « claviers markoviens » descultures, les aléas historiques, jusqu’aux mutations biologiques, et Ruyer ne manque pas designaler que le parasitisme, la symbiose et le commensalisme en sont les exemples les plus

frappants[9]. Les chaînons markoviens déterminent donc, chez Ruyer, le mode par lequel lesformes communiquent, sur un mode non final, mais non dépourvu d’ordre : c’est ainsi que

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l’animal se laisse prendre aux pastiches des stimuli-signaux qui l’intéressent, ce que leschasseurs savent bien. Son analyse s’intègre donc exactement dans la détermination de la« capture », et permet d’ouvrir le cas de la symbiose animale sur tous les phénomènes d’ordres.Sur trois points, l’utilisation de Markov par Ruyer s’avère décisive pour la théorie du codage etde la capture de code : d’abord, parce qu’elle offre une théorie de l’ordre ni continu, ni

déterminé ; ensuite, parce que l’enchaînement de signaux est indifférent à la significationcomme à l’homogénéité de ses éléments ; enfin, parce qu’elle contient une théorie du« pastiche ».

Le chaînon markovien transforme la chaîne signifiante lacanienne sur le plan de sonarticulation et de sa composition. Le codage du flux n’est pas symbolique, ni signifiant. Il nerépond à aucune règle linguistique, signifiante ou symbolique et pourtant, il n’est pasquelconque. Il s’apparente plutôt « au tirage d’un jeu de loto qui fait sortir tantôt un mot, tantôtun dessin, tantôt une chose ou un bout de chose, les uns ne dépendant des autres que par l’ordredes tirages »[10]. Il produit un ordre semi-aléatoire (tirage), que Deleuze interprète comme un« coup de dé »[11], un « mixte d’aléatoire et de dépendant »[12] qui permet de penser l’ordresans l’aligner sur une continuité, ni toutefois succomber au désordre. La chaîne de Markov sert

ainsi de modèle pour tous les problèmes qui concernent l’ordre à quelque échelle qu’on sesitue, matériel, biologique, culturel, historique[13] : c’est un modèle pour le devenir comme« émission de singularité ». Pour Deleuze, il s’agit de penser un mode d’enchaînement qui nes’aligne ni sur une succession causale ou finale, ni sur une structure ou Idée : Markov fournit leconcept d’un tel « enchaînement », distingué de l’absence d’ordre autant que de la continuité.

« Non pas que n’importe quoi s’enchaîne avec n’importe quoi. Il s’agit plutôt de tiragessuccessifs, dont chacun opère au hasard, mais dans les conditions extrinsèques déterminées par le tirage précédent […] comme dans une chaîne de Markov. […] Il n’y a donc pasenchaînement par continuité ni intériorisation, mais ré-enchaînement par-dessus les coupures etles discontinuités (mutation) »[14].

Avec Markov, Deleuze tient une dimension de l’ordre comme opération aléatoire, par  jonction discontinues, comportant des coupures, mais aussi des portions déterminées. La naturede l’ordre, chez Deleuze est donc semi-aléatoire. De plus, les éléments ainsi reliés reçoiventdeux déterminations essentielles : ils ne sont ni signifiants, ni homogènes. Autrement dit, ilssont asignifiants et hétérogènes. Ce qui est ainsi lié par une portion d’ordre, ce sont des« stocks mobiles » d’information qui s’ajustent dans un « système d’aiguillages et de tirage ausort », une écriture non discursive mais « transcursive » écrivent Deleuze et Guattari,retrouvant la transduction simondienne, pour indiquer un procès « à même le réel ». Le jargonmarkovien permet donc l’articulation de signes hétérogènes, valant uniquement par leur placedans le code. Mais contrairement aux séries structurales que Deleuze considérait dans  Logique

du sens, leur composition est hétérogène : un mot a la même valeur qu’un dessin ou une chose.D’une part, les signes articulés sont « de nature quelconque », d’autre part, « le code ressemblemoins à un langage qu’à un jargon », à « une formation ouverte » – c’est une reprise textuellede Ruyer [15]. On peut bien parler de « chaînes signifiantes » comme le fait Lacan[16], àcondition de préciser qu’elles sont signifiantes parce qu’elles sont faites de signes, mais lessignes eux-mêmes ne sont pas signifiants. C’est là la détermination essentielle d’une théorie dusigne non inféodée à la sphère linguistique. Le codage inconscient, machinal débouche doncsur une sémiotique asignifiante, qui permet de penser l’articulation d’un ordre pluriel etdiscontinu.

« Le code ressemble moins à un langage qu’à un jargon, formation ouverte et polyvoque.Les signes y sont de nature quelconque […]. Aucune chaîne n’est homogène, mais ressemble àun défilé de lettre d’alphabets différents […]. Chaque chaîne capture des fragments d’autres

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chaînes dont elle tire une plus-value, comme le code de l’orchidée “tire” la figure deguêpe »[17].

Le « code » markovien (Guattari), le « jargon » markovien (Ruyer) est « à mi-chemin entreordre et désordre »[18] : nous retrouvons ici la théorie du fragment transversal qui permet

d’exposer la théorie de la production machinale sur un mode mieux déterminé La machine estcette unité de fonctionnement qui code, mais aussi détache, prélève d’autres fragments decodes, et cela, sur le plan organique (code génétique) autant que sur le plan neurologique ousocial[19].

« On a pu insister [allusion à Ruyer] sur un caractère commun des cultures humaines et

des espèces vivantes, comme “chaînes de Markoff” [ sic] (phénomènes aléatoires partiellement

dépendants). Car, dans le code génétique comme dans les codes sociaux, ce qu’on appelle

chaîne signifiante est un jargon plus qu’un langage, fait d’éléments non-signifiants qui ne

 prennent un sens ou un effet de signification que dans les grands ensembles qu’ils forment par 

tirage enchaîné, dépendance partielle et superposition de relais »[20].

[1]

LEIBNIZ, Monadologie, § 64. [2] AO, 43-44 ; cette analyse leibnizienne prend également appui sur la profonde analyse de la machine quepropose Samuel BUTLER, Erewhon (1872), tr. fr. Valéry Larbaud, Paris, Gallimard, 1920, rééd. coll.« L’imaginaire », 1981, chap. XXIII-XXV, voir « Appendice. Bilan-programme pour machines désirantes » (1973).[3] AO, 46-47. Ruyer, non cité dans cette page, est sous-jacent à l’analyse. C’est Ruyer qui attire l’attention surla fécondité des chaînes markoviennes pour les théories de la culture mais aussi pour les théories de l’évolution

des formes vivantes : il les utilise dans le cadre d’un vitalisme culturel. Voir à cet égard le chapitre essentiel deRUYER, La genèse des formes vivantes, Paris, Flammarion, 1958, chap. VIII, « Formations ouvertes et jargonsmarkoviens ». Si Ruyer n’est pas cité dans cette page décisive, l’argumentation de La genèse des formes vivant esest résumée (AO, 340) ; et surtout, AO, 344, n. 11, où Ruyer est bien cité : « Sur les chaînes markoviennes etleur application aux espèces vivantes comme aux formations culturelles, cf. Raymond RUYER, La genèse des formes vivantes, chap. VIII. Les phénomènes de plus-value de code s’expliquent bien dans cette perspectived’“enchaînements semi-fortuits” ». Ruyer fait à plusieurs reprises le rapprochement avec le langageschizophrénique », et nous le constaterons, sa théorie du jargon importe pour la théorie du bégaiement créateur etde la littérature comme langue mineure. Il va de soi qu’un tel « jargon » convient à la désorganisation syntaxiqueque nous avons déjà rencontrée chez Artaud. Deleuze tient là une entrée pour élaborer le type de transformationsqu’entraîne ce style de télescopage, ce « brouillage de code » qui caractérise les textes d’Artaud, mais aussi lestextes en jargon que Michaux et Réquichot pratiquent. Cela précise la théorie des mots-valises que Deleuzeélaborait dans la comparaison entre Carroll et Artaud. (Sur le brouillage de code, DELEUZE, « Pensée nomade »,art. cit., ID, 352 ; sur Bernard RÉQUICHOT, 1929-1961, peintre étonnant et méconnu, auteur de poèmes en jargonproches d’Artaud et de Michaud, voir BARTHES, BILLOT et PACQUEMENT, Bernard Réchichot , Bruxelles, LaConnaissance, 1973).[4] AO, 46.[5] AO, 46, MP, 405.[6] RUYER, La genèse des formes vivantes, op. cit. , p. 171.[7] Le « thématisme » est un concept typique de Ruyer, qui indique une puissance formatrice propre au vivant, etmême à vrai dire, propre à la forme. Cette puissance est irréductible au mécanisme structural, comme aufinalisme. Ruyer, s’inspirant de Uexküll et de Bergson, compare cette formation en « survol », anticipant enquelque sorte son propre développement, à un thème musical. Il retrouve ainsi le rapport bergsonien entre duréeet mélodie, et les développements de UEXKÜLL, Mondes animaux et monde humain (Berlin, 1921), op. cit..Uexküll insistait sur « la grande fécondité de l’analogie musicale sur le plan biologique » (p. 150), en

considérant que « la mélodie du développement obéit à une partition », (p. 11) et qu’il appartient à l’éthologie derestituer « la partition de la nature ». Avec des accents bergsonien, Uexküll précisait : « La substance corporelle

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peut être coupée au couteau, non la mélodie », p. 156. C’est à lui que Ruyer emprunte son concept de« thématisme », un « verticalisme » qui s’oppose aux liaisons causales horizontales, et qui lui permet de dégagerune protosubjectivité au niveau de la forme réelle, irréductible à son fonctionnement, développant sa mélodie,concept important pour Deleuze, qu’il élabore particulièrement dans Le Pli et Qu’est-ce que la philosophie ?.Pour Ruyer, la forme, dans tous les domaines, est le produit d’une activité dotée d’un rythme propre ( La genèsedes formes vivantes, op. cit., p. 140). Avec son « thématisme », Ruyer s’exposait sur un double front : les

éthologues lui reprochent de faire des incursions dans leur discipline en philosophe esthéticien, incapable derigueur scientifique ; les philosophes, à l’inverse, son recours positiviste au vital sur un mode naïf et finalementmystique. Ainsi Haldane, éthologue qui défend pourtant l’idée d’une consistance propre aux comportementsanimaux qu’il rapproche des rituels humains, et tient pour irréductibles au simple mécanisme, estime que lethématisme reste une notion esthétique, non logique et lui reproche d’en parler « dans la langue de lamétaphysique » (voir ses objections après l’intervention de Ruyer « Finalité et instinct », au colloque de juin1954, [ L’instinct dans le comportement des animaux et de l’homme, Actes du colloque organisé par la fondationSinger-Polignac, Paris, Masson, 1956, pp. 745-783], p. 781 ; et sa réponse à l’article célèbre de Benveniste,[BENVENISTE, « Communication animale et langage humain », Diogène, n° 1, 1952] ; J. B. S. HALDANE, « Rituelhumain et communication animale », Diogène, n° 4, 1953, p. 77-93). Le vitalisme de Ruyer, pourtant proche deWhitehead que Jean Wahl admire et connaît bien, lui attire pourtant les foudres de ce dernier, qui clôt par cetteremarque bien sèche la conférence de Ruyer devant La société française de Philosophie : « J’avais compris que

le physique est difficile à admettre comme réalité, le psychologique est difficile à saisir, reste le vital. Je netrouve pas qu’on soit très avancé », RUYER, « Le psychologique et le vital », op. cit., p. 184.[8] RUYER, La genèse des formes vivantes, op. cit. , p. 173.[9] RUYER, La genèse des formes vivantes, op. cit. , p. 184.[10] AO, 368. LACAN, « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache », in Écrits, p. 658, cité in AO, p. 46, n. 33.[11] Cela renvoie à l’analyse de l’éternel retour, que Deleuze élaborait dans Nietzsche et la philosophie, et dont ilfait dans Différence et répétition la troisième synthèse achronologique, le coup de dé mallarméen répondant àl’éternel retour nietzschéen pour indiquer la fulguration achronologique et intensive des individuations (depensée et de vie). « Penser, c’est émettre un coup de dé », répète Deleuze (F, 93). Cette émission de singularités,répondant à un tirage semi-aléatoire, fait donc jouer dans un montage complexe le coup de dé mallarméen,l’éternel retour chez Nietzsche, le rapport entre Dieu et nature chez Whitehead dans la lecture qu’en donne JeanWahl (WAHL, Vers le concret, op. cit., p. 207), et le tirage semi-aléatoire chez Markov.[12] DELEUZE, F, 92.[13] Ainsi, le diagramme chez Foucault est compris à partir de la chaîne de Markov, et de cette formule deNietzsche : « la main de fer de la nécessité qui secoue le cornet du hasard » : il s’agit de penser le diagrammedans l’histoire, et d’articuler la nécessité historique à l’imprévisibilité du devenir : le diagramme n’est pashistorique, il relève du devenir (F, 91-92).[14] F, 92.[15] AO, 46 : « le jargon », la « formation ouverte » sont une reprise textuelle de Ruyer, non cité, en discoursindirect libre.[16] LACAN, « La lettre volée », et DELEUZE et GUATTARI, AO, 46.[17] DELEUZE et GUATTARI, AO, 46-47.[18] RUYER, La genèse des formes vivantes, op. cit. , p. 174.[19] Jacques MONOD, Le Hasard et la nécessité , Paris, Seuil, 1970.[20] AO, 343-344.

De la plus-value des codes

Le code markovien permet à Deleuze et Guattari d’échapper à la clôture du monde

symbolique humain, et d’avoir une entrée qui permette d’unifier la récente biologiemoléculaire et la découverte du code génétique avec les théories économiques et l’ordre de laculture en général, dans une variation assez libre, qui mêle l’économie politique, la science des

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codages de flux, et spécialement, la théorie de la plus-value marxienne, librement interprétéecomme « surplus », et « capture de code ». Opérant entre des chaînons hétérogènes, il introduitun ordre semi-aléatoire à travers des régions disparates, que nous allons bientôt décrire commedifférentes strates, du matériel, du vital et du culturel. Le code sert à penser les phénomènesd’ordre dans le domaine physico-chimique, chimico-biologique, et neuro-biologique, de sorte

que le culturel n’apparaisse plus comme un domaine scindé, mais relève pleinement du vital,conformément au projet constant de la philosophie deleuzienne. Comme détermination d’unenchaînement ni déterminé, ni fortuit, il entre dans la constitution du concept de rhizome en1976, comme dans celui de l’agencement en 1980. Car le rhizome, comme logique desmultiplicités réelles, possède comme première caractéristique deux principes connexes (au

 pluriel) : « 1° et 2° Principes de connexion et d’hétérogénéité ». Il y a connexion, liaisonunifiante, mais cette connexion est immédiatement pluralisée par le deuxième principed’hétérogénéité. L’hétérogénéité concerne à la fois les modes d’encodages et les élémentssémiotiques reliés. Comme articulation de signaux différenciés, il implique une sémiotiquemultidimensionnelle qui entraîne l’abandon du primat de la linguistique, puisqu’on ne peut

 plus « établir de coupure radicale entre les régimes de signes et leurs objets » [1], comme on l’a

vu pour les chaînons de Markov. Dans cette perspective, l’inconscient n’est plus qu’un caslocal. Ce qui est conquis avec la deuxième synthèse d’inscription, c’est une théorie du codeémancipée du structuralisme et du signifiant. Nous tenons là le support théorique de ladéfinition du rhizome, qui se caractérise par la connexion de « chaînons sémiotiques de toutenature ». Ils sont bien sémiotiques, ont valeurs de signes, mais n’appartiennent pas à un ordreunitaire des significations : la pluralité des régimes de signes en découle, comme la connexiontransversale entre signes et états de chose, entre énoncés discursifs et non discursifs.

« Dans un rhizome, au contraire, chaque trait ne renvoie pas nécessairement à un traitlinguistique : des chaînons sémiotiques de toute nature y sont connectés à des modesd’encodage très divers, chaînons biologiques, politiques, économiques, etc., mettant en jeu nonseulement des régimes de signes différents, mais aussi des statuts d’états de chose »[2].

Pour analyser plus avant le rhizome, et mieux déterminer le codage, il faut maintenantconsidérer les différents types de mouvements qui les affectent : le « code » se modalise enopérations de « codage », « décodage », « surcodage », qui impliquent la définition de la lignede fuite, et celle des mouvements qui affectent les territoires, déterritorialisation,reterritorialisation.

La théorie du codage asignifiant, moléculaire permet d’assurer la communication du vitalau social. C’est uniquement quand on conçoit la machine comme un objet individué, unartefact global et séparé, qu’on lui confère une unité structurale, qu’on scinde le monde duvivant et le monde social de l’artefact technique. Doter la machine d’une telle unité structuraleimplique en retour qu’on prête à l’organisme une unité biologique. Mais avec la notion demachine sociale, la technique est non seulement élargie vers le social, mais elle s’étend aux

 procédés de la vie (codage). La technique est deux fois poreuse : aux agencements sociaux quila diffusent dans le corps social, aux codages et flux vitaux, qui la rendent indiscernable desmécanismes vitaux[3]. Ce qui permet d’étendre le machinique au social réclame qu’onl’élargisse en même temps au vital, à l’engineering moléculaire. L’expression est empruntée àJacques Monod[4]. Une protéine allostérique doit être considérée comme un produit spécialiséd’engineering moléculaire, permettant à une interaction de s’établir entre des corps dépourvusd’affinité chimique et ainsi d’asservir une réaction quelconque comprenant « l’intervention decomposés chimiquement étrangers et indifférents à cette réaction » : ainsi, pour le biologiste, le

domaine du « hasard », de l’inorganisation réelle s’asservit de « grandes configurations » quireproduisent par tirage enchaîné de grands ensembles. De sorte que Monod peut parler d’un

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« cybernétique microscopique » et considérer les synthèses biochimiques comme opérant sur des signaux chimiques quelconques, avec une indifférence au substrat, mais de telle manièreque les premiers choix aléatoires contraignent le reste du déroulement du processus, ce queDeleuze et Guattari rapprochent des chaînes de Markov. C’est donc le vitalisme qui estmachinal. Mais réciproquement, le monde de la technique ne peut être considéré comme un

domaine humain clos, un « empire dans un empire », une poche culturelle dans la nature, quelorsqu’on fait abstraction de l’historicité, de l’existence réelle des machines techniques.Deleuze et Guattari ont ici recours à une nouvelle version de la capture, qui ne vient plus deProust, mais de Samuel Butler. L’opposition du vitalisme naturel et du mécanisme culturel nevaut, indique Butler dans Le livre des machines, que tant qu’on n’a pas posé la question de lareproduction de la machine, qui fait éclater la thèse abstraite de son unité structurale. Lamachine n’existe pas toute seule. Elle suppose bien un agent externe qui la fabrique,l’entretient, la répare. Butler se sert alors de la symbiose du trèfle rouge et du bourdon pour montrer l’indistinction réelle du mécanique et du vital.

« Y a-t-il quelqu’un qui ose prétendre, demande Butler, que le trèfle rouge n’a pas de

système de reproduction parce que le bourdon, et le bourdon seul, doit servir d’entremetteur  pour qu’il puisse se reproduire ? […] Ce qui nous trompe, c’est que nous considérons toutemachine compliquée comme un objet unique. En réalité, c’est une cité ou une société […] » [5].

Or l’agent reproducteur extérieur, c’est l’homme, et la lignée technologique, le phylum

machinique, doit être comprise sur fond d’un vitalisme machinal[6] et d’un engineering moléculaire. Le trèfle rouge et le bourdon, l’orchidée et la guêpe mâle qu’elle attire, ellel’intercepte en « portant sur sa fleur l’image et l’odeur de la guêpe femelle » : or, cettesymbiose mimétique ne peut être expliquée en termes de ressemblance, qui supposeraitl’intervention d’une finalité extérieure, mais doit être comprise comme une « capture decode », procédant par fragment, une partie de l’orchidée intégrant dans son système un

fragment du code de la guêpe, « captant dans son propre code un fragment de code d’une autremachine »[7], ce qui est la définition du « phénomène de plus-value de code »[8]. Les chaînesde Markov fournissent avec leur détermination du pastiche – le fait que tel code puisse êtreidentifié facilement, comme on « reconnaît » le français, ou comme le canard se laisse prendreau leurre – un support important pour la théorie du devenir qui supplante dans Mille plateaux lathéorie de l’imitation. C’est pourquoi l’exemple qui vient sous la plume de Deleuze et deGuattari pour expliquer le codage moléculaire est celui de la « capture », par laquelle le codegénétique de l’orchidée « tire » le motif de la guêpe. C’est la définition de la capture commedouble-devenir, qui s’applique ici pour penser, non une identité de l’homme et de la machine,mais un « agencement », un double-devenir qui transforme la matière domestiquée autantqu’elle a contribué à transformer les espèces animales et végétales entrées dans l’agencementhumain (domestication néolithique, agriculture et élevage).

« À ce point de dispersion des deux thèses [vitaliste et mécaniste], il devient indifférent dedire que les machines sont des organes, ou les organes, des machines. Les deux définitionss’équivalent : l’homme comme “animal-vertébro-machiné”[9], ou comme “parasite aphidiendes machines”. […] Une fois défaite l’unité structurale de la machine, une fois déposée l’unité

 personnelle et spécifique du vivant, un lien direct apparaît entre la machine et le désir, […] lamachine est désirante et le désir, machiné »[10].

La machine n’est donc pas le prolongement de l’outil, elle est machine organique etsociale. Il existe sans doute pourtant une différence entre virus[11], organisation biologique,sociétés différentes, axiomatique économique, mais tous ces phénomènes peuvent êtreconsidérés comme codages de flux et machines désirantes.

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[1] DELEUZE et GUATTARI, MP, 13.[2] MP, 13.[3] Ici aussi, l’influence de Leroi-Gourhan est importante : ses thèses sont discutées à deux reprises dans Mille plateaux : d’une part dans la Généalogie de la morale, quand il s’agit d’articuler le technique au biologique,d’autre part dans le Traité de nomadologie, quand il s’agit de dégager le phylum machinique d’une lignéebiologique évolutive.

[4] AO, 343. Jacques MONOD, Le hasard et la nécessité , Paris, Seuil, 1970, p. 91. Voir Keith Ansell PEARSON (éd.), Deleuze and Philosophy. The Difference Engineer , Londres/New-York, Routledge, 1997. Surl’engineering, voir aussi MP, 405.[5] BUTLER, Erewhon, (1872), op. cit., « Le livre des machines », chap. XXIV et XV, p. 250-251.[6] DELEUZE et GUATTARI, AO, 338-339.[7] AO, 339.[8] AO, 339.[9] C’est une allusion à LEROI-GOURHAN, Le geste et la parole et sa conception biologique de la technique commeextranéation des organes moteurs, puis symboliques et neuroperceptifs des humains.[10] DELEUZE et GUATTARI, AO, 339.[11]Le virus a ceci de remarquable qu’il porte le seuil de la vie en dessous de la cellule, puisqu’il n’est rien deplus qu’un bout de code qui survit grâce à la faculté parasitaire de dupliquer son code dans d’autres chaînes

chromosomiques, sans être capable de se reproduire lui-même. Ruyer insiste sur la découverte par Stanley, desvirus cristallisables, qui montrent « que la continuité est parfaite entre chimie et vivant », ce que Ruyer interprètecomme un triomphe de la biologie, non du matérialisme. (Voir RUYER, « La conscience et la vie », in Être et  penser, Cahiers de philosophie n° 32, juillet 1951, Neuchâtel, Éditions de la Braconnière, 1951, p. 37-57, ici, p.56).