EmmaL’

d’

anniversaire

« Aujourd’hui, j’ai neuf ans !» , dit Emma, non sans fi erté. Grand-père lui précisa que c’était le dernier chiffre rencontré de sa première décennie.

« La première décennie ? C’est quoi ce mot ? - Quand tu comptes de zéro à neuf, cela fait une décennie... - ... donc, comme j’ai neuf ans, c’est bien le dernier chiffre de ma première décennie. » Emma qui avait la répartie vive ajouta :« Très exactement c’est le premier neuf de mon exis-tence, et je comprends qu’il y en aura d’autres ! »Grand-père siffl a d’admiration. « Maintenant », poursuivit grand père avec une certaine malice dans les yeux, « tu vas faire un petit exercice de mathématiques, puisque nous sommes dans les chiffres. »Emma savait que son Grand père ne parlait jamais au hasard. Elle ne sera pas déçue. Il avait une idée derrière la tête qui allait faire se rencontrer le hasard, les circonstances et les chiffres.

« Emma, puisque maintenant tu sais ce qu’est une décennie, sauras-tu répondre au petit problème sui-vant. Sachant que j’ai presque plus de soixante ans de plus que toi, pourrais-tu me dire combien de fois j’ai rencontré le chiffre 9 ? - J’avoue ne pas très bien comprendre, répliqua Emma. Que veux tu dire par rencontrer le chiffre 9 ? - par exemple, dans ta deuxième décennie, tu peux savoir quand le chiffre 9 reviendra pour ton pro-chain anniversaire. Réfl échis bien et compte un par un chacun de tes prochains anniversaires.»

Emma compta dans sa tête. Mais hésita et se de-manda si 10 était le premier chiffre de la deuxième décennie. Grand-père devina ce qui se passait dans le cerveau d’Emma, et aussitôt, il lui donna la ré-ponse qu’elle attendait. « Bien évidemment, à partir de 10, ma chère Emma, tu comptes la deuxième décennie. »

Emma sut alors tout de suite que le prochain anni-versaire où elle rencontrerait le chiffre 9 aurait lieu quand elle aura 19 ans.

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Aussitôt, elle s’ima-gina en jolie et belle jeune fi lle... Mais, très vite, elle revint à la réalité du petit problème. « 19, sera donc la deuxième fois où le chiffre 9 apparaîtra dans mes prochains anniversaires. » Emma avait, sans le savoir, remplacé « rencontré » par « apparaîtra » !

Elle triomphait. Il lui semblait que le petit exercice posé par Grand-père était à sa por-tée. « Grand-père, ne

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19... ?!

crois-tu pas que tu aurais pu poser ton problème autrement ? Je trouve que le mot « rencontré » que tu as employé ne me paraît pas très exact. - et quel mot tu aurais proposé, à ma place ? ».Plus elle réfl échissait, plus il lui semblait que, même si le mot n’était pas bien choisi, ce devait être plus diffi cile pour le changer. Ou alors, il aurait fallu trou-ver une phrase beaucoup plus longue. Elle fi t cependant cette remarque à Grand-père, qui d’ailleurs fut ravi de sa pertinence. « Grand-père est-ce qu’on rencontre des chiffres ? Les chiffres ne sont pas des personnes, ce ne sont même pas des choses. - pourtant, ils peuvent parler. - tu veux dire qu’on peut les faire parler. »

Grand-père sourit. Il pensa qu’Emma était sur la bonne voie. Et puis, Emma soupçonnait encore que Grand-père avait bien une solution, mais qu’il la réservait pour plus tard. D’autant que c’était un mot important et que son sens prendrait toute sa valeur quand le problème posé

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serait résolu. C’est ainsi que Grand-père expliqua patiemment que d’abord, il fallait s’occuper de compter très simplement. Emma joua le jeu. Elle reprit son calcul. Elle sentit un petit piège. Mais elle préféra reprendre comme elle avait commencé. A voix haute, elle reprit ainsi : « Toi Grand-père, tu me dis que tu as presque 60 ans de plus que moi. Donc, c’est facile, il suffi t d’al-ler jusqu’à 69 ! - En es-tu sûre ? N’oublie pas que je t’ai dit presque plus de soixante ans. - Ah oui ! Mais alors… je dois m’arrêter un peu avant. - Bien, et tu vas alors t’arrêter à quel chiffre ? - Je crois bien que ce sera...59. - Très bien, mais alors, tu n’es pas loin de trouver. » Emma poursuivit son petit calcul et compta les dé-cennies. Elle procéda, toujours à voix haute, et décennie après décennie. Grand-père savait que l’ordre pour Emma était différent selon qu’il s’appli-quait à ses affaires ou au calcul. La suite lui donna raison, car Emma procéda, comme on dit dans ces cas-là, par ordre.

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« Puisque ma deuxième décennie commencera l’an prochain, à partir de 10 ans, ce sera... 11, 12, 13... ce sera 19, bien sûr ! Puis, pour la troisième décennie, j’aurai 29 ans, et ce sera la troisième fois que je « rencontrerai » le chiffre 9. »

Au même moment, elle s’imagina vivant avec un mari et des enfants. Grand-père n’avait pas trop de mal à deviner ce qui pouvait se passer dans la tête d’Emma. ... Laquelle reprit son petit calcul. « Quatrième décennie et 39 ans, cinquième et 49 ans,... et.. et la si-xième à 59. - Voilà, j’ai trouvé ! Grand-père tu as « rencontré » six fois le chiffre 9 jusqu’à aujourd’hui. - Très bien, ma belle. L’exercice n’est pas tout à fait fi ni. Mainte-nant, on va accélérer la suite. Tu

as 9 ans et moi, ton grand-père j’ai vécu six décennies de plus que toi, enfi n j’ai rencontré six fois le chiffre 9. D’ailleurs, à la fi n de l’année, la septième fois sera accomplie, mais patience. »

Emma se dit qu’elle préférait da-vantage compter les ans que les décennies. Elle ne voyait pas quel plaisir Grand-père pouvait tirer d’une telle complication. Elle se promit de le lui demander plus tard.

« Maintenant, reprit Grand-père, tu vas faire ce petit calcul. Tu vas ajouter ta première décennie aux miennes. - 1+ 6 = 7...» Elle n’eut pas le temps de respirer que déjà Grand-père poursuivait : « Tu connais tes tables de multi-plication ? Alors, multiplie ton âge par le nombre de décennies.

- Oui, 9 fois 7... Fastoche ! Ça fait 63. - Ça ne te dit rien 63 ? »

Emma réfl échit un peu. Et fi nit par trouver que le chiffre devait être aussi l’âge de quelqu’un. « Je crois que c’est l’âge de Grand mère. - Parfait ! Et alors ? Rien ? » Emma revit à toute vitesse le petit jeu que son Grand-père avait proposé. Elle comprit assez vite que les chiffres avaient une curieuse manière de faire des cabrioles. Grand-père lui confi rma son intuition. Les chiffres peuvent parler. Ou plutôt, on peut s’arranger pour les faire parler. Mieux, on peut dire aussi qu’en les ajustant d’une certaine manière, on peut trouver des circons-tances qui correspondent à ce que nous vivons. A la fois comme si c’était un hasard et en même temps, complètement prévu et organisé d’avance. Emma écarquillait les yeux, semblait songeuse et deman-da, non sans malice : « Grand-père, tout ce que tu me dis, ou tout ce que tu veux me faire comprendre, c’est qu’il n’ y a pas de hasard. Ou bien que la réalité est quelque chose que l’on peut calculer.

- Oui, ma belle, très bien. Et fi gure-toi, que tu raisonnes comme un grand philosophe du dix-septième siècle. Un dé-nommé René Descartes. Il pensait que le monde se pré-sente comme un grand livre qu’il faut ouvrir et lire. Et pour bien le comprendre, le calcul, les mathématiques devaient être les meilleurs outils. - Hum... ton Descartes avait posé des colles comme ça pour dé-chiffrer le monde ? Ne crois-tu pas, Grand-père, que tu t’es dé-brouillé un peu pour cette histoire d’âge et de décennie ? - Ne me dis pas que j’ai triché ! - Peut être pas, mais tu as fait en sorte d’ajuster les chiffres avec cer-taines opérations pour les mettre en correspondance avec certains faits. On aurait pu le faire autre-ment, sans doute. - Oui, tu as compris. La vérité est

« René Descle monde seun grand livret lire. »

toujours quelque chose que l’on cherche mais, si on ne la trouve pas, on s’arrange parfois avec elle. - donc Grand-père, il y a La Vérité et des véri-tés ? - Voilà, tu as trouvé ! Et il est vrai que tu as 9 ans, que c’est bien ta première décennie, et que Grand-mère va avoir 63 ans alors que la sep-tième rencontre que je ferai moi-même avec le chiffre 9 aura lieu le 24 décembre prochain. Tout ceci est La Vérité mais c’est aussi autant de faits réels qui sont comme des petites vérités qui se juxtaposent les unes aux autres. - Et 9 fois 7 font 63, comme par hasard. Cela aurait pu tomber autrement, non ? - C’est à toi de voir si tu peux trouver d’autres chemins pour faire se « rencontrer » les chiffres et la vie des gens. D’ailleurs, c’est un peu ce que font les astrologues avec les signes du zo-diaque. - Mais alors, Grand-père, c’est toi qui as orga-nisé le hasard du petit calcul ? - Oui, parce que le hasard, que l’on nomme ainsi, revient à croire que ce qui arrive aurait pu arriver autrement. Or, le hasard n’est que

cartes pensait que e présente comme re qu’il faut ouvrir

la rencontre de plusieurs choses que l’on ne sait pas voir ou calculer. - La rencontre, encore une fois ! reprit Emma avec un certain agacement. - Bon, d’accord avec toi, il est temps de te dire le mot que j’aurais pu employer. Mais, là encore, ça risque de nous amener assez loin. - Grand-père tu dois me dire le mot, après on ver-ra…- C’est le mot « fréquence »... - Je le connais ce mot. Mais je ne vois pas très bien pour notre petit calcul.- La fréquence d’un chiffre correspond à la quantité de fois où il apparaît dans un nombre. Par exemple, il apparaît six fois pour 63 !- Oui, 9, 19, 29, 39, 49, 59…- Et puis cela peut être plus compliqué pour des nombres plus grands.- dis, Grand-père, ça sert à quoi ?- À faire des statistiques et des probabilités. Mais ces grands mots, tu ne les fréquenteras qu’à la fi n du lycée…- …avant mes dix neuf ans !- Oui, comme on s’y retrouve. Pas par hasard, d’ailleurs.

- Oui, ça je l’ai compris, puisque tu as tout préparé.- Enfi n presque…- Que veux-tu dire ? Presque…- Je ne savais pas exactement comment tu allais réagir, si tu allais me suivre ou non, bref jouer le jeu, comme on dit.- Grand-père, moi aussi, justement, j’ai un jeu à te proposer. Le jeu que je te propose consiste à imaginer ce qu’on serait devenu si on était né un autre jour et à un autre endroit, et pourquoi pas avec d’autres parents.- Tu ne crois pas si bien dire. Car, fi nalement, ton jeu se rapproche de ce qu’on vient de faire.- Encore du calcul ?- Non, mais entre le hasard, les circonstances, les probabilités...- Parce que tes philosophes ont encore des astuces à faire surgir entre ces mots ?- Pas des astuces. Les philosophes ne sont pas des petits malins, ni des sorciers ou des magiciens.- Dommage !- À chacun son métier. Donc, je te le dis ce nouveau mot que tu as cru bon de faire venir, sans le savoir, avec ton nouveau jeu.

- Grand-père, de grâce, ne me fais pas languir !- Ce mot, c’est la contingence.- Pas mal, ça sonne bien, mais tu m’en parleras une autre fois. Parce que j’ai le sentiment que la réponse demande un peu de temps.- Pas vraiment. Tu as la réponse dans l’énoncé de ton jeu. »

Emma se mit à réfl échir, elle entrevoyait une réponse, mais se ravisa et préféra ne rien dire. D’ailleurs, même si son Grand-père avait un certain talent pour lui raconter des histoires, qui, pour le coup, ne sont pas si extraordinaires que cela, comme on dit aussi bien souvent, elle lui dit gentiment qu’elle atten-drait ses dix ans pour en connaître la teneur.« Tes dix ans ou tes dix neuf ans ?- Même pas, peut être dans neuf jours ou dix.- ..ou quinze ! »

Emma se mit à rire. Grand-père aussi. Ils s’embras-sèrent. Et dans le creux de l’oreille, Grand-père glis-sa à sa petite fi lle, que la contingence avait déjà débarqué.Emma s’imaginait déjà en train de débarquer sur une l’ile de la contingence, sans trop savoir exacte-

ment si une véritable aventure pouvait alors se pro-duire.