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Anthropophagie culturelle et décolonisation du texte littéraire africain Author(s): Fernando Lambert Source: Canadian Journal of African Studies / Revue Canadienne des Études Africaines, Vol. 22, No. 2 (1988), pp. 291-300 Published by: Taylor & Francis, Ltd. on behalf of the Canadian Association of African Studies Stable URL: http://www.jstor.org/stable/485907 . Accessed: 12/06/2014 22:48 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Taylor & Francis, Ltd. and Canadian Association of African Studies are collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Canadian Journal of African Studies / Revue Canadienne des Études Africaines. http://www.jstor.org This content downloaded from 188.72.126.55 on Thu, 12 Jun 2014 22:48:29 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

Anthropophagie culturelle et décolonisation du texte littéraire africain

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Anthropophagie culturelle et décolonisation du texte littéraire africainAuthor(s): Fernando LambertSource: Canadian Journal of African Studies / Revue Canadienne des Études Africaines, Vol.22, No. 2 (1988), pp. 291-300Published by: Taylor & Francis, Ltd. on behalf of the Canadian Association of African StudiesStable URL: http://www.jstor.org/stable/485907 .

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Anthropophagie culturelle et d6colonisation du texte litt6raire africain

Fernando Lambert

Dans la perspective de la d6colonisation du texte litt6raire africain, je veux consid6rer ici deux temps de ce processus, soit l'africanisation du texte et I'appropriation de l'6criture romanesque. Mon propos se situe a un double niveau: d'abord, au niveau theorique, mais aussi au niveau de la pratique textuelle.

IL est n6cessaire de connaitre le modele theorique qui sert de cadre A la lecture du roman n6gro-africain que je veux pr6senter ici. Deux mod&les m'apparaissent 6clairants. En premier lieu, celui que propose Edouard Glis- sant (1981) d6crit la d6marche de l'6crivain antillais comme un trajet a trois temps: aller-d6tour-retour. Le point de d6part est bien entendu le lieu antil- lais. Le d6tour passe par le lieu de L'AUTRE. Le retour permet de se retrouver, de r6cup6rer un discours authentique et original. Le second modele est celui d'Oswald de Andrade: l'anthropophagie culturelle.

C'est ce second moddle qui sert de cadre a ma lecture. Au-dela du caractbre percutant, provocant meme de l'anthropophagie culturelle, c'est la dynamique de la vision, propos6e vers 1920, par l'6crivain br6silien Oswald de Andrade (I979), qui a retenu mon attention. Lilian Pestre de Almeida a fait connaitre ce texte qui est devenu une oeuvre de r6f6rence importante et qui fournit un cadre theorique int6grant le ph6nomene du m6tissage dans son ensemble. On sait que le Bresil est le pays par excellence de la rencontre des cultures. De plus, le Br6silien a invers6 la perspective: c'est le m6tropolitain de Lisbonne qui parle le portugais avec un accent. Le m6tis a donc d6vor6 l'autre.

On devine donc que la cat6gorie de base de l'anthropophagie culturelle est la d6voration et le phenomine est pr6sent aussi bien a la production qu'd la reception. Ce qui est dit pour le Br6sil peut etre appliqu6

' l'Afrique. On a

sans doute conclu trop vite que la rencontre des cultures se faisait unique- ment dans un rapport vertical, culture dominante / culture domin6e. Le modele d'Oswald de Andrade propose que ce rapport est 6galement horizon- tal et donc que le domin6 devore aussi le dominant.

Si l'on considere, dans cette perspective, la litterature negro-africaine de langue franqaise, on ne peut manquer d'identifier un processus de d6colonisation du texte qui se manifeste des les d6buts de cette production

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litteraire. Pour y parvenir, il suffit d'inverser le point de vue, d'adopter le point de vue africain. Le point de depart de l'Africain n'est pas la "tabula rasa" qui servait si bien l'entreprise coloniale. Les Africains poss6daient d6ji leur culture propre, leur vision du monde. Cela vaut 6galement pour les 6crivains africains. Ce n'est pas parce que ces derniers se sont mis a 6crire en

franqais qu'ils ont chang6 leur relation a la soci6t6, a toutes leurs valeurs culturelles, au monde. C'est done A partir de leur point de vue d'Africains qu'ils ont d6vor6 l'autre, i.e. le Blanc et les valeurs nouvelles que celui-ci leur apportait.

Ce processus de devoration est identifiable dans la production litteraire negro-africaine. Le premier degr6 de l'anthropophagie, dans cet ordre, se manifeste par le phenomine de la friction des textes. La rencontre se fait bien entendu entre deux pratiques du texte, le texte oral africain et le texte

franqais ecrit. Ces deux moddles de r6cit se retrouvent dans un rapport dynamique. Le texte litt6raire africain en langue frangaise qui est produit dans ces conditions particulieres, possede ainsi des caract6ristiques que les criteres de la critique europ6enne n'ont pas r6ussi i d6crire de faqon satis- faisante, parce que le modele europ6en n'est pas le seul mod le de r6f6rence.

Ces traits textuels sont presents dans la poesie. On pourrait les rep6rer, par exemple, dans la poesie de Leopold S6dar Senghor, en particulier au niveau du rythme, dans la syntaxe et surtout dans le fonctionnement des images. Toutefois, c'est le texte romanesque africain qui retient ici mon attention.

En effet, d&s la premiere production romanesque qui a constitu6 un cor- pus signifiant, les romans anti-coloniaux des ann6es I950-I960, le r6cit

n6gro-africain de langue franqaise porte les marques indiscutables de l'influence du r6cit oral traditionnel. C'est le Professeur Mohamadou Kane qui a, le premier, scrut6 attentivement ce rapport texte romanesque / recit oral et qui a d6gag6 les traits pertinents que ces romans devaient au modHle africain. Plusieurs de ces caract6ristiques sont celles memes du conte tradi- tionnel ou du r6cit initiatique: action simple, lin6aire, sans jeu notable sur le temps; action fortement centr6e sur un personnage principal; recit A trois temps, sur le moddle du recit initiatique: d6part-initiation-retour. Les tra- vaux du Professeur Kane, resitu6s dans la perspective de l'anthropophagie culturelle, prennent une dimension nouvelle et confirment, sans doute a l'insu de leur auteur, la th6orie d'Oswald de Andrade.

L'ensemble de la production romanesque peut etre soumis a cette lecture et, a tous les moments de l'histoire du roman negro-africain, l'on peut met- tre A jour la dynamique textuelle qui se revele, en fait, une decolonisation du texte litt6raire africain, si l'on adopte cette fois-ci le point de vue europ6en, d6colonisation constamment presente mais sous des formes differentes.

Pour les besoins de la demonstration, je retiens, parmi beaucoup d'autres,

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quelques romans dont le "projet de d6colonisation" ou "le projet anthropo- phagique," selon le point de vue, est particulierement manifeste. Ce choix n'est en aucune faqon pr6judiciable aux oeuvres dont je ne parlerai pas. IL permet tout simplement d'identifier quelques formes de ce projet.

En premier lieu, l'entreprise du romancier malien, Ahmadou Kourouma (1970), I'africanisation du recit. La recherche de l'auteur dans les Soleils des Independances est unique en son genre. Aucun roman ne pousse aussi loin l'intention d'africaniser le texte, I la fois par le langage et par les formes nar- ratives. Les effets insolites de l'6criture t6moignent de la reussite de l'entreprise.

Le premier trait de l'6criture des Soleils des Independances r6side dans le fait que ce n'est pas le franqais qui donne forme au discours du texte. C'est plut6t le modele malinke qui informe le langage du narrateur et celui des personnages. L'auteur s'est clairement expliqu6 sur la d6marche qu'il a adopt6e. Dans un premier temps, il a fait parler le franqais classique, le franqais appris A l'6cole, i son personnage Fama, un prince h6ritier d6possede de son tr6ne par la colonisation. Mais son personnage ne vivait pas. Kourouma l'a alors fait parler en malinke, puis il a traduit le plus fidelement possible en franqais, en violentant au besoin le franqais.

Les marques du malinke dans le roman de Kourouma vont du simple mot a la formule plus 6labor~e et percutante. Les r6sultats sont 6tonnants. Pour dire que quelqu'un est mort, le malinke emploie la forme "avoir fini" ou "ne pas soutenir un petit rhume." La premi&re phrase du roman se pr6sente ainsi: "Ily avait une semaine qu'avait fini dans la capitale Kone Ibrahima, de race malink6, ou disons-le en malink6: il n'avait pas soutenu un petit rhume" (Kourouma 1970, 7). Pour d6signer celui qui va de fundrailles en funerailles parce qu'il y trouve A chaque fois l'occasion d'un bon repas, on dit de ce parasite qu'il "travaille" (Kourouma 1970, 9) dans les obseques. L'effet est plus inattendu encore lorsque la structure de la phrase est soumise au modele syntaxique malinke: "Le molosse et sa d6hont~e faqon de s'asseoir" (Kourouma 1970, 7); ou forme plus audacieuse: "C'etaient les immenses d6ch6ance et honte, aussi grosses que la vieille panth&re surprise disputant des charognes aux hy&nes, que de connaitre Fama courir ainsi pour des fundrailles" (Kourouma 1970, Io); ou plus pittoresque : "Les deux plus viand6s et gras morceaux des Ind6pendances sont suirement le secr6tariat g6neral et la direction d'une coop6rative" (Kourouma 1970, 23).

Les exemples de ph6nomenes linguistiques de cette sorte et qui relkvent d'un premier niveau du langage, proliferent tout au long du r6cit. De plus, le projet d'africanisation est 6galement manifest6 par les emprunts multiples A la culture malinke et par l'utilisation des formes narratives propres a l'oralite. Ainsi, en plus des r6f6rences historiques et religieuses, Kourouma traduit la probl6matique de son personnage principal et celle de la societe

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africaine post-coloniale, en recourant au bestiaire africain: "Fama Doum-

bouya! Vrai Doumbouya, phre Doumbouya, mere Doumbouya, dernier et

legitime descendant des princes Doumbouya du Horodougou, totem panthere etait un 'vautour.' Un prince Doumbouya! Totem panthere faisait bande avec les hyenes. Ah! les soleils des Independances!" (Kourouma 1970, 9). La noble panth&re accepte de se retrouver au rang de la lache hyene qui se contente des morceaux laiss6s par les autres. Le r6cit fournit lui-meme le

decodage de la symbolique traditionnelle: "Batardise de bitardise!" Autres 616ments de transformation du recit, les formes narratives

decalqu6es de l'oralit6. D'abord, les proverbes malinke, tres nombreux dans le texte, et qui deviennent A l'occasion des modeles pour le romancier qui invente d'autres formules de type proverbial, donc A caractere g6n6ralisant comme le proverbe: "A renifler avec discr6tion le pet de l'effronte, il vous juge sans nez" (Kourouma 1970, 12); "A vouloir tout mener au galop, on enterre les vivants, et la rapidit6 de la langue nous jette dans de mauvais pas d'oii l'agilit6 des pieds ne peut nous tirer" (Kourouma i970, 20). On a rep6r6 dans les Soleils des Independances, plus de cent cinquante proverbes malinke.

Le roman inthgre 6galement des contes; d'une part, des contes relatant les

origines du groupe - on a meme droit a deux versions de l'origine d'un meme groupe, versions qui trahissent l'appartenance du conteur, tout comme dans la tradition orale - et aussi des contes de chasse. Ce modele traditionnel de r6cit donne au roman une vari6t6 de formes et de tons tout A fait inhabi- tuelle.

D'ailleurs, on ne trouvera nulle part ailleurs que chez Kourouma un tel soin et un aussi grand souci de faire africain en franqais. Faut-il regretter que l'auteur n'ait pas vraiment fait 6cole? Les Soleils des Independances explorent pourtant en profondeur la voie de l'africanisation de l'6criture en franqais.

Une autre forme que prend la d6colonisation du texte litteraire africain et qu'illustre une autre tranche du corpus, c'est la tentative d'appropriation de

l'ecriture romanesque que l'on remarque chez beaucoup d'ecrivains, i partir de 1975.

Effectivement, apres 1975, donc quinze ans apres les independances, quelque chose change de faqon tres nette, dans l'criture romanesque afri- caine. Le point tournant de ce changement est, a mon point de vue, Le be] immonde de Valentin Yves Mudimbe (1976) un roman A l'ecriture efficace dont on ne voit pas l'utilit6 de dire qu'il est africain. Ce n'est pas que les problkmes et certaines r6alit6s africaines soient 6vacu6s. Loin de 1A! Le r6cit de Mudimbe nous plonge en pleine rebellion au Zaire. C'est plut8t le jeu sur les pronoms qui occupe le premier plan. Le message n'est pas occult6. Mais la forme personnalise et subjectivise le v6cu de cette r6volte contre le

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pouvoir politique central. L'Africain y devient v6ritablement sujet romanesque. La recherche de l'6criture va beaucoup plus loin que le bien dire ou le bien 6crire. Il n'est plus suffisant de bien conter. II s'agit d'exister, d'etre, de vivre.

Ce qui change ce n'est donc pas la matibre romanesque, mais bien le rap- port A l'6criture romanesque et aussi le rapport a l'6criture en franqais. La langue franqaise demeure un h6ritage colonial, mais l'ecrivain africain qui, d&s la naissance de la litt6rature n6gro-africaine de langue franqaise, a montre une maitrise remarquable de ce qui 6tait pour lui une langue 6trangere, considere maintenant le franqais comme un des moyens de grande communication, comme un moyen aussi d'exprimer et de faire par- tager ce qu'il ressent, ce qu'il vit. D'une faqon certaine et a cause d'une pra- tique qui a maintenant le poids des ann6es, la langue franqaise lui est imposee, mais aussi il la choisit pour ecrire, pour cr6er. Il tente, en fait, de s'approprier I'6criture romanesque, d'en faire un moyen d'expression efficace qui arrive a le traduire avec tous ses d6sirs, toutes ses amours, tous ses problkmes, mais aussi avec toutes ses aspirations d'homme.

Dans la voie ouverte par Mudimbe, j'ai retenu deux romanciers, Henri Lophs et Sony Labou Tansi, dont les oeuvres sont d6cisives pour le roman africain et certainement repr6sentatives du roman contemporain. Lopes et Labou Tansi, deux compatriotes, l'ain6 et le jeune frere, tous deux du Congo-Brazza, repr6sentent cependant deux exp6riences d'6criture bien diff6rentes.

C'est surtout avec son Pleurer-Rire que Lophs (1982) t6moigne de sa ten- tative d'appropriation de l'6criture romanesque. Son roman montre, en effet, comment le temoin privilegie d'un coup d'Etat militaire devient 6crivain, en voulant raconter ce qu'il a pu voir de tres pres : le narrateur occupe le poste de maitre-d'h6tel du pr6sident. Avec Lophs, comme avec Labou Tansi d'ailleurs, c'est l'Afrique des Colonels qui fait son entree dans le roman afri- cain. Chez Lophs, une autre r6alit6 africaine, langagiere, s'inscrit dans l'6criture romanesque. Il s'agit, d'une part, de ce petit franqais parlk par le peuple et, d'autre part, du langage de caserne revu et piment6 par les anciens combattants africains dont fait partie l'ex-capitaine, l'ex-colonel, devenu le g6n6ral-President, le Tonton de tous, Bwakamabe Na Sakkad6. Ces deux types de langage qui ont beaucoup en commun, ne manquent pas d'effet: "- Les nigres-la, vraiment pas s6rieux. - La bouche, la bouche, c'est seulement pour la bouche et la parlation que nous 1, on est fort. - C'est qa meme mon frere, 6 Negre, il connait bien pour lui bouche-parole ..." (Lophs 1982, 36). Je passe sous silence le langage de caserne africanis6 dont le gen6ral-Pr6sident est le plus grand utilisateur avec ses "cons de vos mamans."

Sans doute ces langages color6s poss dent les pi ges du pittoresque, mais ils traduisent en meme temps une certaine realit6 socio-linguistique. Ce qui

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est plus important toutefois dans le Pleurer-Rire, c'est la naissance et la mise en place du texte qui juxtapose apparemment des textes d'ordres et de tons diff6rents. La narration du coup d'6tat puis de l'administration de Tonton alterne avec la narration des aventures amoureuses du maitre d'h6tel, avec des articles de journaux, avec des s6quences au palais, avec des lettres du camarade-directeur de cabinet de Tonton, avec la narration d'une tentative de renversement du r6gime du g6n6ral-Pr6sident, etc. Ii faut atten- dre la fin du roman pour voir tout basculer, se disposer en un r6cit au second degr6 dont l'auteur est le maitre d'h6tel devenu 6crivain: "Ici finit la relation d'un chapelet de reves et de cauchemars qui se sont succ6d6 A la cadence d'un feuilleton et dont je n'ai 6t6 debarrass6 qu'une fois le dernier mot 6crit" (Lopes 1982, 315).

Fait significatif, Lopes qui en est, en fait, a son quatrieme r6cit avec son Pleurer-Rire, enthousiasm6 par l'exp6rience d'6criture de ce dernier-n6, d6clarait peu avant la sortie du texte qu'il avait le sentiment d'avoir enfin 6crit son premier v6ritable roman. Ce n'est plus le r6cit lin6aire. La recher- che est beaucoup plus complexe. Visiblement, l'auteur est tres conscient que ce qui fait le roman, ce n'est pas l'histoire, au sens de Todorov, mais bien la forme. Le r6cit, qui se compose de divers types de textes, nous fait assister pr6cis6ment a la constitution, a la composition formelle du roman. Mais cette recherche formelle ne se prend pas outre mesure au s6rieux. L'auteur, dont on connait bien l'humour, laisse entendre clairement que la fiction qu'il nous offre a lire, fait un clin d'oeil complice ou d6nonciateur A une cer- taine r6alit6.

Sony Labou Tansi, quant a lui, appartient A la jeune g6n6ration d'6crivains africains. A la diff6rence de ses ainds, il n'a pas connu les affres de la N6gritude. Ecrivain prolifique - son oeuvre compte des poemes, plusieurs pieces de thedtre, cinq romans - Labou Tansi (1979, 1981, 1983, 1985, 1988) ne donne A aucun moment les signes d'une crise ou d'une recherche d'identit6. Il entre d'embl6e dans l'6criture, aussi bien po6tique, dramatique que romanesque d'ailleurs.

Si l'on veut d6finir sa d6marche d'6crivain, sa relation a l'6criture, on peut dire sans h6siter que ce jeune auteur, consid6r6 a juste titre comme l'6crivain le plus dou6 de sa g6n6ration, possede une conscience aigue de la fonction cr6atrice de l'6criture: "Si j'6cris, c'est que j'ai toujours eu confiance en cette merveille - scientifique ou m6taphysique, peu importe - capable de venir chambarder les donnees fondamentales." Et conscient de la force dont dispose l'ecrivain, il ajoute: "Je precise n'avoir pas la conviction que ce sera forc6ment au profit de l'homme (Tansi 1979b, 18).

Ce n'est pas son statut de negre qui le hante, mais bien sa condition d'homme: "Je suis le negre qui va loin sur la route des hommes. L'homme

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qui, malgr6 tout, dit tous les hommes. D6finissez-moi, d6clarait-il dans une interview a Edouard Maunick, comme ... la petite somme de tous les hommes. Mon 6criture vient tout simplement de cette somme et de la grosse honte que j'ai de macher les mots" (Tansi I980, 82). Chez Labou Tansi, c'est la dignit6 de l'homme qui est en cause et qui cherche partout ~ se mettre debout.

Ce qui caract6rise les romans, comme l'ensemble de l'oeuvre de Labou Tansi, c'est la maitrise magistrale de l'6criture, c'est l'extreme efficacit6 de cette 6criture, son pouvoir de transformation et de representation, sa capacit6 de faire vivre un monde. De faqon tout ~ fait caract6ristique et avec un succes incontestable, Sony Labou Tansi se meut A l'aise aussi bien dans la prospective qu'est la science-fiction que dans l'absurde. Il y parvient soit en articulant l'oeuvre autour d'un rapport nouveau, par exemple, temps et sang dans Conscience de tracteur, soit en cr6ant de nouveaux mythes, celui du "Guide providentiel," A la fois dans la Vie et demie et l'Etat honteux, mythes qui engendrent des r6seaux de motifs tout aussi coh6rents qu'insolites. L'6criture de Sony Labou Tansi drige en systhme la d6mesure, le non-sens, l'absurde. L'auteur place au centre de chaque oeuvre un noyau autour duquel tout s'organise.

Ainsi, dans la Vie et demie, deux mythes nouveaux sont en pr6sence, le mythe du "Guide providentiel" et celui du r6sistant Martial. Le nouveau maitre du pays a instaur6 une dictature. II a bien assimil6 la condition necessaire pour garder le pouvoir lorsqu'on l'a usurp6 et qu'on veut en tirer les meilleurs avantages: les femmes, les vins, l'argent: "Car, en fait, dans le syst me oiu nous sommes, si on n'est pas craint, on n'est rien" (Tansi 1979a: 34). Nous avons droit non seulement aux cruaut6s du Guide, mais aussi '

ses jouissances morbides et sanguinaires. Un homme se dresse devant le dic- tateur, c'est Martial que les mitraillettes, les r6volvers, les sabres ne r6ussissent pas

' abattre, parce que la r6sistance ne peut c6der devant la

tyrannie: "Je ne veux pas mourir cette mort" (Tansi 1979a, 44). La resistance a l'oppression est alors ritualis6e par le cannibalisme: le "Guide providen- tiel," dans son aveuglement, perp6tue Martial, en faisant manger sa chair a sa famille. Martial ne disparaitra plus jusqu'd ce que le Guide lui-meme ne soit bris6 et ne devienne victime de l'engrenage de violence qu'il a mis en place. C'est par sa fille Chaidana que Martial se prolonge et continue a hanter le palais pr6sidentiel, l'esprit du Guide et ' ameuter le pays entier. Le r6sistant s'est transform6 en oeil de la conscience nationale.

Le reseau de la resistance qui s'etablit a partir de Martial passe ainsi par le cannibalisme, par les "pistol6tographes" qui reproduisent A la peinture noire, i travers la capitale, le pays et jusque sur le front du "Guide," le mes- sage de Martial, enfin par la prostitution de Chai dana, digne fille de son

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pere, qui entraine dans son lit tous les dignitaires du r6gime afin de les

supprimer. Les valeurs etant invers6es et recharg6es positivement, nous nous trouvons dans l'absurde oiL tout devient possible.

C'est le meme proc6d6 de syst6matisation que nous retrouvons dans l'Etat honteux. L'anormal devient la norme et donne naissance A une

prolif6ration galopante. Le colonel Lopes devient Pr6sident; sa hernie

cong6nitale, le symbole de sa majest6; sa braguette ouverte, son emblkme. Tout ce qui touche de pros au Pr6sident et aux siens, prend valeur nationale: sa mere est Maman nationale; son excroissance est hernie nationale; meme l'arbitraire et la betise prennent 6galement une dimension nationale. La vio- lence et le sang conduisent a un psittacisme g6n6ral: "Oui, monsieur le Pr6sident.... Oui, monsieur le Pr6sident."

Mais la peur engendrant la peur, le cercle infernal se referme sur le Pr6sident qui voit des ennemis partout:

A l'poque, nous vimes de grands camions se diriger vers la cit6 du pouvoir. Nous pensions que c'&taient des armes amerindiennes, des munitions. Rien de tout cela. Car ce n'itaient que des pots de moutarde. I1 nous fallut du temps et de la science pour le d6couvrir: des pots de moutarde avec mon portrait dessus, fabriques par la famille personnelle de ma nouvelle belle-maman en Haute-

Savoie, parce qu'ils vont m'empoisonner si je me mets g bouffer n'importe quoi: il venait de prendre la decision de ma maman que je ne me nourrirai plus que de cette moutarde-ci, termine avec les plats de mon peuple, termine avec les boissons de vos mamans par lesquelles vous avez essay6 de m'avoir (Tansi I98I, 6I).

Le narrateur est lui-meme frappe de psittacisme. Son r6cit porte les

marques du regard et du discours du Pr6sident. L'illustration est signifiante de l'effet produit par l'6criture oil tout est contamind par le centre. Cet effet de coh6rence est doubl6 par la logique du systeme politique: Vauban, "avec sa braguette sans tete ni queue" (Tansi I98I, 155), prend le pouvoir. Le Pr6sident, oblig6 de fuir, revient avec des mercenaires, fait manger Vauban A ses invit6s europ6ens, remet le pouvoir aux civils: "Plus de p re de la nation, plus de marchands de mirages: vive la patrie! A bas les cons, A bas la con- nerie!" (Tansi 198I, 157). Tout se termine dans la folie du Pr6sident que l'on reconduit au village de "Maman-Folle-Nationale" (Tansi I98I, 157).

L'harmonie est donc complete entre l'6criture et l'imaginaire chez Sony Labou Tansi. La d6mesure et le d6bridement de la vision sont assum6s par l'6criture qui est en totale ad6quation avec le monde repr6sent6. Cette 6cri- ture est, en effet, A la mesure du projet d6fini par l'auteur dans l'avertissement qui ouvre la Vie et demie et qui convient a l'ensemble de l'oeuvre: "Moi qui vous parle de l'absurdit6 de l'absurde, moi qui inaugure

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l'absurdit6 du d6sespoir ... j'6cris pour qu'il fasse peur en moi" (Tansi 1979a, 9).

Heureusement, l'ecriture de Sony Labou Tansi porte en elle le principe de son propre 6quilibre: l'humour. Cet humour pr6sente comme possible sinon normal ce qui est inacceptable dans le quotidien. En poussant ainsi '

l'extreme, l'humour ne fait que mettre a jour, en quelque sorte, l'envers d'une certaine r6alit6. En fait, si l'imaginaire en oeuvre dans les 6crits de Sony Labou Tansi inquiete et fait peur, c'est que tout grossissement, toute caricature possede un envers oii l'homme peut se retrouver victime. Voila pourquoi l'humour bascule parfois, chez Sony Labou Tansi, dans une vision apocalyptique que son 6criture cr6e par sa force et son efficacit6. Humour et ecriture se revelent tous deux catharsis en vue du salut de l'homme.

Meme si le parcours qui est fait dans cet expos6 est rapide, il me permet d'ajouter une observation qui me parait fondamentale. Le roman d'Henri Lopes et ceux de Sony Labou Tansi introduisent un 616ment qui, sans etre tout a fait nouveau dans le roman negro-africain, devient systematique et omnipr6sent. Il s'agit de ce regard port6 sur soi-meme, regard critique mais jamais totalement mechant, qui a les traits principaux de l'humour.

Cette observation me renvoie au modele theorique de l'anthropophagie culturelle pour proposer un r6am6nagement de ce cadre theorique. La derni&re phase de la production romanesque africaine ne r6vble pas tant la d6voration de l'autre, mais bien l'auto-d6voration. Le cannibalisme est pr6sent de fagon explicite dans la Vie et demie, mais il ne s'agit pas unique- ment de la d6voration charnelle.

Il est clair que cette 6criture romanesque, meme si elle se fait en franqais, ne peut tre enferm6e dans la dialectique de l'anthropophagie culturelle. Tania Franco Carvalhal a propos6 l'introduction d'une nouvelle cat6gorie, la parodie, dans le moddle d'Oswald de Andrade ou dans son prolongement. Et dans le cas qui m'intdresse ici, le roman africain contemporain, il s'agit en fait d'auto-parodie, de sorte que le modile de l'anthropophagie culturelle bascule et I'on se retrouve A l'interieur du systhme africain. Cette auto- parodie, lorsqu'elle adopte syst6matiquement le regard amus6, prend tous les airs de l'humour. Le romancier africain contemporain exerce donc de plus en plus volontiers la facult6 de se regarder lui-meme, de se juger, d'am6nager son propre avenir.

Si l'on revient a un point de vue occidental, on peut voir 1a un signe de la d6colonisation du texte litteraire africain. En tout cas, il n'apparait pas auda- cieux de conclure que cette decolonisation est serieusement engag6e.

Bibliographie Andrade, Oswald de. 1979. Manifeste anthropophage dans "Le modernisme

bresilien." Europe, mars 1970: 43-49.

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Page 11: Anthropophagie culturelle et décolonisation du texte littéraire africain

300 CJAS / RCEA XXII:2 1988

Glissant, Edouard. 1981. Le discours antillais. Paris: Editions du Seuil. Kourouma, Ahmadou. 1970. Les Soleils des Independances. Paris: Editions du Seuil. Lopes, Henri. 1982. Pleurer-Rire. Paris: Presence Africaine. Mudimbe, Valentin Yves, 1976. Le bel immonde. Paris: Pr6sence Africaine. Tansi, Sony Labou. 1979a. Vie et demie. Paris: Editions du Seuil. - . 1980. Interview a Edouard Maunick dans Demain l'Afrique 40: 82.

. 1981. Etat honteux. Paris: Editions du Seuil. - 1983. L'anti-peuple. Paris: Editions du Seuil. . 1985. Les sept solitudes de Lorsa Lopez. Paris: Editions du Seuil. . 1988. Les yeux du volcan. Paris: Editions du Seuil.

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